Aux origines du mythe du « grand remplacement » – Entretien avec Hervé Le Bras

© Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

L’expression grand remplacement s’est imposée de façon inédite dans les débats politiques et médiatiques tout au long de la dernière campagne présidentielle. Pourtant, l’invasion de la France par les étrangers est une peur ancienne, contre tout fondement historique et scientifique. Dans son dernier livre Il n’y a pas de grand remplacement, le démographe Hervé Le Bras revient sur la genèse de cette expression et met en lumière sa faiblesse théorique, au service d’une idéologie xénophobe et anti-républicaine. Faits et données à l’appui, l’auteur démontre les incohérences de cette prophétie et sa vocation à falsifier le réel. Une invitation à se méfier des « slogans » et à se prévaloir de la « contagion de l’évidence ».

LVSL – Dans votre ouvrage, vous faites référence à l’écrivain Renaud Camus qui a introduit la notion de « grand remplacement » dans un livre publié en 2010. Cette notion a été diffusée et imposée dans le débat public par des personnalités d’extrême-droite comme Éric Zemmour ou Jordan Bardella. Mais en février dernier, Valérie Pécresse, la candidate du parti Les Républicains, la prend également à son compte lors de son grand rassemblement au Zénith de Paris – avant de se rétracter. Peut-on parler d’une banalisation de la notion de « grand remplacement » ?

H. L.-B. – Ce phénomène n’est pas vraiment inédit car lors du premier débat de la primaire de la droite, les cinq candidats s’étaient prononcés sur cette question. Valérie Pécresse avait d’ailleurs été la plus prudente, en disant que le « grand remplacement » constituait un risque contre lequel il fallait lutter. Puis, effectivement, dans sa marche vers le rassemblement de la droite, elle a dépassé l’extrême-droite représentée par Marine Le Pen. D’ailleurs, vous citez Jordan Bardella à juste titre, mais notez que Marine Le Pen, elle, s’est toujours opposée à l’emploi de la notion de « grand remplacement ». Désormais, dans son discours sur le sujet, Valérie Pécresse est plus à droite que Marine Le Pen.

« Sur le sujet de l’immigration, Valérie Pécresse s’est donc insérée entre Marine Le Pen et Éric Zemmour. »

Cela fait partie de la stratégie de « dédiabolisation » de Marine Le Pen pour conquérir l’électorat de droite. Pour Éric Zemmour, et semble-t-il pour Valérie Pécresse, la question de la préférence nationale touche tous les immigrés. Or, vous savez que sur l’ensemble des 6,8 millions de référencés immigrés actuels en France, 38% sont français. Marine Le Pen ne souhaite pas appliquer la préférence nationale à ces derniers, tandis qu’Éric Zemmour ne fait pas de différence entre les immigrés, leurs enfants ou leurs petits-enfants et que la candidate des Républicains porte un discours peu clair. Sur le sujet de l’immigration, Valérie Pécresse s’est donc insérée entre Marine Le Pen et Éric Zemmour. 

Hervé Le Bras © Clément Tissot

LVSL – Quelle différence historique observez-vous entre le traitement de la question migratoire par la droite et l’extrême-droite ? Elles n’ont pas toujours eu le même niveau de radicalité…

H. L.-B. – Tout à fait, c’est une très longue histoire. Les droites libérale et ultra-libérale sont en faveur de l’immigration et de l’ouverture des frontières, sous prétexte que cela favorise l’économie. L’école de Chicago – qui est considérée comme la partie la plus ultra-libérale de la droite – la défendait, tout en refusant de reconnaître le droit aux prestations sociales pour les immigrés.

L’extrême-droite, quant à elle, est historiquement opposée à l’immigration, même s’il y a eu des allers-retours depuis le début du XXe siècle. Parfois même, la gauche s’est opposée à l’immigration. On se souvient de la célèbre affaire de Vitry-sur-Seine en 1980 – un maire communiste y avait endommagé un foyer de travailleurs maliens – et les réactions qu’elle avait suscitées dans le champ politique et médiatique.

Au fond, c’est très difficile de sectoriser la question des immigrés et de ne l’associer qu’à l’extrême-droite. Prenez le cas de Manuel Valls, l’ancien ministre socialiste qui a souvent eu des propos anti-immigration. Souvenez-vous de sa phrase lors d’une visite dans le marché d’Évry : « Il n’y a pas beaucoup de blancs ici ».

« Quand je fais abstraction des déclarations idéologiques et que je regarde les lois adoptées et les politiques menées depuis la Seconde Guerre mondiale, je constate qu’il n’y a pas de différence entre les gouvernements de gauche et de droite sur la question migratoire. »

LVSL – Vous évoquez le traitement de l’immigration par la gauche. Mises à part ces quelques saillies, comment la gauche s’occupe-t-elle et s’est-elle historiquement occupée de la question de l’immigration ?

H. L.-B. – C’est également une très longue histoire. Dans mon ouvrage, je m’occupe assez peu des questions d’idéologie, et reste factuel. J’étudie ce qu’en mécanique quantique on appelle « l’observable ». Je travaille donc avec des données d’observation, comme par exemple les résultats des partis politiques aux élections ou la proportion d’immigrés commune par commune. Quand je fais abstraction des déclarations idéologiques, et que je regarde les lois adoptées et les politiques menées depuis la Seconde Guerre mondiale, je constate qu’il n’y a pas de différence entre les gouvernements de gauche et de droite sur la question migratoire. Les régularisations ont beaucoup augmenté sous Jacques Chirac, elles sont restées au même niveau sous Nicolas Sarkozy – environ 30 000 – et sous François Hollande.

On observe donc deux phénomènes paradoxalement détachés. Il y a la réalité de l’immigration, qui est évidemment liée aux événements extérieurs, et il y a l’état de l’économie, qui est peut-être le paramètre le plus fortement corrélé aux évolutions de l’immigration, sur le long terme. L’immigration représente un avantage, non seulement car on manque d’ouvriers, d’employés, d’ingénieurs, de médecins, mais aussi car ce sont des personnes plus faibles qui arrivent sur le marché du travail. C’est la raison pour laquelle, dans les années 1960 et 1970, on est allés recruter, non pas à Alger ou à Casablanca mais au sud de l’Algérie et du Maroc. Cela permettait d’éviter que les travailleurs se syndiquent trop vite et qu’ils aient trop de revendications. Il faut bien voir l’attitude très particulière du patronat vis-à-vis de l’immigration.

Couverture du livre « Il n’y a pas de grand remplacement » paru aux éditions Grasset

LVSL – Pour en revenir au « grand remplacement », tel que décrit par la droite et l’extrême-droite, vous expliquez que nous n’avons pas toujours utilisé cette expression…

H. L.-B. – Je pars de l’idée, défendue par Renaud Camus, selon laquelle on ne peut pas définir « le grand remplacement » car c’est une évidence. Mais vous avez raison de souligner que cette « évidence » est tout à fait récente. Pour moi, elle s’est fabriquée comme un slogan. Je me suis donc demandé comment un slogan apparaît. Pour y répondre, je m’appuie sur le livre du philosophe et linguiste Jean-Pierre Faye, intitulé Langages totalitaires. L’auteur essaie de comprendre comment le terme national-socialisme est apparu dans l’Allemagne des années 1930. Il montre que ce terme n’existe pas dès le départ, mais qu’il apparaît après une longue gestation. Il est le fait, à la fois d’oppositions et de rapprochements entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite. Le collage de ces deux termes – nationalisme et socialisme –, ce qui est tout à fait paradoxal, devient terriblement efficace, au détriment, d’ailleurs, de la gauche et de l’extrême-gauche.

Ma démarche a été la même avec la notion de « grand remplacement », qui a certes été introduite par Renaud Camus en 2010, mais qui s’est imposée dans le discours politique seulement vers 2015, à la suite d’une série d’événements. Ce que j’ai essayé de comprendre, en m’inspirant de Jean-Pierre Faye, c’est ce qui avait conduit à cette peur de l’invasion, qui est une vieille tradition française. Je suis donc remonté à la défaite de 1870. Jusque-là, la France était le pays le plus fort de l’Europe. Puis elle a été battue en quelques semaines par la Prusse de Bismarck, ce qui a été un choc très profond.

Couverture du livre « Le Grand Remplacement » de Renaud Camus

À ce moment-là, on a commencé à expliquer la défaite française par le fait que la fécondité en France était beaucoup plus faible que la moyenne européenne. Pour donner quelques chiffres, en 1800, il y avait trente millions de Français et dix millions d’Anglais. Un siècle plus tard, il y avait quarante millions de Français (une petite hausse, donc) et quarante millions d’Anglais. À l’époque s’impose l’idée que la guerre est avant tout l’affrontement de masses d’hommes. Cette idée, très ancienne en France – elle remonte à Valmy – reste très présente dans l’esprit français.

« Après la défaite de 1870, la notion d’invasion entre dans les peurs françaises et dans la représentation française des rapports internationaux. »

À la fin du XIXe siècle, cela devient encore plus criant. Non seulement on explique la défaite de 1870 par le déséquilibre des effectifs, mais on commence également à parler d’invasion. Cette notion entre dans les peurs françaises et dans la représentation française des rapports internationaux. 

Ce thème de l’invasion est transporté exactement dans les mêmes termes, après l’indépendance de l’Algérie. À partir de 1965, la fécondité commence à baisser en France – elle ne reprendra que dans les années 1990 – et il y a donc un fort contraste, cette fois-ci, entre la France et le Maghreb. Mais l’invasion professée par Jean-Marie Le Pen n’a pas lieu. On voit d’ailleurs, au début des années 2000, quand Marine Le Pen gagne en visibilité, qu’elle remplace le terme invasion par le terme submersion. Ce dernier ne rencontrant pas un immense succès, le « grand remplacement » va arriver pour combler le vide.

Une des personnes importantes dans la genèse de l’expression grand remplacement est Jean Raspail qui parle de « grandes migrations » dans son roman de 1973. C’est également lui qui organise le numéro de 1985 du Figaro magazine intitulé « Serons-nous français dans trente ans ? ». Enfin, dans son roman, Renaud Camus le cite élogieusement comme l’un des trois prophètes de son temps.

