1871 : LA DÉMOCRATIE DES COMMUNARDS | LUDIVINE BANTIGNY, ROGER MARTELLI

« Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle. Ses martyrs seront enclos dans le grand cœur de la classe ouvrière », écrivait Karl Marx. Pour l’anniversaire du début de la Commune de 1871, Le Vent Se Lève et la Fédération Francophone de Débat organisaient une journée de conférences. Découvrez la discussion entre Ludivine Bantigny et Roger Martelli autour de la démocratie et de la commune, enregistrée le 18 mars 2023 à l’ENS de Paris.

« C’est la révolution française qui a inventé l’idée du RIC » – Entretien avec Clara Egger

Le RIC était une revendication phare des gilets jaunes. © Olivier Ortelpa

Alors que la légitimité des représentants élus est particulièrement faible et que les pouvoirs sont fortement concentrés entre les mains du Président, la demande de démocratie directe se fait de plus en plus forte. Le mouvement des Gilets jaunes, expression d’un ras-le-bol envers les élites politiques et d’une exigence de rendre du pouvoir au peuple, a ainsi fait du référendum d’initiative citoyenne l’une de ses principales demandes. Pour mieux comprendre cet outil plébiscité, dont les subtilités ne sont pas forcément maîtrisées par tous, nous avons interrogé la politologue Clara Egger, candidate à l’élection présidentielle pour « Espoir RIC ». Bien qu’elle n’ait pas réussi à réunir les 500 signatures requises, sa détermination à mettre en place cet outil démocratique reste entière. Pour LVSL, elle présente le RIC et ses effets, répond aux clichés, revient sur la bataille politique et nous explique comment le mettre en place. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Pour débuter, pourriez-vous présenter brièvement le principe du RIC et les quatre versions qui existent ?

Clara Egger – L’idée est simple : dans une démocratie qui fonctionne, chaque citoyen doit avoir le droit d’écrire la loi. Le premier aspect, c’est l’initiative : chaque individu a le droit de proposer une loi. Ensuite vient le référendum : quand une proposition de loi atteint un certain nombre de soutiens, fixé par la loi, elle est soumise directement à référendum. Cela consiste à créer une nouvelle voie d’écriture de la loi, concurrente à celle du Parlement. En fait, seule une poignée de personnes a aujourd’hui la possibilité d’écrire les lois dans notre pays. Pour la loi ordinaire, c’est en gros le gouvernement, les députés et les sénateurs, soit un petit millier de personnes. Pour la loi constitutionnelle, c’est encore moins. L’idée du RIC est donc d’opérer une révolution démocratique et d’étendre ce droit à chaque citoyenne et citoyen. 

Entrons maintenant dans les détails. Le RIC « CARL » est une terminologie propre au mouvement des Gilets jaunes, qu’on ne retrouve pas dans d’autres pays, où on parle plutôt d’initiative citoyenne. Le « C » renvoie au RIC constitutionnel. C’est le plus important car, si l’initiative citoyenne porte sur les lois constitutionnelles, cela inverse le rapport de force entre citoyens et élus. Cela signifie que la souveraineté n’est pas seulement nationale, mais bien populaire : c’est le peuple qui a la main sur la Constitution. Il peut donc modifier les règles de la représentation politique ou agir sur les traités internationaux. Onze pays dans le monde en possèdent, notamment la Suisse et l’Uruguay. Environ la moitié des États appartenant aux États-Unis d’Amérique l’ont aussi, car les États fédérés ont eux aussi une Constitution. Les Californiens ont un pouvoir de décision bien supérieur au nôtre, même s’ils vivent dans un État fédéral. Par contre, il n’existe pas de RIC au niveau fédéral aux États-Unis d’Amérique.

Après on a le RIC abrogatif ou suspensif, qui permet d’abroger une loi déjà en vigueur. L’exemple le plus proche de nous, c’est l’Italie. C’est par exemple par le RIC abrogatif que les Italiens ont obtenu le divorce. Ce qu’on appelle « RIC suspensif » ou « RIC veto » est assez similaire : une fois une loi adoptée, il y a un temps de mise en œuvre qui permet aux citoyens de pouvoir s’y opposer. C’est le cas en Suisse.

Le « R » renvoie au référendum révocatoire, qui permet de révoquer des élus. Il est très présent en Amérique latine. Par exemple, au Pérou, environ les trois quarts des élus ont une procédure de RIC révocatoire au-dessus de leur tête. Le « recall » pratiqué aux États-Unis est assez similaire. Enfin, il y a le RIC législatif, qui permet de déposer une proposition de loi dite ordinaire, c’est-à-dire non constitutionnelle.

LVSL – Je voudrais rebondir sur la question du référendum révocatoire. Certains s’inquiètent d’une potentielle trop forte tendance à y recourir s’il était mis en place, ce qui pourrait créer une instabilité politique. Que répondez-vous à cet argument ?

C. E. – Personnellement, j’ai une préférence très forte pour les RIC fondés sur des propositions de loi qui permettent justement d’éviter des effets d’instabilité. Surtout, le droit de révoquer un élu reste finalement un droit mineur par rapport à celui de carrément écrire les règles de la représentation politique, c’est-à-dire de pouvoir changer les termes du mandat. En Amérique latine, par exemple, on observe ces effets d’instabilité, mais qui sont plutôt liés au fait que c’est le seul outil dont les citoyens disposent : quand ils ne peuvent pas prendre des décisions par eux-mêmes, ils utilisent la révocation puisqu’ils n’ont pas d’autres outils. Cela explique aussi cette inquiétude autour de l’instabilité.

Malgré tout, le référendum révocatoire apporterait quelque chose de positif dans notre pays. La France est dans une situation assez étrange : seul le Président peut dissoudre l’Assemblée nationale, alors même que le Président est une figure irrévocable ! On pourrait donc concevoir un droit citoyen de démettre le Président et de dissoudre l’Assemblée nationale. Comme on fonctionne par représentation nationale (un député est d’abord l’élu de la nation, avant d’être celui de sa circonscription, ndlr), il faudrait renouveler toute l’Assemblée.

LVSL – Avant de poursuivre sur des questions plus précises, j’aimerais savoir pourquoi vous défendez aussi ardemment la démocratie directe. Quels sont les effets de la démocratie directe sur le rapport qu’entretiennent les citoyens à la politique?

C. E. – Il y a plusieurs types de réponses, mais de manière générale un système de démocratie directe est clairement meilleur que ce que nous connaissons aujourd’hui. Bien sûr, le RIC a des défauts comme tout système de prise de décision mais l’amélioration est nette si on observe ses effets depuis 200 ans en Suisse ou dans la moitié des États-Unis.

Les effets les plus forts sont sur les citoyens : on observe que le RIC produit plus de connaissances politiques. Quand les citoyens décident, ils connaissent aussi beaucoup mieux le fonctionnement de leur système politique. Prenons l’exemple d’une étude menée en Suisse, où il est plus ou moins facile de lancer un RIC suivant les cantons, pour observer les effets en termes d’éducation lorsque l’on peut souvent décider directement, par référendum. Le résultat est sans appel : cela a le même effet que si on amenait toute la classe d’âge non diplômée au premier niveau de diplôme. C’est un effet considérable, comparable à des politiques éducatives coûteuses et offensives. 

Ce n’est pas surprenant : quand les gens décident, ils s’informent, ils connaissent mieux leur système. On l’a observé lors du référendum sur le projet de Constitution sur l’Europe en 2005. On a appris énormément du fonctionnement des institutions, bien plus qu’on en aurait appris dans un cours sur les institutions européennes, parce que les gens ont lu le traité et en ont discuté. Par ailleurs, cela entraîne un autre effet très fort sur la compétence politique, c’est-à-dire la capacité à expliquer pourquoi vous avez voté d’une certaine façon, en donnant des arguments. La qualité de la délibération politique est donc renforcée.

L’autre conséquence majeure du RIC, c’est son effet sur la vivacité du tissu associatif. On a énormément d’associations dans notre pays mais elles pèsent difficilement dans le débat public, à moins d’être un gros lobby avec de gros moyens. Au contraire, quand vous disposez du RIC, l’association qui défend des causes similaires aux vôtres est le premier lieu où vous allez. Vous allez chercher cette expertise. Le tissu associatif est donc bien plus fort.

Il y a aussi un effet attesté sur le degré de bonheur déclaré. Cela peut faire sourire mais les personnes déclarent un bonheur plus élevé quand elles ont plus de contrôle sur leur destin. C’est logique : aujourd’hui, on a la sensation d’être soumis à de l’arbitraire, de subir, ce qui nous rend malheureux. Si vous avez les clés du jeu en main, le bonheur déclaré est plus fort.

Il y a encore d’autres effets, notamment sur la limitation des privilèges des élus. Dans les pays qui ont le RIC, les premiers référendums portent toujours sur des mesures qui limitent les frais de fonction, les mandats, les rémunérations, sur la lutte contre la corruption ou pour plus de transparence politique. Le premier RIC dans l’histoire portait par exemple sur la limitation des rémunérations d’un gouverneur aux États-Unis.

« Je vois la lutte pour le RIC comme la continuité des luttes pour les droits civiques et politiques. Pour moi, c’est la même chose que la lutte pour le suffrage féminin, contre le suffrage censitaire. »

On a un effet aussi sur la qualité de la représentation politique et sur l’instauration de la proportionnelle. Souvent, quand on pense au RIC, on se dit qu’on va voter tout le temps sur tout, mais il ne fonctionne pas ainsi. Il fait surtout peser une épée de Damoclès sur la tête des représentants, qui travaillent différemment parce qu’ils savent que le peuple est souverain. Par exemple, en France, il ne viendrait pas à l’idée de la police d’éborgner un député dans une manifestation. Quand les citoyens ont des droits élevés, la police se comporte différemment, les services publics sont d’une autre qualité, les élus disent des choses différentes, prennent des décisions de façon alternative, car la crainte du pouvoir des citoyens est plus forte. 

Enfin, il y a des dimensions philosophiques. Je vois la lutte pour le RIC comme la continuité des luttes pour les droits civiques et politiques. Pour moi, c’est la même chose que la lutte pour le suffrage féminin, contre le vote censitaire, etc. Le RIC appartient à cette histoire de conquête des droits.

LVSL – Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur la nécessité que le RIC soit constitutionnel, c’est-à-dire que les citoyens puissent modifier la Constitution. Pourquoi ne pas se contenter d’un RIC législatif et abrogatif, permettant de changer les lois, en laissant les grands principes constitutionnels intouchables au-dessus ? Par exemple, dans certains pays, certains thèmes, comme les questions budgétaires ou les traités internationaux, ne peuvent faire l’objet d’un RIC. Qu’en pensez-vous ?

C. E. – J’ai une métaphore à ce sujet : le RIC est un peu comme le ski. Si vous voulez apprécier le ski, il faut vraiment se pencher dans la pente. Si vous êtes en arrière, vous allez tomber tout le temps et vous allez trouver cela décevant. Alors que si vous vous penchez vraiment, vous avez peur au début, mais au final vous y arrivez très bien, vous tournez et freinez sans problème.

Blague à part, trente-six pays ont aujourd’hui le RIC sous différentes formes, rarement constituant. Mais il est important qu’il puisse porter sur tous les sujets. Par exemple, le RIC a un effet extrêmement fort sur la limitation des dépenses publiques. Bien sûr, elles ne sont pas nécessairement mauvaises et l’effet du RIC porte sur des thématiques bien particulières : les niches fiscales et des cadeaux fiscaux électoraux notamment. Par exemple, quand Emmanuel Macron a été élu, il a fait des ristournes fiscales à son électorat, comme beaucoup d’autres avant lui. De même, certains grands projets de dépenses, comme les Jeux olympiques de Paris, posent question, en pesant lourd dans la dette publique pour des retombées qui ne sont pas très claires. 

Or, le RIC permet d’avoir des dépenses publiques plus contrôlées mais aussi plus redistributives : on ne sacrifie pas le social mais les dépenses inutiles. On arrête les cadeaux fiscaux et on se concentre sur les besoins de solidarité. Je vous donne un contre-exemple : en Allemagne, le RIC existe au niveau local, mais l’impôt est prélevé à un autre niveau et le financement des projets se fait à l’échelle régionale. Donc comme les gens ne paient pas directement, il n’y a pas vraiment cet effet sur la limitation des dépenses inutiles. D’où la nécessité de donner le contrôle plein et entier du pouvoir budgétaire aux citoyens.

« Si on considère que la souveraineté est populaire, c’est-à-dire qu’elle s’exerce au nom du peuple tout entier, alors pourquoi la limiter sur certains sujets ? Si on considère que la démocratie est dangereuse, alors autant faire des gouvernements de technocrates. »

C’est un peu la même chose en matière internationale. Lorsque le RIC porte aussi sur les enjeux internationaux, on obtient des politiques internationales moins agressives, plus stables, plus coopératives et beaucoup moins d’effets de balancier. Aujourd’hui, quand un nouveau président arrive en France ou aux États-Unis, on rentre ou on sort d’un certain nombre de traités. Si les citoyens pouvaient décider sur ce plan là, on aurait des politiques beaucoup plus crédibles : lorsque la France s’engagerait sur un traité international, ce serait sur du long terme, parce qu’il y a la garantie de tous les citoyens derrière. Donc si on limite le RIC à certains sujets, on prend le risque de se priver de ces effets positifs. 

Enfin, il y a un argument philosophique : si on considère que la souveraineté est populaire, c’est-à-dire qu’elle s’exerce au nom du peuple tout entier, alors pourquoi la limiter sur certains sujets ? Si on considère que la démocratie est dangereuse, alors autant pousser la logique jusqu’au bout et faire des gouvernements de technocrates.

LVSL – Je voudrais aussi vous interroger aussi sur certaines idées reçues. Les opposants du RIC disent par exemple souvent que celui-ci pourrait conduire à adopter des mesures rétrogrades comme le retour de la peine de mort. Ils mettent aussi en avant le risque d’oppression des minorités, en citant le référendum suisse de 2008 sur l’interdiction des minarets. Que répondez-vous à ces objections ?

C. E. – Il y a différents types de réponses possibles. La première c’est qu’il faut faire attention au cherry picking, c’est-à-dire aux exemples choisis. En réalité, les exemples vont dans un sens comme dans l’autre : par exemple la peine de mort a été abolie en Suisse dès 1918. De même, en 1936, lorsque le Front Populaire arrive au pouvoir en France, le mouvement ouvrier est majoritairement en faveur de l’abolition de la peine de mort. Si on avait eu la RIC à ce moment-là, on l’aurait fait en 1936 et pas en 1981. Ce qui a bloqué à l’époque, c’était le Sénat. 

Je peux vous citer une longue liste de référendums progressistes, par exemple celui qui accorde le droit de vote des femmes au Colorado en 1893, avant même la Nouvelle-Zélande, premier pays à le faire à échelle nationale, en 1894. C’est très précoce ! En réalité, une liste exhaustive montre que les référendums ont plus tendance à étendre les droits qu’à les limiter.

L’autre aspect, c’est de regarder ce que les minorités pensent du RIC. Le meilleur pays pour observer cela sont les États-Unis d’Amérique, avec les communautés noires et hispaniques, et c’est dans ces minorités que le taux de soutien au RIC est le plus élevé ! C’est finalement assez logique : aujourd’hui, c’est très difficile pour une minorité de défendre son agenda dans l’opinion publique, alors qu’avec le RIC, elles peuvent faire émerger des sujets dans le débat public. Par exemple, en Suisse, la minorité linguistique romanche, d’environ 15 000 locuteurs (sur 8,6 millions de citoyens suisses, ndlr), a obtenu une protection constitutionnelle par RIC. Concrètement, cela veut dire qu’une personne peut demander un formulaire en romanche et un interlocuteur qui pratique cette langue dans n’importe quelle administration.

Plus largement, les pays qui ont le RIC constituant sont les mieux classés dans leur région en matière de protection des droits des minorités : la Suisse, pour l’Europe, ou l’Uruguay, pour l’Amérique latine, sont tous les deux très hauts dans les classements internationaux sur ces sujets. Lors des récentes votations en Suisse, Il y a eu des choses intéressantes, des votations sur les droits des animaux, notamment des primates. Condorcet disait que ceux qui subissent l’arbitraire d’État sont plus à même de protéger les droits des individus. C’est vrai ! Quand vous êtes du côté de ceux qui subissent, vous n’avez aucun intérêt à écraser une minorité parce que cela peut se retourner contre vous.

La politologue Clara Egger. © Thomas Binet

Sur le référendum sur les minarets, je pense qu’il y a un peu de Suisse bashing, notamment en France. Il faut bien comprendre que c’était un référendum sur les minarets et pas sur les mosquées. Déjà la Suisse a plus de mosquées que la France par rapport à l’importance de sa population musulmane. Ce qui a été rejeté, c’est l’idée qu’il puisse y avoir un appel à la prière cinq fois par jour. C’est plus le fait de pas vouloir être réveillé par un appel à la prière à cinq heures du matin qu’une expression de racisme.

