Niches fiscales et sociales : plus de 200 milliards d’exonérations très opaques

© Ibrahim Boran

Alors que Bruno Le Maire vient d’annoncer 10 milliards d’économies supplémentaires sur le budget 2024, le maquis des plus de 400 niches fiscales reste intouché. Pourtant, nombre d’entre elles sont particulièrement coûteuses et n’apportent pas grand-chose à l’économie française. Pire, elles peuvent même avoir des effets pervers, comme la création de trappes à bas salaires. A l’occasion de la journée mondiale pour la justice sociale, Attac France publie une note riche en propositions pour réformer en profondeur le système fiscal pour le rendre plus équitable. Extraits.

Pour que chacun·e contribue à hauteur de ses facultés, comme le stipule l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme du 26 août 1789, le système fiscal doit être progressif. L’objectif est en effet de dégager des recettes publiques et de réduire les inégalités. Ceci doit permettre aux personnes les plus pauvres de contribuer faiblement, puisque leur revenu leur est vital pour subvenir, parfois avec difficulté, aux besoins essentiels, et aux personnes les plus aisées de contribuer plus fortement.

Or, les politiques fiscales menées en France depuis de longues années, et singulièrement depuis 2017, ont poursuivi une direction opposée : elles ont largement favorisé l’explosion des superprofits et l’accumulation des ultra-riches. Cette tendance n’est certes pas spécifique à la France. La concurrence fiscale et sociale, qui se traduit par un affaiblissement de la progressivité de l’imposition des revenus et une baisse de la fiscalité du patrimoine et de l’imposition des entreprises, bénéficie largement aux personnes les plus riches. Un rapport récent d’Oxfam France montrait ainsi que « les 1 % les plus riches ont accaparé près des deux tiers des 42 000 milliards de dollars de nouvelles richesses créées depuis 2020, soit près de deux fois plus que les 99 % restants ».

Les contre-réformes fiscales pèsent par ailleurs lourdement sur les budgets publics et justifient des politiques de rigueur budgétaire qui frappent directement les catégories moyennes et populaires. Ainsi, en 2021, les inégalités ont augmenté nettement alors que le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté atteignait 9,1 millions. Ces politiques bloquent également les investissements dans la bifurcation sociale et écologique. Pour financer les urgences sociales et écologiques, il faut une répartition de la charge fiscale qui soit plus progressive.

La mise en place d’une taxe sur les superprofits, d’une taxation unitaire des multinationales, d’un ISF rénové, d’un renforcement des droits de succession vont dans ce sens. À ces mesures doit s’ajouter une refonte en profondeur du système fiscal pour le rendre plus progressif, et donc plus juste. Une première piste pour améliorer la progressivité de la charge fiscale consiste à réduire le coût et le nombre de mesures dérogatoires, ou encore des « cadeaux fiscaux ». Une véritable mise à plat des niches fiscales et sociales serait nécessaire. 

Le coût des 465 « niches fiscales » recensées par la Cour des comptes en 2023 aurait atteint 94,2 milliards d’euros sur l’année 2022. Un coût colossal auquel il faut ajouter celui de mesures qui ne sont plus considérées comme des « niches fiscales », mais qui représentent pourtant un sérieux manque à gagner pour les recettes de l’État. Il en va ainsi notamment du régime de groupe de sociétés « mère fille » et de la « niche Copé » (une exonération de plus-valus en matière d’impôt sur les sociétés). 

Bien que non évaluées depuis 2018, ces mesures représentent respectivement un coût de 17,6 milliards et 7 milliards d’euros. Au final, le coût de l’ensemble de ces mesures fiscales dérogatoires avoisine donc les 120 milliards d’euros. De nombreuses « niches » bénéficient aux agents économiques qui ont les moyens de les utiliser dans leur schéma de défiscalisation.

Le coût de l’ensemble de ces mesures fiscales dérogatoires avoisine les 120 milliards d’euros.

Il en va ainsi des dispositifs en matière d’épargne (logement, placements financiers) pour les ménages ou encore du crédit d’impôt recherche (7,6 milliards d’euros de manque à gagner), largement concentré sur les grandes entreprises, mais qui présente un bien mauvais bilan. Il permet surtout à ses bénéficiaires de réduire leur impôt sur les sociétés, sans effet notable sur la recherche, alors même que la recherche publique manque cruellement de moyens. 

Quant aux « niches sociales », qui représentent un manque à gagner pour les caisses de la Sécurité sociale et favorisent la formation des profits, leur coût avoisine les 90 milliards d’euros. Si ces allègements procèdent de la volonté des gouvernements successifs de baisser le coût du travail pour favoriser la création d’emplois, le rapport du Comité de suivi des aides publiques aux entreprises et engagements en dresse un constat sévère.

Ces dispositifs présentent des effets pervers : ils peuvent inciter des employeurs à maintenir les salaires en dessous des seuils d’exonération, ce qui crée des trappes à bas salaires.

Pour le comité, « on ne dispose à ce jour d’aucune évaluation des effets sur l’emploi de cette politique sur l’ensemble des vingt-cinq dernières années. Enfin, on sait peu de choses sur la nature des emplois créés ou sauvegardés (par sexe, âge, diplôme, catégorie socioprofessionnelle, expérience) et sur leur ventilation par secteur d’activité ou taille d’entreprise. On ignore par ailleurs si l’efficacité de la politique allègements s’atténue à mesure que les allègements de cotisations sociales s’amplifient ». Ces dispositifs présentent en outre des effets pervers : ils peuvent inciter des employeurs à maintenir les salaires en dessous des seuils d’exonération, ce qui crée des trappes à bas salaires, maintient les inégalités et alimente la précarité.

Il faut donc passer en revue les niches fiscales et sociales pour supprimer les dispositifs dont le rapport « coût / efficacité / effets pervers » est défavorable et éventuellement maintenir ou réformer les dispositifs justes et efficaces. Pour ce faire, une meilleure procédure d’information annuelle du Parlement est indispensable. Celle-ci devrait comporter l’ensemble des dispositifs, « déclassés » ou non, rappeler la méthode d’évaluation et livrer les éléments d’analyse procédant de la « revue ». 

Une clarification du périmètre des « niches » est également nécessaire, notamment concernant certains dispositifs (l’abattement de 10 % sur les revenus des retraités ou certaines demi-parts additionnelles obéissent à une logique différente des réductions et crédits d’impôt). Par ailleurs, un renforcement des contrôles est indispensable, tant par la Direction générale des finances publiques s’agissant des « niches fiscales » que par les URSSAF s’agissant des « niches sociales ». 

Une telle « revue des niches » dégagerait des recettes publiques, rétablirait une meilleure progressivité de l’impôt sur le revenu et contribuerait enfin à l’équité fiscale entre grands groupes et PME. Sur les près de 200 milliards d’euros de niches fiscales et sociales, il est possible de dégager 15 à 20 milliards d’euros à court terme, davantage à moyen et long terme.

Faciliter la transition écologique en anticipant ses potentiels effets indésirables

Faciliter la transition écologique, c’est aussi anticiper ses conséquences socio-économiques et sa manière d’affecter différemment et inégalement les acteurs. Alors même que la transition est nécessaire, inévitable et peut apporter un grand nombre de bienfaits, certains travailleurs, ménages et territoires risquent de concentrer les quelques effets indésirables et nécessitent donc une attention particulière de la part de la société.

Face au changement climatique, la transition écologique est inévitable. La société s’accorde presque à l’unanimité sur ce constat. Les modalités de cette transition sont quant à elles sujettes à des débats emportés. L’insuffisance et l’inconséquence du projet de loi gouvernemental ont fait l’objet de nombreuses critiques détaillées dans la presse et diverses organisations engagées pour le climat.

La transition écologique, qui représente un vaste chantier, impliquera des efforts qui seront inégalement répartis entre les acteurs de notre société. Ne pas prendre en compte cette réalité serait dangereux. Ainsi, l’un des événements déclencheurs du mouvement des Gilets Jaunes était la hausse de la taxe carbone et plus précisément de sa composante dans la taxe sur les carburants. Faciliter la transition c’est aussi anticiper les effets humains et socio-économiques indésirables qui existeraient si elle était pilotée d’une main peu habile. Cet objectif se rapporte à la réflexion autour de la notion de transition juste, née des mouvements syndicaux qui voulaient allier questions environnementales et sociales depuis les années 80 [1]. Bien que cette terminologie soit reprise régulièrement par un ensemble d’organisations qui ne sont pas toujours en première ligne des combats climatiques et sociaux (Commission Européenne, ONU), elle repose sur un enjeu qui, lui, est bien réel : celui de répartir équitablement les efforts entre les différents acteurs. Pour reprendre un slogan que l’on voit fleurir régulièrement au sein des marches pour le climat : « fin du monde, fin du mois, même combat ».

Pour cela, dresser un tableau des effets potentiellement négatifs de la transition permettrait d’appréhender l’une des meilleures gestions possibles. Le but de ce travail n’est pas de remettre en question les effets bénéfiques de la transition écologique — qui sont nombreux — ni le caractère indispensable de celle-ci, mais d’identifier avec précision et clarté celles et ceux qui risqueraient d’en être fragilisés. Quels sont les acteurs touchés ? Green & Gambhir [2] propose une classification distinguant 5 types d’acteurs au sein desquels des différences d’impact de la transition peuvent potentiellement survenir ou sont déjà visibles : les travailleurs, les ménages/consommateurs, les entreprises, les territoires et les pays. Une analyse fine des effets sur chaque catégorie d’acteurs de la transition à l’échelle française est nécessaire. À l’échelle interétatique, des différences d’effets, de pouvoir de changement et de responsabilités existent et sont parfaitement documentées.

Les possibles effets inégalitaires de la transition sur les ménages

Les effets inégalitaires les plus documentés et visibles dans l’espace public sont ceux sur les ménages et consommateurs. Nombreux sont les instruments de politiques climatiques qui impactent de manière inégalitaire mais l’un d’entre eux a tout particulièrement focalisé l’attention : la taxe carbone. Celle-ci fonctionne de manière assez simple. Il s’agit d’une taxe sur les émissions de Co2, appliquée en amont, c’est-à-dire directement sur les produits énergétiques carbonés — à la pompe à essence, au moment où la taxation est la plus facile à mettre en place. Bien que l’efficacité et l’optimalité de cet outil créent en général le consensus parmi les économistes, cette taxe est particulièrement régressive, touchant de manière plus importante les plus démunis. C’est ce que l’on observe dans la première figure, qui montre que la taxe carbone peut représenter un poids presque trois fois plus important pour les 10% les plus pauvres que pour les 10% les plus riches (cf. Figure 1). L’augmentation de la valeur du Co2 ne fait qu’amplifier ce phénomène. La taxe carbone, si elle n’est pas compensée par des politiques redistributives, est donc un outil profondément inégalitaire et régressif. Par ailleurs, au sein d’un même décile, il existe des disparités selon la localisation géographique du ménage (ville/périurbain/campagne), son équipement (diesel/essence, chauffage au fioul, isolement) ou encore sa composition [3][4][5]. Un certain nombre d’outils existent déjà pour contrecarrer ces effets inégalitaires, à l’image du chèque énergie attribué à près de 6 millions de foyers (jusqu’à 270 €/mois), mis en place en 2018 et élargi à la suite du mouvement des Gilets Jaunes.

Figure 1 – Part de la taxe carbone au sein du revenu disponible des ménages, par décile de revenu
(30,50 €/tCo2), d’après Berry [a]
Lecture : en abscisse, les déciles de revenu correspondent pour le décile 1 aux 10% les plus pauvres, le décile 2 aux 10% suivants, etc. En ordonnée, la part du revenu consacrée à la taxe carbone sous l’hypothèse d’une valeur du Co2 à 30,5 €/tCo2. Ainsi, un ménage du premier décile consacre en moyenne 0,81% de son revenu disponible à payer la taxe carbone dont 0,44% pour les dépenses énergétiques du logement (chauffage, cuisine) et 0,37% pour les transports (carburants).

