Le chanvre industriel, culture stratégique, plante « miracle » ?

Papier, textile, corde, huile, protéines, isolant, biocarburant, parpaings… le chanvre est une plante d’une polyvalence unique dans le règne végétal. Est-ce une découverte ? Pas vraiment… Bien qu’il soit très largement exploité partout dans le monde depuis des temps immémoriaux, sa culture a été fortement menacée en occident dans les années 40 et 50. Cette histoire méconnue est extrêmement politique. Désormais, de plus en plus de petites entreprises se lancent dans l’aventure, arguant des débouchés industriels potentiellement très intéressants.  


Le chanvre industriel ne se fume pas ! Le cannabis sativa contient à l’état naturel trop peu de THC (tétrahydrocannabinol : la substance psychoactive) pour produire un quelconque effet. La marijuana est en fait du cannabis sativa, mais sélectionné sur des générations pour concentrer le THC (0,2% en moyenne pour la plante industrielle contre 1-5% pour la marijuana).

La fibre de chanvre est utilisée depuis plus de 10 000 ans dans la confection d’habits. Avant les années 30, presque chaque paysan européen et américain en cultivait un petit lopin. Cette plante complétait idéalement les autres activités de la ferme : ses graines sont comestibles et produisent une huile aux grandes vertus nutritionnelles (parfaitement équilibrée en oméga 3/omega 6 pour le corps humain). Après pressage, il reste une farine très protéique utilisable en cuisine (tout comme les feuilles). Dans beaucoup de petits villages, ce fut longtemps un complément alimentaire salvateur, malgré son goût très prononcé.

Le chanvre se prête bien à la rotation des cultures puisque ses racines aèrent la terre et ne l’appauvrissent que très peu. Une fois coupée, la plante est un très bon engrais vert et n’a besoin d’aucun pesticide, car elle est très robuste et n’a pas beaucoup d’ennemis biologiques. On note aussi qu’elle possède une capacité dépurative pour la terre (phytoréhabilitation), puisqu’elle chélate (capture) les métaux lourds. Sur d’anciennes zones industrielles polluées, la sativa a déjà démontré son potentiel. Dans les Pouilles, des cultivateurs italiens ont encerclé de chanvre l’usine d’acier d’Ilva et ainsi réussi à décontaminer les sols de certains métaux lourds[1]. Il suffit ensuite de transformer les plants chargés en polluants en matériau d’isolation pour s’en « débarrasser ». Des résultats très intéressants ont aussi été constatés dans les zones polluées par la radioactivité. À Tchernobyl, la plante a été utilisée pour neutraliser le césium 137, strontium 90, et le plutonium. Des scientifiques de l’Université du New Jersey la préconisent autour de Fukushima[2].

De multiples avantages pour une transition industrielle écologique

Sa fibre, le « liber », qui constitue la couche extérieure de la tige, peut être filée, tressée pour en faire du tissu, ou pilée et séchée pour en faire du papier. Le mot « canevas » qui désigne la toile de peinture vient par exemple de cannabis. La grande majorité des habits, des draps, des voiles de bateau, etc. produites avant le 20e siècle l’étaient en fibre de chanvre. C’est aujourd’hui encore certainement l’axe de développement le plus intéressant dans le cadre d’une nécessaire transition écologique.

Le rendement du liber est assez impressionnant : de 900 à 2700 kg par hectare, soit plus que n’importe quelle autre plante à fibres. Rapporté à son poids, un plant produit 10 à 100 fois plus de fibres utilisables que les arbres ou le coton. D’ailleurs, la culture du coton est une des plus polluantes qui soit : alors qu’elle ne couvre que 2,5% des terres cultivées dans le monde, elle consomme 16% de la production annuelle d’insecticide et produit in fine 1% de la totalité des émissions de gaz à effet de serre anthropique (1 t-shirt = 35 kg de CO2 dans l’atmosphère). Ses besoins en eau sont importants, jusqu’à créer dans certains cas des catastrophes écologiques (l’assèchement de la mer d’Aral notamment). Si le coton reste plus agréable au touché que la fibre de chanvre (dans l’état actuel des technologies de tissage), on pourrait néanmoins en remplacer la moitié de la production cotonnière mondiale par de la fibre de chanvre. En effet, tous les vêtements n’ont pas vocation à être extrêmement doux (jeans, casquettes, vestes…). L’impact environnemental de la culture du chanvre étant très minime (voir positif si exploité dans le cadre d’une économie circulaire durable), le remplacement du coton représenterait une grande avancée écologique.