Le mot remplacement, quant à lui, est utilisé en 1988, dans une étude des Nations unies réalisée pour le compte de la commission des Affaires sociales du Parlement européen intitulée « Migration de remplacement ». Mais ce remplacement n’a rien à voir avec celui de Renaud Camus. C’est un terme scientifique utilisé depuis longtemps par les démographes. En démographie, la fécondité de remplacement est la fécondité qui permet à la population de se maintenir à son niveau. Plus généralement, on entend par là toutes les techniques qui permettent à la population de ne pas décroître. Dans cette étude-là, comme la fécondité baissait dans à peu près tous les pays développés, l’auteur se pose la question suivante : combien faudrait-il de migrations pour empêcher la population de diminuer ? Pour la France, qui garde tout de même un niveau de fécondité assez élevé, les chiffres n’ont rien d’affolant.

L’auteur se pose une autre question très intéressante et qui, au fond, va contre l’idée de migration : combien faudrait-il de migrations pour qu’il n’y ait pas de vieillissement de la population ? Ce que montre le rapport, c’est qu’il faudrait des volumes gigantesques de migration si l’on souhaite empêcher le vieillissement. Pour la France par exemple, il faudrait environ un million de migrants en plus par an. Il montre ainsi que la migration n’est pas une recette contre le vieillissement de la population.

Brutalement, en 2015, le Front national découvre le rapport et Marine Le Pen s’en sert dans plusieurs déclarations, en faisant fi de toutes les études techniques, pour démontrer que les Nations unies ont imposé la notion de grand remplacement. Puis cet argument se solidifie et tout le monde lui emboîte le pas à droite et à l’extrême-droite. Dans ce contexte de grande crise migratoire, le moment est idéal pour retirer Renaud Camus de son placard : c’est la fortune du slogan « grand remplacement ».

Hervé Le Bras © Clément Tissot

LVSL – Une fois implantée dans le discours politique à droite, peut-on dire que la notion « grand remplacement » a véritablement prospéré dans le débat public du fait – entre autres – d’un positionnement d’une certaine gauche à rebours des opinions réticentes à l’égard de l’immigration qui dominent ?

H. L.-B. – Je pense que cela joue peu car, au fond, ce qui s’est joué, c’est un positionnement de l’extrême-droite non pas vis-à-vis de la gauche mais de la droite. C’est sa ligne de mire, car c’est là qu’il y a potentiellement des troupes à venir. La gauche ne constitue pas un repoussoir, déjà parce qu’elle est très faible, et ensuite parce qu’elle est elle-même très divisée sur cette question : une partie de la gauche sociale-démocrate souhaite un renforcement des contrôles aux frontières et une autre, à l’extrême-gauche, porte un discours universaliste, en faveur de l’ouverture des frontières.

Au fond, le « grand remplacement » a permis à l’extrême-droite de changer la manière de présenter le problème de la migration. Dans mon livre, je montre que la manière ancienne de dénoncer l’immigration, celle de Raspail et du numéro du Figaro magazine, c’est le discours anti-allemand, la peur de l’étranger, l’attention portée à la fécondité… L’astuce du « grand remplacement » – incarnée par Éric Zemmour pendant cette campagne – c’est d’inverser ce processus. C’est de dire : « Il va y avoir un grand remplacement ».

Le « grand remplacement » est posé comme une évidence, que l’on peut expliquer en remontant en arrière (les grandes migrations passées) et en pointant du doigt la complaisance des élites. Commencer par l’évidence du « grand remplacement » permet de modifier complètement la rhéthorique. Très clairement, que ce soit Éric Zemmour ou Renaud Camus, ils se moquent des chiffres de population. Il y a une contagion de l’évidence. À ce jeu, il ne nous reste plus qu’à « ouvrir les yeux », à « garder les yeux ouverts ». Dès lors, la science n’a plus aucune importance…

LVSL – Finalement, diriez-vous que la théorie du « grand remplacement » s’appuie sur une démarche anti-scientifique ?

H. L.-B. – À ce sujet, je peux vous parler de l’expérience que j’ai menée dans le cadre de mon livre. Renaud Camus avait raconté avoir vu à la télévision un certain Monsieur Millet, lequel avait déclaré s’être retrouvé un soir, à dix-huit heures, station Châtelet à Paris et avoir constaté qu’il était le seul homme blanc sur le quai. Vous conviendrez que l’usage de cette simple observation pour nourrir la thèse du « grand remplacement » est assez peu scientifique. De plus, on apprend dans un autre de ses livres que ce Monsieur Millet est un ami de Renaud Camus…

Je suis donc allé, moi aussi, à dix-huit heures à la station Châtelet. C’est ce que l’on fait quand on est scientifique : on répète les expériences. J’ai compté qu’en moyenne, sur les vingt quais visités, 25% des personnes étaient non blanches. Ma conclusion n’est pas que Monsieur Millet a tort – car mon calcul n’était pas plus représentatif et fiable que le sien – mais que voir ne suffit pas pour connaître, puisque chacun peut voir des choses différentes.

« Ce qui caractérise la réthorique d’extrême-droite c’est que, systématiquement, le cas individuel suffit pour déduire des vérités générales. »

C’est pour cela qu’on répète les expériences. La science avance lorsqu’il y a un accord général sur la partie de vérité à laquelle on accède. Si j’insiste sur ce point, c’est parce qu’il dit beaucoup de la nature de l’extrême-droite. Ce qui caractérise la réthorique d’extrême-droite, c’est que, systématiquement, le cas individuel suffit pour déduire des vérités générales. Si vous donnez un cas général, on vous oppose un cas individuel. Or, la science moderne – qui nait de la révolution scientifique au XVIIe siècle – repose sur l’idée que l’on peut déduire la même chose d’une observation, qu’un consensus scientifique est possible par la confrontation des points de vue et l’examen critique de faits observés et répétés.

Mais je crois que cette caractéristique de l’extrême-droite va plus loin encore. Elle montre la conception que cette droite a du peuple. Le peuple est homogène, donc si vous prenez au hasard un membre du peuple, il suffit à représenter le peuple entier. C’est la raison pour laquelle, dès qu’il y a le moindre risque d’hétérogénéité, il faut l’exclure. Jan-Werner Muller parle à ce titre d’anti-pluralisme.

LVSL – Vous semblez dire que ces figures d’extrême-droite, à commencer par Renaud Camus se fichent des statistiques. Pourtant, Éric Zemmour n’a de cesse de s’appuyer sur le chiffre de 400 000 personnes arrivant chaque année sur le territoire national. Que pouvez-vous dire de ce chiffre ?

H. L.-B. – L’argument utilisé par Éric Zemmour, mais aussi par Didier Leschi – pour vous montrer que le « grand remplacement » n’est pas uniquement une obsession de l’extrême-droite – est qu’en 2019, 270 000 titres de séjour ont été accordés et 130 000 demandes d’asile formulées, soient un total d’environ 400 000 entrées. Or, le plus important n’est pas le nombre de personnes qui entrent sur le territoire, mais l’évolution de la population immigrée, c’est-à-dire la population qui arrive pour séjourner en France. Là aussi, il faut être attentif aux différentes durées de séjour. D’après les chiffres du ministère de l’Intérieur, un tiers des entrées sont le fait d’étudiants dont 40% rentrent chez eux moins d’un an après avoir obtenu leur titre de séjour. Voilà un exemple très clair d’entrée-sortie.

Pour cela, l’INSEE mène des enquêtes de recensement. Neuf millions de personnes sont interrogées de façon aléatoire chaque année. Cela permet de connaître, au premier janvier, la composition exacte de la population et de décompter. On s’aperçoit ainsi qu’en moyenne, 50 000 immigrés meurent chaque année. Entre les entrées, les sorties et les décès, la moyenne annuelle est de 120 000 migrants entre 2006 et 2020. Nous sommes bien loin des 400 000 annoncés…

« Le capitalisme médical a intérêt à ce que les médecins aient peur » – Entretien avec Martin Winckler

Martin Winckler © Killian Martinetti

Médecin militant féministe, Martin Winckler est également romancier et essayiste. Installé au Canada depuis 2008, où il a été chercheur invité au Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal jusqu’en 2011, il est de passage en France à l’occasion de la sortie de son nouveau roman, L’Ecole des soignantes, paru aux éditions P.O.L en mars 2019. LVSL l’a interrogé sur les rapports entre médecins et patients, les conflits d’intérêts avec les laboratoires pharmaceutiques et l’aliénation qui résulte de ces rapports de force.


LVSL – Dans votre dernier roman, L’Ecole des soignantes, vous décrivez l’hôpital de Tourmens, qui est un modèle sur bien des aspects : il y a une relation de collaboration entre les médecins et les patients, peu de médicaments sont utilisés, le pôle psychiatrique est entièrement ouvert… Quelles ont été vos sources d’inspiration ?

Martin Winckler – J’ai construit Tourmens à partir d’expérience faites dans plusieurs endroits. Par exemple, il y a un programme patient-partenaire à l’université de Montréal : les patients sont des mentors pour tous les étudiants en sciences de la santé, pas seulement les étudiants en médecine. Ils servent de mentor, d’enseignant parce qu’ils ont un savoir sur la relation de soin, sur leur maladie en particulier, ou encore sur le fonctionnement du système de santé. De même, les hôpitaux psychiatriques où on n’attache pas les gens, ça existe, même si ça nécessite beaucoup de personnel pour prendre en charge les gens sans les bourrer de médicaments. C’est le cas de La Borde, une clinique psychiatrique dans le Loir-et-Cher qui existe depuis les années 1970. C’est un centre d’accueil des personnes ayant des troubles psychiatriques, dans lesquelles elles sont libres, les portes sont ouvertes.

