Luisa Alcalde : « La prise de conscience du pouvoir des travailleurs a rendu le retour au statu quo impossible »

© Lucero Sanchez

Quel est le bilan du gouvernement d’Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO) en termes de réformes économiques et sociales ? Chef d’État le plus populaire de l’histoire récente du Mexique, celui-ci porte à son actif une hausse continue des salaires, une lutte effective contre le travail informel et un retour de l’État dans certains secteurs stratégiques. À l’étranger, la gauche apprécie ses prises de position hétérodoxes en matière diplomatique – comme l’offre d’asile à Julian Assange ou la « politique de la chaise vide » au dernier Congrès des Amériques pour protester contre l’exclusion de Cuba et du Venezuela. D’anciens soutiens l’accusent cependant d’avoir trahi ses promesses de rupture avec le modèle dominant, et de reconduire l’essentiel du paradigme néolibéral. Nous avons rencontré Luisa Alcalde, secrétaire d’État au Travail du gouvernement mexicain depuis 2018. Entretien réalisé par Anne-Dominique Correa, traduction par Marielisa Cerrón.

LVSL – Quelle était la situation des travailleurs lorsque vous êtes arrivée au pouvoir en tant que secrétaire d’État au travail ?

Luisa Alcalde – Nous sortions d’une politique de compression des salaires qui durait depuis quarante ans – faisant du Mexique l’un des pays avec les salaires les plus bas de la région, mais aussi du monde. Je ne parle pas seulement du salaire minimum, mais aussi du salaire des contractuels et du salaire moyen.

Cette politique économique découlait des traités commerciaux. Il s’agissait « d’ouvrir » notre pays afin de créer des emplois, mais avec pour contrepartie des salaires bas et un contrôle exercé sur les mouvements syndicaux, ainsi qu’une série de « facilités » accordées aux entreprises afin qu’elles puissent investir au Mexique.

Un pacte tacite avait été conclu entre les gouvernements locaux, le gouvernement fédéral, les syndicats et les entreprises, afin d’entretenir le modèle des « contrats de protection » [contrat signé entre une entreprise et un syndicat, à valeur contraignante pour les salariés NDLR]. Dans notre pays, ce modèle équivalait tout simplement à la négation de la possibilité même de négociations collectives. Lorsqu’une entreprise s’implantait dans notre pays, elle pouvait désigner le syndicat de son choix avec lequel elle négociait et signait un contrat. En conséquence, tous les salariés qui travaillaient dans cette entreprise avaient pour obligation d’appartenir à cette organisation syndicale. Ainsi, c’étaient les entreprises qui déterminaient quels allaient être leurs interlocuteurs, et c’étaient souvent des syndicats « blancs » [complaisants à l’égard de l’entreprise NDLR].

Les syndicats ont accepté ce modèle, qui leur permettait d’accroître leurs effectifs… mais limitait leur pouvoir de négociation. Si un syndicat élevait la voix, rien n’empêchait le patron d’en changer.

Si l’on combine ces facteurs avec l’opacité des négociations et le gouffre qui s’était creusé entre syndicats et travailleurs – qui voyaient de moins en moins ceux-ci comme des instances à même de les protéger -, il en est résulté que seule une infime minorité de ces contrats ont permis une réelle représentation collective et une véritable défense des intérêts des travailleurs.

Il devenait commun, pour les travailleurs, de signer de nouveaux contrats tous les deux ou trois mois avec les entreprises, aux dépens de leur stabilité. Au plus grand bénéfice des entreprises, dont la responsabilité sociale se diluait ainsi. Il faut ajouter à cela la pratique fréquente de l’outsourcing : il devenait de plus en plus fréquent, pour les entreprises, de s’implanter dans notre pays avec leur propre personnel. Comme si le travailleur n’était qu’un intrant de plus, un produit de plus, aux côtés des infrastructures !

C’est ainsi que les droits historiquement conquis par les travailleurs ont été mis en cause durant des décennies ; lorsque nous sommes parvenus au pouvoir, ils étaient au bord de l’extinction.

En conséquence, les travailleurs ont pris une conscience plus grande du pouvoir qu’ils possédaient, via la possibilité de choisir ou de rejeter un syndicat.

On parle ici des salaires et de négociations ; il faut également évoquer les retraites, fragilisées depuis la réforme de 1997 [qui acte la privatisation de la sécurité sociale mexicaine NDLR]. Avec ce nouveau modèle, il arrivait que les travailleurs partent à la retraite avec moins de 30% de ce qu’ils gagnaient auparavant !

Voici le panorama face auquel nous nous trouvions.

LVSL – Le président Andrés Manuel López Obrador a-t-il rompu avec ce paradigme ?

L. A. – Le président AMLO a été élu avec la promesse de réaliser, par une augmentation des salaires, une meilleure répartition des richesses. C’est ainsi qu’une rupture nette a été initiée en la matière : en trois années et demie de pouvoir, nous avons procédé à quatre augmentations du salaire minimum. Son pouvoir d’achat a été réhaussé de 71 % – et plus de 160 % dans la zone libre [zone à proximité de la frontière nord, qui attire de nombreux capitaux américains du fait de ses bas salaires NDLR]. En moyenne, le salaire des travailleurs a augmenté de 12,6 %.

Comme le monde entier, nous avons subi une vague de pertes d’emplois due à la crise sanitaire. Mais récemment nous les avons récupérés, et à présent nous avons atteint un nombre record de travailleurs inscrits à la sécurité sociale – 20 millions.

Les planètes se sont alignées pour nous, car dans le même temps que nous lancions une politique de grands travaux, une réforme du droit du travail était approuvée, qui changeait du tout au tout les relations entre syndicats et entreprises. Cette réforme s’inscrivait dans le cadre du traité du 1er mai 2019 signé avec le Canada et les États-Unis, l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM) [ce traité a été présenté par le gouvernement mexicain comme une rupture avec le paradigme libéral qui prévalait auparavant NDLR]

En quoi ont consisté ces changements ? D’une part, dans l’obligation, pour les organisations syndicales, d’établir des règles démocratiques pour l’élection de leurs dirigeants. Nous avons remporté cette victoire : aujourd’hui, les directions syndicales sont élues par les travailleurs.

Mais le changement le plus important résulte peut-être dans le retour des négociations collectives et l’abolition des contrats de protection. Comment avons-nous réussi cela ? Tout simplement en rendant obligatoire la consultation des travailleurs dans le cas où un syndicat signerait un contrat collectif. Peu importe l’ancienneté de ceux-ci : puisque nous partons du postulat qu’ils ont été signés sans l’accord des travailleurs, nous avons imposé leur mise au vote. Cela nous assure que les syndicats soient bien des instances de représentation des intérêts des travailleurs. En conséquence, les travailleurs ont pris une conscience plus grande du pouvoir qu’ils possédaient, via la possibilité de choisir ou de rejeter un syndicat.

Autre point : l’institution d’une justice du travail (justicia laboral). Auparavant, c’était le pouvoir exécutif qui régulait les conflits. Nous avons consacré l’indépendance et l’autonomie des tribunaux en charge d’arbitrer les conflits sociaux, et créé des « centres de conciliation », passage obligé avant de porter l’affaire devant la justice. Dans les 21 États où cette nouvelle forme de régulation des conflits a été expérimentée, on observe une réduction du temps de traitement dans 90 % des cas. Auparavant, il fallait attendre six ans en moyenne avant qu’un conflit trouve une issue judiciaire. À présent, c’est l’affaire d’une période qui s’échelonne entre quelques jours et sept mois. Autant qu’une question de fonctionnalité du système judiciaire, c’était, pour les travailleurs, un moyen de pouvoir se défendre – de pouvoir retourner travailler sans avoir à attendre plusieurs années pour que le conflit soit tranché !

Le taux d’approbation du président oscille autour de 70%. Les entreprises savent qu’elles ne peuvent avoir le même rapport avec cette administration qu’avec les précédentes. Ceux qui avaient l’habitude de négocier les politiques économiques en trinquant lors de soirées de galas ont su qu’il y avait un changement.

Une réforme importante que nous avons menée concerne l’interdiction de l’outsourcing – la sous-traitance du personnel. À présent, il s’agit d’un délit dans notre pays. En conséquence, pas moins de trois millions de travailleurs et de travailleuses ont été reconnus comme salariés, dans des emplois formels. Cette simple reconnaissance d’un statut légal a induit, chez ces personnes, un accroissement du salaire de 20 %.

Il faut évoquer le thème – fondamental – des retraites. Nous avons réduit le temps de cotisation nécessaire pour percevoir une retraite de 25 à 15 années. En plus de cela, nous avons institué un système universel qui permet à n’importe quel travailleur de percevoir une pension minimale à partir de 65 ans.

Je termine sur un élément important, qui a trait à l’égalité de genre. Nous avons rendu obligatoire l’établissement de protocoles pour réprimer la violence basée sur le genre dans les lieux de travail. Nous avons imposé des quotas de représentativité dans les directions syndicales. Enfin, nous avons mis en place des politiques volontaristes visant à combler l’écart de salaire entre hommes et femmes. La hausse du salaire minimum a beaucoup joué, ainsi que la reconnaissance comme travailleuses de groupes historiquement exclus – comme celui des travailleuses domestiques, qui sont près de deux millions et demie.

LVSL – Les réformes que vous mentionnez ont lésé les intérêts du secteur privé. Les grandes entreprises possèdent un pouvoir important au Mexique. Comment les négociations se sont-elles déroulées ? Quels sont les obstacles que vous avez eu à combattre ?

L. A. – Les résistances furent nombreuses. Le fait que nous ayons pu imposer des changements est dû à plusieurs facteurs. L’un des plus évidents tient au poids et à la légitimité du président. Son taux d’approbation oscille autour de 70%, et les entreprises savent qu’elles ne peuvent avoir le même rapport avec cette administration qu’avec les précédentes. De sorte que ceux qui avaient l’habitude de négocier les politiques économiques en trinquant lors de soirées de galas ont su qu’il y avait un changement. Cela impliquait de céder sur un certain nombre de points. Celui du salaire minimum était le plus important. La hausse de celui-ci n’a pas seulement été une requête du gouvernement : une série de mouvements, dans diverses entreprises, a commencé à la réclamer. Avec l’exécutif actuel et sa popularité, les protestataires savaient que la répression n’allait pas être possible, que le gouvernement allait les appuyer dans leur revendications. Un tel mouvement a conduit les dirigeants économiques à accepter un changement de méthodes.

La majorité obtenue au Congrès a constitué un autre facteur important. Bien sûr, nous maintenions un dialogue constant avec le secteur privé ; mais il s’agissait d’une négociation d’égal à égal, non d’une imposition. Auparavant, le secteur privé exigeait, quel que soit le gouvernement. Il se contentait d’exiger que telle ou telle réforme soit mise en place. J’ai été députée, et j’ai pu voir à quel point des contre-pouvoirs manquaient : les réformes du droit du travail qui étaient votées étaient rédigées par les avocats des entreprises.

C’est ainsi qu’à présent, nous avons un gouvernement qui protège les intérêts des travailleurs. Nous tentons de convaincre plutôt que d’imposer, mais nous sommes parvenus à obtenir des résultats satisfaisants en termes de hausse des salaires, de réforme de la sous-traitance des travailleurs, etc. Cela n’a pas été facile : pour les entreprises, il s’agissait d’une rupture avec les pratiques auxquelles elles s’étaient habituées depuis des décennies. Mais elles ont dû céder. Elles savent que si elles ne négocient pas, elles perdent tout.

Au commencement de la négociation sur la sous-traitance, j’avais également tenté d’imposer l’interdiction du recours contractuel à n’importe quel type de service spécialisé. Cette dernière demande me fut refusée, mais les entreprises ont dû accepter l’interdiction de la sous-traitance. Cela fut le produit du dialogue, de la conciliation.

Oui, il y a eu de la résistance. Mais le fait marquant, ce fut que pour la première fois depuis bien longtemps, sur la table des négociations en face des entreprises, il y avait un gouvernement engagé dans la défense des droits du plus grand nombre – et en priorité des plus faibles.

LVSL – Des représentants du pouvoir économique menacent de quitter le pays si vous augmentez les impôts. Comment réagissez-vous face à des chantages de cet ordre ?

L. A. – Cela fait des années que l’on entend des menaces de cette nature. Je vais vous donner un exemple. Lorsque nous avons conquis le pouvoir, une série de mouvements ouvriers a éclaté dans la région de Matamoros. De nombreux chefs d’entreprise m’ont appelé pour me dire : « Je vais quitter le Mexique, je vais quitter Matamoros, il m’est impossible de rester si vous n’employez pas la force publique pour rétablir l’ordre ». Je leur ai répondu que ces actions relevaient du droit des travailleurs. Les travailleurs à la tête de ces mouvements ont réussi à obtenir une augmentation salariale de plus de 20 %. C’était davantage que ce qui avait été négocié pour le reste du pays. Et pourtant : pas une seule entreprise n’a quitté Matamoros. Pas une seule.