C’est un peu pareil sur la peine de mort. Aucun État n’a rétabli la peine de mort par RIC tandis que beaucoup l’ont aboli par cette voie. Si on regarde les États-Unis, qui ont un goût un peu particulier pour ce châtiment, on voit que les États qui ont le RIC mettent souvent en place des moratoires. En Californie par exemple, les juges condamnent très rarement à mort. On peut imaginer aussi ce qu’aurait donné un RIC sur l’instauration de l’état d’urgence. Je pense qu’il aurait été démantelé, les citoyens n’auraient jamais accepté un truc pareil. 

Pour finir, et pour m’adresser aux lecteurs de LVSL en particulier, il faut reconnaître que le RIC n’est pas directement un outil de lutte sociale. C’est un outil qui permet de prendre des décisions de façon à refléter le souhait du plus grand nombre, d’éviter que la prise de décision soit captée par une élite, en garantissant un pouvoir très fort aux classes sociales les moins représentées politiquement. Les luttes sociales pour l’antiracisme, le féminisme, l’environnement, etc. seront toujours nécessaires. Mais le RIC les rendra beaucoup plus faciles.

LVSL – A l’inverse de cet argument de la tyrannie de la majorité, ne pourrait-on pas dire que le RIC est parfois un outil de tyrannie de la minorité ? On voit par exemple que la participation moyenne dans les votations en Suisse tourne autour de 40 %, ce qui signifie que la majorité de la population ne s’exprime pas. N’y a-t-il pas un risque de laisser les plus politisés, une toute petite élite donc, gouverner au nom du peuple tout entier ?

C. E. – D’abord, la participation aux votations suisses augmente, plutôt autour de 50 % voire un peu plus ces dernières années. Ensuite, l’abstention ne signifie pas la même chose dans un système de démocratie directe où les gens votent tous les mois sur quatre ou cinq sujets ou une fois tous les cinq ans. Si vous passez votre tour une fois tous les cinq ans, les coûts sont élevés. Le RIC produit ce qu’on appelle un public par enjeu, c’est-à-dire il y a des sujets qui mobilisent tout le corps électoral, typiquement les votations sur la loi Covid ou sur l’adhésion aux Nations Unies (la Suisse n’est rentrée à l’ONU qu’en 2002, ndlr), autant de sujets qui rassemblent au-delà des différentes classes sociales. Et puis il y a des sujets de niche, très nombreux en Suisse. Je me rappelle d’une votation à Lausanne sur l’ouverture des bureaux de tabac à côté des gares après vingt heures le dimanche. Dans ces cas-là, beaucoup s’abstiennent car le fait que la majorité vote oui ou non ne va pas changer leur vie.

Surtout, il faut savoir qu’il n’y a jamais un groupe qui s’abstient toujours et ne vote jamais. L’intérêt des citoyens bouge selon les sujets. Il faut vraiment lire l’abstention aux RIC comme le fait que les gens font confiance à la majorité pour prendre la décision la plus adaptée, sur des sujets qu’ils considèrent secondaires. Si on regarde les dernières votations suisses, on est sur des sujets qui rassemblent beaucoup, avec des campagnes très polarisées et une fracturation du corps social. Là, la participation est forte. 

LVSL – Je voudrais aussi aborder la bataille politique pour le RIC, à laquelle vous consacrez tout un chapitre du livre. Le RIC naît en Suisse dès le XIIIe siècle mais l’idée commence vraiment à prendre seulement vers la fin du XVIIIe avec les idées des Lumières, notamment celles de Jean-Jacques Rousseau. Comment cette idée se diffuse-t-elle et pourquoi la France, qui connaît alors la grande révolution de 1789, n’adopte-t-elle pas le RIC ? 

C.E. – C’est ce qui me fait pleurer le soir ! C’est la Révolution française qui a inventé l’idée du RIC : l’idée que chaque citoyen doit avoir le droit de proposer une initiative et qu’il y ait ensuite un référendum, c’est Condorcet qui l’a inventée. La Constitution de l’An I, adoptée en 1793 (mais jamais appliquée, en raison de la guerre contre les monarchies européennes, ndlr), avait d’ailleurs le RIC constituant. Elle prévoyait aussi des mandats très courts, ce qui était très positif sur le plan démocratique. Mais il y avait un grand débat au sein des révolutionnaires de l’époque pour savoir si la démocratie directe est une bonne chose ou pas. Les rédacteurs de la Constitution de l’An I ont gagné une victoire et fait en sorte que les citoyens puissent exercer pleinement la souveraineté. Mais après la Terreur, les libéraux ont réussi ce coup de force de ressortir une constitution qui n’était absolument pas celle qui devait s’appliquer. C’est un hold-up de l’histoire qui nous a privé du RIC, ce n’est pas vrai de dire que la culture démocratique française est étrangère à ce processus. Les Suisses eux-mêmes disent que c’est grâce aux Français qu’ils ont le RIC !

« Des RIC fonctionnels n’ont jamais été concédés par les élites de bon gré. »

Il est temps de mettre fin à ce détour relativement long qui a fait que nos élus politiques refusent de concéder le pouvoir. Il est donc important de souligner que c’est la France qui l’a inventé pendant la Révolution française, que les Suisses l’ont repris et les Français se le sont fait voler, par ceux qui voulaient absolument éviter que les pauvres et les citoyens de base puissent décider dans notre pays. Tout aurait pu être autrement. 

Cette histoire nous apprend quelque chose pour le combat actuel pour le RIC : des RIC fonctionnels n’ont jamais été concédés par les élites de bon gré. A chaque fois que les partis politiques concèdent le RIC il y a un gros mouvement social derrière. On le voit durant les vagues de démocratisation post Deuxième Guerre mondiale avec des pays comme l’Italie qui ont adopté le RIC mais qui ne sont que des RIC de façade… En fait l’histoire est exactement la même que celle du suffrage féminin : c’est lorsqu’il y a la peur d’une révolution que les élites politiques concèdent le RIC. Ca marche aussi lorsqu’il y a une menace extérieure, comme à Taïwan, où le pouvoir a concédé le RIC à ses citoyens en 2016 par peur d’une invasion chinoise, afin de serrer les rangs et de créer une unité nationale.

La Révolution française a donc inventé le RIC et je crois qu’il est temps qu’on redécouvre cet outil. Ce qui est étonnant, c’est que les élites intellectuelles, médiatiques ou politiques n’y connaissent rien. J’ai récemment fait un débat chez Frédéric Taddeï où je parle du RIC constituant avec Emmanuel Todd et une représentante d’une élue ex-LR qui me dit qu’elle préfère le RIC à la suisse, je lui dis c’est la même chose et elle me répond « non pas du tout ». Donc elle ne sait pas ce que c’est ! Les médias nous disent que le RIC serait fasciste, les intellectuels pensent que laisser les gens décider entraînerait les dix plaies d’Égypte. Ce sont les mêmes discours que ceux des adversaires du suffrage féminin : on disait alors que les femmes sont trop émotives, qu’elles prendraient des décisions complètement chaotiques. On entendait la même chose sur le suffrage universel masculin : si on fait voter les gueux ils vont réduire toutes les libertés, détruire les droits, on va vivre dans le chaos absolu… Et pourtant aujourd’hui personne ne s’opposerait, en tout cas publiquement, au droit d’élire.

LVSL – En effet, le RIC n’a jamais été concédé gracieusement par les élites. Ce n’est arrivé que dans des situations où celles-ci étaient très sévèrement menacées par des mouvements sociaux ou des contraintes extérieures. En France le moment où cette question a réémergé a été durant les Gilets jaunes. Je partage votre analogie avec les autres mouvements pour les droits civiques, mais ceux-ci sont quand même assez peu nombreux. On aurait imaginé que les revendications des Gilets jaunes seraient restées sur des questions de redistribution et de justice fiscale. Comment expliquer que le RIC soit devenu la revendication phare du mouvement ? 

C.E. – Les mouvements de lutte pour le RIC en France datent des années 1980. En 1995, presque tous les candidats à l’élection présidentielle avaient ce qu’on qualifiait de référendum d’initiative populaire dans leur programme. Les premiers sondages où on demande si les gens sont favorables au RIC datent de 2011 et le niveau de soutien est déjà à 70%. Un travail de fond a été mené par des associations, je pense particulièrement à l’association Article 3, qui travaille le sujet depuis longtemps avec Yvan Bachaud. Nous avons aussi beaucoup de nos départements frontaliers avec la Suisse. Donc le RIC était déjà un peu connu.

Evidemment, l’idée a pris une tout autre ampleur avec les Gilets jaunes. Fin novembre 2018, un habitant de Saint-Clair-du-Rhône (Isère) avait invité Maxime Nicolle, un des leaders des Gilets jaunes, Etienne Chouard, qui militait sur l’importance d’écrire la Constitution par nous-mêmes mais pas vraiment sur le RIC, Yvan Bachaud, le grand-père du RIC, et son jeune lieutenant Léo Girod. Ils ont fait une table ronde et c’est à ce moment-là que le RIC a vraiment émergé, pour dire « et si au lieu de s’opposer à des lois à mesure qu’elles arrivent, on prenait le pouvoir ? ». Il suffit d’un entrepreneur de cause, de quelqu’un qui a cette capacité à disséminer cette idée dans les groupes mobilisés. Si vous allez sur des ronds-points en parler aux Gilets jaunes, ils ne savent pas forcément ce que c’est mais ils savent que c’est une bonne idée. Au contraire, si vous allez dans les cercles universitaires, ils ne savent pas non plus ce que c’est, mais ils savent que c’est une mauvaise idée ! 

Désormais, il ne faut pas relâcher cette pression en sachant que nous ne sommes pas seuls : le mouvement pour le RIC va bien au-delà de la France et concerne toutes les vieilles démocraties de l’Europe. Aux Pays-Bas, par exemple, le RIC n’est pas du tout un tabou. Notre système démocratique a un problème, les classes populaires sont dépossédées du pouvoir. L’Allemagne, elle, en parle aussi, mais toujours avec ce traumatisme qu’a été le régime nazi, et donc une crainte du référendum et du plébiscite. Les pays autour de nous sont un peu en train de tomber comme des dominos sur cette question. On est vraiment dans une période où, même si les Gilets jaunes sont aujourd’hui un peu moins visibles, l’enjeu est là. Dans le dernier sondage qu’on a fait sur le RIC constituant, à la question « seriez-vous favorable à ce que 700 000 citoyens puissent soumettre un amendement à la Constitution au référendum », on a eu 73% d’opinions favorables !

Désormais les gens connaissent le RIC et le souhaitent. Ce qui est difficile c’est cette résistance des élites politiques, on se heurte vraiment à un mur. Il faut donc réussir à augmenter la pression et toucher différents canaux comme celui électoral. Le suffrage masculin a triomphé quand le mouvement ouvrier s’est rassemblé sur cette question, lorsque les organisations se sont dit « on demande d’abord ça, on s’engueulera après ». Pareil sur le suffrage féminin : certaines suffragettes voulaient d’abord des droits économiques mais toutes se sont finalement rassemblées pour pouvoir décider par elles-mêmes.

LVSL – La grande majorité des Gilets jaunes n’étaient pas encartés dans des partis ni membres de syndicats ou même d’associations. Pourtant certains partis politiques ou candidats revendiquent aussi le RIC. Quels sont les courants politiques les plus favorables à cet outil, et à l’inverse ceux qui y sont le plus opposés ? 

C.E. – D’abord il faut distinguer les élites partisanes de la base. Concernant les électeurs ou sympathisants, les résultats sont clairs : plus le mouvement politique est perdant dans la compétition électorale, plus il soutient le RIC, moins il est perdant, moins il le soutient. On le voit dans le sondage que nous avons commandé. Les électeurs du Front National, de la France Insoumise, de Philippe Poutou, de Nathalie Arthaud, de Jean Lassalle et de Nicolas Dupont-Aignan sont très favorables au RIC. Ils le sont d’autant plus qu’ils viennent de classes populaires, avec des niveaux de revenus et d’éducation bas. Ce sont les perdants du système de la représentation politique, ceux dont les idées ne sont jamais au pouvoir. 

La ligne de clivage a toujours été la même dans l’histoire. Les anarchistes ont défendu le RIC, les marxistes aussi quand ils n’avaient pas le pouvoir, mais quand ils l’ont eu en URSS, ils ne l’ont jamais mis en place. Quand les chrétiens ou les libéraux étaient dans l’opposition, ils aussi l’ont défendu. Plus un parti a des chances d’accéder au pouvoir, moins il veut le partager et moins il défend le RIC. Aujourd’hui les poches de soutien du RIC sont les électeurs de la France Insoumise et du Front National, en marge du système politique classique. Pour les républicains et les socialistes, le soutien est assez tiède. L’électorat macroniste, lui, n’est pas pro RIC parce qu’il exerce le pouvoir et n’a pas du tout envie de le concéder. Mais si Emmanuel Macron est dans l’opposition demain, la République en marche se convertira immédiatement au RIC…

LVSL – Parlons maintenant de la mise en pratique du RIC : 36 pays dans le monde disposent du RIC, sous différentes formes. Pourtant, la moitié d’entre eux ne l’ont jamais utilisé. Parmi les autres, les exemples de référendum étant allé jusqu’au bout, c’est-à-dire où le choix de la majorité a été mis en place, sont encore plus rares. Vous expliquez que les modalités pratiques du RIC, comme le nombre de signatures requises, les possibilités d’intervention du Parlement, l’exigence d’un quorum ou encore les délais jouent un rôle décisif. Concrètement, comment éviter que le RIC ne soit qu’une coquille vide ?

C.E – Dans mon nouveau livre Pour que voter serve enfin (Éditions Talma, 2022), j’ai écrit dix commandements à respecter pour un RIC digne de ce nom. Il y a encore des malentendus, notamment avec l’électorat insoumis, qui est persuadé que le RIC constituant est dans le programme de Jean-Luc Mélenchon, alors que ce n’est pas le cas. De fait, il y a plein de pays qui ont le RIC dans leur constitution mais la loi d’application n’a pas été adoptée, donc on ne sait pas comment il est censé fonctionner. Or, il faut bien comprendre que les parlementaires n’ont aucun intérêt à adopter cette loi d’application.

Le RIC c’est le droit des minorités à influer sur les débats, Il faut donc que le seuil de signatures soit actionnable. S’il est trop élevé, comme au Vénézuela où c’est trois millions de personnes en quinze jours, c’est impossible, seuls de grands pouvoirs économiques peuvent s’en saisir. C’est d’ailleurs par l’achat de signatures par des grands groupes qu’a été lancée la procédure de destitution de Hugo Chavez (après plusieurs tentatives, un référendum révocatoire contre Hugo Chavez fut organisé en 2004. 59% des Vénézuéliens choisirent de maintenir Chavez à son poste, ndlr).

« Il faut toujours être très précis sur les modalités d’application du RIC, en partant du principe que la personne qui va appliquer la mesure n’est pas dans votre camp politique et qu’elle qui va essayer de différer sa mise en application. »

Il faut donc un seuil pas trop élevé – pour que le RIC puisse être lancé – mais aussi pas trop bas, pour ne pas voter tout le temps. Il est également primordial que la validité du référendum ne soit pas conditionnée. Par exemple, certains pays ont mis en place des quorums, c’est-à-dire que le référendum est valide sous réserve d’un certain taux de participation ou sous réserve qu’un certain nombre de personnes soutiennent la mesure. Ce sont des mesures qui tuent les RIC parce que tous les adversaires de la proposition ont intérêt à ne pas en parler, pour que le taux de participation soit le plus bas possible. 

Tous ces éléments sont importants : le type de pouvoir qu’il donne, le nombre de signatures, le délai de collecte des signatures, les conditions de validité du référendum, le fait que le référendum soit contraignant et non consultatif… Il faut toujours être très précis sur les modalités d’application du RIC, en partant du principe que la personne qui va appliquer la mesure n’est pas dans votre camp politique et qu’elle va essayer de différer sa mise en application. Pour rendre les choses plus concrètes, nous avons créé, avec « Espoir RIC », un jeu de société – « le jeu de l’oie du RIC » – avec les différentes étapes auxquelles il faut penser quand on met en place un RIC. 

LVSL – Juste une précision sur le nombre de signatures qui ne doit être ni trop faible, ni trop élevé. Concrètement ce serait combien, soit en nombre absolu, soit en proportion du corps électoral ? 