LVSL – Vous consacrez justement une grande partie du roman aux maladies mentales, à la folie…

MW – Aux souffrances psycho-cognitives ! La folie c’est un qualificatif, alors que si vous dites souffrances psycho-cognitives vous décrivez seulement, vous ne qualifiez pas. C’est pour ça que j’ai cherché un terme, qui est un peu lourd, mais qui décrit mieux que le mot folie. Quand on dit de quelqu’un qu’il est fou, on le met tout de suite à l’écart.

LVSL – Vous expliquez que ces souffrances psycho-cognitives sont liées aux souffrances du corps. Vous parlez même d’aliénation, dans le rapport de force entre médecins et patients. Que voulez-vous dire ?

MW – L’aliénation recouvre toute oppression, toute mise à part, tout rapport de force. Il y a une aliénation imposée par les médecins. En médecine, souvent et assez paradoxalement, on vous fait peur, pour vous vendre quelque chose, ou pour se rassurer. Sur la contraception par exemple, quand je travaillais au centre de planification familiale, il y avait des médecins qui refusaient de parler du stérilet car ils avaient peur de créer une catastrophe. Ils refusaient aux femmes une liberté pour se rassurer eux, alors que si on lui donne les explications et les méthodes de façon loyale, une jeune femme qui est assez grande pour décider d’avoir des relations sexuelles est assez grande pour choisir sa méthode de contraception toute seule ! C’est un refus qui n’était pas motivé par une raison médicale, mais par la peur. C’est très paternaliste, et c’est cette attitude des médecins qui aliène.

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LVSL – Vous évoquez également la question du lobbying des laboratoires pharmaceutiques auprès des hôpitaux, et les situations de conflits d’intérêt dans lesquels se retrouvent les médecins. C’est quelque chose que vous aviez déjà dénoncé dans des romans précédents. Comment les choses évoluent-elles ?

MW – La conscience du public a bougé. Celle des médecins, beaucoup moins. Il y a encore des médecins qui prétendent qu’on peut travailler avec un laboratoire pharmaceutique sans conflit d’intérêt. Non, on ne peut pas ! C’est comme dire, je peux être dentiste et avoir une confiserie, il y a un conflit d’intérêt majeur.

LVSL – Plus précisément, quelle est la situation en France ? Les médecins se trouvent-ils régulièrement en situation de conflit d’intérêt ?

MW – Je pense, plus largement, que le fait d’être médecin, en France en particulier, représente en soi un conflit d’intérêt. La fonction intègre l’idée qu’on doit servir tout le monde de la même manière. Mais le code de déontologie nous dit qu’on doit respecter la confraternité, donc qu’on doit certains égards à nos confrères. Par conséquent, ou bien on essaie de concilier les deux, de soigner les gens sans jamais dire de mal de nos confrères, ou bien on est objectivement du côté de nos confrères, c’est-à-dire que quand quelqu’un nous dit « un de vos confrères m’a maltraité », on l’engueule et on défend notre confrère. Ou bien, on prend la défense du patient systématiquement. Personnellement, je n’ai jamais eu de conflit d’intérêt, parce que je crois toujours ce que les gens me disent, et que je prends toujours leur défense. Toujours. Je peux me tromper, mais je me trompe avec eux, pas contre eux. La loyauté envers les pairs, c’est très important, mais elle ne peut pas annuler, ou remplacer, ou abolir, les méfaits qui sont commis par les pairs.

LVSL – La loyauté est très importante dans le corps médical. Pensez-vous que ce soit cette loyauté qui fait que les choses évoluent doucement dans le milieu de la médecine ?

MW – Oui. C’est aussi lié au recrutement et au sentiment d’appartenance. Vous êtes recruté dans un groupe social favorisé : si vous venez d’un groupe social favorisé, vous ne voulez pas déchoir, vous voulez rester dans ce groupe. Si vous venez d’un groupe modeste, vous voulez rester dans ce groupe, parce que vous êtes dans une meilleure situation que dans votre groupe d’origine. D’un point de vue de statut, vous êtes en conflit d’intérêt, parce que votre statut est supérieur à celui des patients. Est-ce que vous allez sacrifier votre statut pour le bien des patients ? C’est pour ça, par exemple, que je pense que les médecins généralistes devraient être salariés, comme en Angleterre.

LVSL – Que préconisez-vous concernant le paiement des médecins ? Est-ce qu’ils devraient tous être salariés ?

MW – Les médecins devraient être payés à l’heure, et non pas à l’acte, parce que le paiement à l’acte favorise la surprescription. Un gynécologue de ville, par exemple, est porté de façon insensible à faire de plus en plus de gestes puisque chaque geste est côté et facturé. Mais ça veut dire qu’ils ne sont pas faits pour le bien des patients. C’est un conflit d’intérêt majeur qui est inhérent même au fait que les médecins soient payés à l’acte. Je trouve qu’il y a quelque chose de moralement crapuleux dans le fait que, plus vous êtes spécialisés, plus vous voyez de patients, plus vous gagnez d’argent. Vous construisez votre statut et votre richesse sur la souffrance des autres. C’est inadmissible.

LVSL – Est-ce que c’est un sujet qui est discuté, politiquement, ou du côté des médecins ?

MW – Je réfléchis à ce sujet depuis 25 ans, mais il n’est jamais abordé. C’est très compliqué, parce que beaucoup de médecins sont payés à l’acte mais ne sont pas bien payés et sont surchargés de boulot. On a aliéné des médecins, qui voient d’un très mauvais œil de changer de système, parce qu’on les a tellement pressurés qu’ils ne sont pas sûrs de s’en tirer si on changeait de système. Et donc ils s’accrochent à leurs chaînes, parce qu’ils n’ont que ça. Il y a une situation comme ça de maltraitance/dépendance, qui est épouvantable, mais de laquelle il est très difficile de sortir.

LVSL – Ce n’est donc pas un problème qui vient des médecins, individuellement ou en tant que groupe, mais un problème plus systémique ?

MW – Exactement, c’est ce qui conduit à la maltraitance dont je parle. Cette maltraitance n’est pas volontaire, elle est induite par le système. On fait passer un discours aux médecins, en leur disant, par exemple, qu’il faut absolument examiner les seins des femmes et leur faire un examen gynécologique une fois par an, toute leur vie, pour éviter les cancers. Mais s’il n’y a pas de réflexion là-dessus, qu’on ne se dit pas qu’il n’y a pas de raison d’examiner les seins des femmes parce qu’on ne détecte pas de cancer chez les femmes de 25 ans, mais qu’au contraire on culpabilise les médecins dans l’idée que les femmes vont mourir s’ils ne les examinent pas, ils deviennent maltraitants parce qu’ils ont peur. Il y a quelque chose de systémique, les gens ne sont pas maltraitants parce qu’ils sont malveillants !

LVSL – D’où viennent les responsabilités, dans ce cas ? Est-ce qu’elles viennent de la formation des médecins, de la structure des hôpitaux, d’ailleurs ?

MW – C’est une responsabilité qui vient des pouvoirs publics, des facs de médecine, oui. Objectivement, le capitalisme médical a intérêt à ce que les médecins aient peur, parce que plus ils ont peur, plus ils prescrivent, et plus ça rapporte d’argent. Les hôpitaux et les facs de médecine sont complètement infiltrés par l’industrie, c’est très compliqué de changer les choses. En Angleterre ou aux États-Unis, ce sont les étudiants qui ont dit « nous ne voulons plus de visiteurs médicaux dans l’enceinte de l’hôpital, on ne veut pas les croiser, on ne veut pas de stylo, pas de bouquins avec leur logo dessus ». En France, on n’en est pas là.

« Le mépris des enjeux écologiques est un mépris des pauvres » – Entretien avec Delphine Batho

Delphine Batho © Clément Tissot

Delphine Batho est députée indépendante, présidente du parti Génération Écologie et ancienne ministre de l’Environnement. En janvier dernier, elle a publié “Ecologie intégrale, le manifeste” et a récemment lancé la liste “Urgence Écologie” pour les Européennes, avec le philosophe Dominique Bourg. Cette liste ambitionne de proposer une réponse à la hauteur de l’urgence climatique, sans pour autant se positionner en fonction du traditionnel clivage droite/gauche. Au cours de cet entretien, nous revenons à la fois sur des questions de constat et de stratégie politique, mais aussi sur ce que sous-entend l’écologie intégrale en termes de changements dans notre rapport à la politique, et à des questions telles que le droit des femmes. 


 

LVSL : Vous avez écrit le manifeste de l’écologie intégrale, paru en janvier dernier. Pourquoi le choix de ce terme « intégrale » plutôt que « radicale », par exemple, ou un autre terme ?

Delphine Batho : Ce n’est pas la même chose. L’écologie intégrale signifie qu’on intègre l’écologie dans tous les choix. À partir du moment où ce qui est en cause aujourd’hui c’est l’effondrement du vivant, la destruction accélérée de tout ce qui rend la planète habitable et vivable pour l’espèce humaine, l’écologie est l’enjeu qui prime sur tout. La vie, le vivant, est la valeur première avant l’argent, avant tout le reste. Tous les choix politiques dans tous les domaines, en matière de politique économique, de politique étrangère, de choix culturels, éducatifs etc. doivent procéder de cet impératif écologique : c’est ça le propos de l’écologie intégrale.

Elle a une dimension de radicalité parce qu’elle entraîne une rupture avec la civilisation thermo-industrielle actuelle. L’écologie intégrale implique la rupture avec le paysage politique tel qu’il est installé et avec les anciens clivages entre la Gauche et la Droite. Mais si on disait simplement « écologie radicale » et non pas « écologie intégrale », on entretiendrait l’idée fausse qu’il ne s’agit que d’un problème de degré, qu’il faut avoir un programme écolo qui ne serait pas « mou » – parce qu’il y a une écologie molle, des faux semblant, il y a du greenwashing politique. Mais notre propos ne consiste pas à dire qu’il faut faire plus fort, qu’il faut aller plus vite, c’est de dire qu’il faut faire complètement différemment. Et différemment veut dire qu’il faut en finir avec une vision qui considère l’écologie comme un sujet parmi d’autre. Non, ce n’est pas un sujet parmi d’autres : c’est la cause du siècle.

