Matteo Salvini, l’homme qui a précipité la fin du règne d’Angela Merkel

Matteo Salvini / Wikimedia Commons
Dans les chancelleries européennes, son nom est sur toutes les lèvres : Matteo Salvini. Emmanuel Macron le cible, sans jamais le nommer, comme une bigote qui parle du malin. Si le leader italien agite autant le président français, c’est qu’il a réussi un coup de force : faire trembler Angela Merkel, conduisant à l’isolement du candide Emmanuel Macron sur la scène européenne. 

 

Matteo Salvini impose ses thèmes à l’agenda politique européen

En refusant que l’Aquarius et ses 629 migrants n’accostent en Italie,  Matteo Salvini a provoqué un tollé. Cela a suscité une européanisation sans précédent du débat sur l’asile et l’immigration et une complète recomposition des alliances en Europe. Après avoir tergiversé, Luigi Di Maio, le leader du Mouvement 5 Étoiles, avait applaudi en publiant une note de blog intitulée : “Enfin, l’Italie est respectée en Europe et dans le monde.”

Jouant de l’arrogance que lui donne sa naïveté, le Président français a d’abord accusé le ministre de l’intérieur italien de cynisme. Celui-ci lui avait alors répondu du tac-au-tac en invitant le président français à accepter le bateau dans un port français. Emmanuel Macron restait sans voix, incapable ni de refuser ni d’accepter. Ce n’est qu’à la fin du mois d’août que l’Aquarius finira par accoster à Malte. Les migrants se répartiront entre plusieurs pays européens dont la France. Reste que, quand l’Italie retire son pavillon à l’Aquarius, le président français se replie dans l’attentisme.

Pour inhumaine qu’elle soit, la position du ministre de l’intérieur italien est un brillant coup politique. Alors que, sous l’impulsion d’Emmanuel Macron, on ne faisait que discuter approfondissement de la zone euro et défense européenne, toutes les chancelleries européennes se sont mises à considérer le problème migratoire comme la question centrale du Conseil européen. Matteo Salvini est donc parvenu à son objectif : il a mis à l’agenda l’une des thématiques qui le préoccupe et a réussi à européaniser le débat sur l’immigration, arrachant au passage à la France et à l’Allemagne une concession de taille, ceux-ci ayant fini par reconnaître que l’Italie avait été laissée seule dans la gestion de la crise migratoire.

En Italie, il est le nouvel homme fort. Il incarne une forme de résistance italienne à l’arrogance franco-allemande et donne aux Italiens le sentiment que c’est de son fait si l’Italie est désormais écoutée en Europe. Alors qu’il n’a obtenu que 18% des suffrages (contre 32 % pour le Mouvement 5 étoiles), il a désormais l’ascendant sur le mouvement de Luigi Di Maio.

Le drame s’est enfin “dénoué” lors du sommet de Bruxelles : l’Italien a arraché l’idée de centres fermés pour trier les migrants sur tout le pourtour méditerranéen et le soutien de l’Union européenne aux garde-côtes libyens qui ne devront plus être empêchés dans leur mission par l’intervention des ONG humanitaires. En d’autres termes, lorsqu’ils seront dans les eaux libyennes, les migrants ne pourront plus être secourus par les ONG pour être ramenés en Italie : les Libyens se chargeront de les ramener sur leur propre territoire.

Jeux, set et match. L’extrême-droite a gagné. L’Europe se mure dans l’inhumanité et l’indifférence à l’égard des migrants. L’internationale réactionnaire s’avère nettement plus efficace que les coalitions libérales pour imposer son agenda à tout le continent. Salvini fait coup double. Il donne le sentiment aux Italiens de les défendre contre l’arrogance franco-allemande, impose son agenda au Mouvement 5 étoiles et oblige les Européens à s’aligner sur ses positions.

L’hypocrisie française mise à jour

De plus, le nouveau chef de l’extrême-droite européenne a réussi à mettre le doigt sur l’hypocrisie française. S’il a tenu un discours d’accueil et de générosité pendant la campagne, le Président de la République applique désormais une politique migratoire encore plus dure que celles de Nicolas Sarkozy et de François Hollande.

Après les déclarations du Président Macron, l’ambassadeur français a été convoqué à Rome. La rencontre entre Giovanni Tria, le ministre italien de l’économie et Bruno Le Maire avait d’ailleurs été annulée. Matteo Salvini a provoqué un débat au parlement sur les relations franco-italiennes et s’est offert une tribune pour pointer la perfidie française qui consiste à faire la morale au gouvernement italien tout en refusant d’accueillir dignement de nouveaux réfugiés.

©US Embassy France.

La fronde italienne est le produit d’un égoïsme français qui dure depuis plusieurs années. Il débute en 2011 lorsque l’Italie octroie des permis de séjour à 20 000 Tunisiens qui arrivent sur les côtes européennes dans la foulée du Printemps arabe. Sarkozy est furieux. Il bloque les trains et réinstaure des contrôles aux frontières. Arrive ensuite le pic de la crise migratoire en 2015. L’Italie accueille des centaines de milliers de réfugiés. Paris verrouille alors sa frontière, ce qui lui permet de refouler 47 000 migrants. Lors du sommet de Tallinn en juillet 2017, Rome demande à Paris d’ouvrir ses ports aux bateaux des ONG humanitaires. La France refuse catégoriquement.

C’est alors que la vérité éclate : tandis que l’Italie a enregistré 600 000 arrivées sur ses côtes depuis 2014, Paris a installé un rideau de fer. Sur les 30 000 relocalisations promises à l’Italie par les Européens  dans le cadre des quotas, seuls 10 000 ont été réalisées. La France a pris une part négligeable de ces relocalisations puisqu’elle a accueilli … 635 réfugiés venus d’Italie. C’est un drame humanitaire dont la France est responsable : 500 000 sans papiers vivent en Italie dans la précarité, l’économie informelle et la peur. Pourtant, entre 2007 et 2016, 956 000 personnes ont obtenu la nationalité italienne !

“Neuf fois sur dix, nous dit Le Figaro, ils font l’objet d’une procédure de “non-admission” qui se solde par leur remise aux autorités italiennes à l’avant-poste du Pont-Saint-Louis, à Menton.” S’il se montre trop déplaisant à l’égard de l’Italie, le président français s’expose à la fin de cette coopération franco-italienne qui permet à la France de refouler les migrants en Italie.

Que ferait alors Paris ? Le Figaro répond en quelques lignes : “Mais il y a un plan B : comme la France redoute la constitution d’une nouvelle jungle à Calais si la frontière des Alpes-Maritimes cède (“avec cette fois au moins 20 000 migrants”, selon un haut fonctionnaire), elle s’est donnée les moyens de bloquer plus ou moins hermétiquement ses frontières. Les non-admissions seraient moins courtoises, puisqu’aucune remise ne se ferait de manière formelle, comme actuellement sur le point fixe du Pont-Saint-Louis”. Le Figaro manie l’art de la litote. En mots plus crus, cela signifie que la France est prête à construire un mur à la frontière avec l’Italie. Cela casserait le joli conte de la France terre d’accueil qu’Emmanuel Macron a essayé de construire.

L’Italien provoque un alignement des planètes pour isoler la France et rendre le pouvoir d’Angela Merkel chancelant

Mais c’est en Allemagne que le geste du trublion italien provoque le plus de remous. Déjà chancelante, l’assise d’Angela Merkel a vacillé. Son ministre de l’Intérieur, Horst Seehofer avait menacé d’appliquer son plan pour l’immigration sans l’accord de la chancelière et provoqué une crise politique en juin dernier. Celui-ci prévoyait notamment le renvoi des migrants qui ont effectué leur demande d’asile dans un autre pays européen que l’Allemagne. En agissant ainsi, il n’aurait fait qu’appliquer strictement le règlement Dublin qui suscite l’ire du gouvernement italien. En effet, celui-ci prévoit que les migrants doivent effectuer leur demande d’asile dans le pays par lequel ils entrent dans l’espace Schengen. C’est la raison pour laquelle, le flux venant de l’Est s’étant tari depuis l’accord signé par l’Union européenne et la Turquie, l’Italie accueille la plus grande partie des migrants, venus notamment de Libye.

L’acte du ministre de l’intérieur italien a affaibli la coalition allemande. Angela Merkel doit désormais faire face à une fronde anti-immigration au sein de sa propre coalition. Celle-ci est menée par son ministre de l’Intérieur derrière lequel la CSU est unie comme un seul homme et par son ministre de la Santé Jens Spahn.

Pendant ce temps-là, Matteo Salvini tente de rebattre les cartes des alliances européennes. Il plaide pour un axe avec le chancelier autrichien Sébastian Kurz qui compte 6 ministres d’extrême droite dans son gouvernement et le ministre de l’intérieur allemand. Kurz s’y rallie immédiatement. Contrairement à la chancelière allemande qui souhaite une politique commune de l’asile avec une agence européenne chargée du contrôle aux frontières et de soutenir les collectivités qui accueillent des réfugiés, l’Autrichien promeut des “hot-spot”, sortes de centres de tri aux frontières de l’Europe pour traiter les demandes d’asile.

©European Union

En Allemagne, Angela Merkel a réussi à sauver sa tête en s’alignant sur les positions de l’extrême-droite de sa coalition. L’accord qu’elle a trouvé avec son ministre de l’Intérieur prévoit l’accélération de l’expulsion des migrants qui ont effectué leur demande d’asile dans un autre pays que l’Allemagne. Dans un premier temps, des centres de transit seront installés à la frontière allemande. Cela permettra, par la suite, de renvoyer des milliers de migrants, présents en Allemagne, mais ayant fait leur demande d’asile en Italie. Leur retour dans la péninsule remettrait sérieusement en cause l’alliance entre l’Italie de Salvini, qui refuserait ce transfert, et l’Autriche, qui l’appuierait sans hésiter.

Salvini défie la commission européenne

L’euro sera l’autre grand champ de bataille européen. Matteo Salvini a longtemps qualifié l’euro de « crime contre l’humanité ». La mise en place du nouveau gouvernement italien avait donné lieu à un drame d’une certaine ampleur. Le Président de la République italienne a en effet mis son veto sur la nomination de Paolo Savone au poste de ministre de l’économie. La raison ? Son positionnement eurosceptique. Savona fait partie de ces élites italiennes qui ont acquis la conviction que l’euro est un garrot allemand conçu pour que l’industrie italienne se décompose. Devant le scandale provoqué par ce coup de force et la montée en puissance de Salvini dans les sondages, le Président italien Mattarella a finalement accepté la nomination du gouvernement italien avec un déplacement de Paolo Savona au ministère des Affaires Européennes.

L’objectif du gouvernement italien est de renégocier le pacte budgétaire européen pour financer son programme économique. – il n’est pas totalement impossible qu’il s’agisse d’un leurre, visant à lui donner le temps de se préparer à une sortie de l’euro. Avec l’institution d’un revenu de citoyenneté et la mise en place d’une “flat tax”, le coût du contrat de gouvernement italien s’évalue entre 100 et 120 milliards d’euros. Dans ce rapport de forces, l’Italie est en bien meilleure position pour négocier avec l’Allemagne que la Grèce, qui avait échoué trois ans plus tôt à mettre en échec l’agenda austéritaire de la Commission européenne. Notre cousine transalpine est la troisième économie de la zone euro et la seconde industrie du continent. Malgré sa dette colossale  (130% du PIB italien), sa position internationale nette est faiblement négative (7% du PIB). Cela signifie que le solde entre les avoirs des Italiens à l’étranger et la dette des Italiens envers le reste du monde est nettement moins défavorable à l’Italie qu’à la Grèce. A titre de comparaison, la position internationale de l’Espagne est négative de -80% du PIB.

 La direction prise par le gouvernement italien est confirmée par la nomination de Claudio Borghi et d’Alberto Bagnai, protectionnistes, à la présidence de la Commission des affaires budgétaires de la chambre basse italienne et de la Commission des affaires financières au Sénat. Ce sont deux économistes de la Lega connus pour leur volonté affichée de sortir de l’euro. Claudio Borghi est un soutien des mini-bots, des titres financiers qui constitueront une étape intermédiaire entre l’abandon de l’euro et le retour à la Lire italienne.

Par ailleurs, l’Italie n’a pas d’attachement symbolique et sentimental à l’euro comme c’est le cas de la Grèce. Une grande partie des élites italiennes et de la Cofindustria (l’équivalent du Medef italien) est acquise à l’idée que la sortie de l’euro bénéficiera à l’économie italienne. Paolo Savona, le ministre des affaires européennes a d’ores et déjà élaboré un plan de sortie de l’euro. Il a d’ailleurs déclaré : l’Italie est “obligée de se préparer à la fin de l’euro, non pas pas parce qu’elle désire elle-même en sortir, mais parce que d’autres pays pourraient être amenés à en sortir à l’avenir“.

Le dernier épisode est, à ce titre, symbolique. L’Italie, a accru son déficit public (passant de 0,8 à 2,4%), ce qui a provoqué le rejet du budget italien par la commission européenne. Ce n’est pas la première fois qu’un Etat transgresse les règles européennes. Simplement, les autres pays faisaient profil bas et acceptaient de profondes “réformes structurelles” de libéralisation du marché du travail et de privatisation. La Commission Européenne faisait alors preuve d’indulgence. La nouveauté, ici, réside dans le fait que les Italiens se moquent fièrement des recommandations Bruxelloises. La Commission apparaît pour ce qu’elle est : une puissance fondée sur le droit, sans aucune possibilité d’imposer ses décisions.

Cette conversion progressive des élites italiennes à l’euroscepticisme n’est pas sans évoquer le débat qui a cours en Allemagne à ce sujet. Une partie des élites allemandes au sein de la CSU, de la CDU et du FDP sont convaincues qu’il faut se débarrasser de l’euro pour ne plus traîner le boulet des économies méditerranéennes. Ceux-ci peuvent parfaitement envisager un dé-tricotage ordonné de l’euro pour reconstituer une zone mark avec l’Europe du Nord et l’Europe de l’Est.

Deutschland kommt am ersten ! semble être la nouvelle devise allemande

Résultat des courses : Angela Merkel n’a plus aucun pouvoir. Macron perd sa seule alliée sur la scène européenne. Déjà peu encline à accepter les propositions françaises, l’Allemagne refusera tout. A défaut, le gouvernement allemand tombera. Les extrêmes-droites européennes ont construit une alliance de circonstance, bien que fragile. Emmanuel Macron est seul, seul et impuissant.

En France, personne ne comprend ce qui se passe. Aveuglé par leur admiration pour leur président, les élites françaises croient encore en l’amitié franco-allemande et en l’influence de la France en Europe. La vérité est la suivante : l’Allemagne s’interroge sur son avenir et s’apprête à modifier fondamentalement sa stratégie géopolitique.

A court terme, Angela Merkel est faible. Elle ne cesse de subir les coups de boutoir de la CSU. Son leader Horst Seehofer avait déjà obtenu d’elle la limitation quantitative du nombre de migrants (200 000 par an) arrivant chaque année sur le sol allemand. Après avoir menacé de démissionner, il a obtenu un nouveau durcissement de la politique migratoire allemande et la perspective de renvoi de milliers de migrants vers le sud de l’Europe. Cette politique avait un objectif : en finir avec la progression de l’AfD. Résultat : à l’occasion des élections en Bavière, la CSU a perdu 10 points tandis que les Verts ont réalisé un formidable score de 18%, raptant les voix du SPD et les voix modérées de la CDU.

Angela Merkel subit également les contre-coups de “l’affaire Massen”, du nom du chef des services des renseignement intérieur allemands accusé de conseiller l’AfD et de relativiser les rixes anti-migrants perpétrées à Chemnitz. Massen a finalement été démis de ses fonctions pour être recasé en tant que conseiller spécial du ministre de l’intérieur. Pour terminer la série noire, Volker Kauder, homme de main d’Angela Merkel, a été renversé de sa fonction de président du groupe parlementaire après un vote en interne. Angela Merkel a complètement perdu pied. Elle a fini par annoncer qu’elle ne se représenterait pas à la fonction suprême.

A long terme, tous les fondamentaux allemands sont remis en cause. L’économie sociale de marché a cédé sous les coups de boutoir de la finance mondialisée et des réformes Hartz sur le marché du travail. Le fameux capitalisme rhénan n’est plus qu’une lointaine chimère. Les banques allemandes sont fragiles, comme en témoigne la situation de la DeutscheBank.

La bonne santé de l’économie allemande est l’arbre qui cache la forêt. En vérité, l’obsession pour l’équilibre budgétaire cause un grave déficit d’investissements publics. La natalité allemande est en berne. Les faits sont là : l’Allemagne est un pays en déclin.

La réunification allemande et l’extension de l’Union Européenne avaient joué en faveur de la domination allemande sur le continent. Depuis quelques mois, les fantômes d’une annexion qui n’a de réunification que le nom remontent à la surface. La poussée de l’AfD et les manifestations d’extrême-droite qui agitent l’Allemagne de l’Est démontrent que la réunification est un mythe et que l’Allemagne a bien du mal à en finir avec ses vieux démons.

L’entrée de plus d’un millions de migrants dans le pays a profondément déstabilisé les équilibres fragiles de la société allemande. Le communautarisme turque, d’ors et déjà très mal vécu par les Allemands, et l’arrivée massive de migrants syriens et afghans créent de graves troubles identitaires.

Enfin, c’est sans doute le plus grave pour l’Allemagne, les Etats-Unis sont loin d’être un partenaire fiable. Pourtant, ils avaient accompagné la remontée en puissance de l’Allemagne, depuis le chaos de 1945 jusqu’à la domination sur tout le vieux continent, répétition de la stratégie américaine mise en oeuvre dans l’entre-deux-guerres pour affaiblir la France. Au fond, la stratégie de Trump est de déstructurer l’Union Européenne pour imposer des deal bilatéraux à la France et à l’Allemagne.

En somme, toutes les composantes du modèle allemand sont remis en cause. Aussi, l’Allemagne doit redéfinir sa politique de puissance pour continuer à tenir l’Europe d’une main de fer. A en croire l’une des candidate à la succession d’Angela Merkel, Annegret Kramp-Karrenbauer, la stratégie allemande pourrait être plus nationaliste que jamais. L’Allemagne refusera les propositions française en faveur d’un plus grand fédéralisme budgétaire. Si elle donne le sentiment de voir favorablement les projets de Défense Européenne, on voit bien que l’objectif est de priver la France de son siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Du reste, l’Allemagne se tourne plus volontairement vers les technologies israéliennes et américains pour construire son indépendance militaire et stratégique. Sur le plan géopolitique enfin, la France ne fait pas partie des choix allemands. L’objectif de l’Allemagne est d’affaiblir la position internationale de la France, de renforcer son arsenal militaire et de solidifier ses relations commerciales avec la puissance chinoise, tout en s’appuyant sur le monde slave comme base arrière industrielle.

Les élites françaises ont toujours une guerre de retard. Elles rêvent toujours du couple franco-allemand. Emmanuel Macron croit sérieusement à la fumisterie de la défense européenne et au mythe du fédéralisme budgétaire. Il croit pouvoir infléchir les décisions allemandes. Le Président français aime à signaler que l’époque lui rappelle les années 1930. En le voyant agir, on ne peut s’empêcher de penser à Aristide Briand – grand artisan de l’unité européenne, du pacifisme et du rapprochement avec l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres – “modèle le plus achevé de parlementaire français de la IIIème République”, illustrant selon Max Gallo “l’incapacité de toute une classe politique à saisir la nouvelle donne qui change le jeu du monde”.

Vers l’union des droites ?

