« Il y a un intérêt collectif à poursuivre la NUPES » – Entretien avec Laura Chazel

Discours de Jean-Luc Mélenchon lors de la Convention de la NUPES le 7 mai 2022. © Hugo Rota

Un an après son entrée en force à l’Assemblée nationale, la NUPES semble déjà appartenir au passé. A l’exception de la France insoumise, qui souhaite reconduire l’alliance pour les élections à venir, tous les partis entendent proposer leur propre liste aux européennes de 2024. Si chaque parti entend se distinguer de ses alliés, les divergences stratégiques sur la question européenne sont également souvent mises en avant comme raison du retour à une gauche divisée. Qu’en est-il vraiment ? Dans une note pour la fondation Rosa Luxembourg, la politiste Laura Chazel étudie l’évolution des programmes des quatre partis et leurs votes au Parlement européen. Selon elle, la théorie des « deux gauches irréconciliables » est désormais dépassée, la proximité idéologique étant de plus en plus forte. La chercheuse plaide donc pour la poursuite de la NUPES, qui serait dans l’intérêt de chaque parti et leur permettrait de peser face aux blocs libéral et d’extrême-droite. Entretien.

LVSL : Votre note débute par le fait qu’une nouvelle phase politique aurait été ouverte à partir de 2020, avec la crise sanitaire, puis la crise énergétique causée par la guerre en Ukraine. Selon vous, ces deux événements ont conduit à des réformes importantes de l’UE, par exemple sur les questions environnementales ou le fédéralisme budgétaire qui vont dans le sens des demandes portées depuis longtemps par la gauche. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Laura Chazel : Je n’irai pas jusqu’à parler de réformes majeures, mais trois événements pourraient être à l’origine d’un nouveau cycle politique au niveau européen : l’accélération du changement climatique et la prise de conscience de ses effets, la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine. Pour faire face à ces crises, l’UE et ses États-membres ont pris des mesures inédites. On peut notamment citer le Pacte vert pour l’Europe, le retour de l’État-providence durant la crise sanitaire, le plan de relance « NextGenerationEU », la suspension du pacte de stabilité et de croissance (traité d’austérité, ndlr), des interventions nationales et européennes sur le prix de l’énergie ou encore la taxe sur les superprofits.

« Ce que j’essaie de dire, c’est que ces crises ont affaibli le sens commun néolibéral, qui avait notamment prévalu durant la crise de la zone euro et avait entraîné des politiques d’austérité. »

Bien sûr, de nombreuses critiques peuvent et doivent être apportées à toutes ces mesures qui ne sont pas à la hauteur des crises que nous traversons. Par exemple, le Pacte vert ne rompt pas avec les logiques du libre-échange, ou encore des contreparties néolibérales, sous forme de réformes structurelles, sont demandées aux États-membres dans le cadre du plan de relance. On a aussi vu des multinationales polluantes profiter de subventions européennes. De même, le retour de la rigueur est prévu pour 2024. La gauche ne peut donc pas encore crier victoire. Ce que j’essaie de dire, c’est que, malgré la domination de la droite au Parlement européen, ces crises ont affaibli le sens commun néolibéral, qui avait notamment prévalu durant la crise de la zone euro et avait entraîné des politiques d’austérité.

LVSL : En effet, ces réformes restent cependant très mineures pour l’instant et pas du tout à la hauteur des crises que nous traversons. Peut-on néanmoins espérer qu’elles ouvrent une fenêtre d’opportunité pour la gauche ?

L. C. : Effectivement, il n’y a pas eu de changement drastique au niveau européen. Je ne suis pas naïve : toutes ces mesures ne signifient pas la fin du dogme néolibéral, de l’austérité ou de la logique de marché. Mais des principes défendus par la gauche jugés irréalistes il y a encore peu de temps entrent désormais dans le sens commun. Cela ne signifie pas que la bataille culturelle est gagnée, mais plutôt qu’une fenêtre d’opportunité s’est ouverte pour la gauche, et qu’elle doit être saisie rapidement. Si nos adversaires politiques reprennent nos idées ou notre lexique politique – comme le « Green New Deal » promu par Alexandria Ocasio-Cortez –  on peut, bien sûr, crier à la récupération politique, mais dans la note, j’envisage plutôt cela comme un moment clé pour la  réarticulation de l’hégémonie culturelle autour de nouveaux principes et comme une occasion pour la gauche d’imposer son récit dans l’espace public.

LVSL : À l’aide d’une vaste base de données, vous analysez les évolutions des programmes nationaux du PS, du PCF, d’EELV et de LFI depuis le milieu des années 2000. Selon vous, il y a eu deux moments de rupture importants : le référendum de 2005 et le quinquennat de François Hollande. A chaque fois, une fracture entre « deux gauches irréconciliables », l’une radicale et l’autre néolibérale, apparaît. Est-on toujours dans cette phase, ou les choses ont-elles changé, du moins dans les programmes électoraux ?

L. C. : La donne a un peu changé. Il y a une première phase, au moins de 2005 à 2017, durant laquelle la gauche s’est fortement divisée, sur toutes les dimensions (européenne, économique, sociale, culturelle, environnementale, internationale). On avait alors, d’un côté, EELV et le PS et, de l’autre, LFI et le PCF, qui se sont opposés sur la construction européenne – notamment sur le TCE – et sur le quinquennat du socialiste François Hollande, qui a été analysé comme un « virage à droite » de la social-démocratie et a renforcé l’idée de « deux gauches irréconciliables ».

La politiste Laura Chazel.

Mais l’analyse quantitative et qualitative des programmes des quatre partis en question montre qu’à partir de 2014, les divergences commencent à diminuer. Par exemple, LFI et le PCF deviennent plus favorables à l’intégration européenne, tandis qu’EELV devient plus critique des politiques néolibérales de l’UE et que le PS commence à se diviser en interne. Les programmes pour l’élection présidentielle de 2022 confirment ces résultats et surtout le programme partagé de la NUPES montre cette trajectoire convergente entre ces partis. La Sixième République, le SMIC à 1500€ net, la retraite à 60 ans, le gel des prix des produits de première nécessité, la planification écologique forment désormais un socle commun. Le rapprochement se fait sur toutes les dimensions : l’ambition de « radicaliser » la démocratie libérale, pour reprendre l’expression de Chantal Mouffe ; l’écologie, avec le « verdissement » de la gauche radicale ; ou encore un programme plus social de la part d’EELV et du PS. Bref, la parenthèse ouverte en 2005 s’est refermée en 2022. 

Il faut aussi ajouter que cette convergence s’est faite notamment autour de LFI, qui est devenue hégémonique à gauche en 2017 puis en 2022, tandis que la social-démocratie a été balayée avec le mandat de François Hollande. On voit que le programme de la NUPES reprend largement celui de LFI, car c’est celui que les électeurs de gauche ont plébiscité.

LVSL : Vous effectuez aussi une comparaison des votes au Parlement européen lors du dernier mandat, débuté en 2019. L’analyse de ces votes, bien que le PCF ne soit pas représenté car il n’a plus d’élus européens, fait apparaître une forte convergence sur de nombreux points (questions de genre, respect de l’Etat de droit, et dans une moindre mesure, sur les questions économiques et environnementales). Finalement, quels sont les enjeux sur lesquels les différences restent les plus fortes ?

L.C. : Déjà, il était important de regarder ces votes pour savoir ce qui se passait concrètement dans l’arène politique européenne, au-delà des programmes et des divergences qui sont souvent mises en avant par les uns et les autres pour se différencier. Je me suis appuyée sur près de 15.000 votes, répartis en 21 catégories. Le résultat est celui d’une assez forte cohésion : 76% entre LFI et le PS, 91% entre LFI et EELV et 86% entre le PS et EELV. Cette convergence s’observe sur à peu près tous les sujets, y compris les questions liées aux institutions européennes. L’opposition un peu réductrice entre le PS et EELV, qui seraient très pro-européens, et LFI qui serait anti-européen est donc à nuancer, car, dans les faits, ils votent de manière similaire.

Analyse des votes des partis de gauche français au Parlement européen depuis 2019. © Fondation Rosa Luxembourg

En matière de politiques internationales, les divergences restent importantes, par exemple sur la question des rapports de l’UE avec les États-Unis. Malgré tout, l’analyse montre tout de même des taux de votes identiques non négligeables : 58% entre LFI et le PS, 64% entre LFI et EELV et 83% entre EELV et le PS. Sur la guerre en Ukraine, contrairement à ce qui a été fortement mis en avant, la convergence est forte. Les trois partis ont ainsi tous voté en faveur de 29 rapports concernant la guerre. La différence se voit surtout entre le soutien militaire demandé par EELV et le PS, par rapport à la nécessité de faire pression pour une sortie diplomatique de la guerre, soutenue par LFI.

LVSL : Concernant ces points de divergence, vous évoquez de possibles compromis, telle que la création d’une défense européenne autonome de l’OTAN, un élargissement de l’UE conditionné à une convergence fiscale et sociale, la démocratisation de l’UE etc. Si ces positions semblent possibles, voire souhaitables sur le papier, n’est-il pas un peu naïf de penser qu’elles pourront être appliquées ?

L. C. : Ces possibles compromis ne seront certes sans doute pas directement appliqués. Mais les divergences souvent mises en avant par les médias de masse et les politiques eux-mêmes se résument souvent à de simples stratégies de différenciation. Compte tenu de la forte convergence programmatique entre les quatre partis et de ces compromis possibles, la division entre « pro » et « anti » UE est en réalité assez artificielle, ou du moins très réductrice. De même pour l’opposition entre « gauche  viandarde » représentée par Fabien Roussel et une « gauche soja » qui serait incarnée par EELV.

Les quatre partis ont mené des stratégies de campagne identitaires (c’est-à-dire faisant appel à l’identité propre de chaque parti, ndlr) afin de se distinguer de ses concurrents, alors qu’ils votent globalement la même chose au Parlement européen, et que l’on trouve de fortes similarités dans leurs programmes nationaux. Même si ces divergences seront sans doute difficiles à dépasser, je pense que ces forces ont une responsabilité à travailler ensemble, étant donné leur cohésion générale et la nécessité de faire bloc pour battre les libéraux et endiguer la montée de l’extrême-droite.

LVSL : En effet, chaque parti cherche à se distinguer des autres et met en avant sa singularité sur les points de désaccord. On le voit bien en ce moment : la FI souhaite la poursuite de la NUPES, les Verts veulent partir seuls aux européennes, le PCF de Fabien Roussel est assez critique de l’alliance et le PS est divisé. La désunion et le retour à ces stratégies de différenciation ne sont-ils pas inéluctable ?

L. C. : Au-delà du programme commun et des compromis dont nous parlions, la poursuite de l’alliance est aussi dans l’intérêt individuel de chaque parti. Bien sûr, il est légitime que le PS, le PCF et EELV ne souhaitent pas voir leur identité diluée dans celle de la NUPES, dominée par LFI. Mais la survie de leur identité ne nécessite pas forcément de candidatures individuelles. Par exemple, les quatre partis pourraient siéger dans leur propre groupe européen, tout en formant, comme à l’échelle nationale, un intergroupe qui leur permet de mener des batailles communes. On peut aussi repenser un peu l’équilibre des forces au sein de la NUPES : LFI a ainsi proposé la tête de liste aux européennes aux Verts.

« Les observations faites à l’étranger plaident dans l’intérêt d’EELV, du PCF et du PS à faire partie d’une alliance. »

Par ailleurs, à moyen terme, les observations faites à l’étranger plaident dans l’intérêt d’EELV, du PCF et du PS à faire partie d’une alliance. Par exemple, la social-démocratie ne pourra renaître de ses cendres que par un rapprochement avec la gauche radicale. Les cas grec et français montrent qu’une social-démocratie qui persévère dans le néolibéralisme est condamnée, alors que le PSOE espagnol de Pedro Sánchez, qui a opéré une certaine rupture avec le libéralisme de Zapatero et a tendu la main à Podemos, obtient depuis de très bons résultats électoraux et a réussi à conquérir le pouvoir.

En ce qui concerne les Verts, il faut d’abord noter que LFI a déjà un programme très écologique et qu’EELV n’est pas propriétaire des électeurs préoccupés par ces questions. En quittant la NUPES, EELV prendrait donc le risque de prendre ses distances avec son électorat marqué à gauche et d’adopter une posture plus centriste. C’est ce qui s’est passé au début du mandat de François Hollande et les Verts y ont perdu beaucoup d’électeurs. On voit aussi ça en Allemagne depuis 2021, où l’entrée dans la coalition « en feu tricolore » des Grünen avec le SPD et les libéraux (FDP), en 2021, les a forcés à des concessions importantes sur les questions énergétiques, d’où une déception des militants et sympathisants.

Enfin, concernant les communistes, le PCF a soutenu la candidature de Jean-Luc Mélenchon aux élections présidentielles de 2012 et de 2017 et les points de désaccords historiques portaient moins sur le programme que sur la structure organisationnelle et la survie du parti politique. Le succès de la stratégie de différenciation poursuivie par Fabien Roussel peut être questionné compte tenu de son score d’à peine plus de 2%.

LVSL : On parle pour l’instant beaucoup des élections européennes car ce sont les prochaines qui arrivent, mais en réalité, elles sont assez secondaires dans le système politique français par rapport à la présidentielle, notamment car la participation y est plutôt faible. En outre, les européennes se jouent paradoxalement beaucoup sur des enjeux nationaux. Finalement, le véritable enjeu d’une potentielle union en 2024 n’est-il pas d’arriver devant Renaissance et le RN et donc de se présenter comme une alliance solide, capable de gouverner pour 2027 ?

L. C. : Oui. Il y a à la fois un intérêt collectif pour 2024 et un intérêt de plus long terme. Sur ce sujet, je m’appuie notamment sur les travaux du politiste Pierre Martin, qui a montré, qu’à partir de 2015, trois blocs émergent dans les systèmes politiques européens : une gauche « démocrate-écosocialiste », un centre « néolibéral- mondialisateur » et une droite « conservatrice- identitaire ». Le premier intérêt de la consolidation de la NUPES réside dans le fait qu’à moyen et long terme, une stratégie d’alliance peut permettre une consolidation du bloc progressiste de gauche aux niveaux national et européen et ainsi favoriser l’opposition aux forces libérales et réactionnaires.

« La NUPES pourrait arriver devant Renaissance et le Rassemblement national en 2024. Ce serait un moyen important pour se positionner comme première force alternative pour la présidentielle. »

D’après les sondages, la NUPES pourrait arriver devant Renaissance et le Rassemblement national en 2024. Ce serait un moyen important pour se positionner comme première force alternative pour la présidentielle, sachant qu’il n’y a que deux places pour le second tour. Par ailleurs, durant toute la séquence autour de la réforme des retraites, la NUPES a été unie, à l’Assemblée et dans la rue, contre le centre libéral de Macron et la droite radicale de Le Pen. Si différentes listes de gauche se présentaient, cela brouillerait ce message d’unité et entraînerait sans doute de l’incompréhension chez les électeurs, notamment les moins politisés. Cela pourrait aussi donner l’impression que les enjeux partisans priment sur l’adoption de politiques publiques démocratiques, sociales et écologiques, c’est-à-dire ce que réclament les électeurs de gauche. 

Enfin, le contexte plaide pour une alliance. D’une part, parce que le bloc libéral s’érode et que l’extrême-droite est pour l’instant bien placée pour prendre le pouvoir. D’autre part, car la fenêtre d’opportunité dont nous parlions précédemment doit être saisie rapidement.

Elections européennes : une campagne hypocrite ?