Les ménages peuvent par ailleurs être touchés de manière très inégalitaire par de nouvelles normes et des interdictions. Ainsi en est-il par exemple des nouvelles zones à faible émission (ZFE) qui limitent puis interdisent certains lieux à des voitures trop polluantes. Là encore, on oublie régulièrement la composition du parc automobile des plus pauvres, possédant généralement des véhicules plus anciens et n’ayant pas les moyens de les renouveler régulièrement. Les primes à la casse et à l’achat de véhicules « propres » sont rarement suffisantes.

Des travailleurs qui ne font pas tous face aux mêmes enjeux

Analysons maintenant une dimension où le constat est déjà moins clairement établi. Celui de l’impact de la transition sur les travailleurs. En effet, même si nous pouvons nous accorder sur le fait que la transition écologique peut et va créer de l’emploi, que ce soit dans l’agroécologie, le bâtiment ou la gestion des déchets, certaines filières et emplois vont être amenés à disparaître ou à évoluer fortement (métallurgie, automobile, production & distribution de gaz, centrales thermiques & nucléaires). Vona et al (2017) [6] estiment à environ 3,4% ces emplois à risque en France (soit à peu près 750 000 emplois), susceptibles d’être détruits ou de profondément muter. Face à ces destructions d’emplois, plusieurs constats sont à dresser. Tout d’abord, les spécialistes de l’emploi et des compétences soulignent qu’il n’y a pas d’effet de vases communicants entre les emplois détruits et ceux créés dans les nouvelles activités vertes. En effet, il existe en moyenne des différences notables en matière de compétences. Le plan de programmation des emplois et compétences (PPEC), dit rapport Parisot (du nom de l’ancienne secrétaire générale du MEDEF), tente d’identifier les nouveaux emplois émergents au cours de la transition écologique. En moyenne, les nouveaux emplois créés requièrent un niveau de compétence plus élevé que ceux détruits. L’effort de reconversion risque donc d’être important et n’aura rien d’automatique. Parallèlement, la formation, initiale et continue, devra suivre pour fournir les compétences de demain.

Parmi les travailleurs susceptibles de voir leur emploi détruit, environ les 2/3 (soit 500 000) possèdent un niveau de qualification bas ou moyen [7]. La reconversion de ces 500 000 travailleurs sera particulièrement difficile. Les solutions du passé, notamment celles liées à la gestion de l’après-mines (Pacte charbonnier 1994) [8], ne sont probablement plus souhaitables et envisageables de nos jours. Elles consistaient en des mises en pré-retraite très tôt (à partir de 40 ans) à la fois financièrement chères et socialement destructrices (addiction, exclusion, dépression). Il faut aussi s’assurer que les reconversions se fassent sur des emplois attractifs et utiles à la société. La reconversion de ces travailleurs se fait en général à des niveaux de rémunération plus bas, dans des secteurs où les syndicats sont moins présents et possèdent un pouvoir de négociation moindre. En Allemagne, les mineurs de lignite reconvertis ont vu en moyenne leur paie baisser de 20% dans leur nouvel emploi [9].  La proposition d’une garantie d’emploi vert formulée par l’Institut Rousseau offre probablement une voie de sortie intéressante, avec la création d’emplois à faible niveau de qualification.

Une transition écologique susceptible de toucher particulièrement certains territoires

L’analyse des effets sur les travailleurs mène naturellement vers l’analyse des impacts territoriaux de la transition écologique. L’effort consenti pour la réaliser est très inégalement réparti au sein des territoires français. Certains vont probablement fortement en bénéficier tandis que d’autres seront peut-être fortement affectés. En effet, plusieurs conséquences délétères de la transition peuvent se concentrer sur des territoires réduits. Les filières sujettes à d’importantes mutations (métallurgie, automobile, centrales) correspondent souvent à des gros sites avec un grand nombre d’emplois concentrés sur un territoire restreint. Par exemple, la fermeture d’une centrale nucléaire (qui n’est bien entendu pas directement liée à la transition écologique mais à la stratégie énergétique du pays) représente un enjeu local crucial — comme la fermeture de Fessenheim qui a touché près de 5 000 emplois (directs ou indirects). Dans ce cas-là, EDF a été en mesure de reconvertir en interne une bonne partie des salariés. Tout de même, les effets négatifs de la transition écologique risquent de se faire particulièrement ressentir dans un très faible nombre de zones d’emploi. Pour donner quelques chiffres, près de 50% des émissions industrielles en France sont concentrées dans 10% des zones d’emploi (voir Figure 2). De même, 25% des emplois potentiellement touchés par la transition se concentrent dans 8% des zones d’emploi [11].

Figure 2 – Émissions de Co2 des principaux pollueurs en France, cartographie de Cédric Rossi [b]

Or l’enjeu territorial est vital. Pour en revenir à l’après-mines et à la désindustrialisation de régions entières, les territoires sinistrés ont pris des décennies à s’en remettre, avec des stigmates toujours visibles. L’identification et l’accompagnement de ces territoires devraient donc être au cœur de la démarche de transition, demandant une attention particulière portée par les pouvoirs publics.

Des effets sectoriels difficiles à déterminer

Enfin, un autre canal d’hétérogénéité des impacts de la transition est celui des secteurs d’activité. Même si la certitude que certains secteurs vont connaître de profondes mutations est bien ancrée dans nos consciences, il est plus difficile de nommer les secteurs qui vont être touchés. L’effet spécifique de la transition sur chaque secteur n’est pas aisément quantifiable et il existe très peu d’études exhaustives des effets sectoriels — à l’exception de gros modèles économiques, souvent peu précis. En effet, la déliquescence ou le rebond de secteurs dépendent de nombreux paramètres incertains : innovations technologiques (avion vert, voiture électrique), choix politiques (nucléaire, production et distribution de gaz), changements de consommation (agriculture). Par ailleurs, la dynamique sectorielle peut fortement dépendre de paramètres tout à fait extérieurs à la transition écologique, liés par exemple à la concurrence internationale — à l’image de la destruction méthodique de la filière pneumatique en France, aux choix de délocalisation de grands groupes, etc. Cette problématique entre en résonance avec celles de la souveraineté industrielle et de la réindustrialisation, prenant de plus en plus de place dans le débat public. D’importants exemples tel que le projet de restructuration d’EDF (projet Hercule) ou du maintien d’activités industrielles en France (filière automobile, Alstom, ou encore tout récemment avec la société aveyronnaise de métallurgie) l’illustrent parfaitement.

La transition écologique sera grandement facilitée par un réel état des lieux exhaustif de ses effets, positifs comme négatifs. Pour certains secteurs, territoires et travailleurs, les effets positifs ne compenseront pas les effets négatifs si rien n’est fait pour les accompagner. Une transition écologique juste ne pourra pas faire l’économie de la réflexion sociale et de l’égale répartition des efforts entre les acteurs de la société. Des emplois devront être créés, et des plans de reconversion massifs proposés aux industries et secteurs touchés.

Bibliographie

[1] Stevis, D., Felli, R. Global labour unions and just transition to a green economy. Int Environ Agreements 15, 29–43 (2015). https://doi.org/10.1007/s10784-014-9266-1

[2] Fergus Green & Ajay Gambhir (2019): Transitional assistance policies for just, equitable and smooth low-carbon transitions: who, what and how?, Climate Policy, DOI: 10.1080/14693062.2019.1657379

[3] CGDD, L’impact, pour les ménages, d’une composante carbone dans le prix des énergies fossiles, Mars 2016.

[4] OFCE, 2016, Impact distributif de la taxe carbone, P. Malliet et A. Aussay,

[5] Audrey Berry, The distributional effects of a carbon tax and its impact on fuel poverty: A microsimulation study in the French context, Energy Policy, Volume 124, 2019, Pages 81-94, ISSN 0301-4215, https://doi.org/10.1016/j.enpol.2018.09.021.

[6] [7] VONA, F., Job losses and the political acceptability of climate policies: an amplified collective action problem? , 2018

[8] Sénat, Pacte charbonnier https://www.senat.fr/rap/l03-147/l03-1471.html

[9] Cour des comptes, La fin de l’exploitation minière, Décembre 2000, https://dpsm.brgm.fr/sites/default/files/documents/rapport-fin-exploitation-charbonniere.pdf

[10] Haywood et al.

[11] Propres calculs sur données INSEE à l’échelle de la zone d’emploi

[a] Audrey Berry, The distributional effects of a carbon tax and its impact on fuel poverty: A microsimulation study in the French context, Energy Policy, Volume 124, 2019,

[b] Cartographie de Cédric Rossi, sous licence CC BY-SA 4.0

Lutte anti-lobbys en France : où en est-on ?

Une manifestation contre les lobbies durant le mouvement Occupy Wall Street en 2011. © Carwil Bjork-James via Flickr.

Le poids des lobbys est un sujet d’inquiétude récurrent dans notre pays. La seule analyse du registre mis en place auprès de la Haute autorité de la vie politique, malgré des limites et des insuffisances patentes, permet d’en approcher l’ampleur et d’identifier les entreprises particulièrement actives auprès des pouvoirs publics.


L’influence des grandes entreprises auprès des pouvoirs publics ne se limite pas au seul chantage à l’emploi. Depuis plusieurs années, et selon le modèle anglo-saxon, les entreprises se mobilisent pour influencer le plus en amont possible les évolutions législatives. Jusqu’à récemment l’ampleur de cette activité restait encore mal cernée, ne pouvant s’appuyer que sur quelques témoignages d’élus concernant les invitations, les amendements pré-rédigés et la veille des ONG. Or la loi du 9 décembre 2016 a souhaité imposer à toute entreprise ou organisation ayant au moins un salarié engagé dans des actions de représentation (dirigeant compris) la déclaration des montants engagés et du nombre de personnes impliquées dans ces actions.

Qui dépense le plus en lobbying ?

À ce titre, l’analyse des données déclaratives du CAC40 est éloquente : ces entreprises ont dépensé au moins 15,7 M€ pour des actions de lobbying, soit 462 500€ en moyenne par entreprise. Cette moyenne doit en effet tenir compte du fait qu’à la lecture du registre quatre entreprises, et non des moindres, n’ont fait aucune déclaration : deux entreprises de conseil, dont les missions auprès du gouvernement et celui de la Défense en particulier, laissent peu de doute sur leur besoin de proximité avec les pouvoirs publics, et deux entreprises industrielles dont Hermès. Au global cette activité a mobilisé pas moins de 178 collaborateurs au sein de ces entreprises, dont 22 uniquement pour Sanofi, qui précise être intervenu pour favoriser certains de ces produits, notamment des vaccins, ou pour renforcer la sécurisation des boîtes de médicaments. Bien que le texte précise que le personnel dédié doit intégrer le dirigeant, deux entreprises ne déclarent aucun salarié, à savoir Kering, dont le dirigeant est François-Henri Pinault, ou bien Vinci, ce qui reflète mal a priori les efforts de l’entreprise pour obtenir marchés et concessions publiques.

En 2018 les entreprises du CAC40 ont consacré au moins 15,7 M€ aux actions de lobbying, 462 000€ en moyenne par entreprise.

Ce registre permet également de mesurer la place prise par les GAFAM dans la vie politique française dans la start-up nation et auprès d’un gouvernement pro-business. Ce n’est pas seulement leur capacité d’innovation ou encore le contexte de la loi sur les fake-news qui expliquent leur exposition, mais également des dépenses de représentation qui ont dépassé les 2,6 M€ en 2018. En ajoutant les sommes consacrées par Twitter, Uber et Airbnb, les principales entreprises américaines du numérique ont déclaré plus de 3 M€ de dépenses pour l’année 2018.