LVSL : Dans votre manifeste, vous parlez de la fin du clivage Gauche/Droite, transcendé par l’urgence écologique : pouvez-vous nous expliquer en quoi l’écologie intégrale n’est pas de Gauche ?

DB : Ce n’est pas seulement que l’ancien clivage serait transcendé par l’urgence écologique, c’est le fait que ET la Gauche ET la Droite nient les limites planétaires. L’une comme l’autre sont dans une forme de déni de l’anthropocène et des limites planétaires, parce qu’en fait la Gauche et la Droite conditionnent leur projet de société à la croissance économique.

L’idée libérale c’est qu’il faut produire plus pour s’enrichir plus et par ruissellement tout le monde finira par en bénéficier. Le propos classique de la social-démocratie c’est de dire il faut produire plus pour qu’il y ait de la croissance économique afin qu’on puisse redistribuer les richesses. Mais dans les deux cas, on conditionne un projet de société à la croissance économique, or cette croissance économique est assise sur la destruction de la nature : elle est la cause du problème aujourd’hui. Donc voilà pourquoi nous sommes en rupture avec les deux, c’est-à-dire avec le libéralisme comme avec le socialisme. Le nouveau clivage oppose ce que nous appelons les Destructeurs et les Terriens, c’est-à-dire ceux qui savent que nos conditions d’existences dépendent de la nature, et du fait de préserver une planète habitable pour le vivant et pour l’humanité.

LVSL : Pourtant il semble que l’idéologie productiviste et le dogme de la croissance du PIB soient dépassés dans le logiciel politique d’au moins 4 listes aux européennes : la France Insoumise, Génération.s, Place Publique et Europe écologie les verts. Qu’est-ce qui vous différencie d’eux ?

DB : Hélas non, au-delà des apparences ce logiciel inspire encore ceux que vous venez de citer, je vais les prendre un par un.

Concernant la France Insoumise, il y a mention dans leur programme du l’idée qu’il y aurait un nouvel espace d’expansion de l’humanité : les océans. Ils proposent d’aller chercher ce qu’ils appellent « l’or bleu » des océans. Donc en fait, c’est une nouvelle manière de contourner les limites planétaires, d’imaginer qu’il y aurait un nouveau relais de croissance dans l’exploitation des océans.

Génération.s  se situe comme une liste traditionnelle de la gauche de la gauche, donc ils ne sont pas dans la compréhension de la nouvelle période politique qui s’ouvre et du nouveau clivage qu’elle implique. Ils ne sont pas en rupture avec ce que je disais sur le socialisme et les grilles d’analyses marxisantes.

Place Publique ? Ils prétendaient faire du neuf mais ils sont sur une liste avec le Parti Socialiste qui soutient Europa City, le Center Parc de Roybon, le Lyon-Turin, le grand contournement Ouest de Strasbourg… J’ai pris la décision définitive de quitter le PS le jour où ce parti a refusé de signer mon amendement à l’Assemblée nationale pour l’interdiction du glyphosate. Donc en fait on est très loin de la conscience de l’urgence écologique. On est dans la superficialité, voire la publicité mensongère. La vérité d’une orientation politique, on la voit dans les actes concrets : refuser de signer un amendement pour l’interdiction du glyphosate, c’est un acte concret. Soutenir le Lyon-Turin, ou le grand contournement Ouest de Strasbourg, sont des actes concrets. C’est là qu’on voit la vérité en politique.

Quant à Europe Écologie les Verts, leur programme est essentiellement daté et obsolète. Il est grosso modo le même qu’il y a 10 ou 5 ans, mais on n’est plus il y a 10 ans ou il y a 5 ans. Aujourd’hui, le GIEC dit qu’il reste 12 ans. L’IPBES dont le rapport vient d’être publié atteste d’un effondrement violent du vivant. Je vais prendre un exemple : dans ses propositions pour les élections européennes, EELV préconise la sortie des pesticides en 15 ans. On ne peut pas attendre 15 ans avant d’arrêter la pollution chimique de l’agriculture et de la santé humaine, parce qu’il y a des enjeux de santé considérables derrière les enjeux liés aux pesticides. Nous n’adhérons pas à l’idée que l’écologie est un enjeu de long terme, qu’on aurait encore du temps devant nous. Nous considérons que le concept de « transition » lui-même entretient l’ambiguïté de reporter l’écologie à plus tard. Non, si on s’appelle Urgence Écologie ce n’est pas un hasard, c’est qu’il y a la nécessité absolue de prendre des décisions maintenant et d’organiser des changements rapides et radicaux.

LVSL : Pourquoi est-ce que vous avez choisi de lancer une liste aux Européennes, est-ce que c’est dans un objectif de témoignage, une tribune pour l’écologie ? Pourquoi n’avez-vous pas fait cela depuis l’intérieur de mouvement déjà existant ?

DB : Nous présentons cette liste pour agir, tout de suite. Effectivement, nous tirons toutes les leçons des périodes passées. Pour ma part, j’ai essayé pendant 20 ans et j’ai cru, comme d’autres, que l’on pouvait faire évoluer les formations politiques traditionnelles pour les amener à s’emparer des enjeux écologiques ou féministes qui me tiennent particulièrement à cœur. D’autres qui sont sur la liste Urgence Écologie ont fait le même type de parcours, mais dans d’autres formations politiques. Moi, c’était au Parti Socialiste, vous avez des gens qui sont passés par Europe Ecologie les Verts, ou par le Modem, par En Marche, par le PC, par l’UDI, qui ont eu des parcours politiques divers. Tous, on arrive au même constat : les organisations du système politique en place s’avèrent incapables de porter cet enjeu à la hauteur de ce qu’exige la nouvelle période qui commence avec la publication du dernier rapport spécial du GIEC, qui dit qu’il reste 10 ans.

Notre liste rassemble surtout plein de gens dont c’est le premier engagement politique, à l’image de Dominique Bourg, qui franchit le pas de l’engagement politique pour la première fois. Jusqu’à présent il a été un philosophe qui a pensé la cause de l’écologie. Qu’il s’engage aujourd’hui sur le plan politique est significatif. Il ne le fait pas pour lui, mais parce que cette cause en a besoin et qu’un nouveau projet politique doit être articulé à la connaissance scientifique. S’il y va, c’est parce qu’il y a un vide terrible. Les orientations de l’écologie intégrale n’existent pas dans le paysage politique actuel.

Le sens de notre démarche c’est de vouloir construire pas à pas une nouvelle force, donc de faire entendre ce propos sur le plan démocratique à l’occasion des élections européennes, mais aussi des suivantes. Ce qui commence aux élections européennes n’est pour nous que le début.

LVSL : N’y a-t-il pas un paradoxe entre dire que l’écologie intégrale doit être portée par un maximum d’acteurs politiques et le fait de vouloir l’incarner seuls ?

DB : On ne prétend pas l’incarner seuls ! Mais qui défend une politique d’écologie intégrale pour l’instant à part nous ? A travers les propositions que nous portons notamment dans le document « Fondations », nous sommes les seuls à être dans une volonté de cohérence par rapport à l’état des connaissances scientifiques sur l’accélération du changement climatique et de la destruction de la biodiversité. Je peux prendre une multitude d’exemples, notamment sur tout ce qui implique un changement des comportements individuels : le fait de supprimer les liaisons aériennes entre Paris et Marseille à partir du moment où existe le train, d’introduire des quotas carbone individuels, de réduire la vitesse etc.

LVSL : Est-ce que vous considérez être un recours institutionnel pour la jeunesse qui se mobilise pour le climat dans les rues ?

DB : Je dirais un débouché, plutôt qu’un recours. Ces mobilisations signifient l’émergence d’une nouvelle génération politique, qui attend du neuf, qui est en révolte et à juste titre. Et moi je partage cette révolte contre le système politique en place, où règnent tant d’incapables. Que ce soient des jeunes de 14 ou 16 ans, qui manifestement ont davantage lu le rapport du GIEC que les gouvernements actuels, qui sont obligés de faire une grève scolaire pour faire entendre l’urgence dans laquelle on est, voilà qui en dit long sur le monde des adultes. Et ce sont les jeunes qui ont raison. Nous souhaitons favoriser l’émergence de cette nouvelle génération et l’aider : pas lui dire ce qu’elle doit penser, mais l’aider à s’organiser, s’exprimer et à trouver dans la démocratie un relais à son combat.

LVSL : Quelle est votre stratégie pour capter la demande électorale écologiste ? Quelle est votre stratégie pour rendre hégémonique l’écologie intégrale au-delà de la sociologie du vote écologiste habituel, c’est-à-dire grosso modo classe moyenne urbaine éduquée. Comment est-ce que vous chercheriez par exemple à convaincre un gilet jaune ?

DB: Ce que laissent entendre les médias, ou votre question telle qu’elle est posée, c’est qu’un ouvrier ou une personne aux conditions de vie modestes ne seraient pas capable de comprendre la gravité des enjeux sur le climat, ni le fait que la nature est en train de mourir. C’est profondément insultant et derrière il y a une forme de mépris social.

La deuxième chose, c’est qu’en fait, les inégalités environnementales sont une inégalité sociale supplémentaire. L’autre jour, j’étais dans les Bouches du Rhône, à l’Etang de Berre. Autour de celui-ci, les hommes ont 34% de cancers de plus que la moyenne nationale, et ces victimes de la pollution ne sont pas des catégories sociales privilégiées. Quand vous allez à Paris, dans les logements sociaux qui sont le long du périphérique et où vous avez un nombre considérable d’enfants asthmatiques, ce ne sont pas des catégories sociales privilégiées. Donc en fait, le mépris des enjeux écologiques est un mépris des pauvres. C’est ne pas comprendre qu’il y a des gens qui subissent le fait d’être dépendants de la bagnole pour aller bosser tous les jours, ou d’avoir des transports en commun complètement pourris alors qu’on va mettre des milliards d’euros dans le Grand Paris express pour les touristes, ou dans le Lyon-Turin : c’est une inégalité et une injustice sociale supplémentaire.