Avant, ces choses-là se réglaient par des pots-de-vin. À présent, ce n’est plus le cas : nous avons imposé l’État de droit au Mexique. Ce sont les règles du jeu auxquelles tout le monde est tenu de se soumettre. Ce nouveau cadre est facteur d’une grande stabilité, ce qui profite aux chefs d’entreprise sérieux. Si des chefs d’entreprise souhaitent s’implanter au Mexique pour payer des salaires de survie aux travailleurs, qu’ils s’en aillent ailleurs. Nous ne sommes pas à la recherche de tels investissements qui ont pour finalité l’exploitation des gens.

Cette vision est au coeur de la quatrième transformation du Mexique.

NDLR : Pour une perspective historique sur la « quatrième transformation » du Mexique, lire sur LVSL l’article de Fabien Lassalle-Humez « AMLO face aux fractures de l’histoire mexicaine ». Pour une analyse critique des premières années du mandat d’AMLO, lire celui de Julien Trevisan : « Le Mexique et la quatrième transformation : “au nom du peuple et pour le peuple” ? »

LVSL – L’entreprise en question évoquait plutôt une éventuelle augmentation des impôts.

[Le président AMLO a répété durant sa campagne qu’il ne réhausserait pas le taux d’imposition sur les entreprises NDLR]

Nous avons vécu un changement politique historique, et le traité commercial en porte la marque. Il découle des luttes menées par des millions de personnes dans notre pays.

L. A. – C’est un autre sujet. Le président, depuis le commencement de son mandat, a répété qu’il n’augmenterait pas les impôts. Les chefs d’entreprise doivent accepter d’augmenter les salaires, mais en contrepartie ils savent que le pouvoir politique ne changera pas d’avis : les impôts ne seront pas revus à la hausse.

LVSL – Considérez-vous que l’ACEUM, le traité signé avec le Canada et les États-Unis, menace la souveraineté du Mexique sur les questions liées au droit du travail ?

L. A. – Je ne le considère pas de cette manière. Il me semble évident que si un traité commercial est voté, il doit contenir des clauses qui protègent les droits des travailleurs – et il me semble absurde que certains n’en contiennent pas. Le fait qu’en vertu de ce traité, nous puissions garder un oeil sur le respect des droits des travailleurs états-uniens et canadiens, et qu’en retour les États-Unis et le Canada puissent faire de même chez nous me semble faire partie des réquisits minimaux pour renforcer une région.

Si ce n’est pas le cas, les traités commerciaux se convertissent en des instruments de concurrence déloyale.

Ce que ce traité a apporté, ce sont des mécanismes qui permettent des plaintes lorsque les droits sont menacés, et des mécanismes de rétorsion rapides et efficaces lorsque celles-ci ne sont pas prises en compte. À cette date nous en avons reçu deux pour notre pays, et une issue positive a été trouvée dans les deux cas. Les mécanismes de rétorsion sont efficaces : il peut s’agir de sanctions commerciales ; ainsi, si telle entreprise refuse la syndicalisation ou l’augmentation des salaires, elle peut se voir refuser l’importation de ses produits de l’autre côté de la frontière.

LVSL – L’accord commercial antérieur entre le Mexique, le Canada et les États-Unis avait pourtant eu des conséquences dramatiques sur les droits des travailleurs…

L. A. – Sans aucun doute.

LVSL – Ce nouveau traité incorpore des clauses relatives au droit du travail. Pour vous, constituent-elles un simple amortisseur face aux réalités brutales que connaissent les travailleurs, ou sont-elles une réelle opportunité pour eux ?

L. A. – Je pense qu’il s’agit d’une réelle opportunité. Elle ne découle pas du traité commercial mais des luttes menées par des millions de personnes dans notre pays. Nous avons vécu un changement politique historique, et le traité commercial en porte la marque.

Je suis persuadée qu’il sera difficile de revenir au statu quo antérieur – celui d’un contrôle syndical et d’une compression des salaires. La population a conscience de ce qui est en jeu ; elle exige de meilleures conditions de travail en les comparant à celles d’à côté. Cela ne s’était pas vu depuis des années. L’éveil des consciences, la reconnaissance et la défense des droits sont irréversibles.

LVSL – Si en 2024 [date de la prochaine élection présidentielle au Mexique NDLR] l’opposition arrive au pouvoir, vous pensez que les travailleurs pourront défendre leurs conquêtes ?

L. A. – Sans aucun doute. Je touche du bois, mais je suis convaincue qu’ils sentent qu’il n’y a pas de retour en arrière possible par rapport à ce nouveau modèle social. Aucune majorité ne sera à même de détruire ce que nous avons créé en quelques années.

C’est la raison pour laquelle il nous faut continuer à convaincre. Il ne s’agit pas seulement d’un enjeu légal et institutionnel. Il faut que les travailleurs eux-mêmes s’emparent de ces règles. Je suis optimiste : je pense que les réformes du droit du travail constituent le pilier du modèle économique que nous souhaitons construire. Elles nous permettront de cesser d’être un pays qui tolère les investissements dans les pires conditions pour les salariés ; de devenir un pays qui protège les droits des travailleurs, qui ouvre certes ses portes aux investissements mais de manière transparente, avec des règles du jeu qui soient claires et garantissent la protection de toutes les parties.

Prop 22 : 200 millions de dollars pour graver l’uberisation dans le marbre

A bord d’un VTC. © Dan Gold

En parallèle de la campagne présidentielle américaine, Uber et ses alliés ont dépensé plus de 200 millions de dollars pour faire passer la Proposition 22 en Californie, qui prive de protections légales les travailleurs des plateformes. Ce référendum, le plus cher de l’histoire américaine, illustre le caractère ploutocratique du système américain et la volonté de la Silicon Valley de généraliser l’uberisation. Article de notre partenaire Jacobin, traduit et édité par William Bouchardon.


Mardi 3 novembre, jour de l’élection américaine, les électeurs californiens ont adopté la proposition 22, une mesure soutenue par les entreprises de « l’économie de plateforme » qui les dispense de considérer leurs quelque trois cent mille travailleurs comme employés. Pire, la proposition 22 stipule aussi en petits caractères que la mesure ne peut être modifiée qu’avec l’approbation des sept huitièmes du Parlement de l’État, rendant l’annulation de la loi quasi-impossible.

Le succès de cette mesure est un jalon dans l’histoire du gouvernement des riches. Pour ceux qui en doutait encore, le succès de la proposition 22 prouve que les capitalistes peuvent écrire leurs propres lois. Et toutes les entreprises américaines l’ont bien noté.

Un cartel d’entreprises, comprenant notamment Uber, Lyft, DoorDash, Postmates et Instacart (des entreprises de livraison à domicile ou de VTC, ndlr), a consacré 205 millions de dollars à la campagne « Oui à la proposition 22 » pour faire passer cette législation qui les exempte des exigences du droit du travail en matière de soins de santé, d’assurance chômage, de sûreté des conditions de travail et d’autres avantages (y compris potentiellement les indemnités pour accident du travail, comme les prestations de décès). Les opposants à la proposition 22, en grande partie des syndicats et des organisations de travailleurs, ont eux dépensé 20 millions de dollars, soit dix fois moins que leurs adversaires.

Les partisans de la proposition ont bombardé les Californiens de mails, de publicités trompeuses et de notifications dans leurs applications avant le vote. Comme le rapporte le Los Angeles Times, Yes on Prop 22 a dépensé près de 630 000 dollars par jour : « Dans un mois donné, cela représente plus d’argent que tout un cycle électoral de collecte de fonds dans 49 des 53 circonscriptions à la Chambre des représentants en Californie. » En plus d’engager dix-neuf sociétés de relations publiques, dont certaines se sont fait un nom en travaillant pour l’industrie du tabac, Uber et ses alliés se sont cyniquement présentés en faveur de la lutte contre les discriminations en faisant un don de 85 000 dollars à une société de conseils dirigée par Alice Huffman, la directrice de la NAACP de Californie (National Association for the Advancement of Colored People, une organisation majeure du mouvement des droits civiques, ndlr). Un geste obscène tant la mesure va encore davantage appauvrir les chauffeurs et livreurs, dont la majorité sont des personnes de couleur. Ce véritable déluge d’argent fait de la Proposition 22 non seulement le référendum le plus cher de l’histoire de la Californie, mais aussi de l’histoire des États-Unis.

L’essentiel de la mesure consiste à exempter les entreprises de l’économie de plateforme de l’Assembly Bill 5, une loi de l’État qui oblige les entreprises à accorder aux travailleurs le statut d’employé sur la base du « test ABC ». Énoncée dans l’affaire Dynamex de la Cour suprême de Californie, la norme ABC stipule qu’un travailleur est un employé, plutôt qu’un entrepreneur indépendant, « si son travail fait partie de l’activité principale d’une entreprise, si les patrons décident de la manière dont le travail est effectué ou si le travailleur n’a pas établi un commerce ou une entreprise indépendante ». Malgré l’insistance des cadres des entreprises du numérique à considérer leurs entreprises comme de simples plateformes plutôt que comme des employeurs, les chauffeurs et livreurs de ces entreprises passent clairement le test ABC, ce qui a entraîné cette course pour créer une exemption.

Si ces entreprises étaient tenues de respecter le droit du travail, elles couleraient.

Si les entreprises de l’économie de plateforme étaient prêtes à débourser tant d’argent pour obtenir cette exemption, c’est bien car il s’agit d’une question existentielle pour leur business model. Aucune de ces entreprises ne réalise de bénéfices. Uber a perdu 4,7 milliards de dollars au cours du premier semestre 2020. Tout leur modèle économique est basé sur un arbitrage du travail, c’est-à-dire la recherche du travail le moins cher : ces firmes ne seront pas rentables tant qu’elles ne pourront pas adopter une technologie qui automatise le travail des conducteurs, ce qui signifie qu’elles ne seront jamais rentables, étant donné que cette technologie est loin d’être fonctionnelle. Mais en attendant, elles opèrent à perte, subventionnées par les fonds de pension et les spéculateurs, en se soustrayant à la responsabilité et au risque qui accompagnent le statut d’employeur. Le lendemain du vote, Uber a vu ses actions augmenter de 9 %, tandis que Lyft progressait de 12 %.

Si ces entreprises étaient tenues de respecter le droit du travail, elles couleraient. Par exemple, comme le rapporte le magazine Prospect, le refus d’Uber et de Lyft de verser des cotisations à la caisse d’assurance chômage de Californie a permis à ces entreprises d’économiser 413 millions de dollars depuis 2014. Au lieu de payer pour les avantages et les protections que la loi impose, ces entreprises ne seront désormais tenues que d’offrir des avantages limités et un salaire qui s’élève à 5,64 dollars de l’heure, au lieu des 13 dollars de l’heure prévus par la loi sur le salaire minimum de l’État, selon des chercheurs du Centre du travail de l’Université de Berkeley.

Certes, il y a des raisons de penser que même cette victoire historique ne suffira pas à sauver Uber et ses concurrents. L’entreprise, devenue le parasite le plus célèbre de l’économie de plateforme, est confrontée à une forte opposition à travers les États-Unis et dans le monde entier. Partout, les gouvernements se battent pour obliger Uber à régler des milliards de dollars d’impôts impayés. Une grève en 2019, le jour de l’introduction en bourse de la société, a été suivie des actions de travailleurs au Brésil, au Mexique, au Chili, en Argentine et en Équateur. En outre, « Uber perd des procès en France, en Grande-Bretagne, au Canada et en Italie, où les hautes cours ont soit statué que ses chauffeurs sont des employés, soit ouvert la porte à des procès les reclassant comme tels ».

Ainsi, même si les partisans de la proposition 22 voient l’étau se resserrer, leur quête pour se soustraire à leur responsabilité envers les travailleurs n’est pas unique aux entreprises de l’économie de plateforme. Quoi qu’il arrive à Uber et consorts, les innombrables chauffeurs qui dépendent actuellement de leurs algorithmes pour payer leur loyer risquent d’en faire les frais. L’industrie technologique est unie par son fondement dans l’arbitrage du travail et l’exploitation des lacunes juridiques. N’est-ce pas le prix à payer pour l’innovation ? Et cela ne concerne pas seulement les travailleurs à bas salaires : la majorité des effectifs de Google, qui emploie une majorité des cols blancs, est composée d’entrepreneurs indépendants. Voici l’avenir du travail pour nous tous si la Silicon Valley a son mot à dire.

La majorité des effectifs de Google, qui emploie une majorité des cols blancs, est composée d’entrepreneurs indépendants. Voici l’avenir du travail pour nous tous si la Silicon Valley a son mot à dire.

La création d’une nouvelle catégorie de travailleurs dont aucune entreprise n’est tenue de respecter les droits durement acquis ne restera pas non plus réservée aux serfs californiens de l’économie de plateforme. Depuis le succès de la Proposition 22, les dirigeants des entreprises victorieuses ont annoncé leur intention d’exporter ce modèle au niveau fédéral. « Maintenant, nous nous tournons vers l’avenir et vers le pays tout entier, prêts à défendre de nouvelles structures de prestations qui soient portables, proportionnelles et flexibles », a déclaré le PDG de DoorDash, Tony Xu, peu après l’adoption du vote. Lyft a envoyé un courriel de célébration, qualifiant la loi de « pas révolutionnaire vers la création d’une « troisième voie » qui reconnaît les travailleurs indépendants aux États-Unis ». « La proposition 22 représente l’avenir du travail dans une économie de plus en plus axée sur la technologie », proclame quant à lui le site Yes on Prop 22.

