Cinquante ans après le 11 septembre chilien, l’héritage d’Allende et du coup d’État

Au Chili, les commémorations du coup d’État du 11 septembre 1973 ont un goût amer. Un demi-siècle après cette matinée qui a plongé le pays dans une longue dictature néolibérale, une crise est en cours. Le président à la tête du pays, Gabriel Boric, prétend s’inscrire dans les pas de Salvador Allende, assassiné il y a cinquante ans. Pourtant, son action s’inscrit par bien des manières aux antipodes de l’ancien leader socialiste. Ayant renoncé à une confrontation avec les élites chiliennes, Boric s’aligne parfois sur elles – notamment sur les questions de politique étrangère. Dans un Chili plus fracturé que jamais, où les plaies mémorielles du coup d’État demeurent brûlantes, la rupture avec le système économique hérité de la dictature reste à entreprendre.

Le 11 septembre 1973, un coup d’État militaire renverse le gouvernement de l’Unité populaire. Salvador Allende, premier président socialiste du Chili, est assassiné. Son mandat (novembre 1970 – septembre 1973) fut l’occasion d’une expérience révolutionnaire unique.

11 septembre 1973 : le putsch qui achève l’expérience révolutionnaire

Dès son élection, il est soumis aux manœuvres de déstabilisation des secteurs élitaires du Chili, appuyés par les États-Unis. L’asphyxie de l’économie est organisée dans le secteur minier et routier, téléguidée par la CIA, tandis qu’une propagande médiatique joue sur l’anticommunisme ambiant pour fragiliser le gouvernement. Plusieurs groupes d’extrême-droite organisent des attentats terroristes pour détériorer les infrastructures ou s’en prendre à des représentants de l’Unité populaire – le chef de l’État-major chilien René Schneider est notamment assassiné. Pour le remplacer, sont nommés à ce poste Carlos Prats González, puis un certain Augusto Pinochet…

Poignées de portes du sculpteur Ricardo Mesa représentant la force du monde ouvrier, réalisées pour l’édifice de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement à Santiago de Chile en 1972 © Jim Delémont pour LVSL, décembre 2021.

Alors que la menace d’une sédition militaire se confirme, Allende et ses ministres refusent jusqu’au bout d’armer leurs partisans. C’est finalement le matin du 11 septembre 1973 que l’expérience chilienne prend fin. Un assaut organisé par le général Augusto Pinochet sur le palais présidentiel de la Moneda renverse le gouvernement et coûte la vie à Salvador Allende – après une ultime élocution destinée à rester dans les mémoires.

Les espoirs d’une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays.

La dictature qui s’instaure règne par les méthodes les plus sanglantes. Plus de 45.000 personnes sont détenues dans les semaines suivant le putsch, tandis que 200.000 fuient le Chili entre 1973 et 1988. L’intention des putschistes soutenus par Washington se précise : établir un projet contre-révolutionnaire de long terme et éradiquer toute forme d’opposition.

« Le corps au service du capital » : collage dans les rues de Valparaíso par le collectif Pesímo servicio. © Jim Delémont pour LVSL, janvier 2022.

Institutionnaliser le néolibéralisme, au-delà de la dictature

La dictature transforme le Chili en laboratoire des politiques néolibérales. La « thérapie de choc » appliquée par Pinochet sur les conseils d’une myriade d’économistes américains – dont Milton Friedman – bouleverse les structures socio-économiques du Chili.

Les organisations de la classe ouvrière chilienne sont méthodiquement démembrées, de façon à briser leur pouvoir d’action sur les modes de production. Les implications économiques de cette transition libérale sont éloquentes : alors que 25 % de la population chilienne vivait sous le seuil de pauvreté en 1970, ce chiffre grimpe à 45 % en 19911.

Le régime tient par la répression, mais aussi par une propagande de masse via la télévision – qui se généralise jusque dans les foyers chiliens les plus éloignés des préoccupations politiques. En 1980, l’instauration de la nouvelle Constitution rédigée par Jaime Guzmán parachève d’imposer la logique néolibérale dans le cœur du pays.

L’extrême difficulté à organiser des mobilisations sociales a pour effet de renforcer le rôle des partis politiques, autorisés ou non, notamment à gauche et dans l’opposition. Après les échecs consécutifs des tentatives de faire vaciller le pouvoir, les espoirs de voir une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays. La victoire du « non » laisse place à une transition démocratique négociée entre la dictature et les partis politiques, qui pérennisent les institutions du système.

Les promesses de la transition démocratique sont rapidement déçues. Si l’obstacle de la répression militaire n’est plus, la transition a intégré les mécanismes qui maintiennent l’État captif des intérêts financiers. Au sortir de la dictature, le système chilien porte donc ainsi déjà en lui les ingrédients de la crise politique qu’il traverse aujourd’hui.

« Chili, entreprise familiale », collage dans les rues de Valparaíso par le collectif Pesímo servicio © Jim Delémont pour LVSL, janvier 2022.

Commémorations officielles et lectures réactionnaires du coup d’État

L’organisation des commémorations des cinquante ans du coup d’État en ce 11 septembre 2023 a fait l’objet d’un intense débat – signe qu’il s’agit plus d’une plaie béante que d’une cicatrice. Outre les 40.000 victimes de torture, la dictature a laissé derrière elle plus de 2.300 morts et l’ombre de 1.102 personnes toujours portées disparues à ce jour2.

Pour autant, il n’y a pas de consensus sur la lecture du coup d’État. Si la dictature est condamnée – parfois timidement – par la droite, cette réprobation est systématiquement associée à un discours qui pointe la responsabilité le gouvernement de Salvador Allende. Celui-ci aurait semé un chaos dont le putsch était une issue logique. Cette stratégie discursive est amplement répandue dans tout un pan du personnel politique, et largement admise dans les médias de masse.

Cinquante ans plus tard, victimes et tortionnaires devraient donc partager un récit commun. Cette absence de consensus mémoriel rend possible la réhabilitation de la dictature par l’extrême-droite, qui s’affirme volontiers « pinochetiste ».

La présidence Boric permet bien l’émergence d’un discours officiel qui reconnaît la responsabilité de l’État chilien dans les crimes commis durant une décennie et demi. L’exécutif a mis en place un programme baptisé « cinquante ans du coup d’État : la démocratie, c’est la mémoire et le futur ». Cette série d’événements a débuté par la présentation du Plan national de recherche, de vérité et de justice qui ambitionne d’éclaircir les circonstances d’assassinat ou de disparition des opposants politiques.

« Groupement des familles d’exécutés politiques ». Manifestation à Valparaíso. © Jim Delémont pour LVSL, mai 2018.

Pour autant, en mettant sur le même plan « la mémoire et le futur », Boric ambitionne d’initier un apaisement et vise l’écriture d’un récit que beaucoup à gauche jugent consensuel quant au bilan de la dictature. Une volonté difficilement tenable alors qu’une multitude de mémoires dissonantes fractionnent le pays… C’est ce qu’a souligné la Declaración del 11, une initiative de l’exécutif qui a invité toutes les forces politiques a signer le 11 septembre une déclaration transpartisane en quatre points pour la défense de la démocratie.

Les partis de droite ont réagi en annonçant signer leur propre déclaration, parvenant ainsi a isoler une fois de plus le gouvernement tout en maintenant intactes les fractures historiques. En dernière instance, Gabriel Boric aura malgré tout remporté son pari, l’ensemble des anciens présidents ayant confirmé leur présence à l’événement.

Estallido, Constituante, Boric : un espoir mais…

Depuis 2019, le Chili est plongé dans une certaine incertitude politique. Après l’annonce de l’augmentation du prix du ticket de métro – une étincelle sur un brasier social qui couvait de longue date – une incroyable mobilisation sociale a lieu. Cet estallido social rebat les cartes : le Président d’alors, le néolibéral Sebastian Piñera, doit concéder le lancement d’une réforme de la Constitution à travers une assemblée constituante puis l’organisation d’un référendum. En 2021, l’arrivée au pouvoir de Gabriel Boric en 2021, élu notamment grâce au rejet de son adversaire José Antonio Kast, un nostalgique de la dictature. Ces deux événements semblent alors tourner enfin la page de l’ère Pinochet. Du moins en apparence.

Alors que le retour à la démocratie avait été marqué par le bipartisme entre les forces de la concertación/ Nueva Mayoria (Parti Socialiste, Parti pour la démocratie PPD, Parti radical, Parti Démocrate-Chrétien) et celle de la droite traditionnelle, la mobilisation a changé la donne et permis à une nouvelle génération, principalement issue des luttes étudiantes des années 2010, de conquérir l’appareil d’État. Gabriel Boric en est le produit. Depuis plus d’un an, cette nouvelle génération est confrontée à la réalité du pouvoir, avec la promesse difficile « d’en finir avec le néolibéralisme là où il est né », d’après les mots de Boric.

Depuis un an, c’est surtout le ralentissement de la dynamique qui a porté Boric au pouvoir et ses multiples échecs qui sont notables. Après une première lourde défaite au référendum de 2022 pour faire approuver une nouvelle constitution (64 % pour le « non »), proposée par une majorité plutôt située à gauche, plurielle et alternative, une nouvelle Assemblée constituante a été élue et celle-ci est dominée aux deux tiers par une majorité de droite et d’extrême-droite.

Avec un agenda législatif modéré et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains, Gabriel Boric cherche à éviter la confrontation.

Pire encore, le Parti républicain de José Antonio Kast, situé à l’extrême-droite de l’échiquier politique, s’est placé premier à ces élections constituantes et représente près de la moitié de cette nouvelle assemblée. Voilà ainsi plusieurs mois que la droite et surtout l’extrême-droite, héritières du « pinochetisme », sont dans une dynamique électorale qui semble définitivement refermer la parenthèse de rupture initiée avec l’estallido social. La droite et l’extrême-droite, dans un contexte de vote obligatoire, obtiennent en cumulé un score inégalé de l’histoire politique du Chili avec plus de 5 millions de voix, laissant perplexe quant à l’avenir politique du pays.

Gabriel Boric présente le Plan national de recherche, de vérité et de justice le 30 août 2023 à Santiago.