En Chine, le président Hu Jintao a d’ailleurs demandé en 2009 aux producteurs de son pays d’augmenter de 800 000 hectares la culture du chanvre, pour pallier les problèmes posés par le coton[3].

Fibres de chanvre brutes (avant transformation)

Ce rendement fibreux représente également une formidable opportunité pour l’industrie papetière. Il faut beaucoup moins d’eau pour produire un papier à partir de fibre de chanvre qu’à partir de fibre de bois. Avant les années 1840, l’essentiel du papier était produit à partir de vieux habits en chanvre. Le papier obtenu est également de très grande qualité : la première bible imprimée par Gutenberg ou encore la Constitution américaine reposaient sur du papier chanvre ayant traversé les siècles jusqu’à nous sans problèmes. Le métier de chiffonnier consistait à parcourir les villes pour récupérer toutes les guenilles pour l’industrie papetière. Le bois a ensuite pris le relais, notamment pendant l’essor industriel des vallées alpines. Or, lorsqu’on parle de lutter contre le réchauffement climatique, il faut constamment chercher à immobiliser le plus de carbone possible loin de l’atmosphère. Le bois, qui contient 50% de carbone, doit servir principalement à la construction. Les édifices de bois durent des siècles et les nouvelles technologies de construction permettent désormais de s’émanciper du béton au profit de ce matériau renouvelable. Le papier n’est pas une manière durable de stoker du carbone puisqu’il finit souvent jeté et incinéré. Puisque le chanvre pousse beaucoup plus vite que le bois, il est donc tout indiqué pour le remplacer et dégager ainsi des marges de manœuvre pour le secteur de la construction.

L’industrie du bâtiment représente d’ailleurs un débouché prometteur pour le chanvre : après avoir retiré le liber, la pulpe de la plante peut être transformée en une vaste gamme de matériaux (plâtre, stuc, panneaux de fibres, parpaings et isolant thermique). Rappelons que la demande en matériaux d’isolation naturelle est extrêmement élevée dans le cadre de la transition énergétique (place prépondérante dans le scénario Negawatt, un scénario de transition complète vers la neutralité carbone en 2050 ).

Plus récemment, des équipes de scientifiques ont réussi à créer un bioplastique pour impression 3D. Le bioplastique de chanvre semble aussi avoir de beaux jours devant lui. Biodégradable, il peut, mélangé à d’autres produits, être également très solide. Cette trouvaille ne date pas d’hier. En 1941, Henri Ford a sorti un modèle de voiture à la carrosserie faite de bioplastique de chanvre (tout l’acier allant à l’industrie militaire). Pensant 500 kg de moins que le modèle classique, roulant au bioéthanol de chanvre et présentant des performances supérieures que ses homologues en acier, le modèle semblait incarner le futur de l’automobile. Mais la Seconde Guerre Mondiale impose logiquement le métal à l’ensemble de l’industrie mécanique. Le projet est mis entre parenthèses puis abandonné après le conflit, sous la pression des magnats de l’acier[4].

Comment le chanvre est devenu l’ennemi du capitalisme moderne.

Globalement, au prix actuel des matières premières, un hectare de chanvre est 3 fois plus rentable qu’un hectare de blé. Au vu de l’évolution potentielle des filières, la demande pourrait faire augmenter son prix encore davantage. Alors pourquoi a-t-il disparu de nos champs en occident ?

