Que faut-il faire pour l’Amazonie ?

Les feux de forêt en Amazonie du 15 au 22 août 2019 depuis le satellite MODIS, NASA

Michel Prieur est président du Centre international de droit comparé de l’environnement. Dans ce texte, il revient sur l’histoire du droit de l’Amazonie, et les leviers concrets qu’il permettrait potentiellement d’activer pour la protéger. Encore faudrait-il que les États redonnent ses lettres de noblesse au multilatéralisme, dont la crise est particulièrement visible avec cet écocide sans précédent.


L’actualité dramatique des incendies en Amazonie, volontaires ou non, couplée avec la politique du nouveau chef d’État brésilien qui consiste à ouvrir ce territoire à l’industrie agroalimentaire, remet l’Amazonie à la pointe des préoccupations environnementales. On ne doit pourtant pas oublier la réforme du code forestier brésilien par la présidente Dilma Rousseff en 2012 qui a modifié celui-ci et amnistié les défricheurs de la forêt amazonienne sans que la Haute cour de justice n’y voit en 2018 ni une régression, ni une violation de la Constitution.

L’Amazonie, considérée comme le poumon de la planète, est partagée entre neuf États[1] dont la France. Elle est en réalité déjà protégée par le droit de l’environnement national et international, à la condition toutefois que les instruments existants soient effectivement appliqués. Pour cela, il faut à la fois la volonté politique des États concernés et la pression continue des ONG utilisant à bon escient et en connaissance de cause les instruments juridiques à leur disposition.

L’Amazonie est d’abord protégée par les droits nationaux des pays concernés. La Cour suprême de Colombie vient à cet égard, dans une perspective environnementale, de donner en 2018 la personnalité juridique à l’Amazonie colombienne. Elle a convoqué 90 institutions de Colombie pour venir expliquer leur action devant elle en octobre 2019[2]. En Colombie, 80 % de l’Amazonie colombienne a le statut juridique de réserve indigène ou de parc naturel[3]. Le Brésil, sous la souveraineté duquel se situe la plus grande partie de l’Amazonie, a introduit dans sa Constitution de 1988 une protection constitutionnelle de l’Amazonie qualifiée de patrimoine national par l’article 225-4. L’Amazonie fait partie des biens communs préservés pour les générations présentes et futures. De plus, la Constitution prévoit que les aires protégées et territoires indigènes, qui représentent 48 % de l’Amazonie au Brésil, ne peuvent être modifiés ou supprimés que par la loi, ce qui interdit au président de prendre des décisions sans l’accord formel du parlement[4].

Le droit international doit aussi venir au secours de l’Amazonie sans qu’il soit nécessairement besoin d’inventer de nouveaux mécanismes. Les traités universels sur la diversité biologique de 1992, sur la lutte contre la désertification de 1994, sur les zones humides d’importance internationale de 1971 et sur l’interdiction du mercure de 2013 sont tous en vigueur et ont été ratifiés par le Brésil. De plus, la Convention de l’UNESCO de 1972 sur le patrimoine mondial s’impose également au Brésil. C’est ainsi que sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial sept espaces naturels brésiliens, dont une partie de l’Amazonie centrale. En effet, depuis 2000, avec une extension en 2003, six millions d’hectares de la forêt amazonienne sont sous la protection de la Convention de l’UNESCO. Ceci implique un régime national de protection, des rapports et des inspections pouvant conduire au retrait de la liste internationale ou, en cas de dégradation du milieu, à l’inscription sur la liste des espaces en péril.