Si l’on a beaucoup parlé de l’enfoncement du Parti socialiste et de la gauche par Emmanuel Macron et sa République en Marche, il semble que l’on n’a pas encore pris la mesure de l’abattement de la droite et de l’extrême-droite suite à une campagne qu’on leur prédisait victorieuse et qui débouche sur un fiasco, entre le naufrage de la campagne de François Fillon minée par les affaires et un débat de second tour désastreux qui a sérieusement entamé la crédibilité de Marine Le Pen. Bien que Les Républicains soient forts du premier groupe d’opposition à l’Assemblée Nationale et que Marine Le Pen ait pour elle les 10 millions de voix obtenues au second tour de la présidentielle, la crise d’idées et de légitimité qui atteint les forces traditionnelles de l’échiquier politique touche les droites aussi profondément que la gauche. Dos au mur et peinant dorénavant à imposer leurs thématiques dans le débat public, les différentes tendances de la droite se voient dans l’obligation de reconsidérer les rapports qu’elles entretiennent entre elles, menant certains analystes à imaginer un rapprochement en forme de planche de salut au moment où l’orbe macronien menace de les satelliser à leur tour…


Depuis les travaux de l’historien René Rémond, on a pour habitude d’analyser la droite française comme un ensemble hétéroclite issu du rejet de la révolution de 1789 et de son second mouvement radical de 1793. Dans son ouvrage Les Droites en France paru en 1954, Rémond propose en effet une typologie donnant naissance à trois courants au sein de la droite française : un courant légitimiste ultra-royaliste et réactionnaire, totalement opposé aux principes de 1789 ; un courant orléaniste originellement royaliste modéré car reconnaissant l’héritage libéral et parlementaire de la Révolution ; et enfin un courant bonapartiste prompt à mettre en avant la figure d’un chef en lien direct avec la masse du peuple et au dessus d’institutions jugées illégitimes. Ces trois courants sont présents dans la vie politique française depuis le XIXe siècle qui les a vu se structurer, avec leurs fortunes diverses, leurs rivalités tournant parfois à l’affrontement ouvert, mais aussi leurs moments de rapprochement, notamment, aux marges les plus radicales de cette droite multipolaire, lorsqu’il s’agit de s’attaquer à un régime républicain souvent instable. Cependant, avec la chute du régime de Vichy en 1944, dont elle fut un appui autant matériel que moral, et la victoire d’une Résistance majoritairement associée à la gauche et au Parti Communiste, la droite française va devoir durablement se réinventer, posant la question de la convergence entre ses différentes familles.

“Avec la chute du régime de Vichy en 1944, dont elle fut un appui autant matériel que moral, et la victoire d’une Résistance majoritairement associée à la gauche et au Parti Communiste, la droite française va devoir durablement se réinventer, posant la question de la convergence entre ses différentes familles.”

Dans les années d’après-guerre, cette rénovation va passer d’un côté par la recherche d’une « troisième voie » d’inspiration démocrate-chrétienne, entre capitalisme et socialisme et se réclamant d’un esprit de la Résistance au dessus des étiquettes gauche-droite, et d’un autre par la recomposition d’organisations de défense des intérêts industriels et agricoles opposés à l’émergence de l’Etat-providence et souvent directement issues de Vichy. Héritier assez ingrat de ces deux tendances en maturation, le gaullisme va cependant durablement faire oublier la question de l’unité de celles-ci, sous l’ombre persistante du Général et ce jusqu’au milieu des années 70. Le départ de De Gaulle dans la foulée des événements de mai 1968 et du référendum perdu de 1969, sonne en effet comme un nouveau traumatisme pour une droite peu habituée aux remises en question depuis son retour en force une décennie auparavant, d’autant qu’une part non négligeable de cette droite porte une responsabilité dans l’échec du gaullisme. Après avoir favorisé son retour au pouvoir, les tendances de la droite opposées à l’interventionnisme économique comme à la suspension de la construction européenne prônés par de Gaulle et ne lui pardonnant pas la fin de l’Algérie française, avaient en effet fini par tuer le père.  

Manifestation du 30 mai 1968, baroud d’honneur du gaullisme

A ce traumatisme durable va s’ajouter une impitoyable guerre entre « barons du gaullisme », guerre qui va s’intensifier avec la disparition de Georges Pompidou en 1974 au cœur d’un mandat que celui-ci avait voulu réparateur et modernisateur pour sa famille politique suite à la crise de mai 68. Incarné par le projet de Nouvelle Société du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, ce programme de réformes sera jugé trop progressiste et sabordé par les opposants personnels et politiques de Chaban dont les ambitions présidentielles seront sabordées par l’ancien protégé de Pompidou, Jacques Chirac, marquant ainsi le définitif ancrage à droite de ce qui sera qualifié par la suite de néo-gaullisme. 

A la mort de Pompidou c’est donc une droite désunie, en panne d’idées et de leadership qui parvient tout de même à une certaine alliance afin d’amener de justesse au pouvoir Valéry Giscard d’Estaing face à la gauche unie autour du programme commun. Cependant, l’attelage conduit par VGE mène une politique « libérale avancée » selon ses propres termes, qui ne manque pas de heurter ses alliés, le premier d’entre eux étant son propre Premier ministre Jacques Chirac. Ce dernier finira par démissionner avec fracas en 1976, afin de créer le Rassemblement Pour la République (RPR), parti devant refonder le gaullisme autour d’un « travaillisme à la française », opposé à la gauche constituée des partis socialiste et communiste, comme au centrisme giscardien, qui se structure lui au sein de l’Union pour la Démocratie Française (UDF). 

C’est au milieu des années 1970, dans cette opposition d’hommes et d’appareils toujours plus forte, qui conduira en partie à la défaite de 1981 et l’arrivée au pouvoir de la gauche, que va venir s’insérer un nouveau paramètre que la droite ne pourra pas ignorer : la réémergence de l’extrême droite. Voulant combattre la grande vitalité de la gauche et de ses différentes tendances au sein de la société française, celle ci sort de l’ombre dans laquelle elle se tenait depuis plusieurs décennies afin de se restructurer dans différentes organisations et groupuscules comme Ordre Nouveau ou le Groupe Union Défense (GUD), majoritairement composés d’étudiants. Elle ne néglige pas non plus le combat culturel d’inspiration maurrassienne et clairement orienté vers la défense d’un néo-fascisme paneuropéen qualifié de Nouvelle droite, au sein de revues comme Éléments ou de groupes comme le GRECE d’Alain de Benoist et Dominique Venner, et le Club de l’horloge d’Henry de Lesquen. 

En parallèle de ces initiatives visant à abattre les murs la séparant de la droite traditionnelle et gaulliste, cette extrême droite parvient à rassembler ses diverses composantes au sein d’un parti crée en 1972 : le Front national.

“Homme de choc, bateleur habitué des déclarations polémiques plus que des débats idéologiques et sachant jouer des médias, Le Pen va parvenir en quelques années à fédérer autour de sa personne toute sa famille politique et à dépasser les mauvais résultats électoraux originels pour réaliser de nombreuses percées.”

A sa tête, Jean-Marie Le Pen, ancien député poujadiste et animateur des comités de soutien à la candidature présidentielle de Jean-Louis Tixier-Vignancour en 1965, finira par prendre un contrôle total sur le parti après de longs affrontements internes. Homme de choc, bateleur habitué des déclarations polémiques plus que des débats idéologiques et sachant jouer des médias, Le Pen va parvenir en quelques années à fédérer autour de sa personne toute sa famille politique et à dépasser les mauvais résultats électoraux originels pour réaliser de nombreuses percées. Défendant une ligne assez peu construite mais à la fois marquée par le néo-libéralisme économique en vogue parmi les droites mondiales et la défense d’une identité supposément menacée par l’immigration, le FN réussit ainsi à s’implanter durablement dans le paysage politique français, finissant par décrocher 35 députés lors des législatives de 1986 qui marquent la victoire de la droite et son retour au pouvoir via la cohabitation. 

Cependant, cette victoire de la droite UDF-RPR reste inconfortable, tant elle détonne dans une société française désormais marquée par une culture progressiste qui lui est hostile. Par ailleurs, elle la place en porte à faux vis-à-vis de ce nouveau venu turbulent qu’est le FN, qui attire à lui de plus en plus de convertis issus de ses rangs. Achevant de se débarrasser de ses vieux habits gaullistes, le RPR chiraquien n’hésite plus alors à s’aligner sur les canons du conservatisme libéral, sous l’influence des travaux d’un club de réflexion fondé par Alain Juppé, le Club 89, lui-même proche du Club de l’horloge. Chirac multiplie ainsi les appels du pied vis à vis du nouvel électorat frontiste, par la mise en place d’une politique migratoire essentiellement répressive. Si cette réorientation est payante et permet au RPR de devenir le principal parti de la droite, elle n’est pas suffisante pour éviter une cinglante défaite face au PS à la présidentielle de 1988, faute selon certains de n’être pas parvenu à s’accorder avec le FN malgré le fond idéologique qui semblait dorénavant les lier. 

A la tête du RPR, le duo Chirac-Juppé incarne l’ancrage à droite du néo-gaullisme (©Wikimedia Commons)

“L’année 1998 marque ainsi un tournant : le RPR, affaibli par le succès de la gauche plurielle au pouvoir depuis 1997, est prêt à briser le tabou de l’alliance avec le FN après avoir repris ses mots dans son programme de 1990.”

C’est ainsi que va progressivement s’établir, entre les arcanes du pouvoir et la lumière des assemblées, une nette possibilité de convergence des droites aux niveaux locaux comme nationaux, sous l’effet conjoint de l’essoufflement de la gauche et de l’émiettement des appareils politiques du RPR et du FN, traversés par de nouveaux affrontements de tendances exploités par ceux qui veulent cette alliance. L’année 1998 marque ainsi un tournant: le RPR, affaibli par le succès de la gauche plurielle au pouvoir depuis 1997, est prêt à briser le tabou de l’alliance avec le FN après avoir repris ses mots dans son programme de 1990. Cependant, cette stratégie d’alliance ne durera que le temps de mémorables élections régionales, la reprise en main des états majors sur leurs bases empêchant une alliance durable. Au FN, ce retour à la normale conduira finalement à une scission d’ampleur provoquée par Bruno Mégret, partisan précoce d’une « dédiabolisation » du parti.

Le « cordon sanitaire » ainsi rétabli, les deux formations vont continuer leur chemin chacune de leur côté, jusqu’à s’affronter lors d’un second tour surprise à l’occasion de l’élection présidentielle de 2002 entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. Le raz de marée anti-Le Pen, permettant à un Chirac devenu bien malgré lui le premier antifasciste de France de se maintenir à la présidence de la République, ne manqua pas d’approfondir de nouveau l’antagonisme entre extrême-droite et droite traditionnelle. Celle-ci cherche alors à se relancer dans la foulée de cette présidentielle par la création de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP), dont Nicolas Sarkozy prend la tête en 2004, inaugurant ainsi un nouveau courant politique : le sarkozysme.

“Nicolas Sarkozy réussit à comprendre les craintes d’une partie du « petit peuple de droite » comme de la petite et grande bourgeoisie et restructure les clivages autour des axes de l’immigration et de la mondialisation.”

Le 19 juin 2005, un garçon de 11 ans, Sidi-Ahmed Hammache, est tué devant chez lui à la Courneuve par deux balles perdues, dans la cité des 4000. Dès le lendemain, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, se rend sur place. Après avoir rencontré la famille de la victime, celui-ci promet alors de nettoyer, « au sens propre comme au sens figuré », la cité des 4000 dans laquelle les faits ont eu lieu. Dix jours plus tard, il réitère ses propos et emploie l’expression « nettoyer au kärcher ». Ces déclarations enflamment le débat politique, résonnant comme une provocation sécuritaire voire raciste à gauche, tandis qu’elles créent une forte attente à droite. Nicolas Sarkozy l’a compris: pour gagner, il lui faut être présent sur les thématiques sécuritaires et identitaires qui, dans un monde où les frontières s’affirment de moins en moins entre les nations et de plus en plus en leur sein, figurent plus que jamais parmi les principales préoccupations du « peuple de droite ». 

Le sarkozysme crée ainsi une nouvelle donne politique en instaurant de nouveaux clivages que le consensus mou du chiraquisme avait en partie effacé. Les flux migratoires crispent un nombre grandissant de citoyens, alors même que le refus net du Front National en 2002 pouvait être perçu comme la victoire définitive d’une volonté de société plus ouverte, tolérante et européenne. La société se clive de plus en plus entre les partisans d’une immigration largement restreinte et ceux pour lesquels cette dernière n’est pas un problème, entre ceux qui perçoivent la mondialisation comme une violence et ceux qui l’accueillent comme heureuse. Nicolas Sarkozy réussit à comprendre les craintes d’une partie du « petit peuple de droite » comme de la petite et grande bourgeoisie et va guider le débat vers une restructuration des clivages sur les axes préalablement abordés. Cette stratégie se verra également renforcée par la présence de Patrick Buisson dans l’entourage de Nicolas Sarkozy, ce dernier prenant toujours, ou presque, en compte les conseils de l’ancien sympathisant de l’Action française et ex-journaliste de Minute, dont l’influence se fera ressentir notamment lors de la création d’un « Ministère de l’Identité Nationale ». 

Le sarkozysme, une rupture discursive profonde au sein de la droite française (©Wikimedia Commons)

Bien que l’action concrète de Nicolas Sarkozy ne se soit pas toujours inscrite dans cette optique, ses discours, celui de Grenoble pour ne citer que lui, dénotent une volonté de maintenir un cap très à droite en terme de communication. Il comprend bien qu’un revirement moins identitaire et sécuritaire serait perçu comme une trahison par son électorat et notamment les classes populaires qui le constituent, et qui sont susceptibles de voter sans scrupules aucun pour le Front national : en 2002, déjà, lors du second tour, 24% des ouvriers avaient voté pour Jean-Marie Le Pen, un score au-dessus de sa moyenne nationale. Bien que certaines analyses aient grossi le trait, il existe depuis lors un réel basculement d’une partie des classes populaires vers ce vote, la « ligne Philippot » en étant l’une des manifestations : lors du second tour de l’élection présidentielle de 2017, ce sont 56,8% des ouvriers qui voteront pour Marine Le Pen. Face au « siphonnage » de son électorat populaire par le Front national et au risque de décrochage, la droite décide de reprendre certaines de ses stratégies de brouillage des pistes utilisées dans les décennies précédentes.

Ainsi, si des personnalités au sein des Républicains peuvent être exclues pour avoir apporté leur soutien à Emmanuel Macron et souhaité un rapprochement entre les deux partis, ceux qui comme Thierry Mariani prônent un rapprochement avec le Front national ne seront jamais inquiétés. Les tentations d’alliances avec l’extrême droite sont nombreuses et d’aucuns voudraient que « les digues sautent » une fois pour toutes. Le programme RPR-UDF de 1990 et les alliances locales des années qui ont suivi, ont ainsi posé les bases d’un tel rapprochement et d’une telle orientation, sur laquelle la droite institutionnelle se déchire-notamment autour de la question européenne, du libéralisme et de la mondialisation. À l’heure où la social-démocratie traditionnelle va de plus en plus à droite et s’est même muée en parti de centre-droit avec En Marche, le « piège Macron » se referme sur la droite institutionnelle : alors qu’en son sein certains souhaiteraient se rallier au pouvoir en place, LR n’est pas capable de leur apporter une réponse satisfaisante tandis que coupée de ses alliés historiques du centre, la droite ne peut donc aller qu’en se droitisant. Mais tant qu’elle n’aura pas concrétisé l’union des droites, la clarification politique se verra repoussée sine die.

Toutefois, cette clarification pourrait arriver plus vite que prévu, alors que se prépare dans les coulisses le retour de Marion Maréchal Le Pen et que le parti de sa tante s’effondre lentement depuis l’échec de l’élection présidentielle et le débat raté. À l’heure où le Rassemblement National (RN, ex-FN) est plongé dans une certaine léthargie du fait des affaires politico-financières et du départ de la tendance philippotiste, son retour pourrait constituer une occasion pour la droite nationaliste d’enfin clarifier sa situation vis-à-vis de la droite institutionnelle et de mettre au point un programme qui ne soit pas aussi hétéroclite que le programme de feu le Front national. Dans une étude d’opinion Ifop du 1er juin, ses électeurs souhaitaient d’ailleurs à 82% voir Marion Maréchal Le Pen être candidate lors de la prochaine élection présidentielle. Libérale, conservatrice et identitaire, elle pourrait sans nul doute compter sur une partie de l’électorat de droite traditionnelle, qui a également voté pour un programme très dur porté par François Fillon en 2017. On peut supputer alors que l’union des droites se ferait plus facilement autour de sa figure qu’autour de celle d’un Laurent Wauquiez affaibli, qui peine à ressusciter les derniers feux du sarkozysme et de La Manif Pour Tous face à la fraction plus modérée des Républicains. 

Le retour à la vie politique de Marion Maréchal-Le Pen suscite de nombreuses attentes parmi la jeune génération de droite (©Wikimedia Commons)

A ce titre, la récente création de l’Institut de Sciences Sociales Economiques et Politiques à Lyon, est révélatrice de cette stratégie de séduction et de construction idéologique d’une nouvelle génération de cadres de droite poursuivie par Marion Maréchal Le Pen, génération incarnée par des hommes comme Erik Tegnér, aspirant candidat à la présidence des Jeunes Républicains.

On comprend ainsi que face à une gauche amorphe peinant à s’organiser et à la menace d’une union des droites autour d’une nouvelle option maréchaliste, Emmanuel Macron n’a pas d’autre intérêt que d’aller chasser sur les terres de cette droite.

“Si à l’instar de son prédécesseur qu’était le sarkozysme, le macronisme est pour l’instant davantage au stade de la méthode que de l’idéologie, de nombreux gestes laissent entrevoir une nette possibilité de droitisation.”

Présenté lors des dernières présidentielles comme une incarnation française du « social-libéralisme » désormais bien connu depuis le New Labour de Tony Blair outre-Manche, Emmanuel Macron a fait de sa première année de mandat un singulier exercice de clair obscur. Ayant nommé un premier ministre issu de la tendance juppéiste des Républicains, tout en constituant à l’assemblée une majorité reprenant en chœur l’air du « pragmatisme-pour-réformer-le-pays », son action politique et celle de son gouvernement semble pourtant s’inscrire de plus en plus visiblement à la droite de l’échiquier. Si à l’instar de son prédécesseur qu’était le sarkozysme, le macronisme est pour l’instant davantage au stade de la méthode que de l’idéologie, de nombreux gestes laissent entrevoir une nette possibilité de droitisation. Entre ses déclarations chocs savamment et régulièrement distillées et l’épreuve de force menée encore récemment dans la foulée de l’Affaire Benalla avec ses différents contre-pouvoirs et opposants, Emmanuel Macron semble révéler la nature profonde de sa pensée politique : celle d’un césarisme libéral et – pourrait-on dire – “populiste”, qui ne répugne pas à s’afficher avec le vétéran de la droite conservatrice Philippe de Villiers pour vanter le modèle économique que celui ci a instauré en Vendée autour de son Puy du Fou, proche du « capitalisme populaire » qu’Emmanuel Macron a récemment appelé de ses vœux devant le parlement réuni en Congrès.

Une proximité très remarquée pas si incongrue… (©Sipa)

Ce syncrétisme, qui pourrait paraître incongru, ne l’est en fait pas au sein d’une Ve République dont Emmanuel Macron cherche à rallier toutes les élites à sa cause; au contraire, il semble plutôt bien perçu par les sympathisants de droite auprès desquels Emmanuel Macron bat actuellement des records de popularité malgré sa nette baisse générale auprès de l’ensemble des Français. Le macronisme, composé au départ de façon hétéroclite, se cherche de toute évidence une base plus stable. A ce titre, le récent sondage polémique effectué par En marche auprès de ses militants dénote autant une volonté de connaître cette base afin de diriger au mieux l’action du gouvernement selon ses attentes, que d’amorcer une clarification du « en même temps » macroniste en vue des futures échéances électorales européennes et municipales, où des tractations ont lieu entre LREM et LR. Malgré l’artifice communicationnel qui voudrait les mettre à distance dans la perspective de ces futures élections européennes, Emmanuel Macron apparaît ainsi comme appartenant à une nouvelle génération de leaders de droite européens qui, de l’Autriche de Sebastian Kurz à l’Espagne d’Albert Rivera en passant par l’Italie de Matteo Salvini, montre que l’unification des droites est possible autour de figures jeunes balayant l’ancien jeu politique et ses clivages, pour servir au mieux les intérêts des classes dirigeantes européennes.