C.E. – Nous sommes favorables à un nombre absolu parce que ça représente la taille d’une minorité. C’est le génie des Suisses d’avoir fixé un nombre absolu qui a rendu les RIC beaucoup plus faciles à mesure que la population augmentait. Il ne faut pas qu’il y ait des éléments du type représenter différents quartiers, différents seuils de la population, etc. Donc nous proposons le chiffre de 700 000 citoyens pour le RIC constituant. S’il s’agit d’abroger une loi, on peut faire plus bas. 700 000 citoyens colle avec tous les RIC qui fonctionnent dans les autres pays. Enfin, cela prend aussi en compte le fait que la France est aussi un pays rural et cela permet aux campagnes et aux départements d’Outre-mer de pouvoir lancer un RIC. Enfin, je pense aussi qu’il est important que nous ayons plusieurs supports, à la fois en ligne et sur papier.

LVSL – Pour finir, après votre tentative de participer à l’élection présidentielle et dans le contexte de cette élection, avec plusieurs candidats qui promettent un RIC s’ils étaient élus, notamment Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, comment voyez-vous la suite de ce combat pour le RIC ? 

C.E. – J’ai peu d’espoir sur la campagne présidentielle. Il y a des mouvements citoyens qui se sont ralliés à des candidats sans rien obtenir en termes de changements dans leur programme. Nous ne nous sommes ralliés à personne, mais nous avons réussi à ce qu’un candidat reprenne notre engagement sur le RIC constituant (Jean Lassalle, ndlr) donc c’est de bon augure. Le gros problème, ce sont les confusions. L’électorat de la France Insoumise croit qu’il a le RIC constituant, mais lorsque je débat avec les personnes qui ont conçu le programme, elles me disent qu’elles sont contre. Marine Le Pen, elle, n’a jamais été aussi proche d’arriver au pouvoir, donc même si son électorat est pour, elle doit se dire qu’elle va avoir tous les gauchistes qui vont faire un RIC toutes les quatre semaines… Emmanuel Macron, lui, s’en fout.

Cependant, durant cette campagne, nous avons fait un pas. Désormais, nous entendons continuer cette stratégie de pression. Le mouvement de défense du RIC, et notamment du RIC constituant, est plus fort qu’il n’a jamais été. Il faut nous structurer et bâtir des liens à l’international, un peu comme l’internationale anarchiste ou l’internationale ouvrière. Nous devons obtenir des engagements crédibles sur cet enjeu, nous ne voulons pas voter utile, mais pour celui ou celle qui s’engagera à ce que les choses changent dans notre pays.

Le mandat impératif, ou la démocratie sans aristocratie

Séance à la Chambre des députés en 1907 © René Achille Rousseau Decelle

Le débat public regorge de propositions de refontes démocratiques, mais trop peu contestent réellement la nature aristocratique du pouvoir. Penser la démocratie radicale, c’est ouvrir la voie vers une politique libérée de la puissance des élites. C’est l’idée même du mandat impératif, où il revient au peuple de décider ce que font les représentants.

VIème République et fin de la monarchie présidentielle, tirage au sort, référendum d’initiative citoyenne, politique des quotas et représentativité des assemblées : autant d’outils et de projets qui imprègnent le débat public pour refonder la démocratie et couper les logiques élitistes du pouvoir.

« Il devient impératif de refonder radicalement les régimes libéraux pour instaurer une souveraineté populaire totale »

Le mandat impératif est aussi à dénombrer parmi les outils d’une démocratie renouvelée. À l’heure où les tensions opposant les professionnels de la politique à un peuple de plus en plus méfiant agitent la scène politique de séismes répétés, il faut se libérer des compromis inconsistants et des accommodations ingrates qui finissent, reconnaissons-le, par favoriser l’élite au pouvoir, alors capable de revendiquer sa bonne figure démocratique. Comme l’a montré l’échec de la Convention citoyenne pour le climat, il ne s’agit plus seulement d’inventer des formes parallèles de contre-pouvoir et de réflexion en-dehors des institutions républicaines, mais il devient impératif de refonder radicalement les régimes libéraux pour instaurer une souveraineté populaire totale. Le mandat impératif peut en être la clé.

Faire face à l’omnipotence du marché

Si les solutions à la crise de l’idée démocratique sont aussi diverses que foisonnantes, le constat à propos de l’état des régimes occidentaux est toutefois univoque : les citoyens se sentent de moins en moins représentés, les discours identitaires prospèrent et la distance entre le peuple et l’élite semble s’accroître au fur et à mesure que croissent les inégalités sociales (ce qui est sûrement loin de représenter une simple coïncidence).

Tout cela est dû à une fragmentation sociale absolue, où la promesse de définition libre de soi est contredite en permanence par les logiques sociales de domination. En fait, les contradictions entre l’idéologie néolibérale affirmant la liberté de l’individu et la fade réalité du quotidien, guidé par la nécessité du travail et l’âpreté du divertissement consumériste, sont poussées à leur comble par le capitalisme numérique. Alors que, sur le plan individuel, l’idée de la détermination de soi fait face aux forces aliénantes du capitalisme, les perspectives de transformation sociale en-dehors du marché semblent être immédiatement condamnées à l’échelle collective.

Le marché envahit aujourd’hui toutes les sphères de la société. Il n’est plus simplement « encastré » dans des relations sociales1, mais l’identité sociale même des individus est déterminée par les normes du marché : vivre serait donc développer son capital humain, jusqu’à se comporter comme une entreprise et intérioriser le management de soi qui réduit l’existence « à une concurrence acharnée pour la conquête de parts de marché »2. Comment donc sortir de cette « cage de fer »3 propre à l’ultra modernité capitaliste ?

Fonder une démocratie directe au présent

Puisque la liberté ne peut pas se penser au seul niveau individuel sous peine de laisser les forces de domination dicter leurs lois, il faut réinventer notre mode de gouvernement collectif. Il nous faut donc dépasser l’aristocratie élective qui verrouille nos possibilités politiques, et par là-même les voies contemporaines vers l’émancipation sociale de l’être humain. Toute tentative d’accoler à un gouvernement représentatif une forme de démocratie directe est en effet vouée à sa récupération par la classe politique dominante, qui refuserait d’abdiquer son pouvoir au nom de la souveraineté de la Nation. L’élection telle que nous la connaissons en vient par nature à créer une aristocratie relativement détachée de la vie commune du reste du peuple4.

Avec le mandat impératif, plus question d’inventer seulement un cadre ponctuel où les citoyens seraient capables d’exprimer une voix politique au-delà des vicissitudes et des manipulations dont font l’objet les voix électorales, mais c’est la voix du citoyen qui devient non seulement l’origine mais aussi la condition de toute autorité politique. Alors que les régimes électoraux supposent un consentement des citoyens à l’autorité de la loi sans les inclure directement dans sa discussion, le mandat impératif permet d’imaginer une démocratie directe au présent, où les citoyens discuteraient désormais de la loi en se passant de la tutelle de l’aristocratie politique.

Qu’est-ce que le mandat impératif ?

En quoi consiste le mandat impératif et quelle peut être son utilité ? Puisqu’un exemple vaut mieux que des raisonnements abstraits, le cas de la pyramide de décision dans la gestion française de la crise sanitaire peut être une illustration du basculement politique que permettrait le mandat impératif. Dans la réalité, le président de la République a décidé de s’appuyer sur le Conseil de défense pour prendre des décisions engageant la France entière et limitant drastiquement les libertés de plus de soixante millions de citoyens. Il s’agit là d’une structure de décision radicalement verticale et essentiellement monarchique : un seul individu a été capable d’exercer son arbitraire en déclarant solennellement à la Nation ce qu’elle pouvait faire ou ne pas faire dans sa vie quotidienne.

Cette obéissance générale du peuple à la volonté d’un seul était alors cristallisée dans les déclarations solennelles du président annonçant du jour au lendemain les nouvelles mesures répressives pour combattre la crise sanitaire. Ce pouvoir ultra-centralisé et concentré dans les mains d’une seule personne a été justifié en permanence par l’argument de l’efficacité : la soumission à l’ordre d’un seul serait alors le meilleur moyen de sauver des vies dans l’urgence de la situation, d’où l’emploi largement commenté de la rhétorique guerrière. Cette monopolisation monarchique du pouvoir est permise par le système représentatif : une fois le président élu, libre à lui d’envisager son action non pas dans le cadre des promesses faites aux citoyens, mais dans la seule limite des institutions et de la Constitution.

« Il n’y a plus alors de distance entre la promesse politique et l’action du pouvoir »

Imaginons maintenant une réalité alternative où le président (ou bien le gouvernement) ne serait plus libre d’imposer à ses concitoyens l’arbitraire de ses décisions. Avec le mandat impératif, la personnalité des gouvernants ne compterait plus, car seule la volonté de la base s’imposerait. De même, l’élection n’importerait plus, car les campagnes électorales, véritables compétitions entre élites pour la conversion d’argent et de reconnaissance sociale en bulletins de votes, serait remplacée par un vaste débat sur l’ensemble des territoires. À la suite de ces débats, les électeurs recueillent et fusionnent des doléances pour élaborer un programme politique que le futur représentant signe et s’engage à respecter. Il n’y a plus alors de distance entre la promesse politique et l’action du pouvoir : si la promesse n’est pas tenue, alors les représentants peuvent être renvoyés par leurs électeurs.

Le mandat impératif face à l’efficacité du pouvoir

Qu’en serait-il alors dans le cadre sanitaire ? Un programme politique ne peut se bâtir que lorsque la situation sociale est suffisamment stable, et donc que l’urgence d’une crise sanitaire ne peut pas être prévue à l’avance. Faut-il alors renoncer au mandat impératif par le seul prétexte de l’efficacité du pouvoir non démocratique ? Ce serait oublier les deux faces du mandat impératif : d’un côté, il exige un programme, de l’autre, il sanctionne à tout moment le moindre écart des représentants. Si nous acceptons donc ces deux aspects du mandat impératif, on obtient le schéma suivant : en période normale, les représentants appliquent à la lettre les exigences des électeurs mais, lorsque l’histoire agite la société de son soufflet imprévisible, les représentants peuvent prendre des décisions exceptionnelles pour lesquelles ils sont responsables.

Qu’est-ce que veut dire cette responsabilité ? Il s’agit de la capacité permanente des électeurs de sanctionner d’après leur volonté propre leurs représentants au cas où ils agiraient différemment de leur propre volonté. En tout point prime alors la volonté de la base : même si les représentants, dans une situation exceptionnelle, prennent des décisions au-delà du mandat que les électeurs leur avaient conféré, ils peuvent encore être renvoyés à tout moment. Si l’idée de la démocratie doit normalement faire correspondre les décisions politiques à la volonté populaire, alors le mandat impératif n’est pas seulement une option pour nos régimes, mais une nécessité.

Le mandat impératif, c’est donc un dégagisme institutionnalisé où la volonté collective du peuple prime à tout moment sur l’avènement accidentel d’un personnel politique. La logique du mandat est alors identique sur le plan civil et politique : il n’y a plus de différence entre la procuration et la représentation du pouvoir. Dans les deux cas, celui qui porte la volonté d’autrui est responsable devant lui et il doit donc agir comme son commettant l’aurait fait. La procuration (ou le mandat), ce n’est donc qu’une forme de transmission. De même qu’on indique sa préférence et son choix de vote à une personne de confiance lorsqu’on donne procuration à une élection, de même la personne élue avec le mandat impératif obtient procuration de ses électeurs pour voter les lois en fonction de la volonté de ces derniers.

Petite histoire du mandat impératif

Pourquoi doit-on alors s’intéresser au mandat impératif, et pourquoi demeure-t-il tant inconnu ? Le simple fait que le mandat impératif soit interdit par la Constitution (plus précisément par son article 27 qui stipule que « tout mandat impératif est nul »5) doit éveiller notre curiosité. En réalité, cette disposition constitutionnelle est un héritage historique de la Révolution française, puisque le mandat impératif était déjà interdit par la Constitution de 1791. Le refus du mandat impératif était perçu comme un moyen de surmonter l’Ancien Régime, puisque les États généraux (qui réunissaient les représentants du clergé, de la noblesse et du tiers-état) faisaient déjà l’objet d’un mandat impératif.

Ce n’est pourtant pas le signe d’un archaïsme : le mandat impératif a ainsi été pratiqué sous la Commune de Paris en 1871 dans le cadre d’une démocratie ouvrière. En fait, la réalité historique du mandat impératif et la possibilité d’imposer aux dirigeants la volonté du peuple restent largement ignorées. Cela est le résultat d’une culture politique républicaine qui a fini par accepter la domination d’une minorité sur la majorité des citoyens et le contrôle du peuple par ces élites.

Défendre une vision radicale de la démocratie, se méfier de toute récupération politique

Ce regard historique permet d’avoir une distance critique par rapport à l’aristocratie élective de notre époque. Il ne faut pas non plus céder au mirage d’une formule magique qui établirait d’elle-même la démocratie parfaite. On ne peut pas raisonnablement être pour ou contre le mandat impératif d’une manière générale quand on regarde les multiples formes qu’il peut prendre et les diverses instrumentalisations dont il a pu faire l’objet (la Chine admet constitutionnellement l’usage du mandat impératif !). Aucune procédure ne peut incarner parfaitement une valeur, tout dépend de sa pratique. Tout comme une élection peut être détournée par un pouvoir dominant comme c’est le cas en Russie, le mandat impératif suppose la mobilisation permanente des citoyens à l’échelle locale. Il se doit de réinventer les liens sociaux pour éviter la monopolisation de la parole et l’inféodation des revendications populaires par les notables.

« Penser le mandat impératif dans une optique de démocratie radicale, c’est exiger le retour d’un citoyen investi au sein de la communauté »

Malgré tout, le mandat impératif est une véritable chance pour notre monde où le capitalisme néolibéral étend toujours plus son autorité et son influence sur notre souveraineté collective et notre capacité à définir notre identité en-dehors de la marchandisation de notre être. Penser le mandat impératif dans une optique de démocratie radicale, c’est exiger le retour d’un citoyen investi au sein de la communauté, c’est repenser le partage du travail pour permettre aux plus marginalisés et exploités de se former, c’est même repenser nos espaces de vie autour de lieux communs et partagés propices à l’engagement pour la collectivité.

Abolir l’élite politique

Nous nous devons donc de réactualiser l’idée du mandat impératif, et de la remettre au goût du jour. Il en va de l’existence même de la démocratie et de la possibilité de refuser son glissement autoritaire actuel. Le mandat impératif est ainsi le moyen de nous sortir du faux dilemme du populisme de droite que pose le pouvoir aristocratique : rien ne sert de choisir entre une égérie instrumentalisant la frustration populaire et l’obéissance inconditionnelle à des élites se réclamant de la démocratie. Nous pouvons faire le choix de la démocratie directe au présent, nous pouvons exiger le mandat impératif pour sortir des captations personnelles du pouvoir. Si les élites ont fait sécession avec le peuple en s’accordant avec les puissances de l’argent et privilégiant leurs propres intérêts politiques et économiques, le peuple a désormais le droit de faire sécession de ses élites et d’inaugurer l’ère d’une démocratie affranchie de toute aristocratie.

1 POLANYI Karl, La Grande Transformation. Paris, Gallimard, Maurice Angeno et Catherine Malamoud (trad.),
1983, 448 p.

2 LE TEXIER Thibault. « Le management de soi », Le Débat, 21 janvier 2015, n° 183 no 1. p. 78. [URL :
https://www.cairn.info/revue-le-debat-2015-1-page-75.htm consulté le 4 mai 2021].

3 WEBER Max, The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism. London and New York, Routledge, Talcott Persons (trad.), 2005 [1905], p. 123.

4 « Le fait fondamental concernant l’élection réside en ce qu’elle est à la fois et indissolublement égalitaire et inégalitaire, aristocratique et démocratique ». In MANIN Bernard, Principes du gouvernement représentatif. Paris : Flammarion. 2012. Chapitre IV : « Une aristocratie démocratique », p. 191.

5 Constitution du 4 octobre 1958, art. 27. URL : https://www.conseil-constitutionnel.fr/le-bloc-de-constitutionnalite/texte-integral-de-la-constitution-du-4-octobre-1958-en-vigueur

Pour aller plus loin :

DANDURAND, Pierre, Le Mandat impératif. Paris : Fontemoing. 1896.

MANIN, Bernard, Principes du gouvernement représentatif. Paris : Flammarion. 2012.

Emmanuel Macron, le piège du RIP et du tirage au sort

Lors de son allocution du 26 avril concluant le grand débat national, Emmanuel Macron a annoncé le tirage au sort de 150 citoyens dans le Conseil économique et social (CESE) qui deviendra un Conseil de la participation citoyenne ainsi que le renforcement du droit de pétition local. Le renouvellement des modes de participation citoyens a été imposé dans le débat public par le mouvement des gilets jaunes qui a massivement porté la revendication de l’instauration du Referendum d’initiative citoyenne (RIC). Pourtant, les propositions du président de la République dans ce domaine ne font pas que passer à coté de l’enjeu. Elles vont à contre sens de la philosophie profonde d’une démocratie refondée sur l’expression directe de la souveraineté populaire. Décryptage.