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© Europarl

Les élections européennes de mai 2019 auront donné lieu à des gorges chaudes quant au sursaut de participation. Pourtant, lorsqu’il s’agit d’étudier l’ensemble des causes de ce phénomène, la campagne de publicité numérique du Parlement européen ne manque pas de susciter de nombreuses interrogations. Par Félix Lepeletier. 


« Et les hommes asservis à une fausse science s’égarent, ayant perdu le rythme de la vie et parce qu’ils vont plus vite vers des bruits aussi vains ils appellent progrès leur traînée de limace » (Rainer Maria Rilke, Le livre de la pauvreté et de la mort).

Au soir du 26 mai dernier, l’atmosphère politique se trouvait marquée d’une remarquable ambiguïté. Le sempiternel refrain « populistes contre progressistes » avait du plomb dans l’aile et les différentes rédactions s’évertuaient pourtant à démontrer une prétendue victoire à la Pyrrhus. Toutefois, les voix s’accordaient parfaitement lorsqu’il s’agissait de saluer un regain historique de participation, tant au niveau national qu’européen. Ce jugement unanime, présenté comme une vérité absolue, et permettant à loisir de louer un supposé regain d’intérêt pour les institutions européennes ne doit pas nous faire perdre de vue l’ensemble des mécanismes à l’œuvre durant cette campagne.

Parmi eux, une campagne de communication du parlement européen portant le nom « Choose your future ». Si ce dernier ne remémore rien à l’esprit du lecteur, il se souviendra sans doute du clip vidéo qu’it avait produit. Visionné plus de vingt millions de fois une semaine après son lancement, ce petit spot publicitaire d’un peu moins de trois minutes se structure de la façon suivante : des images de fœtus, d’accouchements, de parents et de grands-parents, ainsi qu’une voix enfantine se faisant l’observatrice des troubles et peurs qui menacent « l’Europe ». Jouant sur les instincts les plus primaires, de tels ingrédients peuvent paraître ridicules lorsqu’il s’agit de renforcer la participation aux élections européennes. Une telle analyse critique postule que les ressorts d’une communication politique efficace se fondent non pas sur des affects, mais sur l’exercice de la raison. Or, le pari de l’agence à la manœuvre dans la campagne publicitaire en question fut plutôt inverse.

Aujourd’hui, le site de la « North alliance » vante les mérites du travail effectué pour le compte du Parlement européen et revendique même la hausse historique du taux de participation.

L’agence de communication publicitaire danoise « And co », membre du groupe « North alliance », réunissant d’autres entreprises de ce secteur, fut commissionnée par le Parlement européen à une fin précise : ne pas faire une campagne politique, indiquant pour qui et ce pour quoi il faut voter, mais faire une campagne pour le vote lui-même. Aujourd’hui, le site de la « North alliance » vante les mérites du travail effectué pour le compte du Parlement européen et revendique même la hausse historique du taux de participation. Parmi ses arguments, le tweet du vice-président (et actuel président) du Parlement européen.

Mais comment expliquer l’efficacité de leur offre ? Toujours sur la page de leur site concernant la campagne pour le compte du Parlement européen, le lecteur peut découvrir un des enjeux du travail mené : cibler le panel des quatre cent millions d’électeurs. Pour y parvenir, « And co » s’est appuyé notamment sur un sondage, dont l’origine n’est pas divulguée, indiquant le ressenti majoritaire de cette population et notamment ses craintes à l’égard du climat, des migrations et du terrorisme.

Dès lors, réaliser un support audiovisuel permettant de susciter ces interrogations ne semble pas relever de la compétence exclusive d’une telle agence de communication. L’enjeu se situe davantage dans sa diffusion.

Le site de « And Co » révèle, au détour d’une de leurs pages, l’utilisation d’un algorithme singulier permettant le traitement d’une grande quantité de données afin de cibler la pertinence d’une offre de marketing pour le produit des clients de l’agence de communication. Ce dernier porte le nom de « TRAX ®», mais il n’est guère donné plus d’informations le concernant.

le parlement européen a APPUYÉ sa campagne « Choose your future » D’un ciblage bien particulier, en fonction principalement de l’origine géographique, de la tranche d’âge et du sexe des utilisateurs de Facebook.

L’utilisation de données en marketing publicitaire n’est pas un fait nouveau, mais il est intéressant de l’interroger dans le cadre de la communication politique récente, à la suite de l’affaire Cambridge Analytica. Depuis le scandale de l’élection américaine et l’audition, par des sénateurs du Congrès américain, du PDG de Facebook Mark Zuckerberg, il est possible pour tout utilisateur de la plateforme de connaître les dépenses effectuées dans le domaine de la publicité ciblée durant des campagnes électorales.

Ce service révèle ainsi que le parlement européen a appuyé sa campagne « Choose your future » d’un ciblage bien particulier, en fonction principalement de l’origine géographique, de la tranche d’âge et du sexe des utilisateurs de Facebook. Le montant des dépenses effectuées pour des publicités ciblées durant la campagne de 2019 s’élève à 3,3 millions d’euros, là où le total de celles effectuées par des partis transnationaux ou groupes ou parlement européen ne recouvre que 449 000 euros. Au lecteur revient le privilège d’apprécier un lien ou non de causalité entre ces faits, la transparence de telles procédures ne permettant pas de l’induire ou de le récuser pleinement.

Pour donner un ordre de grandeur, en 2018, les sommes engagées dans le cadre de campagnes de publicité politique sur Facebook sont de l’ordre de 5,4 millions de dollars pour la campagne du comité de soutien à Beto O’Rourke, “Beto for Texas” (pour 6.024 pubs), la plus onéreuse. En deuxième position se trouve le comité de soutien à la politique de Donald Trump « Make America Great Again » (3,1 millions de dollars).

Le Parlement européen, sous couvert d’une campagne prétendument non-politisée, peut-il s’octroyer la possibilité d’agir sur le cours de ses propres élections par le jeu  des données collectées de Facebook ?

Ces faits doivent cependant nous pousser à interroger le sens de telles procédures. Le Parlement européen, sous couvert d’une campagne prétendument non-politisée, peut-il s’octroyer la possibilité d’agir sur le cours de ses propres élections par le jeu bien réglé des données collectées de Facebook ?

Augmenter le taux de participation d’un scrutin de si large ampleur que les élections européennes, après tout, n’est-ce pas là une bonne chose ? Dans l’absolu, une telle pratique semble parfaitement correspondre à la nécessité d’un système de démocratie représentative : augmenter le nombre de participants ne ferait que renforcer la légitimité du processus, en ce sens qu’il incarnerait bel et bien le choix du plus grand nombre, doit de la majorité de la population.

Il convient cependant de replacer cette éventualité dans le cas précis que nous analysons. Les institutions européennes et en particulier le parlement subissent une crise de légitimité aggravée depuis la mise en place du traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007, conférant aux décisions de cette instance le simple statut de procédure législative de droit commun pour la majorité des domaines qui la concerne. Ce faisant, le parlement européen ne se trouve pas sur un pied d’égalité avec le conseil européen, mais bien en posture d’infériorité législative pour l’adoption d’une norme européenne.

Or, si nous avons toujours en tête le clip vidéo de la campagne « Choose your future », le vote pour l’élection européenne se trouvait par exemple présenté comme un recours face à « l’incertitude générée par le réchauffement climatique, l’immigration et le terrorisme ». Le récit ainsi construit oblitère le simple fait que le parlement européen se trouve en grande partie exclu du domaine de la Politique étrangère et de sécurité commune.

Par ailleurs, l’article 123 du traité de Lisbonne évoqué précédemment empêche aux Etats de l’Union d’emprunter directement auprès des Banques centrales – ce qui n’empêcherait pas de garder une éventuelle autorité de contrôle indépendante afin d’éviter les dérives inflationnistes -, ce qui leur interdit d’engager une réelle politique de relance et d’investissements ciblés pour enrayer la destruction de la biosphère, conséquence du réchauffement climatique.

Notre critique de cette campagne prétendument « non-politisée » pourrait également se considérer en des termes éthiques. Jouer avec l’anxiété des spectateurs, suscitée par une succession d’images du travail d’accouchement montrées en gros plan et appuyées par un discours apocalyptique, délaisse le travail de la raison au profit des émotions.

Un autre point pourrait susciter une interrogation quant à l’éthique d’une telle campagne publicitaire : le recours aux données d’utilisateurs de Facebook par le financement d’une publicité ciblée sur cette plateforme.

Si l’illusion peut se définir comme une croyance irrationnelle motivée par des désirs (Sigmund Freud, L’avenir d’une Illusion, VIII), force est de reconnaître que les ingrédients d’une telle recette ne manquent pas. De même lorsqu’il est question d’immigration et de « sécurité aux frontières », choisir de tels termes n’est pas anodin et constitue en soi un parti pris. L’analyse des faits plutôt que le recours à la croyance permettrait d’observer aisément la part de responsabilités de l’Union européenne -et d’incapacités du Parlement européen- dans les causes et la gestion des migrations.

Un autre point pourrait susciter une interrogation quant à l’éthique d’une telle campagne publicitaire : le recours aux données d’utilisateurs de Facebook par le financement d’une publicité ciblée sur cette plateforme. Suite à l’affaire Cambridge Analytica, le Parlement européen avait adopté en octobre dernier le texte de la commissaire européenne à la Justice, Vera Jourova, présenté afin notamment d’empêcher les tentatives de « micro-targeting » d’influer sur le scrutin de mai 2019. Le manque de transparence concernant la campagne « Choose your future » ne permet pas d’affirmer si de tels procédés ont été employés par l’agence de communication chargée de sa mise en place. Dès lors, un doute plane sur la portée de telles mesures : marquent-elles une réelle avancée, avec le RGPD  ou ne sont-elles qu’une énième tartuferie ?

Il serait dans tous les cas légitime de s’interroger sur l’influence psychologique et politique que prennent y compris les pratiques légales de ciblage publicitaire selon l’âge et le genre. La campagne du parlement européen ne s’est à cet égard pas gêné pour adapter ses contenus à des cibles définies selon des critères on peu le supputer, réducteurs, comme semble l’illustrer la différence incompréhensible de ciblage féminin de cette publicité,

et le ciblage masculin de celle-ci,

identiques sur le fond, et adaptées étrangement sur la forme et les codes couleurs.

On pourrait également s’interroger plus largement sur les méthodes d’examen et de traitement  des « publicités portant un enjeu social, politique ou électoral» développées par Facebook, et questionner légitimement les éventuels effets de filtrage éditorial et idéologiques employées par leurs IA et gestionnaires. Dans les publications concernées par la nécessité de la mention “financé par” on peut ainsi citer comme exemple donné par Facebook pour l’UE : « nous devons nous battre contre les inégalités salariales grandissantes dans notre pays » ou encore « pourquoi nous devons lutter contre le chômage chez les jeunes ». Tandis que la publicité indiquant « notre entreprise a contribué à la création de 10 000 emplois au cours du dernier trimestre », est indiquée explicitement par Facebook comme ne devant pas nécessairement porter la mention « financé par ».

La prétendue lutte contre les « fake news » (réellement) racistes passerait-elle aussi par une éditorialisation « soft » des contenus à caractère économique pour prévenir la montée des « populismes de gauche comme de droite »? On ne saurait l’affirmer avec certitude pour l’heure, mais les interrogations sont légitimes.

Le cas du Parlement européen n’est pas un phénomène isolé. Il frappe cependant par son ampleur. A une échelle plus réduite, il convient également de s’interroger sur le rôle de la diffusion ciblée de publicités politiques produites par des partis eux-mêmes. Durant l’élection européenne de 2019, les partis affiliés au Groupe des verts/Alliance libre européenne ont bénéficié de résultats favorables dans de nombreux pays (France, Allemagne, Autriche…), leur permettant de bénéficier de 74 sièges au parlement européen. Différentes analyses permettent d’interpréter un tel vote, mais il convient également de prendre en compte le type de campagne menée par ce parti transnational et notamment ses investissements en terme de communication ciblée. Le Groupe des verts/Alliance libre européenne se trouve effectivement en première position en matière de dépenses sur Facebook afin de diffuser des contenus ciblés au cours de l’élection de mai 2019.

Ces pratiques font aujourd’hui partie intégrante des processus électoraux. Toutefois, il convient d’apprécier les spécificités de chaque pays où elles se voient utilisées. L’affaire Cambridge Analytica peut en partie s’expliquer par la hauteur des financements autorisés par les Etats-Unis dans le cadre de campagnes électorales. De telles dépenses sont impossibles en France, ne permettant pas d’obtenir par cette voie un tel nombre de données sur chaque citoyen. Néanmoins, et malgré les restrictions de la CNIL, le ciblage des données reste un outil privilégié de certains de nos partis.

Si l’objectif de ces méthodes revient à mobiliser un « électorat indécis » selon des méthodes exactement similaires aux forces populistes tant décriées, il révèle aussi, négativement, de quelle manière le Parlement Européen peine à camoufler un manque de légitimité au sein des institutions de l’Union européenne.

Jour après jour, la compréhension du maniement de ces outils technologiques nouveaux, concernant chaque citoyen à diverses échelles, s’impose comme un impératif politique toujours plus pressant.

L’Europe dans l’impasse ?

Les 28 et 29 juin 2019, LVSL organisait son université d’été baptisée “L’Histoire recommence”. Vous avez manqué l’événement ? Retrouvez notre troisième débat sur le thème L’Europe dans l’impasse ?” présenté par Antoine Cargoet avec Aurore Lalucq, Ludo d’Osons Causer et Antoine Vauchez.


LVSL est une association à but non-lucratif composée de bénévoles. Vous aimez notre travail ? Soutenez-nous sur HelloAsso.

L’Espagne s’ancre à gauche : début d’un nouveau cycle politique

©European Parliament

Un espoir émerge en Europe. Les gauches échouent de peu à l’emporter à Madrid, mais s’imposent dans la plupart des régions ainsi qu’au Parlement européen. D’adversaires irréductibles en 2015, Podemos et le PSOE sont peu à peu devenus des partenaires incontournables pour gouverner, suivant l’exemple portugais. Cela fragilise le récit macronien sur l’opposition entre libéraux et nationalistes en augurant une possible renaissance des gauches européennes. Les défis sont cependant nombreux pour le socialiste Pedro Sánchez, qui devra mettre un terme à la crise territoriale en Catalogne et enrayer la progression du parti xénophobe Vox. David Bianchini et Pablo Fons analysent la triple élection (municipale, régionale et européenne) qui a eu lieu en Espagne le 26 mai. 


LA NOUVELLE HÉGÉMONIE SOCIALISTE  

Le socialisme espagnol semblait moribond depuis l’irruption de Podemos à sa gauche et de Ciudadanos à sa droite à la suite des élections générales de 2015. C’était sans compter sur la persévérance de Pedro Sánchez, qui a expulsé Mariano Rajoy de la Moncloa en juin 2018 avec le soutien de Podemos et des régionalistes, devenant ainsi le premier président du gouvernement à être investi suite au vote d’une motion de censure depuis l’adoption de la Constitution en 1978.

La radicalisation des droites espagnoles et des indépendantistes catalans a créé un vide au centre de l’échiquier politique, que Pedro Sánchez s’est empressé de remplir en revendiquant le vote modéré et en agitant la peur d’une coalition de gouvernement entre le Parti populaire, Ciudadanos et Vox. De l’autre côté, les socialistes ont empiété sur l’électorat de Podemos avec plusieurs mesures phares telles que l’augmentation du SMIC de 22%, un gouvernement au deux-tiers féminin, l’exhumation de Franco du monument fasciste Valle de los caídos ou encore la fermeture des centrales nucléaires.