L’histoire le prouve, l’actualité le montre : pour les droites, des ponts sont possibles autour de signifiants renouvelés dans le combat culturel et leur exceptionnel regain d’activité dans ce domaine -notamment via de nouveaux médias en ligne semble tendre vers cet objectif. Au delà de la possibilité de convergence de ses différentes tendances, la question de la structure qui pourrait accueillir cette union semble dorénavant plus pertinente: dans la période trompeuse que nous traversons – celle d’un « désordre idéologique » selon le politologue Gaël Brustier -, l’apparition d’une telle structure ne manquerait pas d’acter pour longtemps de la recomposition du camp de la bourgeoisie française et européenne.

Par Léo Labarre et Candide d’Amato

« Les cadeaux faits aux premiers de cordée alimentent de nouvelles bulles spéculatives » – Entretien avec Eric Berr

Grèce, Portugal, Allemagne…France. Où en est-on presque 8 ans après le début de la crise des dettes souveraines ? L’Europe est-elle sortie d’affaire ? Eric Berr, membre du collectif des Économistes Atterrés, professeurs à l’université de Bordeaux vient de publier “L’économie Post-keynésienne” (Seuil, septembre 2018). Il est notamment l’auteur de « L’intégrisme économique » (Les Liens qui Libèrent, mars 2017) et fait avec nous un point d’étape sur l’actualité économique européenne, alors que l’on explique désormais que la Grèce est sortie de sa tutelle budgétaire et que l’économie européenne redémarre. Un entretien synthétique et pédagogique, abordant à la fois la situation économique de ces pays mais aussi le caractère dogmatique de la doctrine économique en vigueur presque partout en Europe, et en France notamment.  


 

LVSL – Le 20 août dernier Pierre Moscovici annonçait que la Grèce était sortie de la tutelle budgétaire imposée par la fameuse Troïka, qu’elle était en quelque sorte tirée d’affaire. Est-ce le cas ? Ou les grecs ont-ils encore du souci à se faire ?

Eric Berr – Si l’on se fie aux chiffres qui caractérisent l’économie grecque, elle est loin d’être tirée d’affaire. Certes, on assiste à un timide redémarrage de la croissance, et le déficit budgétaire a été résorbé. Mais l’excédent budgétaire constaté en 2017 est surtout le résultat de la grande braderie des biens publics (port du Pirée, aéroports, etc.) et de la baisse continue des dépenses publiques.

Si l’on regarde en détail ce qui s’est passé depuis 2009 et le début de la crise grecque, on voit que, si le taux de chômage baisse un peu depuis 2014, il reste toujours autour de 20%. Le PIB a quant à lui diminué de 25% tandis que les revenus, les salaires et les pensions de retraite ont baissé de 40%. On pourrait multiplier les chiffres. Preuve supplémentaire de cette situation dramatique, on assiste à un exode important des jeunes puisque 500 000 Grecs de 20 à 30 ans ont quitté le pays depuis le début de la crise, ce qui est énorme pour un pays de 10 millions d’habitants. Ce sont autant de forces vives qui vont manquer pour reconstruire ce pays. Et, cerise sur le gâteau si j’ose dire, les trois plans de sauvetage mis en œuvre à l’initiative de la célèbre troïka (regroupant la Commission Européenne, la Banque Centrale Européenne et le Fonds Monétaire International) et qui ont imposé l’austérité perpétuelle à la Grèce avaient pour objectif de réduire le rapport dette publique/PIB, qui était au début de la crise égal à 110% et qui, aujourd’hui, maintenant que « tout va bien », atteint 180%… Rien n’est donc réglé, bien au contraire.

 

LVSL – Avec ces nouvelles plutôt positives qui nous sont rapportées sur la Grèce par la presse, on pourrait être amené à croire que la situation économique en Europe va globalement mieux. Sommes-nous en passe de sortir de cette fameuse crise des dettes souveraines?

Eric Berr – Je ne vois rien de bien optimiste quant à l’avenir immédiat de l’Union Européenne en raison de la poursuite de politiques d’austérité totalement absurdes qui n’ont pas permis de réduire le niveau de la dette publique dans la grande majorité des pays de l’Union européenne. Et le fait qu’il y a de nouveau un peu de croissance économique, la France étant toutefois un peu à la traîne dans ce domaine, ne change rien à l’affaire.

 

LVSL – Les politiques de rigueur ont-elles fonctionné ? Est-ce qu’on a des éléments qui nous permettent d’en juger ?

Eric Berr – Non seulement elles n’ont pas fonctionné mais elles ont entrainé un accroissement des inégalités sans précédent, ce qui nourrit la défiance vis-à-vis de l’Union Européenne et de « l’Europe » en général. Ces inégalités génèrent toujours plus de précarité et de pauvreté pour de nombreux européens, renforcent les tensions sociales et conduisent à une remise en question du « vivre ensemble », terreau sur lequel se développent les extrémistes appelant au repli nationaliste, donc au rejet de l’« étranger », qu’il soit migrant ou réfugié, jugé responsable de ces maux.

Notons également que l’Allemagne, pays qui est supposé être le moteur de l’Union Européenne, assure sa prospérité en partie au détriment de ses partenaires grâce à ses énormes excédents commerciaux, qui représentent environ 8% de son PIB et se situent bien au-delà de ce que recommande l’Union européenne.

 

LVSL – On peut être en infraction en raison d’excédents commerciaux trop élevés ? Est-ce pénalisable ?

Eric Berr – En plus des critères de convergence inscrits dans le traité de Maastricht, Bruxelles surveille de près une série de critères macroéconomiques et fait des recommandations afin d’éviter de trop grands écarts entre les Etats membres qui pourraient menacer la stabilité économique de l’Union. Ainsi, la réforme du « Six-pack », entrée en vigueur en 2011, stipule notamment que l’excédent des transactions courantes d’un pays membre ne doit pas dépasser 6% du PIB. Sachant que les excédents des uns sont les déficits des autres, on comprend bien les risques que ces importants excédents commerciaux allemands font peser sur certains pays partenaires. Mais ces excédents et la croissance qu’ils génèrent masquent la fragilité du modèle allemand. Faute d’utiliser ces excédents pour investir et soutenir suffisamment la demande intérieure, on assiste à une forte augmentation de la pauvreté et des inégalités. Au final, ce modèle allemand apparaît beaucoup plus fragile que ce que l’on ne veut bien le dire. C’est en particulier le cas du secteur financier où les problèmes de la Deutsche Bank risquent de poser de sérieux soucis à l’Allemagne en cas de nouvelle crise de grande ampleur.

 

LVSL – On parle souvent du Portugal en ce moment comme un modèle de réussite économique. Les portugais prennent le contre-pied de la politique de rigueur traditionnelle imposée par la troïka. Est-ce vraiment le cas ? Est-ce que ça va vraiment mieux au Portugal et quelles sont les perspectives économiques ?

Eric Berr – Le Portugal, depuis bientôt 3 ans et l’arrivée de la coalition de gauche au pouvoir, a décidé de prendre le contre-pied des politiques d’austérité, vantées et promues par les instances européennes depuis de nombreuses années. Ainsi, le gouvernement portugais a augmenté le salaire minimum, les pensions de retraite et les allocations familiales. Il a arrêté les vagues de privatisation des services publics et a mis en place des mesures pour lutter contre les inégalités. Cette politique commence à porter ses fruits – le chômage recule, la croissance repart et le déficit public diminue – mais il faut aussi reconnaître que la situation économique et sociale du Portugal, qui était sous la tutelle de la troïka jusqu’en 2014, reste difficile à bien des égards, comme en témoigne l’exode des jeunes qui continue. Et si le Portugal redevient attractif en termes d’investissements – on assiste notamment à un redémarrage de l’industrie automobile – il le doit en partie à une main-d’œuvre bon marché mais plus qualifiée que celle des pays d’Europe de l’est avec qui il est en concurrence. En résumé, si le Portugal s’engage dans des politiques keynésiennes de relance par la demande, ce qui est une bonne chose, il le fait en respectant le cadre des traités européens qui ne peuvent qu’en limiter la portée.

 

LVSL – Mais ces investissements dont vous parlez sont un facteur exogène de la croissance : les industries qui reviennent parce que la main-d’œuvre est compétente, avec des salaires un peu plus haut qu’en Europe de l’Est mais plus bas que dans d’autres pays. Ce n’est pas lié aux politiques de relance ?

Eric Berr – En partie si puisque les entreprises qui reviennent se localiser au Portugal voient aussi qu’il y a une demande intérieure qui peut repartir, ce qui peut être intéressant pour elles.

 

LVSL – Dans vos derniers écrits vous parlez de la radicalisation de la pensée économique…

Eric Berr – En effet, je parle même, dans un livre que j’ai publié en 2017, d’intégrisme économique (L’intégrisme économique, 2017, éditions Les Liens qui Libèrent NDLR). La pensée économique dominante, relayée par Margaret Thatcher au Royaume-Uni à la fin des années 1970 et Ronald Reagan aux Etats-Unis au début des années 1980, a conduit à la mise en œuvre de politiques néolibérales qui, depuis près de 40 ans, ont montré leur inefficacité tant dans les pays en développement hier qu’en Europe aujourd’hui. Pourtant, les intégristes économiques continuent de promouvoir ces politiques et nous proposent même, comme Emmanuel Macron, de les approfondir, révélant ainsi que le nouveau monde qu’il promeut n’a rien d’autre à proposer que de vieilles recettes inefficaces pour plus de 80% des gens.

 

LVSL – Les chiffres du dernier trimestre sont parus récemment et nous sommes sur une capitalisation qui est extrêmement concentrée, comme jamais elle ne l’a été dans son histoire récente. En quoi cette concentration empêche une reprise économique ?

Eric Berr – Cette concentration est sans précédent en France où la distribution de dividendes a atteint des niveaux record en 2017. Cette extrême concentration des richesses pose problème. Contrairement à ce que prétend la supposée « théorie du ruissellement », qui favorise les « premiers de cordée » chers à Emmanuel Macron, la richesse concentrée dans les mains des plus riches n’est pas investie dans l’économie réelle, en raison d’une demande insuffisante. Plutôt que de soutenir l’investissement et l’emploi, elle alimente alors la spéculation financière. Et comme l’Union européenne s’évertue à ne pas vouloir voir que les problèmes actuels tiennent plus à une insuffisance de la demande qu’à des problèmes d’offre, les cadeaux faits aux « premiers de cordée » alimentent de nouvelles bulles spéculatives. Cette logique est mortifère, c’est une véritable impasse, sauf si l’idée est de plus enrichir les plus riches. Mais lorsque la bulle explosera toute cette richesse fictive s’évaporera également…

 

LVSL – Comment voyez-vous l’évolution de la conjoncture économique française dans les 5 prochaines années ?

Eric Berr – Il est toujours très délicat de se prêter à ce genre d’exercice car certains événements imprévisibles peuvent remettre en cause les prévisions les mieux établies. On peut toutefois raisonnablement penser que la croissance restera peu élevée, comprise entre 1 et 2%, en particulier en raison de la poursuite de politiques néolibérales inadaptées à la période actuelle. En effet, à l’heure où le réchauffement climatique se fait de plus en plus sentir, il nous faut changer de boussole et cesser de faire de la croissance la condition nécessaire à tout progrès social et environnemental. Le problème principal n’est pas de faire grossir le gâteau des richesses, donc de produire toujours plus de biens, dont certains ont une utilité discutable, mais de mieux répartir les richesses existantes. Le problème principal c’est une très grande inégalité dans la répartition des richesses. Une meilleure répartition serait favorable à l’économie dans son ensemble, parce qu’elle pourrait recréer de la demande, demande qu’il conviendrait bien évidemment d’orienter dans le sens de la transition écologique que l’on appelle de nos vœux mais que l’on peine à mettre en pratique.

Il est donc plus qu’urgent de s’affranchir du dogme néo-libéral et de la propagande d’intégristes économiques qui ne veulent rien changer quand bien même la réalité leur montre qu’ils nous mènent droit dans le mur.

 

 

Système médiatique et lutte des classes

Un mouvement agite de nombreux milieux militants, souvent très à gauche ou très à droite, qui vise à s’emparer de divers canaux de diffusion – au milieu desquels trônent les réseaux sociaux – et créer des médias autonomes pour contrecarrer une information dominante perçue comme trompeuse, voire manipulatrice.


A droite, on appelle ça volontiers de la « réinformation ». Sans être dupe quant à la haine historique d’une certaine droite et de l’extrême-droite vis-à-vis de la pluralité de la presse, il convient de s’interroger sur les causes profondes de ce malaise qui traverse toutes les couches d’une société de plus en plus polarisée. Les sondages divers le montrent bien : la confiance en la parole officielle s’érode, l’indépendance des médias est a priori remise en cause par des gens de bonne foi, qui se demandent avec impuissance : à qui accorder sa confiance ?

Le règne de l’extrême-centre

Il est devenu banal de renvoyer les divers mouvements de contestation dos à dos sur le mode d’une prétendue « union des extrêmes ». Extrême-droite et extrême-gauche (souvent mal définie, au demeurant) sont les lieux communs d’un discours dominant bienséant, bien-pensant même, puisque fixant lui-même les limites de ce qui est « bien » et ce qui ne l’est plus. C’est le fameux « cercle de la raison » théorisé par Alain Minc, qui rassemble, à des degrés variés, tous les tenants du néolibéralisme. Divisés durant de nombreuses années entre le PS et son rival de droite au nom fluctuant – RPR, UMP, Les Républicains–, élus et militants se refilaient le pouvoir au gré des alternances et approfondissaient leurs réformes respectives (de Rocard à Juppé, de DSK à Fillon, de Moscovici à Bruno Le Maire). Le triomphe d’Emmanuel Macron, en faisant tomber les frontières artificielles qui séparaient, pour le spectacle, cette caste de gens d’accord sur (à peu près) tout, a ainsi consacré un état de fait central de la vie politique française : la toute-puissance d’un extrême-centre qui gouverne, peu ou prou, depuis que la contre-révolution néolibérale est entamée.

Au pouvoir autour d’Emmanuel Macron, et pesant de tout son poids dans les médias principaux et les chaînes du service public de l’information, le « cercle de la raison » gouverne et communique, plus qu’il n’informe, sans partage, dans une haine viscérale de la démocratie et la crainte d’un réveil du peuple qui s’exprimèrent, notamment, lors du référendum de 2005 ou vers la fin de l’élection présidentielle de 2017, quand Jean-Luc Mélenchon risquait de se qualifier pour le second tour et qu’on usa pour le désigner de toutes sortes de sobriquets renvoyant, tour à tour, aux têtes tranchées de la Révolution de 1789, à l’URSS ou aux gauches sud-américaines – inlassablement présentées sous un jour chaotique, voire dictatorial. Chaque mouvement social, en outre, suscite les commentaires acerbes de ces éditorialistes cramponnés-à-leurs-sièges qui exècrent toute expression discordante qui viendrait ralentir la grande marche du monde vers toujours moins d’État, de protections, de solidarité – de verrous, diraient-ils…

« Dans tout le monde capitaliste industriel, les groupes dirigeants ont besoin d’un système de croyances qui justifie leur domination. »

Toute pensée politique un tant soit peu différente est dorénavant affublée du qualificatif de « populiste », un concept qui servait jadis à caractériser une idéologie précise mais n’est plus de nos jours qu’un paresseux paravent permettant de clore tout débat de fond avant même de l’avoir commencé. Les militants les plus récalcitrants, qui ne se satisfont pas d’une seule vision de l’économie, des institutions, de la démocratie, et revendiquent le droit à une information pluraliste, eux, s’exposent à l’accusation infamante, mais si tendance, de « complotisme ». À noter que « le cercle de la raison » ne connaît pas de frontières, et utilise partout dans le monde des procédés voisins : si vous êtes français ou espagnol et que vous appartenez à la gauche radicale, c’est le Venezuela qui servira à vous décrédibiliser ; si vous êtes anglais et que vous soutenez Corbyn, on vous traitera soit d’antisémite, soit d’agent de Poutine ; si vous êtes italien et que vous vomissez l’union-zombie qui se profile entre Renzi et Berlusconi, l’on vous accusera de faire le jeu des extrêmes et d’être anti-européen. Comme l’explique Chomsky, « dans tout le monde capitaliste industriel, les groupes dirigeants ont besoin d’un système de croyances qui justifie leur domination. »[1] Lorsque des décennies de politiques antisociales, sur fond d’inconséquence écologique, d’orgie financière et de corruption généralisée, ont jeté les peuples dans la misère et la colère, la seule solution pour continuer de les dresser en masse contre leurs intérêts objectifs est de décrédibiliser vigoureusement et violemment tout ce qui pourrait prendre la forme d’une alternative, jusqu’à ce que l’alternance s’impose d’elle-même, souvent dans le fracas, comme l’élection italienne récente l’a démontré, après le Brexit et le resurgissement, partout en Europe, des extrême-droites les plus féroces.

L’information barricadée

Le risque est qu’à force de se calfeutrer bien à l’abri de leur « cercle », – comme ces ultrariches qui vivent enfermés dans des ghettos dorés –, depuis lequel ils nous décochent hargneusement leurs flèches empoisonnées, les encastés qui font l’opinion à coups de sondages précommandés et de bourrage de crâne ininterrompu (la dette ! la dette ! la dette !), finissent par se couper totalement de la population. En soi, cela ne me poserait pas de problème ; j’aurais même tendance à m’exclamer : bon débarras ! Mais, nous l’avons dit, face à leurs tricheries et cette façon somme toute assez martiale qu’ils ont de nous appeler aux urnes pour nous obliger, nous, à faire leur sale boulot, et maintenir en place l’édifice qu’ils n’ont de cesse de démolir le reste du temps, de plus en plus de militants s’enferment dans des médias dits « de niche » ou dans des cercles hermétiquement fermés, où se mijote le pire comme le meilleur. Le corps social de la nation se délite et le sentiment d’appartenir à une communauté qui partage les mêmes intérêts, dans laquelle peuvent s’exercer la solidarité et le partage, se rabougrit.

« Il est tout de même problématique qu’on ne puisse plus allumer sa télévision et se poser devant le journal ou une émission qui traite de l’actualité en toute confiance, dans l’idée d’entendre et de voir des choses qui nourriront notre réflexion plutôt que de l’ankyloser. »

Que ces niches existent est heureux, et ce foisonnement de sites, de chaînes YouTube, de bons vieux journaux papiers qu’on se refile durant les manifs, témoignent d’un appétit certain et d’une vie démocratique encore vigoureuse, mais qui s’est déplacée et peut-être même retranchée. Chacun s’enferme dans son couloir et devient sourd à une partie du reste du monde, ce que les algorithmes de réseaux comme Facebook viennent aggraver en nous noyant sous des publications conçues pour aller dans notre sens, pour notre confort intellectuel. Comment organiser un débat collectif et citoyen sur les grands enjeux qui nous font face si nous n’avons plus de terrain commun ? J’aurais du mal à faire lire Fakir à mon pote un peu facho, comme il aura du mal à me convaincre de m’infliger la dernière chronique de Goldnadel sur La France Libre. Surtout, il est tout de même problématique qu’on ne puisse plus allumer sa télévision et se poser devant le journal ou une émission qui traite de l’actualité en toute confiance, dans l’idée d’entendre et de voir des choses qui nourriront notre réflexion plutôt que de l’ankyloser. Pour cela, il faudrait que les émissions tous publics, diffusées aux heures de grande écoute, nous proposent des interlocuteurs de bonne foi et loyaux, et non plus tous ces petits lobbyistes qui cirent les pompes de leurs commanditaires tout en nous déniant la possibilité même d’appréhender la complexité des sujets qu’ils prétendent traiter – laissez-nous entre grandes personnes, on s’occupe de tout !