Le référendum local, arme de la décentralisation

L’émergence de la demande pour un Réferendum d’initiative citoyenne a montré au moins deux faits politiques importants : la volonté populaire d’une prise de décision directe, dans la continuité de la logique de la Révolution française et l’intégration d’une conception nationale de la politique comme échelle pertinente de l’expression de la souveraineté populaire.

Au contraire, promouvoir le referendums local illustre la conception girondine du président de la République. Permettre aux citoyens de ne s’exprimer directement qu’à l’échelle locale c’est affirmer que leur identité locale prime sur leur identité nationale. C’est considérer les personnes d’abord comme des citoyens locaux et ensuite comme des citoyens français en les réduisant à leur appartenance territoriale. Il s’agit d’un principe contradictoire au RIC qui affirme que le peuple doit décider directement pour la nation tout entière parce qu’il est seul souverain. Le référendum local à la place du RIC participe donc à diluer notre appartenance commune à la nation. Une tendance déjà largement amorcée par différentes vagues de décentralisation qu’Emmanuel Macron souhaite approfondir.

L’extension du droit de pétition local participe à légitimer le projet décentralisateur du président Macron alors qu’il vient d’appeler à un nouvel acte de la décentralisation d’ici 2020. Un projet en résonance avec la régionalisation souhaitée par la Commission européenne, réduisant la France à un conglomérat de grandes régions spécialisées à l’autonomie et aux disparités grandissantes.

Il y a fort à craindre que cette décentralisation que le président souhaite « adaptée à chaque territoire » pour porter sur « le logement, le transport, la transition écologique pour garantir des décisions prises au plus près du terrain » alimente un peu plus les inégalités territoriales dans l’accès aux services publics. Une situation précisément dénoncée par les gilets jaunes.

Le président Macron contre la souveraineté populaire

Pour tenter de satisfaire la demande pour plus de démocratie directe à l’échelle nationale, le président de la République a aussi proposé de simplifier le Référendum d’initiative partagée (RIP) déjà existant en abaissant le seuil de signature à un million. De l’aveu même d’Emmanuel Macron il s’agit de ne pas « remettre an cause la démocratie représentative ». Le RIP s’inscrit en effet toujours dans une logique de primauté de l’Assemblée sur le suffrage du peuple, puisque les propositions de lois ne seraient proposées au référendum qu’en cas où l’Assemblée nationale ne l’aurait pas examiné dans les six mois. Le RIC implique lui une rupture constitutionnelle qui affirmerait la souveraineté absolue du peuple sur ses représentants.

La souveraineté du peuple est actuellement théoriquement proclamée par l’article 3 de la Constitution : La souveraineté nationale appartient au peuple mais celle-ci s’exerce par ses représentants. C’est précisément cette logique que le RIC renverserait en permettant au peuple d’outrepasser sa représentation s’il le souhaite. Une philosophie qui pointait déjà dans la Constitution non appliquée de 1793 : La souveraineté réside dans le peuple ; elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable à l’article 125. Or, la souveraineté ne peut pas souffrir de limitation, elle est totale ou n’est pas. Le RIP ne peut donc pas être présentée comme un petit RIC pour satisfaire partiellement cette revendication. Il s’agit de deux conceptions inconciliables de notre modèle démocratique. La souveraineté est soit déléguée aux représentants, soit populaire et dans ce cas le peuple doit pouvoir outrepasser les décisions de ses élus.

Le piège du tirage au sort

Beaucoup de français viennent de redécouvrir l’existence du CESE – le Conseil économique, social et environnemental avec les annonces du Président, qui propose de modifier cette assemblée consultative en y intégrant 150 personnes tirées au sort. Bien sûr, il s’agit avant tout d’un effet d’annonce, puisque cette institution ne dispose d’aucun pouvoir concret.

Si un tirage au sort des députés n’est pas à l’ordre du jour, il convient de s’interroger sur la logique profonde du tirage au sort. Souvent présenté comme un moyen d’assurer une meilleure représentativité du peuple et de limiter les risques de corruption, ce système risquerait pourtant du produire les effets inverses.

Derrière son aspect attrayant, le tirage au sort est un piège pour anesthésier la conflictualité politique. Tirer au sort c’est statistiquement aboutir à une représentation proportionnellement exacte des opinions actuelles des citoyens ; donc au statut quo. La politique est plus que cela, elle doit être l’arbitrage de l’intérêt général dans un débat contradictoire pour aboutir à un dépassement de l’état actuel des choses. Il y a derrière le tirage au sort l’idée très libérable que la somme des intérêts individuels aboutit à l’intérêt collectif.

Dans une société où le poids des lobbies privés n’est plus à démontrer et où l’idéologie néolibérale domine, des citoyens atomisés, propulsés seuls à des fonctions politiques risquent de se retrouver démunis face aux pressions des groupes d’intérêts. Il sera aussi plus facile aux institutions de digérer des élus isolés pour les conformer à leur esprit. Le poids des techniciens de la politique – fonctionnaires des assemblées, experts juridiques et ministériels etc. – s’en trouvera décuplé face à des citoyens dépourvus de ressources collectives.

Il est indéniable qu’une représentation identique à la sociologie de la population serait un grand progrès par rapport à l’accaparement actuel de ces fonctions politiques par les élites. Mais cela ne peut constituer qu’une solution au rabais pour pallier la non représentativité de notre mode de scrutin uninominal à deux tours. Un mode de scrutin qui est facilement modifiable par une simple loi organique.

Une représentation élue à la proportionnelle couplée à un RIC au spectre large constituerait la meilleure solution pour assurer à la fois la primauté de la souveraineté populaire et les avantages d’un système représentatif respectant l’efficacité la conflictualité nécessaire au travail législatif.

Islande, la révolution inachevée

© Haukur Þorgeirsson

Un spectre hante l’Europe : le spectre de la dette. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : la BCE et le FMI, Macron et Merkel, les Tories anglais et la Commission européenne. Mais l’Islande, pourtant membre du marché unique européen, a résisté au diktat. Endettée jusqu’au cou pendant la crise, elle a refusé de payer ses créanciers. Mieux encore, une juridiction européenne lui a donné raison. L’épisode islandais offre un récit alternatif à la fatalité de l’austérité, si ancrée dans les consciences par la capitulation du gouvernement grec en 2015. Elle permet de tirer les leçons d’une expérience inédite de désobéissance civile et de démocratie directe à l’échelle d’un État, de ses échecs et de ses espoirs.


La crise de 2008 en Islande

Après l’effondrement de la banque Lehman Brothers, l’économie mondiale a sombré dans le marasme financier. Tous ont encore en tête l’image de ces familles américaines jetées à la rue en plein hiver, ou les tombereaux d’insultes qui ont été réservés aux PIGS, ces États du Sud de l’Europe durement touchés par les politiques d’austérité. La crise de 2008 a plongé les déficits des États membres de la zone euro dans le rouge. Les leaders européens ont donc mis en place des mécanismes de refinancement pour « sauver » les États de l’insolvabilité en échange de réformes structurelles qui visaient au démantèlement des services publics et des systèmes de sécurité sociale.

L’Islande a été particulièrement touchée par la crise. Son secteur financier a connu un véritable boom dans les années 2000, avec les réformes néolibérales menées depuis les années 1990 par les gouvernements de centre-droit du Parti de l’Indépendance (conservateur) et du Parti du Progrès (agrarien). La banque privée Landsbanki a notamment créé Icesave en 2006, une banque de dépôts en ligne opérant au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, pour un total de dépôts estimé à 6,7 milliards d’euros. Dès le début de la crise, la couronne islandaise est entrée dans les eaux tumultueuses de l’hyperinflation : en juillet 2008, un simple Big Mac valait 469 couronnes, soit l’équivalent de 6 dollars américains. La branche islandaise de McDonald’s a d’ailleurs mis la clef sous la porte en 2009.

Pour faire face à l’effondrement économique, le gouvernement islandais a décidé le 7 octobre 2008 de nationaliser et de placer en faillite les trois banques privées du pays. La taille du secteur financier était totalement disproportionnée par rapport à celle de l’économie réelle du pays, et les Islandais auraient dû travailler pendant plusieurs décennies pour rembourser la dette extérieure de leurs banques. Le ministre islandais des Finances a donc averti son homologue britannique que son pays ne garantirait pas les dépôts des particuliers étrangers sur Icesave. Le lendemain, le Royaume-Uni a mis en œuvre des mesures de législation antiterroriste pour geler les avoirs financiers d’Icesave sur son territoire national, provoquant l’outrage du gouvernement islandais. La pétition en ligne « les Islandais ne sont pas des terroristes » a recueilli les signatures de 25% de l’ensemble des citoyens du pays. Quelques jours après, le peuple de Reykjavík est descendu devant l’Alþing (le Parlement islandais, établi en 930 après J-C). Il allait y mener chaque semaine, pendant des mois, la Kitchenware Revolution, des protestations massives contre la crise économique et la corruption de la classe politique.

Le début de la dispute légale

Les gouvernements britannique et néerlandais, furieux de la décision unilatérale de l’Islande de dénoncer la dette extérieure de ses banques, ont argué que celle-ci avait violé le traité sur l’Espace économique européen (EEE). En clair, le marché intérieur européen possède deux composantes : les États membres de l’Union européenne, et trois États membres de l’Association européenne de libre-échange (AELE), dont l’Islande. L’EEE a été créé en 1992 par accord entre la nouvelle UE et l’AELE comme marché unique caractérisé par quatre libertés : libre circulation des travailleurs, des biens, des marchandises et des capitaux. Afin d’assurer l’effectivité de ce marché, tous les États membres de l’EEE doivent transposer les directives européennes dans leur législation interne et participer au budget de l’Union. Cependant, les États de l’AELE ne sont pas soumis à la juridiction de la Cour de justice de l’Union européenne pour garantir l’application du droit européen, mais à un tribunal ad hoc, la Cour de l’AELE.

© Oddur Benediktsson

Entre-temps, les protestations continuaient à Reykjavík, avec l’usage de gaz lacrymogène par les forces de police pour la première fois depuis les manifestations anti-OTAN de 1949. La pression politique s’est fortement accentuée sur le gouvernement islandais et des élections anticipées ont été convoquées pour le 25 avril 2009. Elles ont été remportées par la gauche pour la première fois de l’histoire du pays, avec une coalition inédite entre l’Alliance sociale-démocrate et la Gauche Verte. Des partis de gauche avaient déjà participé au gouvernement, mais toujours en coalition avec les partis libéraux ou conservateurs. Il s’agissait donc d’un message très clair envoyé par les Islandais aux partis de gouvernement jugés responsables de la crise. Les sociaux-démocrates, comme remède à l’hyperinflation, ont fait de l’accession de l’Islande à l’UE et à l’euro leur cheval de bataille. Leur large victoire électorale leur a permis de commencer les démarches d’adhésion, mais les négociations avec l’UE ont été enterrées avec le retour de la droite au pouvoir.

La démocratie contre les créanciers

Le nouveau gouvernement s’est donc montré disposé à négocier avec le Royaume-Uni et les Pays-Bas sur les modalités d’un remboursement de la dette Icesave. Néanmoins, le premier projet de loi voté et amendé à cet effet par l’Alþing a été rejeté comme inacceptable par les deux créanciers. Un second projet de loi, voté par une très faible majorité parlementaire, et qui prévoyait le remboursement de « seulement » la moitié de la dette, a soulevé une controverse juridique : selon un des juges à la Cour suprême d’Islande, certaines dispositions du projet auraient eu pour effet de rendre l’État islandais responsable de la totalité du remboursement. Le président Ólafur Ragnar Grímsson a donc annoncé qu’il ne promulguerait pas la loi, et l’a soumise au référendum. Les Islandais ont rejeté le projet par 93% des voix, ce qui a entraîné une dégradation immédiate de la dette d’État au rang de junk status par les agences de notation. Un troisième projet de loi, négocié en début 2011, prévoyait un échelonnement des remboursements sur trente ans avec des mécanismes destinés à garantir l’économie islandaise ; une nouvelle fois soumis au référendum, il fut encore rejeté par 57% des voix. Les créanciers décidèrent donc d’en arriver au dernier recours, la résolution judiciaire devant la Cour de l’AELE.

La Cour a été saisie le 15 décembre 2011, mais n’a rendu son jugement qu’après une procédure d’un peu plus d’un an, le 28 janvier 2013. L’Autorité de Surveillance de l’AELE, appuyée par la Commission européenne et les gouvernements britannique et néerlandais, soutenait que le Fonds islandais de garanties des dépôts avait pour « obligation de résultat » de refinancer l’ensemble des dépôts des particuliers étrangers sur les banques islandaises. L’Islande soutenait quant à elle que « l’obligation de résultat » qui lui incombait consistait simplement à créer un fonds de garanties des dépôts similaire à ceux qu’avaient établi les autres États membres de l’EEE, et qu’il était impensable qu’un tel fonds puisse refinancer une faillite générale du système bancaire, ce qui aurait fait exploser le niveau la dette publique islandaise. La défense islandaise a d’ailleurs noté qu’une telle obligation de résultat, dans d’autres États, aurait eu pour effet de les endetter à hauteur de 372% de leur PIB. Rappelons que la Grèce, qui souffre toujours d’une austérité drastique, a une dette publique qui n’équivaut « qu’à » 180% de son PIB. La Cour a donné raison à l’Islande. Ce jugement de bon sens, intervenu au milieu de la crise des dettes de la zone euro, interpelle aujourd’hui sur la nécessité impérieuse de restructurer la dette des pays européens les plus touchés par la crise.

Une victoire à la Pyrrhus ?

L’Islande n’est certes pas un pays idéal à l’heure qu’il est. Le gouvernement de gauche de Jóhanna Sigurðadóttir, première femme cheffe du gouvernement islandais et première cheffe de gouvernement lesbienne de l’histoire, avait entamé une révision de la loi fondamentale en convoquant un conseil de citoyens tirés au sort afin de proposer une nouvelle Constitution, adoptée par le référendum du 20 octobre 2012. La révision devant encore être ratifiée par un nouveau Parlement, est restée lettre morte avec le retour de la droite à l’issue des législatives de 2013. Le Premier ministre Davið Sigurður Gunnlaugsson, libéral-populiste chassé du pouvoir en 2016 en raison de son implication dans le scandale des Panama Papers, continue de polluer la scène politique nationale. Les Islandais sont plus que jamais divisés, avec pas moins de sept partis représentés à l’Alþing pour moins de 250 000 électeurs.

© touteleurope.eu

C’est que la réforme politique n’a pas été menée à bien, même si treize banquiers ont été condamnés à des peines de prison (légères) en raison de leurs manipulations financières illégales d’avant 2008. Cependant, les finances publiques sont revenues à l’équilibre budgétaire et à un ratio dette/PIB acceptable, et le pays continue de caracoler en tête des indicateurs de développement humain. La dénonciation de la dette a permis à l’Islande d’éviter la situation calamiteuse de la Grèce. Cette révolution inachevée aura au moins prouvé que le spectre de la dette n’est qu’un tigre de papier.

La version originale de cet article a été publiée en décembre 2018 sur le site d’European Horizons Toulouse sous le titre « L’histoire d’une dette dénoncée en Europe : le cas Icesave »

L’enjeu des débats sur la souveraineté pendant la Révolution française, 1789-1795 – Intervention de Florence Gauthier

Le cercle LVSL de Paris organisait le 30 novembre dernier une conférence autour de la thématique de la souveraineté populaire telle qu’elle a été théorisée et mise en pratique sous la Révolution française. Florence Gauthier, historienne des révolutions de France et de Saint-Domingue Haïti, professeur à l’Université Paris 7-Diderot, a centré son intervention sur l’enjeu des débats sur la souveraineté pendant l’époque révolutionnaire, de 1789 à 1795. Nous retranscrivons ici l’intégralité de son intervention.


Comme nous nous en apercevons tous les jours, notre système électoral actuel nous empêche de contrôler nos élus, qu’ils soient députés, Président de la République ou autre. Notre Constitution actuelle précise bien que :

Titre I, Art. 3 : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. ». Et dans Titre IV, Art. 27 : « Tout mandat impératif est nul. Le droit de vote des membres du parlement est personnel ».

Il y a une contradiction ici entre la notion de souveraineté du peuple et celle de la représentation puisque le député dans l’Assemblée nationale est sans mandat et que son vote lui est personnel. La signification de ces articles n’apparaît sans doute pas encore clairement, mais je vais l’analyser en comparaison avec l’histoire de la Révolution française. Je commence par ce rappel :

Qu’est-ce que le pouvoir politique ? C’est le pouvoir de prendre une décision politique qui concerne l’ensemble de la société, selon le principe anonyme, qui vient du fond des âges et que l’on cite à toutes les époques : « Ce qui concerne tout le monde doit être consenti par tous ».