La volonté de ces entreprises de transformer l’essai en passant un texte similaire au niveau fédéral rencontre peu d’opposition parmi les élus. Ces entreprises ont lancé leur offensive dans le propre district de Nancy Pelosi, la leader démocrate de la Chambre des Représentants, qui n’est guère mobilisée contre. Certes, Joe Biden et Kamala Harris disent s’opposer à la proposition 22. Mais Joe Biden a-t-il jamais pris la peine de se battre pour les droits des travailleurs, si ce n’est pour une photo de campagne ? Quant à Kamala Harris, elle a des liens sans précédent avec la Silicon Valley, y compris au niveau familial : Tony West, son beau-frère, haut fonctionnaire de l’administration Obama, a effectué un travail juridique pour des entreprises de l’économie de plateforme.

Personne ne viendra sauver les travailleurs. L’avenir dépend de la capacité de ces derniers à s’organiser pour défendre leurs droits, alors même que le capital déploie des montants presque infinis pour les empêcher de réussir. L’unité entre les travailleurs, syndiqués ou non, employés ou entrepreneurs indépendants, n’a jamais été aussi urgente. Si l’on en croit la proposition 22, l’avenir de la démocratie, même limitée, encore exercée aux États-Unis en dépend.

« La littérature contre l’ordre hégémonique : attaquer sa langue » – Entretien avec Sandra Lucbert

Sandra Lucbert
Sandra Lucbert © Bénédicte Roscot

Sandra Lucbert est écrivaine, elle fait paraître en cette rentrée littéraire son troisième livre, Personne ne sort les fusils, aux éditions du Seuil. Ce texte hybride, qui repose sur l’art du montage, relate avec une fureur pamphlétaire le procès France Télécom-Orange qui s’est déroulé au printemps 2019. L’écrivaine y dénonce l’emploi de ce qu’elle nomme la « Langue du capitalisme néolibéral », devenue langue hégémonique qui broie ceux qui la parlent. La littérature devient ici un explosif, un projectile, chargé de dynamiter les rouages de la rhétorique managériale. Personne ne sort les fusils possède une force de frappe nouvelle, qui justement, nous invite à engager le combat. Le livre est aujourd’hui en lice dans la première liste du Medicis Essais 2020. Entretien réalisé par Noémie Cadeau.


Le Vent Se Lève – Vous rendez compte au début de votre ouvrage de nombreuses voix (internautes, presse, acteurs politiques et judiciaires), qui ont comparé le procès France Télécom, un événement tout à fait inédit, où l’on incrimine pour la première fois une organisation du travail, au procès de Nuremberg ou d’Eichmann. Comment traiter une analogie historique aussi lourde, mais pourtant si entêtante et si omniprésente ?

Sandra Lucbert – C’est en effet la question. Il m’a semblé vraiment frappant et significatif que cette comparaison, aux contours d’ailleurs flous, revienne sans cesse pendant le procès, formulée par des gens de tous bords. J’ai écrit Personne ne sort les fusils pendant l’été 2019, dans la continuité des audiences, et à ce moment-là, le livre de Johann Chapoutot, Libres d’obéir, qui traite avec les outils de l’historien de la question des analogies possibles entre la « gestion des hommes » nazie et le management néolibéral, n’était pas encore sorti. La question n’était pas du tout débattue clairement avant cette parution, et la récurrence de l’analogie, allusivement ou ouvertement, n’en était que plus marquante, et plus significative de quelque chose. La formule « Nuremberg du management » est un tweet sélectionné par le community manager du Figaro live Les Décrypteurs, consacré au procès en mai 2019, mais aussi bien, à l’autre bout du spectre politique, je l’ai aussi retrouvée dans Fakir. De même, la comparaison des situations nazie et néolibérale a été faite aux audiences : par la défense (l’avocat du P-DG de France Télécom), par l’accusation (dans le réquisitoire de la procureure) : il va sans dire qu’une tentative de clarification de ce qui se jouait dans le procès France Télécom ne pouvait pas détourner la tête de ce qui insistait tant.

Mes outils à moi sont littéraires et psychanalytiques. Je remarque que ça fait retour, je fais donc un relevé, et, précisément, parce que c’est problématique, je commence par là. En psychanalyse, on sait bien que la pire chose à faire d’une formation signifiante commune récurrente, très chargée et aux contours vagues, c’est de la laisser vaquer à son travail souterrain sans la porter au clair. C’est lourd, c’est partout, ça clive très fort et tout le monde s’excite sans vouloir penser. Alors on y va, on travaille le point, puisqu’il est là et qu’il est explosif. Si on ne le travaille pas, c’est simple, il reviendra sous forme de passage à l’acte ou de maladie. Je pense que ça fonctionne de même avec le corps collectif (avec quelques nuances mais ce n’est pas le lieu d’un dépliage conceptuel). Et oui, travailler des associations d’idées aussi lourdes, c’est inconfortable. Mais écrire sur le procès France Télécom, de toute façon, ce n’était pas exactement une villégiature.

“L’hégémonie des énoncés de la langue néolibérale barre la route à la pensée.”

Si je poursuis la comparaison avec la psychanalyse, au fond je n’avais pas le choix : l’impuissance à qualifier la violence structurelle propre au néolibéralisme se disait dans le recours à cette comparaison faute de mieux — et de ce fait il y avait là le symptôme de quelque chose. Le symptôme de quoi ? De l’absence complète d’une extériorité aux catégories néolibérales. L’hégémonie des énoncés de la langue néolibérale barre la route à la pensée. Les dominés de cet ordre n’ont plus la possibilité de faire concorder ce qu’ils constatent avec des formulations. Le règne d’une langue, ça donne ça : ça empêche les gens d’élaborer ce dont ils souffrent, et ça les pousse à la seule analogie disponible.

C’est ainsi que je fais jouer les deux procès : pour les différencier l’un de l’autre et établir que justement, dans le cas du procès France Télécom-Orange, on ne juge pas les exactions néolibérales depuis un ordre qui leur soit extérieur, mais depuis cet ordre même. Autrement dit, on ne le juge pas complètement : tout se déroule selon les normes qui justifient ceux qui comparaissent.

LVSL – « Le procès France Télécom est l’histoire d’un enlisement grammatical », écrivez-vous dans l’un des premiers chapitres du livre. Tout au long de l’ouvrage, vous étudiez la langue des managers, que vous nommez la LCN (langue du capitalisme néolibéral) : pourquoi cette réflexion constante sur les mots ?

S. L. – D’abord, la LCN n’est pas seulement la langue des managers, elle est la Langue du Capitalisme Néolibéral. Ce n’est pas du tout la même chose. La langue des managers est un compartiment de la LCN. Or la LCN est la langue d’un monde, et si on prend la partie managériale pour le tout néolibéral, c’est parce qu’on ne voit pas le tout. C’est ce tout, justement, que je voulais rendre visible. Un tout qui est en fait un certain rapport de domination.

Comme son nom l’indique, la LCN est la langue d’un régime particulier de valorisation du capital : la valorisation financière désencastrée de toute régulation socio politique qui lui serait contraire – ou même seulement contrariante. Cette langue est donc d’une extension bien plus vaste que le seul parler managérial : elle est ce que Gramsci appelle une langue hégémonique. Un ensemble d’énoncés qui transforme un rapport de domination en direction de tout un corps social. Par conséquent, elle est partout : dans la totalité des médias mainstream, dans les rapports rendus au gouvernement, dans la bouche de tous les personnels politiques, dans les catégories psychiatriques du DSM, dans les livrets verts de l’UE, au tribunal aussi bien que dans un magazine de management.

C’est parce que la LCN est un langage collectif infiniment plus vaste que le seul parler managérial que je peux écrire que le procès France Télécom est « l’histoire d’un enlisement grammatical », et que la question de la langue a tant d’importance. C’est un procès impossible, parce qu’il entreprend de juger un monde depuis lui-même ; de juger une certaine forme de capitalisme depuis la langue de cette forme de capitalisme. Cette langue – la LCN – est notre langue courante: telle a été ma découverte au procès. C’est notre langue, et elle nous tue. Car le propre du “C’est comme ça”, c’est qu’il est parlé par ceux qu’il dessert aussi bien que par ceux qu’il sert – ce que Bourdieu, quant à lui, appelait la violence symbolique. La langue du néolibéralisme ligotait la langue judiciaire : la grammaire selon laquelle se déroulait le procès, c’était la même que celle de l’ouverture du capital en 1996, qui justifiait les prévenus et continuait de délégitimer les parties civiles.

J’ai essayé de nous faire apercevoir cette langue et la manière dont elle nous agit, c’est-à-dire d’ouvrir l’espace nécessaire à qualifier et la langue qui nous parle, et le monde qu’elle réalise. En l’espèce : celui de l’ajustement indéfini au bon vouloir actionnarial. Contre cette automatisation dont on peine à mesurer les effets, il n’y a qu’une solution : s’astreindre à arracher la langue hégémonique de nos réflexes. Ce qui demande d’en cerner les contours (lui donner un nom, pour commencer) et, corrélativement, de mettre au jour le monde qu’elle exprime à travers nous, et dans l’intérêt de qui. LCN est une référence au linguiste Klemperer, qui avait entrepris ce travail avec la langue du IIIe Reich (qu’il appelle LTI : Lingua Tertii Imperii.  Et chez moi : Lingua Capitalismi Neoliberalis) : pour lui résister.

© Editions du Seuil

LVSL – Vous parlez de « maltraitance délibérée » pour décrire les procédés par lesquels les dirigeants de France Télécom ont mené leurs employés au suicide. Le cas de Madame G. est emblématique : elle a tour à tour été exploitée à mort, puis installée dans un bureau vide, sans tâche.

S. L. – La maltraitance délibérée est avérée. Prouvée par les documents rassemblés dans l’ordonnance de renvoi qui parlent de « déstabilisation positive » à appliquer aux « CDI sans chaise ». Prouvée par les méthodes auxquelles l’entreprise Obifive a « formé » les managers pour les plans Next et Act, qui étaient (entre autres raffinement de torture) l’adaptation d’un manuel de psychologie dépliant les étapes du renoncement à la vie chez les cancéreux en phase terminale. Maltraitance prouvée enfin par les documents internes à France Télécom-Orange qui ont été rassemblés par la police, révélant des consignes des directions incroyablement violentes, qui bien sûr se répercutaient en cascade dans les hiérarchies. Du reste, rien de très surprenant : elles découlaient des directives données sans ambages par les dirigeants (il faut faire les 22000 départs « par la porte ou par la fenêtre » les termes du PDG Didier Lombard). Il suffisait d’assister au procès, de voir défiler des parties civiles broyées, dix ans après les tortures psychiques subies, pour que disparaisse le moindre doute quant à l’atteinte aux personnes, corps et âme, qui s’était jouée à l’époque des plans Next et Act. L’onde de choc s’en répercute encore.

LVSL – Comment en est-on arrivé à un tel stade de déshumanisation et d’aliénation au travail ?

S. L. – La déshumanisation, elle tient tout d’abord à la rationalité économique, qui est intrinsèquement chosificatrice. Elle instrumentalise en effet tout ce qu’elle investit : la nature et les humains sont des intrants comme les autres – ainsi que les appelle la langue économique. Le facteur travail et le facteur capital sont traités de la même façon : on les utilise ou on les met au rebut, et c’est là l’opération logique et langagière de la chosification.

Vous me demandiez tout à l’heure pourquoi le langage avait tant d’importance. Précisément, les appareillages d’ajustement langagiers du management ratifient et banalisent les opérations d’instrumentalisation ainsi instituées. Qu’on pense à des créations langagières comme masse salariale, ressources humaines, qui – existences individuelles noyées dans l’indifférenciation – devront être ajustées, au moyen de déstabilisations positives, d’accompagnement au changement, de formations tout au long d’une vie. Tout ceci banalise des opérations d’une violence extrême mais qui n’est plus aperçue par les agents. C’est la même analyse que celle de Klemperer dans LTI : une langue technique devenue hégémonique, instituant des différences de droit entre les humains en fonction de l’objectif de productivité qu’elle se donne, peut faire que tous les moyens soient permis en vue de cet objectif.

Vous précisez à mon avis à juste titre que la déshumanisation, dans le cas France Télécom, est portée à un stade inouï. En effet, parce que le capitalisme financiarisé repose sur une forme de propriété particulière : celle de la liquidité financière. Il s’agit un rapport de non engagement, rendu possible par la déréglementation, au départ avec les actifs financiers. Le nombre des intervenants, l’ampleur des masses financières en circulation et surtout la levée de toute contrainte aux transactions, ont fait qu’à tout instant un acheteur trouve vendeur, et un vendeur acheteur, donc qu’on puisse aussitôt revendre ce qu’on vient d’acheter pour acheter autre chose – indéfiniment. Telle est la forme de la rationalité économique pour nous : c’est la parfaite fluidité garantie au désir de l’investisseur financier. Ce n’est même plus l’horizon de chosification de toutes les classes d’objets, mais de la liquéfaction de toutes choses (les humains et la nature, donc) qui est en son principe. De là, le stade d’instrumentalisation des humains et de la nature auquel nous sommes rendus : un vrai cauchemar.