J’ai passé du temps sur les ronds-points avec des personnes qui étaient mobilisées pour les gilets jaunes, que je ne confonds pas du tout avec la dérive violente, xénophobe, antisémite, de plusieurs composantes de ces mobilisations. Et je considère que le mouvement des gilets jaunes est en fait un mouvement politique contre les lobbies, et contre la technostructure qui confisque la décision démocratique depuis des décennies en France. Ceux qui bloquent un changement pour l’écologie sont les mêmes que ceux qui confisquent les décisions dans tous les domaines depuis des décennies. Les gouvernements passent et les problèmes restent, quelles que soient les promesses de campagne électorale, parce que ce sont les mêmes intérêts qui influencent les décisions en coulisses. Il y a quelque chose aujourd’hui de pourri dans la très haute fonction publique en France, qui sert les intérêts d’un certain nombre de très grandes compagnies.

LVSL : Votre liste aux Européennes, « Urgence Ecologique », conduite par le philosophe Dominique Bourg, est supportée par trois partis : le vôtre, Génération Écologie, mais aussi celui de Robert Hue, le Mouvement des Progressistes, et celui d’Antoine Waechter, le Mouvement écologiste Indépendant. Allez-vous former un nouveau mouvement à terme ou bien fonctionner en cartel de partis ? Où vous voyez vous dans un an ?

DB : Ce à quoi j’aspire, c’est faire émerger une nouvelle génération politique et une nouvelle forme d’organisation politique. Qui du coup ne peut pas se résumer à une sorte de cartel à l’ancienne. Je suis très heureuse du rassemblement qui s’opère pour les Européennes, mais ce rassemblement est au service d’une cause. Cette cause, c’est le fait de soutenir une liste citoyenne conduite par quelqu’un qui n’est pas issu d’un de nos partis politiques. Et de la même façon, sur cette liste, on trouve plein de personnes dont c’est le premier engagement et qui ne sont membres d’aucun des partis politiques que vous venez de citer.

Notre rôle à Génération écologie c’est justement de favoriser cela. Je suis convaincue que cette démarche se prolongera au-delà des élections européennes. Non comme une addition de partis, mais vraiment comme un processus nouveau appelant beaucoup de personnes qui ne sont pas membres de nos formations politiques à s’engager. Je souhaite qu’il y ait une nouvelle dynamique et une nouvelle force politique pour l’écologie intégrale en France. C’est cela notre projet. Et la question des organisations en tant que telle est secondaire par rapport à cet objectif. Donc quelle que soit la forme que cela prendra, que ce soit un collectif citoyen, une fédération des organisations existantes, peu importe. Ce qui compte c’est le fond, c’est la sincérité de la démarche et le fait qu’elle implique plein de gens pour qui c’est la première fois.

LVSL : Vous parlez dans votre manifeste d’écoféminisme. Pourquoi le droit des femmes est-il si important pour la transition écologique, que ce soit dans les pays du Sud ou en Occident ?

DB : Premièrement, il y a quelque chose de commun dans le mécanisme de domination des femmes par les hommes et la domination de la nature par l’humanité. Une humanité qui s’est crue supérieure à la nature, de la même façon que la masculinité s’est prétendue supérieure à la féminité. Ce n’est pas un hasard si le mot « nature » est féminin. Du coup, il n’est pas concevable que l’on puisse être écologiste sans être féministe. Il n’est pas concevable d’envisager une nouvelle relation entre l’humanité et la nature, beaucoup plus harmonieuse, tout en persévérant dans l’oppression des femmes. Il n’est pas possible de lutter contre ce pouvoir de destruction sans la complète égalité entre les hommes et les femmes. Les deux vont ensemble.

La deuxième chose c’est qu’à l’échelle mondiale, l’émancipation des femmes, leur accès à l’éducation, au travail, à l’égalité sociale complète avec les hommes, à la contraception, est un des leviers majeurs de la transformation écologique des sociétés. Elle entraîne la transition démographique. Ce n’est pas par des solutions autoritaires que l’on va maîtriser la croissance démographique, c’est par l’émancipation des femmes. C’est la seule voie démocratique pour y parvenir.

La notion d’écoféminisme a une histoire. C’est un concept imaginé en France dans les années 70, mais qui s’est surtout développé dans les pays anglo-saxons, notamment dans les luttes contre le nucléaire. L’oppression des femmes a conduit à leur marginalisation, les cantonnant aux sphères domestiques dont la gestion de la nourriture, de la maison… et le lien avec la nature dans beaucoup de pays à travers l’agriculture. De ce fait, les femmes ont développé un ensemble de savoirs et de compétences – pas pour une raison génétique, mais parce qu’elles ont été cantonnés dans ces sphères des activités humaines qui leur donnent des compétences qu’il faut désormais partager avec tout le monde.

On pourrait faire l’analogie avec ce qu’il s’est passé en politique quand on a commencé à avoir en France des femmes politiques, on leur a demandé en gros de s’occuper de la santé, de l’environnement, de l’éducation : des sujets qui n’étaient pas très importants pour ces Messieurs, donc ce n’était pas très grave pour le système dominant de les confier à des femmes. Sauf qu’en fait aujourd’hui, l’environnement est fondamental, tout comme la politique énergétique, qui est stratégique sur le plan économique. Et donc les compétences politiques que les femmes ont développées sur des sujets, qui étaient considérés comme de second ordre, leur donnent aujourd’hui une place au premier plan, au cœur du débat politique. En somme, un mécanisme d’oppression se retourne en une capacité pour les femmes de jouer un rôle majeur. Et ce n’est pas un hasard si Greta Thunberg est une femme. Ce n’est pas un hasard si partout dans le monde, dans les luttes, on voit souvent des femmes. Pas que des femmes, ce n’est pas le sens de ce que je dis. Mais on voit souvent des femmes au premier plan parce que les deux, écologie et féminisme, fonctionnent ensemble.

 

Photo à la Une : Delphine Batho, photo © Clément Tissot pour Le Vent se Lève

Jean-Baptiste Guégan : “Le sport a toujours été en Russie un marqueur de puissance”

Auteur de “Football Investigation, les dessous du football en Russie” (Bréal, co-écrit avec Quentin Migliarini et Ruben Slagter), Jean-Baptiste Guégan est journaliste, expert en géopolitique du sport. Il revient pour nous sur les enjeux extrasportifs qui irriguent la “Coupe du Monde de Poutine” et les compétitions suivantes.


LVSL : La Coupe du monde en Russie a commencé le 14 juin. Ces dernières années, le sport russe a été touché par des scandales de dopage. Les athlètes russes n’ont pas pu représenter la Russie lors des derniers JO d’hiver. Ils ont organisé malgré tout les JO d’hiver de Sotchi en 2014. Est-ce que la Coupe du monde 2018 va leur permettre de revenir sur le devant de la scène du sport mondial ?

Jean-Baptiste Guégan : Le sport a toujours été important pour la Russie, c’est à la fois un vecteur d’image et un marqueur de puissance. Le sport leur permet de montrer leur capacité à former leur jeunesse, à rayonner et puis à montrer qu’ils sont un peuple qui gagne. C’est quelque chose d’essentiel pour Vladimir Poutine. Depuis son premier mandat et plus encore depuis le deuxième, il a énormément axé le rayonnement russe autour du sport parce que c’est une manière de rendre leur fierté aux Russes et de montrer que la Russie existe. Cela va leur apporter plusieurs choses. En Russie dès qu’on organise un évènement, c’est multifactoriel. La première c’est de modifier l’image russe. Donc de se servir de la Coupe du monde pour améliorer leur image dégradée à cause des conflits en Ukraine, de l’intervention en Syrie et des prises de position de Poutine sur la scène internationale.

La deuxième c’est une vraie volonté économique, touristique. La Russie est un grand pays avec un patrimoine important et une histoire riche et longue. Sauf qu’au regard de leur territoire et de leur population ils sont sous dotés en touristes. Et donc l’idée de cette Coupe du monde, c’est de montrer ce que la Russie a à offrir au monde et pour cela il faut mettre en vitrine les villes comme Samara ou Saransk.

La troisième motivation, c’est l’aménagement et la valorisation du territoire. Les villes qui ont été choisies, c’est le cas de Saransk et d’Ekatérinbourg, ce sont des villes qui ont été délaissées en termes d’aménagement, en termes de développement depuis la chute de l’URSS et l’arrivée de Poutine au pouvoir. C’est l’occasion avec cette Coupe du monde d’investir énormément comme ils l’ont fait à Sotchi pour développer les transports et les offres d‘hébergement mais aussi finalement l’offre de services.

Après, du point de vue géopolitique, ce Mondial sert, au-delà de toute considération sportive, à construire un rapport de forces avec l’étranger et de montrer que la Russie est un acteur avec lequel il faut compter dans le cadre du multilatéralisme que défend Poutine. Le choix de Kaliningrad a été fait pour gentiment montrer aux Européens que la Russie est au cœur de l’UE. Il sera aussi très intéressant de voir après l’affaire Skripal et les menaces de boycott diplomatique comment les supporters anglais vont être reçus. Et de voir comment l’équipe des Three Lions (la sélection anglaise, ndlr) va être accueillie en Russie. Enfin, il faut reconnaître une chose, c’est que la Russie a tendance à faire deux choses, la première à parler fort et ensuite s’excuser silencieusement. La Russie a accepté les conclusions du rapport McLaren et a priori, cela n’a pas été médiatisé. La Russie a donc fait un pas pour reconnaître le dopage institutionnalisé qui a eu cours.

LVSL : Leur équipe a peu de chances d’aller loin…

La sélection russe est la deuxième nation la moins bien classée à la Coupe du monde devant l’Arabie Saoudite qu’elle rencontre au premier tour. On verra bien ce qu’ils feront. Comme à chaque Coupe du monde, l’organisation des groupes est orientée par un règlement favorable au pays organisateur.