Qui prend la décision ? Telle est la question centrale de l’exercice du pouvoir politique. Il y a trois réponses et si cela vous intéresse d’approfondir, lisez la source première qu’est Aristote, La Politique. Trois formes de prise de décision sont bien connues : soit une monarchie ou un chef sous tout autre dénomination, qui exerce le pouvoir de décision au niveau du législatif et de l’exécutif ; soit une aristocratie sous des dénominations variées ; soit encore le peuple ou démocratie. Il existe bien sûr une variété infinie de gouvernements mixtes entre ces trois formes.

J’en viens à l’histoire de la Révolution française et à la convocation des États généraux en 1789.

Qu’est-ce que les États généraux ?

Un rappel sur les institutions du Moyen Âge est indispensable pour comprendre de quoi il s’agit. Il faut se remettre dans l’ambiance de la chute de l’Empire romain d’Occident au Ve siècle de notre ère, produite par un soulèvement des victimes de Rome dans cet espace Ouest-européen, rassemblant les esclaves des Romains, les peuples conquis mais non esclavagisés qui subissaient la présence romaine et les envahisseurs barbares qui, venus du fond de l’Asie, se déplaçaient vers ce finistère qu’est l’Europe, à la recherche de territoires où s’établir.

Les Romains ont tenté longtemps de repousser les Barbares, en construisant des murs de soldats, le limes, mais ont finalement été battus militairement au Ve siècle. Ce fut la fin de la civilisation romaine conquérante et esclavagiste. Les populations ont alors mêlé les corps et les savoirs, les conceptions des relations humaines et les institutions politiques. Elles ont produit de nouvelles langues et se sont consacrées d’abord à l’agriculture. La communauté villageoise est devenue le noyau de ces sociétés médiévales et a développé ses facultés agraires et politiques sans oublier la notion de droit, reprise des Romains et réinterprétée selon sa conception fondée sur le refus de l’esclavage.

Menacées par des bandes de pillards, les communautés villageoises ont dû organiser leur protection militaire et accepter les services de ce qui est devenu une noblesse militaire. Mais, au IXe siècle, cette noblesse a cherché à imposer aux communautés villageoises une forme de servage. C’est alors qu’un immense mouvement de paysans s’est levé et a duré du XIe au XIVe siècle, à travers le domaine Ouest-européen.

Les paysans ont alors négocié avec cette noblesse asservissante un contrat social qui délimitait, sur le territoire du village, les droits du seigneur et les droits des habitants du village. Les paysans ont rédigé ces chartes de communes et fait reconnaître leur propre droit face à celui du seigneur. Parmi les droits des habitants, il faut rappeler que le servage était interdit et que les habitants des deux sexes étaient reconnus comme personnes libres. Les habitants ont mis par écrit leur droits politiques : l’assemblée générale des habitants des deux sexes décide en commun de la vie du village sur tous les plans, politique, économique, social et juridique.

Enfin, au XIVe siècle, le roi proposa d’intégrer ses sujets à la prise de décision politique en créant les États généraux dans le royaume de France (il existe d’autres dénominations comme les Cortès en Espagne ou le Parlement en Angleterre). C’était le grand conseil du roi et tous les corps du royaume envoyaient leurs mandataires, chargés de leur mandat : à savoir, les communautés villageoises, les corps de métiers urbains, les communes urbaines et les deux ordres du clergé et de la noblesse, organisés eux aussi en corps avec leurs mandataires.

Le peuple, réuni dans le Tiers état dans le royaume de France, participait aux décisions politiques du royaume et surtout, avait le droit précieux de consentir le montant des impôts. Droit précieux que nous avons perdu, mais qui vient pourtant d’entrer en mouvement revendicatif récemment. Retenons qu’à partir des États généraux, la souveraineté était partagée entre le roi et ses sujets selon la Constitution du royaume, fondée sur ce contrat social éclairé par la conscience populaire du « sens commun du droit ».

Je dois préciser maintenant le système électoral de tous ces corps : c’est celui du fidei commis en latin, commis de confiance ou mandataire révocable par ses électeurs. Nous ne le connaissons plus, il a disparu en France depuis la répression brutale de la Commune de Paris de 1871 et il est interdit dans la Constitution actuelle comme je viens de le rappeler. Le commis de confiance est une institution que nous connaissons encore sous des formes qui ne sont pas celles du système électoral.

Un médecin que l’on choisit : si on trouve qu’il ne convient plus, on en choisit un autre, tout simplement. Un ministre est choisit par un roi ou par une assemblée habilitée à le faire. Si le ministre ne fait pas ce qu’on lui demande, il est remplacé tout simplement.

Dans le système électoral médiéval, l’assemblée générale des communautés villageoises, à titre d’exemple, choisissait ses mandataires pour se rendre aux États généraux : ce mandataire était chargé d’un mandat et il était entretenu par les mandants ou électeurs. S’il ne remplissait pas son mandat, ses mandants le rappelaient et le remplaçaient, tout simplement. L’institution du mandataire, choisie, contrôlée par ses mandants et révocable si elle trahit son mandat a été celle du système électoral dans toutes les élections depuis le Moyen-âge et a duré des siècles et faisait partie intégrante de la culture politique du peuple, mais aussi du clergé ou de la noblesse. L’institution du mandataire n’est pas une institution démocratique en soi, mais elle le devient lorsque c’est un corps comme les assemblées générales de communes qui le pratiquent.

Or, depuis le XVIIe siècle, le roi n’a plus convoqué les États généraux. Je ne peux expliquer les raisons faute de temps. Et, depuis ce moment, la monarchie a été qualifiée de « despotique et tyrannique » parce que les sujets du roi étaient exclus de la prise de décision politique. En 1789, la crise de la monarchie française était telle que le roi ne pouvait plus gouverner. Louis XVI a choisi de convoquer à nouveau les États généraux. Ce choix d’une solution politique, en associant ses sujets aux décisions à prendre pour le futur, est à mettre à son actif. Et la société s’en est largement réjouie.

Les élections du Tiers état se sont faites au premier niveau des assemblées générales des habitants des deux sexes des communautés villageoises, dans les villes divisées en quartiers ou par corps de métiers et ont choisi leurs mandataires chargés du mandat des cahiers de doléances. Les mandataires de ce premier niveau se sont retrouvés au chef-lieu de bailliage et ont choisi, parmi eux, les mandataires qui iraient à Versailles, mandatés par la refonte des doléances en un cahier de bailliage. Les États généraux, convoqués selon la tradition le 1er mai, se sont réunis à Versailles le 5 mai 1789.

Les États généraux se transforment en Assemblée nationale constituante

A Versailles, un noyau de députés proposa de donner une Constitution à la France et parvint à entraîner une majorité de députés, ouvrant ainsi l’acte 1 de la Révolution : le 20 juin 1789 par le Serment du Jeu de Paume, ces députés se déclaraient, par leur propre volonté, « Assemblée nationale constituante » et juraient de ne point se séparer avant d’avoir réalisé cette Constitution. La réponse du roi fut la répression : il se préparait à réprimer militairement les députés et la ville de Paris, qui suivait avec passion ce qu’il se passait à Versailles.

Pourquoi cette réponse du roi ? Parce que l’Assemblée nationale constituante lui a retiré sa souveraineté. Et pourquoi a-t-elle pu le faire ? Parce qu’elle était une assemblée de mandataires révocables devant leurs électeurs et il s’agissait bien de la souveraineté populaire en acte : les mandataires de tous les habitants du royaume.

L’acte 2 de la Révolution s’est produit en juillet 1789, au moment où le roi préparait la répression. Ce fut le peuple entier qui se souleva, sous forme de jacqueries énormes, dans quasiment tout le pays. Les Jacques armés s’en prirent à la féodalité et commencèrent le brûlement des titres de seigneurie, exprimant clairement leur refus de maintenir plus longtemps la féodalité. De plus, villes et campagnes prirent le pouvoir local et créèrent les Gardes nationales avec des citoyens volontaires. Ce soulèvement appelé par les contemporains « Grande Peur » entraîna l’effondrement de la grande institution de la monarchie. Pourquoi ? Parce que les intendants et les gouverneurs militaires, agents du roi, se cachèrent tant ils avaient peur.

En août 1789, le roi avait perdu sa souveraineté, son épée et son administration. La nouvelle situation du pays, au lendemain de la Grande Peur, va mettre en lumière le débat de fond sur la question centrale de la souveraineté. Le mouvement populaire de juillet a empêché le roi de réprimer : le peuple s’est armé avec les Gardes nationales et c’est lui qui a sauvé l’Assemblée constituante.

L’Assemblée vote deux décisions importantes : le 4 août, elle vote un décret rendant hommage à la jacquerie : « L’Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal ». Mais elle ne l’appliquera pas. Et, le 26 août, elle vote une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui expose la théorie politique que je résume : les principes éthiques sont contenus dans l’article premier : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », et dans le droit de résistance à l’oppression (Art. 2), elle fonde la société politique sur le principe de la souveraineté populaire et sur la suprématie du pouvoir législatif sur l’exécutif.

Mais, le principe de l’égalité en droits va diviser l’Assemblée en un « côté droit » qui refuse la Déclaration des droits et un « côté gauche » qui s’engage à défendre les principes de la Déclaration des droits.

A partir de là, le « côté droit » de l’Assemblée va passer à l’offensive et voter une Constitution établissant une monarchie constitutionnelle et une aristocratie des riches, qui réserve, comme son nom l’indique, les droits politiques à un certain niveau de richesses. C’est la Constitution de 1791, qui a été mise en application de septembre 1791 au 10 août 1792, qui l’a renversée.

Que faisait le mouvement populaire de 1789 à 1792 ?

Il s’est organisé d’une manière autonome : les paysans d’une part, qui représentent plus de 85 % de la population, vont poursuivre les jacqueries. Pourquoi ? Parce que l’Assemblée nationale ne répond pas à leur programme de suppression de la féodalité et de récupération des biens communaux usurpés par les seigneurs.

Les jacqueries vont reprendre et imposer leur rythme à la Révolution. Depuis juillet 1789, il y eut cinq autres jacqueries, soit deux par an entre 1789 et 1793, qui éclatent à travers le pays, renforcent le mouvement paysan et son pouvoir local et récupèrent, dans les faits, des communaux usurpés avec les droits d’usage et poursuivent le brûlement des titres féodaux. L’Assemblée nationale a décrété la Loi martiale contre toutes les formes du mouvement populaire, mais n’a pas les moyens de l’appliquer. Pourquoi ? Parce que les paysans se protègent en s’armant et que les soldats ne sont pas toujours disposés à réprimer : c’était cela aussi la Révolution. L’Assemblée nationale, avec la Loi martiale, a déclenché une guerre civile ouverte.

En ville, le peuple s’organise en assemblées générales électorales en quartiers de commune, appelés sections de commune. Ce fut l’institution révolutionnaire par excellence: les assemblées générales électorales pour les États généraux se sont maintenues et sont devenues le lieu de réunion des citoyens des deux sexes, pour préparer des manifestations, lire de façon collective les journaux, discuter des lois et reprendre peu à peu les pouvoirs locaux de la commune.

L’Assemblée a bien supprimé dans sa Constitution de 1791 les assemblées générales communales démocratiques, mais le mouvement populaire ne lui obéit pas. Par contre, le mouvement populaire découvre que la Constitution de cette Assemblée nationale viole les principes de la Déclaration des droits et c’est bien cette contradiction qui fut le ressort de la Révolution.

La Révolution du 10 août 1792.

En août 1792, la situation s’est gravement dégradée : le roi a réussi, avec la complicité de l’Assemblée, à déclarer la guerre dans l’espoir que les armées ennemies vont venir le rétablir sur son trône. Cette haute trahison du roi conduit le mouvement populaire à organiser sa propre défense et, le 10 août 1792, les Parisiens et les volontaires de tout le pays, qui viennent des départements pour défendre les frontières du Nord, renversent la Constitution de 1791 et la monarchie. Le roi est emprisonné et la Révolution convoque une nouvelle assemblée constituante, la Convention.

La Convention est élue au suffrage universel par les assemblées générales électorales communales et le système électoral est celui du mandataire révocable. La Convention proclame la République démocratique : comme avec la Déclaration des droits de 1789, le principe de la souveraineté populaire est rétabli, avec le système électoral du mandataire révocable.

Cependant, un nouvel obstacle apparaît, celui du nouveau « côté droit » de la Convention, formé du parti de la Gironde. La Gironde va réussir au début de la Convention girondine à rassembler une majorité de voix sur ses propositions. La Gironde a peur du mouvement populaire et d’une république démocratique et continue de s’opposer au programme paysan, qui propose une réforme agraire supprimant la féodalité et protégeant les biens communaux et leurs droits.

Le programme paysan est complété par le mouvement populaire urbain qui est victime de la politique de liberté illimitée du commerce des subsistances : il s’agit de détruire les protections des marchés publics et d’imposer des pratiques spéculatives qui cherchent à privatiser le marché afin d’imposer les prix. Nous connaissons bien ces pratiques aujourd’hui. A l’époque, l’offensive capitaliste visait le marché des subsistances : il faut bien comprendre que la hausse des prix provoque des famines et se révèlent mortelles pour les salariés aux revenus fixes.

Le mouvement populaire avait élaboré le programme du Maximum pour répondre à cette offensive mortifère : il défendait « le droit à l’existence et aux moyens de la conserver comme premier des droits de l’homme » et avait même, en la personne de Robespierre, exprimé cela par un concept remarquable : celui « d’économie politique populaire » pour se libérer de « l’économie politique despotique ». Le mouvement populaire s’exprimait avec le courant appelé la Montagne. Mais la Gironde lui répondit à nouveau par la Loi martiale. La Convention était une assemblée constituante et la Gironde prépara la discussion sur la Constitution, mais l’interrompit en février 1793, craignant la poussée démocratique. Elle réussit ainsi à gouverner sans constitution jusqu’à sa chute.

De plus, la Gironde déclara une guerre de conquête avec l’objectif d’occuper la rive gauche du Rhin : la guerre était un moyen de prendre le pouvoir et de créer une diversion. Mais, les peuples occupés n’aimèrent pas la conquête girondine et se défendirent si bien que la politique girondine échoua : l’adversaire menaçait maintenant les frontières de la République. C’est alors que la majorité de la Convention changea et exprima son refus de la politique girondine.

La Révolution des 31 mai-2 juin 1793

Comme pour le 10 août, le peuple organisa sa propre défense et ce furent les assemblées générales des sections de Paris, appuyées par les volontaires partant aux frontières, qui organisent une nouvelle insurrection le 31 mai 1793.

Que demandaient-ils ?

Non la dissolution de la Convention, mais le rappel des députés de la Gironde qu’ils jugeaient infidèles depuis plusieurs mois. Le 31 mai, les sections parisiennes vinrent à la Convention réclamer les 32 députés et ministres qui avaient perdu leur confiance. La discussion dura jusqu’au 2 juin et les mandataires infidèles furent destitués.

Voilà un exemple remarquable de l’application de l’institution du mandataire révocable par le peuple souverain. Ces 31 mai-2 juin furent pacifiques, il n’y eut ni mort ni blessé. Et les 32 rappelés furent assignés à résidence, chez eux. La Montagne, qui n’était pas majoritaire en voix à la Convention, fit des propositions qui emportèrent la majorité des députés. Le premier débat de la Convention montagnarde fut celui sur la Constitution qui fut votée le 26 juin suivant, avec une Déclaration des droits naturels, proche de celle de 1789 et une Constitution fondée sur le principe de la souveraineté populaire et de la démocratie communale.

Le 17 juillet, la Convention votait enfin la grande Loi agraire qu’attendaient les paysans : suppression des rentes féodales, partage des terres entre seigneurs et paysans, reconnaissance de la propriété des biens communaux aux communes, partage égal des héritages entre les enfants des deux sexes, y compris les enfants naturels et ouvrait une série de mesures pour distribuer des lopins de terre aux paysans sans terre.

La politique du maximum concernant le marché des subsistances fut enfin appliquée et la politique montagnarde prit en mains la défense des frontières. Pour mener à bien cette politique, la Convention montagnarde renforça la souveraineté populaire au niveau de l’application des lois.

Ce sera mon dernier point. 

L’exécutif était, depuis 1789, décentralisé : il n’y avait plus d’appareil d’État. L’application des lois se faisait au niveau local des communes, des districts, des départements par des administrateurs élus par les assemblées générales communales. En décembre 1793, la Convention montagnarde organise le Gouvernement révolutionnaire. Pour empêcher la non application des lois, tactique des contre-révolutionnaires élus dans les instances démocratiques, la loi du Gouvernement révolutionnaire décida que l’application des lois se ferait au niveau de la Commune, sous le contrôle des assemblées générales sur leurs administrateurs élus. Ce fut ainsi que la législation que je viens de rappeler a pu s’appliquer avec une grande rapidité et répondre au mouvement populaire et surtout mettre fin à la guerre civile.