Ce constat ne signifie évidemment pas qu’il y aurait un « complot » des journalistes visant à s’octroyer et se répartir le pouvoir entre gens de bonne compagnie, mais est révélateur d’un fait social majeur qui détermine les options choisies par les différentes écuries médiatiques : de par leur niveau de vie très élevé (trop élevé), les présentateurs vedettes, les éditorialistes migrateurs qui vont de chaîne publique en radio privée, les économistes en chef et autres responsables de services politiques, sortent de leur rôle de passeurs d’idées et de vérificateurs de faits pour se poser avant tout dans la défense acharnée de leurs intérêts de classe. C’est une évidence ! Il n’y a pas de complot, mais bien des stratégies communes mises en place qui sont dues, non pas à une concertation préalable, mais à une uniformité des conceptions du monde qui découlent d’intérêts particuliers. Qu’on révèle le salaire[2] d’un Christophe Barbier, d’un Patrick Cohen, d’une Nathalie Saint-Cricq, d’un Dominique Seux, d’un David Pujadas, d’une Ruth Elkrief, d’un Laurent Joffrin, d’une Léa Salamé, d’un Franz-Olivier Gisbert, d’un Jean-Michel Aphatie, d’un Yves Calvi ou d’un Nicolas Demorand, et voyons si l’on peut en tirer quelques enseignements. On me traitera de populiste (soit), de démago (ça reste à prouver) ou de complotiste (puisque c’est la mode) ; mais la vérité est là : le journalisme dominant – l’éditocratie – est gouverné par une petite bourgeoisie qui défend son bout de gras avec âpreté.

Une critique politique du système médiatique

La question des salaires, révélatrice mais pas centrale, devient cependant réellement significative lorsqu’on met en regard les rémunérations du gratin médiacratique avec les salaires de ceux qui font réellement vivre les rédactions – journalistes, reporters, pigistes, documentaristes – et qui sont si nombreux à redouter les fins de mois. Mais, fondamentalement, cette bourgeoisie se repaît plus de pouvoir, de prestige et d’influence que d’argent. Disons que c’est la cerise sur un gâteau déjà bien garni. Ainsi, il est crucial de ne pas se tromper de cible lorsque l’on prétend formuler une critique politique du système médiatique : en occulter les phénomènes de reproduction et de domination sociales pour ne pointer que les symptômes les plus criants de cette défaite collective qu’est notre presse, tels que les comportements individuels de certains parvenus, ne nous mènerait qu’à un placebo d’analyse. L’hégémonie culturelle, exercée par cette caste dominante et arrogante qui tient l’argent et l’information, est un enjeu fondamental de la lutte de classe, comme l’a analysé Gramsci, et c’est bien la bataille à laquelle nous devons nous employer.

« Que des états généraux du journalisme se tiennent, inspirés, par exemple, des travaux d’Acrimed. »

C’est pour cela que si je partage et soutiens la contestation militante du système médiatique, ce n’est pas par vengeance, ou pour inviter mes amis ou mes lecteurs à rejoindre les médias de ma niche ; c’est pour inviter la profession à un électrochoc salutaire. Que des états généraux du journalisme se tiennent, inspirés, par exemple, des travaux d’Acrimed, que l’on reparte sur des bases saines en traitant frontalement les grandes problématiques : la façon dont on enseigne le journalisme, les nominations dans le service public et au CSA, le financement des médias, l’influence des actionnaires sur les rédactions, la course au clic vulgaire et malsaine, les manquements à la déontologie que jamais rien ne sanctionne, l’indigence des micros-trottoirs qui tiennent lieu pour certains de travail d’enquête, les experts qui camouflent leurs activités privées pour mieux asséner leur catéchisme antisocial, l’uniformité des chefferies et de leurs options politiques…

Il est absolument urgent de ressusciter une véritable culture démocratique, riche et pluraliste, dans nos médias vampirisés par cette ribambelle de milliardaires aux intentions limpides (influence politique, marketing) qui peuvent compter sur leur armée de chefs de services politiques, de présentateurs vedettes, d’experts en café du commerçologie aux discrètes activités privées, de décodeurs drapés dans la croyance un rien arrogante et corporatiste – qui exècre toute forme de critique, fût-elle énoncée par des pairs – de toujours appartenir à un contre-pouvoir, ces chiens de garde du système qui s’emploient à faire taire, en les ridiculisant, les bestialisant, les traitant sous l’angle people et psychologique, ou tout simplement en les ignorant, les voix dérangeantes, et dominent de leur aigre superbe la grande masse des journalistes, sérieux, appliqués à la tâche, conscients de l’importance majeure de leur travail et pour qui la déontologie n’est pas qu’un concept mou dénué de sens.

A l’heure où la France et l’Europe sont traversées par tant d’ébullitions sociales et citoyennes, il est grand temps que notre système médiatique réapprenne à se faire l’écho, sereinement et respectueusement, des aspirations des peuples, dans toute leur diversité.


[1] N. Chomsky, « La restructuration idéologique aux Etats-Unis », Le Monde Diplomatique, mars 1979.

[2] À titre d’exemple, le salaire de N. Polony, du temps où elle travaillait pour la matinale d’Europe 1, avait fuité : 27 000€ par mois. Cela donne donc une petite idée du niveau de vie et des préoccupations de ceux qui « font » l’opinion.

Le roi est mort – Emmanuel Macron n’est que vassal

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Vladimir_Putin_and_Emmanuel_Macron_(2017-05-29)_10.jpg
© Пресс-служба Президента Российской Федерации

Emmanuel Macron a réussi ce que ses deux prédécesseurs ont échoué à faire : forger sa propre image en réécrivant l’histoire française. Un geste typologique lourd de sens qui consiste à se présenter comme l’héritier des grandes figures présidentielles et monarchiques de la France. Un geste voué à l’échec, dans un contexte où la France a abandonné sa souveraineté face à la mondialisation : Macron n’est que vassal ; il ne pourra que singer les rois.


« Il y a là une différence nette entre Macron et ses prédécesseurs : il s’est choisi une image et ce choix a été accepté même par ses adversaires les plus féroces. Sur le plan symbolique, dimension essentielle du champ de bataille culturel et discursif, cela revient à une victoire considérable. »

Le 21 janvier 1793 un homme monta sur l’échafaud. Il posa sa tête sur la lunette de bois ; puis, tel un éclair, la lame tomba pour mettre fin, une fois pour toutes, au règne des Bourbons. Aujourd’hui, on a néanmoins l’impression que le spectre de ce roi nous est revenu pour hanter le paysage médiatico-politique français. Ainsi, pour donner uniquement des exemples qui démontrent la présence de ce trope là où il peut le plus étonner, c’est-à-dire à gauche, il suffit de citer l’article publié par Mediapart le 27 janvier qui retrace une semaine symbolique dans la vie du nouveau « roi-soleil » Emmanuel Macron ; dans la même veine, Jean-Luc Mélenchon a publié trois jours plus tard un billet sur son blog intitulé « La semaine du roi des riches ».[i] Parler du  « monarque présidentiel » de la Cinquième République relève du lieu commun, mais cette identification entre Emmanuel Macron, président démocratiquement élu, et la figure du roi y ajoute une nouvelle dimension puisque c’est Emmanuel Macron lui-même qui a forcé cette comparaison et y recourt incessamment de manière plus ou moins indirecte en se parant des symboles liés à la royauté : la pyramide du Louvre, Chambord, Versailles etc.

C’est là une différence indéniable entre Macron et ses prédécesseurs : il s’est choisi une image et ce choix a été accepté même par ses adversaires les plus féroces. Sur le plan symbolique, dimension essentielle du champ de bataille culturel et discursif, cela revient à une victoire considérable. On a beau essayer de faire de lui un « président des riches » et d’ironiser sur sa prétendue royauté, l’organisation ultra-verticale de LREM, sa complaisance décomplexée avec la finance et les grandes fortunes, ses duperies pseudo-écologiques ; tant qu’il réussit à se présenter comme roi, il peut pleinement assumer l’impopularité. Car il fait, il avance, il agit inexorablement, tel un monarque éclairé qui brandit le bien commun ignoré par les masses que seul lui, le roi-philosophe, peut connaître et mettre en œuvre. Son autorité reste intacte malgré tout. Elle prend ainsi une toute autre tonalité que celle de François Hollande qui détenait certes jusqu’à la fin de son mandat le pouvoir légal mais qui avait perdu toute légitimité populaire. Cette dernière est le mot-clé pour comprendre le geste typologique que Macron porte sur l’histoire afin de légitimer le présent par un passé bien revisité : la souveraineté du roi n’est pas directement déterminée par l’acquiescement du peuple.

Revenons au commencement. Car le coup a été préparé avec soin. En juillet 2015, bien avant l’annonce de sa candidature à la présidentielle de 2017, Emmanuel Macron se prononce dans l’hebdomadaire Le 1. Interrogé sur sa vision de la démocratie, il répond :

“Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace. On le voit bien avec l’interrogation permanente sur la figure présidentielle, qui vaut depuis le départ du général de Gaulle. Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. Pourtant, ce qu’on attend du président de la République, c’est qu’il occupe cette fonction. Tout s’est construit sur ce malentendu.”[ii]

Pendant la campagne présidentielle on a beaucoup entendu parler de récit ou roman national. Le geste fait par Macron s’inscrit dans la logique d’un tel récit – c’est un acte d’interprétation et de réécriture. Un acte qui relève de la typologie, pratique théologique consistant originellement en une lecture de l’Ancien Testament à travers le prisme de l’Evangile, pratique qui a pénétré les récits politiques de toute sorte depuis très longtemps et qui a par exemple permis aux Jacobins de se revendiquer de la République Romaine. La typologie est un outil idéologique puissant, puisqu’elle permet de projeter une intentionnalité sur l’histoire : l’état actuel doit être comme il est, there is no alternative. Reconnaître le geste de Macron, reprendre fût-ce en ironisant l’étiquette qu’il s’est attribué lui-même, est donc d’une gravité énorme car même la reconnaissance ironique implique, en filigrane, l’acceptation du récit tel qu’il l’a mis en place.

« Face à l’absence non-voulue du roi, la démocratie est défaillante. Elle n’est qu’un pis-aller. Depuis le départ de De Gaulle, dit Macron, ses institutions ne peuvent aucunement garantir une souveraineté stable. »

Lire son récit national devient donc d’autant plus nécessaire, surtout après les dix premiers mois de sa présidence.  Les ordonnances ont été appliquées une première fois avec succès pour réformer le code du travail ; la réforme de la SNCF est censée se dérouler de la même manière. Les mots choisis en 2015 gagnent ainsi une toute autre importance. Face à l’absence non-voulue du roi, la démocratie est défaillante. Elle n’est qu’un pis-aller. Depuis le départ de De Gaulle, dit Macron, ses institutions ne peuvent aucunement garantir une souveraineté stable. « La démocratie ne remplit pas l’espace », dit-il, elle est en crise, de manière permanente. Même si l’on laisse passer le grossier effort de réécriture au sujet de De Gaulle (gommant daredare des événements mineurs comme Mai 1968 et la fuite du Général à Baden-Baden), cette phrase gagne en gravité face à la réforme de la Constitution annoncée, face à cet acmé de servilité imposé d’en haut, cette totale soumission du premier ministre et du gouvernement, du parlement (son président De Rugy, la majorité), par une volonté prétendument suprême, sans même parler de tout l’appareil juridique, la sphère médiatique etc. etc.. On assiste à une « exécutivisation » des institutions de la République grâce à laquelle, pourrait-on croire, Macron confirme ses propres paroles prophétiques en neutralisant tous les contre-pouvoirs existants afin de mettre en place une hégémonie hyperpuissante car guidée par une seule et même volonté. Macron essaie de se faire « leader », il veut faire de l’Etat son corps de Léviathan.

« La figure du roi, être double au corps terrestre et au corps céleste, vicaire du Christ sur Terre, n’est plus possible dans un monde foncièrement profane et a fortiori dans une République où la laïcité est devenue à son tour une sorte de religion d’Etat. »

Il est vrai que Macron « marche » mieux qu’un Hollande ou un Sarkozy ; jusqu’alors il exécute de façon très efficace (quoi est à voir plus bas) ; mais on ne peut pas le dire trop souvent : le roi restera mort. La souveraineté monarchique dont il semble se parer n’est même pas usurpée, elle n’existe tout simplement plus. Le roi n’est plus. Le roi est mort. Le roi restera mort. Il suffit de lire l’œuvre de l’historien Ernst Kantorowicz, une des lectures préférées du Président paraît-il, et notamment son ouvrage célèbre Les deux corps du roi. La figure du roi, être double au corps terrestre et au corps céleste, vicaire du Christ sur Terre, n’est plus possible dans un monde foncièrement profane et a fortiori dans une République où la laïcité est devenue à son tour une sorte de religion d’Etat. Sur le seul plan conceptuel, le geste typologique de Macron relève de la duperie. Sa tentative de décrédibiliser la démocratie jusqu’au désir même que le « peuple » pourrait en éprouver ne change rien au fait qu’il reste un représentant démocratiquement élu. Comment comprendre donc un tel geste et les effets d’ « exécutivisation » qu’il entraîne ? Pourquoi dénigrer la souveraineté populaire dont il est, certes de façon précaire, mais tout de même l’avatar afin de prétendre à une autre dont l’obsolescence semble aller de soi ?

« La normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. » Cette phrase relève d’un constat vrai : depuis dix ans, les présidents ne sont pas réélus[i], Hollande a échoué avec fracas face à sa fonction et Sarkozy est devenu une caricature. Ils ont dû vider le siège, Hollande a dû abandonner sa prétention à une réélection. Usurper sinon la fonction, du moins le signifiant du roi, démontre un souci de construction discursive censée protéger celui qui a pris sa place, car le siège vacille d’emblée. La fatigue démocratique s’exprimant notamment à travers des taux d’abstention ahurissants est bien réelle, les récentes législatives partielles en ont apporté à nouveau la preuve ; elle a néanmoins d’autres causes que la nostalgie d’un monarque disparu depuis plus de 200 ans.

Dans un entretien à Mediapart du 29 décembre 2017, le secrétaire national d’Europe Écologie-Les Verts, David Cormand caractérise le macronisme comme « un hyper-pouvoir qui accouche d’une hypo-politique ». Cette distinction permet d’indiquer la scission profonde qui caractérise la souveraineté nationale dans le cadre européen actuel et a fortiori celui du chef de l’exécutif français. Cormand renverse néanmoins l’ordre réel des choses. Car c’est précisément parce que le souverain a congédié une partie essentielle de ses pouvoirs – le pouvoir de légiférer librement – que nous assistons à une intensification du pouvoir exécutif, dont nous vivons les velléités depuis des années et dont nous voyons le plein essor maintenant. La création d’un pouvoir législatif extra- et supranational – l’UE –  dont les décisions sont mises en place par les gouvernements nationaux respectifs, a une simple conséquence : par sur toutes les questions essentielles, le pouvoir exécutif est tout ce dont dispose le souverain sur le plan national. Ainsi, si Macron dit qu’il n’y a pas d’alternative, ce n’est pas simplement un mot d’ordre néolibéral, c’est une vérité politique qui caractérise parfaitement la situation de n’importe quel souverain européen obéissant à l’ordre établi et qui donne une direction à l’action d’un gouvernement qui s’est mis à parasiter toutes les instances de pouvoir public, de la sphère juridique à France Télévisions. Plutôt qu’être la manifestation d’une nouvelle souveraineté née des profondeurs de l’histoire de France, l’hyper-exécutif macronien, tel qu’il est en train de se mettre en place relève, dans le meilleur des cas, de l’interrègne des monstres gramscien. Le souci, c’est que Gramsci ne se prononce pas sur sa durée. Et l’exécutif a encore du potentiel.

« En voyant et en décrivant Macron comme ce qu’il est et non comme ce qu’il prétend être, en lui refusant un signifiant auquel il n’a pas droit, sa fragilité politique devient évidente et peut devenir un point d’appui pour l’opposition. »

Quant à cette soi-disant royauté en revanche, la chose est simple. Le roi est mort ; le siège présidentiel est plus proche de la sellette que du trône. La ligne de conduite nous est donc déjà donnée par La Boétie : « Il ne faut pas lui ôter rien, mais lui donner rien » (Discours de la servitude volontaire, Flammarion, 2016),  En voyant et en décrivant Macron comme ce qu’il est et non comme ce qu’il prétend être, en lui refusant un signifiant auquel il n’a pas droit, sa fragilité politique devient évidente et peut devenir un point d’appui pour l’opposition. Ainsi, ce n’est point le nouveau roi de France qui reçoit en janvier 2018 des marchands venus demander un asile financier dans son pays, c’est le président français qui se couche devant les puissances financières du monde car il n’a plus le droit d’investir lui-même dans son propre pays. Ce n’est plus lui qui fait la loi. Macron n’est pas roi, il n’est que vassal. Il singe le roi devant les riches.

 

[i] De fait, sous la Ve République, à part de Gaulle (1965), aucun président n’a été réélu, sauf après une cohabitation : Mitterrand en 1988, Chirac en 2002. Dans cette situation, le président pouvait faire porter la responsabilité de la politique menée au Premier ministre (qui échouait alors à changer de costume)

 

Crédit photo :

© Пресс-служба Президента Российской Федерации (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Vladimir_Putin_and_Emmanuel_Macron_(2017-05-29)_10.jpg)

Service militaire : une armée pour le peuple ?

Copyright : Ecole polytechnique

Le service militaire obligatoire a été supprimé par le président Jacques Chirac au tournant des années 2000, étant devenu obsolète dans sa forme. L’idée resurgit pourtant aujourd’hui. Emmanuel Macron a fait de sa restauration une promesse de campagne. Un projet qui semble difficilement réalisable tant il remet en cause le modèle actuel de notre armée professionnalisée et interroge la nature de notre défense nationale. 


Au-delà des effets d’annonce, on peut constater une certaine cacophonie autour du projet du président de la République. Les déclarations contradictoires se suivent. La dernière version réside dans la publication d’un rapport parlementaire bien éloigné de la proposition d’origine du candidat Macron, celle d’un service national obligatoire pour les 18-21 ans. La représentation nationale y préférait un « parcours citoyen » commençant dès le collège et jalonné de quelques stages encadrés par l’armée. Le retour d’un service national obligatoire est un symbole politique fort et populaire que le président agite habilement : 60% des sondés y sont favorables d’après un récent sondage. Pourtant, son principe est en contradiction avec le rôle et la nature actuelle de nos armées. Ce débat peut-il être l’occasion de démasquer ce jeu de dupe et de proposer un modèle d’armée différent ?

Un impossible retour à l’ancienne formule

Une chose est certaine, le retour à un service militaire obligatoire, a fortiori mixte, est inenvisageable pour le budget des armées. Chez les militaires, on parle d’au moins 3 milliards d’euros par an ; et certaines estimations montent jusqu’à 15 milliards. Un service militaire d’un seul mois impliquerait l’encadrement de 50 000 jeunes, soit le double de la capacité actuelle de l’Armée de Terre. Le projet du président semble donc en contradiction totale avec sa volonté de resserrement du budget des armées qui avait, on s’en souvient, conduit à la démission très médiatisée du général De Villiers en juillet dernier.

“L’augmentation de ces dépenses servira en priorité à renouveler la dissuasion nucléaire vieillissante et à financer les opérations extérieures.”

Entre temps, le projet de quatorzième Loi de programmation pilitaire (LPM 2019-2025) est revenu sur ces économies pour prévoir une augmentation progressive des dépenses militaires pour atteindre 2% du PIB par an après 2022, objectif d’ailleurs mis en avant par l’OTAN. Cela représenterait 50 milliards d’euros, contre 34,2 milliards cette année. Cependant, l’augmentation de ces dépenses servira en priorité à renouveler la dissuasion nucléaire vieillissante et à financer les opérations extérieures.