La stratégie s’est révélée payante aux élections générales du 28 avril : le PSOE a obtenu une majorité faible mais incontestable au Congrès avec presque deux fois plus de députés que le PP, principal groupe d’opposition, et a obtenu une majorité absolue au Sénat pour la première fois depuis 1993. Aux élections municipales, régionales et européennes du 26 mai, le bloc des gauches a transformé l’essai avec environ 43% des voix contre 38% pour le bloc des droites.

La radicalisation des droites espagnoles et des indépendantistes catalans a créé un vide au centre de l’échiquier politique, que le PSOE s’est empressé de remplir en revendiquant le vote modéré.

Le PSOE doit cependant compter sur des alliances avec Podemos. Pour ces derniers, le rêve du sorpasso semble désormais bien éloigné et Pablo Iglesias se pose désormais comme le partenaire indispensable des socialistes pour assurer une gouvernance stable et résolument orientée à gauche. La mauvaise performance électorale de Podemos le 26 mai entame cependant sérieusement sa position dans les négociations pour entrer dans un gouvernement de coalition. Pour l’instant, Sánchez compte négocier l’abstention de Ciudadanos pour obtenir l’investiture, tout en ménageant Podemos, par le biais d’un contrat de législature, sans participation au gouvernement.

Au niveau local, le PSOE s’impose en parallèle du PP : les deux premiers partis comptent respectivement 22 329 et 20 325 conseillers municipaux, loin devant les 3 788 de Ciudadanos. Les socialistes émergent comme la première force dans toutes les régions en jeu, à l’exception de la Cantabrie et de la Navarre. Le scrutin le plus représentatif de la victoire socialiste est l’Estrémadure, région pauvre et périphérique où le PSOE reconquiert seul son ancienne majorité absolue au parlement autonome. Le PP peut encore, par le jeu des alliances, se maintenir dans quelques régions, mais perd sa majorité absolue dans son bastion historique de Castille-et-Léon.

Pour ce qui concerne le scrutin européen, la victoire claire du PSOE, avec près d’un tiers des suffrages, permet à Pedro Sánchez de se poser en homme fort de la social-démocratie à l’échelle du continent. À la tête de la quatrième économie de la zone euro, il est l’un des cinq derniers dirigeants socialistes de l’Union européenne. Le PSOE est désormais l’acteur-clef du Parti socialiste européen, devenant, avec 20 eurodéputés, la première force au sein du groupe S&D. M. Sánchez a commencé une tournée des capitales européennes, à commencer par Paris, afin de concrétiser une alliance progressiste entre socialistes et libéraux qui ravirait la présidence de la Commission aux conservateurs pour la première fois depuis quinze ans.

L’AMÈRE DÉFAITE DES GAUCHES MADRILÈNES

Madrid faisait figure d’élection-test. La ville, ainsi que la région, sont, depuis un quart de siècle un fief du PP. Ces deux élections ont été le terrain d’une bataille enragée entre six formations politiques. Même si le score final est très serré, c’est finalement la triple droite qui a réussi à conserver la région et à prendre le contrôle de la ville. Malgré des efforts de mobilisation remarquables notamment de la part de la liste Más Madrid, dirigée par Íñigo Errejón, cette défaite a provoqué un échange d’accusations entre forces progressistes.

En premier lieu, Podemos dresse la responsabilité du résultat sur la scission qu’ont effectué Errejón et Manuela Carmena à quelques mois de l’élection. A contrario, Más Madrid s’en prend au changement de position opéré par Iglesias à trois jours du scrutin. Au départ, Podemos avait confirmé son appui à Manuela Carmena en renonçant à présenter une candidature propre. Entre temps, Sanchez Mato, ancien conseiller de la maire de Madrid, a présenté une candidature avec les anticapitalistes de Podemos et Izquierda Unida, sous le nom Madrid en Pie. Le vendredi 24, Iglesias a appelé à voter pour Sanchez Mato à la mairie, aggravant la division entre les progressistes. Selon lui, appuyer les deux candidatures simultanément était nécessaire pour garantir le changement dans la capitale.

Le résultat de cette élection est paradoxal. Alors que Manuela Carmena a remporté l’élection, son alliance avec le PSOE manque la majorité de 29 sièges d’un seul député. Ce seront donc le PP, Ciudadanos et Vox qui contrôleront la ville. À l’échelle régionale, c’est le PSOE qui remporte l’élection mais, encore une fois, les progressistes restent aux portes de la majorité : il ne leur manque que 3 députés. Alors que Manuela Carmena avait annoncé sa démission face à la supériorité de la triple droite, elle a finalement décidé de briguer l’investiture. En effet, la première annonce a provoqué un tsunami de messages de soutien en faveur de la juriste. Par conséquent, elle s’attache à chercher le soutien d’au moins deux conseillers de Ciudadanos, ce qui lui permettrait de gagner la majorité. Quand à Errejón, il paraît convaincu de la nécessité de poursuivre avec la méthode Más Madrid pour revitaliser la gauche radicale.

LES CONSERVATEURS AFFAIBLIS MAIS PAS VAINCUS

Le grand vainqueur de l’élection madrilène est Pablo Casado, jeune leader du PP. Après avoir obtenu les pires résultats de l’histoire de son parti à l’occasion des législatives, les élections du 26 mai furent un vrai ultimatum pour le jeune conservateur. Garder la région et récupérer la ville, sans être dépassé par Ciudadanos, lui donne une forte dose d’oxygène. La célébration improvisée des résultats montre que cette double victoire, contre la coalition de gauche et au sein de la droite, a étonné la direction du parti. En effet, la campagne clivante de sa candidate régionale, Isabel Diaz Ayuso, donnait à penser que sa formation tomberait dans l’opposition. En valeur absolue, le parti perd toutefois 18 sièges dans une assemblée qui en compte 129.

Cette élection est le marqueur d’une transition pour le PP. D’un côté, il n’a pas eu le temps de rectifier le dérapage idéologique qui a provoqué les résultats du 28 avril. De l’autre, il a adopté un positionnement plus centriste qui lui a permis de sauver les meubles dans certaines régions. Dans un espace politique aussi saturé, obtenir des succès implique souvent de bousculer un adversaire voisin. Le re-centrement du PP remet en question le rôle de Ciudadanos.

Après les élections législatives, Albert Rivera, leader de Ciudadanos, a manifesté son refus total d’une éventuelle coalition de gouvernement avec Sánchez. Profitant du virage à droite du PP et de la débâcle électorale que celui-ci a provoqué, le parti libéral ambitionnait de s’ériger en chef de l’opposition et leader du centre-droit. Capitalisant efficacement sur la crispation provoquée par la question catalane, le parti de M. Rivera se dirigeait vers un sorpasso du PP. Celui-ci ne s’est produit dans aucune région.

Cette élection est le marqueur d’une transition pour le PP. D’un côté, il n’a pas eu le temps de rectifier le dérapage idéologique qui a provoqué les résultats du 28 avril. De l’autre côté, il a eu un positionnement plus centriste qui lui a permis de sauver les meubles dans certaines régions.

Certes, Ciudadanos a gagné du terrain avec une moyenne de 4% des voix exprimées en plus à l’occasion des régionales. Aux européennes, son résultat a presque quadruplé par rapport à 2014. Néanmoins, il reste toujours derrière le PP. Comme ce fut le cas de Podemos avec le PSOE en 2016, on peut prévoir une certaine dilution de son identité face à des conservateurs qui tiennent le coup.

Si le PP joue mal ses cartes, Ciudadanos aura certainement une chance pour s’imposer à la tête de la droite. Les indépendantistes catalans se sont recomposés tout en conservant leur influence en valeur absolue. Des nouveaux défis sont à venir et la triple droite ne fait qu’entamer une longue guerre de positions. Il sera de plus en plus compliqué pour Ciudadanos de constituer des alliances avec Vox. Pour certaines régions comme la Castille-et-León, la formation libérale ouvre désormais la porte à des alliances avec les socialistes. On peut l’interpréter comme un abandon partiel de la logique d’opposition ferme adoptée contre Sánchez.

Emmanuel Macron, modèle de Rivera, s’est réuni lundi soir avec Pedro Sánchez, ennemi juré de celui-ci. L’objectif de cette rencontre était de discuter des nouvelles stratégies européennes contre la droite réactionnaire. Alors que le RN est l’ennemi principal de Macron, Rivera trouve en Vox un partenaire. Un parti qui se veut libéral, tolérant et ouvert, aura des problèmes à justifier une telle alliance lorsque la question catalane ne servira plus à la légitimer.

LA MONTAGNE VOX ACCOUCHE D’UNE SOURIS ÉLECTORALE

Le parti de Santiago Abascal a déçu l’extrême-droite européenne. Alors qu’il visait une position de force dans la droite radicale continentale, il s’avère être le moins influent de la famille nationaliste. Par rapport aux élections générales du 28 avril, Vox a perdu 1,3 millions de ses électeurs. Le parti n’aura que trois députés au Parlement européen alors que les indépendantistes catalans, qui constituent la raison de son essor, en auront cinq.

Le scrutin du 26 mai signale que « l’effet Vox » est en phase descendente, ceci même alors que, dans les derniers jour, le parti a réalisé plusieurs coup d’éclat. Lors la première séance du Cortes, ses députés ont occupé les sièges situés derrière le gouvernement de Sánchez, attribués aux députés socialistes. Lorsque les indépendantistes élus prenaient place, les députés de Vox ont tapé des pieds sur la banquette de leur siège. Leur candidat à la mairie de Madrid a affirmé vouloir mettre un terme à la Pride ayant lieu à la Casa de Campo, l’équivalent madrilène du Bois de Boulogne.

Vox cherche à affirmer son pouvoir en se servant de son rôle ClÉ dans la formation de MAJORItés de droite dans les villes et les regions.

La dernière provocation médiatique de Vox est un tweet célébrant les résultats à Madrid avec la phrase: « Nous sommes passés », allusion ironique au « No pasarán » (ils ne passeront pas) iconique de la résistance républicaine dans la capitale lors de la guerre civile. Ce répertoire n’est plus aussi efficace qu’avant son entrée au Parlement. D’une certaine façon, la dynamique anti-système du parti perd en puissance lorsqu’il rejoint les institutions du système.

Vox continuera à alimenter le spectacle médiatique tout au long des mois à venir. Néanmoins, son ralentissement récent semble être la preuve de ce que les citoyens peuvent se fatiguer de ces shows médiatiques. Aussi, Vox cherche à affirmer son pouvoir en se servant de son rôle clé dans la formation de majorités de droite dans les villes et les régions. Dans la ville et la région de Madrid, dans la région de Murcie, en Aragon, à Saragosse, à Grenade, à Cordoue, à Santander et beaucoup d’autres villes ou villages, ils auront un rôle décisif dans la formation de coalitions de droite.

Le parti est d’ors et déjà en train de profiter de cet avantage en exigeant l’inclusion de ses élus dans les nouveaux gouvernements. Une telle rigidité peut être efficace si Vox parvient à désigner Ciudadanos et le PP comme des traîtres, en cas d’exclusion des coalitions. La force de Vox est qu’elle fixe dès le début des objectifs très ambitieux. Ce qui ailleurs passerait pour des rodomontades donne plus de force à son discours. Bien que fortement destructrice, cette stratégie fonctionne en ce qui concerne l’extrême-droite. Néanmoins, si les partis de centre-droit parviennent à faire peser sur Vox le stigmate de sa rigidité et si la gauche maintient la conscience du danger que représente une telle formation, cette dernière pourrait n’être qu’un épisode passager.

LA CRISE CATALANE S’ENKYSTE

Le mouvement indépendantiste en Catalogne, qui a culminé avec le référendum non consenti par l’État espagnol de 2017, a fait voler en éclats le consensus centriste qui prévalait en Espagne depuis la transition de 1978. L’échiquier politique s’est polarisé entre constitutionnalistes partisans de l’application de l’article 155 de la constitution et indépendantistes, partisans du droit à l’autodétermination.

Pour la première fois, l’ERC est en tête à Barcelone, une ville pourtant majoritairement unioniste.

Les municipales du 26 mai voient l’ERC, gauche indépendantiste modérée, confirmer son ascendant sur Junts pel Si, la coalition de centre-droit dirigée par l’ex-président Carles Puigdemont. C’est une petite révolution électorale, car Junts pel Si est l’héritier du parti démocrate-chrétien CDC qui avait dominé la vie politique catalane depuis la transition. L’image de prisonnier politique d’Oriol Junqueras, leader indépendantiste jugé à Madrid, a été utilisée avec succès par l’ERC pour se hisser, pour la première fois depuis la guerre civile, au rang de premier parti de Catalogne.

Pour la première fois, l’ERC est légèrement en tête à Barcelone, une ville pourtant majoritairement unioniste. La mairesse indignée, soutenue par Podemos, Ada Colau échoue donc de peu à se maintenir à la tête de la ville. Elle est cependant appelée à conserver un rôle politique central dans la constitution d’une majorité à cheval entre la gauche et les indépendantistes. On notera aussi l’échec cuisant de Manuel Valls : sa liste soutenue par Ciudadanos n’atteint que la quatrième place. L’ex-Premier ministre, humilié, promet d’honorer son mandat de conseiller municipal d’opposition. En même temps, il a promis de démissionner si Ciudadanos s’allie avec Vox. Il est important de souligner que Ciudadanos s’était déjà allié aux extrémistes en Andalousie en novembre 2018. Ainsi, on pourrait lire ce comportement contradictoire comme une manifestation de mégalomanie. M. Valls souhaiterait renoncer à un poste qu’il considère dégradant par une pirouette antifasciste.

De plus, M. Junqueras est élu en tant que tête de la liste Ahora Repúblicas, une coalition des gauches indépendantistes menée par les catalans d’ERC et les basques d’EH Bildu en vue des élections européennes. Plus important, il est le Spitzenkandidat des régionalistes pour la présidence de la Commission européenne. Son élection au Parlement européen représente donc une européanisation certaine de l’enjeu indépendantiste, ce qui donne des ailes à ses alliés écossais, corses et flamands… On notera également que M. Puigdemont est élu sur le fil, et qu’une coalition centriste de partis autonomistes obtient un siège.

RETOUR À LA NORMALE OU INSTABILITÉ DURABLE ?

Ainsi se finit l’exténuant marathon entamé en 2015 avec la fin du bipartisme PSOE-PP. Il n’y aura a priori pas de nouvelles élections nationales avant quatre ans, ce qui laisse le temps à M. Sánchez pour dérouler son programme de réforme sociale et politique. Le PSOE et le PP restent les premières forces politiques, mais doivent s’accommoder d’une culture de coalition qui leur faisait défaut jusque-là. Ciudadanos supplante Podemos comme troisième force. Enfin, Vox fait une entrée dans les territoires par la petite porte. Tout dépend désormais de la capacité du prochain gouvernement à offrir des solutions concrètes aux problèmes du pays.

Que nous révèle la communication infantilisante et anxiogène des campagnes pro-européennes ?

©Julien Février
©Julien Février

Un même récit lancinant continue à se faire entendre chez les promoteurs de l’Union européenne qui s’octroient le monopole du progressisme, renvoyant de fait tout ce qui s’y oppose à un nemesis réactionnaire. À l’approche des élections européennes, les violons sont de sortie sur fond d’enjeux apocalyptiques. Le choix semble se résoudre à une alternative enfantine : voter bien ou voter mal. Les choix de communication émanant de la liste LREM Renaissance ou de la subtile Team progressiste en France, d’associations comme Pulse of Europe en Allemagne, ou du Parlement européen lui-même, trahissent une peur de l’appréciation populaire, un manque de vision fédératrice ainsi qu’une nature éminemment technocratique d’un projet qui s’adresse à un électorat très ciblé.


