Enseigner la laïcité : le legs de la Révolution française

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Les derniers moments de Michel Lepeletier, Gravure d’Anatole Desvoge d’après Jacques Louis David, 1793

Comment enseigner la laïcité ? Près de cent-cinquante ans après les lois de Jules Ferry proclamant la gratuité, l’obligation et le caractère laïque de l’école, la mort du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty prouve tragiquement qu’une telle question reste toujours d’actualité. Si la personne de Ferdinand Buisson est souvent convoquée afin d’y répondre, il convient aujourd’hui de lever l’oubli dont d’autres figures et moments fondateurs de cette spécificité républicaine ont souvent été drapés.


Le 20 janvier 1793, à la veille de la mort de Louis XVI, un ancien garde du roi descend les marches de l’escalier du restaurant du Palais-Royal, « Février », en direction du sous-sol et poignarde au flanc le représentant de la Nation alors attablé, Louis-Michel Lepeletier Saint-Fargeau. Comme le relate son propre frère dans une édition complète de ses écrits et interventions à la Convention en 18261, à quelques centimètres de l’endroit où l’assassin planta son fer, un « gros cahier ployé en deux » protégeait son cœur. Ce cahier n’était autre que le plan d’éducation qu’il s’efforça de construire alors que la Convention était en pleine ébullition. Un des plans d’éducation les plus ambitieux de la période, répondant à ceux présentés la même année par Talleyrand ainsi que Condorcet. Défendu de manière posthume par Robespierre le 13 juillet 1793, la dimension fortement égalitariste du plan marqua l’imaginaire républicain à tel point que Jaurès le décrivit plus tard comme « le terme idéal vers lequel évolue l’organisation de l’enseignement dans la démocratie française »2.

Le projet révolutionnaire de Louis-Michel Lepeletier Saint-Fargeau

Défendre un enseignement élémentaire public, gratuit et obligatoire de six à douze ans par la mise en place de Maisons d’éducation mais aussi d’un impôt progressif destiné à financer l’école de la nation apparaissait du temps de Lepeletier Saint Fargeau comme une utopie. Alors que de telles idées peuvent aujourd’hui nous sembler quelconques, ce sont d’autres éléments du plan de ce député montagnard qui conservent une force révolutionnaire intemporelle : abolir l’inégale naissance des enfants par le biais d’une éducation à l’entière charge de la nation, refuser de substituer à la société d’ordres de l’Ancien Régime un élitisme fondé sur un inégal accès au savoir, soustraire les enfants de l’emprise religieuse imposée par leurs parents pour en faire des citoyens libres de choisir de manière éveillée leur foi personnelle.

Un tel geste politique mais aussi philosophique, retirant au pouvoir spirituel de l’Église la prérogative éducative pour l’attribuer au pouvoir séculier en son sens le plus profond, celui d’une république laïque constituée par le peuple dans toutes ses composantes3, n’est que la tête de proue d’un mouvement de grande ampleur dont les premières vagues se firent ressentir plusieurs siècles auparavant.

Enseigner la laïcité, un double héritage

Un premier mouvement s’opère le 24 mai 1480, lorsque Laurent de Médicis décide de nommer le jeune professeur à peine âgé de 25 ans, Agnolo Poliziano (Ange Politien), professeur de poétique et de rhétorique à l’université de Florence. Une brèche s’ouvre dans la tradition pédagogique initiée au Moyen Âge. Il n’est plus question de perpétuer l’enseignement scolastique désireux de concilier philosophie antique et religion chrétienne, raison et foi, mais d’affirmer un retour à l’éducation telle qu’elle était conçue dans l’Antiquité. Lectio (commentaire de texte) et disputatio (argumentation pro et contra sur un corpus restreint d’auteurs antiques et de textes bibliques), exercices dont nos « dissertations » et « commentaires » sont les lointains enfants, cèdent le pas à une étude du savoir là où il se trouve dans sa forme la plus originelle, non en tant que glose d’une glose précédente, mais en tant qu’objet : le texte d’un auteur, un corps humain, un astre.

Dans la brèche ouverte par Politien, s’engouffrent à la suite des guerres d’Italie (1494-1559) des auteurs français tels que Rabelais et Montaigne. De l’imitatio des Antiques naît une aemulatio, un désir de rivaliser et d’égaler le modèle. Les textes religieux ne déterminent plus intégralement la forme de l’enseignement, la manière d’éduquer les jeunes générations, mais deviennent un objet d’études, un fait qu’il convient d’analyser. Par cette critique de la scolastique (incarnée chez Rabelais dans sa description des « sorbonagres »), l’éducation humaniste de la Renaissance opère un premier mouvement de détachement vis-à-vis de l’autorité ecclésiale.

Ainsi, lorsque Lepeletier Saint-Fargeau rédige son Plan d’Éducation nationale, ce dernier renoue non seulement avec la tradition encore vivace des Lumières et sa critique de l’obscurantisme religieux bien connue, mais il s’inscrit également dans les pas des penseurs humanistes et de leurs réflexions sur le rapport du religieux à l’éducation. Toutefois, sa spécificité réside précisément dans sa radicalité. Écrire un plan d’ « éducation » et non d’ « instruction » nationale revêt un caractère politique notoire. Lepeletier entend soustraire pleinement l’enfant aux déterminations héritées de sa naissance, et en particulier celles du domaine religieux. Les Maisons d’éducation qu’il souhaite créer au sein d’anciennes propriétés nobles n’incluent pas de lieu de culte. Elles doivent permettre aux enfants d’êtres éduqués en dehors des influences exercées par les autorités religieuses afin de s’y rapporter ou non, à l’âge de douze ans, après un choix individuel éclairé.

« Je cherche une instruction générale pour tous, qui est la dette de la république envers tous ; en un mot, une éducation vraiment et universellement nationale »

Ce type de rapport singulier à la religion relève également d’une certaine conception héritée des Lumières, celle de la fameuse « Profession de foi du vicaire savoyard » de Jean-Jacques Rousseau au livre IV de L’Émile. Pour reprendre la dénomination de Kant, sur qui ce texte eut une influence déterminante : refuser l’hétéronomie (état de dépendance à l’égard d’une loi extérieure), pour accéder à l’autonomie nécessaire dans le domaine de la liberté morale. Cette exigence n’est pas qu’une preuve de sagesse philosophique, elle est un acte politique. Alors que Voltaire s’efforçait « d’écraser l’infâme » tout en prônant, dans le domaine politique, le contrôle du pouvoir par une élite éclairée, Rousseau fait naître en son esprit un système politique dans lequel les individus émancipés du dogmatisme religieux exerceraient, par leur existence sous forme de communauté politique, toute la souveraineté. D’une idée, Lepeletier entendait faire nation.

La morale républicaine de Jules Ferry et Ferdinand Buisson

La « grande fournaise » qu’était pour Hugo la Convention, accoucha pourtant d’une souris. Les différents plans élaborés pendant la Révolution ne purent bénéficier de financements, de structures et de personnel suffisants. En peu de temps, l’éducation, tout comme l’instruction, retournèrent dans le domaine privé. Avec la loi Falloux portant sur la « liberté de l’enseignement » du 15 mars 1850, les représentants du culte catholique sont invités à siéger au Conseil supérieur de l’instruction publique, plus haute instance consultative de l’instruction publique. Sans véritable contrôle de sa part, l’État permet aux congréganistes d’enseigner dans toutes les écoles de « l’enseignement libre » et instaure le retour d’une « éducation morale et religieuse » au sein des écoles publiques. Comme le soulignait, encore une fois, Hugo, pourtant élu du parti de l’Ordre, à la tribune de l’Assemblée le 15 janvier 1850, l’objectif recherché par cette loi est clair. Après avoir réprimé dans le sang les journées de juin 1848, il faut enseigner aux enfants la résignation et le respect des hiérarchies sociales et tuer dans l’œuf toute idée de révolte, mettre « un jésuite partout où il n’y a pas de gendarme »4.

C’est dans cet horizon que les lois de Jules Ferry doivent être considérées. Les lois de juin 1881 et mars 1882 doivent rompre avec celles de Falloux, remettre l’Église chez elle et l’État chez lui. Rendre l’enseignement primaire gratuit, instaurer l’obligation scolaire de 7 à 13 ans et supprimer l’enseignement religieux. Or un problème de poids fait ici son apparition : par quoi remplacer, dans une école laïque, l’enseignement de la morale qui prévalut pendant plusieurs décennies et instruisit de nombreuses générations ?

Un homme fut chargé d’y répondre par Jules Ferry : Ferdinand Buisson, philosophe et directeur de l’enseignement primaire. Dans son grand-œuvre, Le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Buisson entend remplacer l’enseignement religieux de la morale par une pratique laïque de celle-ci. Aux articles « Laïcité » et « Morale civique (instruction) »5, ce républicain et protestant libéral dévoile la matrice de sa conception, la philosophie morale d’Emmanuel Kant. Le Dieu de l’éducation morale et religieuse de Falloux et du parti clérical se voit remplacé par l’impératif catégorique du philosophe d’outre-Rhin.

La morale républicaine alors proposée par L’instruction ministérielle, en tête des programmes d’éducation morale destinés aux écoles maternelles et primaires dès 1882, fut souvent raillée et qualifiée de « Décalogue sans Dieu », mais elle témoignait également d’un problème plus profond. Enseigner la morale consiste toujours à enseigner une morale, historiquement et socialement définie. Le seul moyen d’éviter de considérer que la morale alors présente dans la société était d’influence judéo-chrétienne revenait à enseigner les conditions a priori de formation du jugement moral. Enseigner une morale sans contenu doit alors se faire avant tout par la pratique, par l’exemple, celui de l’instituteur en l’occurrence, et une telle situation explique l’absence progressive de définition claire de ce qu’est la morale républicaine dans le cadre des programmes destinés aux instituteurs de la IIIe République.

Repenser le rapport de l’école au religieux

Mais enseigner une morale laïque, est-ce enseigner la laïcité, transmettre ses valeurs, son histoire et instituer l’enfant à la condition de citoyen ? Les différents débats, depuis le début du XXe siècle, autour du bien-fondé d’une instruction morale dans les programmes scolaires démontrent cette ambiguïté fondamentale. Enseigner la morale à l’école présente deux risques : détourner cet enseignement pour en faire un endoctrinement (pensons à « l’enseignement moral et patriotique » mis en place par le régime de Vichy) ; ou le reléguer à un catalogue de bonnes-manières (reproche qui aboutit, après 1968, à la suppression du cours d’instruction civique dans l’enseignement primaire).

La laïcité de l’enseignement ne doit pas être perçue comme un paravent permettant de masquer la présence du religieux dans la société, mais comme un outil pour que le futur citoyen puisse aborder la religion d’un regard éclairé et faisant place à la raison.

Comme l’indiquait déjà Louis Michel Lepeletier Saint Fargeau par son Plan, la laïcité ne peut être transmise que dans le cadre d’une éducation. La laïcité de l’enseignement ne doit pas être perçue comme un paravent permettant de masquer la présence du religieux dans la société, mais comme un outil pour que le futur citoyen puisse aborder la religion d’un regard éclairé et faisant place à la raison. Si l’instruction morale mais surtout civique est indispensable à la formation de futurs citoyens – comme en fit le constat Jean-Pierre Chevènement en 1985 lorsqu’il choisit de la réintroduire parmi les enseignements du primaire et du secondaire –, elle ne doit pas nous dispenser d’une transmission et d’une compréhension fine de ce que sont les religions dans nos sociétés, de leur histoire et de leur géographie.