Éviter la confrontation avec les élites

Ce contexte interroge la stratégie adoptée par le gouvernement et sa coalition politique, Apruebo Dignidad2. Depuis l’annonce de son dispositif gouvernemental, Gabriel Boric a assumé une ligne politique modérée, espérant s’épargner une confrontation directe avec les élites chiliennes. Cette ligne s’observe dans la composition de l’appareil gouvernemental, un agenda législatif très modéré – malgré une situation sociale incandescente – et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains. Boric s’oppose en particulier au positionnement non-aligné du président Lula sur le conflit ukrainien et à sa volonté d’inclure le Venezuela comme un allié politique dans l’intégration régionale.

La première démonstration de cette orientation politique s’est observée dans la formation de son gouvernement où des personnalités de l’ex-concertación ont été intégrées. Il faut rappeler que les forces d’Apruebo Dignidad elles-mêmes ne détiennent pas la majorité à l’Assemblée nationale chilienne : avec seulement 37 députés, les forces de Boric sont loin du seuil des 78 permettant d’obtenir une majorité absolue. Raison pour laquelle le gouvernement de Boric regroupe une large coalition, allant des forces de l’ex-concertacion au Parti communiste chilien, permettant d’afficher un bloc de 66 députés devant manœuvrer pour obtenir une majorité sur les différents débats législatifs.

Avec ce bloc très élargi et fragile, la présidence de Boric a été marquée par de nombreux compromis pour la composition des différents gouvernements, avant et après les échecs électoraux. D’un gouvernement déjà modéré avec une forte représentation de l’ex-concertación, les cinglantes défaites électorales ont conduit Boric dans des remaniements qui ont toujours plus réduit le poids de sa propre camp. De plus, malgré la formation de cette large coalition gouvernementale, les oppositions et polémiques entre les forces plus modérées de l’ex-concertación, et, au delà, contre celles du Président Boric sont autant d’éléments qui ont démontré la fragilité de l’actuelle majorité gouvernementale.

Le référendum sur la proposition de Constitution de 2022 en est une illustration. Si, officiellement, la majorité gouvernementale partait unie à ce scrutin pour porter la voix de l’Apruebo, des figures de l’ex-concertación se sont prononcé en sa défaveur. Ainsi, on retrouve l’ancien président de la démocratie-chrétienne Eduardo Frei, qui a appelé au rechazo (rejet), l’ancien président Ricardo Lagos qui n’a pas donné de consignes, et l’ancienne présidente socialiste Michelle Bachelet, pourtant soutien du gouvernement, qui a appelé à un apruebo (approbation) assez timide les jours précédent le scrutin. Dans le même temps, de nombreuses figures importantes de la démocrate-chrétienne ont appelé à voter rechazo, témoignant les divisions au sein du parti malgré une décision nationale des instances pour l’apruebo.

Aux nouvelles élections constituantes de mai dernier, des forces de l’ex-concertación, avec le Parti pour la démocratie, le Parti radical et la démocratie-chrétienne, ont présenté leur propre liste en-dehors de la majorité gouvernementale pour obtenir 9 % des voix, tandis que la liste de la majorité gouvernementale a obtenu 28,5 % des voix, soit 7 points derrière la liste d’extrême-droite…

Malgré un double jeu évident, aussi bien sur les scrutins électoraux que dans l’action gouvernementale et législative, Boric a confirmé depuis un an sa tendance à se rapprocher de l’ex-concertación et des forces modérées afin de maintenir une forme de consensus au prix d’un isolement toujours plus important de sa famille politique. Après la défaite au référendum sur la constituante de 2022, Izkia Siches, ancienne directrice de campagne de Gabriel Boric, est remplacée au ministère de l’intérieur lors du premier remaniement.

L’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse.

Celle-ci avait durement été critiquée par la droite et l’extrême-droite notamment sur sa gestion du conflit avec les indigènes Mapuche au sud du pays, les questions migratoires et la montée de l’insécurité dans le pays. Marcela Rios, membre du parti de Boric, a dû démissionner sous pressions de la droite et de l’extrême-droite, après des prises de position de la Ministre et de Boric en faveur de la libération de prisonniers politiques de l’estallido social et de l’ex-guérilla du front patriotique Manuel Rodriguez. Après un bras de fer engagé par des magistrats de la Cours Suprême et la menace de destitution de la Ministre par des parlementaire, celle-ci a été contraint de démissionner en janvier 2023.

Autre figure encore plus importante, Giorgio Jackson, numéro 2 du Frente Amplio et figure historique des luttes étudiantes de 2011 menée avec l’actuel Président, a démissionné de son poste au Ministère du développement social après avoir été déjà écarté du poste très stratégique de Ministre-secrétaire de la Présidence. Cette ultime démission a eu lieu le 11 août dernier après des accusations diverses de corruption lorsqu’il était en poste au sein du ministère du développement social. L’extrême-droite, relayée dans la presse, a fait pression sur le ministre pour obtenir sa destitution, qui s’est finalement soldé par la démission de celui-ci. La démission de Jackson, comme les défaites successives du gouvernement aux deux derniers scrutins sur les processus constitutionnels, témoigne aussi du rôle fondamental des médias dans la diabolisation de Boric et finalement l’opposition à toutes alternatives au Chili.

Enfin, il faut souligner le rôle fondamental que jouent les médias dominants dans l’accroissement des tensions entre l’opposition et le gouvernement, visant à conduire celui-ci à une modération croissante. Surmédiatisation des questions d’insécurité et d’immigration, traitement médiatique à sens unique des révoltes indigènes dans le sud et nombreuses fake news relayées sur le projet de constitution de 2022 : sur de nombreux sujets, les médias de masse s’alignent sur l’oligarchie chilienne.

En 1987, Pinochet éloigne le Parlement de la capitale en faisant construire le Congreso à Valparaíso. © Jim Delémont pour LVSL, juillet 2019.

Les leçons de la « conciliation »

Ainsi, l’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse. Pire encore : elle conduit au renforcement du bloc conservateur, qui apparaît désormais comme la seule alternative crédible aux yeux des forces centristes et modérées. Les difficultés auxquelles sont confrontées Boric sont les mêmes que celles de Salvador Allende : obstruction des médias, de l’opposition au parlement, des grandes puissances économiques. Leurs façons d’y répondre diffèrent en revanche radicalement.

Cette première année d’expérience de Boric constitue une leçon quant à l’inéluctabilité d’une confrontation avec les élites économiques dans la perspective d’un agenda de transformation. Elle remet en question la perspective des alliances opportunistes avec des forces plus modérées, dont le revirement se fait sentir au premier souffle. Dans un contexte où de nombreuses forces de gauche latino-américaines, mais aussi européennes, adoptent un recentrage politique, les leçons du Chili – que l’on parle du 11 septembre 1973 ou de l’année 2023 – possèdent une actualité brûlante.

Notes :

1 P. Guillaudat et P. Mouterde, Les mouvements sociaux au Chili, 1973-1993. Paris, L’Harmattan, 1995, 304 p.

2 Coalition du Frente Amplio, regroupement de plusieurs partis politiques, et du Parti Communiste Chilien.

Soulèvements en Thaïlande : le voisin chinois veille au grain

Rassemblement étudiant à Chang Mei ©GoodMondayShoot

La Cour Constitutionnelle thaïlandaise a blanchi le général putschiste Chan-o-Cha le 2 décembre dernier, lui permettant de conserver son poste de Premier Ministre. Des milliers de manifestants demandent son départ depuis le milieu de l’été, répondant à l’appel de leaders étudiants. Légitimé par les élections de 2019 qui lui ont permis de se maintenir au pouvoir, Chan-o-Cha a organisé une répression féroce dans le pays avec la complicité de la monarchie. C’est tout ce système de collusion entre élites (ce que les Thaïlandais appellent l’Ammatayathipatai) que les manifestants thaïlandais entendent aujourd’hui mettre à bas. 


[Pour une mise en contexte la situation politique en Thaïlande, lire sur LVSL, du même auteur : « Une nouvelle victoire de la junte militaire libérale »]

Une remise à plat du système politique

Les manifestants, mobilisés malgré la forte répression[1]qui a franchi un nouveau seuil récemment avec l’utilisation de balles réelles faisant six blessés, réclament en effet un changement profond du système politique thaïlandais. L’instrumentalisation de la crise sanitaire, utilisée pour justifier l’interdiction des rassemblements malgré le faible nombre de cas recensés a participé à accroître la défiance envers le régime de Chan-o-Cha. Par ailleurs, à deux occasions en 20 ans, le pouvoir issu des élections a été confisqué par l’armée avec l’approbation du pouvoir royal. En 2006 et en 2014, l’arrivée à la tête de l’État de l’opposition – le frère puis la sœur Shinawatra – s’est soldé par un coup d’État et la reprise en main du gouvernement par les forces militaires.

Les hautes sphères de la société thaïlandaise, on le voit, s’arrogent donc le droit de se substituer au scrutin populaire si celui-ci ne sert pas ses intérêts, ceux d’une classe libérale urbaine et bourgeoise. Depuis la nouvelle constitution de 2016, les pouvoirs du roi – qui passe pourtant le plus clair de son temps en Bavière sans se soucier de son pays – ont été considérablement étendus tout comme ceux du Sénat. Les 250 membres de cette assemblée sont tous choisis par l’armée.

Manifestants exigeant la libération d’un leader du mouvement près de Bangkok, Thailand, 10 août 2020. REUTERS/Jorge Silva

Les trois principales demandes exprimées le 18 juin et plébiscitées par les manifestants ont donc logiquement été l’écriture d’une nouvelle constitution, la dissolution du Parlement et la fin de la répression des opposants. Cette dernière revendication intervient dans le contexte de l’état d’urgence – prorogé pour la 8ème fois jusqu’au 15 janvier– sous prétexte de lutter contre l’épidémie de COVID-19. Les dispositions les plus polémiques de cet état d’exception sont principalement l’interdiction de se rassembler en public mais aussi l’interdiction des « médias qui pourraient effrayer la population ou déformer la réalité »[2]. Enfin, les étudiants ont réclamé plus tardivement une réforme de la monarchie, jusqu’à ce que cela devienne la cause centrale des mobilisations ces dernières semaines.