 

Source : Répertoire des représentants d’intérêts – Haute autorité pour la transparence de la vie publique – année 2018

Sans surprise, le secteur bancaire fait partie des secteurs les plus dépensiers, du fait de la présence en France de plusieurs grands groupes d’envergure européenne. En retenant ces principaux établissements, les montants déployés auprès des politiques ont atteint 5,4 M€, et 57 salariés sont recensés. Et si ces montants s’avéraient encore insuffisants pour influencer la réglementation bancaire, la Fédération française bancaire, association de représentation du secteur auprès des pouvoirs publics, a ajouté au moins 1,25 M€. Ces données révèlent également les efforts, aussi financiers réalisés par le seul Crédit Mutuel Arkea, 900 K€ investis, principalement pour soutenir son projet d’indépendance vis-à-vis de la fédération nationale, une somme qui a échappé aux sociétaires de la Caisse de Bretagne

Plus embarrassant, dans un contexte de pression continue sur les coûts des entreprises publiques, les principales participations de l’État ont elles dépensé 2,75 M€ pour influencer leur propre actionnaire, activité confiée à 38 salariés, et sans succès s’il s’agissait de revenir sur les velléités de privatisations du gouvernement.

Source : Répertoire des représentants d’intérêts – Haute autorité pour la transparence de la vie publique – année 2018

Une transparence encore opaque

Cet aperçu permet d’estimer dans l’ensemble les montants mobilisés par les grandes entreprises pour obtenir des décisions publiques favorables. Pourtant, l’analyse plus précise du registre fait apparaître des limites béantes dans ce grand exercice de transparence. Tout d’abord, le caractère public de la base de données incite les entreprises à imputer ces montants au nom de filiales moins connues. La seule recherche de Carrefour, l’enseigne de grande distribution, fait apparaître un montant de 50 K€. Mais il faut ajouter à cela les sommes déclarées par ses filiales Carrefour France ou Carrefour management pour avoir une vision des dépenses véritables du groupe : entre 250 K€ et 475 K€.

À l’inverse, dans le cas de filiales spécialisées, il peut s’avérer opportun de regrouper les sommes dépensées par les filiales d’un groupe afin de ne pas pouvoir les associer à une seule activité, peut-être jugée plus sensible. Ainsi la répartition des dépenses au sein du groupe Bouygues apparaît surprenante, puisque si Bouygues Immobilier a déclaré plus de 100 K€ de frais de représentation, la filiale Bouygues Construction aurait engagé moins de 10 K€ alors que les activités sont proches, ce qui pose la question du véritable bénéficiaire des activités déclarées.

Le registre tel qu’il est constitué ne permet pas non plus de disposer de l’intégralité des thèmes abordés par une entreprise auprès des décideurs. Ainsi, à la question de savoir quel usage a fait EDF du million d’euros dépensé en représentation, celui-ci invoque exclusivement le fait de « favoriser le développement de la production solaire photovoltaïque par l’aménagement de son cadre réglementaire » et d’autres thème en lien avec l’environnement alors que d’autres sources d’énergies ont certainement dû être évoquées lors des échanges.

Pour prendre la pleine mesure de l’influence d’une entreprise, il faut également tenir compte des dépenses engagées par les associations et fédérations d’entreprises. En parallèle de la Fédération bancaire française, évoquée précédemment, la Fédération française de l’assurance (FFA) a dépensé plus de 1,25 M€ pour défendre les intérêts de ses membres. Dans le même esprit, Vinci, indique seulement une dépense en représentation inférieure à 10 K€ en 2018 malgré le rôle qui lui est imputé, et aucun salarié ne défendant ses intérêts, mais dans le même temps l’Association professionnelle des Sociétés françaises concessionnaires ou exploitantes d’autoroutes (ASFA) représentant les intérêts des exploitants a mobilisé au moins 100 K€ pour « proposer des solutions autoroutières en faveur des mobilités du quotidien ». Pour illustrer, on peut citer les dépenses cumulées par les organisations patronales généralistes, qui s’élèvent à elles seules à 3,5 M€ pour l’année 2018.

Le lobbying s’effectue également de manière indirecte, par l’intermédiaire de cabinets spécialisés. Certes, la législation intègre ce cas et les cabinets de relations publiques et d’avocats sont soumis à cette obligation, mais le répertoire n’impose pas à ces cabinets de dévoiler quels sont leurs clients ce qui limite la connaissance de la réalité du lobbying.

Enfin, le registre contient des données génériques qui ne permettent pas d’appréhender, pour une même entreprise, l’usage exact des dépenses réalisées. En effet, la production d’une étude juridique ou technique n’a pas le même impact que les dîners organisés en compagnie d’élus ou la commande de sondage pour influencer l’opinion. De la même façon, le rapport de force d’une entreprise du CAC40 avec un parlementaire ne sont pas de même nature qu’avec des élus locaux concernés par un projet.

Une autorité qui manque de hauteur

La mise en place de la Haute autorité de la vie politique constitue certes une avancée dans le contrôle des comportements du personnel politique, mais encore insuffisante pour garantir la « moralisation de la vie politique ». Ainsi, alors qu’en 2017 la Haute autorité prenait la charge de la surveillance des activités de représentation, ses moyens paraissent encore très limités : les effectifs sont passés de 40 collaborateurs à 52 en 2018, tandis que le périmètre à contrôler s’est nettement étendu avec 6 362 déclarations nouvelles déposées par 1 769 organisations. Ceci explique, avec la nouveauté de cet outil, la faiblesse des contrôles effectifs.

Le contenu du registre des activités de lobbying lui-même n’est pas exempt de critiques. Sa portée principale reste incontestablement de pouvoir approcher l’ampleur de ce phénomène et de le mettre en débat, au moment où tant de citoyens ont le sentiment de ne pas être entendus. Mais le débat ressort affaibli des lacunes évoquées : dispersion des informations pour un groupe, défaut de précision sur la nature des thèmes abordés, absence d’informations sur l’emploi des dépenses réalisées, absence de vision sur le périmètre exact des dépenses incluses (déjeuners, mécénats…). Pour contrecarrer cette activité qui a atteint un niveau susceptible de compromettre un fonctionnement sain de notre démocratie et rétablir la confiance, c’est l’intégralité de la documentation remise aux pouvoirs publics qui devrait être disponible et discutable.

Le législateur a instauré une limite au financement des campagnes électorales, il pourrait aussi plafonner les dépenses de lobbying.

Enfin, si le législateur a instauré une limite aux dépenses de campagne afin de limiter la capacité des plus grandes fortunes à s’offrir une élection, il apparaît plus que jamais nécessaire de plafonner les dépenses de lobbying afin d’éviter un phénomène comparable une fois l’élection passée. Enfin, il faut prendre garde à ce que la publication de ces informations ne devienne pas contre-productive en décourageant les activistes par l’ampleur des moyens de leurs adversaires et contribue à banaliser ce phénomène.

Alors que des moyens de contrôles publics sont insuffisants, la multiplication d’outils de contrôle (Commission nationale des comptes de campagne, validation des comptes par le Conseil constitutionnel, Haute autorité pour la transparence de la vie politique, Parquet national financier) semble conçue pour diluer l’effort de transparence. En l’absence d’efficacité des outils de détection des mauvaises pratiques et d’une culture de la probité, qui empêche par exemple les élus mis en cause de retrouver leur mandat même après des excès avérés, les comportements sont peu amenés à changer comme le montre plusieurs exemples récents.

Qu’est devenu l’intérêt général ?

Alors qu’un grand nombre de citoyens a récemment appelé à une démocratie active, en opposition à la captation de la puissance publique par les intérêts privés, cette exigence se heurte aux moyens mobilisés par les entreprises et leurs représentants pour dicter l’agenda de la majorité, comme le montre le cas emblématique de la suppression de l’ISF mis au jour par France Culture. C’est dans ce contexte que les associations environnementales et caritatives sont contraintes d’aligner leur pratiques sur celles des grandes entreprises pour espérer faire entendre leurs voix auprès des décideurs, ce qui les prive de ressources importantes. C’est le cas notamment de France Nature Environnement qui y a consacré plus de 3,5 M€ ou du Secours Catholique.

C’est contre ce mur de l’argent et ses conséquences sur le quotidien et la santé des populations que se dressent de plus en plus de mouvements citoyens de résistance contre le pouvoir des grandes entreprises, en parallèle des traditionnelles associations de consommateurs : associations de victimes des laboratoires pharmaceutiques, lutte contre le projet d’Auchan dans le triangle de Gonesse… Cette conception heurte frontalement le mythe libéral selon lequel le citoyen, par ses comportements d’achats, finit nécessairement par transformer l’entreprise de l’extérieur. Et, implicitement, que les mauvais comportements des entreprises sont donc validés par ceux qui continuent d’acheter leurs produits, empêchant l’émergence de toute alternative.

Cette vision semble reléguer l’intérêt général à une notion du « vieux monde » pour livrer la puissance publique au plus offrant. Cette étape incarne l’évolution dans son développement ultime de la « grande transformation » décrite par Karl Polanyi dès 1944 qui voyait le désencastrement de la sphère économique du cadre de régulation imposé par l’État pour imposer ses règles à la société. Désormais, la sphère économique, et en particulier les grandes entreprises, ont fini d’assujettir l’État et ses moyens. Bien que ce phénomène dépasse largement le cadre français, il s’appuie dans notre pays sur un régime politique qui conduit à concentrer les leviers du pouvoir dans les mains d’un nombre réduit d’individus, particulièrement vulnérables à la centralisation des décisions et à une conception verticale du pouvoir. Ainsi, les lobbys les plus influents maîtrisent parfaitement le processus de fabrication de la loi et s’y intègrent pleinement, en s’appuyant sur une connaissance fine des réseaux de pouvoir, comme l’a illustré l’affaire du registre tenu par Monsanto sur les décideurs publics.

Dans le cadre institutionnel actuel et avec l’arrivée au pouvoir, dans le sillage d’Emmanuel Macron, d’une élite technocratique familière du privé, la vigilance des citoyens et la contribution de spécialistes engagés pour l’intérêt général est plus nécessaire que jamais. Ainsi, outre l’existence de situations de conflits d’intérêt manifestes jusqu’à l’Élysée même, les grands débats de société finissent par être réduits à des arbitrages entre intérêts commerciaux concurrents et ceci dans la plus grande opacité. L’avenir dira si l’intérêt général est une notion définitivement démodée dans le nouveau monde.

Pour aller plus loin : « Académie Notre Europe » : Quand les lobbys tentent de former des journalistes, par Cyprien Caddeo.

« Un État qui fait simplement des prêts garantis est un État qui se défausse de ses responsabilités » – Entretien avec Laurence Scialom

Laurence Scialom / DR

Les premières données relatives à la crise économique qui vient sont alarmantes. Notre système économique est véritablement menacé d’une désagrégation puissante et longue. Les signes de cet écroulement sont déjà palpables dans certains secteurs et les perspectives les plus probables sont très sombres pour l’ensemble de l’économie française. Dans ce contexte, certains analystes prévoient avec optimisme pour la séquence post-Covid 19 le grand retour de l’État lorsque d’autres s’inquiètent de la poursuite en ordre du business as usual. Un débat doit urgemment être engagé sur l’efficience et la hauteur des mesures prises depuis quelques semaines par l’État français et l’Union européenne. C’est pourquoi, nous avons voulu interroger la Professeure d’économie à l’Université Paris Nanterre, Laurence Scialom. Nous avons évoqué les politiques de préservation et de relance économique du gouvernement français et celles de la Banque centrale européenne, les propositions alternatives qui surgissent, les conditions de survie de l’euro, l’oligopole bancaire et les réformes structurelles à conduire. Entretien réalisé par Nicolas Vrignaud et retranscrit avec Martin Grave.