Renouer avec l’héritage de Lepeletier Saint Fargeau, mais aussi avec celui des penseurs de la tradition humaniste ainsi que de celle des Lumières, consisterait alors à renforcer un enseignement laïque du « fait religieux ». Fait social autant qu’historique et anthropologique, il est, ainsi que le soulignait Régis Debray dans son rapport de 2002 sur « L’enseignement du fait religieux dans l’École laïque »6, indispensable de doter les jeunes générations des clés pour le comprendre et l’analyser dans toutes ses manifestations. Cette capacité ne doit pas insulter la foi des croyants, mais bien au contraire permettre leur respect. Elle doit aussi donner les moyens de comprendre le rapport spécifique qu’entretient notre régime républicain au religieux. Faire vivre la laïcité commence par transmettre son acte de naissance, de la première idée philosophique l’ayant permise aux combats politiques qui s’ensuivirent. Éduquer à la laïcité pour faire exister l’universalisme républicain, voici la leçon que nous offrait Lepeletier Saint-Fargeau il y a plus de deux siècles et dont la portée doit encore nous inspirer. « Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir… »7

1. Œuvres de Michel Lepeletier de Saint-Fargeau,… précédées de sa vie, par Félix Lepeletier, son frère, suivies de documents historiques relatifs à sa personne, à sa mort et à l’époque, Arnold Lacrosse Imprimeur-Libraire, Bruxelles, 1826.

2. Histoire socialiste de la France contemporaine 1789-1900, Tome IV : La Convention II (1793-1794-9 thermidor), « Les idées sociales de la Convention et le gouvernement révolutionnaire » p.1465-1490, Jules Rouff éditeur Paris 1901

3. Λαϊκός est, en grec ancien, un dérivé du substantif λαός désignant « le peuple » dans son ensemble. Par la suite, le latin laicus renvoie à la partie du peuple vivant dans le siècle, celle qui n’assure pas de fonction au sein d’une institution religieuse.

4. Hugo orateur (anthologie), Victor Hugo (dossier et notes réalisés par Myriam Roman), Folioplus classiques, Paris, 2015.

7. « À qui la faute ? » Victor Hugo, 1872.

La mystification méritocratique

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« Je suis contre l’égalitarisme, l’assistanat, le nivellement ; pour le mérite, la juste récompense des efforts de chacun, et la promotion sociale », avait affirmé Nicolas Sarkozy lors de sa campagne présidentielle de 2007. © Paco Acuña

Dans le discours de nombreux responsables politiques, l’égalité des chances est souvent décrite comme une panacée, et la méritocratie, érigée en idéal. La droite en célèbre les vertus, et la gauche en dénonce l’imparfaite réalisation, mais le consensus sur son bien-fondé et sa valeur intrinsèque est rarement remis en cause. Pourtant, derrière ces discours lénifiants sur l’idéal républicain méritocratique, se cache avant tout une illusion dangereuse et une machine idéologique redoutable de justification de l’ordre social.


Le sophisme méritocratique

On entend parfois, dans le débat public, des “purs produits de la méritocratie républicaine”, comme ils se qualifient eux-mêmes, chanter les louanges du système social qui les a vu réussir, et se donner en exemple à qui voudrait nier que “quand on veut, on peut” – ce qui leur permet également de s’auto-gratifier au passage du titre flatteur de “self-made man”. Bien sûr, on trouve toujours des exceptions, mais elles ne sont que l’arbre méritocratique qui cache la forêt inégalitaire : ce n’est pas parce que quelques heureux élus, dont l’origine sociale ne les y prédestinait pas, finissent chef d’entreprise ou personnalité en vue, que les conditions sociales ne déterminent pas dans une large mesure le destin des individus.

Certes, il y aura toujours des pseudo-intellectuels pour propager ce grossier sophisme, tels ces “sociologues” dont se gaussait Bourdieu, et qui consacrèrent beaucoup d’énergie à montrer que tous les fils de polytechniciens ne devenaient pas polytechniciens – et que décidément, on exagère beaucoup les déterminismes sociaux –, mais les chiffres sont têtus. À l’école Polytechnique, justement, 64 % des élèves ont un père qui appartient à la catégorie socioprofessionnelle des “cadres ou professions intellectuelles supérieures” (CPIS), tandis qu’à peine 1 % des élèves ont un père ouvrier (alors même que dans la population active, on compte 14 % de CPIS, contre 22 % d’ouvriers). Peut-on, dès lors, qualifier notre société de “méritocratique” ?

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Les deux tiers des polytechnicien.ne.s ont un père « cadre ou profession intellectuelle supérieure » ; 1% seulement ont un père ouvrier. © Marie-Lan Nguyen

Sous sa forme la plus fruste, l’idéal méritocratique hérité des Lumières considère que dans les sociétés démocratiques modernes, où l’égalité des droits a enfin remplacé les privilèges héréditaires, les individus sont justement récompensés de leurs efforts, “selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents”, d’après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Pourtant, l’égalité de droit – déjà dénoncée par Marx comme un paravent servant à masquer les inégalités réelles – ne suffit pas à assurer une compétition équitable entre les individus, comme les recherches sociologiques du siècle dernier, mais aussi le simple bon sens, nous l’enseignent.

L’école est l’exemple paradigmatique de ce hiatus entre égalité proclamée et inégalités de fait. Elle est aujourd’hui le lieu où se déterminent dans une large mesure les choix d’études, les perspectives de carrière et la position sociale future des uns et des autres – en bref, leur avenir. Or, point n’est besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’entre un enfant d’immigrés, dont les parents ne maîtrisent pas assez bien le français pour pouvoir l’aider dans ses devoirs, et un enfant de professeurs d’université, les chances de réussite à l’école ne sont pas les mêmes, et ce à cause de facteurs étrangers à leurs volontés individuelles.

Énumérons donc les divers facteurs susceptibles de jouer un rôle dans la réussite scolaire, afin de donner une idée du poids des déterminismes sociaux qui sont à l’œuvre. Certains d’entre eux peuvent paraître évidents : la situation économique et familiale de l’enfant, ses conditions de travail à la maison, le niveau de ses camarades de classe (“l’effet de pairs”), l’expérience et les compétences de ses professeurs (du fait de leur mode de recrutement, ce sont souvent de jeunes professeurs inexpérimentés qui enseignent dans les ZEP)… D’autres le sont moins : on peut évoquer le poids des stéréotypes qui contribuent à créer la réalité qu’ils sont censés refléter (“l’effet Pygmalion”), les choix d’orientation plus stratégiques des familles de classes moyennes ou aisées, et bien sûr ce que Bourdieu appelle le “capital culturel”1.

En cumulant tous ces éléments, on comprend pourquoi la réussite scolaire est avant tout tributaire d’un ensemble de conditions sociales favorables. En tout cas, aujourd’hui, l’attribuer au seul mérite relève au mieux de l’ignorance, et plus vraisemblablement de la mauvaise foi.

Mais surtout, en plus de reproduire les inégalités, l’école transforme “ceux qui héritent” en “ceux qui méritent”, comme l’écrivent les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans La Reproduction. Tandis que les plus doués reçoivent l’onction du diplôme consacrant leur “mérite” indubitable, ceux qui échouent sont renvoyés à leur médiocrité individuelle et la responsabilité de leur échec leur est imputée. L’institution scolaire entretient le mythe d’une évaluation et d’une sélection justes des élèves, dues à leur seul mérite, alors même que les conditions d’apprentissage sont à l’évidence inéquitables.

« L’école transforme ceux qui héritent en ceux qui méritent »

La méritocratie apparaît dès lors – pour reprendre un néologisme forgé par le sociologue allemand Max Weber – bien plus comme une “sociodicée”2, c’est-à-dire un discours de justification de l’ordre social, que comme une réalité tangible.

D’ailleurs, comme le fait remarquer le sociologue François Dubet, ce que l’on appelle l’égalité des chances méritocratique se réduit en fait, dans notre société, à quelques dispositifs permettant à une infime minorité de jeunes défavorisés de rejoindre l’élite. On se focalise, dans le débat public, sur les conventions entre Sciences Po et des lycées de ZEP, ou sur l’objectif d’atteindre 30% de boursiers en classes préparatoires. On s’émerveille de même des internats d’excellence, créés sous Nicolas Sarkozy et permettant à quelques jeunes d’origine populaire d’échapper à leur destin… Mais cela ne concerne que quelques milliers de jeunes, alors que 150 000 élèves quittent chaque année l’école sans le moindre diplôme. La méritocratie permettrait dès lors simplement de sélectionner les meilleurs éléments des “classes inférieures” pour qu’ils rejoignent l’élite et légitiment son maintien, selon un mécanisme qui n’est pas sans rappeler les théories de Vilfredo Pareto sur la circulation des élites, chères aux idéologues de la Nouvelle droite.

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L’actuel ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, est l’un des principaux artisans des “internats d’excellence”. © Philippe Kerlouan

La compétition méritocratique

Il faut par ailleurs souligner que les défenseurs les plus acharnés de la rétribution au mérite – qui sont, sans surprise, ceux qui y trouvent leur compte, c’est-à-dire les plus riches – ont souvent des pratiques qui sont en contradiction flagrante avec leurs discours, comme le montrent les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon. Peut-on sérieusement prôner l’égalité des chances et se payer de belles paroles sur la méritocratie lorsque l’on envoie ses enfants dans des lycées privés ultra “sélect” et qu’on leur paie des professeurs particuliers ? La contradiction n’apparaît pas gênante à bien des représentants de l’élite économique, qui persistent à invoquer sempiternellement ces généreux principes, censés leur conférer une légitimité indiscutable.

Mais ces stratégies “égoïstes” sont imputables au mécanisme même de la méritocratie, comme le montre encore une fois François Dubet : “Les familles et les élèves, acceptant que tout le destin des individus se joue à l’école, développent des conduites compétitives et instrumentales (choix judicieux des établissements et des filières…), afin de creuser les petites différences scolaires qui font les grandes différences sociales. Comment imaginer que les catégories sociales qui ont aujourd’hui le quasi monopole de l’accès aux filières d’élite aient la courtoisie de laisser la place aux challengers sans se défendre en renforçant la sélectivité scolaire ?”3

En fait, la méritocratie semble être une idéologie intrinsèquement viciée, parce qu’elle repose sur la fiction qu’il est possible de faire abstraction des conditions sociales et de “calculer” le mérite des uns et des autres de façon relativement probante, et de les hiérarchiser sur la base de ce critère. Or ce présupposé apparaît, à la lumière d’une littérature sociologique bien documentée, hautement problématique, pour ne pas dire complètement aberrant. Et ce n’est pas quelques dispositifs correctifs, censés remédier aux inégalités de départ entre les individus, comme les ZEP par exemple, qui vont y changer quelque chose.

Pourquoi persiste-t-on, alors, à parler de mérite, quand sa mesure apparaît si difficile ? Comme le fait observer la sociologue Marie Duru-Bellat dans son ouvrage Le mérite contre la justice (2009), une ambiguïté terminologique bien pratique explique peut-être le succès du terme de “mérite”, terme qui recouvre en fait deux acceptions bien distinctes. Le mérite, en effet, peut être compris comme une caractéristique morale : on mérite quelque chose car on a fait des efforts pour l’obtenir. Mais il peut également être entendu comme la récompense d’une réussite mesurée de façon objective, sans prendre en compte les efforts fournis : on obtient quelque chose grâce à ses talents ou ses compétences.

Cette polysémie du mérite était déjà inscrite en filigrane dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, lorsque “vertus” et “talents” étaient mis en parallèle. Doit-on récompenser les citoyens en fonction de leurs “vertus” (ce qui renverrait au mérite moral des individus) ou selon leurs “talents” ? Contrairement à ce que les révolutionnaires semblaient suggérer, ce n’est pas du tout la même chose. En effet, il peut arriver que ceux qui doivent fournir le plus d’efforts ne soient pas ceux qui réussissent le mieux : il n’y a souvent pas de correspondance exacte, et peut-être même qu’un lien très lâche, entre efforts et résultats.