Au plan régional, il existe depuis 1978 un traité entre huit États riverains de l’Amazone : le Pacte amazonien, amendé en 1998, avec l’Organisation du traité de coopération amazonienne (OTCA)[5]. Cet instrument juridique en vigueur permet de mener des actions collectives de protection et de surveillance du patrimoine amazonien. À été adopté en 2010 un Agenda stratégique de coopération amazonienne mettant en place une coopération sud-sud pour la lutte contre le changement climatique, le développement durable, la conservation des ressources naturelles, en harmonie avec l’Accord de Paris sur le climat et les Objectifs du développement durable 2030. Lors de la XIIIe réunion des ministres des Affaires étrangères des États parties fut adoptée la déclaration de Tena le 1er décembre 2017. Elle constate l’importance mondiale des services écosystémiques de l’Amazonie ; elle réaffirme leur engagement pour réduire les effets du changement climatique ; elle reconnaît que les ressources hydriques du bassin amazonien sont un patrimoine universel partagé ; elle décide de renforcer la coopération contre les incendies de forêts transfrontaliers, enfin elle salue l’initiative colombienne Amazonie 2030 d’atteindre l’objectif déforestation zéro.

Au plan financier, de nombreuses ONG internationales interviennent pour aider les populations indigènes à se défendre en justice et pour financer des opérations de conservation de la biodiversité. Le G7 et l’Union européenne ont approuvé en 1991 un programme pilote pour la protection de la forêt tropicale brésilienne (PPG7) de 250 millions de dollars gérés par la Banque mondiale à partir de 1995. Le projet GEF Amazonie de 2011 à 2014 a attribué 52,2 millions de dollars à un programme de gestion environnementale du bassin amazonien.

Au plan bilatéral, dans la mesure où la France possède en Guyane une petite partie de la forêt amazonienne, les relations franco-brésiliennes permettent des actions conjointes, tel que l’accord signé par les présidents Chirac et Lula le 15 juillet 2005 relatif à la construction du pont sur l’Oyapock à la frontière franco-brésilienne. Ce pont a été inauguré en mars 2017. L’accord prévoit des rencontres régulières à travers la commission mixte transfrontalière qui pourrait être un lieu de négociations concernant le sort de la forêt partagée.

L’activation de tous ces outils devrait faciliter une action concertée entre les États afin de mieux préserver la ressource naturelle amazonienne.

Toutefois, certains considèrent que ces outils sont insuffisants et prônent une action beaucoup plus collective au nom de la solidarité internationale en matière d’environnement et au nom de la lutte contre les effets des changements climatiques. Sur le plan scientifique, un effort avait été tenté sans succès dès 1948 par l’UNESCO. En effet, avait alors été créé l’Institut international de l’Hyléa[6] amazonienne qui avait vocation à protéger l’Amazonie par la science « pour le bien de l’humanité ». Cet institut a été abandonné en 1950. Mais l’idée selon laquelle l’Amazonie serait un bien commun de l’humanité va continuer à susciter des convoitises contradictoires. Il s’agirait d’envisager de qualifier l’Amazonie de « patrimoine commun de l’humanité », ce qui impliquerait un accord mondial inenvisageable, d’autant plus que le qualificatif juridique de « patrimoine commun de l’humanité » n’a jusqu’alors été attribué qu’à des espaces ne relevant d’aucun État (les fonds marins, la lune, l’espace extra-atmosphérique). L’internationalisation de l’Amazonie paraît de plus, selon le pape François, comme uniquement au service « des intérêts économiques de corporations multinationales »[7].  Préparant un synode des évêques pour les 6-27 octobre 2019 sur les problématiques de l’Amazonie, un document préparatoire du 8 mai 2018 insiste sur la nécessité d’une écologie intégrale pour préserver les ressources naturelles et l’identité culturelle. Lors de son voyage à Madagascar le 7 septembre 2019, le pape François a évoqué la déforestation en Amazonie à propos de la déforestation à Madagascar et réclamé d’accorder « le droit à la distribution commune des biens de la terre aux générations actuelles, mais également futures ».