Toute loi de programmation militaire est un arbitrage entre différentes priorités militaires qui traduisent le modèle d’armée souhaité par le pouvoir, bien plus que ne le font les déclarations officielles. On voit mal comment un service militaire obligatoire et universel pourrait être financé, en personnel, en équipements et en infrastructures, dont la plupart on étés bradés ces dernières années.

Il existe un autre obstacle de taille à l’instauration d’un service national, de nature juridique : la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) interdit le travail forcé, auquel un service obligatoire pourrait être assimilé. Un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme est largement envisageable. La parade envisagée serait d’intégrer une partie du parcours militaire à la scolarité.

Outre l’interdiction du travail forcé, la CEDH reconnaît également le droit à l’objection de conscience, c’est-à-dire le refus individuel d’obéir à une autorité pour des raisons d’éthique personnelle. Pour tenter d’endiguer le nombre de déserteurs, une loi reconnaissant l’objectivité de conscience dans le cadre du service militaire, votée en 1963, permettait déjà aux jeunes qui le souhaitaient de ne pas suivre un service militaire recourant à la violence, en étant assignés aux postes d’infirmiers. Là encore, l’obstacle pourrait être contourné en proposant des alternatives civiles au service national.

Choisir entre défense nationale ou armée interventionniste  

“La structure de l’armée française conventionnelle n’est pas conçue pour défendre le territoire national. Nous ne disposons pas du matériel et des hommes nécessaires pour cela.”

La structure de l’armée française conventionnelle n’est pas conçue pour défendre le territoire national. Nous ne disposons pas du matériel et des hommes nécessaires pour cela ; tout du moins pas en nombre suffisant. La protection du territoire échoit totalement à la dissuasion nucléaire, qui repose sur l’idée qu’en cas d’invasion, la France serait capable de vitrifier son adversaire. Une idée qui n’a pas été remise en cause lors du débat sur la loi de programmation militaire.

Accaparée par certaines missions coûteuses, l’armée française est d’ailleurs à peine en mesure de contrôler notre propre territoire. En témoignent les besoins criants de la Marine nationale pour couvrir notre immense espace maritime, la deuxième zone économique exclusive du monde. D’après l’amiral Prazuck, d’ici 2021 nous ne devrions plus disposer que de deux bâtiments pour surveiller nos eaux, soit 100 fois moins que les Etats-Unis. Les zones maritimes sont de plus en plus disputées par les grandes puissances. Faute d’investissement, nous sommes pourtant incapables d’assurer notre souveraineté sur ces espaces ; et encore moins d’en exploiter les nombreuses possibilités.

Une armée outil de puissance… mais pas de souveraineté

Les arbitrages politiques du budget consacrent donc une orientation en faveur d’une armée perçue comme instrument de prestige et d’influence diplomatique. Une orientation qui pourrait avoir une certaine cohérence, si elle n’était pas remise en cause par une quasi vassalisation de notre politique étrangère par celle de l’OTAN depuis la présidence Sarkozy, et par l’influence croissante de l’industrie dans les choix stratégiques.

“Le développement prochain de l’Europe de la défense risque d’accentuer cette perte d’indépendance.”

Notre industrie d’armement ne vise plus à garantir notre souveraineté militaire, elle s’est mutée en industrie tournée vers l’export. L’ancienne Direction de la Construction Navale (DCN) héritée des arsenaux nationaux est ainsi devenue en 2017 « Naval Group » société anonyme détenue en majorité par l’Etat. Cela implique que la rentabilité de l’entreprise prime sur les besoins militaires. Ainsi les navires produits et les compétences qui vont avec ne sont pas nécessairement celles dont la France a besoin, mais celles qui se vendent.

Le développement prochain de l’Europe de la défense risque d’accentuer cette perte d’indépendance puisqu’elle prévoit le développement et la production commune de matériel avec engagement d’achat, potentiellement au détriment de notre industrie et de notre autonomie stratégique. Un rapport du Parlement européen adopté le 13 mars sur la politique industrielle de défense commune, présenté par Françoise Grossetête (LR), confirme la primauté donnée aux industriels, y compris non-européens, sur les besoins des États. Concrètement, nous serions obligés d’acheter les matériels issus des programmes communs européens et cette décision s’appliquerait même à de futurs gouvernements.

La France s’est déjà totalement dépourvue de sa capacité à produire ses munitions qu’elle achète à l’étranger pour répondre aux standards de l’OTAN. Le fusil du fantassin français, l’HK416, qui va remplacer le FAMAS (Fusil Automatique de la Manufacture d’Armes de Saint-Etienne), sera allemand. C’est même en réalité le dérivé d’une arme américaine.

Le service militaire mobilise l’imaginaire républicain 

On peut donc se demander ce qui motive les déclarations du président de la République sur la création d’un service militaire obligatoire qu’il sait irréaliste. Certainement l’état de l’opinion à ce sujet et la volonté de ne pas enterrer trop ouvertement une promesse de campagne. Dans un sondage publié récemment, 60% des personnes interrogées se disent favorables à un service national obligatoire d’une durée de 3 à 6 mois, mais une majorité de sondés lui préfèrent une version civile.

“Le modèle d’une armée composée de citoyens par la conscription plutôt que par le mercenariat a été une véritable avancée politique.”

Dans une France qui apparaît de plus en plus divisée, l’idée d’un service obligatoire peut sembler séduisante afin de cultiver la cohésion nationale. Une idée qui remonte loin dans l’imaginaire collectif et que le président semble habilement invoquer.

Célèbre représentation de la bataille de Valmy, par Horace Vernet, 1826

L’armée citoyenne est fortement associée à l’imaginaire républicain depuis la bataille mythique de Valmy qui a opposé les troupes de la Révolution aux armées coalisées des monarchies européennes le 20 septembre 1792. Pour faire suite à la levée en masse des révolutionnaires, la Loi Jourdan-Delbrel adoptée le 5 septembre 1798 institue la « conscription universelle et obligatoire » dont le principe fut appliqué de façon presque constante jusqu’à la fin du service militaire en 2001. Le devoir de défendre la patrie, longtemps associé à la citoyenneté active est contenu par l’article 1 de la loi en question : « Tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie ».

Le modèle d’une armée composée de citoyens par la conscription plutôt que par le mercenariat a été une véritable avancée politique à une époque où la noblesse avait le monopole des offices militaires, et où le gros des troupes se composait de mercenaires. Cette question peut trouver une résonance actuelle avec le développement d’armées privées et la professionnalisation des armées étatiques.

Repenser une armée nouvelle ?

L’armée est un des corps de métier les plus respectés des Français, à l’inverse des médias et des politiques… D’après un sondage IFOP-DICoD de mai 2017, 88 % des sondés déclarent avoir une bonne opinion de leurs armées. Un soutien qui s’explique certainement plus par l’attachement à l’État incarné par l’armée que par un réflexe militariste.

“Jean Jaurès n’avait pas rechigné en son temps à traiter la question militaire à travers le prisme du socialisme.”

Pourtant, la défense reste un des grands impensés des forces politiques de progrès social. Il est vrai que l’antimilitarisme et le pacifisme ont imprimé l’histoire de la gauche française. Néanmoins, ces philosophies, outre le fait qu’elles soient déconnectées du sens commun, semblent surtout s’être muées en postures. Ce positionnement de principe a abouti à marginaliser les opinions progressistes sur les questions militaires et in fine à décrédibiliser les tenants du pacifisme.

Il faut cependant se souvenir que l’un des plus illustres avocats de la paix, Jean Jaurès, n’avait pas rechigné en son temps à traiter la question militaire à travers le prisme du socialisme dans L’Armée Nouvelle, en 1911. Dans cet ouvrage, Jaurès voulait montrer qu’il pouvait inclure la problématique militaire dans la construction d’un socialisme en France afin de légitimer ce projet.

Son ambition, qui doit certes être replacée dans le contexte de l’époque, n’en reste pas moins inspirante aujourd’hui. Il s’agit en effet d’envisager une armée populaire et citoyenne dévouée à la défense de la paix et de l’intérêt général. Une perspective qui s’oppose à l’armée interventionniste et professionnelle de notre temps.

“Comment porter au plus haut, pour la France et pour le monde incertain dont elle est enveloppée, les chances de la paix ? Et si, malgré son effort et sa volonté de paix, elle est attaquée, comment porter au plus haut les chances de salut, les moyens de victoire ?” Voilà la question que posait Jaurès et à l’aune de laquelle l’enjeu du militaire pourrait être analysé par les forces qui aspirent à l’hégémonie.

Démocratiser les affaires militaires 

Un service militaire repensé pourrait-il permettre de réinvestir les Français de leur défense et d’opérer un brassage social qui semble de plus en plus inopérant dans d’autres institutions ?

Malgré certains défauts, et en premier lieu l’archaïsme de sa non-mixité, l’ancien service militaire accomplissait avec un  certain succès cette fonction de mélange social et de promotion des classes populaires. C’est notamment ce qu’a démontré l’étude réalisée par les universitaires Pierre Granier, Olivier Joseph et Xavier Joseph en 2011 : « Le service militaire et l’insertion professionnelle des jeunes suivant leur niveau d’étude. Les leçons de la suspension de la conscription », où l’on peut lire que “L’impact [du service militaire sur le parcours professionnel] est significativement positif pour les sortants sans qualification et pour ceux de niveau bac”.

“Difficile d’établir un lien direct entre bellicisme et service militaire obligatoire.”

On compte parmi les pays européens appliquant un service militaire obligatoire la Norvège, la Suède, la Finlande, l’Autriche ou encore la Suisse. Des pays dont on s’accordera à dire que la société est modérément militarisée… À l’inverse, les États-Unis d’Amérique utilisent une armée de métier. Il est donc difficile d’établir un lien direct entre bellicisme et service militaire obligatoire. Dans le cas suisse, le service militaire est même intrinsèquement lié au principe de neutralité.

Ce qui apparaît finalement, c’est qu’à refuser de penser la démocratisation de la défense nationale, le risque a été pris de la livrer à des intérêts particuliers. Le front populaire en 1936 avait tenté de retirer leur monopole aux généraux, alors tout-puissants. La question reste ouverte aujourd’hui avec l’influence des intérêts privés et étrangers.

S’il faut certainement s’émanciper d’une fétichisation du « service militaire à la papa », écarter d’office l’option d’un service obligatoire semble néanmoins déraisonnable, si l’on souhaite inventer des formes nouvelles d’implication citoyenne, et promouvoir une conception de l’armée comme garante de la souveraineté et de la défense du territoire national.

Crédits photos :

Flickr – Ecole Polytechnique

U.S. Navy photo by Photographer’s Mate Airman Doug Pearlman.

En Espagne, Albert Rivera se rêve en Emmanuel Macron

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Albert_Rivera_-_03.jpg
Albert Rivera, président de Ciudadanos ©Carlos Delgado

Ciudadanos a le vent en poupe. La formation de centre-droit dirigée par Albert Rivera a su tirer parti de la crise catalane et se hisse désormais au premier plan dans les enquêtes d’opinion. L’occasion pour son leader de réaffirmer la nature de son projet politique national, qu’il définit lui-même comme « libéral progressiste », et de placer ses pas dans ceux du nouveau président de la République française.


« Pour la première fois en Catalogne, un parti constitutionnaliste a remporté les élections (…) La majorité sociale en Catalogne se sent catalane, espagnole et européenne, et elle le restera », scande en castillan Ines Arrimadas, la candidate victorieuse de Ciudadanos aux élections catalanes du 21 décembre 2017. A ses côtés, Albert Rivera arbore un sourire triomphal et salue une foule de plusieurs centaines de supporters galvanisés, avant de lui succéder à la tribune : « la victoire d’aujourd’hui n’est pas celle de Ciudadanos, c’est la victoire de la Catalogne, de l’Espagne unie et du futur de l’Europe ». Ce soir-là à Barcelone, les sympathisants du « partido naranja » célèbrent les 1,1 millions de voix recueillies par la liste d’Ines Arrimadas, arrivée en tête au terme d’une campagne ubuesque qui a vu s’opposer les « unionistes » aux indépendantistes dont les principaux chefs de file étaient emprisonnés ou en exil à Bruxelles.

Convoqué par Mariano Rajoy en vue de trancher le conflit opposant la Généralité de Catalogne au gouvernement espagnol, le scrutin du 21 décembre ne s’est toutefois pas soldé par le reflux attendu des forces indépendantistes, qui conservent de justesse leur majorité absolue au Parlement régional. La victoire de Ciudadanos dans les urnes est donc en demi-teinte, mais qu’importe aux yeux d’Albert Rivera, son parti dispose désormais d’un ascendant inédit sur le bloc unioniste, au sein duquel le Parti populaire (PP) de Mariano Rajoy est sévèrement marginalisé. Dans un débat extrêmement polarisé laissant peu de place à l’expression d’une troisième voie – Podemos et ses alliés en ont fait les frais – Ciudadanos est parvenu à incarner la défense de l’unité nationale, articulée à l’ambition de régénération démocratique.

Ce succès catalan confère au parti de centre-droit un capital politique que ses dirigeants entendent bien faire fructifier à l’échelle nationale. Le 13 janvier dernier, une enquête de l’Institut Metroscopia publiée par El País créditait Ciudadanos de 27,1% des intentions de vote, loin devant le PP (23,2%), le PSOE (21,6%) et Unidos Podemos (15,1%). Deux jours plus tard, c’est le journal ABC qui plaçait la formation d’Albert Rivera en tant que première force politique du pays, avec 26,2%. Ces chiffres doivent être observés avec grande précaution – un mois avant les élections générales du 20 décembre 2015, Metroscopia donnait Ciudadanos à plus de 20%, loin des 13,9% finalement récoltés par le parti – mais la dynamique enclenchée par la crise catalane est incontestable et semble amenée à se poursuivre.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cabecera-manifestacion-representantes-PP-Cs_EDIIMA20171008_0215_5.jpg
Albert Rivera et Ines Arrimadas (au centre de l’image), en tête de cortège de la manifestation pour l’unité nationale. Barcelone, 8 octobre 2017. ©Robert Bonet

 

L’ascension nationale d’un parti catalan

 

Si Ciudadanos est communément classé dans la catégorie « nouvelle politique » en Espagne, au même titre que Podemos, le parti ne peut se prévaloir de la jeunesse du projet impulsé par Pablo Iglesias en 2014. Ciudadanos, ou plus exactement Ciutadans, est fondé en 2006 en Catalogne, à l’initiative d’une quinzaine de personnalités du champ universitaire et intellectuel alors majoritairement marquées au centre-gauche. Lors de son congrès fondateur, en juillet 2006, l’organisation désigne comme président Albert Rivera, conseiller juridique de La Caixa âgé de seulement 26 ans. Envisagé comme une nouvelle force politique d’envergure régionale, et dans le sillage des débats qui ont jalonné l’adoption du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne (le « Nou Estatut »), Ciutadans se caractérise d’ores et déjà par son hostilité à l’égard du nationalisme catalan. Aux élections régionales de 2006, le nouveau parti entend ainsi « dépasser l’obsession identitaire qui étouffe le dynamisme de la société catalane » et revenir sur la primauté accordée à la langue catalane dans l’enseignement. Fervents défenseurs de la nation espagnole et de l’égalité entre les territoires, les membres de Ciutadans promeuvent le bilinguisme. Ils obtiennent alors 3 sièges au Parlement régional.

Les années suivantes sont marquées par des tentatives infructueuses d’implantation nationale. Ciudadanos subit la concurrence au centre de l’Union Progrès et Démocratie (UPyD), une formation dirigée par l’ancienne socialiste Rosa Díez qui partage avec Albert Rivera une ligne centraliste et libérale, et réussit à décrocher 5 sièges au Congrès des députés en 2011. C’est à la faveur d’un profond bouleversement du système partisan que Ciudadanos parvient finalement à s’installer de façon durable dans le paysage politique espagnol, à partir des premiers mois de 2015. La crise économique de 2008, les restrictions budgétaires et les réformes structurelles menées successivement par le PSOE puis le PP, conjuguées à la révélation de multiples scandales de corruption affectant les deux piliers du bipartisme ouvrent une fenêtre d’opportunité, habilement exploitée dans un premier temps par les initiateurs de Podemos. Ces derniers entendent offrir aux revendications exprimées par le mouvement des Indignés une formulation politico-électorale transversale à même de renverser le « régime de 1978 » issu de la Constitution postfranquiste. C’est à travers cette même fenêtre d’opportunité, dans un contexte de profonde désaffection à l’égard du personnel politique, que Ciudadanos s’engouffre à son tour au tournant de 2015.

“Tout comme Podemos, Ciudadanos entend se situer en dehors du clivage gauche/droite afin de se distancier nettement des coordonnées politiques associées au bipartisme.”

Albert Rivera, qui bénéficie rapidement d’une importante exposition médiatique, dispute à Pablo Iglesias le créneau du renouvellement démocratique et de la lutte contre la corruption. Tout comme Podemos, Ciudadanos entend se situer en dehors du clivage gauche/droite afin de se distancier nettement des coordonnées politiques associées au bipartisme. Néanmoins, le parti d’Albert Rivera n’échappe pas à l’étiquette du « Podemos de droite », fréquemment employée par les commentateurs espagnols en référence aux propos de Josep Oliu, président de la Banque Sabadell, qui appelait de ses vœux la construction d’un homologue de droite à Podemos quelques mois plus tôt. La popularité d’Albert Rivera auprès des milieux d’affaires conduira d’ailleurs les militants de Podemos à désigner Ciudadanos comme le « parti de l’IBEX 35 » (équivalent espagnol du CAC 40).

A partir de février 2015, alors même que Podemos amorce une descente dans les sondages, Ciudadanos connait une spectaculaire ascension. A l’approche des élections générales, un nouvel axe tend à s’installer dans le récit politico-médiatique en Espagne : l’opposition entre la « vieille politique », incarnée par le PP et le PSOE, et la « nouvelle politique », représentée par les outsiders Podemos et Ciudadanos. Cette mise en scène de la nouveauté transparait dans les dialogues noués à plusieurs reprises entre Pablo Iglesias et Albert Rivera, qui trouvent à cette période un intérêt réciproque à mettre l’accent sur la fraîcheur de leurs deux initiatives politiques. Une cordialité soigneusement travaillée qui laissera place à partir de 2016 à l’âpreté des débats dans l’arène parlementaire.

http://www.elmundo.es/television/2015/10/19/5624974222601da85c8b458e.html
Pablo Iglesias (Podemos) et Albert Rivera (Ciudadanos) en route vers un débat organisé par le programme Salvados, sur la Sexta.

Lors des élections générales du 20 décembre 2015, Ciudadanos arrive en quatrième position et obtient 40 sièges de députés. Albert Rivera devient l’un des principaux protagonistes de la séquence post-électorale en scellant une alliance avec le candidat socialiste Pedro Sánchez, chargé par le roi Felipe VI de former un gouvernement. Devant le refus manifesté par Podemos d’apporter un quelconque soutien à un programme peu ambitieux sur le plan social, le pacte Sánchez-Rivera échoue et précipite la tenue de nouvelles élections, le 26 juin 2016. Les résultats de celles-ci s’avèrent décevants pour Ciudadanos, qui perd huit des quarante sièges conquis en 2015.

Les députés emmenés par Albert Rivera joueront malgré tout un rôle non négligeable en appuyant l’investiture de Mariano Rajoy, reconduit à l’automne pour un second mandat. Bien que le parti soit un pivot décisif de la majorité relative sur laquelle s’appuie aujourd’hui le Président du gouvernement, Ciudadanos peine à consolider son positionnement d’outsider : alors qu’il ne dirige aucune grande mairie, à la différence de Podemos, le « partido naranja » est le garant de la stabilité de plusieurs gouvernements autonomiques controversés, dont celui de la socialiste Susana Díaz en Andalousie, contesté pour l’ampleur des coupes budgétaires réalisées dans la région, et celui de la conservatrice Cristina Cifuentes dans la Communauté de Madrid, englué dans plusieurs affaires de corruption.