Comme principe de justice sociale, il paraît difficile de défendre la méritocratie au second sens, c’est-à-dire la méritocratie des “talents”. Celle-ci se confondrait d’ailleurs avec “l’aristocratie”, au sens littéral du terme : le gouvernement des meilleurs. Dans le discours dominant, c’est donc plutôt le mérite moral qui est censé déterminer la part qui revient à chacun. Cela n’est pourtant qu’une mystification de plus : que l’on prenne la quantité de travail ou encore les efforts fournis, il est évident que tel n’est pas, actuellement, le critère principal déterminant sa rétribution. Au contraire, on prend souvent comme mesure adéquate du “mérite” d’un individu sa réussite scolaire, alors même qu’elle n’est pas entièrement – loin de là – imputable à ses efforts, et comme si elle suffisait à décider de ce qu’il pourra mériter tout au long de sa vie !

De fait, quelqu’un qui a eu le “mérite” – ou plutôt la « chance », aux deux sens du terme – de faire des études sera toujours favorisé par rapport à celui qui n’en a pas faites, et peu importe, ensuite, la difficulté effective du métier qu’exerce chacun d’entre eux.

Comme le note le sociologue Louis Chauvel, directeur de l’Observatoire des inégalités : “Si l’on prend l’exemple des médecins et des aides-soignants, comment expliquer que l’immense majorité du mérite ne revienne – si on en juge par les salaires – qu’aux premiers ? Pourquoi les métiers les plus difficiles physiquement, ceux qui usent le corps en profondeur, qui réduisent l’espérance de vie, sont-ils les moins rémunérés dans notre société ?”. Il ne s’agit pas de faire une hiérarchie de difficulté ou de pénibilité des métiers, mais de ne pas oublier qu’une caissière a un travail probablement plus éreintant qu’un cadre, et que leurs salaires sont pourtant sans commune mesure4. Bref, il faut voir à quel point les déterminations des salaires obéissent à d’autres logiques que celle du “mérite” entendu au sens moral.

« Pourquoi les métiers les plus difficiles physiquement, ceux qui usent le corps en profondeur, qui réduisent l’espérance de vie, sont-ils les moins rémunérés dans notre société ? »

Mais en plus d’être un mensonge, la méritocratie est aussi un fléau. En effet, en établissant un lien entre la “valeur” d’une personne (encore une fois, on retrouve l’ambiguïté terminologique) et l’attribution d’une position sociale, la méritocratie apparaît comme un principe de classement – classement dont on a vu le caractère arbitraire, mais qui est peut-être aussi par lui-même problématique. De fait, encenser la méritocratie, c’est aussi promouvoir une société ou les individus sont d’emblée mis en concurrence, et où l’ascension des uns est corollaire du déclassement des autres. Une ascension ou un déclassement “mérités” : alors que la plupart des riches considèrent leur rétribution comme juste, la pauvreté est à l’inverse souvent représentée et ressentie comme la conséquence d’un démérite moral individuel5.

Abolir la méritocratie ?

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Dans son roman dystopique, Michael Young décrit une société hiérarchisée dans laquelle une élite “méritante” opprime le reste de la population, les “non-méritants”. © Hans Unger

L’inventeur du terme même de “méritocratie”, Michael Young, sociologue britannique et “intellectuel organique” du parti travailliste, avait d’ailleurs été le premier étonné de la connotation positive bientôt associée à son néologisme dans le débat public. La méritocratie, dans son roman The Rise of the Meritocracy (1958) apparaissait de fait comme une forme de dystopie particulièrement perverse où les “non-méritants” étaient renvoyés à leur échec individuel, tandis que les “méritants” s’arrogeaient tous les droits en invoquant le critère suprême, le mérite. Une telle société, dans laquelle le mérite des uns s’oppose à la responsabilité des autres, pourrait bien se révéler une forme euphémisée de darwinisme social, comme le défend le philosophe israélien Khen Lampert dans Meritocratic Education and Social Worthlessness (2012).

Que faire, alors, du mérite, entendu comme principe de justice sociale ? Pour beaucoup, il paraît impensable de cesser de prendre en compte ce critère, tout imparfait qu’il soit, parce qu’aucun autre n’est véritablement satisfaisant. Mais cet argument boiteux du “moindre mal” ne doit pas nous dispenser de nous rendre compte de la faiblesse, voire de la vacuité, de la notion de mérite. Au lieu de s’efforcer de hiérarchiser les individus en fonction de leur hypothétique “mérite”, ne pourrait-on pas plutôt réfléchir à l’application du bon vieux principe “à chacun selon ses besoins” ? On peut bien rêver, pour une fois…

Pour conclure de façon plus pragmatique, évoquons les arguments de François Dubet en faveur de la primauté de la lutte contre les inégalités sur les politiques d’égalité des chances. Dans Les places et les chances (2010), Dubet montre que l’idéal d’égalité des chances s’est, au cours des dernières décennies, progressivement substitué à celui d’égalité des places – qu’on appelle parfois “égalité des conditions”, c’est-à-dire une situation où les différents individus d’une société jouissent de conditions de vie relativement similaires.

Cet idéal d’égalité des chances vise à établir les conditions d’une compétition équitable entre les individus, afin que chacun puisse accéder – en fonction de son “mérite” – à l’ensemble des positions sociales, mais n’a pas vocation, en revanche, à réduire les inégalités des conditions ou à changer la structure sociale dans le sens d’une plus grande égalité. Dès lors, si tout le monde – même un fils d’ouvrier – peut devenir cadre, les écarts de rémunération entre les cadres et les ouvriers ne sont plus considérés comme un problème.

Pourtant, l’établissement d’une véritable égalité des chances semble en fait nécessairement subordonné à la réalisation d’une relative “égalité des places”, ou des conditions : favoriser l’égalité des places, de ce fait, est “sans doute la meilleure des manières de réaliser l’égalité des chances”.

Dubet conclut en montrant que si l’égalité des places paraît bien favoriser l’égalité des chances, à l’inverse, dès que l’on se met à privilégier l’égalité des chances, les inégalités des places se creusent. Il semble toucher là un paradoxe peut-être insurmontable de l’égalité des chances, qui ne peut être pleinement mise en place qu’en assurant une égalité préalable des places, et qui pourtant détruit en permanence cette égalité des places, rendant toujours plus difficile son propre accomplissement – dans un cercle vicieux de renforcement des inégalités et de la compétition entre les individus, dont la sombre réalité contraste singulièrement avec l’imaginaire radieux d’ordinaire associé à la notion de méritocratie…

 


1. “L’effet de pairs” peut être constaté au travers des enquêtes PISA : la différence de performance à ces tests entre deux groupes d’élèves d’origine sociale similaire, mais dont l’un d’eux est dans un établissement scolaire dont la composition sociale est moyenne, et l’autre dans un établissement scolaire à public privilégié (c’est-à-dire les 10% des établissements scolaires dont la composition sociale est la plus favorisée), représente l’équivalent d’une année scolaire supplémentaire.

Pour l’effet des attentes des professeurs sur les résultats des élèves, voir l’article de Robert Rosenthal et Lenore Jacobson, “Pygmalion à l’école” (1968). Les auteurs ont mené une expérience dans laquelle ils ont fait passer des tests de QI fictifs à des élèves à la fin de l’année scolaire, attribué les notes aléatoirement, et se sont arrangés pour que les professeurs de l’année suivante aient connaissance des résultats. À la fin de l’année suivante, les élèves qui avaient été (arbitrairement) désignés comme “supérieurement intelligents” avaient plus progressé que la moyenne.

Pour l’effet de l’origine sociale sur les choix d’orientation, voir l’ouvrage de Raymond Boudon L’inégalité des chances (1973). Voir également l’ouvrage d’Agnès Van Zanten, Choisir son école (2009), pour une étude des stratégies de choix d’établissement des classes moyennes, ainsi que celui de Pierre Merle, La ségrégation scolaire (2012), pour une analyse de la logique ségrégative à l’œuvre dans le système éducatif français.

Pour l’effet du “capital culturel”, voir les analyses désormais classiques de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans Les Héritiers (1964) et La Reproduction (1970). D’après Bourdieu et Passeron, les professeurs valorisent des compétences acquises en-dehors de l’école – c’est-à-dire principalement dans la famille –, comme une certaine familiarité avec la culture savante, et à l’inverse, reprochent paradoxalement aux élèves n’ayant pas cette familiarité d’être “trop scolaires”. L’école “apprend aux poissons à nager”.

Voir encore : Basil Bernstein, qui dans Langage et classes sociales (1971) montre que le langage des classes supérieures, caractérisé par une grammaire souple et un souci permanent d’explicitation, est mieux adapté à l’institution scolaire que celui des classes populaires, fondé sur un usage stéréotypé de la grammaire et un recours fréquent à l’implicite.

2. Le concept de “sociodicée” est forgé sur le modèle de “théodicée”, néologisme dû quant à lui à Leibniz, et qui désigne la justification de la bonté de Dieu, malgré le mal que l’on observe dans le monde. Il est intéressant de remarquer que, comme l’explique Pierre Rosanvallon dans une conférence, la notion de mérite elle-même a une origine théologique : “elle s’est développée sur une base théologique pour imposer la vision catholique du salut (par le mérite des œuvres) et critiquer la notion protestante de grâce divine (salut par la seule foi)”. Le mérite est donc à l’origine ce par quoi Dieu récompense les bons, et punit les méchants. “On n’a que ce que l’on mérite”, tel est le mensonge qui, auparavant propagé par l’Église, l’est maintenant par les grands prêtres de la société méritocratique, prompts à condamner les “paresseux” ou les “incapables”, et à encenser les “méritants”. Luc Boltanski et Pierre Bourdieu, dans leur article sur La production de l’idéologie dominante” (1976) relèvent également ce parallèle : “la “pauvreté” qui, en un autre temps, eût été la juste sanction du vice, était devenue […] la sanction inévitable de l’incompétence (pour ne pas dire de la sottise)”.

3. L’école est en effet aujourd’hui non seulement le lieu de transmission d’un savoir, de l’éducation citoyenne et de l’épanouissement intellectuel, mais aussi – et surtout, de plus en plus – le lieu d’une compétition : d’après les tests PISA, la France est le pays, parmi les pays développés, où les élèves ont le rapport le plus anxiogène à l’école. Joanie Cayouette-Remblière, dans L’école qui classe (2016), montre ainsi comment l’école transmet une idéologie méritocratique “individualisante et responsabilisante” qui conduit les élèves des classes populaires à se sentir responsables de leur échec et à mépriser les emplois qu’un grand nombre d’entre eux exerceront. Voir également l’excellent ouvrage de Dominique Girardot, La société du mérite (2011), pour une étude approfondie du lien entre “idéologie méritocratique et violence néolibérale”, la première conférant d’après elle une “apparence de légitimité” à la seconde.

4. Même le recours à la notion de mérite dans son second sens (donc de compétence, ou de performance) pour justifier des écarts de rémunération parfois abyssaux paraît souvent fallacieux : comment peut-on réellement “valoir” cent fois plus que quelqu’un ? (Ou plus exactement 498 fois plus : Jean-François Kahn a calculé qu’un chef de grande entreprise côtée au CAC 40 gagne en moyenne 498 Smic annuels). En réalité, la rémunération de la plupart des gens n’est en rien le reflet de leur productivité, comme l’explique l’économiste hétérodoxe Ha-Joon Chang dans Deux ou trois choses que l’on ne vous dit jamais sur le capitalisme (2010). Voir également l’article de Marianne Bertrand et Sendhil Mullainathan, “Are CEOs rewarded for Luck ? The ones without principals are” (2001), dans lequel les auteurs montrent que la rémunération des cadres dirigeants n’est pas seulement liée à leurs performances objectives, et que les émoluments considérables dont ils bénéficient sont aussi imputables au fait que les conseils d’administration, où l’on décide justement des rémunérations des cadres dirigeants, sont composés principalement d’autres cadres dirigeants, qui se renvoient ainsi la politesse…

5. Dans Une théorie empirique de la justice sociale (2010), Michel Forsé et Maxime Parodi montrent que parmi les plus aisés, la part de ceux qui estiment être trop rémunérés par rapport à leur mérite est résiduelle. Serge Paugam, dans La disqualification sociale (1994), montre à l’inverse que les pauvres eux-mêmes présentent souvent la pauvreté sur le registre du mérite moral individuel – et non comme un problème de la société dans son ensemble.