En conclusion, il faut d’abord soutenir les juristes brésiliens pour qu’ils utilisent les instruments juridiques nationaux qui sont particulièrement protecteurs de l’Amazonie. Selon le cacique Raoni Metuktire, il convient de créer d’autres réserves naturelles en Amazonie[8] même si déjà 48 % de l’Amazonie est protégée, entre territoires amérindiens et unités de conservation[9]. Pourquoi ne pas demander au Brésil de solliciter de l’UNESCO une extension de 12 % de sa surface forestière amazonienne au titre de la liste du patrimoine mondial pour qu’elle représente au total 60 % de forêts protégées, comme l’a fait le Bhoutan dans sa Constitution de 2008, proclamant que 60 % des forêts du pays sont éternelles et ne peuvent donc pas être défrichées ? La France pourrait prendre l’initiative, avec les autres États amazoniens, de demander pour chacun d’entre eux l’inscription de 60 % de leur forêt amazonienne sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Ainsi, 60 % de l’ensemble du bassin amazonien serait protégé.

Dans le même temps, la communauté internationale devrait se mobiliser pour un suivi plus efficace des territoires inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO et apporter un appui spécial aux États parties au Pacte amazonien[10]. Une coopération nord-sud devrait venir renforcer les actions entreprises par l’OCTA.

On doit regretter que la rencontre de Leticia du 6 septembre 2019, à l’initiative de la Colombie, avec la présence du ministre des Affaires étrangères du Brésil, n’ait pas associé tous les États amazoniens puisque n’avaient pas été invités, ou n’étaient pas présents, ni le Venezuela, ni la France, alors que l’Équateur, qui était présent, dispose de la même surface amazonienne que la France. On doit néanmoins constater l’esprit d’ouverture du « Pacte de Leticia »[11] qui réaffirme la nécessaire coopération entre les pays d’Amazonie, appelle la communauté internationale à coopérer pour la conservation et le développement durable de l’Amazonie, crée un réseau de coopération pour lutter contre les catastrophes naturelles et souhaite de pouvoir coopérer avec les autres États intéressés et les organisations internationales régionales et internationales.

Cet appel rend possible la solidarité internationale et écologique appliquée concrètement à l’Amazonie. Les neuf États concernés doivent rapidement renforcer leur coopération dans l’intérêt commun de l’humanité avec l’appui de l’ensemble de la communauté internationale, en particulier de l’Union européenne et des institutions spécialisées des Nations unies, en particulier la FAO et le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE). L’ensemble de ces initiatives officielles ne pourra se développer que si les citoyens consommateurs des pays du nord réduisent leur consommation de viande et les achats de soja pour leur bétail. Parallèlement, les actions juridiques et sociales en faveur des peuples indigènes d’Amazonie[12] doivent s’amplifier en mettant en application les directives de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies portant « Déclaration sur les droits des peuples autochtones » de 2007[13] adoptée par 144 voix, dont celle de la France, et en demandant la ratification de la Convention internationale n° 169 de l’Organisation Internationale du travail de 1989 relative aux peuples indigènes et tribaux, qui n’a été ratifiée que par 23 États. Trois États d’Amazonie ne l’ont pas encore ratifiée : Guyana, Surinam et la France. Curieusement, la France a pourtant signé cette Convention. La Commission nationale consultative des droits de l’homme, le 23 février 2017 (recommandation n° 7), a demandé que cette ratification ait enfin lieu.

Michel Prieur, président du Centre international de droit comparé de l’environnement.

 

[1] 63 % au Brésil, 10 % au Pérou, 7 % en Colombie, 6% en Bolivie, 6 % au Venezuela, 3 % en Guyana, 2 % au Surinam, 1,5 % en Équateur et 1,5 % en Guyane française.

[2] Anne Proenza, « A Leticia, six pays tentent de se coordonner », Libération,  7-8 septembre 2019, p.5.

[3] Anne Proenza, idem, p. 5

[4] Edison Ferreira de Carvalho, « La protección de los bosques a la luz del derecho ambiental internacional y la constitución brasileña : serán capaces de salvar la foresta Amazónica ? », Universidad federal de Para, Naece editora, 2018.

[5] www.otca-oficial.info

[6] Signifie en grec bois et forêt.

[7] Encyclique Laudato Si, 2015, p. 30, qui cite la 5° Conférence de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes à Aparecida le 29 juin 2007, n° 84 et 86.

[8] Interview de Raoni Metuktire, « La forêt est cruciale pour le climat planétaire », Libération, 7-8 septembre 2019, p. 3.