LVSL – Quelle est votre appréciation du plan de soutien et de protection de l’économie pris par l’État français ? L’estimez-vous complet, à la hauteur de la crise économique ?

Laurence Scialom – Nous voyons bien la philosophie de ce plan. L’idée est de préserver la capacité de l’outil productif à se remettre en route facilement après leur mise en hibernation. Tout ce qui est du domaine des dispositifs d’extension de l’accès au chômage technique, des prêts garantis, vise à cela. Sincèrement, je ne pense pas que cette intention soit contestable. La chose que l’on doit tout de même se dire est que les entreprises françaises étaient déjà globalement très endettées avant la crise. Il y avait eu plusieurs alertes du Haut conseil de stabilité financière à ce propos, sur les dérives de l’endettement des entreprises françaises et cela s’était traduit par un relèvement du coussin de capital « contracyclique » pour les banques qui leur prêtent. Les entreprises ont fortement profité des taux d’intérêt très faibles pour s’endetter probablement à l’excès. Et donc même si les prêts aujourd’hui, notamment de trésorerie, sont garantis, a priori ils doivent être remboursés et ils s’ajoutent pour beaucoup d’entreprises à un endettement préexistant élevé.

C’est une crise qui se heurte à des bilans qui sont déjà fragilisés par trop de dettes et insuffisamment de capital, et la première chose qu’on leur propose c’est de davantage s’endetter, même si les prêts sont garantis. Les banques elles, prennent moins de risques, en tout cas pour ces nouveaux prêts. Je pense que nous allons aller vers des annulations de charges assez massives et que certains prêts vont probablement se transformer en dons. La question que cela pose, c’est jusqu’où cela peut aller ? Jusqu’à quel point un État peut se substituer au marché puisque d’une certaine manière l’État actuellement paie les salaires d’une grande partie des salariés du privé, même s’il les paie légèrement décotés avec le dispositif de chômage technique. Disons que sur cet aspect-là du plan, on ne peut pas dire grand-chose. Là où j’ai énormément à dire, c’est sur les aides qui sont apportées et qui sont insuffisamment, voire nullement conditionnées.

LVSL – Justement, à propos de ces prêts garantis, n’est-ce pas là une manière pour l’État de se défausser de ses engagements de départ, lorsque par exemple il était explicitement évoqué la possibilité d’avoir recours à certaines nationalisations ? L’État semble en effet avoir trouvé via ce dispositif une porte de sortie pour maintenir l’ordre économique tel quel sans en prendre la main…

LS – Absolument. Et je trouve que l’État a finalement pris le pire instrument qu’il pouvait prendre. Il ne se donne absolument pas la possibilité d’intervenir sur la restructuration de ces entreprises. Cela est particulièrement vrai lorsque ce sont des entreprises très carbonées. Ces aides heurtent la politique climatique affichée du gouvernement, du moins au niveau des paroles. Par exemple au sujet d’Air France, toute personne sérieuse qui suit à minima les travaux du GIEC et les recommandations des experts en matière de politique écologique et notamment énergétique, sait très bien que les mesures que nous allons devoir prendre intègrent entre autres de moins utiliser l’avion, que ce soit à des fins professionnelles ou personnelles. Et ce faisant, cette mise sous cloche de l’économie, le fait que des compagnies soient obligés d’avoir l’aide de l’État pour persister, était l’occasion d’entamer leur reconversion écologique. Par exemple, une partie du deal aurait été que les destinations facilement accessibles en TGV en France ne soient plus desservies par l’avion.

L’État a les moyens d’infléchir l’économie en ce sens. S’il était devenu actionnaire majoritaire d’Air France, pour éviter la casse sociale liée à la réduction de voilure de la société indispensable à la politique climatique, il aurait eu les moyens d’organiser un vaste plan de reconversion des personnels de la compagnie vers des emplois compatibles avec la transition énergétique. C’est un État stratège et planificateur dont nous avons réellement besoin aujourd’hui. Or, un État qui fait simplement des prêts garantis est comme vous l’avez dit, un État qui se défausse de ses responsabilités.

« Lorsque vous regardez l’évolution de la situation économique de l’Italie, vous voyez bien qu’elle n’a rien gagné du tout à l’existence de l’euro, elle y a même perdu »

LVSL – Au niveau européen, la BCE a déversé près de 1000 milliards d’euros pour le rachat de dettes d’entreprises et d’obligations d’États afin de protéger les banques privées et d’éviter toute faillite. Pour le moment, cela semble tenir. Ces mesures vous paraissent-elles adaptées et efficaces pour remédier à la conjoncture actuelle, dont on ne connait pas la fin ?

LS – Ce qu’il se passe, c’est une extension des modalités d’intervention que la BCE a déjà largement initiée depuis la crise de 2007-2008. Il s’agit de mettre les dettes d’État hors marché, pour éviter la situation que nous avons connue au moment de la crise des dettes souveraines, et donc l’élargissement des spread au détriment des pays les plus fragiles qui par malheur sont ceux qui sont aujourd’hui les plus impactés par la crise sanitaire. Mais là, on ne peut pas leur reprocher un comportement budgétaire laxiste. L’argument de l’aléa moral ne tient pas dans cette crise sanitaire, c’est presque l’inverse car la morbidité très forte dans certaines régions italiennes notamment, est en partie le résultat de l’état de leur système hospitalier qui, pendant des années, a fait les frais des politiques d’austérité qui lui ont été imposées. Ce sont ces pays du sud de l’Europe qui sont les plus susceptibles de faire face à des attaques sur leur dette souveraine car ils étaient déjà très endettés avant la crise du Covid. Pour autant, la mise hors marché de leur dette ne réduit pas leur dynamique d’endettement. La BCE cache donc les symptômes de la crise de la zone euro, mais n’en soigne pas les causes. Le problème est que les pays du Nord dégagent des excédents courants importants et qu’il existe de fait une très forte asymétrie dans la macroéconomie des pays de la zone euro. En réalité, il y a des gagnants et il y a des perdants de l’euro. Lorsque vous regardez l’évolution de la situation économique de l’Italie, vous voyez bien qu’elle n’a rien gagné du tout à l’existence de l’euro, elle y a même perdu. Il n’existe pas de mécanisme de solidarité interrégionale automatique, pas d’assistance mutuelle car pas de budget fédéral. C’est là la faille originelle de la construction de la zone euro. Cette architecture institutionnelle est bancale.

En définitive, ces 1000 milliards d’euros de la BCE, ce sont donc des robinets ouverts à la liquidité des banques privés, puisque c’est à celles-ci que la BCE rachète des actifs et en contrepartie fournit la liquidité. Cette politique permet pour le moment d’éloigner le risque de crise de liquidité des banques et d’éloigner le risque de crise aiguë de dettes souveraines dans la zone euro, mais cela ne suffit pas à soigner les causes de la fragilité de nos systèmes bancaires et les failles structurelles de construction de la zone euro.

LVSL – Que pensez-vous de la proposition de monnaie hélicoptère proposée par certaines économistes comme Jézabel Couppey-Soubeyran et certaines personnalités politiques ?

LS – Il faut d’abord dire que la situation dans laquelle nous nous trouverons est sans précédent. Nous subissons une mise en au ralenti de l’économie et un choc d’offre incroyablement massif. Face à cela, en première considération, je dirais qu’il est très important de se mettre à réfléchir en dehors des dogmes pour être capable d’imaginer des solutions qui ne sont pas traditionnelles et cela d’autant plus que le néolibéralisme a appauvri le débat et la confrontation des idées entre les économistes.

Or, la monnaie hélicoptère, ce n’est pas si nouveau que cela en a l’air, vous la trouvez dans les travaux de Milton Friedman mais pas que. Elle a été défendue sur tout le spectre des idées en économie et en politique. Ce qui justifie ce type de proposition, c’est bien qu’après la crise de 2007-2008, nous avons injecté des milliers de milliards d’euros qui se sont très insuffisamment traduits dans des financements de l’économie réelle. Cette expérience de mise sous perfusion des banques nous dit clairement qu’il s’agit là d’un canal de politique monétaire qui fonctionne mal. Cette manne a plutôt nourri les hausses de prix d’actifs sur les marchés boursiers et immobiliers. En clair, plutôt que de financer l’investissement, c’est-à-dire des actifs nouveaux susceptibles de soutenir l’activité et l’emploi, ces liquidités ont beaucoup été mobilisées pour financer des actifs déjà existants. Elles ont donc nourri des bulles financières et immobilières. L’idée de la monnaie hélicoptère est alors celle de court-circuiter les banques. Plutôt que de fournir de la liquidité à bas coût aux banques dans l’espoir qu’elles-mêmes fassent le travail d’intermédiation et financent l’économie réelle, on donne de la liquidité directement aux ménages et/ou entreprises.

Ce qui me gêne dans ce dispositif, c’est qu’on ne discrimine pas suffisamment à qui l’on octroie la monnaie, qu’on ne puisse pas cibler. Il y a des ménages qui en ont vraiment besoin, et il y en a d’autres qui n’en n’ont pas la nécessité. Je crois que c’est à l’État d’opérer cette gestion pour soutenir massivement les plus fragiles et éviter de déverser ces liquidités indifféremment à toute la population. Pour autant, c’est une solution intéressante, elle me fait beaucoup penser au débat qu’il y a eu lors des dernières élections présidentielles sur le revenu universel. C’est l’idée d’avoir un socle minimal de revenu inconditionnel pour permettre de soutenir un niveau de subsistance minimal, revenu qui serait financé fiscalement. C’est là la différence avec la monnaie hélicoptère. Dans la dernière note de l’Institut Veblen, Jézabel Couppey-Soubeyran proposait que le compte du Trésor soit directement crédité par la Banque centrale. C’est ce qui se fait en ce moment par la Banque d’Angleterre. Mais à mon sens ce n’est plus vraiment de la monnaie hélicoptère, c’est de la monétisation, du financement monétaire. On pourrait d’ailleurs très bien imaginer la résurgence du circuit du Trésor dont Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne parlent dans leur livre Une monnaie écologique. Pour ma part, ma préférence va à une création monétaire ciblée vers les États et orientée vers la transition écologique.

Quoi qu’il en soit, nous allons nous retrouver avec un mur de dettes publiques au lendemain de cette crise. Le risque est que l’on revienne aux mêmes réflexes, qu’on ne change pas de logiciel et que très vite, un sentiment d’urgence à réduire cette dette publique l’emporte.

LVSL – Dès lors, comment faire en sorte que demain, les politiques de sortie de crise ne soient pas une nouvelle fois comme en 2008, des politiques de type austéritaire ?

LS – Justement, avec Baptiste Bridonneau, nous défendons ardemment dans deux notes Terra Nova [1] et d’autres interventions, une proposition d’annulation partielle de dettes publiques par la BCE conditionnelle à un investissement dans la transition écologique. Cette proposition ne vise pas à désendetter les États, elle ambitionne de redonner les marges de manœuvre budgétaires pour amorcer une reconversion massive de nos économies et les aligner sur nos engagements climatiques.