Addendum : au moment de la rédaction de cet article, son auteur ne connaissait pas le livre très récemment paru de David Guilbaud, L’Illusion méritocratique (2018). Néanmoins, après l’avoir lu, il ne peut que recommander cet ouvrage extrêmement éclairant et convaincant, qui, présentant des thèses similaires à celles défendues ici, propose également des pistes de réforme pour remédier à ce fléau destructeur qu’est l’idéologie méritocratique.

Réforme de l’éducation : bonnet d’âne pour Jean-Michel Blanquer

S’il est un ministre qui fait peu parler de lui et qui parvient à conserver une certaine popularité, il s’agit de Jean-Michel Blanquer. Ancien directeur de l’ESSEC et directeur de l’enseignement scolaire auprès de Luc Chatel sous la présidence de Nicolas Sarkozy, il n’essuie que peu de critiques au fil de ses réformes, qu’il mène en martelant une volonté de « retour à l’excellence » ou encore de « liberté ».


L’année scolaire 2018-2019 se situe « dans le sillon » de « l’école de la confiance » selon les dires du ministre. Pour comprendre la philosophie qui sous-tend les réformes actuelles, un tour d’horizon et un décryptage des réformes passées ou en cours sont nécessaires. Celles qui sont actuellement menées par l’actuel ministre de l’Education Nationale étaient déjà augurées dans son ouvrage programmatique L’Ecole de demain (Odile Jacob, 2016)notamment à travers la réorganisation des filières et des séries, et la refonte du baccalauréat.

Une réforme de la filière professionnelle à rebours des enjeux actuels

C’est ainsi sous une relative indifférence que le personnel des établissements professionnels s’est mobilisé contre la réforme de leur filière, le jeudi 27 septembre 2018. Cette réforme avait vu sa trame annoncée au mois de mai dernier sans pour autant susciter l’enthousiasme des syndicats et des professeurs. Elle remet en effet en cause la philosophie même de cette filière souvent dévalorisée, mais concernerait pourtant 38% des lycéens.

Tout d’abord, un recours accru à l’apprentissage en dehors des salles de classe émergerait, ce qui entraînerait mécaniquement une diminution du volume horaire des enseignements. Cette diminution peut être estimée à une perte de 60 heures par an pour ce qui est des enseignements dits “professionnels”, et une baisse de 276 heures dans les enseignements “généraux” comme l’histoire-géographie ou encore le français. Cette diminution pose plusieurs problèmes et la refonte de la filière ne garantit pas sa revalorisation.

La réforme permet également d’envisager des suppressions de postes et sous-tend un rapport éminemment utilitariste aux disciplines « générales ». En effet, là où l’histoire-géographie, les langues vivantes ou encore le français participent de l’épanouissement et de la formation de l’esprit critique d’un citoyen en devenir, leur diminution et la mise en place d’heures dites en « co-intervention » vont à l’encontre de cette conception. Ces dernières lieraient les enseignements généraux et professionnels, orientant par exemple les cours de français vers la rédaction de lettres de motivation. L’origine sociale déterminant très largement le choix des filières (46% des enfants issues de familles ouvrières ayant choisi le bac professionnel en 2012 contre 10% des enfants de cadres supérieurs selon une enquête de l’Observatoire des inégalités), ce sont des catégories déjà fragiles qui verront leur accès à un bagage culturel émancipateur restreint.

Si l’accès à l’enseignement supérieur était chose peu aisée pour les lycéens issus des filières professionnelles, comment prétendre à des passerelles avec la définition d’attendus sur la plateforme Parcoursup ? Malgré la restriction engendrée par ces attendus, les bacheliers des filières professionnelles ne seront pas pour autant prêts à rejoindre le monde du travail une fois le baccalauréat obtenu.

La spécialisation de ces bacheliers sera par ailleurs reculée d’un an. Elle n’interviendra plus qu’à l’entrée en classe de première, la classe de seconde proposant une découverte de « familles de métiers ». Le bac professionnel avait déjà vu sa durée raccourcie d’un an en 2008 en étant passé d’une formation en 3 plutôt qu’en 4 années (deux années de BEP suivies de deux années de Bac pro). Avec une formation résolument plus générale et déjà assez courte, c’est finalement l’insertion professionnelle dans un contexte de chômage élevé qui va être rendue plus difficile. Si les « familles de métiers » (hôtellerie-restauration ou encore relation client pour ne citer qu’elles) ont ceci de rassurant qu’elles laissent un choix apparent, elles ne donnent finalement qu’un aperçu scolaire là où la technicité attendue est grande et nécessite du temps. À l’heure où émergent de nouvelles professions et de nouveaux besoins liés notamment aux enjeux climatiques, aux nouvelles énergies qui constituent des domaines d’avenir et sur lesquels il est salutaire d’agir, ne serait-ce pas sur les vocations et leur précision qu’il faudrait au contraire se focaliser?

Un baccalauréat à la carte : à la recherche du lycéen economicus ?

La réforme du baccalauréat simplifie un examen souvent jugé complexe et coûteux. Cependant, elle modifie le rapport du lycéen à sa scolarité en créant un « parcours à la carte » qui a pour conséquence d’individualiser tant la réussite que l’échec.

Les élèves auront ainsi à choisir entre deux enseignements de spécialité en seconde, trois en première et finalement deux en terminale. Cela implique un nombre de combinaisons, de stratégies importantes : 36 combinaisons en seconde, 265 en première et enfin 57 en terminale en omettant les options. Si un élève indécis n’a pas pris telle ou telle option, il pourra se voir refuser l’accès à certaines formations dans le supérieur du fait de la mise en place d’« attendus » par Parcoursup. Cela induit une forte inégalité entre les grands établissements, qui pourront proposer un large panel d’enseignements, d’options (comment faire tenir dans un emploi du temps autant de possibilités ?) et les autres.

Une inégalité qui se répercute directement sur les élèves. Certains pourront ainsi bénéficier des conseils et arbitrages tant des parents que du personnel éducatif là où d’autres seront encore davantage livrés à eux-mêmes. Les acteurs pourront dès lors se rabattre sur les combinaisons perçues comme « sûres » et reconstitueront de fait les filières qui existent actuellement : si un bac scientifique avec une spécialité mathématiques constitue aujourd’hui la filière dite « reine », pourquoi se risquer à faire des choix optionnels et des combinaisons risquées ? Aussi, les asymétries d’informations et de moyens pourront, si elles ne rendent pas inefficaces la réforme, créer d’importantes inégalités entre les élèves. Les filières actuelles présentent des limites et sont souvent remises en cause, mais l’individualisation des parcours finalement en conformité avec le projet macroniste peut à terme induire une forme de sélection induite et légitimée par de « mauvais » choix qui auraient été faits en amont dans la scolarité, là où la relative uniformité des filières protège.

A cela vient s’ajouter une dose de contrôle continu dans les épreuves du baccalauréat. Le temps accru consacré aux évaluations induit mécaniquement une diminution des heures d’enseignement. Si une commission académique aura en charge l’harmonisation des notes, le risque est de rapporter la note à l’établissement et à son prestige, là où l’épreuve nationale atteste des compétences acquises par les lycéens et ce, indépendamment de leur établissement d’origine. C’est donc à terme un baccalauréat estampillé par tel ou tel établissement qui sera délivré.

Des vertus du dédoublement des classes

Lors de sa conférence de presse du 29 août 2018, Jean-Michel Blanquer s’était félicité des dédoublements des classes qui recevait une approbation qui dépassait « tous les clivages politiques ». Au total, 87% des communes sont parvenues à dédoubler physiquement de REP+ et de CP en 2017. Cette mesure a été étendue aux classes de CE1 dans les zones considérées comme difficiles soit 190 000 écoliers. Partant du constat que 20% des élèves ne maîtrisent pas les « fondamentaux » au sortir de l’école primaire, ces dédoublements ont pour objectif de renforcer le suivi des élèves. Ils supposent le redéploiement de professeurs dans les établissements, au moment même où des suppressions de postes ont été annoncées. Si cette mesure a en soi permis à certains élèves de progresser, les redéploiements à l’heure d’une crise des vocations et dans un contexte plus large de suppression de postes pose problème.

Le ministre avait annoncé en effet la suppression de 1 800 postes dans l’Éducation Nationale quelques jours avant la rentrée scolaire, soit 0,2% des emplois du ministère. Pour compenser cela, il suggérait la mise en place d’heures supplémentaires qui sont exonérées de cotisations salariales. Ces suppressions de postes se rattachent plus largement au programme porté par Emmanuel Macron et rappelé par Édouard Philippe à la rentrée, à savoir « supprimer 50 000 postes à l’horizon 2022 ».

Aussi, ce double mouvement de réduction des effectifs et de suppression de postes justifié par la volonté de rendre plus efficace et de moderniser l’action de l’Etat permet de déceler l’aporie des politiques issues du New public management : il reconnaît en effet la nécessité d’un suivi accru, de plus de moyens pour permettre la réussite de chacun, là où les suppressions de postes, le recours toujours plus important au numérique (qui occupe une place importante dans le rapport Cap 22) viennent défaire un lien social déjà fragilisé.

Des territoires mis en concurrence ?

“Les territoires ruraux ne doivent plus être la barrière d’ajustement. Il n’y aura plus aucune fermeture de classe dans les écoles rurales” avait déclaré Emmanuel Macron en juillet 2017. Pourtant, plusieurs centaines de classes vont être fermées en zones rurales à la rentrée prochaine. Une promesse en passe de ne pas être tenue ? Un premier test pour Jean-Michel Blanquer en tout cas, au vu de la contestation suscitée par cette annonce.

Dans son discours du 18 juillet 2017 au Sénat, le Président Macron avait en effet promis que les fermetures de classes dans les zones rurales cesseraient, tout en investissant dans l’école avec le dédoublement des classes de CP et CE1 en zone REP et REP+. Christophe Castaner avait d’ailleurs insisté sur cette annonce, précisant qu’elle prendrait effet dès la rentrée scolaire 2017. En ce sens, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, s’est présenté sur ce dossier comme un fervent défenseur des écoles rurales, tout en annonçant dans le même temps la fermeture de 200 à 300 classes à la rentrée. Le ministre précisait également qu’à l’échelle nationale, « on ouvrait plus de classes qu’on en fermait ». Le solde officiel arrêté le 12 mars fait pourtant état de 783 ouvertures pour 990 fermetures dans les 45 départements les plus ruraux, réalité d’autant plus problématique que les ouvertures se concentrent dans les villes de ces départements, selon les syndicats.

Il est intéressant de noter que cette décision semble unanimement condamnée par l’opposition : à l’Assemblée nationale, des députés Les Républicains, dont le vice-président du parti Guillaume Peltier, mais aussi de La France insoumise et du Front national, se sont faits entendre ces dernières semaines, pour rappeler le président Macron à ses engagements pris l’été dernier. À la rentrée 2017, le dédoublement des classes de CP en REP+, en zone d’éducation prioritaire renforcée, a nécessité la création de 2 400 postes. En septembre 2018, cette mesure s’étendra aux CP en REP, aux CE1 de REP+ et REP, ce qui nécessitera, selon les syndicats, 7 200 postes en plus. Les syndicats ont recensé pour leur part jusqu’à 816 fermetures de classes rurales contre 183 ouvertures. Ils dénombrent parallèlement à ces fermetures l’ouverture de 3 642 postes dans les zones d’éducation prioritaires. Pour expliquer ces différences avec les chiffres du gouvernement, les syndicats pointent du doigt les fermetures de classes dans des zones rurales, mais qui ne font pas nécessairement partie des 45 départements considérés comme ruraux. À cette guerre des chiffres correspondent en effet des manques de moyens croissants sur le terrain. Pour la secrétaire nationale du SNUipp, Francette Popineau, pourtant favorable au dédoublement des classes de REP, « ce qui est mal vécu, c’est la fermeture d’une classe à 15 élèves dans une école rurale et l’ouverture d’une classe à 12 à quelques dizaines de kilomètres, en éducation prioritaire ». Elle regrette par ailleurs le fait que « le ministère met en concurrence les enfants des champs et les enfants de villes ».