[9] François-Michel Le Tourneau, « Faire en sorte que l’Amazonie debout rapporte plus que le déboisement du territoire », Le monde, 3 septembre 2019, p. 27.

[10] La France, en tant qu’État souverain en Amazonie, devrait pouvoir adhérer au Traité de coopération amazonienne de 1978, ce qui nécessiterait au préalable un amendement à l’art.  27. de ce Traité, qui interdit à présent les adhésions.

[11] Carlos Holmes Trujillo, ministre des relations extérieures de Colombie, adresse un message d’unité et d’espérance à la région et au monde, in « Cumbre presidencial para reafirmar el compromiso con la Amazonia », El Tiempo, Bogota, 6 de septiembre de 2019.

[12]  Ils sont trois millions de personnes représentant 390 peuples distincts et 130 peuples indigènes en isolement volontaire.

[13] Résolution 61/295, A/RES/61/295.

Pacte mondial pour l’Environnement : quand la volonté politique méprise l’expertise environnementale

Eugen Bracht (1842–1921): Hoeschstahlwerk von Norden. Signiert. Datiert 1905. Rückseite betitelt. Öl/Lwd., 70 x 86 cm

Le projet du Pacte mondial pour l’Environnement est d’unifier le droit international de l’environnement. Ce n’est pas un autre traité, sur un problème environnemental donné, mais une uniformisation des principes juridiques environnementaux et/ou une unification des accords déjà existants afin de les rendre plus efficaces. Poussé par Laurent Fabius et Emmanuel Macron depuis 2017, il est actuellement discuté par les Etats membres de l’Assemblée Générale de l’ONU. Pour l’instant, il n’y a aucun accord sur les principes, ni sur la nature du Pacte. Si l’ambition est louable, les objectifs restent flous et la méthode utilisée par le gouvernement français fait abstraction de la société civile. Les négociations internationales, initiées dans l’urgence, sont donc peu précises et peu concluantes. Dans de telles conditions, on a du mal à voir comment le Pacte pourrait rendre plus efficace le droit international de l’environnement.

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En août 2016, Laurent Fabius lance, dans une tribune au « Monde », un appel pour un Pacte mondial pour l’Environnement. Quelques mois plus tard, le think tank Le Club des Juristes publie une proposition de 36 articles pour un Pacte mondial pour l’Environnement. Cette proposition est portée par Emmanuel Macron devant l’Assemblée Générale des Nations Unies et votée en mai 2018.

En janvier 2019, les premières consultations officielles se tiennent à Nairobi. Une majorité d’États se prononce en faveur d’un texte contraignant. D’autres émettent des doutes quant à l’efficacité d’un Pacte universel par rapport aux pactes et traités régionaux déjà existants – l’Équateur fait même part d’une crainte que le Pacte mondial ait un effet négatif sur ces derniers.

LA POLITIQUE ENVIRONNEMENTALE FRANÇAISE : UNE VOLONTÉ SANS STRATÉGIE

Avec le soutien d’Emmanuel Macron, l’ancien ministre des Affaires Etrangères Laurent Fabius a su mobiliser un réseau capable de promulguer le Pacte sur la scène internationale. L’idée du Pacte a été popularisée dans les sphères les plus à même de lui donner corps dès sa première présentation, à la Sorbonne en juin 2017, devant Ban-Ki Moon, Anne Hidalgo, Laurence Tubiana, Manuel Pulgar-Vidal, Nicolas Hulot, Arnold Schwarzenegger et Mary Robinson.

La volonté de Laurent Fabius le pousse à utiliser ses ressources politiques, mais la démesure de son ambition l’empêche d’approfondir ce qu’il entreprend. Bien qu’il soit désormais président du Conseil Constitutionnel, il s’est illustré par les efforts déployés pour achever les missions qu’il s’était données au cours de son mandat au Ministère en tentant de jouer sur tous les fronts, du climat au statu quo israélo-palestinien. Ce remarquable investissement personnel clive avec son manque de temps et de ressources adéquates. Le Centre International du Droit Comparé de l’Environnement (CIDCE) avait envoyé personnellement à Laurent Fabius une proposition de 36 articles en janvier 2017. Cette proposition, fruit d’un travail réunissant des juristes en droit de l’environnement de plusieurs pays et précédant celle du Club des Juristes, n’a pas reçu de réponse de Laurent Fabius. Il aurait pourtant été simple de saisir cette opportunité pour mettre en contact le CIDCE et le Club des Juristes.