Ce dernier point interpelle. La société thaïlandaise fait en effet partie des plus traditionnelles d’Asie, et la légitimité de la monarchie n’y est que peu remise en cause. Les manifestants désirent ainsi revenir sur l’extension des pouvoirs du roi actée en 2016. Si les manifestations sont soutenues par les classes rurales, ouvrières et les dirigeants syndicaux thaïlandais, les images des manifestations ont surtout montré que c’était la jeunesse urbaine qui se mobilisait fortement. La fracture sociologique avec les manifestations de 2014 est évidente; celles-ci étaient surtout composées de ruraux ou de « paysans urbains » [3]: « ces migrants de l’intérieur qui occupent des emplois non qualifiés dans la région de Bangkok tout en maintenant des liens forts avec leur village d’origine ». La sociologie de la contestation thaïlandaise a donc évolué pour toucher des couches différentes de la population, plus jeune et plus urbaine, aidée en cela par les technologies numériques. Le mouvement n’a pas de dirigeant défini si ce n’est un groupe d’étudiants à l’origine des trois demandes du 18 juin appelé « Free Youth ». 

La proximité chinoise, obstacle à de nouveaux développements politiques

La Thaïlande a une longue histoire récente de contestations comme en témoignent les affrontements entre partisans et opposants au coup d’État de 2006. Cependant, le gouvernement ne semble pas prêt à céder et les manifestations sont jusqu’ici restées sans écho. Les arrestations arbitraires sont légion comme celle d’Anon Nampa, avocat, ou Jutatip Sirikhan, leader étudiante, le 2 septembre. L’instrumentalisation de la justice est également dénoncée, qualifiée de « harcèlement judiciaire » par les manifestants. Les revendications les plus récentes des manifestants se sont notamment axées sur l’article 112 de la Constitution qui punit les crimes de “lèse-majesté”. Cet article a été massivement utilisé pour emprisonner les leaders de la révolte. L’intransigeance du pouvoir est renforcée par ses liens avec le régime chinois.

La Chine a en effet des intérêts économiques et politiques dans la région et la junte militaire thaïlandaise semble bien décidée à s’aligner sur l’agenda de Xi Jinping. De nombreux observateurs comme Arnaud Dubus[4], ancien correspondant de Libération à Bangkok, ont noté que le coup d’Etat de 2014 a signé un rapprochement fondamental entre les deux nations. D’un point de vue économique d’une part, le gigantesque projet de la Belt and Road Initiative (BRI) – les « Nouvelles Routes de la Soie » – pourrait en effet être contrarié par une alternance politique.

Cela s’était produit en 2018 quand le nouveau premier ministre de Malaisie Mahatir Muahamad avait bloqué des investissements liés à la BRI et dénoncé une forme de néocolonialisme chinois. En 2017, la construction de la ligne de chemin de fer transnationale voulue par la Chine et traversant la Thaïlande a été mise en place au forceps par la junte. Beaucoup ont en effet vu un traitement de faveur dans l’absence d’appel d’offres menant à l’attribution du projet à une entreprise d’État chinoise et l’impossibilité d’examen du projet par l’organe habituellement compétent. Arnaud Dubus note également que « Plusieurs économistes ont souligné que la Thaïlande n’avait pas grand-chose à gagner économiquement dans ce projet (à propos d’un autre projet d’aménagement chinois en Thaïlande, NDLR) […] Là encore, la junte semble vouloir gagner les faveurs de Pékin, même si les bénéfices pour la Thaïlande sont limités »[4].

Poignée de main entre Chan-o-Cha et Xi Jinping lors d’une rencontre bilatérale à Pékin, 2014, © Reuters

Le volet militaire a également soudé la coopération avec la Thaïlande avec l’achat de nombreux engins et des entraînements communs des deux armées. L’achat récent par la Thaïlande de deux sous-marins à la Chine sur fond de pandémie – et donc de resserrement budgétaire – a également suscité la colère de la population. Le rapprochement entre les deux pays permet ainsi à la junte de se légitimer au niveau régional en commerçant avec le géant chinois et à ce dernier de mener à bien ses projets sans être empêché. La Chine est en effet le premier partenaire commercial et le premier investisseur en Thaïlande, ce qui fait de l’alignement une position stratégique pour elle. Le rapprochement a de plus été facilité par le rejet occidental de la Thaïlande au moment du coup d’État militaire, là où la Chine n’accorde pas autant d’importance aux respects de principes démocratiques. Sur le plan géopolitique enfin, les deux chefs de gouvernement se sont montrés de plus en plus proche, Xi Jinping disant même lors d’un entretien téléphonique avec Chan-o-Cha que la Chine et la Thaïlande étaient « aussi proches que les membres d’une même famille »[5].

Il semble donc complexe d’envisager aujourd’hui l’élaboration d’un nouveau pacte politique en Thaïlande. Le contrôle de l’appareil d’État par les militaires – placés à des postes stratégiques depuis le coup d’État de 2014 – ainsi que la proximité chinoise soucieuse de préserver un gouvernement qui lui est très favorable semblent bloquer, à court terme, toute perspective de reconquête des libertés publiques.

Le cas thaïlandais n’est pas isolé dans la région. La progression des intérêts économiques de la Chine s’observe également au Laos ou au Cambodge. Cette domination est assumée à demi-mot par le pouvoir chinois qui expliquait vouloir créer une « communauté de destins » par le biais de la Belt and Road Initiative.

[Lire sur LVSL les articles de notre dossier « Comment la Chine change le monde »] 

 Sources :

[1] Human Rights in Asia-Pacific, Review of 2019, rapport d’Amnesty international, 2020
https://www.amnesty.org/en/documents/asa01/1354/2020/en/

[2] Govt to evoke emergency rule, Bangkok Post, 25/03/2020, https://www.bangkokpost.com/thailand/general/1885700/govt-to-invoke-emergency-rul

[3] Douzième coup d’Etat en Thaïlande, D. Camroux, Le Monde Diplomatique, 2014
https://www.monde-diplomatique.fr/2014/07/CAMROUX/50617

[4] La dérive chinoise de la Thaïlande des généraux, A. Dubus, MONDE CHINOIS, NOUVELLE ASIE — Numéro spécial : « La Chine et l’Asie du Sud-Est. Vers un nouvel ordre régional ? » — N°54-55, 2018

[5] President Xi Jinping Speaks with Thai Prime Minister Prayut Chan-o-cha on the Phone, site du Ministère des affaires étrangères chinois, 14/07/2020
https://www.fmprc.gov.cn/mfa_eng/zxxx_662805/t1797958.shtml

Les nouveaux visages de Pinochet

https://es.m.wikipedia.org/wiki/Archivo:Museo_Maritimo_-monum_almte_JTMerino_-esc_Arturo_Hevia_f1.jpg
Statue de l’amiral José Toribio Merino, Musée National de la Marine Valparaíso. © Rodrigo Fernandez

La réforme constitutionnelle engagée suite au mouvement social d’octobre 2019 semblait ouvrir de nouvelles perspectives à la démocratie politique et sociale chilienne. La crise sanitaire est venue en interrompre la dynamique et a eu un double effet révélateur. Du côté du pouvoir, elle a mis au jour l’aspiration du gouvernement Piñera à renouer avec certains aspects de l’époque pinochetiste. La nomination au poste de ministre de l’intérieur de Victor Perez a en particulier été critiquée par l’opposition ; maire de Los Ángeles sous la dictature de Pinochet, Victor Perez est accusé d’avoir joué un rôle plus que trouble à l’égard de la tristement célèbre Colonia Dignidad, la secte fondée par le nazi Paul Schäfer en 1961. Du côté de l’opinion publique, la crise sanitaire a fait naître un sentiment d’urgence à faire émerger une transition démocratique qui n’a été jusqu’à présent qu’un trompe-l’œil.


Le 20 août dernier, les carabineros [institution militaro-policière dépendant du Ministère de l’intérieur depuis 2011 ndlr] ont finalement renoncé à renommer l’Académie de formation de la police chilienne du nom de l’un des leurs, le général Oelckers, ancien dirigeant des carabineros et membre de la junte militaire sous la dictature d’Augusto Pinochet. Si la controverse autour de ce changement de nom, perçu comme une provocation, a conduit à son abandon, plusieurs personnalités en uniforme directement impliquées dans les atteintes aux droits de l’homme sous la dictature continuent à être célébrées de diverses manières au Chili.

La statue de l’amiral José Toribio Merino, l’un des artisans du coup d’État de 1973, puis membre influent de la junte militaire, continue ainsi de trôner dans le musée maritime de Valparaíso. Une section de la bibliothèque de l’Armée ou encore l’ancienne villa du quartier El Bosque de Santiago portent de même toujours le nom du dictateur Pinochet et de nombreuses autres rues et places continuent à honorer des hauts gradés de cette période sombre de l’histoire du Chili.

Ces marques d’attachement à la fois institutionnel et populaire étonnent dans un pays où la période de la dictature au Chili entre 1973 et 1990 a été vécue comme un long cauchemar. De nombreux observateurs restent surpris que la population chilienne n’ait pas agi pour se débarrasser de ces marques du passé au fil des années ayant suivi la fin de la dictature, d’abord après le départ de Pinochet en 1990 puis après son arrestation en 1998 et enfin après les procès du régime des années 2000 ou encore à la mort de Pinochet.

Dans ce contexte, la décision de la Cour d’appel de Santiago de libérer depuis le début de la crise sanitaire dix-neuf haut-dignitaires et anciens membres de la DINA – police secrète chilienne sous l’ère Pinochet – condamnés pour crimes contre l’humanité sous l’ère Pinochet, fait craindre un retour de balancier

2019 a pourtant semblé marquer une rupture. Lors des manifestations monstres et violemment réprimées qui ont démarré en octobre et se sont continuées début 2020, les manifestants, réunis autour de la contestation d’un modèle socio-économique où l’accès à la santé et à l’éducation relèvent encore presque uniquement du secteur privé, ont arraché et dégradé des plaques commémoratives célébrant l’ère Pinochet. Telles que celle célébrant Manuel Contrera, l’ancien directeur de la DINA, la police secrète du régime, condamné à plus de 500 ans de prison pour crimes contre l’humanité pendant la dictature.

Mobilisés initialement contre l’augmentation de 30 pesos du prix du ticket de métro, les manifestants ont ainsi fait évoluer leur slogan. « Pas contre 30 pesos mais contre 30 ans » ont-ils crié pour dénoncer une transition démocratique non aboutie depuis la chute de la dictature en 1990, devant des militaires autorisés, en vertu de l’état d’urgence invoqué pour la première fois depuis la fin de la dictature en 1990, à maintenir l’ordre dans la rue.