Michel Platini est revenu dessus en parlant maladroitement de “magouille” pour la Coupe du monde 98. En vérité, ce n’est pas une tricherie, c’est juste une orientation du tirage et de son aménagement. C’est typique pour toutes les compétitions internationales de football. L’idée est de préserver le pays organisateur sur le premier tour pour maintenir l’enthousiasme et la passion populaires.

Pour en revenir au seul domaine sportif et pour en avoir discuté avec Alexeï Mechkov, l’ambassadeur de Russie, ils n’attendent rien de la Sbornaya (surnom de l’équipe russe, ndlr). Si ce n’est qu’ils soient à la hauteur des valeurs russes et de la Russie. Et qu’ils soient combatifs sur le terrain, pour renvoyer une bonne image de l’homme russe. C’est dans la logique du virilisme à la russe. Donc quand on discute avec eux, tous prévoient déjà que leur équipe ne passera pas les huitièmes de finale. Vraisemblablement ils tomberont contre l’Espagne ou le Portugal, et vraisemblablement ils se feront éliminer. Ce qui sera intéressant, c’est de voir leurs capacités athlétiques et de voir comment le sélectionneur russe va pouvoir rendre sa fierté à l’équipe russe. S’ils sont au même niveau qu’à la Coupe des confédérations, ce sera compliqué d’aller au-delà des huitièmes de finale.

« Ce Mondial sert, au-delà de toute considération sportive, à construire un rapport de forces avec l’étranger et à montrer que la Russie est un acteur avec lequel il faut compter dans le cadre du multilatéralisme que défend Poutine. »

LVSL : A l’Euro 2016 il y a eu des affrontements à Marseille entre des hooligans anglais et russes. Est-ce qu’on peut s’attendre à des nouveaux affrontements en Russie ?

Pour avoir interviewé plusieurs spécialistes de la question pour notre Football Investigation avec Quentin et Ruben, que ce soit Ronan Evain qui est spécialiste du supportérisme russe, l’ambassadeur russe en France ou les spécialistes du foot russe du site Footballski.fr, tous ont la même réponse : le risque existe mais il est exagéré. Le supportérisme russe est un supportérisme composé d’ultras et de hooligans mais ils ne sont qu’une minorité. Comme dans toute frange de supporters, il y en a qui sont plus radicaux. Pour autant, on peut penser qu’il n’y aura pas de débordements pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’il n’y en a pas eu l’année dernière lors de la Coupe des Confédérations. Il y avait un niveau de sécurité rarement atteint, et dans une zone d’un kilomètre autour du stade, il fallait montrer patte blanche. Ensuite, on sait de sources internes que les services de renseignements russes ont fait clairement comprendre aux supporters radicaux qu’il ne fallait pas faire n’importe quoi. Tous ceux qui ont été identifiés comme leaders ultras ont été prévenus aimablement. On n’oublie pas que la Russie est un régime autoritaire. Elle a fait comprendre que ceux qui ne respecteraient pas les règles feraient face à la loi et à sa férocité en Russie.

Et à côté de ça, il y a une autre règle tacite qui a été instituée. Les autorités russes, dans cette logique de virilisme, ont tendance à laisser les “fights”. Mais une condition a été imposée, c’est que ces combats soient organisés en dehors des villes. Avec deux limites : ne pas déranger les Russes moyens et ne pas nuire à l’image de la Russie à l’international. Donc tous les “fights” entre supporters ultras sont délocalisés dans les bois et la seule condition de non-intervention des forces de police et des services de renseignements, c’est qu’il n’y ait pas de blessés ou de morts.

Force est de constater que depuis 2012, cela s’est calmé malgré quelques dérapages. Dans notre livre, “Football investigation, les dessous du football en Russie”, nous revenons là-dessus. Le pouvoir a clairement rappelé à l’ordre ceux qui étaient concernés. Et plus encore depuis l’Euro 2016. On peut se demander si les Russes n’avaient pas intérêt à déstabiliser un Etat comme la France en acceptant d’envoyer des supporters ultras, en les laissant partir car ils savaient pertinemment qu’il y aurait un risque. Notamment en jouant sur la perspective d’un Etat incapable de tenir des supporters dans une des plus grandes villes françaises à l’approche de la présidentielle.

Dans les faits, le supportérisme russe n’est pas forcément politisé. Il y a donc peu de risques de débordements. Malgré les tensions entre la Russie, les Etats-Unis et l’Europe, il y a toujours eu coordination. Les services de police russes et européens continuent à discuter sur la question des ultras et des hooligans. Donc personne n’a intérêt à ce que ça se produise. L’intérêt de cette Coupe du monde est de montrer que la Russie est un pays sûr. Dans la représentation qu’on en a, la Russie est un pays qui fait peur. Les autorités veulent donc montrer que c’est un pays qui ne craint rien et qui est surtout accueillant. On peut penser qu’il n’y aura pas de débordements. Et quand bien même il y en aurait, il y aura tellement de présence policière et militaire dans les stades pour contrôler les radicaux, qu’il n’y aura pas de mauvaises images de débordements.

LVSL : Il y a quatre ans au Brésil lors de la Coupe du monde, il y a eu des manifestations contre le pouvoir. Est-ce que l’opposition russe peut profiter de la Coupe du monde pour manifester contre le pouvoir ?

La première différence est que le Brésil est une démocratie alors que la Russie est un régime autoritaire malgré sa constitution démocratique. D’un point de vue constitutionnel, le rapport n’est pas le même. En Russie, il y a deux types d’opposition. Une opposition légale et acceptée et une opposition durement réprimée. Des opposants comme Navalny se sont faits remarquer au moment du quatrième mandat de Poutine dans le cadre d’une manifestation qui dénonçait “le nouveau tsar”. Ce dernier a fini en prison. On peut remarquer une concomitance avec 2017 où avant la Coupe des Confédérations il y a eu une vague d’arrestations. Donc on peut imaginer des opposants à Poutine essayent de ses servir de la Coupe du monde, je pense aux Femen notamment.

Des ONG essaieront de se servir de cet évènement pour donner une force à leur cause, quelle qu’elle soit. Et notamment quand elles ciblent le pouvoir russe et ses dérives. Après on peut faire “confiance” aux services de renseignements russes pour faire face à ces mobilisations. On peut imaginer, sans prendre parti, qu’il y aura une manifestation sportive très sécurisée et que le moindre débordement sera recadré très vite. Je ne pense pas qu’il y aura d’images aussi négatives que celles attendues parce qu’on n’est d’abord pas dans le même contexte politique ni dans le même contexte économique. La croissance en Russie est revenue et Poutine fait tout pour dynamiser son image. Il n’a pas intérêt à ce type de contre-publicité.

Après on peut faire confiance aux médias internationaux pour montrer ce qui ne va pas en Russie. Nous sommes en pleine guerre de l’information et de l’image des deux côtés. Donc ce sera aux uns et aux autres de faire la part des choses.

LVSL : Début mars, un ancien espion russe a été retrouvé empoisonné en Angleterre. Le gouvernement anglais accuse la Russie de l’avoir assassiné et a annoncé un boycott diplomatique de la Coupe du monde. Aucun membre de la famille royale et du gouvernement n’ira à la Coupe du monde. Est-ce que ce boycott pourra aller plus loin et comment la Russie va accueillir l’équipe d’Angleterre ?

Le boycott britannique de la manifestation russe est un boycott qui est surtout diplomatique et symbolique. On a eu la même chose à Sotchi. Vous aurez du mal en termes de relations internationales à vous passer d’un membre du conseil de sécurité de l’ONU.

Au pic de la crise avec la Russie, il y a seulement eu des expulsions de chargés de renseignements, c’est-à-dire des espions. Il n’a pas eu de rupture définitive et réelle des liens diplomatiques. Il y a juste eu un refroidisseement et une tension. Cela veut dire que si le boycott se poursuit, et il se poursuivra, il sera exclusivement symbolique et médiatique.

“Poutine veut montrer que la Russie est plus forte avec lui que sans lui.”

Après, pourquoi il ne peut pas être sportif ? Pour plusieurs raisons. La première c’est que pour une fois on a une sélection des Three Lions qui est compétitive. Très jeune mais compétitive. Et donc les Anglais vont y aller. La deuxième c’est que le gouvernement de Theresa May est impopulaire, il ne peut pas se permettre de s’aliéner les fans de foot. Il faut rappeler que le foot en Grande-Bretagne est une véritable culture, c’est quelque chose de fondamental. Pour des raisons de politique intérieure et de popularité il y aurait de toute façon eu une équipe britannique. Il y a une troisième raison qui est économique. Le football est une industrie du spectacle particulièrement développée en Angleterre. D’abord du point de vue des médias mais aussi de l’activité générale. Et on ne peut pas imaginer des Britanniques privés de sélection, qui ne seraient pas capables de dépenser leurs livres sterling dans les bars : la perte économique serait trop importante ! Il n’y a jamais eu de boycott d’une phase finale de Coupe du monde donc ce serait une première. Je ne vois pas l’Angleterre le faire et ce n’est pas l’intérêt des pays. L’important, c’est de continuer d’échanger. On a bien vu que la politique de la chaise vide ne menait à rien et que le meilleur moyen de comprendre Poutine, c’est de discuter avec lui.

La Russie a reconnu une partie de sa responsabilité et on peut être sûr que les Britanniques seront bien accueillis. Parce qu’il ne faut pas oublier une chose, c’est que l’économie russe souffre, mine de rien, en raison des sanctions internationales et qu’elle a tout intérêt à renvoyer une image positive aux investisseurs qui pour la plupart sont des Anglo-Saxons. Si on regarde, la moitié des grandes firmes transnationales mondiales sont en grande majorité étrangères et ne regardent qu’une chose : la sécurité de leurs avoirs et de leurs investissements. Le signal serait très mauvais et irait à l’encontre de ce que veut faire Vladimir Poutine. On peut s’attendre à ce qu’il y ait pour la forme des sifflets mais ça n’ira pas au-delà. En tout cas on peut l’espérer. S’il y avait un débordement ou un quelconque problème ce serait gênant.