Emmanuel Macron a ensuite choisi de proposer le projet de Pacte à l’Assemblée Générale (AG)[1] plutôt que de le pousser à être examiné par la Commission des droits de l’homme ou le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE). En préférant l’AG, Emmanuel Macron lance un processus à grande vitesse, certes, mais qui risque de se faire au détriment de la qualité. Le processus est dirigé par le Secrétariat Général et non par un organe de l’ONU spécialisé dans les questions environnementales. Aucune proposition n’a été déposée à l’ANUE (Association des Nations Unies pour l’Environnement) avant les premières consultations. Le PNUE est absent du processus. Ses ressources n’étant allouées qu’aux délégations étatiques, l’unité de la société civile du PNUE n’a pas pu se rendre à Nairobi – bien qu’elle possède une expertise qui permettrait de cerner plus rapidement les lacunes de droit international que les Etats ont l’ambition de combler grâce au Pacte.

Il revient donc aux États membres de mobiliser l’expertise en droit de l’environnement. Or, le Quai d’Orsay n’a pas émis d’appel à participation aux ONG françaises à propos du Pacte Mondial, et n’a pas proposé aux ONG scientifiques de faire partie de la délégation française à la session de Nairobi.

À travers la COP21, le One Planet Summit et le Pacte, le gouvernement français prouve qu’il a compris l’urgence environnementale et qu’il est prêt à y répondre. Une quantité impressionnante de ressources est déployée. En 2017 et 2018, les première et deuxième éditions du One Planet Summit ont eu pour objectif de faciliter les échanges entre les mondes de la finance privée et publique autour d’une lutte contre le changement climatique. La troisième édition, qui vient de se tenir à Nairobi deux mois après la première session de discussions du Pacte, a mis l’accent sur l’intégration des Etats et sociétés d’Afrique dans cette lutte commune. Le Pacte mise quant à lui sur le droit international. La France promeut ainsi, sur la scène internationale, sa « politique environnementale ».

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Laurent Fabius, lors de l’investiture de François Hollande en tant que président de la République, le 15 mai 2012. © Cyclotron

Dans cette urgence diplomatique, le gouvernement oublie de consulter ceux dont le métier est de penser les stratégies de « sortie de la crise environnementale ». Il est pourtant en France des scientifiques, économistes, juristes, anthropologues et historiens de l’environnement qui seraient à même de penser ces stratégies. L’absence de consultations, qui rendraient cohérente la politique environnementale de la France, est d’autant plus regrettable que ceux-ci se portent volontaires avant même que l’État ne lance d’appel, comme le CIDCE, qui a envoyé une déléguée aux premières négociations de Nairobi.

NÉGOCIATIONS SANS CONCLUSIONS A NAIROBI

La forme du Pacte, ainsi que la question de savoir s’il devrait être contraignant ou non, ont été discutées avant qu’il y ait accords sur les principes du Pacte. Pour le Professeur de droit de l’environnement Michel Prieur, il s’agit d’une « catastrophe méthodologique »[2].

« Les lacunes du droit international de l’environnement et des instruments relatifs à l’environnement : vers un Pacte mondial ». Tel est le titre du rapport officiel produit par le groupe de travail de l’ONU en décembre 2018, signé par le Secrétaire Général et servant de base aux consultations de Nairobi de janvier. Entrer dans le problème par le prisme des failles du droit et des instruments existants devrait orienter les discussions vers une première étape : identifier le droit international de l’environnement et ses failles.