L’histoire de la prohibition du chanvre commence aux États-Unis en 1937 avec l’affaire de la firme Dupont. Cette compagnie avait alors développé une nouvelle fibre synthétique, le nylon, qui devait substituer la fibre de chanvre. Pour éliminer plus facilement la concurrence de la fibre naturelle, Dupont fait pression sur le gouvernement, qui promulgue le Marijuana Tax Act.

Mais le coup le plus dur viendra de l’industrie papetière. William Hearst, magnat de la production de bois papier et de la presse utilise cette dernière pour semer la panique dans les campagnes américaines. Et misant sur le caractère narcotique de la plante, il diffuse des contenus-chocs (titres effrayants, photos violentes, polémiques alarmistes…) et invente par la même occasion les codes de la presse à sensation que l’on connait actuellement. Encore aujourd’hui aux États-Unis, le cannabis à usage thérapeutique est autorisé dans 30 États (dans 10 États pour usage récréatif), mais dans aucun pour usage industriel. Un paradoxe qui suffit à démontrer que le caractère narcotique de la plante n’est qu’un prétexte.

Cordages de navire en chanvre

En France et en Italie, la culture du chanvre fut longtemps encouragée. Les rois ont subventionné les agriculteurs jusqu’au début du XXe siècle dans le but de produire les cordages nécessaires à la marine militaire. L’Italie était alors le deuxième producteur mondial derrière la Russie. L’interdiction complète eut lieu au début des années 60, alors que l’Italie était de fait sous emprise américaine dans la stratégie de Containment.

Aujourd’hui, alors que le contexte juridique évolue en faveur du chanvre industriel, mais de façon assez lente, c’est la République tchèque qui joue le rôle de leader à l’échelle européenne. Beaucoup de petites entreprises italiennes vont d’ailleurs y faire transformer leur produit, car la législation y est beaucoup plus favorable. La Chine et la Corée du Nord ont pris beaucoup d’avance dans le domaine. Près de 600 produits dérivés du chanvre sont brevetés dans le monde, dont la moitié appartient aux Chinois. L’essor technologique n’y a jamais été entravé par une quelconque prohibition et permet aujourd’hui à Pékin de développer des machines de pointe capables de récolter la fibre de manière très efficace. Si les informations qui nous parviennent sur ce secteur de Chine sont rares, nous savons que le gouvernement finance des recherches sur l’usage de plantes, à des fins militaires notamment (pour soigner les soldats, ainsi que pour fabriquer des tissus pour les uniformes)[5].

Faire renaître la culture du chanvre pour créer de nouvelles filières.

Francesco Cillerai, diplômé de l’Université de sciences politiques de Turin, est le fondateur de l’association « Canapa Valsesia ». Le but de cette dernière est de mettre en relation les petits producteurs des hauts villages, de les informer sur les réglementations, d’organiser la vente des divers produits ainsi que l’approvisionnement en semences, et de promouvoir les anciennes traditions liées à cette culture. L’association n’est pas à but lucratif. Elle encadre seulement les activités liées au chanvre utilitaire (non « récréatif »), dans le but de semer les bases d’une future filière. Son fondateur n’en cache pas le but politique : pousser à l’autonomisation des territoires, augmenter la résilience alimentaire et matérielle.

Métier à tisser le chanvre traditionnel, Alagna, Italie

C’est grâce au travail de Francesco que la plante a été réintroduite dans une partie du Piémont. Alors qu’elle y était autrefois largement cultivée pour la production textile artisanale (le tissage occupant les longs mois d’hiver), la prohibition du chanvre italien dans les années 60 a eu raison de cette tradition. L’association a d’ailleurs obtenu une loi auprès de la région Piémont pour faciliter la culture[6].  Si ces pratiques sont encore de niche dans le nord de l’Italie, elles tissent les liens d’une future filière.

De son côté, la France est désormais le premier producteur de chanvre industriel en Europe (6 chanvrières, 1 414 producteurs et près de 16 400 hectares de surface dédiée à sa culture). Ce n’est pas beaucoup dans l’absolu. En augmentant la superficie de culture, notamment en remplaçant les productions fourragères (si diminution de production de viande) et en généralisant la rotation des cultures, il serait possible de décupler, centupler la production et ainsi développer une filière à caractère industriel.