« Des collèges qui ont moins de 30 élèves par classes, ce n’est pas bon, même pour les élèves »

Le gouvernement justifie néanmoins ces décisions par la baisse de la démographie : à la rentrée 2018, 32 000 élèves de moins rentreront en maternelle, une baisse d’autant plus sensible dans les zones rurales. À cet argument s’oppose le sentiment des parents, qui ont l’impression de payer notamment pour les fameux dédoublements des CP et CE1 en REP, mesure phare du gouvernement. En Touraine, le président a déclaré que « des collèges qui ont moins de 30 élèves par classes, ce n’est pas bon, même pour les élèves ». Un nombre qui s’avère déjà très élevé et qui remet en cause le suivi des élèves.

Emmanuel Macron affirmait en préambule de son programme que « face aux multiples défis auxquels la France et les Français sont confrontés, l’école est le combat premier. Seule l’éducation pourra garantir la cohésion sociale et la prospérité ». Le candidat y dénonçait également le creusement des inégalités à l’école et la place croissante du déterminisme. Sans exclure cette promesse de fermer des classes, la question se posait dès lors de réduire ces inégalités. En effet, ces fermetures de classes, quand il ne s’agit pas de fermetures d’écoles, vont avoir pour conséquence d’augmenter le nombre d’élèves par classe. En ce sens, le souhait de renforcer le lien entre les professeurs et les élèves va être difficile à exaucer. À terme, c’est la fermeture de certaines écoles qui est en jeu, et il incombera donc aux parents, dans les zones rurales, d’assurer le transport de leurs enfants dans des zones éloignées.

Des mesures qui remettent donc en cause l’égalité d’accès à l’éducation

Les services publics ont pour principes l’égalité, la continuité, la mutabilité et l’accessibilité, sur l’ensemble du territoire national. Ces principes ont de plus valeur juridique. Or, les fermetures de classes remettent justement en cause ces principes d’égalité, de continuité et d’accessibilité. La rupture d’égalité en termes de continuité introduit une discrimination entre ceux qui ont accès facilement au service et ceux qui en sont privés. La Charte française des services publics indique ainsi qu’« elle suppose aussi dans son acceptation actuelle la présence de services publics rénovés et polyvalents dans les zones rurales et les quartiers urbains en difficulté ». S’il ne s’agit pas de mettre en concurrence les enfants scolarisés dans les écoles rurales et les élèves de zones d’éducation prioritaires, on voit là une déclinaison de la stratégie qui consiste à rééquilibrer la situation en donnant à certains en prenant à d’autres. Cependant, cela va avoir des conséquences directes tant sur la qualité de l’enseignement que sur le bien-être des élèves, ce dernier étant bien évidemment corrélé à la réussite scolaire.

Sur le terrain, les projections ne sont donc pas optimistes, et le discours général du gouvernement sur la fonction publique, présentée comme un vivier d’économies par le gouvernement, ne rassure personne. Un dispositif « qui vampirise un grand nombre de postes au détriment des dispositifs de scolarisation de moins de trois ans, des remplacements mais surtout des dispositifs en territoire ruraux », déplorait sur Europe 1 Hervé-Jean Le Niger, vice-président national de la FCPE, fin février. De son côté, le député de la Somme François Ruffin, dans une interview à Marianne, rappelle qu’il était favorable à ce dédoublement des classes de CP et CE1, tout en dénonçant un « bricolage » de la part du gouvernement : « le problème, c’est qu’aucun moyen n’est dédié à la réalisation de cette mesure. Afficher des ambitions, trop d’ambition, sans mettre de moyens ce n’est pas sérieux. » Il faut dire que le département de la Somme affiche le deuxième plus haut taux de difficultés de lecture (17,5% de jeunes, derrière le département de l’Aisne à 17,7%, contre moins de 8% à Paris), et est l’un des départements à avoir le moins de candidats au baccalauréat. Pourtant, le gouvernement prévoyait d’y supprimer pas moins de 63 classes. Un chiffre finalement limité à 38 classes, à la suite de luttes de la part des syndicats et parents d’élèves. De telles fermetures de classes mettent à nouveau en scène un exécutif bradant les principes républicains d’égalité d’accès aux services publics, malgré ses déclarations d’intentions. Simplement pour préserver une mesure phare, emblématique de la campagne du candidat Macron. Quitte à fragiliser encore un peu plus le système éducatif français.

Les réformes de Jean-Michel Blanquer bénéficient d’un certain soutien notamment du fait d’une communication qui se concentre sur les dédoublements de classe et sur le recours perpétuel à l’idée d’un retour à l’excellence. Cependant, ces politiques qui reconnaissent les limites du système actuel sont toujours guidées et circonscrites par des objectifs d’économie ou d'”efficacité” budgétaire. Là où il faudrait augmenter le nombre de postes pour assurer un soutien plus individualisé et éviter l’échec, l’accent mis sur le primaire se fait au détriment du secondaire. Là où il faudrait mieux préparer les lycéens professionnels à des métiers qui changent, c’est en fait de la précarité en devenir qui est façonnée. Là où la liberté est mise en avant, c’est en fait l’esquisse d’une future sélection à l’entrée de l’Université qui émerge.

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Que contient l’inquiétant rapport Cap 22 ?

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« Ça coûte un pognon de dingue » aurait pu être le sous-titre du rapport Cap 22 sorti dans une indifférence quasi générale à l’heure où l’affaire Benalla focalise l’attention des Français, des journalistes et des organisations politiques. Pourtant, ce rapport, saturé par la terminologie managériale, s’inscrit dans une logique néolibérale et correspond à une véritable feuille de route pour le reste du quinquennat.


C’est le syndicat Solidaires-Finances publiques qui a publié le rapport du Comité action publique 2022 le vendredi 20 juillet. Fort de ses 152 pages, le document longtemps maintenu secret a pour sous-titre « service public, se réinventer pour mieux servir ». Il contient 22 mesures qui ont pour objectif de permettre de réaliser d’ici à l’année 2022 une trentaine de milliards d’euros d’économies. Ce rapport avait été commandé par le premier ministre à l’automne dernier, avait déjà été retoqué, car jugé trop timoré par le gouvernement.

Des réformes dans la lignée du New Public Management

Ces réformes préconisées de l’action publique répondent à une logique néolibérale et s’inscrivent dans projet « cohérent » afin de « restreindre le périmètre de l’action étatique » comme l’explique François Denord. La culture gestionnaire prime sur les réformes nationales en trouvant pour fondement et justification les présupposés bien connus de la rentabilité et de l’efficacité.

Les acteurs, qu’il s’agisse des fonctionnaires ou des usagers, sont mobilisés en tant qu’entrepreneurs : il s’agit de donner davantage de “liberté” aux directeurs d’écoles, de donner aux chômeurs des chèques en vue de leur réinsertion et de leur formation. Dans la dynamique du New Public Management, paradigme d’action publique mis en pratique par Reagan et Thatcher, les problèmes de moyens deviennent des problèmes d’organisation. La focale est ainsi déplacée et permet de faire abstraction des finalités antérieures des institutions pour s’en remettre à des objectifs quantifiés.

Si ce rapport n’engage pas le gouvernement, ses préconisations se situent dans la lignée du programme du président lorsqu’il était candidat. Il s’était notamment engagé à supprimer 120 000 postes de fonctionnaires et à économiser 15 milliards d’euros sur le fonctionnement de l’Assurance Maladie. Ce rapport brise également certains tabous, comme la question des frais d’inscription à l’Université.

Le comité présidé entre autres par Frédéric Mion, directeur de Sciences Po Paris, comptait en son sein des macronistes de la première heure comme Jean Pisani-Ferry, Laurent Bigorne ou Philippe Aghion, parmi la quarantaine de membres, qu’ils soient économistes, élus ou issus des services public et privé. Selon eux, la dépense publique n’est plus soutenable et l’objectif à atteindre est celui de la moyenne européenne, soit 47,1% du PIB alors que la France est aujourd’hui à 56,9%. L’Allemagne est d’ailleurs mentionnée en exemple, ses dépenses s’élevant à 43,9% du PIB.

“À la terminologie managériale s’ajoutent des formules vides de sens.”

Dès l’introduction, les rédacteurs évoquent des « verrous qui freinent la transformation publique ». Dans le rapport, les agents publics deviennent « managers ». « Nous encourageons un modèle dans lequel l’innovation, la prise de risque seront valorisés, encouragés, soutenus » écrivent-ils quelques lignes plus bas. À cette vision du monde s’ajoute une volonté de personnaliser et d’adapter les services en développant particulièrement ceux qui constituent des « investissements sur l’avenir ».

Ces talents seront gratifiés en connaissant une valorisation financière et en étant promus en interne. Les « fonctionnaires » ou « agents » sont ainsi totalement évacués pour laisser place à une nouvelle terminologie qui valorise les acteurs, les initiatives et parviendrait à en faire oublier les statuts et cadres existants.

Tant sur la forme que sur le fond, ce rapport correspond à la mise en application du New Public Management qui existe déjà dans les pays anglo-saxons ou dans certains pays européens comme la Suède depuis les années 1990. À la terminologie managériale s’ajoutent des formules vides de sens comme l’« activation des forces vives présentes sur le territoire » quand il s’agit de l’École. Le leitmotiv est le suivant : faire mieux en dépensant moins.

Tour d’horizon des propositions

Il suggère des réformes dans le domaine des fonctionnaires, de la santé, des prestations sociales, de la justice, de l’éducation, des transports, de la fiscalité, du logement ou encore de l’emploi et ce, en vue de « bâtir un nouveau contrat social ». La transformation passe par une évaluation régulière des services afin de vérifier leur « efficacité » comme l’explique la proposition 20.

Une grande partie des économies à effectuer pèse sur les fonctionnaires. Il s’agit notamment de passer d’un « pilotage des effectifs à un pilotage par masse salariale », en d’autres termes d’annualiser les services des agents. Pour en arriver à ce résultat, il faut remettre en question les règles de l’avancement.

“À terme, plus de flexibilité pour ce nouveau corps et une mise sous pression des professeurs recrutés par la voie classique.”

Il est préconisé « d’assouplir le statut pour offrir la possibilité d’évolutions différenciées, notamment des rémunérations » et « d’élargir le recours au contrat de droit privé comme voie « normale » d’accès à certaines fonctions du service public ».

Pour ce qui est de l’École, le rapport a pour objectifs de « réduire les inégalités » et de « placer la France dans les 10 meilleurs systèmes éducatifs mondiaux ». Il est en fait surtout question des enseignants plus que de l’enseignement à proprement parler. Là encore ressurgit la logique managériale du rapport. Les établissements seront évalués afin d’être responsabilisés et les chefs d’établissement auront davantage de “liberté” afin de constituer leur équipe pédagogique.

Un nouveau corps d’enseignants recrutés « sur la base du volontariat » est envisagé. Si leur rémunération sera plus élevée, ce corps pourra « se substituer progressivement à celui de professeur certifié ». À terme, plus de flexibilité pour ce nouveau corps et une mise sous pression des professeurs recrutés par la voie classique. Là encore, le numérique occupe une grande place puisqu’il « constitue une solution temporaire pour assurer des formations de remplacement en cas d’absence d’un enseignant ».

Pour ce qui est de l’enseignement supérieur, on retrouve la même logique d’évaluation. Augmenter l’autonomie des universités est également suggéré. Cela passe par l’augmentation des « ressources propres » : « davantage recourir aux financements européens » par le biais d’appels à projets, le « transfert du patrimoine immobilier de l’État vers les universités ». Le troisième point est évoqué de manière prudente mais figure dans les préconisations : « lancer une réflexion sur les autres ressources propres susceptibles d’être utilisées, y compris les droits d’inscription à l’université ».