Les lacunes que le Pacte viendrait combler peuvent être normatives, institutionnelles ou applicationnelles. Les lacunes normatives témoignent de l’absence d’unité, au niveau international, entre différents principes. Certains principes, comme le droit de la nature, n’ont été formulés et juridicisés que dans certains pays : il s’agirait de les universaliser. D’autres principes – universels – sont interprétés différemment selon les pays, notamment car il n’existe pas d’institution supranationale compétente pour unifier ce droit. Le Pacte mondial est l’occasion de déterminer s’il manque des institutions pour augmenter l’efficacité du droit international. Enfin, les lacunes applicationnelles du droit de l’environnement sont liées à un manque de traités contraignants, ce qui ne rend pas systématique l’application de nombreux principes pourtant reconnus.

Quelle serait la plus-value d’un pacte mondial de l’environnement par rapport aux pactes régionaux qui existent actuellement ? Il est difficile d’avoir du recul sur la question, car aucun pacte proprement international n’a été passé à ce jour. Le droit international de l’environnement n’existe pas encore car il n’existe aujourd’hui aucun traité contraignant sur l’environnement incluant l’ensemble de la communauté internationale. En revanche, il existe un corpus de droits régionaux épars, passés entre différents pays et à différentes dates. L’ambition du Pacte mondial pour l’environnement est-elle de les regrouper ? Ou s’agit-il de faire advenir de nouveaux principes ? Faut-il universaliser les principes qui existent déjà dans les codes régionaux de l’environnement, ou bien faut-il en inventer de nouveaux ?

La conclusion du rapport officiel des négociations de Nairobi, signé par le Président de session, ressemble à tout sauf à une conclusion : « Il y a eu une absence d’accord, pour un instrument global, clarifiant les principes ». Cette phrase, qui ne définit ni l’ « instrument global » ni les « principes » dont il est question, est représentative du flou qui continue à régner autour du Pacte mondial après cette première session. Néanmoins, bien que la question n’ait pas été posée, 21 États se sont déjà prononcés formellement en faveur d’un pacte contraignant. Il reste à espérer que les prochaines sessions incluent les associations pertinentes de la société civile, et qu’à la volonté politique française s’ajoute enfin la mobilisation de l’expertise environnementale par le gouvernement.

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[1] Le pacte a été vote à 142 voix lors de la résolution A/72/L.51 du 10 Mai 2018

[2] Michel Prieur, 29/01/2019, intervention à la conférence Qu’attendre d’un Pacte Mondial pour l’Environnement ?, organisée par l’IDDRI et modérée par Lucien Chabason, { https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/conference/quattendre-dun-pacte-mondial-pour-lenvironnement}

“En 2015, la pauvreté a tué des dizaines de millions de personnes” : le constat terrifiant de Jean Ziegler

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Pauvreté mondiale galopante, inégalités vertigineuses entre pays riches et pays pauvres, toute-puissance des marchés financiers et des multinationales, militarisation des grandes puissances… c’est un sombre tableau que brosse Jean Ziegler dans son nouveau livre, Chemins d’Espérance. Le titre semble ironique tant le constat est pessimiste. Selon l’auteur, membre du Conseil des Droits de l’Homme à l’ONU, quelques décennies de mondialisation capitaliste ont suffi pour enterrer les promesses d’un monde égalitaire et pacifique qui ont accompagné la création des Nations Unies.


“Le rêve d’un ordre régi par les Droits de l’Homme a été tué dans l’œuf au sein d’un monde dominé par les grandes puissances économiques”

Tout n’avait pourtant pas mal commencé. L’avènement de l’Organisation des Nations Unies (ONU), à l’issu de l’effroyable Seconde Guerre Mondiale, avait suscité d’immenses espérances. Contre la misère et l’exploitation qui frappaient des milliards de personnes, l’ONU affirmait que les plus pauvres avaient droit à l’existence et à la dignité. Contre l’ordre colonial du monde qui prévalait alors, les Nations Unies ont inscrit dans le droit international l’égale souveraineté des nations les unes par rapport aux autres. L’utopie était belle. Elle n’a pas duré. Selon Jean Ziegler, la faillite des Nations Unies s’explique essentiellement par deux phénomènes : le triomphe du capitalisme mondialisé et l’apparition d’un nouvel impérialisme qui en est le corollaire. 