La crise face à laquelle nous sommes est initialement une crise d’offre qui se double d’un choc de demande. L’avantage est qu’il existe des domaines dans lesquels nous pouvons investir qui sont très performants en termes de transition écologique comme la rénovation thermique des bâtiments et qui créeraient énormément d’emplois. Nous pourrions également investir dans le ferroviaire péri-urbains pour désengorger les abords des villes, mieux lier les banlieues, mieux connecter les régions, réinvestir dans le fret ferroviaire. Nous pourrions soutenir massivement l’économie circulaire. Bref, les idées ne manquent pas. Il y a énormément de secteurs bons pour la transition écologique et qui en plus sont pourvoyeurs de nouveaux emplois. Il faudra évidemment que l’État engage un vaste plan de formation à ces métiers de la transition écologique. Si nos propositions devenaient réalité, cela voudrait dire que nous doperions l’offre et la demande en même temps, ce qui de la sorte empêcherait en plus tout dérapage inflationniste.

Ce qui est certain, c’est qu’il ne faut pas court-circuiter la démocratie, c’est à la représentation nationale et européenne, via les parlements, de décider où va l’argent.

« Les applaudissements et chansons de vingt heures, certes très agréables, ne suffiront pas. S’ils soutiennent le moral de ceux qui sont en première ligne, ils ne mettent pas de beurre dans les épinards »

LVSL – Concernant le calendrier politique qui a précédé cette crise, marqué par des projets de privatisations, la réforme des retraites, celle à venir de l’allocation chômage, au regard de l’explosion du chômage dû notamment à cette crise, de quoi les ruptures qui ont été annoncées par Emmanuel Macron vont être le nom ?

LS – Ce que révèle cette crise, c’est qu’une économie continue à tourner même au ralenti : on continue à être soignés, à être nourris. Les anciens continuent à être aidés par ceux qui ont été les premières victimes du néo-libéralisme. Ce sont des infirmiers, des aides-soignants, des livreurs, des caissiers, qui matériellement assurent la survie de tout le monde et répondent à nos besoins fondamentaux. Ceux qui avaient été invisibilisés et qui maintenant sont portés aux nues, sont précisément ceux qui ont eu depuis longtemps le plus à payer des effets de l’économie néo-libérale. Je pense que ça sera très compliqué, politiquement, de repartir exactement avec le même logiciel ; des ruptures doivent survenir. Les applaudissements et chansons de vingt heures, certes très agréables, ne suffiront pas. S’ils soutiennent le moral de ceux qui sont en première ligne, ils ne mettent pas de beurre dans les épinards…

LVSL – Quelles seraient les politiques économiques à prendre en urgence, post-crise pour résorber l’explosion du chômage, les liquidations judiciaires d’entreprises que nous allons malheureusement à n’en pas douter observer ?

LS – On va aller vers des annulations de charges, des prêts qui vont en réalité devenir des dons, des subventions pour maintenir la structure productive. La réforme de l’assurance chômage telle qu’elle était prévue ne va pas être mise en œuvre, la réforme des retraites non plus me semble-t-il. Je pense qu’il faudrait un plan massif d’investissement mais il ne faudrait pas que ce soit un plan massif d’investissement qui reproduise les biais carbonés de nos économies. Il faut qu’il marque une orientation écologique qui ne soit pas que de façade. Soyons clair, la transition écologique ce n’est pas seulement investir massivement dans le « vert », c’est aussi accompagner « l’échouage du brun » c’est-à-dire accompagner la baisse de la voilure des secteurs qui sont les plus carbonés et les plus nocifs pour l’environnement. Et on ne peut pas le faire sans accompagnement de l’État, il y a des salariés que l’on ne peut pas laisser aller à vau-l’eau. Il faut un plan très massif de reconversion et de formation aux métiers de la transition écologique, en formation initiale pour des jeunes mais également des plans de reconversion et requalification à ces métiers pour des salariés des secteurs très carbonés dont l’activité est appelée à s’atrophier. Par exemple, s’agissant de la rénovation thermique des bâtiments, nous n’avons pas de savoir-faire en quantité suffisante. Si l’on est cohérent avec la transition écologique, et que par exemple on limite l’artificialisation des sols, cela sera un choc énorme pour la filière du bâtiment. Il faudra l’aider en permettant aux salariés d’acquérir de nouvelles compétences notamment dans la rénovation thermique des bâtis. Il faudra également que l’on se mette à construire beaucoup plus en hauteur et souvent sur du bâti déjà existant. Cela nécessite également des compétences techniques très spécifiques. Il va falloir rénover une grande partie de bâtiments existants pour réduire l’emprise au sol. Ce sont des compétences dont ne dispose pas ou pas suffisamment aujourd’hui encore l’industrie du BTP. Il faut donc un très vaste plan de formation, ce qui ne veut pas dire moins d’emplois mais des emplois qui sont reconvertis. Tout cela, seul l’État peut l’enclencher. Il nous faut un État très activiste et surtout qui porte une vision, un cap et investit massivement.

LVSL – Pour continuer à voir plus loin et pour revenir à l’échelle européenne, cette crise de solidarité aura marqué des tensions toujours plus fortes entre certains pays, on pense à l’Italie et aux Pays-Bas, et l’explosion des règles budgétaires de son carcan d’avant crise, notamment la règle des 3% par exemple. Lorsqu’on regarde avec recul cette conflictualité montante, l’élasticité finalement admise des règles de réciprocité, et en même temps l’affirmation croissante de la BCE via cette relance économique, l’Union européenne semble-t-elle vraiment vouée à persister dans sa structure actuelle ?

LS – Je pense que la crise que l’on vit actuellement est une crise dans laquelle se joue la survie de l’euro. Nous sommes au début de cette crise et comme la BCE intervient très massivement, nous n’avons pas, pour l’instant, de vraie résurgence de la crise de la dette souveraine comme on en a eu entre 2010 et 2013 à partir du moment où ont été révélés les chiffres de l’endettement public de la Grèce. Pour l’instant nous n’en sommes pas là, car la BCE fait tout ce qu’il faut. Il n’empêche que je pense que la situation est plus grave cette fois-ci parce que la crise elle-même est plus profonde et parce qu’on touche la vie humaine. Les réactions d’égoïsme, de nationalisme que l’on peut observer sont répréhensibles non seulement économiquement mais également éthiquement.

Je trouve que cela contredit l’essence même de pourquoi l’Union européenne s’est créée. On est vraiment face à une crise existentielle si l’Europe n’est pas capable de créer des instruments qui génèrent plus de solidarité, une mutualisation des dettes ou alors des dettes qui seraient adossées au budget de l’UE, qui lui-même pourrait être augmenté au-delà des 1%. Donner des signes de solidarité non conditionnels, cela impose un changement radical dans la manière de nous projeter ensemble.

LVSL – Oui, mais cela présuppose surtout un renversement de dogmes colossaux pour certaines élites nationales… 

LS – L’Europe avance toujours au bord du gouffre, on a fait l’union bancaire quand on a cru que la zone euro allait éclater. Les pays du Nord ont énormément à perdre à un éclatement de la zone euro, pas uniquement les pays du Sud.

LVSL – Selon vous, les Pays-Bas ne pourront pas continuer à être « jusqu’au-boutiste » par rapport à l’Italie, quitte à terme à perdre l’Italie de la zone euro ? 

LS – Non je ne pense pas, car ils savent que le problème, c’est que si l’on perd l’Italie, on ne perd pas que l’Italie, il y aura nécessairement un effet domino.

« Je pense que le vrai risque d’éclatement de la zone, s’il arrive, arrivera par les urnes, par le vote de populations qui auront eu le sentiment d’avoir été abandonnées par l’Europe alors qu’elles vivaient un drame pas seulement économique, mais une catastrophe humaine »

LVSL – Pourquoi la France, qui semble jouer l’équilibre au milieu des blocs sud et nord n’a pas, selon vous, soutenu plus fortement l’alliance des pays du Sud (avec les pays baltes) contre le duo Allemagne/Pays-Bas ? Car finalement, si les contours de sa conditionnalité n’ont pas encore été totalement déterminés, l’Italie semble s’être couchée en n’excluant plus le recours au MES (Mécanisme européen de stabilité), instrument dont elle ne voulait pas à priori.

LS – Je ne sais pas si l’on peut être aussi catégorique que cela. Il faudra analyser les choses à terme. Je pense qu’il y a d’autres décisions qui sont actuellement en gestation. Je crois qu’il y a un plan plus ambitieux qui est en discussion et qui serait adossé au budget européen. Nous n’avons pas été au bout encore de ce que l’on va mettre en place pour la résolution de cette crise. On a vécu une première étape, j’ai espoir que la raison prévaudra. Je pense que le vrai risque d’éclatement de la zone, s’il arrive, arrivera par les urnes, par le vote de populations qui auront eu le sentiment d’avoir été abandonnées par l’Europe alors qu’elles vivaient un drame pas seulement économique, mais une catastrophe humaine.

LVSL – Prenons du recul par rapport à la crise et revenons sur l’une des réformes que vous réclamez depuis de nombreuses années, à savoir la scission des activités de marché et des activités commerciales des banques. Pour vous, je vous cite, c’est « la mère des réformes ». Pouvez-vous nous expliquer comment le lobby bancaire a pu empêcher le président François Hollande, alors que c’était une promesse phare de sa campagne en 2012, d’opérer cette séparation ?

LS – C’est la mère des reformes car s’il y a bien une chose que nous n’avons pas attaqué après la crise de 2008 et pour laquelle on est toujours menacés, c’est la question des établissements too big, too complex, to fail. Les banques sont encore plus grandes qu’avant la crise et plus complexes…

LVSL – François Morin parle d’ailleurs depuis son livre de 2015 d’une « hydre mondiale »…

LS – Bien sûr et il a bien raison. Elles fonctionnent comme un cartel avec des ententes. Nombre de scandales financiers comme celui du Libor, de l’Euribor, du Tibor, peuvent s’analyser comme de la fraude en bande organisée. Lorsqu’on sait comment était défini le Libor, il est très clair qu’il y a eu des ententes entre les banques d’un cartel pour le manipuler. Le livre de François Morin est très informatif à ce propos.

Les banques sont encore plus systémiques qu’elles ne l’étaient avant la crise et une banque systémique sait très bien que de toute manière, elle n’aura pas à subir la sanction du marché. On ne peut pas la laisser faire faillite car les perturbations financières et réelles seraient trop importantes, elles sont certaines d’être renflouées. Ce faisant, à niveau de risque équivalent, une banque systémique se financera beaucoup moins cher que les autres, plus petites et dont le marché sait qu’elles peuvent faire faillite si elles sont en difficulté. Cela signifie que nous subventionnons les banques systémiques.

C’est assez facile à comprendre. Les agences de notations donnent deux notes. Elles donnent une première note qui tient compte du soutien de l’État, et une notation qui n’en tient pas compte. Or, le taux auquel se financent les banques est le taux qui correspond à la notation avec soutien de l’État. Plus une banque est grosse, plus la différence entre ces deux notes est importante. On peut donc mesurer, comme l’a fait le FMI, la subvention qui est apportée à ces banques systémiques. En appliquant ce différentiel de coût de financement à leur structure de passif, cela nous donne une estimation de la subvention implicite dont elles bénéficient, parce que vous et moi, c’est-à-dire les contribuables, nous les renflouerons en cas de difficulté. Ces subventions implicites sont plus fortes en Europe que dans le reste du monde car le problème de ces banques systémiques est avant tout un problème européen. En effet, nos banques sont de taille comparable aux banques américaines, sauf qu’il faut comparer les leurs au budget fédéral américain et qu’il faut de notre côté comparer les nôtres au budget national de chaque pays, puisqu’il n’existe pas véritablement de dispositif européen de renflouement des banques. Cela signifie que les bilans des plus grosses banques américaines représentent un ordre de 20% du PIB de leur pays, ce qui est gérable. A contrario, les bilans de nos plus grosses banques représentent un ordre de 100% ou plus des PIB de chacun de nos pays, ce qui est nettement moins gérable, surtout lorsqu’il y en a plusieurs.