La responsabilisation des individus se fait également ressentir avec la question du chômage. La 10ème proposition s’intitule « mettre le demandeur d’emploi en capacité de construire sa recherche d’emploi ».

“Une telle mesure fait penser à ce qui se pratique déjà aux États-Unis, où la première question posée aux patients n’est plus “De quoi souffrez-vous ?” mais “Avez-vous votre carte bancaire ?””

Pour la santé, les problèmes mis en avant sont notamment ceux des « délais d’attente », de « l’engorgement des urgences des hôpitaux », le « renoncement aux soins » et « l’épuisement des professionnels ». Ces éléments sont régulièrement pointés du doigt par ceux qui conçoivent les politiques publiques : la durée moyenne de séjour est ainsi un indicateur mondial promu par l’OCDE pour évaluer la performance des systèmes de santé publique.

Concernant les hôpitaux, Nicolas Belorgey montre dans L’hôpital sous pression, enquête sur le « nouveau management public » que le postulat du défaut d’organisation des hôpitaux permet de détourner le regard des ressources qui existent. En ce sens, le rapport Cap 22 part du principe que l’on peut obtenir de meilleurs résultats sans donner davantage de moyens et qu’au contraire des économies sont possibles. Il postule que bien soigner en allant plus vite n’est pas contradictoire, en témoigne le développement suggéré du recours à la médecine ambulatoire.

Les soins des médecins ou infirmiers qui ne seraient pas « inscrits dans un système de coordination entre les acteurs » ne seraient plus remboursés. Le paiement à l’entrée de l’hôpital pour améliorer le recouvrement est également préconisé afin de « simplifier la vie de l’usager ». Une telle mesure fait penser à ce qui se pratique déjà aux États-Unis, où la première question posée aux patients n’est plus “De quoi souffrez-vous ?” mais “Avez-vous votre carte bancaire ?”

Le développement de la télémédecine pour les citoyens vivant dans des déserts médicaux est proposé. À cela s’ajoute un recours accru à la médecine ambulatoire. Au total, les réformes dans le domaine de la santé permettront 55 milliards d’euros d’économies. Les minima sociaux seraient quant à eux regroupés en une « allocation sociale unique ». Les allocations familiales seraient enfin distribuées « sous condition de ressources ».

La justice sera rendue « plus efficace » avec l’instauration d’un « arrêt domiciliaire » comme peine autonome, au lieu de la détention provisoire. L’objectif est là encore de gagner en efficacité en partant du principe qu’il y a une « inadéquation » entre les moyens déployés et les attentes des usagers. Les outils numériques sont un premier moyen de rendre la justice plus efficace. Pour ce qui est de la détention, l’enjeu est de lutter contre la surpopulation carcérale.

“Faire payer directement l’usage de certains services publics deviendrait de plus en plus fréquent.”

Comme « la construction de nouveaux établissements pénitentiaires demande des délais et des budgets importants », des moyens alternatifs sont envisagés, comme le développement du port du bracelet électronique. En effet, une journée de détention coûte 100 € contre 10 € pour le bracelet. Encore une fois, si la sortie du tout carcéral est une solution régulièrement avancée par des spécialistes, pour des questions de réinsertion notamment, le rapport n’évoque même pas ces enjeux, se cantonnant à une volonté de gagner en efficacité et à économiser.

Le quatrième volet du document s’intitule « éviter les dépenses publiques inutiles ». Cela passe notamment par le renoncement de l’État aux compétences décentralisées. Un nombre important de compétences seront transférées aux intercommunalités et aux régions. L’École constituait le dernier bastion de l’action publique locale et de proximité. Elle serait désormais du ressort des intercommunalités. Il s’agit là de territorialiser l’action publique en donnant une large place aux initiatives et au travail par réseau.

Faire payer directement l’usage de certains services publics deviendrait de plus en plus fréquent. Un péage urbain est proposé dans les métropoles et sera modulé en fonction du niveau de pollution de la voiture.

Rien de nouveau sous le soleil européen

Le rapport oscille entre lieux communs et vieilles propositions déjà portées par Les Républicains notamment. Le pays européen qui est allé le plus loin dans cette dynamique de gestion managériale est la Suède. Il est par exemple passé d’un système étatique centralisé à une décentralisation totale pour faire du personnel éducatif des employés communaux.

“Les réformes que laissent présager ce rapport, si elles ne sont pas nouvelles, sont encouragées par un contexte plus large soutenu par le président.”

À cela s’ajoute la liberté totale des directeurs d’établissements. Cependant, le pays est aujourd’hui à la traîne dans les évaluations PISA et l’OCDE pointe du doigt la faiblesse du niveau des élèves. En effet, avec la destruction du statut des enseignants, le pays doit faire face à une crise de recrutement de grande ampleur ce qui le contraint à se tourner vers des personnels moins qualifiés comme l’a montré le rapport Improving Schools in Sweden : an OECD Perspective. Ce rapport suggérait notamment un retour vers le national pour mettre en place une stratégie d’amélioration du système scolaire, allant totalement à l’encontre des réformes mises en place depuis les années 1990.

C’est aujourd’hui dans cette direction que s’oriente pourtant la France, plusieurs années après des pays qui ont fait les frais de ces réformes. Cette doxa managériale façonne très largement les orientations et traités communautaires. Ainsi, l’Union européenne induit de telles réformes du fait des valeurs et normes qu’elle véhicule et des contraintes qu’elle est en mesure d’imposer. Les réformes que laissent présager ce rapport, si elles ne sont pas nouvelles, sont encouragées par un contexte plus large soutenu par le président. Les classements comme ceux de l’OCDE ou les études d’Eurostat constituent tant un objectif qu’un prétexte pour le gouvernement. Les transferts de pouvoir que suggèrent ce rapport sont ainsi cohérents avec un projet plus large, dont l’inefficacité et les effets pervers ont déjà été prouvés.

 

Crédits photo : ©Maureen

Il est urgent de séparer l’école privée de l’Etat

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Extrait d’une affiche du Comité national d’action laïque, par Jean Effel, vers 1950.

Si les relations entre l’école publique et l’école privée se sont temporisées, la concurrence accrue entre ces dernières et l’incursion toujours plus grande du privé dans le système éducatif ravive des tensions et fait naître un sentiment d’injustice. Pourquoi payer une école pour ceux qui veulent se différencier alors que l’école publique est là, accessible à tous?

Le coût du privé

En France, la loi Debré de 1959 organise le financement public des établissements sous contrat d’association avec l’Etat, soit environ 97% des établissements privés. Cela leur permet de voir leurs enseignants (141 400 professeurs pour l’année scolaire 2015-2016), la formation, les frais tant pédagogiques que de fonctionnement (l’électricité, le mobilier…) payés par les collectivités territoriales. Chaque établissement privé est libre de fixer ses propres frais de scolarités. Ces frais sont de 366€ par an en moyenne en maternelle et 650€ au collège. L’enseignement privé de premier et de second degré représente environ 10% du budget Education hors recherche. Ainsi, l’école privée coûte plus de 7 milliards d’euros (7, 434 milliards dans le budget 2017) par an à l’Etat.

C’est la loi Falloux, loi promulguée sous la IIe République qui est au fondement de l’enseignement privé sous contrat. A cette période, l’historien Pierre Albertini dans L’Ecole en France explique que les catholiques s’inquiétaient de la propagation des idées des Lumières et des valeurs socialistes au sein des écoles. Le comte de Falloux, homme catholique et légitimiste, membre du Parti de l’Ordre crée deux commissions lorsqu’il est nommé ministre de l’instruction publique en 1849. Dans un contexte de retour au calme, l’historien Henri Guillemin explique que l’objectif de la loi en préparation est de former une jeunesse qui ne remettra pas en cause l’ordre établi.

Alfred de Falloux

C’est ainsi que l’éducation religieuse est incluse dans les programmes scolaires. La réorganisation du Conseil Supérieur de l’Instruction Publique accorde une large place aux représentants des différents cultes, le culte catholique en premier lieu. De plus, l’enseignement primaire et le secondaire se voient partagés entre l’enseignement public à la charge des communes, les départements et l’Etat et le privé dont l’enseignement est géré par des associations et congrégations. Si ce texte fondateur n’a été que partiellement abrogé en 2000, les dispositions concernant le privé figurent encore dans le Code de l’éducation et certains articles spécifiques sont encore en vigueur en Alsace et en Moselle, notamment le fait que l’enseignement religieux est considéré comme obligatoire dans les écoles élémentaires (article 23).

 

Le coup du privé…

Au-delà de son coût – certains think-tanks libéraux soutiennent même qu’elle revient proportionnellement moins cher à l’Etat que l’école publique -, il convient également d’interroger les motivations qui font que les parents inscrivent leurs enfants dans le privé notamment en primaire et dans le secondaire. L’intérêt principal de cela n’est pas de lui donner une instruction tournée vers la religion (à peine 10% des parents qui ont scolarisé un enfant dans le privé le font pour cette raison) mais de contourner la carte scolaire sur laquelle la plupart des établissements publics se fondent pour le recrutement des élèves. A cela s’ajoute les stéréotypes à propos des enseignants du public qui seraient moins bons et souvent absents. Arnaud Parienty montre pourtant dans son livre School Business que les professeurs des écoles privées hors contrat notamment sont souvent moins certifiés et trois fois moins agrégés que dans le public.

La ségrégation sociale constitue une source d’inégalités scolaire et si comme l’explique la sociologue Marie Duru-Bellat, l’école ne peut rien face à la différenciation des quartiers, il lui incombe néanmoins de contrer les effets de cette ségrégation en assurant une même qualité d’enseignement partout.

La carte scolaire manifestement à l’origine de si nombreux maux a été créée en 1963 afin de prévoir combien d’élèves allaient arriver dans un collège ou dans un lycée et gérer les ouvertures et fermetures de classe en conséquence avant de devenir le moyen principal pour maintenir la mixité sociale dans les établissements. Si certains parents astucieux ont parfois fait le choix de louer une boîte aux lettres dans une rue proche de l’établissement désiré, moyennant une trentaine d’euros par mois, c’est le recours à l’enseignement privé qui était et demeure le premier moyen de contournement de la carte scolaire.

Là où l’école publique garantit la scolarisation de chacun, le privé sélectionne sur dossier, fait passer des entretiens de motivation, bref, ne s’encombre pas des éléments fondateurs du principe d’égalité. Pour ajouter à cela, les établissements privés scolarisent davantage d’élèves issus des catégories sociales « favorisées » voire « très favorisées ». C’est cependant le fondement d’un cercle vicieux : dans certains établissements les effectifs sont en baisse, des postes sont logiquement supprimés ce qui remet en cause des projets au sein des établissements pour faire décroître son attractivité.

Les pouvoirs publics sont ainsi « bloqués » entre une carte scolaire rigide qui entérine la ségrégation spatiale et une liberté de choix qui ajoute encore à la ségrégation sociale.

Affiche de la Libre Pensée, contre l’école catholique.

Comment construire une école égalitaire dans une société qui ne l’est pas ?

C’est donc l’Etat qui finance sa propre concurrence de même que ceux qui permettent de saper le principe d’égalité qu’il proclame. Alors que des centaines de communes sont encore sans école publique pourquoi continuer à financer une école se voulant religieuse et plus encore, une école utilisée comme moyen de mettre en place des stratégies d’évitement et d’entre-soi ? S’il n’est que très peu utilisé à ces fins, un établissement privé demeure un lieu d’enseignement qui a la spécificité d’être une institution de l’Eglise. Au nom de quel principe l’Etat devrait-il financer une institution de l’Eglise ? Certainement pas au nom de la laïcité…

Pourquoi l’Etat devrait-il payer pour des gens qui pourraient mettre leur enfant dans le public et qui font pour la plupart délibérément le choix de s’extraire de ce système ? Si le public est vu comme défectueux, le manque d’argent à lui consacrer est une des raisons. Ainsi, ne serait-il pas judicieux de réinvestir cet argent à bon escient ?