Nations Unies contre capitalisme mondialisé

Ce rêve d’un ordre régi par les Droits de l’Homme a été tué dans l’œuf au sein d’un monde dominé par les grandes puissances économiques. Ziegler cite plusieurs statistiques terrifiantes : les 1% de personnes les plus riches de la planète possèdent 50% de la richesse mondiale. Les 500 plus grandes entreprises multinationales contrôlent 58% du commerce mondial brut ; c’est-à-dire 58% des richesses produites. Jean Ziegler constate qu’aujourd’hui, les grandes puissances économiques sont devenues des acteurs plus importants que les nations sur la scène internationale. Que reste-t-il alors du vieux rêve de mettre en place un ordre régi par des Nations Unies ?

Les conséquences sociales de cet ordre mondial dominé par ces grandes puissances économiques glacent le sang : selon un rapport de la FAO, ce sont 58 millions de personnes qui sont mortes en 2015 à cause de la faim, de la soif ou de maladies que l’on pourrait facilement soigner… Et ce, alors que les ressources mondiales et la technologie contemporaine permettraient que plus une seule personne sur terre ne meure de faim, de soif ou de maladies guérissables. « Un enfant qui meurt de faim meurt assassiné », conclut Jean Ziegler.

“La main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans poing visible”

Comment ce capitalisme impitoyable s’est-il imposé ? Comment le rêve des fondateurs de l’ONU, celui d’un monde basé sur le droit et l’égalité des nations, a-t-il pu être brisé avec autant de violence?

L’impérialisme, bras armé du capitalisme mondialisé

Selon Jean Ziegler ce capitalisme s’appuie sur l’interventionnisme des nations les plus puissantes de la planète, en particulier celui des Etats-Unis d’Amérique. Il cite Thomas Friedman, conseiller de Madeleine Albright, ambassadrice aux Nations Unies sous Bill Clinton : « Pour que la mondialisation fonctionne, l’Amérique ne doit pas craindre d’agir comme la superpuissance invisible qu’elle est en réalité. La main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans poing visible ». Derrière l’Empire, le Capital.

Madeleine Albright, ambassadrice des Etats-Unis auprès de l’ONU puis secrétaire d’Etat sous Bill Clinton, avait notamment choqué ses contemporains en justifiant la mort de 500.000 enfants irakiens, tués à cause de l’embargo que les puissances occidentales imposaient à l’Irak. Le prix à payer pour faire fonctionner la “main invisible du marché” selon les mots de son conseiller Thomas Friedman…

“Les Etats-Unis doivent diriger le monde en portant le flambeau moral, politique et militaire du droit et de la force”

Les Etats-Unis ont pour vocation d’apporter au monde la liberté et la démocratie ; à coup de bombes si nécessaire. L’ONU avait mis en place un système de droit international basé sur l’autodétermination des peuples et l’égale souveraineté des nations : un moyen de protéger les nations les plus faibles contre les nations les plus puissantes. « Le Burundi a la même souveraineté que les Etats-Unis. C’est absurde ? Oui, c’est absurde. C’est contre-nature ? Oui, c’est contre-nature. C’est ce qu’on appelle la civilisation » résume Régis Debray. L’impérialisme américain réduit à néant cet espoir d’un monde multipolaire dans lequel régnerait l’égalité des nations : « les Etats-Unis doivent diriger le monde en portant le flambeau moral, politique et militaire du droit et de la force », estime Jesse Helms, Commissaire des Affaires étrangères au Sénat de 1995 à 2001. Comme au temps des colonies, le monde se retrouve donc divisé entre les peuples qui possèdent la civilisation et ceux qui ne la possèdent pas encore.