L’autre raison est qu’une banque ne grossit pas par les activités qui sont essentielles, c’est-à-dire pas par les activités de dépôts et de crédit, mais par les activités de marché. Lorsqu’elles grossissent, les banques déforment leur structure d’activité en faveur des activités de marché au détriment des activités essentielles. La part relative dans leur bilan des dépôts et des crédits est d’autant plus petite que la banque est grosse, les travaux de la BRI (Banque des règlements internationaux) le montrent. Les subventions implicites dont elles bénéficient servent en réalité à ce que ce soit la partie finance de marché qui se développe, c’est-à-dire la partie qui peut tout à fait être prise en charge par des institutions financières non bancaires, non garanties par l’État.

La troisième raison majeure est que lorsque la banque qui mêle les deux activités est en difficulté, l’État est obligé de renflouer la totalité, les sommes qui sont engagées sont alors beaucoup plus importantes. Par ailleurs, le fait que les activités ne soient pas séparées rend beaucoup plus complexe l’évaluation des effets d’une mise en résolution d’une banque, ce qui est une entrave à sa résolution. Si l’on avait séparé les activités, la seule partie de la banque que nous aurions à préserver absolument est celle qui réalise des crédits aux ménages et aux PME, c’est-à-dire à des agents qui n’ont pas d’autres sources de financement, ce qui n’est pas le cas d’une très grande entreprise qui peut se financer sur les marchés. Il faut également savoir que plus une banque est grosse plus le dénominateur de son ratio de capital est manipulable par la banque, et ainsi moins elle est capitalisée relativement à ce qu’elle devrait être. Certains travaux ont montré que pour un même portefeuille entre plusieurs banques, le ratio de capital peut aller de 1 à 3 tellement elles ont des marges de manœuvre sur la manière dont elles calculent le dénominateur de leur ratio. C’est pour cela que la finalisation des accords de Bâle III prévoyait une limitation de ces possibilités de manipulation du ratio de capital pondéré par les risques. La crise actuelle a conduit à reporter la mise en œuvre des dernières réglementations, et les pressions du lobby bancaire sont fortes à leur allègement. Malheureusement, il a l’oreille des décideurs politiques.

Il y a donc une multitude d’arguments qui vont dans le sens de l’utilité de cette séparation d’activité. Si aujourd’hui nous avons une grande banque en difficulté, les fonds publics que l’on va devoir injecter seront beaucoup plus importants que si elles avaient uniquement été des banques commerciales.

« La capture des élites dirigeantes par le monde de la finance est une capture cognitive, intellectuelle et évidemment sociologique »

LVSL – Mais est-ce une réforme indispensable dans une perspective de transition écologique ?

LS – Le problème est que ce ne sera pas la priorité. Je ne pense pas que cette réforme remonte rapidement à l’agenda politique sauf peut-être si la crise bancaire est massive. Il existe d’autres possibilités pour réduire la taille des banques. On peut très fortement réglementer les opérations de marché. Si l’on rend les opérations de marché beaucoup plus coûteuses, si l’on remet du « sable dans les rouages », si on exige des ratios de capitaux beaucoup plus importants, notamment des ratios de levier, c’est-à-dire non pondérés par les risques, naturellement la taille des bilans des banques se réduira. Pour autant, je reste persuadée qu’il s’agit d’une réforme qui devrait être à l’agenda.

LVSL – Admettons cependant qu’elle soit une priorité, comment dès lors demain un pouvoir réellement « de gauche » pourrait-il réussir cette scission ? 

LS – Ce qui est très compliqué c’est que ce sont des sujets très complexes et le personnel politique dans son grand ensemble n’est pas armé en réalité pour comprendre véritablement ce qui se joue dans ces réformes. De plus, les élites de hauts-fonctionnaires et d’experts qui les entourent sont souvent très liés au monde de la finance. Ils sont convaincus que l’intérêt de ces champions nationaux est aligné avec l’intérêt national. Ce qui est faux ! Il n’existe pas véritablement de vision contradictoire dans les sphères décisionnelles de l’État et aucune ouverture d’espaces de décision avec une véritable discordance. Les décisions ne se prennent pas à la suite de véritables délibérations marquées par l’échange d’arguments scientifiques.

Pour avoir été très impliquée dans le débat sur la séparation des activités en 2012-13, je peux vous dire que les décisions ont parfois été prises sur des arguments qui étaient complètement faux, infirmés scientifiquement, et pour autant je le répète, c’est sur cette base-là que ces décisions politiques de la plus haute importance ont été prises. Ceux qui sont consultés, écoutés ont été formés de la même manière, sortent du même moule et une partie des hauts-fonctionnaires ont pour ambition de rejoindre les directions des grandes banques systémiques. La capture des élites dirigeantes par le monde de la finance est une capture cognitive, intellectuelle et évidemment sociologique. C’est l’objet de mon livre La fascination de l’ogre et tout est dans le titre.

[1] Voir les deux propositions de Laurence Scialom et Baptiste Bridonneau :

http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/955/original/Terra-Nova_Cycle_Covid-19_Crise-ecologique-et-economique-osons-les-decisions-de-rupture__020420.pdf?1585843205

http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/982/original/Terra-Nova_Cycle-Covid19_Des-annulations-de-dettes-par-la-bce_170420—.pdf?1587132547

“Nous n’avons pas l’intention de devenir des bons capitalistes”, entretien avec Olivier Leberquier

Nous nous sommes entretenus avec Olivier Leberquier, le directeur général délégué de la coopérative Scop-Ti. Cette coopérative est née après 1336 jours de combat contre le géant Unilever. Elle constitue aujourd’hui un exemple pour les syndicalistes et travailleurs qui reprennent leurs entreprises en France, et noue des échanges avec des coopératives et sociétés autogérées à l’échelle de la planète.


LVSL: Pourriez-vous vous présenter, revenir sur votre parcours professionnel, vos engagements militants avant de devenir directeur général délégué de votre entreprise ?

Je suis l’ancien délégué syndical CGT de Fralib, toujours militant syndical et maintenant devenu directeur général délégué de Scop-Ti. Je suis sorti de l’école à 17 ans, aujourd’hui j’en ai bientôt 55. A l’époque on faisait encore le service militaire, j’ai eu trois ans d’activité mais à l’époque c’était compliqué d’être embauché tant qu’on n’avait pas fait son service, il fallait être dégagé de ses engagements militaires. J’ai fait pas mal de boulots notamment chez Fralib dans l’usine qui était au Havre et j’ai fait mon service militaire pour ensuite refaire des petites missions, et là j’ai découvert que des postes en CDI étaient ouverts en tant que technicien de maintenant chez Fralib au Havre.

J’ai donc postulé et été recruté en 1985, puis j’ai fait toute ma carrière chez Fralib. Je suis fils de militants syndicaux et politiques : mes parents sont tous les deux au Parti Communiste. Mon père a eu des mandats y compris dans la municipalité où j’ai grandi. Je suis issu d’une famille nombreuse, dans une maison très ouverte avec beaucoup de passages de militants. Quand j’étais adolescent, mon père m’avait dit de penser à me syndiquer quand je rentrerai sur le marché du travail. Il avait dit « tu verras, tu choisiras », c’est ce que j’ai fait.

Chez Fralib, je me suis syndiqué à la CGT, j’avais 22 ans, plein de passions, notamment une que j’ai dû mettre de côté depuis 2010 à cause du conflit, c’est le football. J’ai été joueur, entraîneur et j’ai fait ça toute ma vie à un niveau amateur. Connaissant le temps que prend un engagement militant, au tout début quand je me syndique, je n’ai pas l’intention d’être militant. C’est pour les valeurs que j’adhère mais à part quand il y avait des actions et que je suivais, je n’étais pas représentant car j’étais trop pris par le sport.

« À l’instant où j’ai obtenu mes premiers mandats syndicaux, après des élections où j’ai décidé de prendre des mandats en 1990-91, ma carrière s’est arrêtée en matière d’évolution professionnelle. »

Ensuite, j’ai commencé ma carrière professionnelle. Jusqu’à 28 ans, je suivais mais je n’avais pas vraiment d’activité. Tant que je suis resté dans ce cadre, mon évolution chez Fralib était normale, je suis passé d’opérateur à opérateur-mécanicien puis technicien. A l’instant où j’ai obtenu mes premiers mandats syndicaux, après des élections où j’ai décidé de prendre des mandats en 1990-91, ma carrière s’est arrêtée en matière d’évolution professionnelle. Il a fallu que j’attende une décision de justice en cassation en 2009 à la suite d’une procédure qui a duré plus de 6 ans, pour faire reconnaître devant la justice une discrimination syndicale dont je faisais objet. Unilever a fermé l’usine du Havre en 1998, un combat a été mené avec des relais médiatiques.

J’étais délégué syndical central puisqu’à l’époque Fralib c’était trois sites de production et un siège social à la Garenne-Colombes avec 400 personnes, le site de Marseille qui a bougé à Gémenos, un site à Poitiers et le site du Havre. En 1998, quand il y a ce projet de fermeture, on n’a pas gain de cause. Le projet était de fermer l’usine du Havre, mais comme une usine européenne de thé parfumé ouvrait à Gémenos, ils proposaient à 152 salariés du Havre un poste à Gémenos. On avait soit un poste identique soit un poste supérieur donc juridiquement, il n’était pas possible de s’opposer.

J’avais 35 ans, mon épouse travaillait à temps partiel, j’étais marqué au rouge de partout et me trouvais dans une situation où je risquais de rester très longtemps au chômage si je ne suivais pas à Marseille. Le nom de mes parents était marqué et mon nom s’était trouvé dans la presse à cause de l’action militante menée. La seule solution pour continuer à nourrir la famille était de descendre à Marseille. Je suis devenu délégué syndical du site. Pour compléter, j’ai eu des responsabilités au niveau de ma fédération dans l’agroalimentaire, à partir de 2000 j’ai été élu à la commission exécutive fédérale.

Fête de l’Humanité 2012, photo PATRICK GHERDOUSSI

LVSL: Vous parlez de l’adoption sur votre site d’un « changement de système social et de politique également perceptible dans la gestion de la production et de la qualité des biens proposés ». Vous mettez en avant des valeurs, une manière de produire et aussi le fait de rendre aux employés le pouvoir au sein de l’entreprise. Comment cela se traduit-il dans les faits ?

Il faut d’abord dire que ce n’est pas simple. C’est ce qu’on s’attache tous les jours à mettre en place. On était 182 salariés à l’annonce de la fermeture, au bout de 3 ans et demi on est resté 76 à lutter jusqu’au bout, il faut quand même une sacrée conscience de classe pour demeurer ainsi jusqu’au bout. Sur les 76, tout le monde avait la possibilité de rentrer dans le plan de la coopérative et 58 ont franchi le pas. Sur les 58, 46 avaient la volonté d’y être salarié un jour. On en a déjà salarié 43 dont 3 aujourd’hui sont retraités. Il y en a encore 3 à faire rentrer. L’ensemble des salariés de Scop-Ti sont devenus coopérateurs.

Pour autant, tous n’ont pas élevé leur conscience au même niveau, on est un collectif de salariés et quelques personnes viennent travailler à Scop-Ti comme s’ils venaient travailler pour Fralib. Notre premier organigramme est un cercle et non une pyramide comme cela est imposé partout. Le tour du cercle c’est l’assemblée des coopérateurs, qui est souveraine. Toutes les grandes décisions, politiques et stratégiques sont prises au niveau de l’assemblée des coopérateurs. Ensuite, une entreprise comme la nôtre vit tous les jours.