La décentralisation communale sous le contrôle des assemblées générales communales dissuadait efficacement les actes contre-révolutionnaires. Pour conclure sur la souveraineté populaire : il n’y a pas eu de dictature avec la Convention montagnarde, mais au contraire un approfondissement de la démocratie communale, expression de la souveraineté du peuple, qui contrôlait les pouvoirs publics, le législatif par le système électoral du mandataire révocable et l’exécutif par la décentralisation et l’application des lois au niveau de la commune.

Le 9 thermidor-17 juillet 1794, les opposants à cette République démocratique et sociale faisaient tomber la Montagne sur un simple vote et détruisirent cette souveraineté populaire, clé de cette expérience.

Les conséquences du 9 thermidor sur la souveraineté populaire

Je précise que ce qui a été maintenu de cette période démocratique a été la réforme agraire : les divers régimes qui ont suivi thermidor, le Directoire, le Consulat, l’Empire, la restauration des Bourbons etc. n’ont jamais osé défaire la réforme agraire, qui s’est maintenue en France.

Il faut souligner que ce fut une des rares réformes agraires en faveur des paysans qui ait pu se maintenir, ce n’a pas été le cas ni en URSS ni en Chine au XXe siècle. Louis XVIII répondait à ses Ultraroyalistes, qui lui demandaient de rétablir la féodalité en France : « Messieurs, voulez-vous rallumer la guerre civile en France ? ». Alors, les Ultraroyalistes se sont calmés.

Par ailleurs, il est important de savoir que la Déclaration des droits naturels de l’homme et du citoyen a été expulsée, depuis thermidor, du droit constitutionnel français. Vérifiez dans les Constitutions de la France qui ont suivi, c’est une recherche intéressante à vérifier. Et ce n’est que plus de 150 ans après, en 1946, à la suite d’une guerre terrible contre fascisme et nazisme que la Déclaration des droits de 1789 a été réintroduite dans le droit constitutionnel français. Puis, l’ONU a voté sa « Déclaration universelle des droits de l’homme » en 1948.

Enfin, les droits politiques des femmes qui existaient depuis le Moyen Âge, ont eux aussi été supprimés à l’occasion des diverses Constitutions avec leurs diverses formes d’aristocratie des riches depuis Thermidor.

Après la répression sauvage de la Commune de Paris de 1871, la Troisième République a annoncé le rétablissement du suffrage universel, mais c’est inexact : les femmes en étaient exclues et la misogynie, soit une forme de division du peuple, fut légalisée depuis.

Et ce n’est qu’avec la Déclaration des droits, en 1946, que les droits politiques des femmes ont été rétablis en France, les deux ensemble : il est certain que la Résistance a été un grand moment de retrouvailles avec « le sens commun du droit ».

Mais de nouveau, ce dernier est attaqué avec virulence.

Crédits : © Vincent Plagniol pour LVSL

Bibliographie sélective

Sur les théories politiques et le droit naturel :

Jacques Godechot éd., Les Constitutions de la France depuis 1789, Paris, Garnier-Flammarion.

John Locke, Deux traités de gouvenement, (1690), trad. Paris, Vrin, 1997.

Ernst Bloch, Droit naturel et dignité humaine, (1961) trad. Paris, Payot, 1976.

Florence Gauthier, Triomphe et mort de la Révolution des droits de l’homme, (1992) Paris, Syllepse, 2014.

Voir le n° 64, « Le droit naturel », revue Corpus, Paris, 2013.

Sur la question agraire :

Marc Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris/Oslo, Colin, 1931 ;

Rois et serfs. Un chapitre d’histoire capétienne, (1920) La Boutique de l’Histoire, 1996.

Rodney Hilton, Bondmen made free, trad. de l’anglais sous le titre approximatif Les mouvements paysans au Moyen-âge, Paris, Flammarion, 1979.

Peter Linebaugh, The Magna Carta Manifesto. Liberties and Commons for all, Univ. of California Press, 2008.

Henry Doniol, La Révolution français et la féodalité, (1876) Genève, Megariotis, 1978.

Anatoli Ado, Paysans en révolution, 1789-1794, Paris, Société des Etudes Robespierristes, 1996.

Florence Gauthier, « Une révolution paysanne. Les caractères originaux de l’histoire rurale de la Révolution française », voir site internet : http://revolution-francaise.net/2011/09/11/448-une-revolution-paysanne

Sur le système électoral :

Florence Gauthier, « Révolution française : souveraineté populaire et commis de confiance », sur le site www.lecanardrépublicain.net/spip.php?article751

“La bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre citoyens et puissants” – Entretien avec Alessandro Di Battista, numéro 2 du M5S

Alessandro DI Battista pendant la campagne électorale.

Alessandro Di Battista, 39 ans, est l’une des principales figures du Mouvement Cinq Etoiles, le premier parti politique d’Italie. Avant de rejoindre le mouvement de l’humoriste Beppe Grillo, Di Battista a travaillé pour l’UNESCO et auprès du Conseil Italien pour les Réfugiés (CIR). Il a également parcouru l’Amérique latine en tant que reporter. Élu à la chambre des députés en 2013 pour la région du Lazio, il réalise une entrée remarquée dans la politique institutionnelle. Alors que le Mouvement Cinq Etoiles verrouille scrupuleusement sa communication, il est l’un des rares députés à s’exprimer devant les caméras, et la virulence de ses interventions en font l’un des porte-paroles les plus en vue. Souvent considéré comme le représentant de l’ « aile gauche » du parti, garant de son esprit contestataire originel, Di Battista est aussi régulièrement présenté comme l’alter ego de Luigi Di Maio, leader du M5S depuis 2017 et actuel Ministre du développement économique et du travail. Lors de la campagne décisive pour les élections de mars 2018, tandis que Di Maio entame une quête de respectabilité auprès des élites économiques italiennes et européennes, Di Battista sillonne les places du pays et harangue la foule au cours de meetings survoltés. Alessandro Di Battista aime cultiver et mettre en scène sa proximité avec les citoyens ordinaires, les « gens d’en bas ». Le 25 avril dernier, avant la concrétisation de l’alliance de gouvernement entre le M5S et la Lega (extrême-droite), il nous recevait au seuil d’un modeste café à deux pas de son appartement, au Nord de Rome. Dans ce long entretien, celui qui a renoncé à se présenter à sa réélection pour se consacrer à sa famille, « faire le tour du monde et écrire », évoque volontiers l’identité, insaisissable, de l’OVNI politique M5S. Nous l’avons également invité à nous en dire plus sur son expérience en Amérique latine, son rapport aux gauches européennes et à Emmanuel Macron, sur la démocratie directe et la fracture Nord-Sud en Italie, ou encore sur les positions fluctuantes du M5S au sujet de la question européenne. 


LVSL – Dans votre livre A testa in su, vous revenez sur votre expérience en Amérique Latine, et vous écrivez : « Cette année au Guatemala m’a amené à me passionner pour la politique avec un P majuscule ». Qu’entendez-vous par politique avec un P majuscule ? De quelle manière cette expérience latino-américaine a-t-elle été structurante pour vous ?

Alessandro Di Battista – Pour moi, la politique est sans doute l’activité la plus importante qu’un être humain puisse exercer. Les politiques, peut-être les partis, l’ont dévalorisée. Cela dit, pour moi, la politique est splendide. Ainsi, quand je parle de politique avec un P majuscule, je parle de la politique qui se fait partout, et pas seulement à l’intérieur du parlement. J’ai passé quasiment un an au Guatemala. J’y suis retourné pour travailler dans une communauté indigène composée d’ex-guérilleros. Ils s’étaient rassemblés après les accords de paix et tentaient de vivre une vie un peu plus digne et juste, tous ensemble.

J’étais alors conscient des problématiques de ce pays, qu’elles soient sociales, économiques ou financières. J’ai vu comment s’organisaient ces gens qui cherchaient simplement à se construire une vie digne. Pour moi, la politique, c’est la résolution collective des problèmes. C’est se mettre ensemble, et essayer de trouver une solution pour résoudre un problème précis. La politique avec un P majuscule, c’est cela. Ce ne sont pas les partis et les élections. Les élections sont importantes bien sûr, mais pour l’amour de Dieu, la politique doit signifier la tentative collective d’améliorer la société dans laquelle nous vivons. Dans ce sens-là, la politique avec un P majuscule, j’en ferai toute ma vie, y compris en dehors du parlement.

LVSL – Ce lien avec l’Amérique Latine est un point que vous avez en commun avec plusieurs leaders de Podemos et Jean-Luc Mélenchon. Qu’est-ce qui vous rapproche et qu’est-ce qui vous distingue d’eux ?

Alessandro Di Battista – Je ne connais pas les propositions qu’ils mettent en avant de manière exhaustive. Je ne connais personnellement ni Pablo Iglesias ni Jean-Luc Mélenchon. Reste que j’ai un peu étudié leurs programmes et leurs débats. Il me semble que ces forces politiques, tout comme le Mouvement 5 Étoiles, se sont beaucoup intéressées aux droits économiques et sociaux. C’est ce que toute force politique devrait faire. Cela dit, il me semble que ces deux partis sont très connotés à gauche sur le plan politique. Bien que Podemos ait toujours expliqué qu’il se situait en dehors du clivage gauche/droite, ces deux forces sont ancrées dans cet espace politique. Elles restent perçues comme des formations de gauche.

Avant le Mouvement 5 Étoiles, j’ai toujours voté à gauche. Cependant, aujourd’hui, gauche et droite sont deux catégories qui ne représentent pas les citoyens. Elles ne sont plus capables de représenter, non seulement les nuances politiques qui segmentent les citoyens, mais également le fonctionnement du monde.

« Durant la dernière campagne électorale, l’un des rares arguments du PD a consisté à dire : « nous avons fait tous ces droits civils ». Reste que si les gens ne savent pas comment se déplacer, comment se soigner, et où s’installer pour vivre, ils ne votent pas pour toi. Les jeunes fuient l’Italie car il n’y a pas de travail, et qu’il y a un énorme problème d’éducation publique. Les gens ne votent pas pour les partis qui se concentrent exclusivement sur les droits civils. »

C’est notre principale différence. Podemos et la France Insoumise appartiennent au monde de la gauche. Or, c’est une mouvance qui se meurt.

Elle dépérit avant tout parce qu’elle s’est beaucoup trop concentrée sur les droits civils. Que les choses soient claires : les droits civils sont importants. L’un des derniers votes que j’ai fait au Parlement concernait justement le bio-testament.

Cela dit, je remarque que durant les 30 dernières années, les gouvernements occidentaux se sont concentrés sur les droits civils. Pendant ce temps, les droits sociaux, les droits économiques, et l’État social ont été démantelés. Dans une logique de « social washing », on présente les droits civils comme une avancée. Très bien. Les droits civils sont importants, mais si les droits économiques et sociaux sont abandonnés, alors les gens ne votent pas pour toi.

Le Partito Democratico a massacré l’Etat social de la même manière que Berlusconi. Du point de vue des politiques menées, je ne vois pas de différence entre le PD et Berlusconi. Durant la dernière campagne électorale, l’un des rares arguments du PD a consisté à dire : « nous avons fait tous ces droits civils ». J’ai compris. C’est important. Il n’y a aucun doute là-dessus. Reste que si les gens ne savent pas comment se déplacer, comment se soigner, et où s’installer pour vivre, ils ne votent pas pour toi. Les jeunes fuient l’Italie car il n’y a pas de travail, et qu’il y a un énorme problème d’éducation publique. Les gens ne votent pas pour les partis qui se concentrent exclusivement sur les droits civils.

En cela, le Mouvement 5 Étoiles est différent de toutes les autres formations européennes. Je note que le score du Mouvement 5 Étoiles a été beaucoup plus élevé que celui de Mélenchon ou de Podemos, ce qui laisse à penser que notre méthode est la bonne.

« Le populisme, c’est la capacité de déceler les exigences populaires. Et aujourd’hui, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est nécessaire de placer à nouveau les droits économiques et sociaux au centre du débat. Tout simplement parce qu’ils n’existent plus en Italie. Ils disparaissent aussi petit à petit en France, alors que ce pays a longtemps été un modèle international d’État social. »

Une dernière remarque. Les médias et les politiques nous définissent comme populistes. C’est la même chose pour Podemos et Iglesias. C’est moins le cas pour Jean-Luc Mélenchon. Je peux me tromper, mais il me semble qu’il n’a pas été défini comme populiste comme nous l’avons été.

LVSL – Mélenchon a également été qualifié de populiste…

Alessandro Di Battista – Peut-être est-ce le cas. Je ne connais pas bien sa situation. Il n’en demeure pas moins que pour moi, ce n’est pas du populisme. Le populisme, c’est la capacité de déceler les exigences populaires au niveau mondial, au niveau national, et au niveau social. Il s’agit ensuite de définir les réponses à apporter. Et aujourd’hui, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est nécessaire de placer à nouveau les droits économiques et sociaux au centre du débat. Tout simplement parce qu’ils n’existent plus en Italie. Ils disparaissent aussi petit à petit en France, alors que ce pays a longtemps été un modèle international d’État social.

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Alessandro Di Battista, numéro 2 du M5S, ©Kaspo

LVSL – Avant de venir, nous avons regardé une de vos interventions télévisées. Celle-ci a eu lieu chez vous. Nous avons pu observer que votre bibliothèque est remplie d’auteurs comme Lénine, Brejnev, et Gramsci. En quoi ces auteurs et cette tradition politique et intellectuelle vous inspirent ? 

Alessandro Di Battista – La pensée de Gramsci est pour moi très actuelle. C’est un homme dont l’histoire mérite un énorme respect, une énorme considération, et qui reste pertinent aujourd’hui. En ce qui concerne les biographies de Lénine et Brejnev, c’est avant tout parce que je suis un lecteur friand. Ce journaliste, qui est un peu de gauche, a cadré ces livres, pour jouer un peu, en disant qu’ils ne seraient pas chez Massimo D’Alema, et qu’il les avait trouvés chez moi. Cela dit, à côté, il y a aussi des livres de géographie, des biographies de Gengis Khan ou de Napoléon Bonaparte, ou des livres sur la Révolution française et beaucoup d’autres choses. J’aime lire, j’aime beaucoup les biographies. D’ailleurs, la biographie de Brejnev ne m’a pas vraiment influencé. Je pense être l’un des rares Italiens à avoir une biographie de Brejnev. La vie de Lénine est plus intéressante. J’aime énormément lire. Lire crée de l’indépendance.

« De nos jours, la bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre les citoyens qui veulent reprendre un peu de souveraineté, et les puissants, qui continuent à centraliser non seulement le pouvoir, mais aussi d’énormes richesses. »

Il est vrai que certains journalistes disent que je représente « l’âme de gauche » du Mouvement 5 Étoiles. La vérité est qu’il n’y a ni âme de gauche, ni âme de droite. Je le répète, ce sont des catégories du passé. Nous analysons les problèmes, nous les décortiquons et nous cherchons une solution. Quelquefois, la solution apparaît comme une solution de droite. Soutenir les entreprises avec une banque publique d’investissement peut être vu comme une solution venant de la droite. D’autres penseront à l’inverse qu’il s’agit d’une solution de gauche. Le revenu de citoyenneté peut apparaître comme une solution de gauche au problème de la pauvreté. C’est d’abord une solution juste, qui peut ensuite influer positivement sur l’économie. En effet, certains entrepreneurs y voient des avantages, car cela augmente le pouvoir d’achat des citoyens italiens, ce qui constitue un élément positif pour les entreprises.

Je désavoue complètement ces catégories. Il en a toujours été ainsi dans l’histoire du M5S. On a toujours cherché à nous étiqueter et à nous cataloguer. Ainsi, quand on veut abolir Equitalia [Ndlr, une société publique qui perçoit l’impôt pour le compte de l’État] et avoir une fiscalité plus juste, nous sommes de droite. Pourtant, c’est le centre-droit qui a créé Equitalia. Quand nous voulons protéger les travailleurs, nous sommes de gauche. Or, c’est le centre-gauche qui a aboli l’article 18 du Statut des travailleurs [Ndlr, article qui protégeait les salariés contre les licenciements injustifiés]. Vous voyez bien qu’il y a une sorte de court-circuit à ce sujet. De nos jours, la bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre les citoyens qui veulent reprendre un peu de souveraineté, et les puissants, qui continuent à centraliser non seulement le pouvoir, mais aussi d’énormes richesses. Regardez ce qui se passe au niveau mondial. La richesse est concentrée en si peu de mains…

Dans un mois, je pars avec ma famille. Nous allons voyager de San Francisco à Panama. Je ne suis jamais allé à San Francisco. Cela dit, je lis sur le sujet. San Francisco est probablement une des villes les plus riches du monde. Cette ville a tout pour plaire : la Silicon Valley, Steve Jobs, d’immenses multinationales, des droits civils incroyables, etc. Au niveau mondial, c’est sans doute la ville la plus avant-gardiste pour ce qui concerne les droits civils. Elle porte un discours quasi-libertaire. Or, c’est une des villes du monde où il y a le plus de sans-abris et de personnes qui vivent dans la rue. Vous avez donc le lieu le plus riche du monde, qui en même temps est l’endroit où vivent le plus de personnes dans la rue.