“A Madrid, Albert Rivera et ses proches se sont montrés les plus ardents défenseurs de l’application de l’article 155, tandis qu’en Catalogne, Ines Arrimadas est parvenue à cristalliser les aspirations des partisans de l’unité nationale autour d’un discours résolument optimiste.”

Il aura donc fallu attendre l’emballement du « procés » indépendantiste en Catalogne à l’automne 2017 pour que Ciudadanos connaisse un nouvel élan. Fidèles à leur ancrage traditionnel, les dirigeants du parti ont plaidé d’emblée pour une réponse ferme et immédiate à la fuite en avant de la coalition indépendantiste de Carles Puigdemont. A Madrid, Albert Rivera et ses proches se sont montrés les plus ardents défenseurs de l’application de l’article 155, tandis qu’en Catalogne, Ines Arrimadas, jeune cheffe de l’opposition originaire d’Andalousie, est parvenue à cristalliser les aspirations des partisans de l’unité nationale autour d’un discours résolument optimiste en constraste avec l’austérité affichée par les représentants catalans du PP.

Tout comme à l’issue des élections catalanes de septembre 2015, Ciudadanos connaît donc une progression à première vue spectaculaire, qu’il s’agit pour ses leaders de concrétiser. Charge désormais à Albert Rivera de préciser les contours d’un « nouveau projet de pays » qui entend explicitement s’inscrire dans le sillage de la victoire d’un « parti frère » aux élections françaises de 2017.

 

 Ciudadanos et En Marche ! : un axe « libéral-progressiste » ?

 

C’est le journal de centre-gauche El País qu’Albert Rivera a choisi pour effectuer sa rentrée politique en janvier 2018. Dans une interview remarquée, le leader de Ciudadanos se réjouit : « il y a un libéralisme progressiste qui grandit dans le monde, comme avec Macron ou Trudeau ». Albert Rivera n’a jamais caché son admiration pour l’entreprise politique d’Emmanuel Macron, et ne manque pas une occasion de mettre l’accent sur la proximité entre leurs deux formations : « Ciudadanos et En Marche ! ont montré, en France et en Espagne, qu’un libéralisme progressiste peut casser le vieil axe de sectarisme droite-gauche en faveur de solutions majoritaires partant du centre, répondant aux besoins sociaux sans délaisser la création de richesse, à l’adaptation de l’éducation au marché du travail et au monde de l’entreprise. », affirmait-il au lendemain de l’élection du président français.

Au congrès du parti en février 2017, la référence au « libéralisme progressiste » dont se réclame aujourd’hui Albert Rivera est venue se substituer à la mention du « socialisme démocratique », héritée des origines de Ciutadans. Cet auto-positionnement idéologique n’est pas sans faire écho au « néolibéralisme progressiste » dépeint par la philosophe états-unienne Nancy Fraser. Pour la théoricienne féministe, le « néolibéralisme progressiste » désigne la jonction du libéralisme économique version Sillicon Valley aux revendications issues des « nouveaux mouvements sociaux » : le multiculturalisme, les droits des femmes et LGBTQ, l’écologie, etc. Incarné à merveille par la figure d’Hilary Clinton, c’est ce néolibéralisme progressiste, associant promotion de la diversité et éloge de la mondialisation, qu’auraient massivement rejeté les classes populaires états-uniennes victimes de la désindustrialisation – optant paradoxalement pour le candidat de la dérégulation financière.

“Albert Rivera et Emmanuel Macron s’adressent aux exclus avec un discours entrepreneurial, valorisant la possibilité pour chacune et chacun de s’élever individuellement dans la société par ses talents et son mérite, sans pour autant interroger le caractère systémique des inégalités et des dominations subies.”

Transposé au contexte européen, le néolibéralisme progressiste semble bien trouver une expression dans les discours d’Albert Rivera comme d’Emmanuel Macron. Dans un mouvement d’actualisation de l’hégémonie néolibérale, les deux leaders s’appliquent à incorporer une série de demandes progressistes, en les articulant à travers le prisme de l’achievement individuel plutôt que sous l’angle de l’émancipation collective. Débarrassés des obsessions identitaires des droites conservatrices, Ciudadanos et En Marche ! font la part belle aux droits des femmes et des minorités, tout en campant sur des positions strictement libérales en matière économique et sociale. Albert Rivera et Emmanuel Macron s’adressent aux exclus avec un discours entrepreunerial, valorisant la possibilité pour chacune et chacun de s’élever individuellement dans la société par ses talents et son mérite, sans pour autant interroger le caractère systémique des inégalités et des dominations subies.

Surtout, dans un contexte de discrédit des systèmes de partis traditionnels, les deux formations ont propulsé sur le devant de la scène deux jeunes leaders entreprenants et audacieux, supposés en mesure de surmonter les blocages et l’immobilisme de la « vieille politique ». A la différence des néolibéraux conservateurs, recroquevillés dans une posture austéritaire morne et fataliste – « There is no alternative » – Albert Rivera et Emmanuel Macron élaborent un récit politique mobilisateur et optimiste axé sur les idées de progrès, de modernité et d’efficacité. « Une nation ne se résume pas à la comptabilité », assène le dirigeant de Ciudadanos dans El País. C’est aussi ce qu’a compris Emmanuel Macron, lorsqu’il déclare au micro de RTL pendant la campagne présidentielle : « On se fout des programmes, ce qui importe c’est la vision ».

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Emmanuel_Macron_(11_décembre_2014)_(1).jpg
Emmanuel Macron, le 11 décembre 2014. ©Le Web

Albert Rivera et Emmanuel Macron partagent précisément une vision commune dans un domaine d’importance stratégique : la question européenne. Tous deux perçoivent leurs initiatives politiques comme le meilleur rempart possible à la montée des nationalismes et des populismes – de gauche comme de droite, Podemos comme le Front National – sur le vieux continent. Alors que le rapport à l’Union européenne s’installe comme l’une des principales lignes de clivage politique, en France tout particulièrement, Emmanuel Macron et Albert Rivera se font les chantres de l’approfondissement de l’intégration européenne. Interrogé par la télévision publique espagnole sur sa proximité avec le chef de l’Etat français, le leader de Ciudadanos déclare partager « à 99% » le message délivré par Emmanuel Macron lors de son discours sur l’Europe à la Sorbonne en septembre 2017.

“Albert Rivera insiste sur la nécessité de tisser une « alliance pro-européiste, pro-libertés, pro-libre échange » à même de contrecarrer les tentations protectionnistes au sein de l’UE. C’est la raison pour laquelle Ciudadanos se met d’ores et déjà en quête de partenaires potentiels sur la scène européenne.”

Sur le même plateau, Albert Rivera insiste sur la nécessité de tisser en vue des prochaines élections européennes de 2019 une « alliance pro-européiste, pro-libertés, pro-libre échange » à même de contrecarrer les tentations protectionnistes au sein de l’UE. C’est la raison pour laquelle Ciudadanos se met d’ores et déjà en quête de partenaires potentiels sur la scène européenne. Début janvier, Albert Rivera se rendait ainsi en Italie pour rencontrer Matteo Renzi, l’ancien président du conseil en lice pour les élections législatives italiennes de mars 2018. Dans un bref entretien au Corriere della serra, revenant sur ses échanges avec Renzi, le député espagnol n’hésite pas à paraphraser l’un de ses modèles, J.F. Kennedy : « nous ne devons pas nous demander ce que l’Europe peut faire pour nous, mais ce que nous pouvons faire pour l’Europe ». Et d’évoquer l’ambition de rassembler à terme une force transnationale regroupant Ciudadanos, la République en Marche et tous les acteurs favorables au renforcement de l’intégration européenne dans un registre libéral.

 

Ciudadanos à l’offensive : concurrencer le PP et remporter les élections intermédiaires

 

Les élections européennes ne sont pas la seule priorité d’Albert Rivera. Pour Ciudadanos, l’enjeu principal réside dans la préparation des élections régionales et municipales de 2019 en Espagne, décisives dans la conquête du pouvoir à l’échelle nationale. Afin de se défaire de l’étiquette peu reluisante de « parti girouette » ou de caution apportée aux forces du bipartisme, les dirigeants du parti n’hésitent plus à s’arroger le statut d’opposant au PP. Dans le cadre des débats sur le budget 2018, Ciudadanos conditionne son soutien au texte du gouvernement à la démission d’une sénatrice PP mise en cause dans une affaire de corruption, ainsi qu’à l’alignement des salaires de la Police nationale et de la Garde civile sur ceux des Mossos d’Esquadra (police catalane). Le 20 janvier, Albert Rivera et Ines Arrimadas ont fait une apparition remarquée lors d’une manifestation policière à Barcelone, revendiquant l’égalité de traitement au nom de « la justice et de la dignité ».

Il est cependant peu probable que la pression exercée par Ciudadanos n’aboutisse à faire chavirer le gouvernement. A la différence de Podemos, qui n’abandonne pas la perspective de destituer Mariano Rajoy par l’intermédiaire d’une seconde motion de censure, les leaders du « partido naranja » ont jusqu’ici manifesté la ferme intention de garantir la stabilité institutionnelle, afin d’éviter de replonger le pays dans l’incertitude politique de l’année 2016.

“Capable de faire front commun avec les « partis constitutionnalistes » en cas de force majeure tout en fustigeant leur immobilisme, Ciudadanos cherche à atteindre un point d’équilibre entre la demande de régénération démocratique et la perpétuation du système institutionnel hérité de la Transition.”

Contrairement à Pablo Iglesias, Albert Rivera a construit son ascension sur la base d’une critique virulente à l’égard du bipartisme sans jamais contester les fondements du régime politique de 1978. A la mort d’Adolfo Suárez, figure tutélaire de la Transition à la démocratie, Rivera lui rendait un vibrant hommage. Au demeurant, le président de Ciudadanos est aujourd’hui adoubé par deux anciens présidents du gouvernement qui ont marqué l’histoire de l’Espagne démocratique : le socialiste Felipe González et le conservateur José María Aznar. Tandis que les Indignés de la Puerta del Sol scandaient en 2011 « à bas le régime », Albert Rivera souhaite au contraire ressusciter l’« esprit de la transition » qui l’a vu naître. Capable de faire front commun avec les « partis constitutionnalistes » en cas de force majeure (politique antiterroriste, crise catalane) tout en fustigeant leur immobilisme, Ciudadanos cherche à atteindre un point d’équilibre entre la demande de régénération démocratique et la perpétuation du système institutionnel hérité de la Transition.

De même qu’Emmanuel Macron avec LREM en France, Albert Rivera se fixe l’objectif de faire de Ciudadanos l’acteur d’une recomposition politique par le centre, capable de devenir une force d’attraction pour les cadres et les électeurs du PP comme du PSOE. Cela dit, les principales réserves de voix pour le parti semblent se situer du côté de l’électorat conservateur. Le Parti populaire en est pleinement conscient et s’inquiète de cette montée en puissance. Pour la première fois depuis l’effondrement de l’UCD (Union du centre démocratique) en 1982, les conservateurs espagnols pourraient voir s’installer dans le paysage politique un concurrent sérieux au centre-droit. A la mi-janvier, les cadres du PP, qui se réunissaient pour dresser le bilan de la débâcle en Catalogne, insistaient sur la nécessité de mettre leurs troupes en ordre de bataille pour contrer l’ascension d’Albert Rivera. Le 20 janvier à Séville, Mariano Rajoy en appelait de lui-même à la remobilisation de la base militante – « quartier par quartier, maison par maison » – après avoir rudement critiqué l’ « opportunisme » de ses rivaux de Ciudadanos.

Pour ravir la Moncloa au Parti populaire en 2020, Ciudadanos devra impérativement conquérir des bastions en 2019. Depuis 2017, Ciudadanos n’exclue plus la possibilité d’intégrer des gouvernements régionaux de coalition avec le PP et le PSOE, dans le but de gagner en expérience et en crédibilité. Pour progresser dans les communautés autonomes, l’équivalent espagnol des régions, la direction du parti se donne pour projet d’améliorer son implantation territoriale, notamment dans les zones rurales où il réalise de moins bons scores. Difficile pour le parti d’origine catalane de peser sur l’ensemble du territoire espagnol. Au regard des résultats des dernières élections régionales, Ciudadanos est encore une force résiduelle dans plusieurs communautés autonomes, notamment au Nord du pays, comme la Galice, le Pays Basque ou la Navarre.

Les Etats Généraux de l’Alimentation : vite fait, mal fait ?

©ulleo. Licence : CC0 Creative Commons.

Les Etats généraux de l’alimentation se terminent, déjà. L’occasion de dresser un premier bilan sur le fond mais surtout sur la forme prise par une consultation voulue par Emmanuel Macron et par le ministre de l’agriculture Stéphane Travert. Alors qu’on aurait dû assister à un véritable moment de démocratie alimentaire, les délais serrés et l’opacité de la consultation citoyenne n’ont pas permis d’inclure véritablement les citoyens dans le débat. En revanche, les défenseurs d’une agriculture industrielle et les représentants de la grande distribution se sont taillés la part du lion.

Le 20 juillet dernier, le Ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, Stéphane Travert, lançait les Etats Généraux de l’Alimentation (EGA). Promesse de campagne du Président Macron, les EGA ont rassemblé les différents acteurs de l’agriculture et de l’alimentation afin de « trouver les voies d’avenir de l’agriculture française, de son secteur agroalimentaire, de celui de la pêche ». Le Ministre ajoutait « Nous avons l’agriculture la plus belle et la plus performante du monde », une manière d’encourager les troupes et surtout de satisfaire notre côté narcissique. Après cinq mois de travail, il est déjà l’heure pour le Premier Ministre Edouard Philippe de conclure ces EGA, le 21 décembre, et d’en dresser un premier bilan bien qu’il précise que « ces Etats généraux ne sont évidemment pas un aboutissement, mais un commencement ».

Attendus par de nombreux acteurs du secteur et par un grand nombre de citoyens, ces EGA apparaissaient comme le lieu rêvé pour discuter avec sérénité d’une question de société éminemment importante : Que voulons-nous manger ? Les EGA devaient enfin permettre de dessiner un modèle agricole, et à travers lui un modèle de société, partagé et ambitieux, prenant véritablement en compte les impacts sociaux et environnementaux. Les Français devaient être étroitement associés à son élaboration, notamment par l’intermédiaire d’une consultation citoyenne via une plateforme numérique permettant de collecter leurs propositions et de débattre. Alors que les EGA s’achèvent, que dire de ce grand moment de démocratie fondée sur l’échange et la co-construction ?

Devant l’engouement de certains qui pensaient que les politiques agricoles allaient enfin sortir du pré carré des acteurs du monde agricole, les participants aux EGA de 2000 ne manquaient pas de rappeler leur expérience. Si les EGA de 2000 avaient débouché sur certaines mesures concrètes, ils avaient surtout été un lieu d’« expertocratie » où les citoyens associés ne pouvaient influencer quoi que ce soit et étaient avant tout là pour écouter et se faire convaincre. Il s’agissait d’être vigilant pour que les mêmes erreurs ne se reproduisent pas. Mais alors, comment cela s’est-il passé concrètement en 2017 ?

Une consultation pour le moins opaque

La consultation citoyenne, qui s’est déroulée du 20 juillet au 20 octobre, constituait le principal vecteur de la parole citoyenne. Pour le Ministre de l’Agriculture, « il s’agit d’un exercice de démocratie participative inédit au service d’un projet collectif autour de l’alimentation ». Chaque participant pouvait formuler plusieurs propositions ainsi que voter et commenter les propositions des autres. La plateforme a recueilli 150 000 visites, 18 000 participants et 163 000 votes, ce qui peut paraître beaucoup mais ne représente en réalité qu’un nombre infime de Français. La plateforme était divisée en 14 rubriques représentants les 14 ateliers et chaque rubrique a reçu plusieurs centaines de propositions, plus ou moins abouties et fondées. Evidemment aucune information sur la manière dont les propositions allaient être traitées et considérées n’a été donnée. Chaque participant pouvait voter pour dire avec quelles propositions il était en accord ou en désaccord mais pour accéder aux propositions les plus lointaines il fallait faire défiler plusieurs dizaines de pages de propositions, aucune chance pour ces propositions éloignées de recevoir des votes…

Ceci est d’autant plus frustrant que les propositions formulées par la puissance publique sous l’étiquette « Etats généraux de l’alimentation » étaient épinglées en haut de page et ont par conséquent reçu un nombre de vote plus élevé. Nous ajouterons que lors des Journées du patrimoine, les visiteurs du Ministère de l’Agriculture étaient invités dès leur entrée à rejoindre une salle informatique pour créer un compte sur la plateforme et donner leur avis. Légèrement forcé, un certain nombre de visiteurs a accepté de participer et s’est retrouvé à voter rapidement pour deux ou trois propositions sur lesquelles il n’avait pas pris le temps de réfléchir avant de reprendre le cours de leur visite. Nous dirons que si cette consultation semblait une bonne idée, elle a surtout servi de caution pour des EGA une nouvelle fois trop peu démocratiques et participatifs.

Des ateliers dont l’animation ne permet aucun changement profond

Les ateliers se sont déroulés en deux phases, d’abord ceux traitant de la création et la répartition de la valeur ajoutée, puis ceux traitant d’une alimentation saine, sûre, durable et accessible à tous. Chaque atelier était composé d’une diversité d’acteurs, pas trop nombreux, censés représenter l’ensemble des organismes concernés par la thématique. Obtenir une accréditation relevait du parcours du combattant et les réunions des ateliers étaient fermées au grand public et aux chercheurs. Les délais n’ont pas permis aux participants des ateliers de se réunir plus de trois fois alors qu’il fallait arriver à des compromis entre acteurs aux enjeux divers sur des sujets importants. De plus, certaines présidences d’atelier ont fait beaucoup parler, comme celle de l’atelier 5, sur des prix rémunérateurs pour les producteurs, confiée à Serge Papin (PDG de Système U) et François Eyraud (DG de “Produits frais Danone”).

L’atelier le plus caricatural pour illustrer nos propos est sans doute l’atelier 12. Celui-ci portait sur la place de la France dans la lutte contre l’insécurité alimentaire au niveau international. Un sujet d’autant plus important qu’aujourd’hui encore 815 millions de personnes se trouvent en situation d’insécurité alimentaire et nutritionnelle. L’atelier 12 était le seul à traiter de cette problématique mais surtout une seule journée d’échange a été prévue (le 20 octobre). Autour de la table aucun représentant de la société civile des pays en développement mais plutôt des représentants de fondations (Fondation Avril, Fondation Crédit agricole). Les organisations de solidarité internationale (Oxfam France, Action Contre la Faim, Secours Catholique Caritas France et Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières) étaient elles aussi présentes mais ont rapidement quitté la table. Devant le manque d’ambition de l’ordre du jour et le refus de la France de se poser les vraies questions concernant l’action de certaines de ces entreprises sur la sécurité alimentaire mondiale et sur la cohérence de ses politiques avec le respect du droit à l’alimentation pour tous, les ONG ont préféré ne pas apporter leur caution aux échanges.

Certaines avancées sont intéressantes, notamment sur l’atelier 5 (prix rémunérateurs pour les producteurs). Emmanuel Macron, dans son discours du 11 octobre à Rungis, affirme la « mise en place d’une contractualisation rénovée avec un contrat qui serait proposé par les agriculteurs et non plus par les acheteurs », il souhaite que ce contrat soit « pluriannuel sur 3 à 5 ans » et encourage les agriculteurs à se regrouper « beaucoup plus rapidement et beaucoup plus massivement » pour augmenter leur pouvoir de négociation. Le Président s’engage également à réserver 5 milliards d’euros du Grand plan d’investissement pour un plan d’investissement agricole. Pour le reste les mesures sont beaucoup moins concrètes. Lors du discours de clôture, Edouard Philippe parle de « 50% de produits bio, locaux ou écologiques en restauration collective » et de 15% de la surface agricole utile en bio d’ici la fin du quinquennat. Toutefois, il ajoute que la faisabilité de ces mesures reste à étudier donc elles restent hypothétiques à ce jour. Si sur certains points les réflexions débouchent sur des propositions concrètes et intéressantes qui vont être portées par le gouvernement, globalement c’est loin d’être suffisant.