On a élu au conseil d’administration une direction de l’entreprise de 11 membres, ce qui demeure beaucoup. Pour être réactif au jour le jour, on a décidé de donner la mission à trois personnes de constituer un comité de pilotage pour prendre ensemble ou séparément des décisions utiles pour la Scop.

On priorise le dialogue avec les coopérateurs mais parfois ça n’est pas simple. Si on n’a pas eu le temps d’en parler, on en réfère aussitôt au conseil d’administration et à l’assemblée générale pour valider après coup les décisions prises. Pour l’instant, aucune décision n’a été invalidée après coup. Si jamais cela devait arriver, il s’agira de trouver une solution car les coopérateurs sont souverains. On n’a pas obtenu la marque Eléphant comme on le revendiquait, ce qui nous aurait fait tout de suite 450 tonnes d’activité pour démarrer.

Ainsi on aurait eu directement de l’activité. Notre entreprise produisait au plus fort 6 000 tonnes. On a donc dû créer notre propre marque, 1336; aujourd’hui, même si on est satisfait par la pénétration du marché de nos produits, ce n’est pas suffisant. Nous avons vendu 10 tonnes la première année, 25 la suivante et 35 l’année passée. On est très loin des 6 000 tonnes mais notre projet est de 500 tonnes à l’horizon 2019.

« Pour nous, la Scop idéale c’est que tout se passe sans qu’on vienne dire à qui que ce soit ce qu’il doit faire. »

Par la suite, on a proposé nos services à la grande distribution et à des marques qui n’ont pas de site industriel. On a signé des contrats avec Système U, Leclerc et Carrefour mais pour pouvoir travailler avec la grande distribution, il faut obtenir des certifications, notamment IFS. On a été certifié. Tous les ans on a des audits et on a été renouvelé chaque année donc il n’y a pas de problème à ce propos. En revanche administrativement, dans les documents demandés, il fallait absolument fournir un organigramme en pyramide avec des responsables. Cela nous posait un problème éthique.

Si on ne le faisait pas, on n’avait pas la certification. Je caricature à peine. On a répondu leur attente en faisant cette pyramide mais en mettant en haut de celle-ci l’assemblée des coopérateurs – ce qui répondait aux attentes. Dans les compétences qui me sont dévolues, j’ai les parties marketing, commerciale et gestion du personnel. Pour nous, la Scop idéale c’est que tout se passe sans qu’on vienne dire à qui que ce soit ce qu’il doit faire, le fait de donner des consignes. Chacun vient en sachant ce qu’il doit faire et c’est ainsi qu’on arrive à fonctionner dans pas mal de services, même si certains et certaines d’entre nous – on ne passe pas de 30 ans de travail dans une multinationale avec un système pyramidal où on nous impose ce qu’on doit faire à l’autonomie- ont besoin qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire. Ici, il n’y a pas de hiérarchie.

Manifestation à Paris en 2012

LVSL: On a souvent l’image de coopératives qui ne vont pas être rentables, moins efficaces que des entreprises organisées suivant une forme classique, capitaliste. Comment prenez-vous en charge vos impératifs éthiques pour quand même parvenir à perdurer ?

Effectivement, on n’a pas une gestion capitaliste de l’entreprise et c’est pour ça qu’on n’est pas encore sortis d’affaire. On espère cette année trouver le point d’équilibre de l’entreprise, parce qu’il fallait tout reconstruire: si on avait eu la marque Eléphant ça aurait été beaucoup plus simple, les bénéfices venaient immédiatement. J’espère qu’un jour on se posera la question de la répartition des bénéfices. Le capital versé par les coopérateurs n’est pas rémunéré, il n’y aura ni rentier ni actionnaire chez nous. 50% en répartition participation aux bénéfices, 35% en investissement et 15% en réserve pour la société.

On n’a pas une gestion capitaliste car quand on est sorti du conflit en 2014, il y avait des choses administratives à régler et en 2014 dans notre région, un certain nombre d’institutions sont passées à droite, ce qui a créé des difficultés. L’ancienne majorité tant à la métropole qu’à la région soutenait notre projet. Le bâtiment et les terrains avaient été rachetés par la métropole pendant la lutte et l’outil industriel leur avait été cédé pour un euro symbolique. Elle devait nous les rétrocéder. Lors de la sortie du conflit avec Unilever en 2014, on espérait reprendre vite l’activité mais elle n’a pu reprendre qu’en 2015 avec une vente des produits au mois de septembre.

Si on avait eu une gestion capitaliste, la sagesse capitaliste aurait été de dire qu’on démarre et qu’on ne fait rentrer des salariés que lorsqu’il y a une activité lucrative. Du boulot pour remettre en état il y en avait. Collectivement, on a décidé qu’il n’était pas question de laisser un copain ou une copine sur le bord de la route. Des projets de reclassement ont été posés et on les a fait rentrer, notamment les plus jeunes en mai 2015 car ils avaient moins de droits et qu’on voulait les faire rentrer avant qu’ils ne les perdent. Aucune activité lucrative n’était en place dans la Scop. Aucune entreprise capitaliste ne l’aurait fait de cette manière car ils auraient attendu que de l’argent rentre.

« On nous dit qu’on serait des mauvais capitalistes mais ça tombe bien car nous n’avons pas l’intention de devenir des bons capitalistes. On le prend comme un compliment! »

Le souci c’est que quand on discute avec des instances, on nous dit qu’on serait des mauvais capitalistes, mais ça tombe bien car nous n’avons pas l’intention de devenir des bons capitalistes. On le prend comme un compliment! Le fait de mettre des hommes et des femmes en avant fait qu’aujourd’hui, économiquement c’est dur, mais si c’était à refaire, nous prendrions les mêmes décisions. Il n’est pas question qu’un combat collectif, mené et gagné ensemble vienne créer des divisions.

On continue à avancer ainsi avec les difficultés que cela implique. Pour l’avenir je suis assez optimiste. Si on avait pas cru en nous, on ne serait plus là, on a toujours trouvé des solutions. L’évolution de la Scop est positive. On a cependant une incertitude car les banques ne suivent pas. Est-ce qu’on ne coincera pas avec la trésorerie qui ne pourrait plus suivre notre montée en puissance ? On a quadruplé le chiffre d’affaires entre 2015 et 2016, on l’a augmenté de 63% en 2017, on l’augmentera de toute façon en 2018 car de nouveaux marchés sont arrivés. La seule incertitude concerne donc la trésorerie car l’arrivée de nouveaux marchés est source de besoins de trésorerie et il faut gérer ces démarrages de nouveaux circuits. Les banques ne nous aident pas, c’est pour cela que nous avons lancé la campagne de socio-financement, en juillet 2017.

Pour revenir à la question initiale, je pense que les coopératives ne sont pas moins rentables. Si on refait l’interview dans deux ou trois ans, quand nous aurons passé ces étapes, des bénéfices vont se faire et on pourra faire beaucoup plus au niveau de l’entreprise que ce qu’on faisait avec Fralib car nous, la grosse différence, c’est qu’on n’aura pas d’actionnaires à gaver et donc l’ensemble des résultats vont demeurer dans l’entreprise. Ça sera une réussite et j’ai hâte de discuter de la répartition avec les membres du collectif.

Certains ou certaines voudront peut-être faire bouger les choses et on aura des débats intéressants. On portera aussi le résultat de l’entreprise pour alléger les charges de travail des coopérateurs, créer de nouveaux emplois et dégager du temps de travail. On a développé avec la lutte des Fralib tout un pan culturel avec des films, notre groupe de musique, notre troupe de théâtre qui tourne. Il faut que cela prenne sa place dans la coopérative. Selon nous, l’usine ce n’est pas uniquement l’endroit où on vient travailler et chercher un salaire. Ça doit aussi être un lieu d’émancipation et la culture a toute sa place dans l’usine.

LVSL: Le sociologue Maxime Quijoux a beaucoup travaillé sur les reprises d’entreprises qui se constituent en coopératives en Argentine. Elles ont eu lieu au début des années 2000 donc il dispose d’un certain recul pour ses travaux. Il évoque une « routinisation des pratiques ». Les personnes les moins politisées se sont prises au jeu de la coopérative mais l’attention portée aux assemblées diminue, on a une lassitude, un manque de temps pour ces pratiques. Avez-vous constaté ça ?

En janvier 2014, quand on occupait l’usine, on avait organisé avec l’association Provence-Amérique Latine de Marseille une rencontre, de même que les premières rencontres internationales des usines autogérées. On avait vu des Brésiliens, des Italiens, une douzaine de nationalités étaient représentées. On a pu échanger à propos de la vague des hôtels récupérés en Argentine notamment. Concernant le risque de routinisation, c’est un souci que nous avons en permanence. Parfois on me demande si ça a été compliqué de passer de délégué syndical à directeur général.

Je réponds toujours que non car la Scop continue à se gérer de la même manière que le conflit s’est passé ou de la même manière qu’on concevait les relations syndicales avant. Le problème qu’on a eu, c’est que quand on occupait l’usine on a été parfois 24h/24 ici et ensemble. On mangeait ensemble, on gardait l’usine ensemble. On faisait parfois deux ou trois assemblées générales dans la même semaine. L’échange était permanent.

On essaye maintenant de le faire de la même manière sauf que l’activité a repris et qu’il faut travailler. La cohabitation du débat collectif et de l’activité est complexe. Les échanges peuvent parfois être tendus : on a mis 9 mois à déterminer la politique salariale de la Scop. Certains coopérateurs ne vont pas ou plus aux réunions, n’osent pas prendre la parole car ils ont senti que ce qu’ils disaient n’était pas retenu. Je réussis à m’exprimer devant des personnes et ne vis pas la contradiction comme un échec mais cela n’est pas le cas de tout le monde, surtout que cela peut être vécu comme une humiliation.

Il faut veiller à cela pour que le débat collectif perdure. Plus de 40 personnes sur 58 viennent à chaque assemblée. En ce moment, on constate un léger déclin de participation mais je comprends ce constat car nous sommes encore une jeune coopérative. Il faut faire en sorte de trouver des outils et de ne pas se contenter de l’assemblée des coopérateurs pour que vive le débat. Tout le monde n’est pas égal concernant les prises de parole. Il faut trouver des espaces et moyens de communications sans que cela passe par l’assemblée. Cela peut notamment se passer via des mails sur internet ou des sms. On communique pour que tout le monde soit à tout moment au même niveau d’information, et aussi dans des espaces informels comme à côté de la machine à café.

Réunion du Comité Européen

LVSL: Avez-vous des liens avec d’autres coopératives ? Avez-vous été approché par des entreprises ou des syndicalistes qui voulaient transformer des entreprises en coopératives ?

L’exemple le plus emblématique est celui de la Fabrique du Sud à Carcassonne. Ils disent que s’il n’y avait pas eu les Fralib, ils n’auraient pas mené leur lutte alors qu’ils ont subi la même chose que nous un an et demi après. En juillet 2012, ils se sont rapprochés de nous et sont sortis du conflit un an avant nous. Ils ont donc mis le projet de coopérative que nous portions en pratique, un an avant nous ! Ils sont moins nombreux et font de la glace artisanale, c’est La Belle Aude. L’exemple qu’on a pu donner leur a servi. On a toujours des contacts avec eux, on essaye de se coordonner. A l’internationale, on a des contacts avec les usines autogérées. En France, comme à l’étranger, on est en lien avec des structures, pas nécessairement coopératives, mais qui pratiquent l’autogestion.

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Réforme du marché du travail : les entreprises aussi seront perdantes, par David Cayla

Emmanuel Macron va-t-il réformer le marché du travail par ordonnances malgré une majorité écrasante à l’Assemblée ? Oui, probablement, car c’est son projeeeeet !! David Cayla, économiste de plus en plus atterré, nous explique ci-dessous pourquoi.