« Je crois aux réseaux sociaux, car si tout n’y est pas bon à prendre, Internet est un lieu où se rompt l’intermédiation. Je me suis un peu intéressé à tout ce qui touche à la blockchain et aux cryptomonnaies, car cela pourrait aussi devenir une façon de rompre un peu les intermédiations financières. Aujourd’hui, ce qui dirige le monde n’est ni la droite ni la gauche, c’est le capitalisme financier. »

Vous voyez que le problème n’est plus de trouver une solution de gauche ou de droite, mais d’apporter un minimum de redistribution des richesses et de rééquilibrage dans la société au niveau mondial. Le statu quo nous amène à l’implosion. L’humanité ne pourra pas y survivre. Je crains des guerres pour l’eau. Je crains une centralisation des pouvoirs. Je crains également l’augmentation des phénomènes de racisme et de xénophobie. Il est clair que ces phénomènes de racisme sont liés à la désintégration de l’État social. Il y a un moyen de détruire la xénophobie et d’attaquer le racisme, c’est de renouer avec les droits économiques et sociaux. Sinon, les populations se battent entre elles. Les pauvres se font souvent la guerre entre pauvres plutôt que de la faire à ceux qui sont responsables. Nous tendons à pointer du doigt ceux qui sont dans une situation pire que la nôtre.

J’ai choisi le M5S car je crois fermement à la rupture de l’intermédiation. Pour moi, l’intermédiation est une manière d’exercer le pouvoir. En fait, je me suis intéressé au mouvement car il a réussi à rompre cette intermédiation entre partis et institutions. Je suis entré au Parlement sans connaître qui que ce soit et sans argent. J’ai dépensé 140€ en frais de campagne la première fois. Je crois aux réseaux sociaux, car si tout n’y est pas bon à prendre, Internet est un lieu où se rompt l’intermédiation. Je sais qu’il y a des problèmes avec les algorithmes et des histoires comme celle de Cambridge Analytica. Je me suis un peu intéressé à tout ce qui touche à la blockchain et aux cryptomonnaies, car cela pourrait aussi devenir une façon de rompre un peu les intermédiations financières. Aujourd’hui, ce qui dirige le monde n’est ni la droite ni la gauche, c’est le capitalisme financier. C’est le primat de la finance sur la politique. Quand je vous parle de politique avec un P majuscule, je parle d’une politique qui commanderait à la finance. C’est la politique, entendue comme représentation de tous les citoyens, qui doit commander la finance. Nous pouvons aussi parler de démocratie directe, car je crois que c’est notre avenir

LVSL – En France, le Mouvement 5 Étoiles est défini comme populiste, anti-système, et tend à être perçu comme incohérent, ou sans colonne vertébrale idéologique. Comment le définiriez-vous ? Quelles sont ses influences idéologiques ?

Alessandro Di Battista – Qui dit cela en France ? Le Monde ? Ce sont sans doute eux qui nous définissent ainsi. C’est encore l’establishment. Les mêmes qui n’ont absolument rien compris à ce qui s’est passé au cours des 10 dernières années. Le comble est qu’il s’agit du même establishment qui a soutenu Hillary Clinton aux Etats-Unis. Finalement, c’est Trump qui a gagné. C’est le même establishment qui a soutenu le « remain ». Or, c’est le Brexit qui a gagné. Ils ne comprennent toujours pas pourquoi.

« Nous sommes le fruit d’une sorte de réaction à un système politique qui ne nous représente plus ! Auparavant, je votais PD, tandis que certains de mes camarades votaient pour d’autres partis. Nous nous sommes dit collectivement : très bien, on va se débrouiller tout seuls »

Probablement parce qu’ils regardent le monde et le Mouvement 5 Étoiles du haut de leur tour d’ivoire dans le centre de Paris. Je les définis comme des intellectuels « faucille et cachemire » [Ndlr, un équivalent de « gauche caviar »]. Que dois-je ajouter ? Que ce serait comme dire que 11 millions d’Italiens sont sans colonne vertébrale idéologique…

Ce n’est pas le cas. Ce n’est évidemment pas le cas. La vérité, c’est qu’à chaque fois que naît un mouvement politique qui tente de changer le système, la première chose que fait le système est de trouver quelque chose qui le décrédibilise. Il tente d’abord de l’étiqueter comme « populiste ». Cela ne marche pas car plus le système nous attaque, plus les personnes qui sont contre ce système injuste soutiennent le Mouvement Cinq Étoiles. C’est donc une stratégie aveugle. Regardez plutôt : ils ont attaqué Trump de tous les côtés, et les gens ont finalement voté Trump.

En définitive, la chose la plus populiste qui soit aujourd’hui est de définir comme populiste une force politique qui tente de changer les choses. Anti-système… On nous a qualifié d’anti-système. Que signifie anti-système ? Vouloir changer les choses ? Oui ! Mais comment essayons-nous de les changer ? En se présentant aux élections, en faisant des réunions sur des places, sans jamais un incident, sans prendre de financements publics, en gagnant les élections à Rome, à Turin, en se présentant aux élections européennes… Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’avons-nous fait de mal ?

Nous nous sommes présentés aux élections et nous avons obtenu de nombreuses voix, voilà tout. C’est ce que les paladins de la démocratie attaquent. La vérité est qu’ils ne parviennent pas à comprendre comment une force politique, fondée par un brillant intellectuel [Ndlr, Roberto Casaleggio], et un comique [Ndlr, Beppe Grillo], a pu s’imposer sans argent public et sans siège au parlement. C’est quelque chose qu’ils ne veulent pas voir. Ils sont là à se creuser la tête. Et que disent-ils ? Attaquons-les, attaquons-les, attaquons-les… Ils ne comprennent pas qu’ils obtiennent l’effet inverse à celui attendu.

Roberto nous a dit une chose : les partis, avant de disparaître, chercheront à nous ressembler. C’est ce qui se passe en ce moment. Je note que quelques élus comme l’ancien vice-président de la Chambre, renoncent au cumul des mandats, à la double indemnité de mandat et au double salaire. Je note aussi qu’ils se déplacent tous sans escorte policière et qu’ils essaient de limiter l’usage des fonds publics. Désormais, ils cherchent à jouer les amis du peuple, à faire des photos dans la rue, en chemise plutôt qu’en costume-cravate. Tout cela est inutile ! Ils tentent de copier le Mouvement 5 Étoiles.

Ils veulent diminuer l’adhésion au Mouvement 5 Étoiles ? Il n’y a qu’une manière de le faire : voter pour les lois que nous voulons ! S’ils réussissent à faire voter une vraie loi anticorruption, un revenu de citoyenneté, un paquet de lois sur les conflits d’intérêts, une politique de soutien aux finances publiques, et de développement des droits économiques et sociaux, le Mouvement 5 Étoiles n’a plus de raison d’exister ! Nous sommes le fruit d’une sorte de réaction à un système politique qui ne nous représente plus ! Auparavant, je votais PD, tandis que certains de mes camarades votaient pour d’autres partis. Ils faisaient comme tout le monde. Ils soutenaient un parti, puis un autre, etc.

Quand ils ont compris que tous ces partis ne les écoutaient pas, nous nous sommes dit collectivement : très bien, on va se débrouiller tout seul ! Le mouvement est donc né des déceptions et lâchetés des autres forces politiques. Voilà la vérité, ils se sont mal comportés. Dans ce cas, essayons nous-mêmes, car pour l’instant personne ne nous représente. Telle est l’alternative : soit je pars du pays, soit je reste et je conspire. Conspirer est un mot merveilleux. Cela veut dire « respirer ensemble », « con spirare ». C’est cela que nous faisons, respirer ensemble, à 11 millions d’Italiens, pour essayer de changer les choses. Ils veulent contrer le Mouvement 5 Étoiles ? Qu’ils approuvent le revenu de citoyenneté ! Génial ! Ils augmenteront le nombre de voix du PD, de la Lega, et ils diminueront le nombre de votes en faveur du Mouvement Cinq Étoiles. S’ils croient pouvoir nous contrer avec des phrases du type : « ce sont des populistes », « ils n’ont pas de colonne vertébrale », « ils n’ont pas de culture politique », « ils ne savent pas ce qu’est la démocratie », ils se trompent. Je connais toutes ces phrases. Berlusconi les disait aussi. Vous pouvez donc aller dire au Monde qu’ils ont la même position que Berlusconi.

LVSL – En 2013, vous avez lancé l’initiative « invite un député à dîner ». En 2016, nous vous avons vu faire la tournée des places pour faire vivre l’opposition à Matteo Renzi. Cette volonté de créer une proximité avec les citoyens semble être votre marque de fabrique. Quels sont vos objectifs ?

Alessandro Di Battista – Pour moi, l’objectif est toujours de rompre l’intermédiation entre citoyens dans et hors de l’institution. Le terme « électeurs » lui-même ne me plaît pas. Que veut dire électeurs ? Cela signifie que je suis celui qui peut être élu, tandis que les autres sont ceux qui ont seulement le pouvoir d’élire ? Durant mes cinq années de parlementaire, j’ai mis en avant ce que vous avez défini comme ma « marque de fabrique ». Ce n’est pas seulement la mienne. C’est celle du Mouvement 5 Étoiles. Faire de la politique partout, et supprimer cette distance entre les citoyens dans et hors de l’institution. Je me suis toujours défini comme un porte-voix des citoyens, et non comme un député de la République. Je suis aussi député, mais pas dans le sens distant que l’on entend généralement. Le terme classe dirigeante ne me plaît pas non plus. Que veut dire classe dirigeante ? Dire que je suis de la classe dirigeante, cela voudrait dire qu’il existe des personnes faites pour diriger, et d’autres faites pour être dirigées. Mais qu’est-ce que la classe dirigeante ?

Je crois fermement à la construction progressive de la démocratie directe. C’est pourquoi aller chez les gens, discuter avec eux, parler de ce qu’ils pensent du M5S, des aspects que l’on pourrait améliorer et de ce qu’ils jugent positivement, est, pour moi, un exemple de démocratie directe. Il s’agit d’un rapport direct ! C’est la même chose dans les places. De la même manière, je suis uniquement allé à des émissions télévisées en direct. J’ai essentiellement fait de la politique sur les places car c’est un lieu où la distance est moins forte et peut être réduite.

Tout cela est fondamental. J’espère aussi que peut-être, un jour, parmi les personnes qui sont venues m’écouter sur les places, il y en aura qui entreront au Parlement, et ce sera alors à mon tour de les écouter depuis les places.

« Je ne dis pas que toute usine doit appartenir aux ouvriers, mais j’estime que les travailleurs doivent pouvoir coopérer au développement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. D’ailleurs, il y a une série d’entreprises qui sont en crise aujourd’hui en Europe, et en particulier en Italie. Ces crises peuvent être affrontées par la responsabilisation des travailleurs, en permettant à ceux-ci de contribuer non seulement au développement mais aussi à la gestion des entreprises. »

Je vois les choses comme cela : la politique est un passage de témoin. Et le témoin, ce sont les idées, qui peuvent ensuite être améliorées par les citoyens. J’ai passé du temps à mener des batailles dans le Parlement. Désormais, il y a quelqu’un d’autre, et peut-être que j’y retournerai la prochaine fois, ou qu’une autre personne y entrera à son tour. Ce principe est fondamental. Bien sûr, il y a le modèle de la « classe dirigeante », du parti, et de la politique professionnelle.

Mais la politique n’est pas une profession. Le journaliste est un professionnel. Le barman, l’avocat, le médecin, l’ouvrier, le glacier, l’entrepreneur sont des professionnels. Ce n’est pas le cas de l’homme politique. Le politique est celui qui se met à disposition de la collectivité, qui travaille un temps limité de sa vie à l’intérieur des institutions, et qui retourne ensuite faire son métier. Je vis la politique de cette façon, et c’est pour cela que j’ai décidé de ne pas me présenter de nouveau.

LVSL – Toujours dans votre livre A testa in su, vous évoquez l’expérience autogestionnaire des ouvriers de la “Fabrica sin patron” en Argentine (l’usine Zanon reprise par les travailleurs en 2001 dans le contexte de la crise économique argentine). Vous proposez un rapprochement avec la politique italienne, avec cette idée que les Italiens doivent s’approprier leur destin. Comment redonner aux citoyens le pouvoir dans la démocratie italienne d’aujourd’hui ? Cela peut-il passer par les instruments de la démocratie directe ?

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A testa in su (La tête haute) , le dernier ouvrage d’Alessandro Di Battista. © Rizzoli

Alessandro Di Battista – En Patagonie, j’ai pu appréhender l’expérience d’ouvriers qui ont récupéré des usines sabotées par leurs patrons. Dans le cas de Zanon, le patron était d’origine italienne. Cette expérience a renforcé ma conviction en faveur de la socialisation des entreprises. Je ne dis pas que toute usine doit appartenir aux ouvriers, mais j’estime que les travailleurs doivent pouvoir coopérer au développement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. D’ailleurs, il y a une série d’entreprises qui sont en crise aujourd’hui en Europe, et en particulier en Italie. Ces crises peuvent être affrontées par la responsabilisation des travailleurs, en permettant à ceux-ci de contribuer non seulement au développement mais aussi à la gestion des entreprises. J’y crois fermement. Je pense également qu’elles doivent appartenir aux travailleurs.

Comment et dans quelle situation ? C’est à voir au cas par cas. J’y crois beaucoup, de même que je crois que les institutions doivent appartenir aux citoyens.

C’est pourquoi je pense que l’introduction d’instruments de démocratie directe, à l’intérieur même de notre Constitution, est décisive. Le Mouvement 5 Étoiles propose de mettre en place une procédure de référendum d’initiative populaire, sans quorum. Ce référendum permettrait aux citoyens italiens de faire des propositions. Actuellement, la Constitution italienne ne prévoit pas cet instrument. Nous n’avons qu’un référendum législatif abrogatif, avec quorum.

Ensuite, il y a l’obligation de discuter de la loi d’initiative populaire au Parlement. Par exemple, lorsque nous récoltons 50 000 signatures pour instituer une banque publique d’investissement, nous déposons cette loi au Parlement. Selon moi et selon le Mouvement 5 Étoiles, le Parlement est dans l’obligation de discuter et de mettre au vote cette loi dans un délai contraint. Les parlementaires peuvent la rejeter, mais ils ont l’obligation de discuter et de voter. Ainsi engagent-ils au moins leur crédibilité devant le pays. Ils ne peuvent pas se cacher derrière les contraintes temporelles de la politique et du bicaméralisme. Il est faux de dire que les institutions italiennes sont lentes. Il me semble que nous avons fait beaucoup plus de lois qu’en France. Cela veut dire que lorsque le Parlement a la volonté de travailler, il travaille. Il y a des cochonneries de Berlusconi qui ont été adoptées en 18 jours. Le revenu de citoyenneté ? On n’a pas le temps d’en discuter. L’abolition des privilèges de la caste ? On n’a pas le temps d’en discuter ! Est-ce que c’est une blague ?

On peut recréer un lien étroit entre les citoyens qui sont à l’intérieur des institutions et ceux qui sont à l’extérieur en introduisant des instruments de démocratie directe. De la même façon, nous pouvons le faire en mettant en œuvre des instruments législatifs pour soutenir les travailleurs qui veulent récupérer les entreprises et les usines en crise.

Souvent, la crise ne dépend pas seulement de la globalisation et de la crise économique, mais aussi d’une mauvaise gestion de la part des patrons. L’État et le Ministère du développement économique doivent s’occuper de cela. En d’autres termes, ils doivent parvenir à associer les travailleurs d’une entreprise en crise, afin que cette entreprise puisse se régénérer et sortir de cette crise. Je ne dis pas qu’il ne doit pas exister des entreprises qui ont un entrepreneur. La prise de risque existe ! Je dis néanmoins que la gestion ouvrière, notamment dans certains contextes, si elle est bien codifiée et bien organisée au niveau législatif, est une réponse à cette crise que nous vivons à l’échelle mondiale.