La traduction institutionnelle résultant du mouvement de contestation sociale est la nouvelle constitution, discutée fin 2019, qui doit remplacer celle de Pinochet régissant le pays depuis 1980. Ce nouveau texte qui entend répondre aux nouvelles aspirations économiques et sociales du peuple chilien devait être soumis à référendum en avril 2020 avant que le Covid-19 et le tour de vis conservateur du gouvernement depuis le printemps 2020 viennent en retarder la tenue, est aujourd’hui repoussé en octobre 2020.

Alors que la réforme constitutionnelle engagée suite au mouvement social semblait ouvrir de nouvelles perspectives à la démocratie politique et sociale chilienne, la crise sanitaire qui est venue en interrompre la dynamique au printemps 2020 a eu un double effet révélateur.

Du côté du pouvoir, elle a mis au jour l’aspiration du gouvernement Piñera à freiner la réforme constitutionnelle ; les clins d’œil du président à la fraction la plus « pinochetiste » de son électorat ne sont pas passés inaperçus. La tentative avortée de rebaptiser l’école de formation des carabiniers n’a pas été un fait isolé. La libération en mars 2020 de 17 dignitaires du régime reconnus coupables de crimes contre l’humanité ou encore la nomination début août 2020 comme ministre de l’intérieur d’un homme politique associé à l’ère Pinochet, Victor Perez, en sont pour certains des illustrations incontestables.

C’est ce qu’avancent plusieurs défenseurs des droits de l’homme ainsi que les forces de gauche chiliennes qui ne pardonnent pas à cet ancien maire de la ville de Los Ángeles ses compromissions et son soutien au régime Pinochet et ses proches. À l’âge de 27 ans, Victor Perez a en effet été nommé maire de Los Ángeles par le gouvernement militaire d’Augusto Pinochet, un poste qu’il a occupé entre 1981 et 1987. En tant que fonctionnaire de la dictature militaire, il lui est reproché, notamment dans le Rapport de la Commission nationale Vérité et Réconciliation (Rapport Rettig) publié en 1991 d’avoir cautionné les violations des droits de l’homme commises dans sa ville.

Selon les associations de familles de victimes et de disparus de la dictature dans la Région de Maule, Perez aurait également eu des liens avec la Colonia Dignitad, la communauté sectaire fondée au sud de Santiago du Chili par l’ancien militaire nazi Paul Schäfer. Fondée en 1961, la colonie était présentée comme une société caritative offrant gratuitement des soins et un cadre de vie pour des enfants pauvres, orphelins, notamment issus de provinces ayant été touchées par les tremblements de terre de l’année 1960 dans le Sud du pays. Ses membres vivaient en autarcie complète, forcés au travail et à la reproduction d’enfants que les mères étaient forcées d’abandonner à la naissance. Il est également reproché au ministre de l’intérieur d’avoir été très proche du cercle d’amis et de protection de la Colonie, tristement connue pour avoir mis ses locaux à la disposition de la DINA qui en a fait un centre de détention, de torture et d’élimination d’opposants politiques sous la dictature militaire dans le cadre de l’opération « Condor ».

Lorsqu’en 1995 a eu lieu une enquête quatre ans après l’annulation de la personnalité juridique de la secte, Victor Perez a fait partie du petit nombre de trois dissidents s’étant opposés à une investigation ayant prouvé une violation des droits de l’homme non pas du temps de la dictature, mais encore en vigueur dans la Colonie. Il fut par exemple reproché à la secte de ne pas répertorier les naissances et les décès en son sein, ainsi qu’un non-respect de la loi chilienne quant à l’enseignement obligatoire.

L’opinion publique, réagissant à l’instrumentalisation de la crise sanitaire comme un retour débridé au pinochetisme, a brutalement pris conscience que la transition démocratique depuis trente ans pourrait n’avoir été qu’un trompe-l’œil.

L’espoir des manifestants de parvenir à un dialogue avec les forces au pouvoir a été contrarié par l’effet miroir des propos du président Piñera le 21 octobre 2019, soit trois jours à peine après le début des rassemblements. Nombreux sont ceux qui au Chili, en entendant leur président indiquer « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant, implacable, qui ne respecte rien ni personne et qui est prêt à faire usage de la violence et de la délinquance sans aucune limite » n’ont en effet pu s’empêcher de rapprocher ces propos de ceux d’un Pinochet parlant d’un « état de guerre entre le marxisme et la démocratie » en 1986, à la suite de la tentative d’attentat échoué de Melocotón où des militants du Front patriotique Manuel Rodriguez avaient tenté de porter atteinte au dictateur dans un contexte de grèves ébauchant un soulèvement général contre le régime.

La pandémie du Covid-19 a en outre été au Chili un révélateur puissant de la crise sociale qui traverse le pays en plaçant sous une lumière crue les insuffisances et les inégalités du système de santé, le surendettement lié au crédit à la consommation des ménages, ainsi que la précarité du logement dans un pays que le président conservateur Sebastian Piñera n’hésitait pourtant pas, quelques jours seulement avant que n’explose la révolte sociale, à qualifier d’« oasis  ».

Dans ce contexte, la décision de la Cour d’appel de Santiago de libérer depuis le début de la crise sanitaire dix-neuf haut-dignitaires et anciens membres de la DINA, condamnés pour crimes contre l’humanité sous l’ère Pinochet, fait craindre un retour de balancier alors que, dans le même temps, les tribunaux ont refusé de relâcher les manifestants arrêtés lors des manifestations de l’automne et de l’hiver 2019. Des manifestants et leurs soutiens qui ne peuvent que dénoncer la différence de traitement matérialisée par la décision de libérer le 31 juillet 2020 les anciens tortionnaires Raúl Rojas Nieto et Víctor Mattig Guzman dont l’emprisonnement n’était pourtant intervenu respectivement qu’en 2017 et 2018.

Au moment où la pandémie du Covid-19 a fait cesser les affrontements violents (avec un confinement commencé le 9 mars), l’Institut national des droits humains (INDH) chilien faisait état au 19 mars dernier de 32 morts, 617 cas de torture de détenus et 257 agressions sexuelles (dont 112 sur mineures) commis par les forces de l’ordre, ainsi qu’un record mondial de blessures oculaires occasionnées, avec 460 cas recensés.

De même, alors que le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies et la Commission interaméricaine des droits de l’homme ont dénoncé les arrestations de masse et le maintien en détention de manifestants sans jugement depuis maintenant plus de 9 ou 10 mois (selon les sources gouvernementales 3274 personnes ont fait, en lien avec les évènements, l’objet de poursuites et un peu moins de 300 personnes étaient fin août toujours en détention préventive en l’attente d’un procès), la situation des nombreux jeunes et étudiants entassés dans les prisons, avant tout procès, dans des conditions d’hygiène et de proximité déplorables inquiète dans le contexte de la pandémie de Covid-19.

Alejandro, lycéen de 19 ans, est l’un d’entre eux. Accusé d’avoir incendié le bâtiment de l’université Pedro de Valdivia le 8 novembre alors que la révolte prenait de l’ampleur dans les rues de Santiago, le lycéen dément toute implication. Sa sœur, Nicole, insiste sur « l’illégalité des preuves retenues pour l’inculper, fondées sur les seules déclarations d’un policier en civil ». Alors que sa famille a rassemblé des preuves montrant qu’il ne se trouvait pas à l’endroit où l’incendie a été déclaré, et réalisé une expertise démentant la présence d’hydrocarbure sur ses mains, il n’a jusqu’à aujourd’hui pu bénéficier d’un jugement, la procédure ayant été gelée au moment de la pandémie (sans droit de visite pour la famille). Son procès aura lieu le 1er septembre 2020 soit près de 10 mois après les faits reprochés et son emprisonnement.

Dans un communiqué de presse du 24 août, plusieurs collectifs internationaux de soutien aux prisonniers politiques chiliens ont ainsi dénoncé les quelques 300 détenus (286 selon le gouvernement) encore en détention préventive et le fait que « de nombreux jeunes, parmi les 2 500 personnes accusées d’avoir violé les lois de sécurité lors des manifestations de la fin 2019, attendent avec anxiété leurs procès respectifs. Les accusations fondées sur des machinations policières et sur des fausses preuves, rappellent que la justice chilienne est soumise, pour l’essentiel, aux objectifs politiques de l’exécutif ».

L’opinion publique, réagissant à l’instrumentalisation de la crise sanitaire comme un retour débridé au pinochetisme, a brutalement pris conscience que la transition démocratique depuis trente ans pourrait n’avoir été qu’un trompe-l’œil.

Le référendum sur la nouvelle constitution, initialement prévu en avril et maintenant décalé à octobre 2020 sera donc un moment de vérité pour le Chili.

Ces dictatures brésiliennes qui servent de modèle à Bolsonaro

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Jair Bolsonaro ©Marcelo Camargo/Agência Brasil

Jair Bolsonaro a cultivé pendant sa campagne la nostalgie qu’éprouve encore une partie des Brésiliens pour les deux dictatures militaires qu’a connues leur pays. Le nouveau président a en effet multiplié les déclarations ouvertement favorables à ces périodes de l’histoire brésilienne. Au XXème siècle, le Brésil a vécu durant trente-quatre ans sous le joug de deux régimes dictatoriaux : le régime à parti unique de Getulio Vargas de 1930 à 1945 (l’Estado Novo) puis celui de la junte militaire initiée par le coup d’Etat de Castelo Branco, de 1964 à 1985. La dictature de Vargas, à caractère corporatiste, protectionniste et nationaliste, diffère assez largement de celle de la junte: libérale et pro-américaine, cette dernière s’est singularisée par sa politique économique et sociale, dictée par le FMI et favorable aux grandes multinationales. Sans surprises, le souvenir du second régime est davantage mobilisé par Bolsonaro. Préfigurerait-il la politique qu’il se prépare à mettre en place ?


L’Estado Novo, en toile de fond.