L’école devient de plus en plus un espace de compétition, compétition dont l’usage est monopolisé par les familles à fort capital culturel tandis que les milieux les plus populaires se voient marginalisés, ce qui entraîne pour reprendre François Dubet un déclin de l’école comme institution sacrée de l’ordre républicain. Si cesser de financer l’école privée ne résoudra pas tous les problèmes, il s’agit cependant d’un moyen pour redresser cette compétition injuste, de même qu’un symbole fort pour l’égalité.

 

Crédits/photos

Extrait d’une affiche du Comité national d’action laïque, par Jean Effet, vers 1950. https://sms.hypotheses.org/2427

Affiche de la Libre Pensée, contre l’école catholique. https://placard.ficedl.info/article4272.html

Portrait de Falloux. http://www.getty.edu/museum/media/images/web/enlarge/10055201.jpg.

[IDÉES] Universités : La casse sociale au nom de la pédagogie

©MMEKAYHAGAN. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Dans ce texte nous nous efforçons de montrer qu’une fois de plus, l’obsession de la « pédagogie » dans les débats relatifs à l’éducation relève d’un procédé redoutablement efficace pour dissimuler et empêcher la pensée des réformes réellement nécessaires du secondaire et du supérieur. Dire que les professeurs des universités doivent être « pédagogues » au sens où l’on pousse les professeurs du second degré à l’être relève d’une inversion néfaste : c’est au contraire la continuité d’une vraie « recherche », propre au travail de tout professeur, qu’il faut valoriser.

Par Margaux Merand, Professeur de Philosophie.
Avec la collaboration d’Hélène Parent, Professeur de Lettres. 

Dans un article de Sophie Blitman, « Les enseignants-chercheurs sont-ils vraiment des enseignants ? », paru dans un Blog du Monde.fr le 8 décembre 2016, on apprend qu’il faut, à l’image de ce qui se fait dans le secondaire, sensibiliser les maîtres de conférences et autres professeurs des universités à la pédagogie. Ces derniers en effet seraient avant tout des chercheurs, auxquels ferait globalement défaut la qualité de pédagogue.

À ce stade une première remarque s’impose : l’article porte évidemment sur une acception très particulière de la « pédagogie ». C’est celle qui est actuellement véhiculée par les ESPE (Ecoles Supérieures du Professorat et de l’Education) – les centres de formation des professeurs du second degré, remplaçant les anciens IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres). Pédagogie dont on assomme donc les professeurs fonctionnaires-stagiaires, lauréats des concours de l’enseignement, lors de leur première année d’exercice. Sa recette est rapidement formulée dans le texte : « scénarisation d’un cours et définition d’objectifs, classe inversée et approche par projets, motivation et évaluation des étudiants… ».

C’est en somme l’ensemble des méthodes qui doivent rendre le « cours magistral » marginal, en lui préférant un ensemble de pratiques d’enseignement censées faciliter l’apprentissage et rendre le cours plus accessible et « attractif ». Ainsi la pédagogie privilégie les cours clairement structurés selon différentes étapes :

  • Définition des contenus d’enseignement et des objectifs d’apprentissage en début de séance ;
  • Phase de « dévolution » et détermination des méthodes de travail ;
  • Début de l’activité par laquelle les élèves vont, seuls ou en groupes, s’efforcer d’atteindre par eux-mêmes le savoir plutôt que de le recevoir « du dehors » dans une forme purement magistrale d’enseignement ;
  • Éventuelle phase transitoire de synthèse et de mise en commun des résultats trouvés par les élèves ;
  • Phase de « régulation » où le professeur invite les élèves à opérer des corrections ;
  • Phase d’ « institutionnalisation » du savoir : on arrive enfin à la connaissance dans sa forme aboutie, trouvée par l’effort et le tâtonnement des élèves eux-mêmes, et mise à l’écrit par le professeur au tableau.

Il faut remarquer une chose essentielle : certaines idées sont louables, certaines pratiques, tout à fait justifiées. Le problème est que ces idées et pratiques sont dévoyées dès le départ par un mensonge absolu, celui qui veut que les élèves puissent eux-mêmes accoucher d’un savoir plutôt que de le recevoir passivement du dehors, et alors même que tout est fait pour qu’ils aient de moins en moins les prérequis nécessaires à une telle autonomie. D’une part, les élèves n’ont pas à produire par eux-mêmes un savoir que le professeur a, en vertu de ses compétences et de son autorité, à leur transmettre.

C’est au moment des évaluations que les élèves sont mis dans une telle position, mais l’évaluation est la suite logique d’un cours, sauf à penser que les cours sont superflus. Ensuite, l’on doit effectivement pouvoir mettre les élèves dans une position active de réflexion et de participation au cours : les ESPE n’ont rien inventé. N’importe quel professeur digne de ce nom sait se remettre en question, développe régulièrement des innovations et des activités à réaliser en classe, amende ses cours, etc. Mais de telles activités ne sont possibles que ponctuellement – ce n’est pas le modèle de toute séance –, et sur la base d’acquis solides. Or que faisons-nous actuellement, pour nous assurer de la validation des acquis ? Nous adoptons, par exemple, le décret du 3 juillet 2014, qui met fin à la possibilité de redoubler la seconde, sauf dans des situations très exceptionnelles et à la demande des familles[1].

L’idée est intéressante, qui consiste à ne pas réduire les effectifs des classes, à marginaliser le phénomène du redoublement de la quatrième à la Terminale, à faire les heures d’AP (Accompagnement Personnalisé) en classe entière, à entretenir par tous les moyens – au lieu de s’efforcer de le réduire – le problème de l’hétérogénéité des classes, et à vanter ensuite les mérites des pratiques pédagogiques qui attendent des élèves qu’ils soient capables de penser par leurs propres moyens. Sans nous étendre plus avant sur les nombreuses difficultés que pose une telle conception de l’enseignement, détaillées dans un autre article[2] – conception qui est invariablement celle des réformes gouvernementales des trente dernières années, le clivage gauche / droite étant ici complètement inexistant –, poursuivons la lecture du texte qui en préconise l’extension au supérieur et en particulier à l’université.

I – Oui, les professeurs du supérieur sont recrutés et promus en tant que chercheurs.

L’article déplore que « la carrière des enseignants-chercheurs [soit] essentiellement fondée sur leurs performances en recherche. C’est en effet ce critère qui préside à leur qualification par le Conseil national des universités (CNU), c’est-à-dire leur entrée dans le corps des maîtres de conférences, puis des professeurs. »

Il faut en effet avoir réalisé une thèse, et obtenu la qualification du CNU (Conseil National des Universités), pour candidater à un poste de MCF (Maître de conférences). Cela ne veut pas dire que les enseignants-chercheurs ne sont pas des enseignants, mais simplement que l’enseignement d’un professeur du supérieur n’a de sens que par rapport à sa recherche. Un véritable professeur à l’université est une personne dont l’enseignement découle, en droit, d’une activité de recherche soutenue. Il est donc recruté premièrement sur ses qualités de chercheur. On aura raison, en ce sens, de reprocher à un professeur de fac – comme il arrive malheureusement – d’être totalement inactif sur le plan de la recherche depuis des années, et de ressasser les sempiternels mêmes cours. C’est contraire à sa fonction.

L’auteur poursuit en indiquant cette fois que l’ « on devient professeur en passant une HDR, comprenez une habilitation à diriger des recherches (et non pas des formations). A ce niveau, rares sont ceux qui continuent d’enseigner aux étudiants de licence, encore moins en première année, ces cours étant souvent perçus comme une charge peu valorisante pour d’éminents chercheurs… ». En effet, lorsque l’on est maître de conférences habilité à diriger des recherches ou professeur des universités (PU), on enseigne tendanciellement moins dans les premières années du cursus universitaire, pour la bonne raison que ces années sont celles qui nécessitent le moins le recours à la recherche.

Dans une discipline comme la philosophie, les cours seront essentiellement de deux sortes de la L1 à la Licence : de l’histoire de la philosophie – des cours sur des auteurs –, et, dans une bien moindre mesure, de la méthodologie. Ces cours ne requièrent pas d’appui sur la qualité de « chercheur » de l’enseignant-chercheur, et il semble assez logique que les nouveaux arrivants s’en chargent, par exemple les doctorants, ou mieux encore les PRAG (professeurs agrégés du second degré affectés dans le supérieur). Les MCF HDR ainsi que les PU encadrent des travaux de recherche, ils sont donc fondés à enseigner plutôt au niveau du Master – où il est question… de recherche ; et où, en principe, commence à se former une authentique communauté de recherche entre professeurs et étudiants.

II – Ce qu’il faut réformer, ce sont les premières années du cursus universitaire qui ne sont ni une formation rigoureuse du type de celle des classes préparatoires, ni une initiation à la recherche : un entre-deux intenable.

Si l’on voulait à tout prix critiquer une telle répartition des cours, et inciter les MCF et PU à enseigner davantage dans les premières années du cursus, peut-être faudrait-il faire en sorte que lesdites premières années soient conçues différemment. Qu’on y invite réellement les étudiants à faire autre chose que de l’histoire de la philosophie et de la méthodologie, c’est-à-dire autre chose qu’une réplique affaiblie de ce qui se passe dans les classes préparatoires. Cela permettrait incidemment de se poser la question du positionnement de l’université par rapport aux prépas, point totalement aveugle des réflexions sur le secondaire et le supérieur.

Ni recherche, ni préparation aux compétences requises pour réussir, à terme, les concours de l’enseignement, les premières années du cycle universitaire sont une sorte d’entre-deux inacceptable.

Veut-on faire de l’université, comme le préconisait Foucault dans « Pour en finir avec les mensonges », un entretien avec Didier Eribon paru dans Le Nouvel Observateur en 1985[3], le lieu d’une formation à des qualités spécifiques, qui sont celles de la recherche ? Ou l’université doit-elle être, jusqu’au Master, une version moins ardue et non généraliste de ce qui se passe en prépa ? L’on peut tout à fait accorder sa préférence à la deuxième option, et dire que les étudiants de Licence sont en règle générale inaptes à produire de réels savoirs, les premières années devant rester une propédeutique. Mais dans ce cas, il faut se donner les moyens d’une formation conséquente à la fac, bien plus à la hauteur de celle dispensée dans les prépas.

En clair, reprocher aux MCF HDR et aux PU de ne pas enseigner en Licence n’a de sens que si l’on fait en sorte que les premières années universitaires engagent davantage de travail de recherche, en assumant donc une frontière nette entre ce qui se fait à la fac et ce qui se fait en prépa. Mais si l’on doit objecter que les choses sont très bien comme elles sont, et qu’on ne peut pas être aussi exigeants avec de jeunes étudiants, parce qu’ils n’ont pas la maturité requise pour faire partie de la communauté des chercheurs à ce stade de leurs études, alors on doit maintenir l’actuelle organisation des cours du premier cycle, mais la rendre plus rigoureuse. Voilà la vraie réforme en jeu.

Pour reprendre l’exemple d’une discipline que nous connaissons bien, cela implique de former plus efficacement les étudiants aux exercices académiques (méthodologie) et à la philosophie générale. Rien ne sert de souligner que les étudiants dont le parcours fut purement universitaire et ceux qui ont fait une prépa sont complètement inégaux devant la préparation des concours de l’enseignement du second degré. Peut-être faudrait-il s’inquiéter d’un tel écart, et y remédier ? Pour cela, il n’est pas besoin de former les MCF et les PU à la pédagogie, mais de s’inspirer de certaines composantes des classes préparatoires, de leur aspect généraliste et de la régularité des évaluations qui s’y tiennent. Rappelons que l’enseignement « méthodologique » à l’université se limite, dans de nombreux cas, à une « UE » (unité d’enseignement) à valider sur un semestre, à raison de 2h de cours par semaine et d’une ou deux évaluations, pour la totalité du premier cycle.