À quoi j’ajoute que, par l’effet de la violence symbolique, les travailleurs parlant la langue qui les promet à la liquéfaction, ils intériorisent la norme jusqu’à n’avoir d’autre issue psychique que le suicide, au lieu de retourner la violence contre qui la leur inflige.

LVSL – Au terme du procès, estimez-vous que justice ait été rendue ?

S. L. – Symboliquement, oui. Effectivement, non. L’extraordinaire cour présidée par Cécile Louis-Loyant a rendu justice de manière exemplaire dans la limite de ce qu’autorisait l’inclusion du tribunal dans le monde néolibéral. Donc : reconnus coupables de harcèlement systémique, c’est-à-dire du harcèlement de 120 000 salariés, les prévenus s’en sont tirés avec 15000 euros d’amende… Condamnation exemplaire, peines dérisoires, capacités de nuisance inentamées.

Qu’est-ce que cela révèle ? D’une part, cela permet de constater qu’il demeure une extériorité de la justice, qui peut toujours constituer un des domaines institutionnels où l’on pense, agit et décide selon des logiques qui ne sont pas directement celles de la valorisation du capital. Des logiques qui, le cas échéant, peuvent même s’y opposer. Sans quoi la condamnation n’aurait pas eu lieu, d’autant que l’habitus des magistrats les rapprocherait plutôt des prévenus bourgeois et les inclinerait par conséquent inconsciemment à la mansuétude. Donc réellement cette condamnation fait la preuve de la résistance de la sphère droit-justice.

Cependant, la peine est d’ordre symbolique, ou, comme l’a dit maître Teissonnière dans sa plaidoirie, elle relève de la fonction expressive du droit, celle qui consiste à déterminer ce qui est interdit dans un corps social (par différence avec la fonction répressive). Si le droit est limité à sa fonction expressive (encore une fois, ce n’est pas rien, mais hélas c’est trop peu), c’est à cause de la saturation du corps social par les catégories néolibérales. Du point de vue linguistique, il n’y a pas davantage d’énoncés alternatifs pour les agents de l’appareil de justice que pour nous autres. Et du point de vue juridique : le droit hérité du droit romain ne connaît que les personnes (physiques ou morales – il faut ici souligner que la création de la personne morale a été une avancée très importante qui a permis d’accroître considérablement l’espace du contentieux et du jugement, grâce à quoi de nombreux cas ont pu être portés devant la justice qui n’auraient pas pu l’être autrement). Or, la puissance du capitalisme s’est accrue dans des proportions considérables… et ses ravages structurels avec elle : le jugement interpersonnel est impuissant à les qualifier. Pour que ces destructions soient converties en nouveaux cas de justice, il faut des progrès de l’élaboration juridique permettant cette fois de ressaisir juridiquement et judiciairement l’effet des structures. Et le problème c’est que les évolutions du droit vont dans le sens inverse : les autorisations vont s’élargissant pour les comportements patronaux de maltraitance (droit du travail, droit social, droit environnemental), tandis que le droit des travailleurs est progressivement défait.

Ce qui fait que la justice doit juger les méfaits du capitalisme depuis une extériorité qui s’amenuise : les outils juridiques et langagiers orthogonaux au capitalisme sont en voie de réduction tendancielle. L’opération de justice s’en trouvait donc logiquement menacée d’annulation complète, et en tout cas très entravée.

LVSL – Quelle est la place d’une écrivaine, d’une littéraire dans un tel lieu ? Dans ce tribunal qui ressemble davantage à un centre commercial ou à un aéroport, pourquoi faire appel à la littérature, au cinéma, de Rabelais à Kubrick, en passant par Kafka ?

S. L. – Si la langue a une telle place dans le maintien d’un ordre hégémonique, la conclusion logique est de s’y attaquer aussi. La littérature a pour propriété de travailler les épaisseurs de la langue : elle peut œuvrer à des dérivations souterraines de la langue collective, avec ses outils à elle. Les auteurs que vous citez m’ont fourni des appuis « optiques », comme je les appelle à la suite d’une métaphore de Proust, qui parle de « traitement par la prose » pour définir la conversion du regard que la littérature rend possible. Quant à moi je considère les textes littéraires critiques comme des machines optiques à faire travailler sur le présent : les œuvres puissantes ont un très haut pouvoir de résolution analytique, à mon avis. Une résolution qui se joue dans leur forme.

Ma logique était, et est toujours, la suivante : pour s’arracher à ce qui nous détruit, il ne suffit pas d’apercevoir la langue, il faut apercevoir le monde qu’elle fait exister quand elle nous parle — quel ordre de domination elle réalise, qui en profite, qui en pâtit, comment il a commencé, etc.

“La littérature a pour propriété de travailler les épaisseurs de la langue : elle peut œuvrer à des dérivations souterraines de la langue collective, avec ses outils à elle.”

C’est ce que Rabelais figure si fortement dans l’épisode du Quart livre qu’on appelle couramment « les paroles dégelées » : les mots renferment un monde, et quand Pantagruel réchauffe les paroles gelées, leur dégel révèle ce monde. Plus précisément, c’est une bataille qui se fait entendre, et cela rejoint une vérité essentielle de tout ordre social : une société est toujours le résultat d’une victoire de certains, seulement on a fini par l’oublier. Rabelais me permet de raviver tout cela. Et de même pour chacun des dispositifs optiques que vous évoquez : ils me permettent de rendre visibles des choses que la LCN invisibilise. Avec La colonie pénitentiaire, d’une part : la violence avec laquelle un ordre social nous trace dans son sens sans qu’on sache pourquoi, et d’autre part : combien les agents du traçage jouissent de faire marcher la machine sociale sans se soucier de ne savoir quel ordre ils réalisent effectivement, ni de la violence à laquelle ils participent. Orange mécanique déplie plus précisément la manière dont les agents sont conditionnés en fonction de la place qu’ils occupent (dominant ou dominés). Quant à Bartleby, il livre (au tout début de Wall Street) le vrai visage de la rationalité économique, l’instrumentalisation potentiellement infinie qu’elle pose en son principe. Au fond : les textes optiques me permettent de faire surgir les mécaniques individuelles et collectives qui constituent un ordre social.

Et c’était bien là ce que je voulais faire voir : la violence structurelle, et quel monde elle construit– elle qui précisément, pour les raisons que j’évoquais, nous est infigurable – que la justice ne peut attaquer comme telle dans les catégories du droit romain (interpersonnel), et moins encore de ce qu’on lui retire tous les outils qui permettaient encore de défendre un droit salarial. La littérature se moque de la prescription et a les moyens de travailler dans la langue-pensée à nous faire voir les véritables causes de notre destruction collective tout en produisant une dérivation par rapport aux énoncés courants.

LVSL – Pourriez-vous qualifier la forme de votre texte ?

S. L. – La littérature critique travaille dans ce qui nous tient le plus. Il s’agit donc de secouer la prise des automatismes langagiers, de produire des dérivations jusqu’à obtenir des sorties explosives du maillage de la langue hégémonique. Je pense que la littérature, comme une psychanalyse, opère par variations continues qui réalisent pour finir une différence qualitative : en des points explosifs s’opère, par la mise en traitement littéraire, la sortie de la concaténation automatisée.

Du coup, Personne ne sort les fusils est très hétérogène dans ses registres, ses genres et ses techniques, il adopte résolument l’hybridité formelle, parce qu’il faut sans cesse refaire l’arrachement de la répétition routinière, et maintenir ouverts les yeux de la pensée. C’est aussi pourquoi ce livre est très ramassé, il fallait que ça carbure – du reste, la rage qui m’a poussée à écrire ne me laissait pas trop le choix sur ce point. Cette volonté d’aller au nerf du problème tient aussi à la dynamique générale du livre, une dynamique analytique: il fonctionne comme une dérive contrôlée avec le flow pour axe signifiant et conceptuel – le flow, c’est-à-dire, dans mon texte, le signifiant métonymique de la liquidité financière. Là aussi, partant de formules entendues répétitivement, qui posaient en fin dernière le mot de la finance cash flow (« il faut libérer du cash flow »), j’ai cherché, en détachant flow de cash flow, à faire travailler le signifiant jusqu’à faire le lien entre cette obsession de la profitabilité et la logique financière. Ici encore, passer de la partie au tout. Passer du cash flow au flow, c’est-à-dire passer de l’impératif de profitabilité à la liquidité financière, qui est le propre de notre forme de capitalisme.

En étirant, déplaçant et transformant le signifiant flow, j’ai essayé de le faire entrer dans le système du texte – le « traitement par la prose » de Proust — et ainsi, de dessiner un arc étendu allant de l’obsession de la profitabilité à son régime de propriété et de pulsionnalité. Car les deux sont liés, mais généralement pas mis en rapport. C’est aussi cette volonté de liaison de ce que la langue hégémonique tient séparé qui a poussé le texte dans de multiples formes, de la narration à la satire en passant par des monologues de prévenus et des listes. Tout ce qui produisait un effet analytique par la prose, je l’ai gardé dans ce travail de mise à nu du flow.

L’après-coronavirus : tendance « jours heureux » ou « business as usual » ?

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Un cinéma à Seattle pendant l’épidémie du Covid-19. ©Nick Bolton

Patrick Artus, chef économiste de la banque d’investissement Natixis, a prédit le 30 mars dernier « la fin du capitalisme néolibéral ». Les perturbations engendrées par la crise du Covid-19 ont en effet suscité de nombreux espoirs et constituent une opportunité unique de changer en profondeur le monde que nous connaissons. Du renoncement temporaire au principe de zéro déficit en Allemagne au financement exceptionnel du trésor britannique par sa banque centrale, de nombreux signaux peuvent nous faire espérer un changement du statu quo économique. Il est sain et nécessaire de penser que les pratiques du pouvoir peuvent être ébranlées. Cependant, les élites nous montrent tous les jours qu’elles comptent conserver leurs avantages après la crise.


Le coronavirus apportera des changements a minima

Qu’il serait opportun de profiter de cette crise sanitaire pour revoir les réformes néolibérales mises en place en France ! Pourquoi ne pas remettre en cause les cadeaux fiscaux pour les plus aisés (flat tax, suppression de l’ISF…) tout en augmentant les subventions aux plus précaires (aides au logement, reprise des contrats aidés…) ? La crise a en effet montré les incohérences de notre hiérarchie sociale, méprisant les professions les plus utiles à la société.

Le gouvernement provisoire d’après-guerre n’a-t-il pas, en 1945, édicté des mesures pour aider à la reconstruction du pays, notamment grâce à l’instauration d’un impôt exceptionnel et unitaire sur le capital ? La taxe a prélevé alors 20% des patrimoines les plus importants et jusqu’à 100% des enrichissements survenus entre 1940 et 1944 ont été récupérés par l’État. Lorsque Bruno Le Maire annonce maintenant que la France rentre dans sa pire période de récession depuis 1945, peut-on s’attendre à un programme aussi ambitieux que celui du Conseil National de la Résistance ?

Quoique Emmanuel Macron appelle à « se réinventer, [lui] le premier », le pouvoir multiplie en effet les signes montrant que la remise en question du statu quo ante n’est pas à l’ordre du jour. Exemple : l’austérité budgétaire, responsable d’une fragilisation extrême de notre système de santé (disparition de 13% des lits d’hôpitaux entre 2003 et 2016). Lors de son discours du 12 mars, le chef de l’État a avoué que « la santé gratuite […] et notre État-providence » ne représentent pas « des coûts, mais des biens précieux ». « Déléguer […] notre capacité à soigner » est selon lui « une folie ». Cependant, quelques jours après, l’État commande un rapport à la Caisse des dépôts et consignations pour définir l’hôpital de l’après-crise. Cette étude, loin de faire les louanges de l’État-providence, voit le secteur privé comme un moyen de résoudre les problèmes des professionnels de la santé. Les partenariats public-privé sont envisagés comme une solution alors qu’ils causent souvent des coûts supplémentaires aux hôpitaux.

L’utilisation de l’État pour privatiser des bénéfices et mutualiser les risques n’est pas une pratique nouvelle au sein du capitalisme français.

Le coronavirus risque également d’être utilisé par les pouvoirs politiques et économiques pour tenter de dégrader une fois de plus les conditions de travail. Geoffroy Roux de Bézieux, président du MEDEF, souhaite par exemple que l’État renfloue les entreprises en difficulté, ce qu’il fait déjà, si ce dernier se retire du capital lorsque les risques sont écartés. L’utilisation de l’État pour privatiser des bénéfices et mutualiser les risques n’est pas une pratique nouvelle au sein du capitalisme français. Le patron des patrons estime que c’est  « la création de richesses » qui permettra « d’augmenter l’assiette des impôts et donc les recettes ». Aucune remise en question des baisses des taxes successives sur le grand capital n’est envisagée, alors que ce phénomène a fait s’effondrer les revenus de l’État. Geoffroy Roux de Bézieux considère également qu’il « faudra bien se poser la question tôt ou tard du temps de travail, des jours fériés et des congés payés pour accompagner la reprise ».