Notre plongée dans les méandres dictatoriaux du Brésil débute en 1930. Une révolution menée par Gétulio Vargas, alors gouverneur de l’Etat de Rio Grande do Sul, met fin à la Republica Velha (« La Vieille République ») et instaure un régime dictatorial. Les griefs contre cette première République étaient nombreux. Parmi eux, la pratique du « colonelisme » qui s’était mise en place au fil des années du fait de la forme fédérale de l’Etat, et qui consistait à déléguer aux oligarques locaux des pouvoirs considérables. Les collusions de ceux-ci avec les exploitants de café – principalement installés à São Paulo – ou de lait étaient flagrantes. Ces deux secteurs étaient alors tellement importants que l’on disait de la politique brésilienne que c’était une politique du café com leite (café au lait), puisque les gérants faisaient la pluie et le beau temps dans la vie politique du pays. La corruption n’est pas un phénomène neuf dans la vie politique brésilienne !

Getulio Vargas.

Lors de son arrivée au pouvoir, Vargas choisit de répondre à cette situation par la mise sous tutelle des États fédérés. Il place à leur tête des interventores (administrateurs) chargés de nommer les autorités au sein des Etats. Au début des années 1930, suite au krach de 1929, le pays se trouve dans une profonde crise économique. La production est en forte baisse : elle perd 4% en 1930 et 5% en 1931; le gouvernement manque de moyens car les réserves d’or ont fondu comme neige au soleil. Pour ne rien arranger à cet état de fait, l’agriculture connaît une situation catastrophique, le pays ne peut plus exporter. Enfin, la monnaie de l’époque, le cruzeiro, est dévalué de 40% et l’Etat brésilien suspend le remboursement de sa dette. Vargas entreprend de résoudre ces problèmes par des mesures travaillistes, protectionnistes et corporatistes. Il s’inspire de la doctrine sociale du Pape Léon XIII qui promeut une collaboration des classes sociales, basée sur un idéal de charité de la part des patrons et de modération de la part des travailleurs. C’est ainsi que sont mises en place sous la bannière de l’Estado Novo des mesures telles que la journée de travail de 8 heures, l’abolition du travail des enfants, la mise en place de congés payés, ou encore le droit de vote des femmes. Ces mesures ont valu à Vargas le surnom de « Père des pauvres ».

Il faut cependant faire remarquer toutes les limites de cette politique sociale. D’une part, elles n’ont concerné qu’une minorité de travailleurs : ceux des villes et qui occupaient des postes réglementés. Les travailleurs informels ne bénéficiaient eux d’aucune protection. D’autre part, les syndicats demeuraient fortement encadrés par l’État, et les mouvements sociaux ont été réprimés avec une grande violence par le gouvernement, Vargas ayant été jusqu’à ordonner la déportation de ses opposants communistes dans les camps de concentration de l’Allemagne nazie. L’éducation était quant à elle réservée à l’Église catholique. Enfin, la Constitution de l’Estado Novo, qui proclamait le droit de vote des femmes, n’a jamais été appliquée: le Parlement brésilien ne s’est pas réuni une seule fois sous le régime de Vargas.

Le régime ne manque pas de traits autoritaires. Son nom, l’Estado Novo, est une reprise du titre officiel de la dictature de Salazar au Portugal, et sa Constitution est dite “polonaise” tant elle rappelle celle du maréchal Pilsudski de 1926. On y retrouve les traits habituels des dictatures catholiques qui pullulent en Europe : parti unique, police politique, suspension des libertés individuelles, culte de la personnalité.

Le nationalisme constitue un autre trait structurant du régime de Vargas. Ce dernier a notamment instrumentalisé le carnaval de Rio et le football pour consolider la « brésilianité » de ses habitants, instauré une « préférence nationale » pour les Brésiliens et favorisé un climat de xénophobie envers les étrangers qu’il désignait comme des « kystes ethniques ». L’ère Vargas n’a pas été pour rien dans l’importance que revêt aujourd’hui le football dans la culture brésilienne, la dictature subventionnant massivement les clubs en échange de la loyauté politique des joueurs. L’écho considérable qu’a rencontré l’appel à voter Bolsonaro de la part de joueurs comme Ronaldinho ou Kaka est, au moins en partie, un héritage de la dictature de Vargas.

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Une affiche de propagande de l’Estado Novo de 1940

L’Estado Novo connaît son épilogue en 1945, lorsque Gétulio Vargas est déposé par l’armée avec l’aide des Etats-Unis. On le soupçonne alors d’être devenu pro-communiste à cause de son rapprochement avec Moscou à la fin de la guerre…

L’héritage de Vargas est perçu comme ambivalent et contradictoire. Le volet social de sa politique mène parfois à l’amnésie concernant les aspects répressifs de son régime. Pour nombre de Brésiliens, Vargas est d’abord connu pour sa fin tragique – un suicide – et pour le « testament » qu’il a rédigé à la veille de sa mort.« Le Père des pauvres » s’y dépeint en protecteur héroïque de la nation brésilienne, acculé par les puissances étrangères à mettre fin à ses jours : « Je me suis battu contre le pillage du Brésil. Je me suis battu contre le pillage du peuple. Je me suis battu avec la poitrine ouverte. La haine, l’infamie, les calomnies ne m’ont pas submergé. »

On comprend donc que les références faites à l’Estado Novo pendant la campagne de Jair Bolsonaro aient été discrètes – l’hommage à la dictature corporatiste et interventionniste jurait avec le caractère néolibéral du programme de Bolsonaro. De Vargas, Bolsonaro retenait surtout la nécessité d’un leadership fort et personnalisé garant de la stabilité sociale, d’une pratique éthique de la politique teintée de catholicisme, et d’un encadrement des mouvements sociaux et syndicaux. C’est à la junte militaire brésilienne (1964-1985) que va la préférence du nouveau président brésilien.

Le spectre de 1964.

La prise de parole la plus célèbre de Bolsonaro à ce sujet s’est produite lors du vote de l’impeachment de la présidente Dilma Rousseff en 2016. Au micro de la Chambre, il rend un hommage public au colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra, premier militaire à être reconnu coupable de torture pendant la dictature.

Cette dictature militaire est inaugurée par un coup d’Etat des généraux brésiliens perpétré à l’encontre du président João Goulart, le 31 mars 1964. Bien que n’étant pas un radical, celui-ci était perçu comme un sympathisant communiste par l’administration américaine, les classes supérieures brésiliennes et la hiérarchie ecclésiastique, car il défendait la mise en place d’une réforme agraire et le renforcement de la protection des travailleurs brésiliens. Le coup d’État, soutenu par la CIA, survient à l’issue d’une campagne de presse hostile dépeignant João Goulart comme un nouveau Fidel Castro.

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João Goulart

Le maréchal Castello Branco, placé au pouvoir, prétend « remettre la maison en ordre ». Les similitudes avec la situation actuelle ne manquent pas. L’anticommunisme, la volonté de mettre fin à un régime « extrémiste de gauche » qui favorise l’agitation sociale, et de rétablir « l’ordre » au Brésil, ont été des éléments rhétoriques structurants de la campagne de Bolsonaro. Celui-ci n’avait de cesse de pointer du doigt les liens entre son adversaire Fernando Hadad, Cuba et le Venezuela. Il l’accusait d’avoir pour projet d’intégrer le Brésil à une « Union des Républiques Socialistes d’Amérique Latine ». Par ailleurs, on retrouve des acteurs sociaux similaires derrière le coup d’Etat de 1964 et la campagne de Bolsonaro sont les mêmes : les multinationales, les propriétaires terriens, une partie du secteur médiatique.

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“La Marine chasse Goulart”, 1965

La dictature instaurée en 1964 n’est pas sans évoquer celle de Pinochet au Chili ou de Videla en Argentine. Le Parlement brésilien est officiellement maintenu dans ses fonctions, mais son rôle n’est plus que décoratif ; l’exécutif s’autorisant à révoquer les députés qui s’opposent à ses projets, il se transforme en chambre d’enregistrement. L’administration fait l’objet de purges, la délation est encouragée et la torture institutionnalisée. On estime qu’au total, ce sont 20 000 Brésiliens qui ont été victimes des chambres de torture sous la junte militaire ; parmi eux, la future présidente Dilma Rousseff, âgée de vingt ans, qui a acquis une certaine aura grâce au stoïcisme dont elle a fait preuve alors. La peine de mort, supprimée en 1891, est rétablie : au cours de la junte militaire, 400 Brésiliens, victimes de la répression étatique, trouvent la mort. Faisant écho à cette période, Bolsonaro a déclaré lors de sa campagne qu’il souhaitait « une police qui tire pour tuer », qu’il rétablirait la peine de mort abolie depuis, qu’il condamnerait ses opposants les plus radicaux à l’exil, et que « l’erreur » des tortionnaires brésiliens avait été de ne « pas tuer » leurs victimes.

« Remettre la maison en ordre » passe aussi par l’économie. Le Brésil de la junte traverse une crise importante avec des taux d’inflation de quasiment 100%, que le régime réussit à diviser par trois avec son PAEG (Programa de Ação Econômica do Governo : Programme d’action économique du gouvernement). Celui-ci prévoit la limitation des salaires que le précédent gouvernement avait revus à la hausse. De 1969 à 1973, l’économie fait un gigantesque bond en avant. Surviennent ensuite les krachs pétroliers de 1973 (mandat d’Ernesto Garrastazu Médici) et 1979 (mandat de João Figuereido) qui minent l’économie. Il n’est pas anodin de noter que cette relance est soutenue par le FMI qui prête massivement à l’Etat brésilien : 125 millions pour contenir l’inflation en 1965, puis 13,2 milliards entre 1982 et 1985 pour attirer les investisseurs étrangers – corollaire de sa politique de gel des salaires et de répression des mouvements syndicaux et sociaux.

Si la hiérarchie ecclésiastique brésilienne soutient également la mise en place de la dictature, saluant le coup d’Etat militaire, elle s’en désolidarise bien vite au moment des « années de plomb » qui marquent le durcissement de la dictature. Les évangélistes qui soutiennent actuellement le président brésilien suivront-ils la même évolution si celui-ci se livre à des pratiques répressives similaires ?

Aujourd’hui, une situation comparable ?

Un travail mémoriel important a été effectué au Chili ou en Argentine à l’égard de la période dictatoriale ; cela n’a pas été le cas au Brésil. Cette différence s’explique notamment par le vote d’une loi d’amnistie, en 1979 (sous la dictature militaire), qui protège, aujourd’hui encore, les tortionnaires de poursuites pénales. Bien que la « Commission Nationale de la Vérité »  brésilienne ait demandé sa suppression à plusieurs reprises, le statu quo demeure. Pour l’historienne Armelle Enders, la création de cette Commission en 2011 signe le retour sur la scène publique des nostalgiques de la dictature initiée par Castelo Branco.