Une dramaturgie au service de la peur

Ce qu’il semble y avoir de commun entre les stratégies de communication des apologistes de l’Union européenne consiste en une hystérisation et une dramatisation du débat concernant l’avenir du projet européen ; un terreau émotionnel qui n’est pas toujours propice à une analyse rationnelle de la situation. Le clip de campagne LREM pour les européennes aux accents prophétiques promet aux électeurs la fin du monde civilisé pour peu qu’ils oublieraient de voter en faveur de la liste Renaissance.

Des images de défilés de Forza Nuova en Italie, de scène émeutières en Grèce, de réfugiés embarquant pour traverser la méditerranée, de pollution plastique en mer, de manifestations pro-Brexit en Angleterre, de frontières barbelées, ou encore de discours de Matteo Salvini s’ensuivent dans la confusion la plus totale sans qu’il soit clair en quoi exactement ces événements se relient particulièrement. Ces différents phénomènes sont extraits de leur contexte respectif, dont l’analyse complexe ne mérite pas l’attention distraite des électeurs, seul compte l’objectif suivant : susciter la peur, impressionner. Superposé à ces images, la voix du président Macron résonne comme une sentence : “vous n’avez pas le choix”.

la campagne LREM pour ces élections se résume à un paradoxe structurant pour les défenseurs de l’Union européenne : prétendre lutter contre une opposition qui jouerait sur la peur et sur le rejet de la démocratie, en se donnant les moyens même qui déboucheront sur un climat anxiogène niant le principe démocratique.

À l’opposé de ce tableau dantesque est présenté une suite d’images qui illustrent la chute du mur de Berlin, la reconstruction d’après 1945, ou encore Mitterrand et Kohl se tenant la main. On comprend aisément où ce clip de campagne veut emmener son audience : la construction européenne y est synonyme d’espoir, de paix, de concorde des peuples et de prospérité, auxquels on oppose “ceux qui détestent l’Europe”, comprendre les méchants populistes, eurosceptiques en tout genre, puis pourquoi pas dans un même temps l’extrême droite et le fascisme.

S’enchaîne un panel d’images digne des meilleurs productions des Témoins de Jéhovah qui exhortent l’électeur à directement suivre Macron dans une “ambition peut-être un peu folle”, concède-il dans un numéro de mystification étonnant, les arguments rationnels pour défendre son projet lui faisant défaut. Incitant ses électeurs à le suivre “En marche”, tel le joueur de flûte de Hamelin, Emmanuel Macron joue un air pourtant révolu du plus d’Europe pour plus de démocratie, plus de solidarité, plus de fraternité. À l’appui de ce discours, des images peu convaincantes ni enthousiasmantes illustrent une jeunesse des villes aux airs de diplômés du supérieur, de monuments parisiens, ou appartenant à d’autres capitales de l’Union européenne, ce qui résume finalement assez bien ce à quoi le projet européen actuel s’apparente.

Plus généralement la campagne LREM pour ces élections se limite à un paradoxe structurant pour les défenseurs de l’Union européenne : prétendre lutter contre une opposition qui jouerait sur la peur et sur le rejet de la démocratie, en se donnant les moyens même qui déboucheront sur un climat anxiogène niant le principe démocratique. Une campagne qui s’évertue à communiquer la crainte et à convoquer l’émotion pour restreindre les perspectives électorales. En s’efforçant désespérément de séduire la jeunesse et de susciter l’adhésion, la liste Renaissance ne fait que montrer un visage élitiste, crispé, dénotant un projet creux et amateur.

Faire appel à l’enfant qui se cache en chaque électeur

L’initiative citoyenne pro-européenne “Pulse of Europe” impulsée en 2016 à Francfort est à l’origine de la campagne enfantine des désormais tristement célèbres “eurolapins”, ces petits lapins bleus en trois dimensions qui font face à de méchants loups tantôt russes, américains, chinois ou encore simple “extrémistes” en tout genre. De menaçants personnages au nom de Donald, Vlad, ou encore Ping, on notera la subtile symbolique au passage, et dépeintes de façon grotesque en nationalistes, trolls manipulateurs des réseaux sociaux, abstentionnistes, populistes, sorte de condensé en somme cristallisant les angoisses de l’européisme le plus primaire.

Passé l’amusement, cette initiative pourtant tout ce qu’il y a de plus sérieuse transpire une peur de l’électorat européen qu’il faudrait materner, guider afin qu’il fasse le bon choix, le seul qui vaille et ce en s’adressant à sa part d’enfant. Puisqu’il est naturellement entendu que l’Union européenne est foncièrement bonne, et que tout électeur qui ne ferait pas le choix logique de l’Europe et n’aurait pas encore compris son utilité ne serait qu’un enfant qu’il reviendrait d’éduquer comme il se doit.

La médiocrité de la communication autour de l’Union européenne et le peu de propositions porteuses de sens pour faire avancer les attentes des citoyens européens est la démonstration d’un projet qui ne peut que se définir par négation avec ses détracteurs.

Dans une veine similaire, la figure citoyenne promue par le Parlement européen de “Captain Europe” censé réveiller en tout citoyen une envie soudaine d’aller voter aux élections européennes, du moins, d’aller voter convenablement, est une autre tentative de pédagogie infantilisante qui peine à masquer la réalité socio-économique que représente l’Union européenne et son modèle.

Cette persistance à croire que les réticences face à l’Union européenne s’expliquent d’un point de vue pédagogique ne fait que renforcer l’idée d’une ambition europhile déconnectée de l’intérêt et du quotidien des populations européennes. Il n’est pas certain que Captain Europe puisse relever ce défi-là.

La médiocrité de la communication autour de l’Union européenne et le peu de propositions porteuses de sens pour faire avancer les attentes des citoyens européens est la démonstration d’un projet qui ne peut que se définir par négation avec ses détracteurs. En ce sens, Looking For Europe, pièce de théâtre de Bernard Henry-Lévy qui s’inscrit “contre la montée des populismes” et qui se voit subventionnée par Arte à hauteur de 200 000 euros, chaîne dont il préside par ailleurs le conseil de surveillance, n’a pas recueilli la ferveur attendue et deux dates européennes ont déjà dû être annulées. C’est le journal allemand Der Spiegel, pourtant loin d’être opposé à ce genre d’initiatives, qui se paie l’écrivain-philosophe en dénonçant le vide intellectuel du propos de la pièce.

Une campagne européenne qui échoue à susciter une réelle empathie

Un autre clip de campagne, émanant cette-fois du Parlement Européen-même, présente une vidéo larmoyante mélangeant des propos philosophiques voire spirituels, et dont la conclusion apparaît confuse. Cette vidéo à plus de 33 millions de vues relate des scènes d’accouchement à travers l’Europe, des faits de vies conjugaux et familiaux accompagnés d’une voix-off d’enfant, thème dorénavant récurrent.

On y retrouve les ingrédients désormais classiques de cette campagne, une simplification à l’extrême : la vie, la mort. Des émotions binaires  joie, peur. Et un horizon tout aussi simple : choisir son destin, bienheureux ou malheureux, européen ou non-européen. Mais que faut-il ici comprendre si ce n’est que prendre le parti de l’Europe c’est choisir celui de la vie, et que tout autre choix, devine-t-on, s’apparente à la mort, puisqu’il est aussi question de l’enjeu environnemental et du destin de la planète.

Cet excès de sentimentalisme n’est là que pour combler le déficit de sympathie qui émane du projet européen qui tâche de dissimuler la réalité d’une Union européenne qui n’en reste pas moins une somme d’institutions. Ce clip, retranscrit en anglais, lors même que le Royaume-Uni s’apprête vraisemblablement à quitter l’Union européenne, ne parvient justement pas à mettre le doigt sur quoique ce soit d’exclusivement porté par le projet européen, à moins que l’Union européenne ne dispose du monopole de la vie et des naissances.

Cet excès de sentimentalisme n’est là que pour combler le déficit de sympathie qui émane du projet européen tâchant de dissimuler la réalité d’une Union européenne qui n’en reste pas moins une somme d’institutions.

Dans une tentative de confondre l’Union européenne avec le continent européen-même pour susciter l’adhésion, gageant que les intérêts de celle-ci soient de fait reliés à ceux des habitants de ce continent, les éléments de langage des thuriféraires de l’Union européenne visent à superposer les concepts d’Union européenne et d’Europe de façon indifférenciée, et de confondre l’imaginaire propre à ce qui est une entité culturelle et continentale, avec la construction artificielle et peu démocratique qu’est l’Union européenne. Ces pirouettes rhétoriques sont vouées à porter secours au manque d’identité d’une Union européenne qui se retrouve à devoir composer avec une curieuse équation : celle d’être contrainte de puiser dans un imaginaire européen fédérateur tout en reniant l’idée de nation.

« Nous voulons arriver pour la première fois au Parlement européen » – Entretien avec Marc Botenga, tête de liste du PTB

Le Parti du Travail de Belgique est sur une pente ascendante depuis quelques années. Tiré par le médiatique Raoul Hedebouw et après de bons résultats aux élections communales d’octobre dernier, le parti vise désormais une entrée au Parlement européen le 26 mai prochain. Nous avons rencontré Marc Botenga, jeune cadre et tête de liste francophone qui pourrait bien être le premier élu de cette formation. Entretien réalisé par Maximilien Dardel et retranscrit par Loïc Renaudier.


LVSL – Les élections européennes en Belgique auront lieu dans le contexte particulier d’une superposition avec les scrutins régionaux et fédéraux. Ces élections se tiennent après des municipales qui ont confirmé la poussée du PTB. Comment fait-on une campagne européenne dans ce contexte ?

Marc Botenga –Pour nous ce qui est important est d’avancer sur les points fondamentaux au niveau programmatique. Nous l’avons fait au niveau communal. Nous avons fait une campagne clairement axée sur certains thèmes, comme le logement, la mobilité, l’écologie… Maintenant, on continue à défendre notre programme au niveau européen. Quelque part le fait qu’on ait 3 élections en même temps permet d’exiger une certaine cohérence. Nous, sommes le seul parti unitaire en Belgique. On refuse ainsi de jouer le jeu du renvoi de la responsabilité entre l’échelon le fédéral et le régional. C’est le même parti, voire le seul parti national organisé, tant côté néerlandophone que du côté francophone. Et ça c’est vraiment important.

Notre programme est en rupture avec les traités d’austérité européens. Donc le fait que les élections soient organisées ensemble nous permet aussi d’incruster la question des traités dans notre programme national.

LVSL – Comment voyez-vous votre rôle de tête de liste du PTB dans son rapport avec la campagne nationale ?

MB –Le parti a une stratégie globale qui s‘articule à différents niveaux. C’est une stratégie qui ne se limite pas à la Belgique. C’est pour ça que l’on a investi au niveau européen, et que l’on se présente au niveau européen avec certaines alliances comme la Gauche unitaire au Parlement européen. Mais c’est une stratégie réfléchie en fonction des solutions fondamentales sur différents sujets. Prenons un exemple très concret. Quand on regarde la question du climat, elle ne se limite pas à la Belgique. Mais ça ne veut pas dire, pour autant, que la Belgique ne doit pas faire son possible pour limiter les effets du changement climatique. Nous proposons à ce niveau des normes contraignantes pour les multinationales. Cela doit se faire au niveau européen en rupture avec le marché du carbone, mais la Belgique peut déjà commencer en imposant des normes aux 300 multinationales qui sont responsables de 40% des émissions en Belgique.

LVSL – Le PTB n’a actuellement pas d’élus au Parlement européen. La percée électorale du parti est relativement récente et les seuils pour obtenir un élu dans les trois régions de Belgique sont assez élevés. Quels sont vos objectifs pour cette élection ? 

MB –Nous voulons arriver pour la première fois dans notre histoire et dans l’histoire des institutions européennes au Parlement européen. Ce serait un signal important. Nous sommes le seul parti en Belgique à avoir un discours radical de rupture avec la logique des traités. Les traités austéritaires ont été approuvés par tous les partis, sauf nous. Aujourd’hui on n’a pas une Europe de la coopération, où les pays s’entraideraient, mais bien de la concurrence, où un Etat essaie d’enfoncer l’autre.

On ne se présente pas au Parlement européen en disant “votez pour nous et ça changera l’Union européenne”. On sait bien que c’est faux.  En revanche, en étant présent au Parlement européen, au sein de la gauche unitaire européenne, on peut renforcer les mobilisations européennes. La construction européenne s’est faite sans un contre-pouvoir fort comme les syndicats par exemple. Ces dernières années, on voit que c’est en train de se construire. Avec les dockers des ports par exemple, qui se sont organisés en grève européenne ; pareil avec les travailleurs de RyanAir… On voit pour la première fois que les gens disent : “non basta”. Cette Europe qui a été construite contre nous, on va la contester aussi à l’échelle supranationale. Là on tient quelque chose. Là on voit bien l’intérêt de l’articulation entre le niveau national et le niveau européen. Par exemple, la question du climat, abordée par les jeunes écoliers, mais à travers le pouvoir d’achat aussi par les gilets jaunes, a été mise à l’agenda européen mais aussi au niveau national dans les différents pays. On a eu la même chose avec le mouvement des dockers. On avait un mouvement européen, donc le Parlement européen, sous pression, a dû se positionner. Mais les gouvernements nationaux aussi étaient sous pression. Cela permettait vraiment l’articulation des deux niveaux par la mobilisation sociale au niveau national et au niveau européen.

LVSL – Nous avons déjà évoqué dans nos colonnes la structuration du PTB avec David Pestieauou Raoul Hedebouw. Récemment, à Bruxelles, des élus communaux PTB fraîchement investis ont décidé de quitter le parti en dénonçant un fonctionnement qualifié d’autoritaire. Où en êtes-vous de vos objectifs de développement et comment tenir un parti avec des exigences de probité si élevés [ndlr, tous les élus du PTB sont payés au salaire d’un travailleur belge] ?

MB –Je pense qu’effectivement toute période électorale est particulière. Ici, très concrètement, il s’agit d’erreurs de casting, avec des personnes qui ne souscrivent finalement pas au projet du PTB. Il y a différentes façons d’être membre du PTB, notamment en payant une cotisation annuelle très simple. Mais pour nos élus, on demande qu’ils ne s’enrichissent pas en faisant de la politique. Tout ce qui dépasse leur salaire antérieur, c’est-à-dire le salaire moyen d’un travailleur belge, ils le reversent. C’est un engagement que toute personne qui est sur une liste PTB doit prendre. On a vu que pour certaines personnes après les élections, ça commence à poser problème, notamment ici pour ces élus au Conseil communal de Bruxelles . Ce sont des maux de croissance. Lorsqu’un parti grandit vite, il y a des gens qui le rejoignent dans l’espoir de faire carrière, et d’être ensuite sur une liste régionale.

LVSL – Mais le fait d’être aussi rigoureux sur ce point ne limite-t-il pas la croissance et la qualité des cadres du PTB ? 

MB –La qualité, certainement pas. Imaginez qu’on laisse tomber les principes, parce que quelqu’un dit qu’il veut garder ses jetons de présence [ndlr, l’argent reçu par un élu pour assister à une réunion du Conseil communal ou d’un autre comité], le PTB s’affaiblirait. Certes, notre croissance électorale serait peut-être plus fulgurante dans l’immédiat. Mais le fond, l’essence du parti, le fait de faire de la politique autrement, se trouverait affaibli.