La nécessité de substituer la production pétrolière pour sauver le climat nous impose le développement de ce type de filière. Développer la culture du chanvre est également une politique de souveraineté économique, là où la dépendance aux hydrocarbures pour la production de plastique est une dépendance géopolitique.

 

Photo de couverture : feuille de chanvre, wiki commons

[1] https://www.humboldtseeds.net/fr/blog/cannabis-pour-regenerer-sols/

[2] https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/developpement-durable-cannabis-decontaminer-fukushima-29725/

[3] Fine, Doug. “A Tip for American Farmers: Grow Hemp, Make Money.” Los Angeles Times. June 25, 2014.

[4] https://www.industrie-techno.com/la-voiture-bio-sourcee-a-73-ans.33285

[5] https://fr.sputniknews.com/presse/201708291032830844-chine-chanvre-medicaments/

[6] http://www.canapaindustriale.it/2017/01/16/nuova-legge-sulla-canapa-in-vigore-dal-14-gennaio/

La vampirisation de l’économie circulaire

©Zhiying.lim. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license

L’économie circulaire, très en vogue dans les discours politiques y compris au plus haut niveau, s’illustre d’ores et déjà par de nombreuses réussites sociales, éthiques et environnementales. Mais le concept est encore largement ignoré ou dévoyé par de nombreux acteurs de l’économie.

Tout le monde sait bien que le cercle, quand il n’est pas le symbole de la perfection, n’en est pas moins souvent vertueux. Quand il s’agit donc d’appliquer la circularité à l’économie, ça semble a priori tout bénef’ : peu ou pas de fuite de capitaux vers des destinations lointaines, recyclage ou raccommodage d’objets cassés, usés, ébréchés, etc., et donc lutte contre l’extractivisme et l’obsolescence programmée, économies d’énergie, réinsertion professionnelle facilitée, garanties éthiques (ne l’associe-t-on pas avec l’économie “sociale et solidaire” ? ). Sauf que beaucoup de grandes entreprises galvaudent jour après jour cette notion de bon sens, en nous servant le même argument fallacieux qu’il y a deux siècles : quelque chose qui ressemble à “le gaspillage, les déperditions de matière et d’énergie, au niveau de la production et de la consommation, ne sont pas rentables pour nous”.

Au plus haut niveau : la responsabilité des États et des collectivités

Au premier plan de la transition vers une économie circulaire se trouvent les villes, véritables gouffres énergétiques, centres de consommations insatiables, qui déséquilibrent les métabolismes écosystémiques (la matière organique qui converge depuis les campagnes ne leur est plus rendue quand les excréments ne sont plus revalorisés, ce qui se solde par des problèmes de fertilité des sols et incite donc à recourir à des engrais qui viennent du bout du monde – le guano il y a longtemps – ou de synthèse, exemple type de fuite en avant écologique).

Parmi elles, “la Ville”, excusez du peu, c’est ainsi que se présente Paris, qui met en avant sur son site officiel, le lancement, en 2015, des États généraux de l’économie circulaire, “pour inventer les solutions de demain”, et la publication d’un Livre Blanc à l’issue de cette grand-messe providentielle. Parmi les solutions proposées, on retrouve, pêle-mêle, le soutien financier aux recycleries, la réutilisation de pavés en granit pour de nouveaux chantiers, l’aide à l’installation de composteurs dans les copropriétés d’immeuble, la valorisation des “déchets verts” des arbres de la capitale, et surtout, de nombreux appels à projet éco-citoyens. Pas encore de plan pour “circulariser” les pics de pollution, mais ça ne devrait pas tarder !