Si les deux dictatures brésiliennes (l’Estado Novo de Vargas et la junte militaire de 1964) partagent de nombreuses points communs – la volonté d’ordre, l’autoritarisme, la fibre ecclésiastique, le discours nationaliste et conservateur -, elles ont eu des implications sociales et tenu des positionnements géopolitiques différents. Défenseur de « l’ordre » et conservateur, partisan d’un Etat fort, protecteur de la police et de l’armée (même lorsqu’elles se comportent comme des milices politiques), militaire lui-même, Bolsonaro est sans conteste un avatar du militarisme de ces régimes. Ce n’est pas pour rien qu’il expose fièrement les portraits des dictateurs successifs dans son bureau. Néolibéral, pro-américain, soutenu par l’oligarchie brésilienne, il s’inscrit cependant bien davantage dans la continuité du second régime que du premier.

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Ces deux dictatures ont été mises en place lors de crises économiques importantes, or le Brésil traverse aujourd’hui ce que le FMI considère comme la plus grave crise économique de son histoire, avec une récession de 7.2% du PIB sur deux ans, soit bien plus que les 5.1% perdus suite au krach de 1929.
L’une des bases idéologiques sur lesquelles reposaient les dictatures brésiliennes était la désignation et le rejet de bouc-émissaires par le gouvernement. Aux communistes et aux étrangers, se sont aujourd’hui ajoutés les membres de la communauté LGBT: Bolsonaro a accompagné et légitimé les actions violentes perpétrées à leur égard, en s’appuyant sur les groupes évangélistes les plus radicaux, et fait ainsi l’apologie d’une société uniformisée sous l’égide d’un homme fort, lui aussi en uniforme.

Dans un contexte social de plus en plus tendu, doit-on craindre que Bolsonaro ne mène le Brésil vers un autoritarisme croissant, et ne tue une deuxième fois Camus, qui écrivait que « la démocratie n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité » ? La violence de ses propos à l’égard de l’opposition, des « communistes »  supposés du PT (Parti des travailleurs), des LGBT, des Afro-Brésiliens et des communautés indigènes, ainsi que les tensions multiples qui traversent le Brésil, ne présagent en tout cas rien de rassurant.

Pour aller plus loin :

FAURE Michel, Une histoire du Brésil, Place des éditeurs, 2016
ZIEGLER Jean, L’Empire de la honte, seuil, 2006

Les cinq faces du discours pro-Bolsonaro

Sessão Extraordinária Plenário Ulysses Guimarães Dep. Jair Bolsonaro Foto: Beto Oliveira 30.06.2011

A l’approche des résultats d’une élection présidentielle cruciale pour le Brésil, le collectif Lyon – Brésil pour la démocratie met en lumière les principaux ressorts du discours du grand favori, Jair Bolsonaro, candidat d’une extrême-droite décomplexée aux accents autoritaires, oligarchiques et ultra-conservateurs. 


Ouvertement raciste, misogyne, homophobe et autoritaire, le candidat d’extrême-droite, Jair Bolsonaro (Parti Social Libéral – PSL) est le grand favori du second tour des élections présidentielles face à Fernando Haddad (Parti des Travailleurs – PT). Après une écrasante victoire au premier tour (il a recueilli 46% des suffrages), ce nostalgique de la dictature militaire fait craindre le pire pour les minorités, promises à vivre sous le diktat de la majorité auto-proclamée.

Ses déclarations, toutes plus choquantes les unes que les autres, ne l’ont pas empêché d’acquérir une forte popularité auprès de la population brésilienne. Mais Bolsonaro n’est pas arrivé là par hasard, il a su regrouper et séduire grâce à des discours qui illustrent bien les conflits qui tourmentent le Brésil depuis le début de son histoire.

Cet article cherche à mettre en perspective ces discours qui ont réussi à trouver écho dans la société brésilienne, propulsant le député fédéral de Rio aux portes du poste suprême de la première puissance économique d’Amérique du Sud.

I – La revanche de l’homme blanc

Sans pouvoir le réduire à cela, le vote Bolsonaro est en partie un vote masculin, blanc et conservateur. Les études montrent une importante popularité du candidat auprès de la bourgeoisie agro-industrielle, de l’agropecuaria (propriétaires agraires) ou encore des classes laborieuses urbaines. Bolsonaro a su séduire cet électorat par un discours faisant appel à son intérêt de classe et de genre, mais surtout grâce à une instrumentalisation habile des affects et des émotions. Les émotions, cette élection en est particulièrement chargée. Elles sont exacerbée par des réseaux sociaux qui favorisent cette polarisation des opinions politiques. Bolsonaro s’appuie sur le fort ressenti de cette population qui n’a pas directement profité des programmes sociaux mis en place par le PT au cours de ses 14 années de pouvoir. Cette frange de la société s’est montrée particulièrement sensible au discours viriliste du bon mâle blanc, Jair Bolsonaro, prêt à prendre sa revanche…

Cette analyse fait directement écho à celle du sociologue américain Michael Kimmel. Dans son ouvrage Angry White Men: American Masculinity at the End of an Era (2013), l’universitaire américain décrit la réaction des mâles blancs face à l’évanescence de leurs avantages sociaux et sociétaux. Du droit de cuissage sur les esclaves noires de la senzala aux inégalités de revenus, les hommes blancs ont perpétué leurs avantages socio-économiques à travers l’histoire du Brésil. Ces derniers se sentent pourtant menacés entre autres par les revendications des minorités, l’intégration des femmes au marché de l’emploi et l’accès des classes les plus populaires à un certain pouvoir d’achat, par le biais des programmes sociaux.

La réhabilitation de l’homme blanc dans la société brésilienne se traduit alors par la sauvegarde des emplois dits “masculins”, industriels ou agricoles. On retrouve cela dans le discours nationaliste protecteur du candidat d’extrême droite, comme en témoigne son cri de ralliement “Brasil acima de tudo” (“Brésil avant tout”). Cette revalorisation passe également par la remise en cause de la régulation environnementale, notamment pour intensifier le travail dans les mines et relancer l’exploitation des énergies fossiles – un choix économique incertain au vu de la baisse du prix des matières premières, en partie à l’origine de la crise économique brésilienne. En dépit des accords internationaux sur le climat, cette dernière arrange évidemment l’agro-business, lobby ultra-puissant au Brésil.[1]

Ces électeurs coutumiers de la droite traditionnelle, déçus du PSDB décrédibilisé par sa participation au gouvernement Temer, se tournent désormais vers le candidat adoubé par les marchés internationaux. Le Wall Street Journal a en effet légitimé le “Trump tropical”, comme le surnomme la presse étrangère, auprès des acteurs financiers. Le journal américain poursuit ainsi sa tradition d’institution de légitimation économique des régimes autoritaires sud-américains après avoir vanté les mérites de Videla, Fujimori ou encore Pinochet. Grâce à son conseiller ultra-libéral Paulo Guedes, Bolsonaro s’est ainsi assuré du soutien de l’élite économique brésilienne, essentiel pour être en mesure d’accéder au pouvoir.

II – Un discours ultra-sécuritaire qui séduit les classes populaires

Dans un pays miné par les inégalités sociales, économiques et raciales, l’on aurait pu s’attendre à un rejet massif du candidat d’extrême-droite, qui a multiplié les déclarations violentes à l’égard des plus modestes et des minorités, affirmant entre autres que « les pauvres ne savent rien faire », qu’il serait « incapable d’aimer un fils homosexuel », qu’il ne laisserait « pas un centimètre de terre aux indigènes » ou encore qu’il ne violerait pas une députée « parce qu’elle ne le mérite pas ». Cependant, un sondage réalisé par l’Institut de recherches sociales, politiques et économiques (IPESP), publié le 11 octobre, a révélé que le soutien apporté à Bolsonaro a grandi chez les femmes, la population noire et les personnes moins scolarisées. Comment expliquer un tel phénomène ?

Bien que 53% de la population brésilienne se déclare noire, l’intégration à l’Etat de droit ne correspond pas à la composition raciale du pays[2]. Selon les données de l’Institut brésilien de géographie et statistiques (IBGE), les noirs représentent 76% de la population la plus pauvre, et seulement 17,6% des classes économiques les plus aisées. Autre chiffre alarmant : sur les 56 000 personnes assassinées en 2012, on en comptait 30 000 âgées entre 15 et 29 ans, dont 77% de noires. Au Brésil, l’exclusion sociale a bien une couleur.

À vrai dire, la démocratie brésilienne n’a jamais été en mesure de permettre à ces populations d’accéder aux avantages du monde moderne. Le fait que, de nos jours, plus de la moitié de la population brésilienne exerce des emplois semi-qualifiés en est une conséquence. En outre, les couches moins aisées ne subissent pas seulement la répression de l’État et des autorités, elles sont aussi les premières victimes de l’insécurité en général. Promettant de l’éradiquer, Bolsonaro propose des mesures radicales : libéralisation du port d’armes pour la population civile, rétablissement de la peine de mort, prison à perpétuité, réduction de la majorité pénale, castration chimique pour les violeurs, entre autres. Des solutions simplistes, pour des problèmes complexes.

« Les droits de l’homme sont pour les hommes « droits » (corrects) » est devenue l’une de ses maximes. Mais pour une grande partie de la population brésilienne, la loi en vigueur est déjà la loi du « chacun pour soi », et tant que l’État ne sera pas en mesure de protéger la population, l’adhésion aux discours de haine se renforcera, alimentant parallèlement la peur et l’insécurité.

III – Dieu et la politique au-dessus de tout

La religion est, tout au moins dans les termes employés, omniprésente dans le discours du candidat d’extrême droite. Son slogan, rabâché au cours des meetings, en est la parfaite illustration : « Le Brésil au-dessus de tout, Dieu au-dessus de tous ». Le terme « Dieu » est par ailleurs utilisé à 82 reprises dans le programme du PSL, qui contient même une citation tirée de la Bible. Voilà de quoi séduire les plus fervents chrétiens et plus particulièrement les Eglises évangéliques.