Ni recherche, ni préparation aux compétences requises pour réussir, à terme, les concours de l’enseignement, les premières années du cycle universitaire sont une sorte d’entre-deux inacceptable. Voilà donc encore un article qui masque habilement les réformes nécessaires du supérieur : celles qui devraient permettre à la fac d’être autre chose que la « poubelle » des classes préparatoires. Celles qui devraient permettre de ne pas condamner les étudiants à une absence quasi totale de débouchés professionnels à l’issue de l’obtention d’une Licence et d’un M2.

III – La dégradation du secondaire impacte le niveau des étudiants et le profil des enseignants-chercheurs.

Poursuivons la lecture de l’article : « Si les enseignants-chercheurs sont de fait des enseignants, ils ne sont pas considérés comme tels et les jurys se demandent peu si la personne recrutée a ou non des qualités de pédagogue. » Pour devenir pédagogue, il n’est pas nécessaire de suivre des cours à l’ESPE ; il est en revanche décisif de passer par le secondaire. Surprise ! Les candidats qui vont à la fac le font pour ne jamais avoir à s’y coller. Pourquoi ? Parce que les conditions du métier sont déplorables. Il serait sans doute salutaire que les professeurs réalisent quelques années d’enseignement dans le secondaire avant de prétendre à une carrière à l’université, mais cela nécessite de s’en donner les moyens et de ne pas employer toute son industrie à les en dissuader.

Dégrader le secondaire […] c’est vider de son sens le supérieur.

Dire cela, c’est encore pointer une difficulté : beaucoup de candidats se destinent à la recherche et à une carrière à l’université dans l’unique but de ne pas avoir à mettre les pieds dans le secondaire, et non pas nécessairement parce qu’ils auraient quelque chose à dire. On voit donc bien qu’à force de dégrader le secondaire, ce que l’on fait conjointement, c’est vider de son sens le supérieur. Il n’est pas ou pas toujours un espace de production de savoirs, mais tend à devenir l’endroit où ceux dont le parcours académique est suffisamment brillant peuvent s’offrir le luxe de s’isoler et de se protéger. Sans doute ce genre de motivations favorise-t-il grandement la qualité des travaux de recherche.

Enfin, idéalement, un professeur à la fac n’a pas à être « pédagogue » : il a à assurer des cours qui s’imposent par leur qualité. Les étudiants à la fac ont choisi d’être là et, contrairement à ce qui se passe dans les prépas, ils sont censés être autonomes dans leur travail, capables de se fixer un cadre. Le professeur n’a pas à pallier le manque de sélection, à aller vers les étudiants ou à s’adapter à eux et aux lacunes qu’ils ont creusées dans le secondaire : ils se débrouillent, et la seule chose qu’ils soient en droit d’exiger, c’est que le cours présente un intérêt intellectuel.

L’article précise plus loin que « loin d’être innées », les compétences de pédagogue « se révèlent d’autant plus importantes aujourd’hui que les universités doivent faire face à un afflux d’étudiants, pas toujours autonomes dans leur apprentissage. Plus que jamais, les enseignants d’universités doivent être de bons pédagogues. » Nous atteignons ici le summum de l’hypocrisie et du défaut de pensée logique. Si les étudiants ne sont pas autonomes dans leur apprentissage, peut-être est-ce parce que le secondaire ne les y forme plus ? Et si le secondaire ne les y forme plus, peut-être est-ce parce qu’il souffre de réformes successives délétères et de l’emprise du pédagogisme ? En somme, ce qui est en réalité le résultat de cette catastrophe que représente l’obsession de la pédagogie et qui vise systématiquement à empêcher la détermination des bonnes réformes (celles qui devraient matériellement permettre une amélioration significative de l’éducation dans le secondaire) apparaît ici comme … la justification d’une dégradation analogue du supérieur. La malhonnêteté intellectuelle à son degré le plus élevé : ne pas présenter un résultat comme un résultat, mais comme un état donné (tout en reconnaissant qu’il est « nouveau », illogisme intéressant), dont on se dispense de penser la cause et donc la possible réversibilité.

IV – La qualité de chercheur du professeur du second degré, et la question de la formation continue. 

L’article est enfin à l’opposé de ce qu’il est urgent de reconnaître, et il opère une complète inversion: insistons plutôt sur la qualité de « chercheur » des professeurs du second degré que sur celle d’ « enseignant » des enseignants-chercheurs.

Le métier de professeur du secondaire n’a lui-même de sens que parce que le professeur fournit un travail de recherche, un travail de composition et de renouvellement constant de ses cours; bref, que parce que le professeur du secondaire s’engage véritablement dans une « formation continue ». C’est ce qui rend le métier stimulant pour le professeur comme pour ses élèves ; c’est ce qui rend ses cours uniques et fait du professeur un intellectuel, certes pas un chercheur dans la même acception que celle admise pour le supérieur, mais un chercheur tout de même. Car autrement il suffirait de donner des manuels aux élèves.

Or on observe qu’étrangement, un professeur est nécessaire pour faire des liens entre des savoirs conceptuellement complexes et des exemples concrets, pour lier les connaissances entre elles, pour proposer des recoupements originaux, pour solliciter l’imagination des élèves. C’est sur la qualité de chercheur du professeur du secondaire qu’il faudrait insister, c’est cette qualité qu’il faudrait valoriser au lieu de détériorer toujours plus les conditions dans lesquelles il enseigne et de réduire à néant toute possibilité pour lui de continuer à se former et à chercher. À la place, nous avons droit à un article qui insiste sur la qualité d’enseignant des enseignants-chercheurs.

On ne saurait mieux illustrer l’empêchement de « formation continue » des professeurs, et l’absence totale de communication entre secondaire et supérieur, que par la manière dont sont gérées les demandes de « mise en disponibilité ». Un enseignant du second degré a en effet le droit de demander une « disponibilité », reconductible deux ans, pour effectuer une thèse dans le supérieur, dans le cadre d’un contrat doctoral (un financement de thèse comportant une durée réglementaire de trois ans). L’obtention d’un tel contrat est actuellement extrêmement difficile dans les disciplines littéraires.

À l’exception de quelques universités parisiennes (Paris I, Paris IV, par exemple), les facultés disposent généralement d’un contrat doctoral pour l’ensemble du département, quand elles en disposent. C’est un chemin semé d’embûches, et le professeur pourrait se croire au bout de ses peines lorsqu’il a décroché un financement, à force de candidatures, de modifications du projet de thèse, de travail scientifique et de ruse, mais ce n’est pas tout. Il lui faut encore demander la fameuse disponibilité, dont l’accord revient au Recteur de l’académie d’enseignement. Or il est de plus en plus fréquent que ces demandes soient rejetées, et que les professeurs aient à formuler des recours et à solliciter leurs directeurs de thèse, comme ceux des écoles doctorales, afin d’obtenir satisfaction dans le meilleur des cas. Le motif allégué : les nécessités de service.

Il en résulte que les enseignants sont absolument prisonniers d’un système qui, non content de les traiter comme des pions corvéables à merci, les enferme en son sein, sans possibilité d’issue ni de progression.

Malgré les belles promesses d’augmentation du nombre de postes dont on nous rebat les oreilles depuis le début du mandat de François Hollande, on manque d’enseignants dans certaines disciplines, et les académies les plus difficiles sont souvent les plus déficitaires. L’augmentation effective du nombre de postes aux concours de l’agrégation et, surtout, du CAPES, ne doit pas masquer une réalité inquiétante : tous ces postes ne sont pas pourvus, car le niveau de recrutement est très bas. Au CAPES de lettres modernes, par exemple, sur les 1316 postes offerts en 2016, 1076 seulement sont pourvus.

À cela s’ajoutent les démissions des enseignants stagiaires en cours d’année, dont la proportion entre 2012 et 2015 a triplé dans le primaire, doublé dans le secondaire, obligeant le Ministère à recourir massivement aux listes complémentaires et aux contractuels, et creusant un peu plus les inégalités entre les académies attractives et les académies déficitaires[4]. Plus personne ne veut être enseignant, et parmi les gens qui se présentent aux concours, certains ont manifestement un niveau trop faible pour être recrutés. La conséquence sur les enseignants déjà en poste ne se fait pas attendre : il est désormais impossible de demander une mise en disponibilité pour espérer connaître une évolution de carrière, pour laquelle un doctorat est absolument nécessaire – que ce soit pour enseigner à l’université ou dans les classes préparatoires. Il en résulte que les enseignants sont absolument prisonniers d’un système qui, non content de les traiter comme des pions corvéables à merci, les enferme en son sein, sans possibilité d’issue ni de progression.

V – Refuser de reconnaître la qualité de chercheur du professeur du second degré est au cœur de l’idéologie portée par les réformes de l’enseignement.

Alors même que l’Education Nationale devrait se réjouir de voir ses enseignants souhaiter poursuivre une activité intellectuelle de qualité en s’engageant, par exemple, dans la recherche (ce qui est la garantie d’un enseignement de meilleur niveau), elle préfère les enfermer et les condamner à se scléroser intellectuellement, en les abrutissant à grand renfort de réunions, de projets pluridisciplinaires, de nouvelles pédagogies.

Nos représentants politiques, à vouloir brider cette liberté et à nous maintenir enfermés dans ce système, sont-ils simplement méchants et revanchards à l’égard de ces malheureux professeurs qui, selon une rengaine bien connue, passent leur temps à se plaindre, à faire grève et, le reste du temps, à se dorer la pilule en vacances ? Si ce n’était que cela. Mais la réalité est, à nos yeux, bien plus grave. Dans cette histoire, les enseignants ne sont en effet qu’un instrument. Pourquoi leur refuser une mise en disponibilité pour recherches, alors même que les contrats doctoraux ne sont attribués qu’à une minorité de personnes, et qu’on accorde par ailleurs à certains professeurs des décharges représentant plus de la moitié de leur service pour aller enseigner dans les ESPE, où ils se feront les chantres de la désastreuse réforme du collège ?

Les nécessités de service ont bon dos, la véritable raison est évidemment ailleurs : il semble bien que nos représentants n’aient aucun intérêt à doter l’école publique d’enseignants solides sur le plan intellectuel. La réforme du collège refuse aux élèves un enseignement riche et complexe sous un joli prétexte d’égalitarisme. Pour appliquer ce que propose cette réforme, nul besoin d’enseignants qui maîtrisent leur discipline ou souhaitent se perfectionner : des animateurs suffisent, pour peu qu’ils soient serviles, tous enclins à avaler et à recracher ce que leur sert le ministère. La possibilité même d’une réflexion critique, dès lors, apparaît dangereuse : que les enseignants qui voudraient protester ou même simplement réfléchir s’en aillent ! Le ministère n’a pas besoin d’eux.

On pointera là une manière d’étouffer sans vergogne le débat démocratique. Mais, par ailleurs, quelles vont être les conséquences concrètes de ce processus ? Va-t-on, par cette voie, atteindre le bel idéal égalitaire dont on nous chante les louanges depuis des mois ? Certainement pas. C’est le contraire qui adviendra. Les enfants issus d’un milieu social favorisé iront dans le privé, et les professeurs rigoureux mais déçus qui voudront sauver leur peau seront forcés de démissionner et donc, de retrouver du travail dans le privé également, car tout le monde ne sera évidemment pas accepté dans le supérieur. Tout cela ne sera pas sans nous rappeler un autre système d’enseignement, extrêmement égalitaire, qui sévit dans un certain pays outre-Atlantique.

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Sources :

[1] Décret n° 2014-1377 du 18 novembre 2014 relatif au suivi et à l’accompagnement pédagogique des élèves (https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2014/11/18/MENE1418381D/jo)

[2] Se rapporter à notre article : « Et si l’Education Nationale était réformée par des professeurs ? », Margaux Merand & Hélène Parent ; entretien réalisé par Alexis Feertchak et publié au FIGAROVOX le 30/09/2016.

http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2016/09/30/31003-20160930ARTFIG00326-et-si-l-education-nationale-etait-reformee-par-des-professeurs.php

[3] http://hydra.humanities.uci.edu/foucault/mensonge.html

[4] Rapport n°144 Carle-Férat du 24 novembre 2016, p. 37.

http://www.senat.fr/rap/a16-144-3/a16-144-31.pdf