Néanmoins, les États, qui n’ont pas attendu la loi française relative à la transition énergétique pour la croissance verte de 2014 pour se mettre à la page, ne sont pas en reste. Parmi les pionniers, le Japon et son concept de sound material-cycle society fondé sur les 3R (réduire, réutiliser, recycler, loi en 1991). Avec de maigres ressources naturelles propres (en particulier énergétiques), un territoire exigu et très escarpé, le pays a très tôt perçu l’intérêt de réduire les industries à très haute consommation énergétique, de se doter des équipements les plus modernes en matière d’industrie lourde, et de développer, dans une certaine mesure, une économie de la connaissance (recherche de pointe en robotique, dans les biocarburants issus des ressources marines, etc).

Aux Pays-Bas, c’est le principe cradle to cradle (du berceau au berceau), ou “C2C” qui fait le plus de ramdam. Il est basé sur l’idée de “cycle de vie”, et met l’accent sur l’utilisation de matières biodégradables ou synthétiques sans impact négatif sur la santé ou l’environnement, facilement assemblables et désassemblables pour retourner indéfiniment dans leur cycle technologique. La Chine ajoute sa pierre à l’édifice en 2009 avec sa “Loi sur la promotion de l’économie circulaire” qui prévoit notamment une compétition entre 100 villes pilotes pour promouvoir une “civilisation écologique”.

Alleluia !

Les joies du recyclage et du non-recyclage

Pendant que la France prohibe les sacs plastiques jetables (sauf sur les marchés, chez le petit vendeur de crêpes à emporter de la rue Machinchose, et quelques autres), la grande distribution, par exemple, actuellement épouvantée par l’affaire de l’étiquetage nutritionnel, aurait compris que diminuer la quantité de films plastiques, cartons, aluminiums, pourrait être rentable, et permettrait de jouer la carte écolo. Il n’en fallait pas plus pour que l’emballage carton des yaourts commence à s’évaporer, pour que les vendeurs d’eau minérale allègent leurs bouteilles en plastique, que Materne récupère les gourdes de Pom’pot, et bien d’autres merveilles.

Seulement mince, le suremballage, voyez-vous, c’est tout de même vendeur. Les emballages individuels, c’est pratique, chacun son goûter ! Ça laisse de la place pour vanter la richesse en céréales complètes et faire un joli dessin de collation équilibrée, ou encore pour distraire ces chers petits avec la dernière bourde de Toto. C’est rutilant, que dis-je, flashy, tendance, en termes plus choisis, le produit a une identité visuelle plus forte qui facilite son repérage, permet de fidéliser le client, a un code-barres plus accessible aux doigts habiles de la caissière (ou du caissier, plus rare). Mais de deux choses l’une : ou bien, c’est souvent très peu recyclable, donc enfouissable ou incinérable : longue vie au “cycle de vie” ! Ou alors, c’est recyclable : mais c’est oublier que recycler ne se fait pas par l’opération du Saint Esprit : et oui, ça demande de l’énergie, de refondre le verre brisé dans les conteneurs, l’alu, l’acier, de la main d’oeuvre… De plus, pourquoi recycler les métaux, quand le cours des matières premières est souvent inférieur au coût du recyclage ? D’après Éric Drezet, ingénieur au CNRS, “Comme on peut le constater, le recyclage des métaux a encore une marge de progression importante mais il est fort probable que tant que le cours des matières premières sera inférieur au coût du recyclage, celui-ci ne progressera pas de manière significative.” Quand y en a plus, y en a encore !

L’enfumage général des géants industriels : un regard en arrière

Dans un article passionnant paru cette année, “La main invisible a-t-elle le pouce vert ?” dans Techniques et culture, l’historien Jean-Baptiste Fressoz a mis en lumière les “faux-semblants de “l’écologie industrielle” du XIXème siècle”, dont le descendant actuel, néo-libéral, reprend adroitement l’idée qu’une perte de matière ou d’énergie dans l’environnement signifie aussi une perte financière pour l’entrepreneur : réduire la pollution reviendrait à maximiser le profit. Que demande le peuple ? C’est apparemment d’après un raisonnement aussi séduisant que le chimiste et industriel (et déjà lobbyiste) Jean-Antoine Chaptal, à propos de la méthode dernier cri de production d’acide sulfurique, déclare que le secteur est arrivé à sa perfection, puisque “pas un atome de soufre” n’est perdu dans l’opération : le même écrit qu’en cas de perte de vapeurs, les seuls à blâmer sont les ouvriers, pour leur incompétence.