Il faut plus de formations, plus d’offres à développer. C’est un parti qui grandit vite et qui doit se structurer, c’est certain. Mais au niveau qualitatif, je trouve très important de garder ces principes. D’ailleurs, on fait signer un document aux candidats, qui indique que le mandat appartient au parti. Si vous êtes élu sur une liste du PTB, évidemment c’est le collectif du PTB qui en est à l’origine. Si vous décidez de démissionner du parti, alors vous quittez aussi le mandat. Je suis très fier que l’on maintienne nos principes. C’est pour eux que les gens votent pour nous. Le PTB n’est pas un parti comme les autres. On doit assumer aussi après les élections.

LVSL – En Wallonie, le PS reste une force importante. Beaucoup de français connaissent d’ailleurs Paul Magnette [ndlr, ancien président PS de la région Wallonne], qui se présente contre vous, depuis sa résistance affichée face au CETA. le PS Wallon tente de se donner une coloration fortement marquée à gauche. Comment jugez-vous cette stratégie ? Comment exister face à eux ? 

MB –La raison de la montée du PTB, c’est aussi qu’en dépit du discours très à gauche du PS avant les élections, la politique mise en place ne l’était pas. Le PS a approuvé les traités d’austérité. Le PS a accepté la libéralisation des chemins de fer. La loi Magnette en Belgique a divisé la SNCB (Société nationale des chemins de fer belges, qui exploite le réseau ferré) et Infrabel (le gestionnaire des infrastructures ferroviaires), dans une perspective de libéralisation. Les cheminots belges étaient furieux. Le PS est censé défendre le service public. C’est pour ces raisons que le PTB intéresse notamment les gens qui ont été dégoûtés du PS en Belgique, parce qu’ils ont cru à leur discours. Le PTB est une alternative. Et heureusement qu’en Belgique il existe une alternative à gauche.

LVSL – Mais quelle est votre point de vue sur l’action de Paul Magnette sur le CETA ? 

MB –Il y a deux choses concernant le CETA. Premièrement, il faut rendre à César ce qui appartient à César. Les mouvements sociaux ont imposé le débat en premier lieu. C’est seulement ensuite que Magnette a, par sa position en tant que président de la Région, pendant quelques semaines, symbolisé cette lutte contre le CETA.  C’est important de noter que ça n’aurait pas été possible sans la pression des syndicats et des associations.

Deuxièmement, la montée du PTB a, en quelque sorte, obligé Magnette à virer un peu à gauche. Notre campagne sur la taxe des millionnaires, le PS l’a reprise à son compte avant les élections. Le PTB propose la gratuité des transports en commun et le PS disait que c’était populiste. Mais aujourd’hui ils la reprennent !

Avec le CETA c’est la même chose. Sauf que le CETA est quand même passé. Paul Magnette a voulu poser la question à la Cour européenne, pour savoir si les tribunaux spéciaux pour les multinationales étaient compatibles ou non avec le droit européen. Surprise, une disposition en faveur des multinationales est compatible avec les traités qui sont en faveur de ces mêmes multinationales… Je regrette  ce choix de Paul Magnette de dépolitiser la question et affaiblir ainsi la mobilisation pour donner la main à la Cour européenne dont on sait que les jugements sont souvent tout à fait néolibéraux.

LVSL – Il semble aussi difficile de faire face au parti Ecolo, dont la figure de proue est Philippe Lamberts, candidat contre vous. La Belgique a connu d’importantes manifestations pour le climat, auxquelles le PTB a participé. Qu’avez-vous de plus à proposer qu’Ecolo sur dans le domaine de l’écologie ? 

MB –La différence entre le PTB et le parti Ecolo se situe d’une part sur la question du marché. En Belgique, la libéralisation du marché de l’énergie est passée avec le soutien d’Ecolo. Le PTB se démarque là-dessus. On ne peut pas laisser la question du changement climatique au marché et aux multinationales.

Tant qu’on laisse la transition énergétique dans les mains d’Engie-Electrabel et d’EDF Luminus, on n’arrivera à rien. D’autre part, sur la question posée par les gilets jaunes, concernant le paiement de la transition écologique, est-ce que ce sera au citoyen de payer ou bien aux grandes multinationales d’y contribuer ? On est le seul parti à refuser la taxe carbone, qui est profondément injuste car elle fait payer les citoyens et les travailleurs.

Monsieur Lamberts est sûr d’être élu. C’est un député compétent bien que l’on ait des divergences sur le marché et les traités d’austérité. Lui ne veut pas rompre dès aujourd’hui, ni demain. La question n’est pas de savoir si le PS aura des élus, si Ecolo aura des élus, nous savons que ce sera le cas, mais si à côté de ces élus, il y aura un premier élu PTB. C’est l’enjeu des élections européennes en Belgique francophone.

LVSL – Le Parlement européen a désigné la Belgique comme un paradis fiscal. Pensez-vous que ce système favorise les Belges et sinon comment y remédier ? 

MB –Le système de paradis fiscal ne favorise absolument pas les belges. Si on parle des travailleurs belges, c’est plutôt un enfer fiscal. Il favorise seulement une petite caste des belges. Pour y remédier, je pense qu’il faut commencer par mettre fin aux niches fiscales en Belgique (la plus-value sur action qui n’est pas taxée ; les revenus définitivement taxés…).

On dit souvent qu’il faut des taux minimums au niveau européen. Mais venant des partis traditionnels (PS ou MR), qui ont transformé la Belgique en paradis fiscal, c’est particulièrement hypocrite. “Faisons au niveau européen ce que l’on ne va pas faire au niveau belge”. C’est ridicule. Le PTB est pour un taux d’imposition minimum effectif au niveau européen, mais on devrait pouvoir commencer en Belgique.

LVSL – Dans le débat, on parle d’une concurrence fiscale en Europe. Les pays modifient les critères fiscaux pour attirer les entreprises. Est-ce que la Belgique ne souffrirait pas d’un renforcement de ces normes fiscales ? 

MB –Y-a-t’il des preuves quelque part que cette politique d’attractivité fiscale ait créé de l’emploi ? Je vais prendre un exemple très concret, le bassin Liégeois. Arcelor Mittal, une multinationale de la sidérurgie qui fournissait nombre d’emplois, que ce soit dans le chaud ou dans le froid au niveau Liégeois, a reçu beaucoup de soutiens d’Etat en Wallonie. L’entreprise en a bénéficié un temps, puis un jour Arcelor est parti.

Faire des cadeaux aux multinationales ne les fait pas rester. Est-ce que les niches fiscales ont permis des investissements étrangers en Belgique qui aient créé de l’emploi ? C’est un discours théorique libéral pur, sans aucune preuve, qui tient autant la route que la théorie du ruissellement. C’est-à-dire pas du tout. Le PTB est pour une solution européenne car l’accès au marché européen pour les entreprises est fondamental. On ne va pas tout résoudre en Belgique, mais le fait que la Belgique soit pointée du doigt par le Parlement européen, on peut y changer quelque chose.

LVSL – Vous avez de bonnes chances d’être élu, mais vous serez peut être le seul représentant de votre parti dans l’hémicycle. Il va donc falloir vous trouver des alliés. De ce point de vue à la gauche de gauche on risque d’assister à un bouleversement des équilibres, si ce n’est à une partition entre des formations difficilement conciliables plus longtemps au sein du même groupe politique (on pense à Syriza et à la France insoumise au sein de la GUE-NGL). Comment vous situez-vous sur cet échiquier ? 

MB –Le PTB a adhéré comme membre associé à la gauche unitaire européenne et à la gauche verte nordique, il y a trois ans maintenant. On trouve qu’il faut désormais travailler avec les divergences entre les différentes gauches (radicale, authentique…). Il n’y a pas de secret. En France par exemple, le PCF et LFI ont des options politiques différentes. En soi, ce n’est pas grave. L’important c’est d’instaurer le dialogue sur quelques principes fermes, notamment la rupture avec la logique de la concurrence et de l’austérité, et de trouver alors, dans cet espace commun, des convergences et des dialogues. Nous, au PTB, on apprend beaucoup des camarades allemands, néerlandais, français… Je pense qu’on peut aussi apporter à ces autres groupes. On a des contacts avec des groupes très différents, par exemple avec des membres tant de Maintenant le Peuple que du Parti de la Gauche européenne, qu’avec d’autres partis qui n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre groupe. On a un principe clair par rapport à l’Union européenne. Il faut stimuler la construction d’un contre-pouvoir.

LVSL – Mais où doit figurer la ligne rouge ? Par exemple, le PTB peut-il vraiment travailler avec Syriza dans le même groupe ? 

MB – Nous débarquons à peine au niveau européen. Faut être humble. Je pense que la question va en premier lieu à Syriza. Que va faire Syriza demain ? Ils veulent quitter le groupe ou non ? Je vois qu’aujourd’hui Tsipras participe aux réunions du PS européen. Est-ce un choix stratégique de sa part ? On ne peut effectivement pas cautionner ce qu’a fait le gouvernement grec par rapport à l’austérité. On s’en démarque clairement. Je pense que si Syriza continue sur ce chemin, celui de l’alliance avec le PS européen – ce qui relève de leur choix -, cela peut être un problème. Après on n’a pas la vérité incarnée, mais je constate que chez Syriza il y a un mouvement en cours. Je suis curieux de voir ce qui va se passer après les élections. Le PTB défendra ses principes, tout en respectant les divergences. Et on verra bien qui restera ou non dans le groupe. Dans tous les cas, on espère avoir une cohérence radicale face à cette Europe du fric.

LVSL – Le PTB a annoncé ne pas prendre part à une potentielle majorité en Belgique à l’issue des élections fédérales si elle ne rompait pas avec les traités européens. Préférez vous laisser la direction du pays à la droite que gouverner dans ce cadre ? Certains pointent le cas du Portugal et de l’Espagne comme des pays ayant mené une politique de gauche tout en restant dans le cadre des traités…

MB – En Espagne on verra ce qui se passera après le 26 mai. Le gouvernement portugais de son côté paraît aujourd’hui en difficulté. Il ne faut pas tout mélanger. Evidemment on ne veut pas un gouvernement de droite en Belgique, c’est très clair.

LVSL – Donc il faut une majorité alternative ? 

MB –Oui, il faudrait une majorité alternative, mais qui ne mène pas de politique de droite. On ne veut pas une majorité de droite. Mais on ne veut pas non plus d’une majorité qui se prétend de gauche, comme le PS par exemple, mais qui en même temps applique une politique de droite. Aujourd’hui pour mener une politique de gauche, on se trouve directement en rupture avec les traités. Il n’y a pas de troisième option.

LVSL – D’autres partis, comme le PC portugais, ont décidé de soutenir un gouvernement socialiste dans leur pays qui n’est pas en rupture avec les traités pour éviter un retour de la droite. Qu’en pense le PTB ? 

MB –La question portugaise est particulière, car ils l’ont fait pour annuler une partie des mesures de la troïka d’austérité très violente, pour retourner ça sur d’autres mesures. Le PCP a clairement dit aussi dès le début qu’il fallait une rupture avec les traités.

Quand on regarde le Portugal aujourd’hui, on parle de politique progressiste. Mais l’investissement public est au plus bas ! Ils sont en dessous de 2%. Pourquoi ? Car si on respecte la logique des traités, l’argent qui est mis quelque part on ne peut pas le mettre ailleurs. Or, ne pas investir c’est construire une dette pour l’avenir. Les routes qu’on ne répare pas aujourd’hui, il faudra le faire demain et ce sera plus cher. Le PTB insiste là-dessus. Il faut imposer un rapport de force qui rompt avec la logique des traités.

Quand, en 2008 et 2010, on a dû sauver les banques, le rapport de force était là pour mettre de côté les traités. Il faut sauver les banques ? Alors il y a urgence bancaire. Le discours du PTB aujourd’hui est le même : il y a urgence sociale (700 000 personnes dorment dehors chaque nuit en Europe, ce qui représente la ville de Namur, de Liège, de Charleroi et de Mons ensemble en termes de population) et une urgence climatique. Peut-on imposer le rapport de force sur ces traités qui rendent impossible une politique de gauche véritable ?

 

 

Parlement européen, Assemblée nationale… La technocratie au pouvoir ?

Le mouvement des gilets jaunes a récemment affirmé une volonté de reprise en main populaire de la fabrique de la loi à travers le RIC (Référendum d’initiative citoyenne). Le parlementarisme représentatif est en effet vilipendé pour son inefficacité et ses privilèges. Qu’il s’agisse de l’Assemblée nationale ou du Parlement européen, les institutions législatives ont progressivement complexifié leur fonctionnement et alimenté une distance grandissante avec les citoyens. Cette bureaucratisation du travail législatif dans les deux hémicycles participe à renforcer le consensus libéral sur les prises de décisions.


Pour comprendre les évolutions du travail législatif moderne il faut notamment s’intéresser au rôle des fonctionnaires et des collaborateurs des élus. Car si les citoyens élisent les députés, ils ne choisissent pas leurs collaborateurs. Invisibles, ils sont en première ligne de la technicisation du travail politique. Le métier d’assistant parlementaire reste entouré d’opacité voire de méfiance après le scandale Pénélope Fillon en France et des assistants du Front National au Parlement européen. À l’approche des élections européennes, il faut se pencher sur les évolutions de la pratique législative en France et pour l’Union européenne.

La culture du consensus à l’européenne contre le règne de la majorité à la Française

Les cultures parlementaires française et européenne diffèrent largement. En France, la logique de la Ve République, l’inversion du calendrier électoral et le mode scrutin majoritaire favorisent le règne d’une majorité qui domine l’hémicycle. Il y a peu de marges de manœuvre en dehors. Le contenu des textes est donc globalement connu d’avance. L’opposition a peu de chances de faire adopter des amendements significatifs en commissions. Ce règne de la majorité n’a fait que croître avec le temps. La pratique parlementaire de La République En Marche est particulièrement décriée pour son manque de considération envers le travail de l’opposition.

Au Parlement européen, il n’y a pas de majorité stable. Les groupes politiques doivent former des alliances de circonstances pour être majoritaires. Celles-ci peuvent varier selon les sujets. Cela laisse donc bien plus de place à la négociation. Au delà de ce rapport de force politique on peut même parler de pratique consensualiste dans la rédaction des textes. Chaque groupe politique désigne un rapporteur fictif sur un texte. Ceux-ci se réunissent en réunions de compromis pour tenter, en principe, d’élaborer un texte qui dispose du plus large soutien possible. Ce n’est qu’ensuite que le texte est soumis au couperet des majorités des commissions et de la plénière.

Les philosophies sont donc bien différentes. En France, l’empire de la volonté générale ne peut souffrir d’inflexion, quitte à tomber dans l’excès et l’unanimisme majoritaire. Au Parlement européen, de petites avancées peuvent être conquises par la négociation, même par les partis minoritaires. Mais cela implique aussi le risque d’uniformiser l‘esprit des lois sous l’égide d’un consensus timoré.

Vers une technicisation bureaucratique du travail législatif

La question du cadre juridique des collaborateurs parlementaires est moins anodine qu’elle n’en a l’air : elle traduit la culture des institutions.

Le statut d’assistant parlementaire en France a longtemps été l’un des plus mal définis. Ce n’est qu’après le scandale Pénélope Fillon qu’un cadre a été un peu mieux établi pour notamment éviter qu’un député puisse employer son conjoint ou sa conjointe. La culture parlementaire française, historiquement, n’est pas familière avec la fonction d’assistant. Elle n’a en effet été importée que dans les années 1970 après qu’Edgar Faure ait visité le Congrès des États-Unis.