En l’espace de quarante ans, les Eglises évangéliques ont connu une expansion fulgurante au Brésil, la proportion de croyants au sein de la population est passée de 5% à 22%. Mais cette expansion au sein de la société brésilienne s’est également accompagnée d’une forte présence dans la sphère politique, où elle fait actuellement figure de véritable force politique (en atteste les 91 sièges glanés lors des élections législatives d’octobre).
Conscient de la popularité et de l’influence rampantes des évangélistes dans le pays, l’équipe de campagne de Bolsonaro aura bien compris l’importance d’adapter son discours, tant dans le langage que par les thématiques abordées, à ces communautés religieuses. La recette est simple et les ingrédients bien connus. Bolsonaro n’invente rien : il se base avant tout sur un discours de droite, très conservateur, qui fait de la défense des valeurs et de la morale de la famille traditionnelle chrétienne ses priorités.

Les ennemis, eux aussi, sont bien connus. Ce sont celles et ceux qui défendent les droits des LGBT, qui promeuvent les différents modèles de famille, le droit à l’avortement ou qui proposent un débat public sur la décriminalisation des drogues. Face à cet ennemi qui menace directement la famille traditionnelle et les valeurs chrétiennes, Bolsonaro s’érige en sauveur, en rempart contre la décadence. Et ses propos extrêmement violents à l’égard des féministes, des gays ou de celles et ceux qu’il désigne comme des « théoriciens » du genre, font mouche.

Mais il faut souligner que si ce discours ultra-conservateur utilise la religion, à travers le pouvoir d’influence des pasteurs, c’est surtout pour mieux défendre des intérêts politiques et économiques. L’exemple de l’évêque Edir Macedo est sans doute le plus criant. Edir Macedo, fondateur et évêque autoproclamé de l’Eglise universelle du royaume de Dieu, est aujourd’hui milliardaire et PDG d’un des plus grands médias brésiliens. Le religieux est aussi accusé de blanchiment d’argent, d’organisation criminelle, d’évasion de devises et de fraude (2009, 2011 et 2013).

IV – “Tout sauf le Parti des travailleurs” et le piège anti-gauche

Le discours anti-PT (anti-Parti des Travailleurs) est souvent décrit comme la principale raison de la vague extrémiste. Pourtant, ce discours, et l’hostilité à l’égard de ce parti, ne sont pas nouveaux sur la scène politique brésilienne. En réalité, le discours anti-PT, populaire au sein de l’élite économique brésilienne, existe depuis la fondation de ce dernier. Un parti qui, lui, trouve ses origines dans les mouvements ouvriers et syndicalistes du pays.

Aujourd’hui, le discours anti-PT a pris d’autres formes et d’autres proportions. Les affaires de corruption du PT et ses alliances avec le centre traditionnel, mais aussi le fait qu’il soit systématiquement associé à la corruption de la classe politique dans les médias, auront bel et bien contribué à renforcer le climat anti-PT. Celui-ci est aussi exacerbé par l’éloignement du parti de la base sociale qui l’avait soutenu (et qui lui avait permis d’accéder au pouvoir), et par l’égoïsme des classes plus aisées, qui n’ont pas supporté de voir le niveau de vie des classes populaires s’améliorer. Enfin, la crise politique, sociale et économique, qui a durement touché le pays sous le gouvernement Dilma Rousseff, n’arrangent rien à l’affaire. Pire encore, le PT est devenu le coupable idéal, premier responsable des malheurs qui ont frappé le pays.

La droite traditionnelle, représentée par le parti de l’ancien président Fernando Henrique Cardoso (PSDB), a toujours utilisé et encouragé ce discours. Mais c’est bien Bolsonaro qui en profite le plus cette année. Récemment, ce discours s’est fortement popularisé au sein de la classe moyenne et chez les modérés. Ils se sont de plus en plus éloignés du centre, pour se diriger vers les extrémités de la droite.

Le discours anti-PT de Bolsonaro, qui a récemment appelé à « rayer de la carte du Brésil ces bandits rouges », prend la forme d’un discours anti-gauche, extrêmement caricatural, aux tonalités fortement maccarthystes, et se propage massivement sur les réseaux sociaux au moyen de Fake News toutes plus aberrantes les unes que les autres. La menace d’une transformation du Brésil en Venezuela de Maduro, en cas de victoire de Haddad est ainsi répétée à longueur de prises de parole publiques. Cette rhétorique n’est pas sans rappeler la menace de l’instauration d’un régime communiste comparable à Cuba, brandie par les militaires lors du coup d’état de 1964.

V – La nostalgie de la dictature

Ancien capitaine de l’armée et nostalgique de la dictature, Jair Bolsonaro défend ouvertement le régime militaire et les pratiques de torture qui l’ont accompagné. En 2016, au Congrès, lors de son vote pour la destitution de l’ancienne présidente Dilma Rousseff, le candidat d’extrême droite était fier de dédier son vote “À Dieu, à la famille, aux forces armées, contre les communistes et à la mémoire du colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra.”  Prétendant vouloir défendre le Brésil d’une menace communiste, Bolsonaro est un grand admirateur de la dictature militaire (1964 – 1985) et du tortionnaire Ustra. À la tête de l’organisation civile et militaire de Sao Paulo, ce dernier est responsable de plus de soixante-dix morts et disparitions. Il a également conduit de nombreuses sessions de torture, y compris celle de Dilma Rousseff en 1970.

Le discours réactionnaire et décomplexé de Bolsonaro encourage la libération d’un discours pro-dictature porté par ses électeurs. Le « mito » (surnom auto-proclamé de Bolsonaro auprès de ses électeurs) ravive une idéalisation des années de dictature et décrit cette période comme « une époque de plein emploi, de sécurité et de respect ». Une vision partagée par ses supporters, qui voient en cette dictature l’âge d’or du Brésil.

Ce discours nostalgique rencontre un large succès auprès des plus jeunes : parmi les électeurs du PSL, 60% ont moins de 35 ans. N’ayant pas connu le régime militaire, leur vision est directement liée aux discours véhiculés par la société et au manque de reconnaissance de l’histoire du pays. Jusqu’à aujourd’hui, aucun responsable n’a été jugé pour les crimes commis pendant ces années obscures et cela participe directement à cette absence de reconnaissance.

Le « miracle économique », terme utilisé encore aujourd’hui par les nostalgiques de la dictature, s’est produit seulement au cours de quatre des vingt-et-une années de dictature (1969 – 1973). Ce dernier a été porté par de grands projets dans les capitales du Brésil au prix d’un endettement record et d’une exploitation de la classe ouvrière. En 1970, celle-ci travaillait 56 heures par semaine et le Brésil était alors le pays qui comptait le plus d’accidents du travail. La répression des syndicats et l’interdiction des grèves auront participé à la violation des droits humains et sociaux.

Selon la Comissao Nacional da Verdade (CNV), 432 personnes ont été tuées ou ont été victimes de disparitions forcées au cours de la dictature militaire. Jusqu’aux années 1960 (avant le début de la dictature), la taux d’homicide au Brésil était de 5,7 pour 100 000 habitants. À la fin de la dictature, en 1985, il avait grimpé à 31,2. Les militaires ont “réglé” le problème de la sécurité au Brésil en censurant les médias. Cela explique le fantasme sécuritaire entretenu par la bourgeoisie brésilienne. Encore aujourd’hui, le Brésil reste le pays le plus meurtrier du monde avec un taux d’homicide record de 25,5. Cette idéalisation de l’autoritarisme nourrit la volonté d’une partie de la population d’un retour à la dictature.

Dans une société frappée par une crise profonde, l’opportuniste Bolsonaro a su surfer sur la vague de dégagisme exprimée par les électeurs et les électrices, sur l’essoufflement de la démocratie représentative et le discrédit du personnel politique. Dans ces cinq discours légitimés par une grande partie du peuple brésilien, Bolsonaro est considéré comme la seule solution autoritaire, morale et éthique à tous les maux du Brésil.

Il est important de souligner qu’il a pu se présenter comme tel grâce à la diffusion de mensonges. Cette stratégie symptomatique de l’ère de post-vérité, a favorisé la libération des discours de haine et les incitations à la violence. Mais au-delà de l’urgence démocratique face à laquelle est aujourd’hui confrontée le Brésil, ces élections ont avant tout révélé de profondes fractures ancrées dans l’histoire du pays.

 


[1] L’actuel ministre de l’Agriculture n’est autre que Blairo Maggi, le PDG de Amaggi, le premier groupe mondial de production de soja, également accusé de corruption dans le scandale Odebrecht.

[2] La catégorie de race employée dans cet article ne s’appuie pas sur une définition prétendument biologique. Même si la catégorie n’a aucun soutien scientifique, le fait qu’elle soit encore employée comme catégorie native au Brésil fait d’elle un objet d’étude des sciences sociales. D’après le sociologue brésilien Antônio Sérgio Guimarães, les races sont, du point de vue scientifique, une construction sociale et doivent être étudiées par une branche de la sociologie ou des sciences sociales, qui traite des identités sociales. Nous sommes donc dans le domaine de la culture et de la culture symbolique. (GUIMARÃES, 2003 : 96).

Cambodge : chronique d’une dictature annoncée

portrait Hun Sen, ©T. Ehrmann, Flickr

À l’approche des élections qui se tiendront en juillet 2018, les dernières répressions au Cambodge semblent avoir eu raison de la liberté d’expression. Journalistes condamnés, médias fermés, opposants assassinés… Dans un rapport de 26 pages paru cette semaine, l’ONG Reporters sans frontières alerte la communauté internationale. Depuis des années, le pays bascule toujours plus vers l’autocratie, de manière exponentielle ces derniers mois avec un musèlement total de l’opposition. Après une ère de semblant de démocratie, le temps d’une génération, la partie est finie. À la fois dans l’ombre et la lumière, Samdech Hun Sen avance. Depuis plus de 30 ans, c’est lui qui mène la danse, le pays dans ses pas. ONG et médias l’augurent, il est aujourd’hui prêt à tout pour rester en place.