Emmanuel Macron saura lui donner raison puisque le 22 mars a été voté un projet de loi d’urgence pour lutter contre le COVID-19, habilitant le gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance pendant la durée de la crise. La journée de travail est maintenant portée à 12 heures, la durée hebdomadaire à 60 heures et le temps de repos est passé à 9 heures consécutives pour les « secteurs d’activités particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation et à la continuité de la vie économique et sociale ». Définition on ne peut plus floue : Muriel Pénicaud a ordonné le 19 mars aux patrons du BTP d’envoyer leurs ouvriers sur les chantiers en les menaçant de les exclure du droit au chômage partiel. Les quelques mesures positives prises par le gouvernement, comme la fin des expulsions aux logements, sont censées s’arrêter fin mai 2020. Les mesures de flexibilisation du code du travail auront quant à elles effet jusqu’au 31 décembre 2020.

À Bruxelles, libre-échange et refus de solidarité

Peut-être nous est-il permis de rêver d’une nouvelle Europe ? Cette dernière pourrait redonner une réelle souveraineté démocratique à ses États membres tout en garantissant à sa population une vie digne et un égal accès aux services publics. Pour cela il est urgent de revoir les traités européens responsables de la mort cérébrale de l’Union Européenne (UE). Il est également important de mettre fin à l’agrandissement de l’Europe dans le seul but de réduire les coûts de travail et de délocaliser les industries. En effet, ces phénomènes causent la paupérisation des populations et provoquent la perte de puissance des États membres au profit d’une minorité d’entreprises. Là encore, l’après-coronavirus risque fort d’être un désastre.

En pleine crise sanitaire, l’Union Européenne a entériné son élargissement vers les Balkans. Le 26 mars 2020, la Commission européenne a ainsi validé l’ouverture de négociations pour intégrer la Macédoine du Nord et l’Albanie au sein de l’UE. La stratégie est bien connue : nouer des liens avec des pays où la main d’œuvre est bon marché pour ensuite pouvoir délocaliser les industries et réduire les coûts du travail. Le même phénomène a été observé après l’accord de libre échange entre l’Ukraine et l’UE en 2017 : cette ouverture a seulement permis à des entreprises d’utiliser cette main d’oeuvre peu chère pour augmenter leurs bénéfices, par le biais de travailleurs détachés notamment. 

Sans un salaire minimum européen, la situation risque de se reproduire avec l’ouverture vers les Balkans. À ce sujet, Pierre Gattaz, président du groupe de lobbying Business Europe, soutient que « la fixation du salaire minimum est une compétence nationale ». Une chose est claire : la crise du coronavirus ne remettra pas en cause les principes néolibéraux régissant l’Union Européenne.

Même stratégie, autre continent : le conseil de l’UE a validé le 30 mars 2020 le futur accord de libre-échange entre l’Europe et le Vietnam. Le texte, plutôt que de veiller au respect des droits humains ou environnementaux protège, par l’intermédiaire des Investor-State-Dispute-Settlement (ISDS ou tribunaux d’arbitrage), les intérêts des investisseurs. Le libre-échangisme et le « Green Deal » promu par la présidente de la Commission Européenne Ursula Von Der Leyen sont par ailleurs totalement incompatibles.

Le coronavirus peut être une chance de faire enfin prendre conscience aux États européens de la nécessité de créer des mécanismes de solidarité entre eux. L’Allemagne et les Pays-Bas ont pourtant refusé l’instauration de « coronabonds », qui pourraient être un premier pas vers une mutualisation des dettes européennes. Cette mesure, outre son évidente solidarité, permettrait à certains États d’emprunter sur les marchés financiers à des taux réduits tout en renforçant la construction d’une Europe plus juste. Il convient de préciser que son utilisation serait limitée de par la faible taille du budget européen. Néanmoins, il est intéressant de noter que l’UE refuse une fois de plus toute mesure solidaire. L’Italie, qui réclamait la mise en place de ces « coronabonds », est contrainte d’utiliser l’aide du Mécanisme Européen de Stabilité (MES) qui conditionne l’accord de prêts à des contreparties, notamment des politiques austéritaires. Après plusieurs négociations, l’Italie est finalement seulement contrainte d’utiliser l’argent prêté par le MES dans son système de santé.

La Banque Centrale Européenne (BCE) a décidé d’un plan de sauvetage d’environ 750 milliards d’euros pour 2020, en plus des 240 milliards initialement prévus dans le programme de Quantitative Easing (QE) débuté en 2015. Prisonnière des traités européens qui l’encadrent, la BCE inonde les marchés secondaires de liquidités dans l’espoir de stabiliser le prix de la dette des États et de protéger les banques. Cette mesure n’a que peu d’effet sur l’économie réelle. L’institution pourrait pourtant financer directement les États européens, technique plus efficace, et monter au capital des instituts financiers pour leur imposer des réformes profondes. Une telle solution nécessite bien évidemment une BCE sous contrôle démocratique.

La crise du coronavirus est un révélateur : celui de l’incompatibilité entre une solidarité européenne ou la souveraineté monétaire des pays et les traités régissant l’UE. Plutôt que de remettre en question ces derniers, les États européens préfèrent continuer la même danse macabre : prôner le libre-échangisme jusqu’au bout.

Le risque d’une stratégie du choc

En 2007, Naomi Klein a analysé que de nombreux régimes ont utilisé une « thérapie du choc » pour mettre en place des mesures néolibérales. De l’invasion de l’Irak en 2003 à l’ouragan Katrina aux Etats-Unis en 2005, les dirigeants se sont servis de crises pour imposer la doctrine des Chicago Boys. L’autrice de The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism précise que la stratégie du choc est utilisée lorsque des personnes sont trop occupées à assurer leur survie pour protéger leurs propres intérêts. 

Il est évident que les élites mondiales utilisent la situation actuelle pour promouvoir des politiques néolibérales. Elles désignent également les réponses techno-sécuritaires comme la seule solution viable. L’État français préfère ainsi créer une application dont l’utilité est très discutable pour camoufler sa mauvaise gestion de la situation.

La menace du coronavirus qui va encore planer sur nous pendant longtemps risque d’être utilisée pour mettre en place des dispositifs contraires à nos libertés les plus fondamentales. Viktor Orbán a par exemple invoqué la crise du coronavirus pour que le parlement lui accorde, pour une durée indéterminée, des pouvoirs renforcés. Ce dernier profite alors de la situation, notamment pour déposer des textes de loi contre les personnes transgenres.

Il est réellement important de croire à la possibilité de changement ou même de concevoir des utopies. Mais pour que ces dernières ne correspondent pas à leur définition étymologique (« absence de lieu »), il nous faut comprendre que cette crise est une opportunité pour les élites économiques et politiques de promouvoir des décisions en accord avec leurs seuls intérêts. Or, leurs préoccupations ne sont absolument pas en adéquation avec des impératifs de protection de l’environnement et des travailleurs. Il existe une multitude de futurs possibles. Mais si nous voulons des « jours heureux », cela passera inévitablement par la reprise du pouvoir à la caste qui nous l’a confisqué.

« Simplifier le Code du travail ne signifie pas le déréglementer ! » – Entretien avec Gilles Auzero

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Gilles Auzero

Depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron en 2017, de nombreuses réformes autour du Code du travail ont été lancées ou sont déjà votées. On citera pèle-mêle la loi Pénicaud, qui fait suite à la première loi Travail instaurée par Myriam El-Khomri, la réforme de l’apprentissage, de la formation professionnelle ou encore des allocations chômage, qui s’est soldée par un échec entre les partenaires sociaux fin février. Pour mieux cerner la philosophie générale de ces réformes et comprendre ce que dit véritablement le droit du travail, nous avons interrogé Gilles Auzero, professeur agrégé des universités à l’Université de Bordeaux et co-auteur du précis de Droit du travail aux éditions Dalloz. Entretien réalisé par Valentin Chevallier.


LVSL : Après la loi El Khomri puis la loi Pénicaud, tout devait concourir, grâce à une flexibilité accrue, à ce qu’il y ait une réelle amélioration sur le front du chômage en France. Or, rien ne semble réellement l’attester aujourd’hui. Quelles en sont les raisons profondes d’après vous ?

Gilles Auzero : En vérité, il n’y a pas de lien de cause à effet avéré et scientifiquement démontré entre le droit du travail et la courbe du chômage, contrairement à ce qu’affirment certains économistes. Les réformes actuelles vont toutes dans le sens de davantage de flexibilité. Or, il ne semble pas y avoir d’amélioration, même s’il faut rester prudent. D’ailleurs, l’argument donné est que c’est trop tôt pour tirer des conclusions. On peut citer en exemple dans les ordonnances Macron le poids qui est donné à la négociation décentralisée. Or, cela ne peut être fait du jour au lendemain. Il faut donc laisser du temps au temps. En revanche, je ne suis pas du tout certain, pour ne pas dire que j’ai des doutes importants, qu’il y ait un effet sur la courbe de l’emploi en France. Certes, cela peut améliorer le fonctionnement des entreprises en leur donnant de la souplesse. Mais il ne faut pas s’arrêter à l’accord en lui-même mais regarder attentivement ce qui a été négocié entre les parties.

« S’il y a une amélioration prochaine de l’emploi dans les années à venir, bien malin celui qui pourra parfaitement montrer que c’est uniquement grâce aux réformes votées et non suite à une cause exogène, comme l’amélioration générale de la situation économique. »

Alors oui, il est urgent d’attendre, même si, au risque de me répéter, je doute d’un changement majeur. Mais regardons un petit peu ce qui a été fait dans le passé. Lorsque nous sommes passés des 39 heures aux 35 heures, il y a eu des créations d’emplois. Mais étaient-elles dues à la réforme ou à une embellie de la situation économique ? Jusqu’à présent, aucun consensus n’a été établi sur la question. Peut-être parce que l’économie n’est pas une science exacte. Certains arguent du contraire et ne cessent de souligner que parce qu’il y aura une réforme, il y aura créations d’emplois. On peut citer en exergue ce qui s’est également passé antérieurement, en 1986 avec la suppression de l’autorisation administrative de licencier pour motif économique. Là encore, il a avancé que cela entraînerait la création de nombreux emplois. Or les attentes ont, de ce point de vue, été déçues. S’il y a une amélioration de l’emploi dans les années à venir, bien malin celui qui pourra parfaitement montrer quelle part dans cette amélioration revient aux réformes juridiques et quelle part revient à la situation économique.

LVSL :  Le code du travail, tel qu’il est conçu aujourd’hui, permet-il d’améliorer l’existant ou n’est-ce pas tant l’objet de celui-ci ? Beaucoup soulignent que son épaisseur jouerait en défaveur de l’emploi.

GA : Tous les codes sont épais et tous les codes sont compliqués. Ce n’est pas propre au Code du travail. Regardez le Code civil, qui concerne l’ensemble des Français, il est compliqué. Le Code général des impôts est particulièrement ardu à comprendre. Alors pourquoi y-a-t-il ce marqueur sur le Code du travail ? Ce n’est pas tant sa longueur qui importe, que sa simplification, sans d’ailleurs que celle-ci aille nécessairement de pair avec une déréglementation. À l’évidence, certaines choses pourraient être soustraites du Code du travail et nombre de ses dispositions mériteraient d’être réécrites. Mais rappelons que le Code du travail est fondamentalement là pour protéger la partie faible du contrat. Cela doit rester son marqueur. Même si effectivement, et je suis le premier à le dire, il y a trop de contraintes sur les entreprises.

Ce qui est assez étonnant, c’est que ce sont ceux-là même qui adoptent au fil des années des lois qui viennent ensuite nous dire : « Oh c’est trop compliqué ! ». Jusqu’à preuve du contraire, ce sont eux qui les ont écrites, ces lois ! Donc d’une certaine manière, ceux qui qualifient le droit du travail de complexe y ont contribué. La question, finalement, est d’ailleurs éminemment politique. On peut avoir l’impression qu’à chaque changement de majorité, il faut une réforme du droit du travail. À peine les entreprises et partenaires sociaux ont-ils eu le temps de comprendre, de digérer, de se saisir d’une réforme qu’une nouvelle est mise en œuvre. Il y a cet effet stroboscopique, qui consiste à toujours modifier, parfois hélas pour le plaisir de dire que ce fut modifié.

« Tous les codes sont épais et tous les codes sont compliqués. Ce n’est pas propre au Code du travail. »

Il conviendrait d’attendre qu’une réforme ait été appliquée suffisamment longtemps pour en mesurer les qualités et les défauts, déterminer ce qui doit être conservé de ce qui doit être modifié. Enfin, ce que je voudrais souligner, c’est qu’on observe depuis quelques années que, peu importe la couleur politique à la tête de l’État, toutes les réformes portent la même philosophie consistant à donner plus de place à la négociation, au niveau décentralisé. Avec, en filigrane, l’idée que seule une politique néolibérale a la faveur de ceux qui nous gouvernent.

LVSL : Vous parliez du Code du travail comme garant des droits de la partie faible du contrat. N’y a-t-il pas justement un affaiblissement de cette partie au profit de la partie forte ?

GA : Non, pas directement. On ne peut pas dire automatiquement que les réformes des dernières années ont enlevé des droits aux salariés dans le Code du travail. Clairement, la négociation collective d’entreprise peut réduire les droits et avantages que la loi et les conventions de branches reconnaissent aux salariés. Mais rappelons que ce n’est pas direct car cette procédure relève d’un accord. Accord qui est signé, pour faire simple, entre les responsables de l’entreprise et les représentants des salariés. Ce qui importe d’ailleurs, plus que l’accord, c’est la qualité de la négociation et donc à la racine le rapport de force. Si le rapport de force est déséquilibré, il y a fort à parier que l’accord soit négocié au détriment des salariés.