À l’inverse, le Parlement européen cadre bien plus strictement le statut des assistants. L’idée est que l’assistant n’est pas juste au service du député, mais de l’institution. C’est un statut à mi-chemin de celui de fonctionnaire, qui reprend certaines de leurs les obligations comme celle de « fidélité et de discrétion » envers l’institution. Cela dénote aussi une volonté de dépolitisation et d’euphémisation du caractère conflictuel de la politique. L’assistant semble prié d’être plus un technicien qu’un politique. Il n’est pas censé exercer des responsabilités politiques dans l’organigramme d’un parti par exemple.

Il en résulte que beaucoup de collaborateurs des grands groupes politiques sont peu politisés et conçoivent leur fonction comme un emploi plutôt que comme une vocation. Cela participe à faire émerger un groupe social homogène de techniciens du politique assez uniformes idéologiquement et interchangeables politiquement.

Inflation législative et diversification des tâches

Au sein d’une même institution, la réalité du travail de collaborateur parlementaire recoupe des réalités variées. Certains assistants peuvent être basés en circonscription; d’autres être des spécialistes des dossiers législatifs ou de la communication, et certains cumuler différents aspects. Libre à chaque député d’organiser son équipe comme il le souhaite.

Le Parlement européen est un mastodonte à plusieurs titres. Il produit chaque année des centaines de textes. Plus de 7000 personnes y travaillent à Bruxelles et Strasbourg. Il représente sur le plan budgétaire 1,95 milliard d’euros par an contre 567,35 millions d’euros pour le Palais Bourbon (auxquels il faut ajouter environ 323 millions pour le Sénat). Concrètement, un député européen dispose de deux fois et demi l’enveloppe allouée aux membres de l’Assemblée nationale pour faire fonctionner leurs équipes.

L’inflation législative, c’est-à-dire l’augmentation du volume de textes produits par les assemblées et l’accélération du calendrier, impose aux équipes de fortes pressions. Cela est flagrant avec le rouleau compresseur LREM à l’Assemblée nationale qui a par exemple fait adopter la privatisation d’Aéroports de Paris à 6h du matin en première lecture, et c’est aussi le cas au Parlement européen qui a dû doubler le nombre de séances de vote avant les élections pour boucler le calendrier…

L’inflation législative impose aux équipes de fortes pressions. Cela est flagrant avec le rouleau compresseur LREM à l’Assemblée nationale qui a par exemple fait adopter la privatisation d’Aéroports de Paris à 6h du matin en première lecture.

Le spectre des activités couvertes par les bureaux des députés augmente par ailleurs avec l’apparition de nouveaux besoins numériques et de communication. Ceux-ci se chevauchent avec les activités plus traditionnelles de secrétariat, de conseil politique et de rédaction législative.

Une des « parades » courantes est malheureusement le suremploi de stagiaires précaires, parfois même pas indemnisés. La conséquence de ce système est que seuls les jeunes issus de milieux privilégiés peuvent supporter le coût d’un tel stage. Cela contribue à limiter l’accès aux institutions pour le reste de la population.

Une bureaucratisation au service du libéralisme

L’accélération des cadences de production législative va de paire avec la technicisation grandissante de la fonction parlementaire, qui s’accompagne d’une spécialisation toujours plus poussée des tâches. Cette logique de technicisation procède de l’idéologie néolibérale dominante.

Dans les institutions européennes, les fonctions sont très stratifiées, et le processus de production législatif fait intervenir de nombreux experts à différents stades. Il peut s’agir d’avis des services juridiques ou de comités d’experts, souvent en réalité des lobbyistes, qui interviennent dans les phases préliminaires de rédaction, à la Commission européenne en particulier…

Au contraire du mouvement de simplification administrative que vendent régulièrement les néolibéraux, on assiste à une multiplication de normes et de pratiques importées du privé qui complexifient considérablement l’action politique. Ce phénomène est très bien décrit par Béatrice Hibou dans La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale (2012) pour un autre milieu, celui de l’hôpital, où l’on fait remplir des formulaires à longueur de journée aux infirmières, les empêchant de faire leur vrai travail.

Il est assez ironique de constater que ceux qui pourfendent la technocratie, sous couvert de rationalisation néolibérale, sont souvent les mêmes qui font tout pour dépolitiser le travail législatif. Or, si la maîtrise technique est devenue indispensable, rien ne peut se faire sans une vision politique.

Il est assez ironique de constater que ceux qui pourfendent la technocratie, sous couvert de rationalisation néolibérale, sont souvent les mêmes qui font tout pour dépolitiser le travail législatif.

Techniciser le travail politique c’est aussi évidemment le rendre moins accessible du grand public. La réalité est donc à mille lieues du leitmotiv à la mode de transparence. Car quand les informations sont disponibles, elles sont rarement accessibles au commun des mortels sans apprentissage spécifique. L’opacité du site internet du Parlement européen est particulièrement symptomatique. À tel point que l’AFP s’est récemment trompée en confondant un texte rejeté et celui finalement adopté au sujet de l’interdiction des lanceurs de balles de défense; répandant à tort une fausse information reprise par toute la presse française.

Bruxelles : une bulle coupée du monde, siège d’un lobbying institutionnalisé

Le fonctionnement des institutions européennes se distingue par l’existence d’un lobbying institutionnalisé, alors qu’il se pratique de façon plus informelle en France. Il existe un registre de transparence au Parlement et à la Commission pour tracer l’action des lobbyistes, mais il est en réalité assez facilement contournable. La reconversion de Jose Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne, désormais lobbyiste de Goldman Sachs, a fait couler beaucoup d’encre et illustre la consanguinité entre monde des affaires et institutions européennes. Les parcours de carrières passent couramment des institutions européennes aux groupes d’influence.

Le lobbying est en effet une activité économique très importante dans le quartier européen et on assiste souvent à des reconversions d’assistants dans ce milieu où ils vendent leur carnet d’adresse. Les lobbyistes servent parfois de prolongements directs au travail de certains parlementaires, en proposant des amendements ou des argumentaires clefs en main.

Mais il faut faire le tri derrière le terme fourre-tout de lobbyiste. Le registre de transparence du Parlement ne fait pas de différence de statut entre un représentant de la Ligue des droits de l’Homme ou de Monsanto. Les représentants d’intérêts privés ne sont pourtant pas sur un pied d’égalité avec les ONG. Ils disposent de fonds bien plus importants et capitalisent plus de rendez-vous avec les institutions (les statistiques du registre de transparence sont disponibles sur transparency watch).

Il faut ajouter que les institutions européennes vivent largement en vase clos. À Bruxelles, il est indéniable que beaucoup d’eurocrates sont coupés du reste de la société. Cet état de fait porte d’ailleurs un nom : l’Eurobubble (bulle européenne). Il est possible de vivre quasiment en totale autarcie dans le Parlement et le quartier européen. Il faut comprendre qu’on parle ici de dizaines de milliers de personnes et de quartiers entiers accaparés par les institutions européennes. L’entre-soi est pratiquement inévitable dans ce cadre. Les bruxellois et les eurocrates ne se fréquentent pratiquement pas. Leur enfants ne vont souvent pas aux mêmes écoles. Ils ne payent pas les mêmes impôts ( les fonctionnaires européens sont exonérés d’impôts nationaux sur leur salaire) et ne profitent pas du même système de santé.

Une montée de l’antiparlementarisme justifiée ?

La bureaucratisation et la technicisation du travail parlementaire que nous avons décrit, en renforçant la domination du dogme libéral sur les processus législatifs, alimentent un sentiment de dépossession populaire sur la fabrique de la loi.  Le mouvement des gilets jaunes a largement critiqué le coût et l’inefficacité du parlementarisme. On ne peut pas balayer ses accusations du revers de la main sans s’interroger sur ses fondements légitimes.

Il existe aussi depuis toujours à gauche une tentation de boycotter la pratique parlementaire. Il est indéniable que le parlementarisme est historiquement le pendant politique de l’essor de la bourgeoisie libérale. C’est un cadre politique qui favorise de nombreux biais au profit des classes dominantes. Ce débat n’est pas nouveau, il fut particulièrement virulent chez les communistes, et tranché par Lénine lui-même : « Ce n’est qu’en faisant partie du parlement que l’on peut, partant des conditions historiques données, lutter contre la société bourgeoise et le parlementarisme ». L’idée était alors de participer tant que nécessaire à ce système pour en obtenir ce qu’il était possible, sans perdre de vue une nécessaire transformation révolutionnaire de la société. C’est ainsi que les Bolcheviks ont siégé à la Douma bourgeoise pour y faire de l’agitation, tout en formant des assemblées de démocratie directe, les soviets, pour la renverser. Les marxistes étaient conscient que le parlementarisme constituait un mode de prise de décision certes imparfait mais toujours plus démocratique que l’autocratie. Pour eux c’était un levier à utiliser, voir à défendre dans certaines circonstances, comme face au péril fasciste.

L’antiparlementarisme a toujours été un credo de l’extrême droite en France qui a culminé le 6 février 1934 avec la tentative des ligues factieuses de s’emparer du Palais Bourbon. Le régime de Vichy s’est ensuite empressé de museler le Parlement, et ce courant de pensée se retrouve plus tard dans le mouvement poujadiste des années 1950. Derrière cet antiparlementarisme se cache évidemment un rejet de la démocratie au profit de l’idéalisation du modèle autoritaire.

Il est ironique de constater que la montée récente de l’antiparlementarisme en France est concomitante de l’inféodation grandissante du Parlement au gouvernement. Au fond, les gilets jaunes reprochent à l’Assemblée de ne pas faire son travail de législateur et d’être une chambre d’enregistrement de l’exécutif. En ce sens, leur critique du parlementarisme est fondamentalement à l’opposée d’une critique poujadiste.

On peut interpréter les critiques légitimes faites aux avantages des parlementaires comme le reflet de la perception de leur inaptitude à remplir leur rôle de législateurs. Si les parlementaires étaient perçus comme compétents, leurs avantages partait-ils aussi insupportables ? D’ailleurs, le Sénat semble récemment avoir été moins sous le feu des critiques. On peut l’expliquer par l’absence de majorité En Marche dans son hémicycle, ce qui amoindrit son degré de soumission à l’exécutif, malgré des prérogatives constitutionnelles très réduites. Il faudrait donc se poser la question du poids démesuré du pouvoir exécutif dans notre fonctionnement institutionnel.

Au fond, les gilets jaunes reprochent à l’Assemblée de ne pas faire son travail de législateur et d’être une chambre d’enregistrement de l’exécutif.

De la même façon, à l’échelle européenne, il est avant tout reproché au Parlement européen d’être inutile tant ses prérogatives sont réduites. On constate que le Parlement européen ne dispose pas des prérogatives essentielles à tout Parlement. Aujourd’hui, cet organe a un poids limité face au Conseil et à la Commission, il n’est que le co-législateur et ne décide pas du budget seul. Lorsqu’il lui arrive de s’opposer à la Commission ou au Conseil, il a rarement le dernier mot. On fait donc parfois de faux procès aux parlements pour masquer des décisions qui sont en réalité imposées par les gouvernements.

Le salut du système parlementaire se trouve certainement dans l’acceptation de la nature conflictuelle de son travail politique et dans l’émancipation de la tutelle étouffante de l’exécutif. Ce n’est qu’en rompant avec la conception technocratique de la fonction législative que les citoyens pourront se réapproprier leurs hémicycles.

« Un peuple qui souhaite recouvrer sa souveraineté doit procéder à une rupture franche avec l’UE » – Entretien avec Coralie Delaume et David Cayla

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David Cayla et Coralie Delaume © Margot L’Hermite

À l’approche des élections européennes, Coralie Delaume et David Cayla, co-auteurs en 2017 de La fin de l’Union européenne, publient un nouveau livre intitulé 10 (+1) questions sur l’Union européenne. Cet ouvrage de vulgarisation revient sur les questions essentielles qui touchent au fonctionnement et à l’actualité de l’Union européenne : ses mécanismes institutionnels, sa contestation, le libéralisme économique qu’elle promeut, le coût d’une sortie de l’euro… Entretien réalisé par Eugène Favier Baron et Vincent Ortiz.


LVSL – À la lecture de votre livre, les pouvoirs du Parlement européen apparaissent sinon quasiment inexistants, du moins très faibles. Quel est donc l’enjeu de ces élections européennes ? Un hypothétique changement de majorité aurait-il un impact sur les grandes orientations des politiques européennes ?

À strictement parler, l’enjeu politique des élections au Parlement européen est dérisoire et ceci pour plusieurs raisons. La première c’est que le vote aux européennes ne procède pas d’un corps électoral homogène, mais de 27 élections nationales. En général, dans un pays, lorsqu’il y a des élections nationales ou locales, on constate une synchronisation politique des électeurs, ce qui permet de dégager des messages politiques et de faire basculer les majorités dans un sens ou dans l’autre. Rien de tel ne se produit lors des élections européennes. Les comportements électoraux des peuples sont « désynchronisés ». Ainsi, dans un pays, on votera majoritairement à gauche, dans un autre majoritairement à droite, en fonction de circonstances locales et du message que les électeurs souhaitent envoyer à leurs gouvernements.

Cette logique a pour conséquence de supprimer toute chance de changement de majorité. Il est donc certain qu’à l’issue des élections européennes de 2019, on retrouvera le même résultat qu’en 2014, qu’en 2009, qu’en 2004 ou qu’en 1999… une domination du Parlement européen par les conservateurs du PPE. Seule nouveauté attendue, le PPE qui dirigeait le Parlement européen en coalition avec les socialistes du PSE pourraient se tourner vers les libéraux (ALDE) ou établir une grande coalition PPE-ADLE-PSE. Mais ce qu’il faut comprendre c’est que, quoi qu’il arrive, la majorité au Parlement européen ne changera pas car les basculements politiques nationaux d’un côté ou de l’autre se compensent et s’annulent.

La deuxième raison qui explique la faiblesse des enjeux des élections européennes est que le poids institutionnel du Parlement est lui-même très faible. La législation européenne est le fruit d’une architecture extrêmement complexe qui implique de nombreuses parties prenantes. Le Parlement européen n’est en réalité que co-législateur. Il partage cette tâche avec le Conseil des ministres européens, sachant que l’initiative de la législation est laissée à la Commission européenne. Les directives sont ainsi le résultat de délicats arbitrages politiques et diplomatiques entre toutes ces institutions.

Enfin, il existe une troisième raison bien plus fondamentale à la faiblesse institutionnelle du Parlement européen qui est en général passée sous silence. La politique européenne procède moins des directives (les « lois » européennes) que des traités. Autrement dit, les trois pouvoirs législatifs européens que sont la Commission, le Conseil et le Parlement sont eux-mêmes soumis à un ordre juridique supérieur, celui des traités, dont l’interprétation relève de la Cour de justice de l’Union européenne. Or, c’est dans ces traités qu’est inscrit l’ADN néolibéral de l’Union européenne et ces derniers ne sont pas modifiables dans le cadre d’une procédure législative qui impliquerait le Parlement européen. En somme, les élus européens ne peuvent concevoir des directives que dans le cadre très restrictif des traités qui déterminent déjà les principales politiques économiques.

Il ne faut pas forcément déduire de ce qui précède qu’il faudrait s’abstenir aux élections européennes. Ces élections sont importantes pour se faire entendre à l’échelle nationale, pour permettre à certains partis de s’implanter durablement dans la vie politique nationale, pour avoir des élus compétents qui pourront participer à des débats subsidiaires et à des réformes mineures, mais utiles, comme par exemple la récente interdiction du plastique pour les objets à usage unique d’ici 2021.