Depuis six mois, le pouvoir entend bien éteindre les quelques dernières voix médiatiques qui s’élevaient contre sa politique. Pour ce faire, il n’hésite pas à élever un arsenal législatif afin de paralyser les médias d’opposition. Des pressions financières ubuesques poussent de grands journaux et radios à la faillite. En septembre 2017, le journal The Cambodia Daily mettait la clé sous la porte, contraint de payer une taxe de 6,3 millions de dollars. Une facture que le titre conteste. Deborah Krisher-Steele, la fille du fondateur et directrice du journal, explique n’avoir reçu aucun avertissement avant la présentation de ce qu’elle nomme un « faux avis de taxation ». D’après elle, le pouvoir « vise à intimider et à harceler The Cambodia Daily et ceux qui osent dire la vérité ». Aucune échappatoire, « Descente en pleine dictature » sera leur dernière une. La chute en enfer du journal indépendant est rapidement suivie par celle de Radio Free Asia, le même mois. En quelques jours, ce sont plus de trente radios cambodgiennes qui cessent d’émettre sur les ondes.

Un avertissement brutal au spectre médiatique cambodgien

Lors d’une conférence de presse, quelques mois auparavant, le premier ministre n’avait pas hésité à déclarer à deux journalistes : « Maintenant, vous deux… Qui travaillez pour Radio Free Asia et The Cambodia Daily… Notez bien ce que je vous dis. Vous pourrez vous en souvenir. Inutile de chercher plus loin quelles sont les bêtes noires du pouvoir ». À l’échelle nationale comme à l’internationale, Hun Sen est habitué aux déclarations mordantes. Malheureusement, ses paroles sont souvent suivies par des actes.

Le 3 et le 4 septembre 2016, deux journalistes du Cambodia Daily sont arrêtés à Phnom Penh, dont le premier lors d’un raid de la police en pleine nuit.

La dernière une du Cambodia Daily, “Descente en pleine dictature”.

Accusés d’incitations au crime, d’espionnage mais aussi, par Hun Sen lui-même, de participer à une machination américaine pour renverser l’État. Une charge que le premier ministre réitérera contre des opposants politiques. Pour cette raison, il a fait adopter au parlement un amendement permettant au gouvernement de dissoudre ses rivaux politiques. En outre, au moins 3 opposants politiques ont été arrêtés ; d’autres sont partis en exil, à l’image de Sam Rainsy, ancien président du parti d’opposition Parti du Sauvetage National et actuellement réfugié en France.

Le premier ministre et chef du Parti du Peuple Cambodgien n’hésitera pas à se justifier au sujet de ces nouvelles mesures lors de son discours pour l’anniversaire de la chute des Khmers rouges, le 7 janvier 2018 : pour celui qui est au pouvoir depuis 33 ans, cette politique vise tout simplement à « protéger la démocratie ». Dès novembre 2017, face au risque de sanctions internationales, Hun Sen rend visite à son plus gros donateur, la Chine. Il faut savoir que le Cambodge est un des pays qui reçoit le plus d’aides au développement ; mais que ces dernières années, ce pays encore pauvre malgré une croissance toujours plus forte (+7 %) s’est détourné de ses donateurs historiques (la France et les États-Unis). Un virage économique qui s’accompagne d’un alignement sur la politique internationale menée par Pékin, notamment dans le dossier sensible des mers méridionales.

Pour Samdech Hun Sen, qui est de plus en plus souvent surnommé « Sadam Hun Sen » en référence au dictateur irakien, l’opposition populaire grandissante est un problème non négligeable qui exige des solutions radicales. En juillet 2016, le commentateur politique Kem Ley, opposant politique au Parti du Peuple Cambodgien, est tué de deux balles dans une station-service à Phnom Penh. Un assassinat politique qui générera un grand émoi à travers le pays, des dizaines de milliers de personnes participant à une grande marche. Un marcheur interviewé par le Phnom Penh Post dira :

« Kem Ley était l’homme le plus important du Cambodge car il parlait de ce qui était noir et de ce qui était blanc. La liberté, c’est quand les gens s’expriment, et il était un exemple pour nous. »

Depuis 2000, trois activistes ont été assassinés au Cambodge, dont un activiste écologique et un leader syndicaliste.

En 2017, 40 % du peuple khmer s’informait via Facebook. Dans ce pays où la moitié de la population a moins de 20 ans, l’information a toujours trouvé un chemin grâce aux réseaux sociaux. Des pages et médias alternatifs ont émergé, leur salut revenant notamment aux journalistes-citoyens qui offraient un regard neuf et indépendant. Mais, pour des raisons bassement lucratives, ces outils de libération sont aujourd’hui devenus les garde-fous du régime autoritaire.

Facebook est-il conscient de faire le jeu des dictatures ?

Lors d’un test à travers 5 autres pays (Bolivie, Guatemala, Serbie, Slovaquie et Sri Lanka), la plateforme a décidé d’instaurer la fonctionnalité « Explore ». Sur le fil d’actualité principal, seuls les organes officiels et sponsorisés persistent, reléguant les contenus d’information indépendante dans un espace dédié et peu accessible, une sorte de « second fil d’actualité ». Une véritable catastrophe pour la presse libre. Ainsi, depuis l’arrivée d’Explore, le Phnom Penh Post, dernier média indépendant du pays, a perdu 45 % de ses lecteurs et vu son trafic baisser de 35 %. Le journal parle de « mauvaise nouvelle pour le Cambodge »,

Cette fonctionnalité va « pénaliser les ONG et journaux indépendants même si on les like (…) alors que les élections approchent »

Ainsi, pour avoir accès à la même audience qu’avant, il faut dépenser de grosses sommes d’argent, ce qui est impossible pour un média indépendant. Résultat : 85 % des lecteurs de journaux cambodgiens sont aujourd’hui aspirés par quatre titres, dont les dirigeants sont tous affiliés au clan Hun Sen.

Malgré les effets d’annonce, la mise à jour de Facebook ne semble pas non plus lutter contre les faux comptes. En 2018, la page du premier ministre cambodgien a généré près de 60 millions de clics avec des pics de like à 10 millions, ce qui le place en troisième position mondiale derrière Donald Trump et le premier ministre indien Narendra Modi. Une popularité forcément factice puisque le petit pays ne rassemble que 15 millions d’habitants, et que l’accès à internet concerne surtout les jeunes. Afin de prouver que Hun Sen a acheté des millions de « j’aime » à des fermes à clics en vue des élections, l’ancien chef de l’opposition a déposé un recours au tribunal fédéral de San Francisco contre Facebook.

Le Cambodge est au 132ème rang sur 180 pour la liberté de la presse, selon le classement de RSF en 2017. Une place qui devrait fortement reculer cette année (voir le rapport ici). Au pouvoir depuis 1985, l’ancien soldat khmer rouge a placé sa famille à la tête des plus grandes entreprises publiques et privées du pays. Ainsi, sa fille Hun Mana règne sur 22 firmes et détient un capital évalué à 66 millions de dollars en 2015 selon le Phnom Penh Post. Alors que dans le pays on estime à 50% la part de la population vivant sous le seuil de pauvreté (1 $ par jour), la famille Hun Sen est officiellement à la tête d’un empire capitalisant au moins 200 millions de dollars. Pour le journal, il ne s’agit que de la partie émergente de l’iceberg, car elle disposerait de nombreux prête-noms.

Des chiffres qui indignent le peuple : Manifestations fortement réprimées, contestation grandissante, la jeunesse s’organise

« Est-ce que quelqu’un oserait lancer une révolution de couleur avec moi ? Un jour, dans un futur proche, je lancerai une révolution de couleur pour changer ce régime vulgaire. Même si je suis emprisonné ou si je meurs, je dois le faire », avait écrit un étudiant cambodgien sur Facebook. Il sera condamné à 1 an et demi de prison ferme. D’autres, étudiants eux aussi pour la plupart, subiront le même sort pour leurs publications sur des réseaux sociaux. Les plus jeunes sont particulièrement visés : en 2013, ils avaient voté majoritairement en faveur de l’opposition aux législatives. Élections remportées frauduleusement par le parti de Hun Sen selon cette même opposition.  En 2016, un sénateur cambodgien issu de ses rangs a écopé de sept ans de prison pour avoir publié sur Facebook un faux document sur la frontière entre le Cambodge et le Vietnam, dont les limites restent aujourd’hui encore controversées. Hong Sok Hour, qui est aussi citoyen français, a été condamné pour « falsification de documents publics, utilisation de faux documents et incitation au chaos ».

Le Roi est mort, vive le premier ministre !

2012 reste dans l’histoire du pays l’année de décès du monarque Norodom Sihanouk, figure charismatique qui représentait le Cambodge depuis plus de 50 ans à l’international. Pour certains historiens, ce qui le liait au premier ministre était une alliance politique : Hun Sen dirigeait le pays, Sihanouk siégeait sur le trône. À la mort de ce dernier, le fils Sihamoni est rentré de France où il était ambassadeur a l’UNESCO, son père ayant abdiqué quelques années avant de mourir. Totalement apolitique, passionné de danse et nostalgique du Marais, c’est à contrecœur que le nouveau monarque Sihamoni siège aujourd’hui dans le Palais. Pour David Chandler, historien spécialiste du Cambodge,

« Sihamoni n’a aucune liberté d’action (…) Il est admirable et astucieux mais sans ambition. Il n’a jamais voulu être roi. Hun Sen, par précaution, l’a grosso modo enfermé dans une boîte ».

Et Virak, président du Centre cambodgien pour les droits de l’Homme (CCHR), souligne : « Hun Sen est maintenant plus puissant que jamais ». Selon l’historien Hugues Tertrais, « Hun Sen pourrait être une sorte de Sihanouk sans titre. Il a résisté à toutes les époques et toutes les transformations ». Une démarche royaliste que le premier ministre assume : il n’hésite pas à se faire représenter par un de ses deux fils à certains événements politiques. Car avec ces derniers, pour Hun Sen, la relève est assurée (Hun Manet est général et Hun Mani est député). Le premier ministre avait déjà annoncé que le pays allait sombrer en guerre civile s’il n’était pas réélu, aujourd’hui il espère encore rester au moins une dizaine d’années au pouvoir, et ensuite imposer sa dynastie.

Dans ce petit pays d’Asie où tous les intellectuels ont été massacrés par les Khmers rouges, l’espoir démocratique n’aura pas longtemps survécu. Missionnaire du peuple et contre le peuple, Samdech Hun Sen avance. Avec pour meilleur allié politique la Chine et pour plus fidèle serviteur Facebook. Les médias en laisse, il n’a rien à craindre. Au Cambodge, le monarque absolu, c’est lui.

Crédits photos : portrait Hun Sen, ©T. Ehrmann, Flickr