« Ce qui importe c’est la qualité de la négociation et donc à la racine le rapport de force. Si le rapport de force est déséquilibré, il y a fort à parier que l’accord soit négocié au détriment des salariés. »

En revanche, si le rapport de force est équilibré, chacun peut faire des concessions raisonnées et raisonnables. Par exemple, les accords de performance collective qui ont été institués par les ordonnances Macron, mais qui ne sont que le prolongement de dispositions antérieures, peuvent relever au fond d’une idée plutôt bonne : une entreprise confrontée à des difficultés économiques d’ordre structurel. Pour y faire face, une négociation est menée afin, par exemple et pour faire simple, de réduire les coûts salariaux pendant une durée déterminée. Il s’agit, en économisant quelque sorte, de passer le mauvais cap et d’éviter, le cas échéant, des suppressions d’emplois.

Mais si c’est une question de rapport de force, c’est aussi une question de culture de la négociation. Très clairement, c’est bien de négocier, mais faut-il encore le vouloir ! En France, nous n’avons pas véritablement la culture de la négociation. D’ailleurs, cela avait été pointé dans le rapport Combrexelles, établi en 2015, et dans lequel les réformes législatives postérieures ont largement puisé. On voit apparaître à ce sujet, dans les grandes écoles, des cours de formation à la négociation. En France, nous sommes plus dans une tradition de grèves puis de négociations. En Allemagne, on négocie, et si cela ne débouche pas sur un accord, alors une grève est lancée. Attention toutefois aux effets de langage, car il y a de moins en moins de grèves en France. D’ailleurs, elles sont peut-être plus médiatisées justement parce qu’il y en a moins. Le taux de grève est en chute vertigineuse.

LVSL : N’y a-t-il pas un paradoxe justement quand on constate le taux de chômage chez nos voisins, en Scandinavie, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni ou en Allemagne ? Ont-ils un meilleur Code du travail ?

GA : Il faut absolument se méfier de la comparaison et être extrêmement prudent lorsqu’on s’y engage. De manière générale, la comparaison ne doit pas s’arrêter à une question précise, déterminée et être replacée dans un contexte plus large. Ainsi, en Allemagne, le taux de chômage est inférieur à celui de la France. Mais il faut regarder aussi la qualité de l’emploi. Une personne qui travaille par exemple 2h par semaine n’est pas considérée comme étant au chômage, mais la qualité de l’emploi est équivalente à zéro ! Le phénomène des travailleurs pauvres est une réalité en Allemagne. Qu’est-ce qui est le mieux ? Avoir peu de chômage et beaucoup de travailleurs pauvres ? Un peu plus de chômage mais avec des emplois de qualité ? Il faut choisir.

« Le phénomène des travailleurs pauvres est une réalité en Allemagne. Qu’est-ce qui est le mieux ? Avoir peu de chômage et beaucoup de travailleurs pauvres ? Un peu plus de chômage mais avec des emplois de qualité ? »

Il ne faut pas oublier qu’un système juridique s’insère, permettez-moi de le répéter, dans un ensemble plus vaste. On ne peut pas d’un claquement de doigts importer des systèmes juridiques qui sont propres à chaque culture, à chaque société.

Réfléchissons donc plutôt nous-mêmes, en prenant le cas échéant ce qui est fait de bien à l’extérieur, mais en regardant bien comment c’est pensé et réalisé à l’extérieur. Ce qui fait que les propos, souvent énoncés sur les plateaux, consistant à dire, telle une vérité absolue : « Regardez ce qui est fait en Allemagne, c’est mieux que chez nous ! En Allemagne, au moins, c’est mieux ! Etc. », sont hors de propos si on ne regarde pas à quel étiage, par rapport à comment c’est conçu et appliqué.

Autre exemple, au Royaume-Uni, il y a ce que l’on appelle des contrats à zéro heures. Interdits par le Code du travail en France, je tiens à le préciser. On vous embauche et vous ne savez pas combien d’heures vous allez travailler. Vous travaillez au sifflet. Alors, oui, vous pouvez considérer qu’une personne qui conclut ce contrat n’est pas chômeuse. Est-ce mieux ? Je vous en laisse juge.

Enfin, je crois qu’en France il faut arrêter cette culture de l’auto-dénigrement. Nous avons un système qui reste solide, avec des amortisseurs importants. Nous avons à cet égard peut-être relativement mieux résisté à la crise que nos voisins lorsqu’elle fut à son apogée. Nous avons un système de protection sociale qui est certes onéreux mais qui assure un amortissement social également important pour ceux qui en ont besoin. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas réformer, mais attention à la raison pour laquelle on souhaite réformer, d’autant plus si cela ne consiste qu’à prendre ce qui semble marcher ailleurs. Comparaison n’est pas raison !

LVSL : Au sujet de la formation professionnelle, antienne de nos politiques, quels sont les éléments qui peuvent expliquer qu’on reste sur un échec ? Est-ce vraiment mieux ailleurs, là encore, comme certains aiment le répéter, en pensant à l’Allemagne ?

GA : Un discours facile consiste à expliquer que si nous avons des chômeurs, c’est parce qu’il y a une mauvaise organisation et un fonctionnement déficient de notre formation professionnelle. Pourtant, c’est peu dire que ce système a été réformé à de nombreuses reprises depuis la loi fondatrice de 1971. Mais à chaque fois, c’est le même constat d’échec. Cela ne tend-il pas à démontrer que le problème n’est pas juridique ?

« La formation est importante pour l’évolution de l’emploi, mais ce n’est pas la panacée. »

L’apprentissage, qui fonctionne si bien en Allemagne, connaît un développement plus difficile chez nous. Pourtant, là encore, ce n’est pas faute de l’avoir réformé à de multiples reprises. De mon point de vue, la difficulté majeure en matière de formation professionnelle tient à la complexité des dispositifs existants ; complexité à laquelle le législateur n’est évidemment pas étranger. Il faut impérativement aller vers plus de simplicité en la matière. La loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel a réalisé d’importantes améliorations en ce sens, spécialement sur les aspects institutionnels. Mais beaucoup reste à faire. En outre, il faut encore que les salariés et demandeurs d’emplois apprennent à se saisir des possibilités que la loi leur offre.

Je reviens enfin sur la vision de l’apprentissage en France. Réellement, dans notre pays, quel parent souhaite pour son enfant qu’il fasse d’abord de l’apprentissage ? Très peu. Alors qu’en Allemagne c’est une filière comme une autre, avec des entreprises qui ont leur propre centres d’apprentissage. L’apprentissage est une très belle voie, encore faut-il communiquer à ce sujet. Arrêtons de penser qu’être apprenti c’est être en situation d’échec. Le lycée professionnel est injustement dénigré en France comme le repère de ceux qui ont échoué au collège. Tout cela n’est pas lié à la règle de droit et au Code du travail.

LVSL : Patronat et syndicats se sont quittés sans parvenir à un accord sur la réforme de l’assurance chômage et des contrats courts. Le bonus/malus promis par le gouvernement est-il selon vous une solution ou n’est-ce qu’une mesure cosmétique ? Plus généralement, quel regard portez-vous sur les sujets discutés par cette réforme (allocations chômages, notamment ceux des cadres etc.) ?

GA : Ce qui gêne fondamentalement les partenaires sociaux est le fait que le gouvernement fixe, dès l’abord de la négociation, une lettre de cadrage. Certes, cela n’est pas forcément très contraignant mais il y a des passages obligés. Sur la question des contrats courts, je ne crois pas que cela soit un enjeu fondamental pour l’emploi en France. Oui, il y a beaucoup de contrats courts, en fonction des secteurs, mais si un employeur conclut un CDD court, c’est bien parce que la loi l’y autorise. Il faudrait donc sanctionner quelqu’un parce qu’il respecte la loi ! Il vaudrait mieux changer les dispositions prévues dans la loi plutôt que de taxer. Je peux comprendre qu’un employeur ne veuille pas entendre parler de cela, surtout si justement, pour son activité, il a besoin d’un CDD court.

« Quand vous avez besoin de quelqu’un pour une semaine, vous n’allez pas l’embaucher pour huit mois »

Après, qu’entend-on par contrat court ? À quel moment ce contrat devient-il long ? À quel moment doit-on taxer ? Qui taxe ? Pour qui ? Cela risquerait, de nouveau, de créer une usine à gaz dans un Code du travail déjà complexe. Quand vous avez besoin de quelqu’un pour une semaine, vous n’allez pas l’embaucher pour huit mois.

Les partenaires sociaux regrettent cette situation d’échec car la main revient au gouvernement. D’ailleurs, c’est un mouvement de fond. L’assurance chômage, qui était gérée autrefois par les partenaires sociaux, parce que financée exclusivement ou quasi-exclusivement par les cotisations sociales, intéresse de plus en plus le pouvoir exécutif. C’est aussi parce que ce ne sont plus les cotisations salariales qui vont la financer mais la CSG. Or, si c’est l’impôt, à juste titre, c’est le gouvernement qui reprend la main.

Plus généralement, on assiste à un paradoxe. Emmanuel Macron entretient d’ailleurs l’ambiguïté sur le sujet avec des relations très compliquées avec les partenaires sociaux. Laurent Berger, de la CDFT, se plaint de ne plus avoir de contacts aussi faciles avec l’exécutif. Les corps intermédiaires ont tendance à être mis de côté. Mais avec les gilets jaunes, on voit que les corps intermédiaires sont importants car ils structurent. Beaucoup d’employeurs se satisfont d’ailleurs du fait d’avoir des syndicats ou des représentants du personnel car ils viennent structurer les revendications. Là, on est en face d’une atomisation de revendications. On cherche des interlocuteurs mais ceux-là, immédiatement, sont considérés comme illégitimes pour représenter les gilets jaunes. Le problème vient aussi du fait que les gilets jaunes ne se sentent pas représentés par les syndicats, qui sont très faibles en France. On assiste à une remise en question profonde de l’organisation collective.

« Les gilets jaunes, ce n’est finalement que l’agglomération de revendications individuelles. La chute vertigineuse du taux de syndicalisation s’explique aussi pour cette raison. »

Mais ce qui est le plus dangereux est le triomphe de l’individualisme, qui porte un coup fatal aux corps intermédiaires et aux mouvements collectifs. Les gilets jaunes, ce n’est finalement que l’agglomération de revendications individuelles. La chute vertigineuse du taux de syndicalisation s’explique aussi pour cette raison. « Moi, en tant que salarié, qu’est-ce que cela va m’apporter d’être syndiqué, quel est mon intérêt ? ». Certes, en France, soyons réalistes, cela n’apporte pas énormément. Mais n’oublions pas ceux qui ont mené des batailles, parfois au détriment de leur carrière. L’action collective a du sens.

LVSL : Les prud’hommes et le gouvernement semblent se renvoyer la balle concernant la légalité des indemnités de licenciement, qui ont été amoindries depuis les dernières réformes du travail. Au regard du droit de l’OIT, qui se rapproche le plus de la vérité d’après vous ?

GA : Il y a très clairement un risque d’inconventionnalité même si les dispositions pertinentes en cause sont sujettes à interprétation. La convention 158 de l’Organisation internationale du travail (OIT) exige, en substance, qu’un licenciement injustifié soit assorti d’une réparation adéquate. Toute la question est de savoir ce qu’il faut entendre par là. Il n’est pas du tout acquis que réparation adéquate soit synonyme de réparation intégrale. Pour autant, le plafond qu’impose la loi ne permet pas nécessairement et systématiquement d’aboutir à une réparation adéquate.

Aujourd’hui, on est dans l’attente d’une prise de position de principe de la Cour de cassation qui va prendre du temps, compte tenu des délais judiciaires. Cela n’est guère satisfaisant. Car, outre l’insécurité juridique qui en résulte, c’est faire peser un bien grand poids sur les épaules des magistrats, à la place de qui je n’aimerais pas être. Remarquons toutefois qu’ils ont su par le passé prendre leurs responsabilités dans ce genre de situation. Il suffit à cet égard de songer au contrat première embauche.

« Le problème du barème Macron est que l’on a certes un plancher, mais on a surtout un plafond. Un juge ne peut aller au-delà du plafond, même s’il est établi que le salarié a eu un préjudice qui est supérieur au plafond. »

On en revient à une question plus générale, qui est celle de la peur de l’employeur d’embaucher. Il n’embauche pas car il ne sait pas à combien il va être condamné par le Conseil des prud’hommes. Comme si ce dernier s’amusait à condamner à verser des mois et des mois de salaires. Or, est-ce que le barème va réellement jouer sur l’emploi ? N’est-ce pas plutôt le fait que, si j’ai de l’activité, j’ai besoin de quelqu’un pour la soutenir, donc je vais embaucher ?

LVSL : Croyez-vous aux méthodes de négociations concertées, vantées par la CFDT ainsi que par les gouvernements successifs depuis 2012 au vu du paysage syndical en France ?