En 1813, les habitants du quartier Saint-Sever à Rouen se plaignent des chambres à acide sulfurique… Ces ouvriers, alors, quelle bande de… Mais en ce même début du XIXème, on s’aperçoit que la condensation des vapeurs ralentit la production. Le facteur temps l’emporte, et une législation laxiste met en place un système de compensation financière très peu contraignant pour des industries aux profits gigantesques. Mais pour bien prendre la mesure du décalage entre les discours et les actes, on utilisait alors le procédé Leblanc pour produire de la soude : en en produisant deux tonnes, on produisait également une tonne d’acide chlorhydrique pour lequel on n’avait aucun débouché, qui finissait donc dans l’atmosphère ou sous forme condensée dans les rivières, pour le plus grand bonheur des poissons et des coques de navire. Bonjour la circularité ! Et déjà en 1811, des opposants à l’usine d’acide de Chaptal dénonçaient “un langage de parade”. Rajoutant “qui n’en impose plus à personne”. Force est d’admettre que pour beaucoup, ça passe encore, comme dans du beurre.

Retour aux institutions publiques : quelle gestion concrète des dérives d’un capitalisme au double jeu ?

On l’aura compris, tabler sur l'(auto-)sensibilisation des industriels à la rentabilité de l’économie circulaire, si on est une sorte de néo-chaptalien, ou sur des mécanismes pollueur-payeur, si on a saisi le problème majeur des externalités négatives (en gros, des dégâts et des déchets loins du lieu de consommation), c’est bien gentil, mais largement insuffisant, surtout quand les majors de toutes sortes n’hésitent pas à consacrer des millions, voire des milliards en dommages et intérêts, en contre-expertises scientifiques fumeuses, en marketing flamboyant, tout en déforestant allègrement, en érodant massivement les terres arables, en épuisant les réserves de sable au point de menacer de disparition un grand nombre de plages. En France, inutile de cracher sur l’initiative d’interdiction des sacs jetables en plastique, mais ne pourrait-on pas refréner la prolifération des lampes infrarouge qui irradient les terrasses en hiver, mettre en place des garanties raisonnables pour les téléphones portables (durée de vie allongée, modularité et donc remplaçabilité des composants), s’engager dans une pédagogie audacieuse du recyclage (j’entends, dans mon immeuble, des copropriétaires effrayés par l’invasion de rats que provoquerait l’installation d’un composteur, j’vous jure !) ? Il va falloir appuyer un bon coup sur l’accélérateur juridique pour mettre sur orbite, et de manière citoyenne, cette économie circulaire dont on nous rabat tant les oreilles sans qu’il ne se passe grand chose, alors que bien des possibilités sont désormais ouvertes : le téléphone modulaire existe (le Fairphone, équitable de surcroît), même Google s’était lancé, avant d’abandonner, dans l’aventure d’Ara, un téléphone en kit.

Ne pas transiger avec les normes sanitaires corroborées par des études de scientifiques aussi indépendants que possible ; cesser une fois pour toutes de subventionner des énergies fossiles incompatibles avec toutes les exigences de soutenabilité écologique et promouvoir la transition des engrais chimiques vers des engrais naturels (compost, fumier, corne, marc de café…) ; inciter producteurs et consommateurs à tendre vers le zéro déchet, à ne pas s’arranger pour que leurs produits s’autodétruisent de manière programmée (pour les uns), réinsérer systématiquement leurs objets dégradés dans un nouveau cycle de vie, pour eux-mêmes ou pour d’autres utilisateurs (un peu d’altruisme ça ne mange pas de pain) ; encourager et accompagner une forme consensuelle de simplicité volontaire en mettant les holà au business publicitaire qui colonise massivement l’espace public : voilà quelques clés d’une véritable économie circulaire.

Crédit photo : ©Zhiying.lim. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license