LVSL – Vous consacrez un chapitre de votre ouvrage à ce que certains juristes nomment la constitutionnalisation du droit européen – à la manière dont, au fil des décennies, le droit européen tel qu’il est produit par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a été érigé au sommet de la pyramide des normes. Mais quels sont les effets concrets de cette constitutionnalisation du droit européen ? Les États sont-ils réellement obligés d’inscrire dans leur droit national le droit européen ?

Comme nous venons de le souligner, la CJUE a un rôle méconnu mais déterminant dans l’architecture juridique des États membres. À la suite d’une série de jurisprudences européennes et nationales, le droit européen inscrit dans les traités est désormais reconnu comme un droit de niveau supérieur au droit national. Concrètement, et c’est ce qui est le plus pernicieux, cela ne signifie pas que les États doivent explicitement transcrire le droit des traités dans leur droit national. Cela signifie en fait que les traités européens s’appliquent pour tout État membre, y compris lorsque la législation nationale est contraire à ce droit. Autrement dit, les pays membres de l’UE ne peuvent légiférer « contre » les traités européens. Toute loi nouvelle contraire aux traités ne serait simplement pas applicable. Par exemple, si l’Assemblée nationale votait une loi pour favoriser le made in France en privilégiant les fournisseurs locaux par rapport à d’autres fournisseurs européens, cette loi serait soit cassée par le Conseil constitutionnel, soit empêchée d’application par le Conseil d’État. De même, une loi qui viserait à rétablir un monopole public pour la fourniture d’électricité serait également jugée contraire aux textes européens et invalidée. C’est au nom des traités et du respect du droit européen que par exemple on prévoit, à partir de 2024, de démanteler le monopole de la RATP dans le transport urbain francilien. La loi française ne peut qu’accompagner ce démantèlement, elle ne peut pas s’y opposer car le principe de marchés concurrentiels est inscrit dans les traités.

Le cas des directives est un peu différent. Contrairement aux traités européens qui s’appliquent sans conditions et sans qu’il soit nécessaire de les transcrire dans le droit national, les directives doivent être transcrites. Néanmoins, là encore, la CJUE veille et peut annuler une transcription non conforme à l’esprit originel de la directive.

LVSL – Dans son dernier livre (l’Europe fantôme), Régis Debray écrit : « “Europe” reste un mot faible qui n’implique que faiblement ceux qui l’utilisent parce qu’elle ne suscite chez ses administrés aucun vibratio affectif. Orwell ne supportait pas l’idée qu’un anglais puisse écouter le God Save the Queen sans se mettre au garde-à-vous. Nous craindrions, nous, pour la santé mentale d’un passant se figeant sur le trottoir à l’écoute de L’Hymne à la joie ». Dans votre ouvrage, vous soulignez une contradiction intrinsèque au projet européen, qui aspire à fédérer une communauté européenne, via des moyens froidement technocratico-juridiques. Mais n’est-ce pas justement ce qui fait la force de l’Union européenne ? Cette logique d’intégration par le haut, ce pouvoir diffus dont les populations n’aperçoivent aucun centre, cette absence flagrante de symboles ou d’imaginaire européen, ne permettent-ils justement pas à la construction européenne de s’étendre de façon invisible, dans le dos des peuples ?

Il est clair que le projet européen s’est construit par le « haut », sans susciter forcément ni grand enthousiasme ni grand rejet de la part des populations, peu impliquées. Contrairement aux nations européennes qui se sont souvent construites en mêlant ferveur populaire et action déterminée des classes dirigeantes – et souvent par la violence, qu’on pense aux révolutions françaises et anglaises ou aux unifications allemandes et italiennes – l’intégration européenne s’est construite dans le cadre d’un processus pacifique dont peu de gens comprennent la logique et les implications.

On présente souvent l’Union européenne comme un projet qui vise à organiser un partage de souveraineté entre des États volontaires dans un ensemble limité de domaines. Cette vision théorique n’est cependant pas exacte en pratique. Du côté des États, on a bien un abandon de souveraineté. Ainsi, les politiques commerciales et monétaires sont du ressort exclusif des autorités européennes et échappent donc entièrement aux échelons nationaux. De même, les politiques budgétaires des États sont très strictement encadrées par les institutions européennes en vertu des traités, notamment du dernier en date, le traité budgétaire, qui oblige les États non seulement à respecter la barre des 3 %, mais aussi à aller vers l’équilibre budgétaire et la diminution des dettes publiques. Mais le problème est que, du côté européen, il n’y a pas de gain de souveraineté pour les populations car il n’y a pas d’architecture démocratique à l’échelle européenne. Il n’y a donc pas de « partage » de souveraineté, mais un abandon pur et simple de la souveraineté populaire au profit d’un système de décisions opaques et technocratiques encadré par un ensemble de règles rigides et non modifiables.

Rappelons que la souveraineté implique non pas que le peuple ait raison mais qu’il décide. Cela implique le droit, notamment, de changer d’avis. Une souveraineté européenne signifierait donc que les règles qui encadrent l’action politique doivent être modifiables. Mais elles ne le sont pas. C’est la raison pour laquelle la « souveraineté européenne » défendue par Emmanuel Macron ne peut être qu’une parfaite illusion. Pour qu’il y ait souveraineté, il faut qu’il y ait pouvoir de décision du peuple. Or, le Parlement européen n’est justement pas un Parlement souverain. De plus, son élection n’est pas le produit d’un peuple conscient de lui-même puisqu’il n’y a pas de débat démocratique qui s’organise à l’échelle européenne, ni un minimum d’homogénéité entre les peuples nationaux pour permettre de le faire exister. L’architecture européenne ne laisse en réalité qu’un seul choix à un peuple souhaitant recouvrer sa souveraineté, celui de procéder à une rupture franche avec les règles des traités, c’est-à-dire à une rupture avec l’UE.

Certains fédéralistes européens croient, parfois sincèrement, qu’il est possible de construire une souveraineté européenne en renforçant progressivement le pouvoir du Parlement et qu’un peuple européen émergera spontanément de ce processus institutionnel. Cette vision est au mieux naïve, au pire dangereuse. Les pays de l’Union ne tiennent ensemble que parce que justement il n’existe pas d’autorité politique clairement identifiée qui pourrait les contraindre à des politiques qu’ils refusent. Ainsi, si un Parlement européen véritablement souverain imposait la création d’un véritable budget européen qui permettrait d’organiser des transferts financiers des pays du cœur de l’UE vers les pays périphériques (comme cela se fait dans tout grand pays fédéral), qui peut croire que l’Allemagne ne quitterait pas immédiatement l’UE ? L’Union européenne existe non pas en dépit d’une insuffisance démocratique mais justement parce qu’elle est a-démocratique et qu’elle parvient à s’émanciper de la souveraineté populaire.

LVSL – Vous défendez – dans un chapitre dédié à cette question – l’idée selon laquelle la zone euro demeure largement vulnérable aux risques spéculatifs externes. Envisagez-vous le scénario d’une sortie de l’euro par effondrement de celui-ci en cas d’une nouvelle crise financière d’ampleur mondial ? La politisation de la Banque centrale européenne sous le mandat de Mario Draghi et ses pratiques hétérodoxes (Quantitative easing, etc.) ne montre-t-elle pas au contraire une certaine souplesse, une certaine capacité de résilience de la monnaie unique ?

De manière générale, l’Union européenne souffre d’un excès de rigidité dans la mise en œuvre de ses politiques économiques. Cette rigidité est en réalité constitutive du projet européen, très marqué par une conception ordolibérale de l’économie. L’ordolibéralisme est une forme de néolibéralisme dont la doctrine consiste à vouloir organiser l’économie à partir de marchés concurrentiels dont le cadre devrait être soutenu et renforcé par les institutions publiques. Autrement dit, on permet au pouvoir politique d’agir sur le cadre mais on lui interdit d’être un acteur à part entière, notamment de prendre des mesures discrétionnaires fondées sur des objectifs politiques. L’ordolibéralisme souhaite une séparation claire des sphères politiques et économiques dans le but – évidemment illusoire – de créer un système économique détaché de toute influence politique.

C’est cette doctrine qui est au cœur à la fois du marché unique fondé sur une concurrence « libre et non faussée » et de la gestion de la monnaie unique qu’on souhaite non inflationniste et contrôlée par une banque centrale indépendante de toute influence politique. Il ne faudrait d’ailleurs pas que l’arbre de l’euro cache la forêt du marché unique car l’essentiel du carcan économique infligé aux États est d’abord celui de la concurrence et des traités de libre-échange.

Reste que la monnaie unique participe elle aussi à cette conception rigide de l’économie. On entend parfois que, pour sauver l’euro, la Banque centrale européenne (BCE) se serait affranchie des textes des traités. C’est inexact. Elle a certes pris quelques libertés dans l’interprétation des règles mais elle ne les a pas formellement transgressées. Par exemple, dans le cadre du Quantitative easing, elle s’est refusée à financer directement les États. Lorsque les taux d’intérêt des pays d’Europe du sud ont trop augmentés au point de menacer la zone euro d’un effondrement financier, elle est intervenue pour acheter des obligations publiques déjà émises, ce qui ne constitue pas un financement des États même si cela a contribué à faire baisser les taux d’intérêt. D’ailleurs, cette politique de la BCE a dû faire face à de nombreuses oppositions, en particulier des ordolibéraux allemands. Mais la CJUE a tranché en droit et a validé l’interprétation extensive que Mario Draghi a fait du texte des traités.

En somme, la crise de l’euro a permis de tirer deux enseignements intéressants. Le premier c’est que l’existence de l’euro ne protège par l’Union européenne des crises financières. En réalité, l’Union européenne a été davantage touchée par la crise que les États-Unis eux-mêmes, ce qui est pour le moins paradoxal pour une crise venant d’outre Atlantique !

Le second enseignement est que la conception ordolibérale de l’économie ne fonctionne pas en pratique. L’idée que l’économie pourrait se réguler elle-même, par le simple jeu d’une concurrence encadrée, sans intervention politique, est un leurre. Car qu’a fait Mario Draghi pour sauver l’euro ? Il a fait de la politique en renonçant au dogmatisme initial qui fait de la BCE un garant « neutre » du système économique. Le problème est qu’il n’a pas pu aller au-delà d’une certaine limite. Même avec toute la créativité du monde, les règles européennes ont été conçue comme un carcan pour limiter l’influence politique. Elles ne permettront donc pas une interprétation extensive à l’infini. En cas de crise financière grave, la philosophie ordolibérale de l’euro risque d’atteindre assez rapidement ses limites.

LVSL – Vous consacrez un chapitre à la manière dont une éventuelle sortie de l’euro pourrait être concrétisée ; vous soulignez le fait que pour limiter la fuite des capitaux et les effets spéculatifs, elle devra être menée d’une manière rapide, à l’issue d’une préparation à huis clos. Pourrait-on dire que sur la question de la sortie de l’euro, la doctrine en la matière devrait être « y penser toujours, n’en parler jamais » ?

La sortie de l’euro d’un pays comme la France est étudiée dans le livre comme un cas d’école et non comme une hypothèse réaliste. En effet, si la France devait sortir de l’euro, cela entraînerait des conséquences cataclysmiques qui feraient sans aucun doute disparaître l’ensemble de l’édifice européen. Il serait donc un peu étrange d’envisager, pour la France, de vouloir quitter l’euro tout en restant dans l’Union européenne.

Pour un petit pays tel que la Grèce, un départ de la zone euro serait éventuellement envisageable sans effet cataclysmique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle un tel départ a été sérieusement envisagé par les autorités grecques et par certains responsables allemands, notamment l’ancien ministre des finances Wolfgang Schäuble. Dans le cas de la Grèce, la doctrine a effectivement été d’y penser depuis le début ou presque et de n’en point parler. En parler, c’est précipiter le chaos économique et politique et perdre la main sur le processus de sortie.

Un tel processus de sortie est en effet complexe, non pas pour des raisons pratiques puisqu’on peut envisager de simplement tamponner les billets en euro pour créer une nouvelle devise. Le principal problème d’un changement monétaire est le traitement des dettes. Lors de la disparition du franc, toutes les dettes contractées en francs se sont immédiatement transformées en dettes en euros. Cela ne posait pas de problème aux créanciers car le franc, de toute façon, disparaissait. Un retour au franc n’aurait pas les mêmes implications dans la mesure où l’euro, lui, continuera d’exister. Les créanciers pourront donc exiger d’être remboursés en euro. Il sera alors nécessaire de contraindre ces créanciers à accepter un remboursement en francs là où ils avaient prêté des euros, ce qui risque d’entraîner des procédures judiciaires complexes, notamment vis-à-vis des créanciers étrangers, mais aussi des problèmes diplomatiques avec les pays où vivent ces créanciers, lesquels peuvent être de grandes et puissantes institutions financières.

L’autre difficulté est celle que vous évoquez. Toute décision de rupture avec la monnaie unique risque d’entraîner une fuite des capitaux, les résidents cherchant à protéger leur épargne d’une éventuelle dévaluation. Le problème est qu’on ne peut pas « juste » interdire les mouvements de capitaux car cela entraînerait l’impossibilité de procéder à des paiements à l’étranger. Pour un pays comme la France, ça serait très problématique. Il faudra donc à la fois préserver l’épargne nationale en l’empêchant de fuir vers des cieux plus propices, condition pour pouvoir continuer de financer les dépenses nationales d’investissement, et en même temps permettre aux résidents qui le souhaitent de payer des transactions avec des pays tiers. Cette double exigence sera en réalité très compliquée à mettre en œuvre et nécessitera de faire exploser l’ensemble du cadre juridique européen. Voilà pourquoi il serait illusoire pour un pays comme la France d’espérer quitter l’euro tout en restant dans l’Union.

Quoi qu’il en soit, il est clair que sortir de la monnaie unique impliquerait une longue et minutieuse préparation juridique et technique pour permettre une sortie ordonnée, c’est-à-dire qui ne pose pas davantage de problèmes qu’elle est censée en résoudre.

LVSL – Les récentes velléités séparatistes de certaines régions bien intégrées dans l’espace européen, comme la Catalogne ou la Flandre ont souvent été commentées comme relevant d’une menace pour l’Union européenne. Néanmoins, il semble que ce soit parfois le produit d’une volonté pro-européenne, à l’image du parti flamand NVA, qui souhaite l’indépendance de la Flandre, mais comme pour mieux se fondre dans l’Union européenne en tant qu’espace culturellement homogène. Après le niveau européen, le niveau régional sur le modèle fédéraliste est-il le prochain niveau de compétence visé par l’UE pour démanteler les Etats ? Le régionalisme est-il un rempart ou une aubaine pour l’Union européenne ?

Le régionalisme peut être vu comme une aubaine si l’on considère que l’Union européenne cherche à démanteler le pouvoir des États pour asseoir son propre pouvoir. On peut d’ailleurs souligner que la régionalisation des États doit beaucoup aux politiques de l’UE qui cherchent justement à traiter directement avec les régions, notamment dans le cadre des fonds structurels. Certains régionalistes peuvent aussi estimer que l’Union européenne serait un cadre préférable au cadre national pour mener les politiques qu’ils souhaitent. À ce titre, il n’est sans doute pas étonnant que les plus attachés au maintien du Royaume-Uni dans l’UE soient justement les écossais.