Des EGA conclus dans la précipitation

La loi qui fera suite aux EGA sera présentée très prochainement et le Président ajoute même que « cette loi pourra prendre la forme d’ordonnances pour aller plus vite et avoir une promulgation complète au plus tard à la fin du 1er trimestre 2018 ». Pas le temps pour des réflexions plus poussées, il y a urgence !

Dès lors, comment inciter, encourager et renforcer la participation des citoyens à la construction des politiques publiques alors que chaque démarche participative semble leur dire « Dites nous ce que vous souhaitez et nous ferons ce qui nous arrange » ? Comment remplacer une approche technocratique et lobbyiste par une approche de bon sens basée sur les volontés citoyennes et des arguments objectifs ? La réponse à ces questions n’est pas évidente mais on peut dire sans trop se tromper que ce n’est pas dans la précipitation que nous y arriverons. Il faut prendre davantage de temps pour associer véritablement les citoyens à ces réflexions censées participer à l’élaboration d’un nouveau modèle de société.

Ce sont les mêmes questions qui se posent pour l’élaboration de la Politique Agricole Communes (PAC) à l’échelle européenne, révisée tous les 7 ans environ. Les négociations de la future PAC sont en cours et une consultation citoyenne a été organisée au cours du 1er semestre 2017. En plus de ne pas savoir comment les propositions des citoyens européens vont être considérées, les questions étaient techniques et peu appropriables par des personnes non spécialistes des problématiques et politiques agricoles. La Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA, syndicat agricole majoritaire en France) a même jugé bon d’appeler son réseau à répondre massivement à la consultation pour contrer la participation des ONG (dans le strict intérêt des agriculteurs, évidemment). Le syndicat proposait même un guide de réponse et encourageait les fédérations départementales à répondre à la place de leurs membres. Pour la suite, lorsqu’on connaît les positions de nos voisins européens sur les questions agricoles et alimentaires et que l’on sait que la PAC nécessite le consensus, il y a fort à parier que ce n’est pas de là que viendra une « révolution » du modèle de production et de distribution des denrées agricoles en faveur d’une véritable souveraineté alimentaire.

Les citoyens doivent reprendre confiance en eux, se réapproprier ce champ d’expertise (agriculture et alimentation) et libérer leur inspiration afin de penser le modèle agricole et alimentaire de demain. Dans le même temps, la puissance publique doit réapprendre à mettre en œuvre une véritable démocratie en donnant aux citoyens les moyens et le temps de saisir les enjeux du débat et de se positionner avant de prendre en compte leurs propositions dans la mise en œuvre des politiques.

Sources : 

Discours de Stéphane Travert, 20 juillet 2017 : http://agriculture.gouv.fr/egalim-discours-de-lancement-des-etats-generaux-de-lalimentation

Liste des présidences d’atelier, 3 août 2017 : http://agriculture.gouv.fr/egalim-presidence-des-ateliers-des-etats-generaux-de-lalimentation

Discours d’Emmanuel Macron, 11 octobre 2017 : http://www.elysee.fr/declarations/article/discours-du-president-de-la-republique-aux-etats-generaux-de-l-alimentation/

Communiqué de presse d’Agter, 20 octobre 2017 : http://agriculture.gouv.fr/egalim-discours-de-conclusion-du-premier-ministre-edouard-philippe

Discours d’Edouard Philippe, 21 décembre 2017 : http://www.agter.asso.fr/spip.php?page=article&id_article=1425

Article Euractiv, 14 avril 2017 : https://www.euractiv.fr/section/agriculture-alimentation/news/french-farmers-union-puts-post-2020-cap-consultation-at-risk/

©ulleo. Licence : CC0 Creative Commons.

« Partout en Europe, nous assistons à la réaffirmation des États », entretien avec Rémi Bourgeot

©Efraimstochter. Licence : CC0 Creative Commons.

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il a poursuivi une double carrière de stratégiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur la zone euro et les marchés émergents pour divers think tanks. Concernant la zone euro, ses études traitent des divergences économiques, de la BCE, du jeu politique européen, de l’Allemagne et des questions industrielles. Catalogne, pays de l’Est, Brexit, Allemagne : il revient sur tout cela aujourd’hui.

***

La situation est incertaine en Espagne et devient dangereuse. Le Parlement catalan a voté vendredi dernier l’indépendance. Madrid a a répondu en annonçant la mise sous tutelle de la région, conformément à l’article 155 de la Constitution espagnole. Quelles pourraient être, pour l’Europe, les conséquences de la dislocation d’un de ses États membres ? L’UE peut-être aider à régler la crise catalane ?

La crise catalane renvoie à un risque existentiel pour l’Union européenne. Alors que l’UE a été vue historiquement comme un soutien des divers régionalismes, cette crise représente la limite absolue à cette approche. Quoi que l’on pense de la gestion littéralement désastreuse de Mariano Rajoy, ou des revendications catalanes, une UE qui encouragerait, près du point de rupture, l’éclatement d’un de ces grands États membres, s’aliénerait la quasi-totalité des États et ferait face à une situation de blocage fondamentale. L’UE est une construction internationale qui repose sur la participation volontaire de ses membres. Cette réalité est de plus en plus apparente depuis la crise. Ce constat est évidemment paradoxal si l’on a, par exemple, à l’esprit les programmes d’austérité. En réalité,, toutefois marquée par les lourds déséquilibres qui affectent les relations entre États, en particulier autour de la puissance allemande.

L’UE a été le cadre de développement de ces déséquilibres qui s’avèrent d’autant plus extrêmes une fois que l’illusion d’un dépassement institutionnel des États se défait. Il n’est donc guère surprenant que l’UE soit la grande absente de la crise catalane. Ce non-soutien a douché les espoirs des indépendantistes catalans qui imaginaient transformer la Catalogne en une sorte de région à nu dans l’UE, en dépassant ce qu’ils considèrent comme un simple échelon madrilène. Sans soutien d’une UE dont le pouvoir politique apparaît de plus en plus comme inexistant en dehors du jeu interétatique (certes déséquilibré), la sécession catalane est impossible… sauf à accepter de plonger dans une forme ou une autre de chaos légal et économique. La Catalogne n’appartiendrait plus à l’UE et aurait les pires difficultés à rejoindre le club. Pro-européenne, elle chercherait à conserver l’euro mais se verrait formellement exclue de l’union monétaire en même temps que de l’UE et se retrouverait donc à utiliser la monnaie unique sur une base légale très faible, au même titre que le Kosovo ou le Monténégro.

Le cas catalan renvoie à un itinéraire historique particulier mais illustre un certain type d’instabilité politique. Il s’agit de la tendance plus générale à la désagrégation des États, les régions les plus riches s’émancipant progressivement de leur appartenance nationale en se représentant plus libre dans un cadre plus large et plus abstrait. Christopher Lasch avait justement relevé ce phénomène à la fin de sa vie, au début des années 1990, en évoquant notamment le cas de la Californie qui rêvait d’une forme d’émancipation dans le cadre de la mondialisation, par son appartenance économique au « Pacific Rim ». La crise politique que traversent nos sociétés dépasse le cadre du populisme et s’ancre davantage dans une remise en question des cadres étatiques qui ont, depuis plus de quatre décennies, organisé leur propre délitement.

Tout autre pays, tout autre type de manifestation identitaire : un parti populiste de droite hostile à l’immigration (ANO) a remporté la victoire aux élections législatives tchèques du 21 octobre. Une semaine auparavant, le très conservateur Sebastian Kurz gagnait les élections autrichiennes, et entreprend actuellement de former une coalition avec le parti de droite radicale FPÖ. Pourquoi cette épidémie de revendications identitaires à l’Est de l’Europe ?

La thèse défendue, au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron, selon laquelle la vague populiste incarnée par Donald Trump et les partisans du Brexit se serait échouée sur les côtes de l’Europe continentale, n’aura pas tenu longtemps. La remise en cause du statu quo politique est en train de devenir une réalité où que l’on regarde en Europe, mais cette tendance prend des formes bien différentes d’un pays à l’autre. Les développements politiques qui touchent l’Europe centrale paraissent d’abord surprenants si l’on cherche à expliquer le populisme par une lecture quelque peu simpliste des chiffres de croissance économique ou par la seule question de la relégation des classes populaires. Si cette ligne d’analyse permet assez bien d’expliquer l’essor des mouvements populistes en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, le cas de l’Europe centrale est de nature assez différente, tout comme celui de l’Allemagne.

Les pays d’Europe centrale issus du bloc communiste ont tendance à rester bloqués à des niveaux de développement plus bas que ceux d’Europe occidentale mais l’ampleur du chemin économique parcouru ces deux dernières décennies ne fait aucun doute et ils ont, de plus, tendance à jouir de taux de chômage plutôt limités. La République tchèque que vous évoquez, connaît même une situation proche du plein emploi, et, sur le plan financier, fait office sur les marchés mondiaux de havre de stabilité, de « safe haven » alternatif, comme une sorte de Suisse d’Europe centrale. D’ailleurs, n’oublions pas que la riche Suisse a été précurseur en matière de populisme de droite visant le pouvoir, avec le SVP/UDC de Christoph Blocher qui, tout comme l’américain Donald Trump ou le tchèque Andrej Babiš, est chef d’entreprise et milliardaire.

Si les bénéfices économiques de leur intégration à l’Union européenne sont apparus comme assez évidents à la Tchéquie et à ses voisins d’Europe centrale, notamment dans le cadre de leur rattrapage économique et des fonds structurels versés aux nouveaux États-membres, les nombreuses implications de la participation à l’UE y paraissent plus problématiques. Il est évident que, pour ces pays, la question de l’abandon de pans de leur souveraineté est, pour des raisons historiques notamment, particulièrement sensible, et alimente une réaction identitaire souvent épidermique voire brutale.

Sur la question même de la « success story » économique, il convient tout de même de souligner les limites de leur rattrapage qui a essentiellement consisté en une intégration à l’appareil industriel allemand. La sous-traitance est un puissant outil de rattrapage économique mais ce phénomène connaît, dans la quasi-totalité des pays émergents, une limite intrinsèque qui conduit en général à un pallier dans le développement. Le modèle de sous-traitance nourrit par ailleurs une frustration liée à une structuration économique et sociale qui ne s’ancre pas dans la conception et qui ne mobilise pas la créativité du pays.

En somme, il existerait un type de frustration identitaire lié à un modèle de croissance économique peu valorisant et devant tout à l’extérieur (ici, à l’Allemagne) ?

Oui. Les gouvernants qui se contentent de jouer la petite musique de l’adaptation bureaucratique au marché unique ou à la mondialisation suscitent rarement une forte adhésion populaire au bout du compte, que cette approche économique produise un certain succès comme en Europe centrale ou une logique de délitement de l’appareil productif comme en France et en Italie. Le rattrapage économique est très souvent le résultat de l’imitation d’un modèle, comme cela fut d’ailleurs le cas des pays d’Europe occidentale suivant la révolution industrielle anglaise. Mais, même en suivant un modèle éventuel, le dépassement du simple cadre du rattrapage nécessite l’intégration de la conception et de la production. Un pays comme la République tchèque a une longue histoire industrielle derrière lui, et était bien plus industrialisé et productif que le bloc communiste dans son ensemble. Ce qui y nourrissait une grande fierté.

Le type de rattrapage des deux dernières décennies, écrit d’avance et connaissant par ailleurs de nombreuses limites, si ce n’est un plafond de verre, a un caractère débilitant lorsqu’il ne s’accompagne pas d’un véritable projet national, et l’on peut à cet égard comprendre le vertige économique de ces pays dans le cadre de l’Union européenne. Toutes les modalités de croissance économique ne se valent pas. Alors qu’il est évident que l’Union européenne souffre de l’absence de projets de coopération viables, les États aussi ont eu tendance à se vider de leur substance dans le cadre de cette simple logique d’allocation du capital productif à l’échelle européenne et mondiale.
La dimension identitaire de ces développements politiques est préoccupante mais peu surprenante. Nous sommes témoins de l’effondrement de l’illusion quant au dépassement des États-nations. Non seulement pour les pays qui connaissent un délitement économique mais aussi pour ceux qui ont connu un extraordinaire rattrapage, comme les anciens pays du bloc communiste, ou ceux qui affichent une solide prospérité comme l’Autriche, qui n’a rejoint l’UE qu’en 1995 une fois que la disparition de l’URSS l’y a autorisée, ou comme la Suisse qui, bien qu’à l’écart de l’appartenance formelle à l’UE, y est largement intégrée.

Et la question migratoire alors ? La république tchèque n’a pratiquement pas reçu de « migrants »….
Il n’est pas très surprenant de voir, dans ce contexte, une partie de l’électorat de ces pays se focaliser sur la figure de l’immigré, que l’immigration y soit importante ou très faible. Si le mouvement historique de dépassement des États a neutralisé la capacité de mobilisation positive des peuples européens, il semble que des tendances plus sombres lui aient au contraire survécu. Bien que l’on puisse aborder les questions d’immigration de façon apaisée, il convient de ne pas prendre à légère ces obsessions identitaires et leurs conséquences, qui nous dépassent forcément. Nous ne revivons probablement pas les années trente, mais le type de vide politique qui apparait à tous les étages de la structure européenne engendre rarement vertu et raison. Cette réalité s’applique aussi bien aux Etats, qui pensaient s’en remettre à l’Europe pour à peu près tout et à une mondialisation prétendument heureuse, qu’à la bureaucratie européenne elle-même.

En tout état de cause, l’idée de vouloir sauver les meubles en divisant l’Europe centrale entre pro-européens (République tchèque, Slovaquie…) et eurosceptiques (Pologne, Hongrie) est inefficace car erronée dans ses prémisses, comme le montre justement le résultat de l’élection tchèque. Il est, dans tous les cas, trop tard désormais pour ce type de stratégie. Si les pays de ce que l’on appelle le groupe de Visegrád suivent effectivement des tendances politiques assez différentes, la remise en cause du cadre européen y est commune et profonde. A vouloir stigmatiser à tout prix la critique de l’UE chez les membres les plus récents, on ne fait que donner du sens à une sorte de front commun de ces pays et surtout on y légitime les tendances politiques les plus néfastes.

Les responsables européens devraient renoncer à l’instrumentalisation de cette « nouvelle Europe » et s’attaquer à la question essentielle du rééquilibrage du continent, du point de vue politique et économique. Les dérives politiques qui mettent en danger l’État de droit doivent être dénoncées. Mais les stratégies de stigmatisation de l’euroscepticisme en tant que tel sont vouées à l’échec.

Le Brexit semble bien mal engagé. Pourquoi le processus de séparation de la Grande-Bretagne et de l’Union avance-t-il aussi peu ? Qui bloque ? Les Britanniques ? Les États membres de l’UE ? Pensez-vous, comme l’a récemment affirmé l’ancien ministre grec Yanis Varoufakis que le couple franco-allemand ne souhaite pas une véritable réussite des négociations mais veuille au contraire faire un exemple en rendant les choses difficiles aux britanniques ?

L’analyse de Yanis Varoufakis est intéressante et parfois même savoureuse, du fait de sa connaissance intime du cadre des négociations européennes, mais elle est limitée par une forme d’incohérence. Il ne cesse de démontrer sa compréhension du cadre inégalitaire qui organise les relations entre États au sein de l’Union européenne, mais il semble n’y reconnaître que deux échelons, celui d’hegemon et celui de dominion. Il ne fait aucun doute que la Grèce a exploré tous les aspects imaginables de cette dichotomie dans le cadre des plans d’aide. Mais les choses ne sont, en temps de crise, pas si simples ou binaires pour les grands pays. Autant la dépression grecque était un sujet d’importance parfaitement mineure pour l’Allemagne, autant la question du Brexit est tout de même d’un autre ordre.

L’instauration de barrières douanières entre le Royaume-Uni et l’UE, dans le cadre de l’OMC, n’aurait pas de conséquences économiques catastrophiques pour l’Allemagne, malgré son excédent bilatéral d’environ 50 milliards d’euros (86 milliards d’exportations contre 36 milliards d’importations…) avec Londres. Cela serait tout de même problématique pour l’industrie automobile, parmi d’autres secteurs. Dans le cadre politique allemand et de ses règles tacites, la chancelière n’a pas de mandat pour pénaliser délibérément un secteur phare de l’économie nationale à des fins politiques. Même dans le cas des sanctions contre la Russie, on a fini par voir les responsables économiques se manifester et rendre la position allemande ambivalente.

L’UE souffrirait moins que le Royaume-Uni de l’instauration de barrières douanières mais il est évident que cela serait problématique pour un certain nombre de secteurs qui exportent massivement vers le Royaume-Uni. Plus encore, le commerce entre le Royaume-Uni et l’UE se fait très largement entre entreprises d’un même secteur dans le cadre de chaînes de valeur intégrées. L’instauration de barrières douanières dans ce cadre, tout comme l’addition d’une couche supplémentaire de bureaucratie, affecteraient ces secteurs de façon sensible. Par ailleurs, certains pays comme la Belgique et les Pays-Bas sont encore plus orientés vers le Royaume-Uni et souffriraient bien plus que l’UE prise dans son ensemble.

Alors oui, on entend beaucoup à Paris l’idée qu’un Brexit chaotique, sans accord, servirait d’exemple. Mais dans la plupart des pays européens, l’intérêt économique jouit encore d’une certaine priorité, et c’est notamment le cas en Allemagne, même si cette question n’y a pas d’implication macroéconomique majeure.

Côté britannique, le principal problème réside aujourd’hui dans la faiblesse politique de Theresa May à la suite des élections générales désastreuse du moi de juin. La Première ministre ne jouit pas d’un véritable mandat pour négocier une nouvelle relation avec l’UE. Elle fait par ailleurs face à la fronde au Parlement des députés les plus pro-européens des deux bords, qui veulent s’assurer d’avoir leur mot à dire non seulement sur l’accord final mais aussi sur la possibilité de l’absence d’accord. Dans la réalité, l’idée d’un accord est de plus en plus ancrée de tous les côtés et les dirigeants des divers États membres sont pressés d’entamer les négociations sur la question commerciale. Évidemment, ceux-ci souhaitent aussi récupérer une partie de l’activité de la City et souhaiteraient donc un accord qui présente d’importantes contraintes pour le Royaume-Uni, en échange d’une limitation de l’immigration européenne.

Reste que l’idée d’encourager délibérément un véritable échec final des négociations est éloignée de la réalité. Le cadre fixé dans le cadre de la Commission est inefficace, et naturellement cette inefficacité en partie volontaire peut servir à orienter l’accord final. Des négociations chaotiques peuvent permettre de finir par mettre un accord sur la table, côté européen, et de négocier de simples amendements avec les Britanniques, qui seraient prétendument soulagés d’échapper à une forme de rupture et surtout à l’incertitude. Il semble ainsi que des brouillons d’accord commercial circulent entre ministères à Berlin.

Le déraillement des négociations, dans le cadre caricatural qui a été fixé à Michel Barnier, a révélé les inquiétudes de divers États européens autant que la forme de chaos qui règne à Westminster et empêche les Britanniques de développer une véritable stratégie.

Et le couple franco-allemand, alors ? Existe-t-il toujours ? Emmanuel Macron poursuit Angela Merkel de ses assiduités mais cette dernière semble plutôt occupée à monter sa coalition « jamaïque ». Les projets de Macron de relance quasi-fédérale de l’Europe vous semblent-ils réalistes une fois cette coalition formée, où sont ils iréniques ?