La mondialisation capitaliste s’appuie également sur un système financier monstrueux qui endette les pays du monde entier ; cet endettement est favorisé par les grandes institutions financières comme le Fonds Monétaire International (FMI) ou l’Union Européenne, dont Jean Ziegler estime qu’il n’y a plus rien à attendre. Les gouvernements des pays endettés sont contraints par ces organismes à mettre en place des plans de libéralisation et de privatisations, bénéfiques pour les grandes sociétés multinationales et les banques, ruineux pour les peuples.

L’ONU: l’instrument des grandes puissances

Selon Ziegler, l’ONU est une institution dominée par les grandes puissances à cause du système de veto qui donne un pouvoir considérable aux cinq membres du Conseil de Sécurité. Les Américains, ajoute-t-il, noyautent les postes les plus importants. Il consacre quelques pages à retracer le parcours de l’actuel secrétaire de l’ONU, Ban Ki-moon, dont il dénonce la proximité avec les Etats-Unis et qu’il qualifie de « petit fonctionnaire à la solde des Américains ». Jean Ziegler a fait preuve d’un courage manifeste en retraçant son parcours dans son nouveau livre, car ce faisant il a enfreint la loi qui prescrit aux membres de l’ONU de ne pas révéler le contenu des séances auxquelles ils participent. Les Etats-Unis ne sont pas les seuls à instrumentaliser l’ONU. La Chine et la Russie, qui possèdent chacun un poste au Conseil de Sécurité de l’ONU, posent systématiquement leur veto à l’égard de toutes les initiatives politiques ou humanitaires qui iraient à l’encontre de leurs intérêts.

Chemins d’espérance ? Le ton du livre est amer et certaines pages désespérées. En ce début de XXIème siècle où des criminels de guerre comme Henry Kissinger sont considérés comme des héros, où le Qatar siège au Conseil des Droits de l’Homme à l’ONU, où le monde entier est converti au capitalisme sauvage, et où les rares Etats qui lui résistent sont considérés comme des parias, on a souvent du mal en lisant ce livre à voir où se trouve « l’espérance » mentionnée dans le titre.

Henry Kissinger, ex-secrétaire d’Etat américain, est considéré par le gouvernement français et américain comme une référence en matière de politique internationale. Jean Ziegler, qui s’en indigne, consacre de longs développements à rappeler les crimes dont Kissinger fut responsable ; il orchestra, entre autres, les bombardements au Cambodge qui firent des centaines de milliers de victimes civiles durant la guerre du Vietnam. 

chemins-desperanceL’espérance, Jean Ziegler la voit dans une possible réforme des Nations Unies. Une refonte basée sur deux piliers : la suppression du droit de veto accordé aux grandes puissances ; la mise en place d’un « droit d’ingérence humanitaire » qui permettrait à l’ONU d’intervenir, au nom des Droits de l’Homme, dans la politique de gouvernements souverains. C’est ici que le bât blesse ; on voit mal la différence fondamentale entre le « droit d’ingérence humanitaire » prôné par Jean Ziegler et celui des néoconservateurs américains qu’il dénonce. On voit mal comment la solution de Ziegler pourrait ne pas contenir en son sein les mêmes dérives que les interventions militaires actuelles. Si l’ONU a le pouvoir d’intervenir militairement (via une armée onusienne ou via des armées nationales coalisées, Ziegler ne le précise pas) sans le consentement de l’intégralité de ses Etats-membres, on ne voit pas comment cela empêcherait les grands Etats de se coaliser contre les petits, et comment l’ONU pourrait être autre chose que le bras armé d’un nouvel impérialisme…

Cette réserve ne change rien : le nouveau livre de Jean Ziegler mérite d’être largement lu et diffusé. Depuis plusieurs décennies, son auteur tente d’alerter le monde sur la menace que représentent le capitalisme débridé et la toute-puissance des grandes sociétés multinationales ; depuis la Chute du Mur, son discours a été marginalisé et calomnié, les opposants au capitalisme considérés comme des opposants à la liberté. Mais le réel est tenace et les faits sont têtus : le capitalisme n’a éliminé ni la pauvreté, ni la dictature, ni la guerre, et ce livre est ici pour nous le rappeler.

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