GA : J’ai l’impression que le gouvernement actuel ne le souhaite pas. Pourtant, ce genre de  négociation a, par le passé, bien fonctionné. Ainsi, la rupture conventionnelle, dont le succès ne se dément pas – plus de 450 000 cas en 2018 -, a été inventé par un accord national interprofessionnel de 2008, avant d’être reprise par un texte légal. De même, la réforme de la représentativité syndicale a d’abord été le fait d’un accord interprofessionnel. Après, ce n’est pas non plus une règle automatique. Le gouvernement ne semble pas spécialement vouloir être dans la concertation, ni avec les syndicats, ni avec les employeurs.

LVSL : Vous qui êtes spécialiste du droit du travail, à la différence de bon nombre d’économistes qui interviennent sur la question dans les plateaux, ne trouvez-vous pas justement que ces derniers ont pris une place beaucoup trop importante ?

GA : Il y a en effet une certaine injustice à l’égard du Code du travail. Pour le critiquer, il faut dans un premier temps le connaître. En exagérant à peine, j’ai entendu certains expliquer sur les plateaux de télévision ou à la radio qu’en France, il est impossible de licencier. C’est évidemment faux. Certains voudraient aussi nous faire croire que, dans notre pays, on ne peut pas travailler plus de 35h par semaine. Il y a là une méconnaissance de la règle de droit et donc des souplesses qu’elle offre. Le Code du travail est certes complexe mais pas si contraignant. Le droit du travail actuel offre beaucoup de flexibilité aux entreprises.

« On pourrait créer des services dédiés au conseil, notamment auprès des petits entrepreneurs. Il faut davantage communiquer, au lieu de dire que le droit du travail est trop compliqué. »

Il faudrait, sans mise en avant quelconque, que sur les plateaux de télévision ou de radios, on fasse intervenir plus de juristes. Le problème c’est que le droit n’est pas sexy, disons-le clairement. Le droit nécessite du temps, qui est une denrée rare. Généralement, dès que les questions juridiques sont abordées, elles sont balayées par les animateurs. J’entends parfois : « Vous n’allez pas nous faire un cours. » Justement, si ! Il est possible d’expliquer, simplement, si on le veut, le droit du travail, sans rentrer dans les mécanismes complexes. Mais on ne peut pas le faire en trois phrases.

Je crois à la simplification, notamment pour les petites structures. On devrait sincèrement faire une étude des conséquences du discours économique sur les réformes de l’emploi. Mais attention, la simplicité n’équivaut pas forcément, bien au contraire, à davantage de dérèglementation. Il faut peut-être justement aller réellement vers plus de simplification, mais moins de déréglementation. Personne ne niera que le Code du travail est compliqué, tout comme les autres codes. La fusion des représentants du personnel dans les ordonnances Macron apporte davantage de simplicité. Mais je n’ai pas l’impression qu’on cherche réellement à simplifier, malheureusement.

Droit du travail : le macronisme est un thatcherisme

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Montage par ©GuillaumeTC

Le 17 avril dernier, lors de son discours de Bercy, Emmanuel Macron renvoyait François Fillon et Jean-Luc Mélenchon —« Thatcher et Trostky »— dos à dos. Moins fanatique, en apparence, que l’ultra-libéral Fillon, le candidat marcheur se tenait alors à bonne distance du spectre de la Dame de fer. Pourtant, de la loi El Khomri, dont il fut l’un des penseurs, aux ordonnances Pénicaud qui parachèvent la déréglementation du droit du travail français, le Président Macron semble marcher dans les pas de l’ancienne première ministre anglaise. La comparaison, toutefois, ne saurait être effectuée à la légère. Il s’agit ici de montrer en quoi, chacun à leur manière, Thatcher et Macron ont entrepris de rompre avec les fondements du syndicalisme des deux côtés de la Manche.

Au delà de l’anathème politique, la comparaison entre Emmanuel Macron et Margaret Thatcher se justifie si l’on prête attention à la longue durée des histoires syndicales anglaise et française depuis le début du XXème siècle. Alors que le trade-unionisme britannique a compensé le manque de réglementation du travail anglais par sa forte représentativité au niveau des entreprises, le syndicalisme français, lui, a pu contourner l’exigence du syndicalisme de masse grâce au Code du Travail et au système des conventions collectives mis en place par la République sociale. Malgré ces histoires nationales divergentes, Thatcher dans les années 1980, et Macron à l’heure actuelle, peuvent être rapprochés par leur volonté de rompre avec les traditions et les normes qui ont permis au syndicalisme de s’implanter dans leur pays respectif. Sabotage des capacités d’actions et de recrutement des syndicats anglais pour Thatcher, subversion des conventions collectives et inversion de la hiérarchie des normes pour Macron : à trente ans d’intervalle, des deux côtés de la Manche, la révolution conservatrice prend des chemins différents pour arriver à la même fin —la neutralisation du Travail dans son rapport de force au Capital.

En somme, le rôle historique joué par Margaret Thatcher dans la destruction des bases sur lesquelles reposait le syndicalisme anglais est en train d’être reproduit par Emmanuel Macron dans le contexte français.

Le cas anglais : la destruction des traditions syndicales

Pour l’essentiel, le syndicalisme britannique s’est développé à l’écart des lois et des réglementations. Conformément à la tradition anglaise qui privilégie la Common law (la jurisprudence) plutôt que la loi votée au Parlement, il n’existe pas, à proprement parler de « droit de grève » ni de « droit syndical », en Grande-Bretagne. Selon, le Trade Dispute Act de 1906, le débrayage et l’organisation des salariés sur le lieu de travail sont seulement “immunisés” de la jurisprudence qui jusque-là les condamnait au titre de « conspirations » (conspiracy) contre l’ordre social. Traditionnellement, et hormis quelques exceptions (surtout récentes), l’encadrement par la loi du syndicalisme et des conflits du travail n’existe donc pas en Angleterre. Seul un ensemble de pratiques demeurent tolérées par l’Etat et la justice, qui le plus souvent se tiennent à distance des contentieux opposant salariés et patrons.

Par ailleurs, en l’absence de loi et de code, le résultat des négociations entre le Travail et le Capital n’ont pas la même signification des deux côtés de la Manche. Alors qu’en France les négociations prennent la forme d’accords ou de « conventions collectives » qui s’imposent, selon la hiérarchie des normes, au contrat de travail individuel, les « collective bargains » anglais concluent un accord dont l’application ne dépend pas du droit mais seulement de la bonne volonté des parties engagées. Autrement dit, alors que la loi française garantit l’application systématique des négociations, seul le rapport de force permet aux salariés britanniques de faire respecter un accord passé avec le patronat.

Au cours du XXème siècle, l’unique moyen dont disposaient les syndicats britanniques pour faire respecter les accords collectifs consistait donc dans leur capacité à mener le rapport de force entreprise par entreprise et secteur d’activité par secteur d’activité. Cette stratégie fut d’abord facilitée par l’autorisation des conventions d’exclusivité syndicale (« closed shop ») dans le Trade Dispute Act de 1906. Ces dernières permettaient aux syndicats de contrôler l’embauche, en exigeant, lors d’une négociation, que l’entreprise (ou le secteur d’activité) n’emploie que des travailleurs syndiqués. Parce qu’il assurait  le rapport de force avec le patronat au cours du temps et sur des secteurs d’activité entiers, le système des closed shops devint rapidement la clef de voute du trade-unionisme anglais.

Par ailleurs, la capacité des syndicats britanniques à assurer une protection aux entreprises les moins organisées fut renforcée, en 1919 et en 1945 avec la création des Industrial Councils (« conseils industriels ») et des Wage councils (« conseils salariaux »). Ces derniers regroupaient des représentants des syndicats et du patronat afin de négocier les salaires et les conditions de travail à l’échelle de la branche industrielle. Encore une fois, aucun accord passé dans les Councils n’avaient valeur légale ni règlementaire, mais la capacité des syndicats à avoir imposé des closed shops dans quelques entreprises clefs d’un secteur d’activité pouvait permettre de maintenir le rapport de force sur toute la branche et ainsi assurer l’application de l’accord.

Mineurs britanniques face à la police en 1984

C’est à la destruction de cet équilibre entre la non régulation du travail et la force des syndicats que Thatcher et son successeur John Major œuvrèrent de 1979 à 1997. Rompant avec la tradition non-interventionniste de l’Etat britanniques en matière de droit social, les conservateurs anglais s’en prirent directement aux traditions séculaires sur lesquelles reposaient la capacité d’action du trade-unionisme. En 1982, toutes les grèves politiques et/ou de solidarité entre entreprises furent interdites, renvoyées au statut de « conspiration » prévue par la jurisprudence du dix-neuvième siècle. Privés de la capacité légale de déclencher une grève générale, les syndicats anglais ne purent se liguer derrière les mineurs lors du mouvement social de 1984, ce qui favorisa la victoire de Thatcher. Toutefois, la rupture avec l’histoire sociale britannique ne s’arrêta pas là. Les closed shops, d’abord soumis à référendum dans tous les secteurs où ils étaient en application, furent finalement abolis en 1990. De même, les Wage Councils furent progressivement supprimés entre 1982 et 1992. Démunis des outils traditionnels qui jusque-là leur avaient permis de tenir tête au patronat malgré le système libéral anglais, les syndicats d’outre-manche ne se sont jamais relevés de la période Thatchérienne et ont perdu l’essentiel de leur capacité de lutte et de négociation.

Le pourcentage de salariés couverts par des accords collectifs (en bleu) et la hausse des inégalités (en noir) en Angleterre de 1960 à 2010.

 

                        Le cas français : la destruction de la République sociale

 

A l’inverse de la tradition sociale anglaise, en France, les conflits et les négociations entre le travail et le capital ont toujours été précisément encadrés par la loi. Du droit de grève en 1864 à la loi Waldeck-Rousseau sur les syndicats en 1884 et du Code du Travail au préambule de la Constitution de 1946 qui garantit la participation du travailleur « à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises », le droit français a toujours énoncé clairement quelles étaient les prérogatives syndicales —loin du système anglais où « l’immunité » syndicale face à la jurisprudence est toujours menacée.

Les lois de 1919 et de 1936 sur les « conventions collectives » assurent le statut légal des négociations entre employeurs et employés au niveau de la branche industrielle. Ces dernières peuvent entrer dans le marbre du Code du Travail et l’adapter aux exigences propres à chaque secteur d’activités. Contrairement au système anglais, où l’application pérenne des « collective bargains » dépend de la capacité des syndicats à maintenir un rapport de force durable, le droit français garantit donc l’application automatique des conventions collectives à l’ensemble de la branche en vertu de la hiérarchie des normes (selon laquelle la loi s’impose aux conventions collectives qui s’imposent aux accords et aux règlements intérieurs des entreprises). L’importance des conventions collectives est encore renforcée, depuis 1936, par la possibilité pour le Ministère du Travail d’élargir certaines conventions aux secteurs d’activités dépourvus d’instances représentatives —facilitant le travail des syndicats français dont l’action peut indirectement bénéficier à des entreprises et à des branches inorganisées. Enfin, face au risque que la loi patronale s’impose un jour au sein de l’Etat, le « principe de faveur » dispose, depuis le Front Populaire, que la convention et l’accord collectif de travail peuvent déroger aux lois et aux règlements en vigueur s’ils comportent des « dispositions plus favorables aux salariés » (article L. 2251-1 du Code du Travail).

 

Dessin représentant les Accords de Matignon du 7 juin 1936 qui élargirent l’application des conventions collectives et inaugurèrent le “principe de faveur”.

Ainsi, jusqu’à aujourd’hui, la richesse du droit du travail français, affûté au cours des luttes du XXème siècle, rendait inutile le recours à une syndicalisation massive dans toutes les entreprises et tous les territoires. C’est donc logiquement que les closed shops n’ont jamais constitué un objet de revendication en France puisque que le rapport de force dans l’entreprise n’avait pas à être maintenu une fois la convention collective obtenue. Les closed shops ne sont nécessaires que dans le système anglais où un accord collectif n’est assuré d’entrer en vigueur  qu’à la seule condition que les syndicats soient en mesure de le faire appliquer.

Grâce aux garanties offertes par la République sociale, le syndicalisme français ne fut donc jamais un syndicalisme de masse sur le modèle anglo-saxon. Cela n’est pas dû, comme on l’entend souvent, à la prétendue « radicalité » du mouvement ouvrier français, mais bien plutôt au Code du Travail et à son ajustement par les conventions collectives qui facilitent l’application et l’extension des négociations entre employeurs et employés dans l’espace et dans le temps. Dépourvu d’une base massive articulée autour des closed shops, le syndicalisme français se retrouverait donc en très mauvaise posture si le système des conventions collectives, basé sur la hiérarchie des normes, se voyait mis à mal.

Or, quel est l’objet de la Loi El Khomri et des ordonnances Pénicaud sinon l’inversion de la hiérarchie des normes et la destruction du droit du travail à la française ? Déjà considérablement affaiblie par la loi Fillon de 2004 (grâce à laquelle certaines entreprises peuvent déroger, sous certaines conditions, aux conventions collectives) et la Loi El Khomri de 2016 (qui permet à l’employeur de déroger au “principe de faveur” et à l’accord d’entreprise de prévaloir sur l’accord de branche en matière de temps de travail), la hiérarchie des normes est en passe d’être annulée par les ordonnances Pénicaud. Selon l’article 2 de la nouvelle Loi travail, l’accord d’entreprise pourra désormais remplacer l’accord de branche, et l’accord de branche pourra désormais remplacer la loi en ce qui concerne les caractéristiques du CDD. Une telle rupture avec l’histoire du droit social français laissera indubitablement les syndicats sur le carreau. D’ailleurs, c’est sans surprise que les ordonnances autorisent les TPE à s’accorder directement avec un salarié non élu. Jusqu’à présent, les salariés d’une TPE ou d’une PME membres d’une branche où l’activité syndicale était forte n’avaient pas besoin de s’organiser pour bénéficier de conventions collectives favorables. Avec la Loi Pénicaud, ce temps est révolu et des milliers de salariés employés dans les TPE-PME risquent de plonger dans la précarité au bon vouloir de leur patron.