Néanmoins, on peut aussi penser qu’exacerber les identités régionales sera un mauvais calcul à terme. Comme nous le soulignons dans nos livres, l’Union européenne est menacée par les forces qui la font diverger économiquement et socialement. Pour contrecarrer ces forces, il faudrait en théorie renforcer le sentiment de solidarité entre les pays et les régions. Or, le régionalisme actuel se nourrit justement de la philosophie ultra-compétitive qui prévaut en Europe. Les indépendantistes catalans et flamands ont le sentiment d’être plus compétitifs, plus efficaces, que leurs voisins, et refusent au nom de cette « performance » d’être solidaires de régions plus pauvres. C’est exactement la même chose qui se passe en Europe et qui nourrit l’hégémonie allemande. Or, on ne peut pas en même temps vouloir construire « une union toujours plus étroite » et promouvoir un modèle économique qui exacerbe les rivalités régionales et nationales.

L’Europe ne sera unie que sur le principe de peuples égaux en droits et en dignité. Aussi, plutôt que de poursuivre la chimère d’un peuple européen qui se réaliserait sur le démantèlement des peuples nationaux, les dirigeants européens feraient mieux d’abandonner la doctrine de la concurrence et de développer de véritables outils de coopération intergouvernementaux comme ils ont su le faire par le passé.

Crédits :

© Margot L’Hermite

Expérimentation animale : le temps est venu d’agir. Tribune de Yannick Jadot

Voici l’intégralité de la tribune que Yannick Jadot nous a adressé.

Alors que près de 2 millions d’animaux sont utilisés en France à des fins scientifiques et éducatives, ce nombre continue de croitre. On relève aussi que les procédures dites « sévères » – c’est-à-dire les plus douloureuses – sont en constante augmentation.

Certes il y a bien une Directive européenne « relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques » promulguée en 2010 (transposée en droit français dans le décret 2013-118 du 1er février 2013) qui pose un certain nombre d’obligations aux États membres, propres à réduire le nombre d’animaux utilisés dans les procédures et les souffrances qui leur sont infligées.

Cette directive énonce sans ambiguïté que l’objectif final est « le remplacement total des procédures appliquées à des animaux vivants à des fins scientifiques et éducatives, dès que ce sera possible sur un plan scientifique […] »

Pourtant, les résultats ne sont pas là. Le constat est désolant mais réaliste : rien n’est fait concrètement pour accompagner la transition vers une recherche sans animaux, l’absence de volonté politique est criante.

En effet, la réglementation européenne n’est toujours pas contraignante vis-à-vis des États membres et rien n’oblige ceux-ci à utiliser les méthodes non-animales, y compris celles qui ont été validées par l’ECVAM (European Center for Validation of Alternatives Methods).

Malgré tout, des entrepreneurs s’engagent, comme c’est le cas de la start-up rennaise « Cherry Biotech » spécialisée – entre autres – dans le développement des organes sur puce, biotechnologie utilisant des cultures cellulaires 3D et la micro-fluidique. Les « organs on chip » permettent d’évaluer avec une grande fiabilité les effets de substances chimiques (dont les médicaments) sur un organisme humain ou d’étudier le développement de différentes pathologies, sans utiliser d’animaux.

Pour la prochaine mandature européenne, EELV et ses députés élus s’engagent à

1.     Soutenir le développement et la mise en œuvre des méthodes de recherche non-animales.

2.     Appuyer la création d’instances impartiales, objectives et éclairées pour évaluer les projets utilisant des animaux (évaluation en amont mais aussi rétrospective),

3.     Allouer les moyens nécessaires à une évaluation objective et une prise en charge efficace des douleurs et souffrances des animaux utilisés dans les procédures.

La réforme nécessite donc la révision de la directive européenne 2010/63/UE qui devra notamment introduire des objectifs chiffrés de réduction, allouer des moyens suffisants et pérennes au Laboratoire européen de référence (ECVAM) pour lui permettre de mener à bien l’ensemble de ses missions, mettre en place des critères et des normes beaucoup plus exigeantes en matière de bien-être animal.

Il est de notre responsabilité à tous de prendre soin des animaux de laboratoire ; et d’épargner au plus grand nombre possible d’animaux d’y être soumis.

Yannick JADOT, député européen et tête de listes des écologistes à l’élection européenne.

Muriel OBRIET

Commission condition animale EELV

Référente du pôle « expérimentation animale/méthodes substitutives »

Collaboratrice de l’association Pro Anima – EthicScience

“Progressistes” contre “nationalistes” : Macron et Salvini, meilleurs ennemis ?

©Julien Février
©Julien Février

C’est la rentrée, et avec elle, le coup d’envoi de la bataille pour les élections européennes. A neuf mois du scrutin qui se tiendra en mai 2019, Emmanuel Macron passe à l’offensive en construisant un clivage entre nationalistes et progressistes en France et en Europe.


L’Elysée avait promis une « rentrée européenne de combat ». L’expression vaut aussi bien pour la scène internationale qu’en matière de politique intérieure. La séquence qui s’ouvre est en effet celle des élections européennes, thème qui dominera l’actualité politique pour l’année à venir. Dans la bataille qui s’annonce, Emmanuel Macron poursuit la stratégie appliquée depuis le début de son mandat : incarner l’ouverture contre le repli sur soi. En d’autres termes, dichotomiser l’espace politique entre progressistes et populistes.

Progressistes contre nationalistes

La rhétorique du « candidat anti-populiste » prend cependant une coloration particulière compte tenu de la séquence en train de s’ouvrir. Le Président de la République choisit en effet de tracer une ligne de démarcation claire entre le camp progressiste et celui des « nationalistes » de tous bords, fussent-ils de droite ou de gauche. Une analyse qu’on retrouve en Une du Point (31/08) qui ne se prive jamais d’une référence historique subtile.

http://www.lepoint.fr/politique/nationalistes-et-socialistes-a-la-fois-31-08-2018-2247189_20.php

http://www.lepoint.fr/politique/nationalistes-et-socialistes-a-la-fois-31-08-2018-2247189_20.php

L’amalgame est audacieux, mais politiquement profitable. Candidat du « et de droite et de gauche », E. Macron balaie les anciens clivages et rejette tous ses adversaires dans le camp de l’inertie, du conservatisme, du populisme et du nationalisme. Face à un Rassemblement National (RN, ex-FN) affaibli et à un Laurent Wauquiez (LR) inaudible, En Marche semble faire le pari de désigner Jean-Luc Mélenchon comme principal adversaire et incarnation de cette improbable « convergence populiste ». Dans les colonnes des Echos (31/08), la ministre chargée des affaires européennes, Nathalie Loiseau, monte au créneau pour défendre la ligne de La République En Marche (LREM).

https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/0302178176039-france-insoumise-le-parti-nationaliste-qui-ne-dit-pas-son-nom-2201334.php

En défense d’un projet européen qu’elle conçoit comme une démarche de solidarité, Nathalie Loiseau fustige le leader de la France Insoumise (FI) pour son opposition au budget européen, avant d’ajouter : “Mais où est donc le sens de la solidarité de M. Mélenchon, valeur fondatrice de l’Union à laquelle on pourrait pourtant penser qu’il est sensible ? Cette solidarité est indispensable si nous voulons sérieusement aider des pays qui sortent tout juste d’une crise financière épouvantable comme la Grèce.”

Après invocation du devoir de solidarité avec le peuple grec, la ministre poursuit dans la dénonciation du « repli sur soi » et pousse l’argument jusqu’à opérer un rapprochement avec l’Italie de Matteo Salvini.

https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/0302178176039-france-insoumise-le-parti-nationaliste-qui-ne-dit-pas-son-nom-2201334.php

« C’est toute notre ambition pour les élections européennes du 26 mai 2019 » conclut la ministre. Mêmes éléments de langage du côté de Benjamin Griveaux qui déclarait dimanche sur Europe 1 avoir « peur que Jean-Luc Mélenchon, qui se dit internationaliste, soit au fond un nationaliste de première catégorie ». Recomposer la scène politique nationale et européenne autour du clivage entre « nationalistes » et « progressistes » s’explique tant par la configuration actuelle de la vie politique que par la tradition de pensée dont se réclame Emmanuel Macron. Disciple proclamé du philosophe autrichien Karl Popper, dont on retient la dichotomie sociétés ouvertes / sociétés fermées, il entend incarner la stabilité et la confiance dans l’avenir de la construction européenne contre une opposition dominée par ses « affects tristes ».

Il sait par ailleurs que les élections européennes lui offrent un champ de bataille favorable. En 2014, seuls 42,43% des Français s’étaient rendus aux urnes. Du fait de l’abstention différentielle, ce sont principalement les retraités qui décident de l’issue du scrutin, tandis que les classes populaires participent peu. Si la réforme de la CSG a fait reculer la popularité du Président de la République parmi les plus âgés, ce sont pourtant bien eux qui avaient constitué le principal pilier de la victoire du candidat Macron. Parce qu’il vit grâce aux fruits du travail des actifs et sur la base de son épargne, cet électorat est plus qu’aucun autre attaché à l’idée de stabilité et se défie des solutions politiques “populistes” considérées comme facteurs de risques.

Dans la perspective du scrutin de mai prochain, c’est ce coeur de cible électoral que cherchera à remobiliser LREM contre des forces d’opposition tentées pour l’occasion de mettre de l’eau dans leur vin et de lisser leur image « souverainiste ». Tandis que la France Insoumise poursuit un travail de resignification de l’idée de souveraineté mais peine encore à imposer ses thèmes dans l’agenda politique, la majorité choisit d’attaquer en créant l’amalgame avec les forces réactionnaires qui progressent ailleurs en Europe.

En position de force, Emmanuel Macron entend devenir le chef de file des progressistes en France comme en Europe et trouve en Matteo Salvini un allié objectif bien commode.

L’offensive d’Emmanuel Macron sur le champ de bataille européen

En Europe, justement, rien ne va plus. Quelques observateurs pressés avaient voulu voir dans l’élection d’Emmanuel Macron le sursaut tant attendu de l’idée européenne, mais les élections italiennes ont eu tôt fait de démentir des pronostics formulés sur le mode de la prophétie auto-réalisatrice. Prenant acte de la nouvelle configuration politique issue du scrutin italien, E. Macron a trouvé en Matteo Salvini, ministre de l’intérieur et chef de la Lega, son principal adversaire. Malgré leurs positions antagonistes, ils ont l’un et l’autre intérêt à s’opposer pour refaçonner le paysage politique européen en simplifiant les clivages entre deux camps rivaux. Ainsi se tisse une alliance objective morbide où le Français et l’Italien espèrent tirer leur épingle du jeu.

Le 28 août, Viktor Orbán et Matteo Salvini ont donné une conférence de presse conjointe à Milan. La rencontre se voulait la démonstration d’un rapprochement sur la thématique de l’immigration et l’affirmation d’une alliance contre la France d’Emmanuel Macron, qualifié pour l’occasion de « chef des partis pro-migrants en Europe » (sic).

https://www.courrierinternational.com/article/milan-orban-et-salvini-mettent-en-scene-leur-amitie

« Il y a actuellement deux camps en Europe. Macron est à la tête des forces soutenant l’immigration. De l’autre côté, il y a nous, qui voulons arrêter l’immigration illégale. » a déclaré le ministre de l’intérieur Matteo Salvini. « C’est mon héros et aussi mon compagnon de route » a renchéri le Premier ministre hongrois à propos de son homologue italien. En s’affichant aux côtés du leader du groupe de Visegrád (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie) et alors que Rome menace de suspendre sa participation financière au budget de l’Union européenne, le chef de la Lega durcit la ligne de son gouvernement et cherche à isoler un peu plus la France.

« Je ne céderai rien aux nationalistes et à ceux qui prônent ce discours de haine. S’ils ont voulu voir en ma personne leur opposant principal, ils ont raison. » a immédiatement réagi Emmanuel Macron depuis son déplacement en Finlande.

Désireux de faire aboutir son projet de budget commun de la zone euro et en recherche de partenaires, Emmanuel Macron a en effet parcouru la moitié des pays européens depuis le début de son mandat et est allé jusqu’à se rendre en Finlande et au Danemark où un Président français n’avait pas posé le pied depuis respectivement 19 et 36 ans.

Résumés dans son discours de La Sorbonne de septembre 2017, les desseins européens d’E. Macron apparaissent pourtant largement contrariés par la conjoncture politique actuelle. S’il a obtenu l’accord de principe d’Angela Merkel, il lui faudra encore convaincre tous les autres pays-membres.

En juin dernier, l’accord préalable avec la chancelière allemande avait déjà valu à celle-ci des critiques, y compris au sein de son propre gouvernement. Angela Merkel sort considérablement affaiblie de la crise latente qui couve depuis plusieurs mois en Allemagne. L’épisode Seehofer et la montée de l’Alternative für Deutschland (AfD) dans les intentions de vote ont eu pour conséquence un recul du gouvernement allemand sur sa politique migratoire et privent la chancelière de la marge de manoeuvre qui était la sienne sur la scène politique européenne. L’électorat de la CDU ne veut pas payer pour l’Europe et le sentiment eurosceptique progresse outre-Rhin.

Si le couple franco-allemand se veut toujours le moteur de la construction européenne, il devra se passer de la mécanique allemande pour avancer. Privé d’un partenaire historique réduit à l’inertie, Emmanuel Macron fait le choix de la confrontation. Plutôt que de chercher à faire converger des partenaires aux positions irréductibles, il trace une frontière claire entre deux camps.

Emmanuel Macron n’a pas encore abattu toutes ses cartes et il est, pour l’heure, difficile de lire clairement dans son jeu. On peut cependant déduire de ses prises de position au niveau international une volonté de dynamiter le paysage politique au Parlement européen afin de faire émerger une nouvelle majorité qui lui serait acquise. Le parlement issu des élections de 2014 est en effet dominé par le Parti Populaire Européen (PPE) avec 216 sièges sur 751, suivi par les Socialistes et Démocrates (S&D) et leurs 189 eurodéputés. Sans surestimer l’importance du Parlement dans le jeu complexe des institutions européennes, il est permis de penser qu’Emmanuel Macron a en tête de faire éclater les principaux groupes parlementaires pour donner naissance à un parti européen dominant sur le modèle d’En Marche. S’il parvient à détacher les partis de centre-droit d’un PPE en proie aux fractures, il peut disposer d’une base arrière solide capable de servir ses projets européens.

En cela, une alliance objective se noue entre Emmanuel Macron et ceux qu’ils désignent comme ses adversaires nationalistes. Matteo Salvini poursuit un objectif en définitive très semblable. Faire exploser le PPE – dont les plus gros contingents proviennent de la CDU – c’est nuire à l’influence allemande dans les institutions européennes et affaiblir Angela Merkel sur le plan intérieur. A cet égard, la rencontre de Milan du 28 août illustre les volontés italienne et hongroise de détacher des forces conséquentes de la droite européenne afin de créer une vaste alliance capable de servir leurs intérêts contre l’Allemagne et contre la France.

Isolé en Europe par une conjoncture politique compliquée et affaibli par l’affaire Benalla et une rentrée chaotique marquée par la démission surprise de Nicolas Hulot, Emmanuel Macron garde son cap et poursuit coûte que coûte sa tactique de dynamitage des anciens clivages. Les stratégies européenne et nationale du chef de l’Etat sont étroitement liées. En polarisant sur la question européenne, il redéfinit les camps et tente d’établir une nouvelle frontière politique entre progressistes et nationalistes. Quitte à prendre le risque d’une déstabilisation générale des équilibres sur le continent.

 

Crédits photo : Image de couverture ©Julien Février / Captures Les Echos / Le Point / Courrier International