LVSL : Mais qu’est-ce que Poutine espère de la Coupe du monde ?

Il espère plein de choses. A titre personnel et à titre politique ce qu’il espère, ce n’est même pas conforter son pouvoir, parce qu’il est déjà établi. On a vu sa réélection à plus de 70%. Ce qu’il espère c’est de continuer d’entretenir son image d’homme d’Etat, d’homme qui fait gagner la Russie et lui redonne sa fierté. C’est exactement ce qu’il fait depuis qu’il est réélu. C’est exactement ce qu’il faisait depuis son troisième mandat et même bien avant. Il a compris tout l’intérêt de rendre sa grandeur au peuple russe et tout ce qu’il construit du point de vue médiatique et dans sa communication va dans cette logique-là.

Du point de vue de la politique intérieure, Poutine veut montrer que la Russie est plus forte avec lui que sans lui. Cela fait taire les oppositions, cela rend sa fierté au peuple russe. Enfin, quand on parle de géopolitique du sport on parle d’échanges entre dirigeants. On sait que les Britanniques n’iront pas mais on ne sait pas ce que vont faire les autres dirigeants européens et mondiaux. Le propre de ces manifestations est de faire se rencontrer des gens qui ne se rencontrent pas forcément dans les mêmes cadres.

On est hors d’un G20, d’un G8, donc on peut imaginer des contacts à haut niveau même simplement au niveau personnel, entre Mohamed Ben Salmane, l’héritier du trône saoudien et Vladimir Poutine par exemple. On aura des contacts entre les dirigeants qui viendront sur le sol russe. Et ces contacts seront diplomatiques et précieux pour la Russie.

LVSL : L’organisation d’une Coupe du monde pour une nation, c’est toujours bien pour développer le soft power ?

Cette justification domine, en tout cas depuis quinze ans, depuis que Joseph Nye a théorisé le soft power. L’idée, c’est d’expliquer que toute manifestation sportive concourt à nourrir l’image d’un pays à l’international, à marquer son influence, à accroître son rayonnement et à d’une certaine manière à l’inscrire sur la scène internationale.

La question du soft power est importante, elle est même essentielle mais on a tendance à oublier que pour une nation le fait d’organiser une Coupe du monde, c’est avant tout l’occasion d’aménager son territoire. Derrière chaque manifestation internationale sportive, il y a une volonté de réorganiser le territoire, de le réaménager en bénéficiant par exemple de procédures juridiques d’exception. On l’a vu à l’Euro 2016 avec des procédures juridiques simplifiées, des déclarations à l’international qui permettent de passer outre les réclamations des associations, de s’affranchir finalement d’une certaine légalité dans les procédures au nom de l’intérêt supérieur de l’Etat et de la nation.

Donc ce qu’on voit, c’est que toutes ces manifestations-là sont d’abord l’occasion de dynamiser l’économie, mais surtout de réaménager un territoire et de le valoriser. Je pense notamment à Londres, au quartier de Stratford avec le stade olympique, à Barcelone avec la redynamisation complète de la façade territoriale, ce qui en a fait de une des villes les plus visitées et attractive d’Europe. L’héritage de 92 est là. On va faire pareil à Paris avec la Seine-Saint-Denis. Il y a eu la même chose à Rio avec certains quartiers qui ont été créés de toute pièce qui visent à contrôler, diviser l’aménagement de ces grandes villes. Derrière cette manifestation internationale, oui il y a le soft power, oui c’est important, car aujourd’hui il permet finalement de montrer aux autres qu’on existe, qu’on est capables d’organiser une manifestation et qu’on est un Etat important. Mais ce n’est pas le seul élément qui pousse une nation à organiser un évènement international. Il faut toujours penser, que ce soit pour une Coupe du monde, un Euro ou une manifestation comme les Jeux Olympiques, que les motivations sont multiples. Si on prend Sotchi par exemple, l’idée était de redynamiser le Caucase, de dynamiser les réseaux de partisans inféodés au régime de Vladimir Poutine et à Moscou, dans une zone prompte à l’opposition. Tchétchénie, Abkhazie, etc… Si on prend l’exemple de la Corée du Sud, le choix de Pyeongchang pour les Jeux olympiques d’hiver de 2018 répond à des logiques multiples, d’abord économiques mais on voulait aussi dynamiser un espace qui est resté à l’écart. Donc il y a plusieurs logiques, spatiales déjà, politiques et finalement géopolitiques à toute organisation d’évènements de cette nature.

LVSL : A partir de 2026 la Coupe du monde sera à 48 équipes. Est-ce que c’est une bonne nouvelle pour le football ? Et est-ce que ça va permettre à des équipes qui ne se qualifient pas d’habitude de se montrer et même de faire des exploits comme l’Islande et le Pays de Galles à l’Euro 2016 ?

Pour ce qui est de la compétitivité d’une Coupe du monde à 48, il faut le voir de deux manières. En augmentant le nombre de participants, on augmente le nombre de pays concernés. En augmentant le nombre de pays concernés, on augmente le nombre de diffuseurs, donc de sponsors, donc de partenaires. La première des motivations c’est l’augmentation des revenus de la FIFA.

“Les manifestations sportives sont d’abord l’occasion de dynamiser l’économie, mais surtout de réaménager un territoire et de le valoriser.”

La deuxième motivation c’est que la Coupe du monde à 48 va sécuriser la présence des grands pays en Coupe du monde, qui par exemple ne participent pas à la Coupe du monde 2018, je pense aux Etats-Unis, à la Chine, c’est-à-dire des pays qui vont compter, dans les trente années qui viennent, sur la scène footballistique mondiale. Donc c’est une manière aussi de sortir de la domination bipolaire du football mondial qui se résume à une diagonale Europe-Amérique du Sud. La troisième raison c’est de terminer complètement la mondialisation du foot. Parce que là vous en faites véritablement un évènement global : avec 221 fédérations à la FIFA, globalement on aura un cinquième des fédérations à la Coupe du monde 2026.

Maintenant la question c’est de savoir si c’est profitable pour le football, et là c’est autre chose. Plus il y a de matchs, plus il y a de petites nations et plus il y a d’écart entre les Etats. Donc si on regarde ce qui s’est passé avec l’Euro 2016 (passé à 24 équipes au lieu de 16, ndlr), le premier tour a été globalement ennuyeux, plus défensif, moins enclin à des scores serrés et parfois révélateurs de très gros écarts. Donc on peut imaginer qu’une Coupe du monde à 48 va nous proposer des matchs qui risquent d’être très déséquilibrés.

C’est gênant parce qu’on risque d’avoir les mêmes résultats par exemple qu’en phase de groupes de Ligue des Champions, c’est-à-dire des scores fleuves qui rendent l’intérêt des matchs de premier tour moins grand. Après, on peut aussi se dire qu’à force de rencontrer de grandes équipes les petites nations vont progresser. Ces promesses n’engagent que ceux qui y croient. Pour le football, l’autre intérêt c’est qu’on va pouvoir voir des joueurs qu’on n’a pas l’habitude de voir et qui sont des têtes d’affiche dans de petites équipes. Je pense à l’Egypte et Mohammed Salah (star de Liverpool, ndlr), qui est présent en 2018. Et puis ça va permettre d’inclure tous les footballs moyen-orientaux, asiatiques et océaniens, qui sont aujourd’hui délaissés.

Je pense qu’on boucle simplement la boucle de la mondialisation du football et qu’aujourd’hui cette manifestation montrera vraiment qu’elle est globale parce qu’elle inclut tout le monde. Après, sera-t-elle intéressante ? On verra. Ce que je crois surtout c’est qu’elle pose une autre limite. Elle va limiter  les candidatures potentielles pour l’accueil parce que très peu d’Etats sont et seront en mesure d’accueillir 48 équipes, avec 48 camps de base, avec 48 camps d’entraînement, que ça va demander beaucoup plus de stades qu’une Coupe du monde à 32, donc ça accroît les coûts. On l’a vu avec la défaite marocaine pour la Coupe du monde 2026.

“Le passage à 48 équipes en 2026 est une façon de terminer la mondialisation du football.”

LVSL : Dans quatre ans la Coupe du monde est au Qatar, est-ce que ça va être en hiver, en été, est-ce qu’ils vont changer le calendrier compte-tenu des conditions climatiques du pays ?

La Coupe du monde 2022 aura lieu l’hiver. Les calendriers des championnats sont connus trois ans avant donc là ils sont en négociations depuis un an et demi. Depuis que le Qatar est désigné, il négocie. Ils sont vraiment rentrés dans les phases de désignation. Les calendriers, les faisceaux satellites sont bloqués quatre ans avant. Là il y a toute la dimension logistique à prévoir et ils sont encore en négociations. Cela va affecter tous les championnats européens et les championnats mondiaux. C’est vrai que c’est inhabituel et ça ne respecte pas le cahier des charges initial du Qatar, on verra bien comment ça va se dérouler. Il est clair qu’il y a un ajustement qui est fait. Je pense que la Coupe du monde aura lieu au Qatar quoi qu’il se passe. Reste à savoir dans quelles conditions elle se tiendra. La condition des femmes se pose, la condition des droits des homosexuels et des minorités aussi, celle des travailleurs immigrés sur place également, même s’il y a eu des améliorations sous la pression de la FIFA, des ONG et de l’opinion internationale.

Il faudra aussi se poser la question de l’acheminement des touristes et des pratiques qui sont occidentales et européennes dans des villes où la consommation d’alcool est normalement prohibée. On verra comment les sponsors s’organisent. Est-ce que des zones réservées aux supporters internationaux seront organisées et échapperont à la loi ? On a vu que dans toutes les grandes manifestations sportives internationales des lois d’exception pouvaient être mises en place.

Propos reccueillis par Gauthier Boucly.