 

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Au final, un trade-union anglais sans closed shop est comme un syndicat français sans hiérarchie des normes ni principe de faveur : c’est-à-dire une organisation incapable de protéger le grand nombre des salariés face à la voracité du capital. A l’instar de Margaret Thatcher, Emmanuel Macron est est en train de détruire les capacités de résistance mises en place par l’Etat et les organisations salariales depuis le début du XXème siècle. Sur les pas des mineurs anglais, les travailleurs français doivent tout donner dans la lutte s’ils veulent préserver leur droit à des protections élémentaires face à leur employeur. Pour eux, les grévistes français ont un adversaire de plus petite taille que la Dame de fer. Si le Macronisme veut jouer le même rôle en France que le Thatcherisme a joué en Angleterre, Macron n’est toutefois pas Thatcher. Jupiter a peut-être l’arrogance de Maggy, mais il n’a ni la popularité ni l’assurance souverainiste de celle qui ruait dans les brancards européens au grand plaisir de ses électeurs. Si la France gronde, notre Badinguet de perlimpimpim aura bien du mal à trouver sa majorité silencieuse et ses briseurs de grève.

 

 

Crédit photos

  • Montage par ©GuillaumeTC / https://twitter.com/guillaumetc
  • http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/accords_Matignon/132258
  • https://roarmag.org/2016/03/06/on-this-day-in-1984-start-of-year-long-u-miners-strike
  • http://classonline.org.uk/blog/item/the-role-of-trade-unions-in-challenging-inequality
  • http://www.midilibre.fr/2016/03/09/manifestations-greve-dans-les-transports-suivez-notre-direct,1297094.php
  • http://www.express.co.uk/news/world/806352/Fran-ois-Ruffin-dubs-Emmanuel-Macron-a-baby-faced-Thatcherite-France-knees

Le Pen : un programme de guerre sociale

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©Rémi Noyon

43%-des-ouviers-votent-Front-National répètent en boucle les médiacrates interchangeables qui se succèdent sur les plateaux de TV, oubliant le fait qu’aux dernières élections, les ouvriers se sont majoritairement abstenus. Bien que l’on puisse attribuer la répétition ad nauseam de cette formule à une forme de fainéantise intellectuelle qui caractérise les journalistes parfumés, le résultat de la manœuvre est simple : faire du FN le parti des classes populaires et le seul opposant aux partis de l’oligarchie. Voyons ce qu’il en est réellement.

Le FN aux avants-postes pour pilonner les lignes arrières syndicales

Si en matière sociale, Marine le Pen navigue à vue, au gré des sondages et des équilibres de son parti, le Front National a une constante : s’attaquer aux syndicats. Le FN s’infiltre dans chaque brèche ouverte par les gouvernants pour décrier les syndicats et les acquis sociaux. Ce fut déjà le cas en 2010, lorsque Marine Le Pen traitait les manifestants et les grévistes qui luttaient contre le passage à la retraite à 62 ans de “gréviculteurs” et “d’émeutiers”. Le Pen passe son temps à aboyer avec la meute pour présenter les syndicalistes comme des violents “crasseux” qui s’habillent “en pyjama” – selon l’expression utilisée par Marion Maréchal Le Pen – et qui passent leur temps à faire la grève. Des fainéants qu’on vous dit ! Cette haine anti-syndicale, le FN l’a aussi exprimée lors des manifestations contre la Loi El Khomri. La patronne du FN fut étonnamment silencieuse lorsqu’il s’agissait de défendre les travailleurs en lutte insultés par la bonne société. Et pour cause : il lui fallait gérer les équilibres au sein de son parti. Voir le peuple relever la tête sur des thèmes sociaux ne la mettait pas vraiment à l’aise.

Lorsqu’elle est enfin sortie de son silence, la châtelaine de Montretout insultait les syndicats et plaidait pour l’interdiction des manifestations. Ainsi, le 20 mai, sur Europe 1, elle réclamait l’interdiction de toutes les manifestations contre la loi El Khomri. Elle affirmait, d’un ton péremptoire : « pendant l’état d’urgence, il n’y a pas de manifestations ». Un mois plus tard, le pouvoir socialiste lui donnait satisfaction en interdisant une manifestation contre cette loi infâme imposée par l’exécutif, sur ordre de la Commission Européenne, avant de se rétracter sous la pression.  Pendant ce mouvement social, le clan Le Pen a exprimé tout le dégoût que lui inspirait l’organisation des travailleurs autour des syndicats. Ainsi, pour Louis Aliot, vice-président du parti « la grève est un système archaïque » et « les revendications de la CGT et Sud sont corporatistes » (12 juin dans Le journal du centre). Une vidéo sur le site du parti affirmait clairement que « Le verrou syndical est le premier verrou à faire sauter pour débloquer l’économie » ! Marion Maréchal-Le Pen a passé son temps à dénigrer la CGT : « Nos compatriotes sont pris en otage par deux minorités : le Gouvernement, dépourvu d’une réelle majorité parlementaire, et la CGT, syndicat groupusculaire, organisation d’extrême-gauche, ultimes adeptes d’une lutte des classes périmée ».

Une cible pour le FN comme pour les gouvernements : le Code du Travail

Pour Le Pen, comme pour Macron et Fillon, l’une des priorités pour recréer de l’emploi, c’est de casser le Code du Travail. Tout cela manque de flexibilité, de compétitivité, de simplicité, et de modernité. En bref, les salariés coûtent trop chers. Il faut donc “réformer le marché du travail”. Ainsi, Marion Maréchal Le Pen disait clairement que « La réforme du droit du travail est une partie de la solution ». On croirait entendre Macron ou son clone Sarthois. D’ailleurs, les parlementaires FN ont profité de la courte discussion parlementaire sur la loi El Khomri pour matraquer les travailleurs.  A l’Assemblée comme au Sénat, aucun des parlementaires FN n’a voté les motions de rejet préalable du projet de loi.  Les parlementaires FN n’ont déposé aucun amendement contre l’inversion de la hiérarchie des normes, la baisse de la rémunération des heures supplémentaires ou encore contre la facilitation des licenciements économiques.

Pire, ils ont voulu aggraver le texte en y incorporant toutes les revendications du MEDEF et les ordres de la Commission Européenne qui ne s’y trouvaient pas encore. Certains amendements avaient pour but de supprimer le monopole syndical au premier tour des élections professionnelles. Une vieille demande du Medef que la plupart des candidats LR à la primaire ont repris. Et pour cause : cette suppression permettrait au patronat d’organiser des candidatures qui ne le gêneront pas par la suite. Ils ont même proposé d’autoriser un employeur à imposer unilatéralement le passage au « forfait-jour », ce dispositif jusque-là réservé aux cadres permet de payer un salarié à la journée quelque soit le nombre d’heures qu’il effectue ! La loi El Khomri a étendu ce dispositif à tous les salariés sous réserve d’un accord. Le sénateur David Rachline a souhaité permettre à une PME de licencier dès deux mois de baisses de chiffres d’affaires contre trois dans la loi El Khomri ! Comme le souhaite le Dr Fillon aujourd’hui, les parlementaires FN ont déposé des amendements pour doubler les seuils sociaux, ce qui priverait des centaines de milliers de salariés d’un comité d’entreprise. Le FN qui prétend défendre la retraite à 60 ans a aussi suggéré la suppression du « compte pénibilité », maigre compensation introduite par la Loi El Khomri compte tenu de la casse sociale que provoque cette loi. Côté droits des femmes, le FN a voulu supprimer l’article qui traite de la dénonciation du harcèlement sexuel en entreprise.

Pour masquer cette série d’amendements révélateurs de l’imposture FN, Marine Le Pen a du intervenir pour faire retirer les amendements déposés par sa nièce. Pourtant, loin d’une opposition idéologique, la suppression répond à des objectifs de stratégie politique comme l’a expliqué Marion Maréchal Le Pen sur BFMTV le 27 juin : « Nous avons fait une réunion de travail suite à cela et Marine Le Pen, en effet, a souhaité que nous ne déposions pas d’amendements, non pas tant pour des raisons de fond mais parce que comme elle souhaitait le retrait de la loi, par souci de cohérence, le fait d’amender pouvait ne pas être particulièrement clair. Mais je vous rassure : j’assume parfaitement ces amendements, je les soutiens. ».

Les 144 engagements du FN, un programme de guerre sociale

Loin de la lumière des plateaux de TV, quand il est à l’oeuvre, le FN n’hésite pas à rogner sans vergogne les acquis qui protègent les salariés. Le programme de Marine Le Pen relève de la même fumisterie : des grandes déclarations en faveur des acquis sociaux sur le plateaux, et derrière, dans les petites lignes du programme, une attaque en règle contre l’Etat social. Ainsi, comme elle le répète à chaque fois qu’elle est face à un auditoire libéral, Le Pen est contre la hausse du SMIC ; contrairement à ce que répètent en boucle les journalistes de France 2. Elle l’a dit sur le plateau de Public Sénat le 31 mars 2015 : ”augmenter le SMIC est une mauvaise mesure, elle entraînerait une charge insupportable pour les petites entreprises”. Idem dans une entretien accordé à Valeurs Actuelles le 7 juillet 2016 : “Contrairement à ce que j’entends nous n’avons jamais proposé une augmentation du SMIC”. Marine Le Pen souhaite seulement que les salariés se paient par l’impôt une prime de 1000 euros par an pour les bas salaires, bien loin des 200 euros par mois qu’elle proposait jusqu’alors.

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Sur le temps de travail, Marine Le Pen rejoint aussi Fillon et Macron. Elle est pour le passage aux 39 heures. En clair, elle sucre leurs heures supplémentaires aux salariés. Avant la loi El Khomri, chaque heure supplémentaire était payée 25 % plus cher. La loi El Khomri permet de faire passer cette majoration à 10%. Comme proposé par Emmanuel Macron lors du Forum de Davos, Marine Le Pen souhaite donc faire passer cette majoration à 0% entre la 35ème et la 40ème heure.

“Mais Marine Le Pen est pour la retraite à 60 ans”. C’est ce qu’elle dit mais doit-on pour autant la croire ? Rappelons qu’en janvier 2007, directrice de campagne de Jean-Marie Le Pen, elle affirmait “Il faut dire la vérité aux Français c’est que tout à fait évidemment dans les années à venir, il faudra très probablement augmenter le temps du travail pour une simple et bonne raison, c’est que sinon les retraites ne seront pas payées” Du Fillon dans le texte. Plus récemment, dans une interview accordée à Valeurs Actuelles, Marine Le Pen se justifiait : “Je veux être très claire. La première étape, c’est de créer de l’emploi.  La deuxième est de récupérer les dépenses exorbitantes de l’immigration. Si malgré cela, il apparaît que l’on ne peut pas maintenir notre système de retraite et accorder un départ à 60 ans qui a toujours été subordonné dans notre esprit à la condition d’avoir 40 ans de cotisations alors nous nous tournerons vers les Français en leur disant la vérité : nous avons fait toutes les économies que nous devions faire mais nous avons encore un système de retraite qui est en danger et fragile. Je crois alors que l’Etat se sera montré exemplaire et que les Français accepteront qu’on leur demandera“. Souvent Le Pen qui varie…

Ces déclarations alambiquées ne prennent leur sens qu’à la lumière d’une déclaration de Joelle Meulin, responsable du programme du FN, qui dit : “Nous aurons du mal à rester sur les 40 ans de cotisations”. Le Pen nous fait du Hollande. Elle est contre, elle est pour. On ne sait pas. La vérité c’est qu’elle promet la retraite à 60 ans mais qu’elle prévoit déjà des sacrifices une fois élue. Idem sur le travail le dimanche qu’elle défendait en 2007 avec des arguments on ne peut plus convaincants : “Je veux bien les arguments consistant à dire ‘ah oui la vie de famille, le dimanche’. La vie de famille, s’il s’agit de se regarder en chiens de faïence pour partager un poulet divisé en 12, je ne suis pas certaine que c’est ce que les Français attendent. Ceux qui travaillent le dimanche sont contents sinon ils ne travailleraient pas le dimanche. Laissons aux Français la liberté de travailler s’ils en ont envie. Je ne comprends pas que l’on se pose encore la question de savoir s’il faut, par des lois coercitives, empêcher les Français de travailler comment ils ont envie de le faire.”

Loin des contre-vérités rabâchées ad nauseam par D. Pujadas et F. Lenglet, le programme de Marine Le Pen est un programme de casse sociale. Il reprend tous les fondamentaux libéraux de la Commission Européenne. Comme toujours, l’extrême-droite profite de la confusion et de la perte de repères politique pour arriver au pouvoir en mentant sur sa vraie nature.

Crédits : ©Rémi Noyon