Si l’on sait que les salariés seront, une fois de plus, les grands perdants de la réforme, il se pourrait que les entreprises, notamment les TPE-PME, soient durement “impactées” (comme on dit dans les Start up nations) elles aussi. Il se pourrait aussi que le dialogue social en sorte, contrairement à ce qu’on nous dit et redit, durement affaibli. 
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Fort d’une majorité pléthorique, le gouvernement En marche devrait très vite s’atteler à la première des grandes réformes du quinquennat, celle du marché du travail. Les ordonnances sont-elles toujours d’actualité ? Rien dans le discours gouvernemental ne laisse présager que sa très large victoire aux législatives l’amène à réviser sa méthode. Car la procédure par ordonnances permet d’empêcher le Parlement de déposer des amendements en ne lui laissant la possibilité que d’approuver ou de rejeter en « bloc » l’ensemble du projet tel qu’il aura été conçu durant l’été. C’est un double avantage pour le président. D’une part cela accélère et simplifie la procédure, d’autre part cela interdit toute dénaturation parlementaire du projet gouvernemental.
UNE MÉTHODE AUTORITAIRE
Il faut dire que lorsqu’il était conseiller à l’Elysée, Emmanuel Macron a pu mesurer la difficulté pour un gouvernement de faire passer ce genre de textes. Moins d’un an après son élection, la majorité socialiste s’était alors déchirée pour transposer dans la loi l’accord national interprofessionnel (ANI) signé en janvier 2013 entre les organisations patronales et trois organisations syndicales (CFDT, CFE-CGC et CFTC). La question des accords « compétitivité-emploi » avaient entrainé une bataille de tranchée entre les députés socialistes dont certains furent affublés du sobriquet de « frondeurs ». L’un d’entre eux, Jérôme Guedj raconta par la suite dans Mediapart comment la bataille d’amendements avait fini par faire que« l’ANI ne soit plus tout à fait l’ANI ».
Il est clair qu’Emmanuel Macron ne souhaite pas prendre un tel risque. C’est la raison pour laquelle il y a tout lieu de penser que quelle que soit l’étendue et la docilité supposée de sa majorité il réformera bien le droit du travail par ordonnance.
Sur le fond, le gouvernement prétend que rien n’est acté et que tout dépendra des discussions et des rencontres qui se tiendront au cours de l’été avec les syndicats et le patronat. Mais le fait même de parler de « concertation » et non de « négociations » signifie bien que le gouvernement ne s’engage pas à déboucher sur un accord. On peut donc légitimement penser qu’il sait parfaitement ce qu’il veut imposer comme réforme et que l’objet des discussions estivales n’est pas de permettre aux « partenaires sociaux » de « co-construire » la loi mais de trouver jusqu’où le gouvernement pourra aller dans la libéralisation. Les discussions serviront à tester les limites de l’acceptable afin, espère-t-il, de désamorcer le pouvoir de nuisance des organisations syndicales. En somme, le choix de la procédure et la manière dont le gouvernement entend mener les discussions témoignent d’une logique bien plus autoritaire que ce qui est affiché.
 
DÉPLACER VERS L’ENTREPRISE LE CHAMP DE LA NÉGOCIATION SOCIALE
Mais à force d’habiletés tactiques Emmanuel Macron risque d’oublier de se poser d’autres questions pourtant bien plus fondamentales, et en premier lieu de se demander si la réforme qu’il envisage est vraiment nécessaire et souhaitable pour les entreprises. La philosophie du projet est relativement claire : il s’agit d’élargir la capacité des employeurs à négocier des accords d’entreprise en allégeant les contraintes qui les encadrent aujourd’hui strictement. Parmi les pistes envisagées, les caractéristiques du CDI pourraient être négociées au niveau de l’entreprise en prévoyant par exemple des conditions de licenciement plus larges que celles qui existent. L’employeur pourrait également, par accord d’entreprise, suspendre certaines dispositions des contrats de travail existants sans avoir à passer par un avenant c’est-à-dire sans l’accord formel des salariés concernés. Un refus de leur part permettrait ainsi à l’entreprise de procéder à un licenciement automatiquement justifié. Par ces dispositifs, l’accord d’entreprise pourrait imposer ses normes au contrat de travail, ce qui signifierait qu’une grande partie du pouvoir de négociation serait transférée de l’individu vers l’entreprise.
Un autre volet de la réforme concerne l’inversion de la hiérarchie entre les négociations de branche et les négociations d’entreprise. Aujourd’hui, des rémunérations et des conditions de travail minimales sont négociées au niveau de la branche c’est-à-dire entre les représentants des salariés et des employeurs d’un même secteur. Ces négociations sont essentielles pour deux raisons. Tout d’abord parce qu’elles simplifient les négociations d’entreprise, notamment pour les TPE / PME qui ne disposent pas forcément de représentants syndicaux pour nouer des accords d’entreprise. Pour ces dernières, la branche prend à sa charge le poids des négociations, parfois complexes, sur lesquels salariés et employeurs doivent s’entendre. L’autre rôle des accords de branche est de suspendre la rivalité entre des entreprises en concurrence en leur permettant de s’entendre sur des normes sociales communes.
 
UN PROJET QUI AFFAIBLIT LES ENTREPRISES
Le gouvernement prétend qu’en privilégiant l’accord d’entreprise sur le contrat d’une part et sur la branche d’autre part, il ouvre le champ de la négociation entre employeurs et employés. Mais c’est exactement le contraire qui risque de se produire. À quoi bon négocier un accord de branche si une entreprise du secteur peut à tout moment y déroger ? Comment faire confiance à un employeur au moment de négocier son contrat si à tout moment certaines dispositions de ce contrat peuvent être suspendues ? Au lieu d’étendre le champ de la négociation, on le déplace. Mais on ne le déplace pas n’importe où : on le met précisément là où l’employeur se trouve en situation de force, c’est-à-dire dans l’entreprise.
Or, remplacer un système où la plupart des relations employeurs / employés se négocient collectivement dans le cadre des branches professionnelles par un système où l’essentiel des négociations se trouve relégué au niveau des entreprises est particulièrement inefficace. D’une part cela oblige toutes les entreprises à négocier des accords complexes là où auparavant elles pouvaient mandater des représentant aguerris le faire au niveau de la branche ; d’autre part c’est la porte ouverte à des stratégies de dumping qui risquent de favoriser les entreprises qui parviendront le mieux à s’affranchir des normes de branches.
Imaginons par exemple que la loi permette à chaque entreprise de négocier librement ses horaires et ses dates d’ouverture. Deux commerces concurrents s’affrontent pour une clientèle précise. L’un des deux (a priori celui qui va le moins bien), négocie avec ses salariés la possibilité d’ouvrir tous les dimanches afin de capter une partie de la clientèle de l’autre magasin. La stratégie fonctionne, il gagne quelques clients que perd son concurrent. Ce dernier est alors contraint lui aussi d’ouvrir les dimanches et récupère la clientèle perdue. Au final aucun magasin ne gagne quoi que ce soit dans l’affaire. Au contraire, en ouvrant davantage de journées ils augmentent tous les deux leurs frais de fonctionnement sans augmenter globalement leur chiffre d’affaire. Les deux entreprises sont donc perdantes. Si la branche professionnelle avait pu imposer une norme claire sur les dates et les horaires d’ouverture cela aurait permis d’éviter que les entreprises s’enferment elles-mêmes dans une concurrence destructive.
 
LES GRANDES PERDANTES : LES PME ET TPE
On le voit, les entreprises n’ont pas forcément intérêt au contournement des accords de branche. Mais le plus grave c’est aussi qu’elles ne sont pas toutes à égalité dans la capacité de conclure des accords d’entreprise. Les grandes entreprises disposent de ressources RH et de la présence de permanents syndicaux avec lesquels il est possible de conclure rapidement des accords. Pour les PME, et en particulier pour les entreprises de moins de dix salariés, récupérer la charge de la négociation auparavant déléguée à la branche constitue un véritable problème. En l’absence de représentants syndicaux elles ne peuvent négocier des accords et doivent se contenter des dispositifs de branche. Le danger a été souligné jusque dans les milieux patronaux puisque certains estiment même que cette réforme risque de donner un « avantage concurrentiel aux grandes entreprises ».
Pour éviter que cette réforme ne pénalise les PME le gouvernement envisage donc d’élargir la possibilité du recours au référendum d’entreprise. Depuis la loi El Khomri, les employeurs peuvent déjà nouer des accords par référendum à condition que ceux-ci aient été préalablement ratifiés par des syndicats quireprésentent au moins 30% du personnel. L’une des pistes envisagée par le ministère du travail serait de permettre aux employeurs d’organiser des référendums en l’absence de tels accords, c’est-à-dire à leur seule initiative. Pour comprendre la portée de cette mesure, il suffit d’imaginer le pouvoir que cela confère à l’employeur. Au cours d’une négociation celui-ci pourrait à tout moment décider de rompre les discussions en interrogeant directement les salariés. Or, dans un référendum, il n’est plus possible de discuter du contenu de ce qui est proposé. On doit trancher de manière binaire en votant « oui » ou « non ». C’est le contraire de la démocratie sociale qui elle, implique d’aller dans le détail des sujets en élargissant le champ des discussions non seulement aux besoins de l’employeur mais aussi aux revendications des salariés. Permettre au patron d’organiser des référendums revient donc à lui accorder un pouvoir plébiscitaire qu’il pourra utiliser pour court-circuiter des négociations avec les représentants des salariés. Concrètement, cela revient à un affaiblissement considérable du dialogue social au sein des entreprises.
 
DESTRUCTION PROGRAMÉE DU DIALOGUE SOCIAL
Au final on voit bien ce que l’ensemble du projet implique. Il s’agit non pas d’élargir le champ de la négociation sociale mais au contraire de le restreindre au niveau de l’entreprise et de le dénaturer en donnant à l’employeur des pouvoirs considérables qui vont structurellement affaiblir le pouvoir de négociation des syndicats. N’oublions pas que le projet prévoit par ailleurs, comme l’a rappelé la nouvelle ministre du travail, de faire disparaitre de nombreuses instances représentatives des salariés qui constituent autant d’espaces de discussion (CE, CHSCT…). Si les employeurs peuvent avoir l’impression de s’y retrouver à court terme, la disparition du dialogue social dans les entreprises risque d’entraîner une véritable catastrophe économique. Les spécialistes des entreprises et des organisations le savent depuis longtemps : une entreprise qui fonctionne bien a besoin de s’appuyer sur des salariés impliqués dans la démocratie sociale. Le risque est que les dirigeants, à force de ne plus parler aux représentants du personnel, finissent par se couper de la réalité de leur propre organisation et en viennent à prendre des décisions désastreuses. On ne compte plus les entreprises françaises dirigées par des équipes de direction autistes qui ont fini par pousser leur propre groupe dans l’abîme.
Si le capitalisme français souffre d’une chose ce n’est certainement pas de trop de dialogue social. On peut à ce titre rappeler que les entreprises industrielles allemandes doivent justement une partie de leurs performances à leur modèle de cogestion qui donne de larges pouvoirs aux syndicats, ce qui contraint les employeurs à négocier avec les représentant du personnel la plupart de leurs décisions stratégiques. En portant un projet qui va à rebours de ce modèle et qui vise à faire des patrons français des autocrates dans leur propres entreprises, le gouvernement prépare en fait l’affaiblissement durable du système productif français. Mais il démontre aussi, par sa méthode autoritaire, par le choix de court-circuiter le débat parlementaire, par l’absence de véritables négociations avec les organisations syndicales, qu’il ne fait en fait que généraliser aux entreprises sa propre méthode de gouvernement.