Les projets d’Emmanuel Macron pour une réforme de la zone euro vont dans le sens du « gouvernement économique européen » dont rêve l’élite française depuis la conception de l’euro, malgré le rejet catégorique de l’Allemagne qui se focalise pour sa part sur le respect de simples règles budgétaires, par la contrainte. Cependant, même sur ce seul plan économique, les projets du Président français font l’impasse sur la question de la coordination macroéconomique qui est en réalité encore plus importante que celle du dispositif institutionnel. Si l’on a à l’esprit l’absence complète de coordination macroéconomique, l’Allemagne étant engagée dans une longue phase de désinvestissement visant à la maximisation de l’excédent budgétaire, on comprend que l’idée, encore bien plus ambitieuse, d’une sorte de fédéralisation de la zone est parfaitement exclue en Allemagne. Et c’était déjà le cas dans le cadre de la coalition sortante entre la CDU/CSU et le SPD. Le SPD et la myriade d’experts proche du parti assuraient le service après-vente fédéraliste de la politique de Mme Merkel, mais n’orientaient pas concrètement celle-ci dans ce sens.

Les élections allemandes de cet automne, avec l’entrée dans la coalition du FDP et l’arrivée massive de l’AfD au Bundestag aggravent cette réalité et la révèlent aux yeux du monde. L’élection d’Emmanuel Macron a, pendant quelques semaines, nourri l’idée d’une convergence de vues entre les dirigeants français et allemands, mais il n’y avait quasiment aucune réalité derrière ces affirmations, bien qu’elles semblaient faire consensus non seulement en Europe mais un peu partout dans le monde, de façon assez étonnante.

Ce que l’on a appelé « couple franco-allemand » dans l’après-guerre n’existe plus depuis le début des années 1990. D’un côté la réunification allemande et l’intégration économique de l’Europe centrale ont changé en profondeur la place et le poids de l’Allemagne en Europe. De l’autre, les dirigeants français se sont empressés de se débarrasser de leurs prérogatives économiques, vues comme écrasantes, en imposant l’idée de l’euro aux Allemands, en échange d’un soutien à la réunification. Il n’y a jamais eu de couple franco-allemand parfait, symbiotique. Mais les mandats de Gerhard Schröder, bien qu’officiellement pro-européen et social-démocrate, ont changé en profondeur le rapport de l’Allemagne à la France et à l’Europe, quand simultanément la France parachevait son grand rêve bureaucratique d’abandon de ses responsabilités économiques.

Le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron a souvent été vu comme une grande feuille de route pour l’Europe, mais il semblait davantage prendre acte de la divergence de vue avec l’Allemagne sur les sujets les plus cruciaux comme l’euro, bien qu’il existe une certaine convergence sur d’autres sujets extérieurs.

Dans un entretien donné au Figaro, le philosophe Pierre Manent expliquait récemment : « L’Allemagne se trouve aujourd’hui dans la situation nationale la plus favorable où elle se soit jamais trouvée. Elle exerce sur l’ensemble européen une hégémonie qui est acceptée et souvent appréciée ». On sent pourtant un malaise dans ce pays, ainsi que l’ont montré le bon score de l’Afd aux élections du 24 septembre et le virage souverainiste des libéraux du FDP comme vous venez de le dire. Pourquoi ce malaise ?

Le vote AfD reste lié aux couches populaires, en particulier de l’Est. Mais le phénomène est plus complexe puisque le parti reprend en fait, en amplifiant la dimension eurosceptique, la grammaire économique ordolibérale. Il ne s’agit donc pas, en tant que tel, d’un relais économique de classes populaires sous pression, puisque le parti peut difficilement être vu comme défendant leurs intérêts. Même sa critique de l’euro, qui était la marque de fabrique du parti à sa création, suivait plutôt une ligne technocratique, à coup de dénonciations du système « Target 2 » (qui régit les flux entre banques centrales nationales dans le cadre de l’Eurosystème) qui fait l’objet d’une obsession maladive chez les eurosceptiques allemands. A l’origine, la ligne du parti semblait plutôt relever d’une sorte d’extrapolation des positions économiques allemandes traditionnelles. La crise des migrants a changé le cœur thématique du parti à partir de 2015. Si le manque de concertation dans les décisions du gouvernement d’Angela Merkel a été critiqué bien au-delà des cercles de l’extrême droite, l’AfD a alors affirmé un ancrage idéologique plus radical.

L’AfD participe de la montée d’un discours nationaliste qui, bien que minoritaire, dépasse le cadre sociologique de ce parti. On a vu au cours des derniers mois, un ouvrage révisionniste et antisémite, Finis Germania de Rolf Peter Sieferle, un historien et ancien conseiller du gouvernement pour l’environnement qui a mis fin à ses jours l’an passé, devenir un best-seller et susciter des prises de position contrastées, parfois complaisantes, au sein de l’establishment littéraire. Bien que l’élite médiatique ait fini par condamner cet ouvrage, dont l’auteur prétendait vouloir donner un sens non-négationniste à une expression telle que « mythe de la Shoah », le débat autour du livre a illustré la crise identitaire qui accompagne notamment la renaissance d’une extrême droite de masse, organisée politiquement.

L’AfD n’est pas un parti néonazi et, bien que nationaliste, ne s’inscrit pas dans l’environnement idéologique du fascisme, ne serait-ce que par sa conception limitée des prérogatives étatiques. Mais il encourage délibérément, notamment en son sein, une libération de la parole et une dédiabolisation de discours pour le moins ambigus sur le Troisième Reich, et l’utilisation de termes à connotation national-socialiste au sujet des immigrés (comme « Überfremdung » pour décrire la prétendue submersion des allemands de souche).

Par ailleurs, la notion de souveraineté a, en allemand, une forte connotation ethnique qui diffère de la conception française (bien que « Souveränität » ait évidemment une étymologie française). Cette différence se reflète également dans le sens donné à la nation, qui s’applique historiquement en France à un ensemble très hétérogène autour d’un projet étatique et d’un modèle de citoyenneté. Si certains philosophes comme Habermas, ont cherché à développer une orientation ouverte, plus politique, de la vision allemande dans le cadre notamment d’un dépassement européen, il convient de constater qu’ils ne sont finalement guère parvenus, malgré leur prestige académique, à orienter les conceptions nationales dans le sens résolument européen qu’ils avaient à l’esprit.

On constate, jour après jour, en Allemagne et ailleurs, le décalage entre les focalisations nationales et l’affichage rhétorique de la croyance en leur dépassement. Cette confusion produit des conséquences plus ou moins nocives selon les pays, mais elle va, dans tous les cas, à l’encontre d’une véritable coopération européenne.

L’Europe a tellement investi, à tous points de vue, dans la mise en avant de la vision fédérale qu’elle est aujourd’hui paralysée par une crise intellectuelle et même sociologique qui empêche de dessiner la voie d’un nouveau mode de coopération. Au lieu d’un nouveau modèle, nous voyons l’ancien dégénérer en une superposition de crises identitaires nationales, dont il serait imprudent de se réjouir.

Texte initialement paru sur L’arène nue

Crédits photo : ©Efraimstochter. Licence : CC0 Creative Commons.

 

Droit du travail : le macronisme est un thatcherisme

https://twitter.com/guillaumetc
Montage par ©GuillaumeTC

Le 17 avril dernier, lors de son discours de Bercy, Emmanuel Macron renvoyait François Fillon et Jean-Luc Mélenchon —« Thatcher et Trostky »— dos à dos. Moins fanatique, en apparence, que l’ultra-libéral Fillon, le candidat marcheur se tenait alors à bonne distance du spectre de la Dame de fer. Pourtant, de la loi El Khomri, dont il fut l’un des penseurs, aux ordonnances Pénicaud qui parachèvent la déréglementation du droit du travail français, le Président Macron semble marcher dans les pas de l’ancienne première ministre anglaise. La comparaison, toutefois, ne saurait être effectuée à la légère. Il s’agit ici de montrer en quoi, chacun à leur manière, Thatcher et Macron ont entrepris de rompre avec les fondements du syndicalisme des deux côtés de la Manche.

Au delà de l’anathème politique, la comparaison entre Emmanuel Macron et Margaret Thatcher se justifie si l’on prête attention à la longue durée des histoires syndicales anglaise et française depuis le début du XXème siècle. Alors que le trade-unionisme britannique a compensé le manque de réglementation du travail anglais par sa forte représentativité au niveau des entreprises, le syndicalisme français, lui, a pu contourner l’exigence du syndicalisme de masse grâce au Code du Travail et au système des conventions collectives mis en place par la République sociale. Malgré ces histoires nationales divergentes, Thatcher dans les années 1980, et Macron à l’heure actuelle, peuvent être rapprochés par leur volonté de rompre avec les traditions et les normes qui ont permis au syndicalisme de s’implanter dans leur pays respectif. Sabotage des capacités d’actions et de recrutement des syndicats anglais pour Thatcher, subversion des conventions collectives et inversion de la hiérarchie des normes pour Macron : à trente ans d’intervalle, des deux côtés de la Manche, la révolution conservatrice prend des chemins différents pour arriver à la même fin —la neutralisation du Travail dans son rapport de force au Capital.

En somme, le rôle historique joué par Margaret Thatcher dans la destruction des bases sur lesquelles reposait le syndicalisme anglais est en train d’être reproduit par Emmanuel Macron dans le contexte français.

Le cas anglais : la destruction des traditions syndicales

Pour l’essentiel, le syndicalisme britannique s’est développé à l’écart des lois et des réglementations. Conformément à la tradition anglaise qui privilégie la Common law (la jurisprudence) plutôt que la loi votée au Parlement, il n’existe pas, à proprement parler de « droit de grève » ni de « droit syndical », en Grande-Bretagne. Selon, le Trade Dispute Act de 1906, le débrayage et l’organisation des salariés sur le lieu de travail sont seulement “immunisés” de la jurisprudence qui jusque-là les condamnait au titre de « conspirations » (conspiracy) contre l’ordre social. Traditionnellement, et hormis quelques exceptions (surtout récentes), l’encadrement par la loi du syndicalisme et des conflits du travail n’existe donc pas en Angleterre. Seul un ensemble de pratiques demeurent tolérées par l’Etat et la justice, qui le plus souvent se tiennent à distance des contentieux opposant salariés et patrons.

Par ailleurs, en l’absence de loi et de code, le résultat des négociations entre le Travail et le Capital n’ont pas la même signification des deux côtés de la Manche. Alors qu’en France les négociations prennent la forme d’accords ou de « conventions collectives » qui s’imposent, selon la hiérarchie des normes, au contrat de travail individuel, les « collective bargains » anglais concluent un accord dont l’application ne dépend pas du droit mais seulement de la bonne volonté des parties engagées. Autrement dit, alors que la loi française garantit l’application systématique des négociations, seul le rapport de force permet aux salariés britanniques de faire respecter un accord passé avec le patronat.

Au cours du XXème siècle, l’unique moyen dont disposaient les syndicats britanniques pour faire respecter les accords collectifs consistait donc dans leur capacité à mener le rapport de force entreprise par entreprise et secteur d’activité par secteur d’activité. Cette stratégie fut d’abord facilitée par l’autorisation des conventions d’exclusivité syndicale (« closed shop ») dans le Trade Dispute Act de 1906. Ces dernières permettaient aux syndicats de contrôler l’embauche, en exigeant, lors d’une négociation, que l’entreprise (ou le secteur d’activité) n’emploie que des travailleurs syndiqués. Parce qu’il assurait  le rapport de force avec le patronat au cours du temps et sur des secteurs d’activité entiers, le système des closed shops devint rapidement la clef de voute du trade-unionisme anglais.

Par ailleurs, la capacité des syndicats britanniques à assurer une protection aux entreprises les moins organisées fut renforcée, en 1919 et en 1945 avec la création des Industrial Councils (« conseils industriels ») et des Wage councils (« conseils salariaux »). Ces derniers regroupaient des représentants des syndicats et du patronat afin de négocier les salaires et les conditions de travail à l’échelle de la branche industrielle. Encore une fois, aucun accord passé dans les Councils n’avaient valeur légale ni règlementaire, mais la capacité des syndicats à avoir imposé des closed shops dans quelques entreprises clefs d’un secteur d’activité pouvait permettre de maintenir le rapport de force sur toute la branche et ainsi assurer l’application de l’accord.

Mineurs britanniques face à la police en 1984

C’est à la destruction de cet équilibre entre la non régulation du travail et la force des syndicats que Thatcher et son successeur John Major œuvrèrent de 1979 à 1997. Rompant avec la tradition non-interventionniste de l’Etat britanniques en matière de droit social, les conservateurs anglais s’en prirent directement aux traditions séculaires sur lesquelles reposaient la capacité d’action du trade-unionisme. En 1982, toutes les grèves politiques et/ou de solidarité entre entreprises furent interdites, renvoyées au statut de « conspiration » prévue par la jurisprudence du dix-neuvième siècle. Privés de la capacité légale de déclencher une grève générale, les syndicats anglais ne purent se liguer derrière les mineurs lors du mouvement social de 1984, ce qui favorisa la victoire de Thatcher. Toutefois, la rupture avec l’histoire sociale britannique ne s’arrêta pas là. Les closed shops, d’abord soumis à référendum dans tous les secteurs où ils étaient en application, furent finalement abolis en 1990. De même, les Wage Councils furent progressivement supprimés entre 1982 et 1992. Démunis des outils traditionnels qui jusque-là leur avaient permis de tenir tête au patronat malgré le système libéral anglais, les syndicats d’outre-manche ne se sont jamais relevés de la période Thatchérienne et ont perdu l’essentiel de leur capacité de lutte et de négociation.

Le pourcentage de salariés couverts par des accords collectifs (en bleu) et la hausse des inégalités (en noir) en Angleterre de 1960 à 2010.

 

                        Le cas français : la destruction de la République sociale

 

A l’inverse de la tradition sociale anglaise, en France, les conflits et les négociations entre le travail et le capital ont toujours été précisément encadrés par la loi. Du droit de grève en 1864 à la loi Waldeck-Rousseau sur les syndicats en 1884 et du Code du Travail au préambule de la Constitution de 1946 qui garantit la participation du travailleur « à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises », le droit français a toujours énoncé clairement quelles étaient les prérogatives syndicales —loin du système anglais où « l’immunité » syndicale face à la jurisprudence est toujours menacée.

Les lois de 1919 et de 1936 sur les « conventions collectives » assurent le statut légal des négociations entre employeurs et employés au niveau de la branche industrielle. Ces dernières peuvent entrer dans le marbre du Code du Travail et l’adapter aux exigences propres à chaque secteur d’activités. Contrairement au système anglais, où l’application pérenne des « collective bargains » dépend de la capacité des syndicats à maintenir un rapport de force durable, le droit français garantit donc l’application automatique des conventions collectives à l’ensemble de la branche en vertu de la hiérarchie des normes (selon laquelle la loi s’impose aux conventions collectives qui s’imposent aux accords et aux règlements intérieurs des entreprises). L’importance des conventions collectives est encore renforcée, depuis 1936, par la possibilité pour le Ministère du Travail d’élargir certaines conventions aux secteurs d’activités dépourvus d’instances représentatives —facilitant le travail des syndicats français dont l’action peut indirectement bénéficier à des entreprises et à des branches inorganisées. Enfin, face au risque que la loi patronale s’impose un jour au sein de l’Etat, le « principe de faveur » dispose, depuis le Front Populaire, que la convention et l’accord collectif de travail peuvent déroger aux lois et aux règlements en vigueur s’ils comportent des « dispositions plus favorables aux salariés » (article L. 2251-1 du Code du Travail).

 

Dessin représentant les Accords de Matignon du 7 juin 1936 qui élargirent l’application des conventions collectives et inaugurèrent le “principe de faveur”.

Ainsi, jusqu’à aujourd’hui, la richesse du droit du travail français, affûté au cours des luttes du XXème siècle, rendait inutile le recours à une syndicalisation massive dans toutes les entreprises et tous les territoires. C’est donc logiquement que les closed shops n’ont jamais constitué un objet de revendication en France puisque que le rapport de force dans l’entreprise n’avait pas à être maintenu une fois la convention collective obtenue. Les closed shops ne sont nécessaires que dans le système anglais où un accord collectif n’est assuré d’entrer en vigueur  qu’à la seule condition que les syndicats soient en mesure de le faire appliquer.

Grâce aux garanties offertes par la République sociale, le syndicalisme français ne fut donc jamais un syndicalisme de masse sur le modèle anglo-saxon. Cela n’est pas dû, comme on l’entend souvent, à la prétendue « radicalité » du mouvement ouvrier français, mais bien plutôt au Code du Travail et à son ajustement par les conventions collectives qui facilitent l’application et l’extension des négociations entre employeurs et employés dans l’espace et dans le temps. Dépourvu d’une base massive articulée autour des closed shops, le syndicalisme français se retrouverait donc en très mauvaise posture si le système des conventions collectives, basé sur la hiérarchie des normes, se voyait mis à mal.

Or, quel est l’objet de la Loi El Khomri et des ordonnances Pénicaud sinon l’inversion de la hiérarchie des normes et la destruction du droit du travail à la française ? Déjà considérablement affaiblie par la loi Fillon de 2004 (grâce à laquelle certaines entreprises peuvent déroger, sous certaines conditions, aux conventions collectives) et la Loi El Khomri de 2016 (qui permet à l’employeur de déroger au “principe de faveur” et à l’accord d’entreprise de prévaloir sur l’accord de branche en matière de temps de travail), la hiérarchie des normes est en passe d’être annulée par les ordonnances Pénicaud. Selon l’article 2 de la nouvelle Loi travail, l’accord d’entreprise pourra désormais remplacer l’accord de branche, et l’accord de branche pourra désormais remplacer la loi en ce qui concerne les caractéristiques du CDD. Une telle rupture avec l’histoire du droit social français laissera indubitablement les syndicats sur le carreau. D’ailleurs, c’est sans surprise que les ordonnances autorisent les TPE à s’accorder directement avec un salarié non élu. Jusqu’à présent, les salariés d’une TPE ou d’une PME membres d’une branche où l’activité syndicale était forte n’avaient pas besoin de s’organiser pour bénéficier de conventions collectives favorables. Avec la Loi Pénicaud, ce temps est révolu et des milliers de salariés employés dans les TPE-PME risquent de plonger dans la précarité au bon vouloir de leur patron.

 

Image result for manifestation loi travail 2016

 

Au final, un trade-union anglais sans closed shop est comme un syndicat français sans hiérarchie des normes ni principe de faveur : c’est-à-dire une organisation incapable de protéger le grand nombre des salariés face à la voracité du capital. A l’instar de Margaret Thatcher, Emmanuel Macron est est en train de détruire les capacités de résistance mises en place par l’Etat et les organisations salariales depuis le début du XXème siècle. Sur les pas des mineurs anglais, les travailleurs français doivent tout donner dans la lutte s’ils veulent préserver leur droit à des protections élémentaires face à leur employeur. Pour eux, les grévistes français ont un adversaire de plus petite taille que la Dame de fer. Si le Macronisme veut jouer le même rôle en France que le Thatcherisme a joué en Angleterre, Macron n’est toutefois pas Thatcher. Jupiter a peut-être l’arrogance de Maggy, mais il n’a ni la popularité ni l’assurance souverainiste de celle qui ruait dans les brancards européens au grand plaisir de ses électeurs. Si la France gronde, notre Badinguet de perlimpimpim aura bien du mal à trouver sa majorité silencieuse et ses briseurs de grève.

 

 

Crédit photos

  • Montage par ©GuillaumeTC / https://twitter.com/guillaumetc
  • http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/accords_Matignon/132258
  • https://roarmag.org/2016/03/06/on-this-day-in-1984-start-of-year-long-u-miners-strike
  • http://classonline.org.uk/blog/item/the-role-of-trade-unions-in-challenging-inequality
  • http://www.midilibre.fr/2016/03/09/manifestations-greve-dans-les-transports-suivez-notre-direct,1297094.php
  • http://www.express.co.uk/news/world/806352/Fran-ois-Ruffin-dubs-Emmanuel-Macron-a-baby-faced-Thatcherite-France-knees