LVSL – Vous parlez beaucoup de régénération morale et de lutte contre la vieille classe politique corrompue. Mais pensez-vous que cela puisse suffire à régénérer la politique, sans s’attaquer aux pouvoirs des oligarchies et des institutions financières ?

Alessandro Di Battista – Non, je ne pense pas que cela suffise, mais c’est nécessaire. J’ai souvent dit qu’un politicien corrompu est probablement un pantin entre les mains d’un capitaliste financier ou entre celles de la criminalité organisée. Dans notre pays, la corruption est l’arme principale utilisée par les mafias. Est-ce pour autant que, pour contrer les mafias, il suffit de contrer la corruption ? Bien sûr que non ! S’attaquer durement à la corruption est un outil pour commencer à régénérer la politique. Je suis d’accord avec vous : les pouvoirs oligarchiques existent. Le politicien corrompu est un instrument entre leurs mains. C’est pourquoi, afin de lutter contre ces pouvoirs, je lutte également contre le politicien corrompu. Ce n’est évidemment pas suffisant. Une loi anti-corruption ne résoudrait pas tous les problèmes de l’Italie. Je ne dis pas cela. Reste qu’il faut la faire pour faire le ménage.

On peut affronter les grandes oligarchies par une loi contre la corruption et les conflits d’intérêts. Il faut également s’attaquer à la concentration des pouvoirs entre si peu de mains. C’est un danger qu’il faut conjurer à tout prix. Il existe des conflits d’intérêts dans le sport, dans la politique, dans la santé, dans les médias… Il y a évidemment de l’interpénétration entre les oligarchies financières et les oligarchies médiatiques.

Dans notre pays, le groupe éditorial L’Espresso appartient à De Benedetti. Ce dernier a des intérêts dans le bâtiment, dans l’énergie et dans de nombreux domaines. Il n’a pas hésité à utiliser son système médiatique, non pas pour garantir la liberté d’information, mais pour protéger ses intérêts financiers. C’est la même chose avec Berlusconi. Cela ne me convient pas que quelqu’un comme Berlusconi commence une carrière politique en ayant à sa disposition des journaux, des radios et des télévisions. Ce n’est pas acceptable. Ici-même, à Rome, pendant de nombreuses années, un entrepreneur a dicté sa loi : il s’appelle Caltagirone. Il a des intérêts dans le secteur de l’eau, du bâtiment et dans les hôtels. Il s’agit d’énormes intérêts ! Il en va de même pour le propriétaire du journal le plus lu à Rome : Il Messaggero, ou du journal le plus lu à Naples : Il Mattino.

« J’ai souvent dit qu’un politicien corrompu est probablement un pantin entre les mains d’un capitaliste financier ou entre celles de la criminalité organisée. S’attaquer durement à la corruption est un outil pour commencer à régénérer la politique. On peut ensuite affronter les grandes oligarchies par une loi contre les conflits d’intérêts. Il y a évidemment de l’interpénétration entre les oligarchies financières et les oligarchies médiatiques. »

En Italie, l’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi = Société Nationale des Hydrocarbures), a une agence de presse, appelée AGI. Ce matin, j’ai reçu un petit message du directeur du Corriere della Sera pour un entretien avec M. Fontana. Il y a certainement d’excellents journalistes dans ce quotidien. Je n’ai aucun doute là-dessus. Néanmoins, il n’est pas acceptable que 10 % du Corriere della Sera soit entre les mains de Mediobanca, une holding dans laquelle investissent en particulier Fininvest et Berlusconi. Nous ne devons pas accepter non plus qu’une multinationale chinoise de la chimie ait 3,5% des actions du Corriere della Sera. Cette situation ne me convient pas ! Je me bats contre les éditocrates corrompus.

Aujourd’hui les oligarchies financières vont de pair avec les oligarchies médiatiques. De même, le grand capitalisme financier pénètre la politique. Je veux en donner deux exemples rapides : avant d’être Premier Ministre et Président de la Commission Européenne, Romano Prodi a travaillé chez Goldman Sachs. Avant de devenir Premier ministre, Mario Monti a travaillé pour Goldman Sachs. En quittant la présidence de la Commission Européenne, M. Barroso retrouve rapidement un travail comme vice-président de Goldman Sachs. Cette situation est inacceptable.

Pour lutter contre ces oligarchies, il ne suffit pas d’intervenir contre la corruption. Barroso n’est pas un corrompu. C’est quelqu’un qui est pris en tenaille par des conflits d’intérêts. Il faut donc lutter à la fois contre la corruption et les conflits d’intérêts. Tout cela est intolérable ! Pour moi, quelqu’un qui travaille dans le Ministère du développement économique ne doit pas avoir le droit de travailler pour une banque d’affaires pendant cinq années. Sinon cela laisse à penser, que lorsque cette personne travaillait (théoriquement) pour les citoyens au Ministère de l’économie, elle veillait non pas à l’intérêt de la collectivité, mais aux intérêts du système bancaire privé, qui garantit plus tard des emplois de conseillers très bien rémunérés. On parle de millions et de millions d’euros !

LVSL – À côté du succès du Mouvement 5 Étoiles, très fort dans le Sud, il y a eu une percée importante de la Ligue de Matteo Salvini, notamment dans le Nord. Peut-on dire que vos deux mouvements reflètent la division Nord/Sud du pays ?

Alessandro Di Battista – Non, on ne peut pas le dire, ce serait une grande erreur. Ne vous fiez pas aux lectures données par certains pseudo-intellectuels. Regardez plutôt : l’ancienne Ligue du Nord s’est renommée la Ligue. Elle est naturellement très forte dans le nord du pays. Son histoire politique est marquée par son activisme dans cette partie du pays.

Ensuite, on peut aimer Salvini ou non, mais je lui reconnais un investissement considérable ces cinq dernières années. Il n’en demeure pas moins que le Mouvement 5 Étoiles est la première force politique dans les régions du Nord de ce pays. Si je ne m’abuse, nous avons gagné en Ligurie. Nous sommes peut-être la première force politique dans le Piémont, et nous avons fait élire la première femme parlementaire du Val d’Aoste. Il est vrai que le Mouvement 5 Étoiles est largement plébiscité dans le Sud. Cela est, de toute évidence, lié aux problèmes économiques et sociaux criants qui touchent les régions méridionales. Personne ne peut le nier.

« Certes, nous avons obtenu 50% des voix en Campanie, mais nous avons recueilli plus de 30% des voix en Ligurie. Considérer que la Lega et le M5S incarnent la division Nord/Sud est donc une interprétation faussée. On peut évidemment être impressionné par les voix que nous avons obtenues dans le Sud. Cependant, ne vous y trompez pas : le Mouvement 5 Étoiles est très très fort dans le Nord. »

En même temps, nous sommes la seule force politique de masse au niveau national, parce que le Mouvement 5 Étoiles a été plébiscité du nord au sud. Certes, nous avons obtenu 50% des voix en Campanie, mais nous avons recueilli plus de 30% des voix en Ligurie. C’est un résultat incroyable ! Considérer que la Lega et le M5S incarnent la division Nord/Sud est donc une interprétation faussée. On peut évidemment être impressionné par les voix que nous avons obtenues dans le Sud, cependant, ne vous y trompez pas : le Mouvement 5 Étoiles est très fort dans le Nord. Nous avons déjà conquis les mairies de Turin et de Rome, c’est-à-dire deux des plus grandes villes du pays, l’une au centre et l’autre au nord. Nous n’avons pas encore gagné à Naples, à Palerme ou à Catane. Il s’agit donc d’une lecture erronée.

LVSL – Depuis que Luigi Di Maio est là, on a commencé à parler d’une « macronisation » du Mouvement 5 Étoiles. Pendant la campagne électorale, Luigi Di Maio a écrit une lettre à Macron sur la réforme de l’Union Européenne. Nous voudrions savoir quel regard vous portez sur le président Emmanuel Macron…

Alessandro Di Battista – Je vais être honnête : si j’avais été un citoyen français, je n’aurais pas voté pour Macron. Je ne vous dirai pas pour qui j’aurais voté. Finalement, les choses sont là où elles en sont. Emmanuel Macron est votre président. Ce n’est pas à moi, ni à Luigi Di Maio, ni à un parlementaire de la République italienne, de s’exprimer sur les choix démocratiques des Français. Nous pouvons commenter votre système électoral, nous demander s’il y a une réelle et forte représentation, si les voix de Macron au premier tour reflètent vraiment la volonté de la plupart des Français. Cela reste votre système et c’est à vous de vous en occuper.

Alessandro Di Battista et Beppe Grillo.

En ce qui me concerne, je dois déjà m’occuper de réformer le système italien, ce qui n’est pas facile. Parler de macronisation est un procédé qui consiste à coller une étiquette, à cataloguer des phénomènes complètement différents. Le Mouvement 5 Étoiles n’aurait probablement pas pu voir le jour dans un autre pays que l’Italie, notamment parce que Beppe Grillo est Italien. Objectivement, sans Beppe Grillo, sans cette proposition initiale qu’il a faite, vous ne seriez pas là aujourd’hui pour m’interviewer. C’est essentiellement grâce à lui que j’ai fait mon entrée au Parlement, même si je ne le connaissais pas. Ce n’est qu’après que je l’ai rencontré. Le Mouvement 5 Étoiles est un phénomène reproductible probablement au niveau mondial, mais il prendrait alors des caractéristiques propres à chaque contexte national.

Macron est le président de la République française. Je crois beaucoup au principe de l’auto-détermination des peuples et au principe de non-ingérence dans les affaires d’autrui. Je ne le dis pas pour esquiver votre question. Je le dis parce que c’est ce que je pense profondément. Je vais vous donner un exemple. Lorsque, pendant le référendum constitutionnel, l’ambassadeur des États-Unis Philips a pris parti pour le oui, en prédisant une catastrophe en cas de victoire du non, je me suis beaucoup énervé. L’ambassadeur américain ne devrait pas se permettre de tels propos. De la même façon, juger un président français que vous avez élu excède mon rôle. Je ne dois pas me le permettre.

Que puis-je dire sur Macron ? Il est président depuis peu. Comme tout le monde, comme les citoyens français, j’attends un peu avant de le juger. Je peux faire un commentaire sur François Hollande. Il a dilapidé le soutien historique que les socialistes avaient en France depuis les années 1930. Il l’a dilapidé parce qu’il a mené des politiques extrêmement libérales et a été, entre autres, extrêmement agressif au niveau international. Je peux parler de Sarkozy si vous le souhaitez, je peux vous parler de Kadhafi, s’il est vrai que Sarkozy a reçu de l’argent de Kadhafi. Je peux vous parler de cette guerre ignoble que la France a mené aux côtés du Prix Nobel de la paix Barack Obama.

« J’ai employé des mots forts car je crois que le capitalisme financier, entendu comme phénomène de concentration des pouvoirs et de démantèlement progressif des droits économiques et sociaux, oblige beaucoup de citoyens à réduire leurs ambitions économiques et sociales et à accepter des travaux dignes d’esclaves modernes. »

Cependant, en tant que parlementaire en fin de mandat et en tant que figure du Mouvement 5 Étoiles, d’une force politique qui va peut-être arriver au pouvoir [Ndlr, depuis lors, le M5S est au pouvoir en coalition avec la Lega], il ne me semble pas juste de donner mon avis sur un président de la République élu de manière démocratique par le peuple français. Ce n’est pas à moi de le faire. Je suis franc, parce que je crois en l’auto-détermination des peuples, mais aussi en la non-ingérence dans les questions nationales qui concernent d’autres pays.

LVSL – En France, on a commencé à parler de l’éventualité d’un nouveau groupe réunissant Ciudadanos, le Mouvement Cinq Étoiles et En Marche au parlement européen. Macron le refuse pour le moment. Cependant, il y a tout de même eu un article sur le sujet dans Il Foggio qui faisait mention de contacts et de discussions. Que pensez-vous de la possibilité de faire un groupe avec Macron ?

Alessandro Di Battista – Nous n’y avons jamais songé. Pour le moment, le Mouvement 5 Étoiles a son propre groupe en Europe. Pour les prochaines élections, nous verrons s’il y a la possibilité de changer de groupe. Et puis, aux prochaines élections, il y aura peut-être des forces politiques dont nous ignorons encore l’existence ! Nous n’avons pas encore abordé le sujet. Un article a été publié dans les médias ? Permettez-moi de vous rappeler que les journaux de Berlusconi ont récemment écrit que je ne me présentais pas aux élections parce que je voulais céder mon siège au Parlement à mon père ! Des fake news, vous en aurez autant que vous voulez !

LVSL – On semble assister à un adoucissement de votre discours sur l’euro et l’OTAN. Le temps semble révolu où vous disiez : « Pour nous, il est important de nommer aujourd’hui notre ennemi commun. Notre ennemi aujourd’hui, c’est le pouvoir central, une sorte de nazisme central, nord-européen, qui est en train de nous détruire. Ils sont en train de créer une sorte de génération Walmart, qui produira de plus en plus d’esclaves. Ils veulent, en substance, coloniser l’Europe du Sud ». Reniez-vous vos positions passées ?

Alessandro Di Battista – Non, je ne les renie pas du tout. Au cours de mon activité politique, il m’est parfois arrivé d’employer des mots très forts, afin de « donner un coup de pied dans la fourmilière ». C’est aussi un choix de communication. Nous vivons dans un pays, l’Italie, où personne ne t’écoute si tu parles tout bas. C’est pourquoi j’ai également fait le choix d’employer des mots forts dans ma communication. Cela ne veut pas dire que je pense qu’il y a une « solution finale ». Je ne l’ai jamais cru. J’ai employé des mots forts car je crois que le capitalisme financier, entendu comme phénomène de concentration des pouvoirs et de démantèlement progressif des droits économiques et sociaux, oblige beaucoup de citoyens à réduire leurs ambitions économiques et sociales et à accepter des travaux dignes d’esclaves modernes, aussi bien au niveau européen qu’au niveau global.

Ce capitalisme se transforme donc de plus en plus en société Walmart. J’en suis convaincu. Je crois donc ce que j’ai dit. Le seul moyen dont nous disposons afin de nous opposer à ce pouvoir financier extrêmement injuste et dangereux est de réinvestir dans l’État social et de démanteler une série de situations de conflits d’intérêts entre politiques et pouvoirs financiers.

LVSL – Quid de la zone euro ? Qu’en pensez-vous maintenant ? Aux élections européennes de 2014 vous proposiez un référendum sur le maintien de l’Italie dans la zone euro. Vous avez un peu évolué depuis. La sortie de l’euro reste-t-elle une option pour vous ? Que feriez-vous en cas d’impossibilité de réformer l’Union européenne ?

Alessandro Di Battista – A l’époque, nous étions en train de récolter des signatures pour un référendum consultatif. Il ne s’agissait pas de quelque chose d’aisé, car nous aurions dû faire une loi constitutionnelle pour demander l’opinion des citoyens italiens sur l’euro. Ce que vous dîtes est vrai. Notre évolution répond à des changements qu’on a pu observer en Europe ces dernières années. Je pense au Brexit, à l’affaiblissement de Merkel qui n’a plus un pouvoir aussi fort qu’auparavant, et même au changement politique en France. Si nous arrivons au pouvoir, nous devons essayer de changer certaines choses en Europe. Il faut essayer. Pendant la campagne, nous avons clairement dit que le référendum consultatif était une sorte d’extrema ratio.

Honnêtement, je suis convaincu qu’un peuple n’est pas libre s’il n’a pas la possibilité de mener des politiques fiscales et monétaires indépendantes. Nous ne sommes pas contre l’Union européenne. D’ailleurs, nous nous sommes présentés aux élections européennes et avons des élus au Parlement Européen. Cependant, nous avons pris position contre certaines politiques européennes. En ce moment, nous pensons que si nous arrivons à former un gouvernement politique fort, nous aurons une opportunité importante afin d’exercer une juste pression au niveau européen, dans le but de modifier des choses qui ne vont pas.

La vérité est que cette Union européenne n’est pas une véritable union des peuples. Vous vous sentez européens ? Un peu français, un peu italien ? La vérité est que la construction politique et sociale de l’Europe n’a pas encore eu lieu. Pour l’instant, l’Union européenne est une organisation financière qui impose l’âge de départ à la retraite aux Italiens, et le prix de la féta à la Grèce. Voilà ce qu’est l’Union européenne aujourd’hui. Toute son action s’appuie sur la monnaie unique, l’euro n’est pas une monnaie : c’est un système de gouvernement. Après, on verra ce qu’on peut faire si nous arrivons au pouvoir. Pour l’instant, nous n’y sommes pas malgré nos 32% aux dernières élections.

Entretien réalisé par Marie Lucas, Lenny Benbara et Vincent Dain. Retranscrit par Sébastien Polveche. Traduit par Rocco Marseglia, Andy Battentier et Lenny Benbara.