Au Brésil le mouvement social ne faiblit pas contre la politique néolibérale de Temer – Entretien avec un brésilien

©Kremlin

Depuis un peu plus d’un an le Brésil est le théâtre d’un drame politique qui n’en finit pas depuis la mise à l’écart de l’ancienne présidente Dilma Rousseff fin-Août 2016, dans le cadre du scandale de corruption du géant pétrolier public Pétrobras et l’accusation de maquillage des comptes publics pour cacher la dette du pays et pouvoir être réélue en 2014. Remarquons qu’une bonne partie des sénateurs ayant prononcés sa destitution sont eux-même sous l’œil de la justice brésilienne car soupçonnés de corruption. Embourbé dans de nombreux scandales, le nouveau gouvernement s’emploie à présent à détruire les conquêtes sociales brésiliennes. 

Michel Temer, l’ancien vice-Président de Dilma Rousseff et son allié au cours des élections de 2014, est devenu depuis fin-Août 2016 le nouveau président brésilien. Mais il est lui même inquiété par la justice dans plusieurs affaires de corruption. Le tribunal électoral brésilien a même été à deux doigts d’annuler il y a quelques jours l’élection de 2014 , au cours de laquelle il a été élu vice-Président aux côtés de Dilma Rousseff, pour des financements illégaux de leur campagne électorale provenant d’entreprises.

La substitution à Dilma Rousseff de Michel Temer n’avait donc rien d’une « opération nettoyage » contre la corruption des politiques brésiliens mais tout d’un coup d’état institutionnel et d’un règlement de comptes entre deux anciens alliés devenus rivaux. Pour mieux comprendre la situation politique au Brésil, mais aussi le mouvement social qui est très actif et a même réussi le 28 Avril dernier à faire descendre 40 millions de Brésiliens dans les rues lors d’une grève générale et a appelé à une nouvelle journée de grève ce 30 Juin, nous avons interrogé un brésilien impliqué dans la lutte contre le gouvernement néolibéral de Michel Temer qui, depuis sa nomination, s’emploie à détruire les conquis sociaux.

LVSL : Peux-tu te présenter rapidement pour nos lecteurs ? Qui es-tu ? Que fais-tu dans la vie ? Es-tu engagé politiquement, syndicalement ?

Je m’appelle Francisco Arruda, j’ai 20 ans, je suis étudiant en dernière année d’Histoire à l’Université fédérale du Ceará. Je suis associé au Parti Communiste du Brésil (PcdoB) et au collectif étudiant Union de la Jeunesse Socialiste (UJS). Je n’ai pas grandit dans Fortaleza, la ville principale de l’État du Ceará, mais dans l’intérieur des terres, de telle façon qu’en plus du mouvement étudiant j’agis aussi dans le sertão* pour la défense des agriculteurs, pour cela je suis en contact avec l’actif Mouvement des Travailleurs sans Terre (MST) qui est, au Brésil, la référence dans la lutte pour la Réforme Agraire.

* Zone géographique du Nordeste du Brésil éloignée des centres urbains, sorte de campagne semi-aride brésilienne.

LVSL : Tes engagements politiques et syndicaux te poussent donc à te positionner en permanence sur la politique menée par le gouvernement brésilien, est-ce que tu faisais déjà partie de l’opposition à la politique de Dilma Rousseff, si oui, pourquoi ?

D’une certaine manière oui, mes engagements me poussent à tenir cette posture.

Avant de répondre à la deuxième question, je crois qu’il est important de faire un bref résumé de la situation dans laquelle nous vivions entre 2014 et la chute de Dilma : lors de l’élection présidentielle (de 2014 – ndlr), il y avait 2 candidats principaux, Dilma et Aécio* (*Aécio Neves, président du PSDB, Parti de la Social-Démocratie Brésilienne – ndlr). Les deux avaient des projets extrêmement différents l’un de l’autre. Dilma fut réélue avec 51% des voix, une légère différence de nombre de voix par rapport à Aécio. Quand elle a été réélue tout le monde attendait un gouvernement encore plus combatif contre l’avancée des idées néolibérales.

Mais à la place de ça elle s’est tirée une balle dans le pied : Dilma a adopté le programme de Aécio. Des mesures impopulaires ont été prises comme des coupes budgétaires dans certains domaines qui étaient auparavant privilégiés, et une équipe économique néolibérale a été nommée, ce qui a entraîné, y compris parmi ses alliés, des critiques sévères de son gouvernement. Quand la classe aisée est descendue dans les rues pour soutenir l’impeachment, avec des slogans tels que “Dehors Dilma”, “Dehors Lula”, “Dehors le Parti des Travailleurs”, Dilma n’avait plus le soutien du peuple et des classes populaires pour résister à une telle pression, tout cela en raison des mesures prises au début du second mandat. Et avec seulement 10% d’approbation populaire son gouvernement est tombé.

Non seulement le mouvement étudiant mais tous les mouvements sociaux, syndicaux et les autres organismes de lutte connaissaient déjà d’avance le groupe politique duquel provenait le vice-président Temer et étaient conscients également des intérêts qui se cachaient derrière l’impeachment. On pouvait donc d’office se déclarer contre le nouveau gouvernement et sa politique. Après tout, ni moi, ni la majeure partie des mouvements sociaux existants ne nous sommes positionnés contre le gouvernement de Dilma. Oui, nous avons bel et bien protesté pendant son second mandat contre les coupures de budget dans l’éducation et nous avons fait de nombreuses critiques. Mais nous n’avons pas empêché l’ouverture du processus d’impeachment, nous croyions que quand ce processus commencerait, là oui nous aurions le gouvernement populaire que nous voulions, en croyant que nous avions toujours la majorité au parlement.

Mais quand tout a commencé nous avons compris l’abysse dans lequel se trouvait le Brésil. Tout est devenu clair et évident quand des enregistrements audios de personnes liées à Michel Temer proposant ouvertement un “accord national” pour mettre de côté Dilma et l’imposer lui, le tout avec l’appui de la Cour Suprême et du Parlement ont filtré : ce qui arrivait n’était rien de moins qu’un coup d’état institutionnel et l’impeachment n’était que le scénario dans lequel se jouait cette pièce politique et ses nombreux actes.

De plus, personnellement, je ne me suis pas placé contre le gouvernement de Dilma car je suis aussi un fils des programmes sociaux développés par le gouvernement du PT (Parti des Travailleurs): le nom par lequel on m’appelle, Gilmar, est un hommage posthume à un de mes frères qui est mort de maladie lors d’une période l’état ne s’intéressait pas au peuple, il n’a donc pas eu accès aux soins. Moi je n’ai pas eu ce genre de problème, mais mes frères ont connu la faim. Mon père et ma mère ont du faire face à de grands défis pour s’occuper de leurs 9 enfants, en plus des enfants du premier mariage de mon père. Les programmes du gouvernement de Lula (président du Brésil de 2003 à 2011, issu du Parti des Travailleurs – Ndlr) ont sorti des millions de personnes de la misère et nous ont donné des conditions de vie dignes. J’ai lutté à la campagne et dans le cadre du mouvement étudiant depuis que je suis entré à l’université afin que ces programmes puissent s’étendre et s’améliorer. Maintenant je dois lutter pour qu’ils ne soient pas démantelés par le gouvernement actuel.

LVSL : La question suivante concernait justement les différences entre Dilma et Michel Temer. Tu nous as déjà fourni de nombreux éléments de réponse en pointant certaines mesures néolibérales promulguées d’abord pendant le second mandat de Dilma Roussef puis poursuivies par Michel Temer. Mais dans quelle mesure cette politique a-t-elle été amplifiée ?

En premier lieu, à la tête d’un gouvernement qui est le fruit d’un coup d’état et ayant un accord avec le grand capital rentier, qui a patronné ce coup d’état, Michel Temer avait déjà montré ce qui allait advenir. Ensuite dès son arrivée au gouvernement il a proposé des réformes dans l’éducation, le droit du travail et la protection sociale. L’éducation avait été jusque là un domaine de grande réussite pour avoir facilité un accès à l’enseignement supérieur jamais vu dans l’histoire du Brésil, en 13 ans de gouvernement* (*durée cumulée des mandats de Lula et de Dilma, ndlr) 18 universités fédérales publiques de qualité ont été créées et chaque année les résultats s’amélioraient. A la fin du gouvernement de Dilma, comme je l’ai dis, des coupures ont été annoncé dans l’éducation. Dilma les a annoncé, Temer les a réalisé, et même de façon bien pire que ce qui était annoncé : un projet de son équipe économique et approuvé par le parlement gèle pour 20 ans les dépenses du gouvernement fédéral, ce qui implique de nouvelles régressions dans l’éducation, la santé, les infrastructures, la sécurité, etc.

Tout cela, selon lui, pour empêcher que le pays ne se ruine financièrement. Il pointe la protection sociale, mais il occulte que 45 % du budget général de l’Union sert à payer les intérêts de la dette publique. De plus le pétrole, principalement le pre-sal* (* réserves pétrolifères présentes sur le littoral brésilien), est livré aux entreprises étrangères sous forme de vente d’actifs et de domaines d’exploitation, Petrobras vend aussi ses participations à cette exploitation. Si ce partage du pre-sal continue, il représentera un manque à gagner de 480 milliards de reais brésiliens (soit un peu plus de 128,5 milliards d’euros) sur 15 ans selon la Chambre des Députés. Autant d’argent qui aurait pu servir à financer l’éducation ou la santé. De plus dans les appels d’offres actuels le gouvernement ne convoque pas les entreprises nationales en prétextant qu’ « elles sont toutes impliquées dans des cas de corruption dans le cadre du Lava Jato* » (* lavage express en Français, opération anti-corruption en cours depuis 2014i). De la même façon on a appris récemment que le Brésil pourrait posséder 98 % des réserves de Niobium* de la planète (* métal rare qui entre dans la composition de nombreux alliages d’aciers), mais cette richesse naturelle est elle aussi menacée.

La protection sociale est un autre grand combat que nous essayons à gauche de bloquer. Le gouvernement tente d’adopter une contre-réforme de la sécurité sociale qui rendrait la retraite quasiment inaccessible. Quant à la réforme du travail, il veut réduire le rôle et l’importance des syndicats, mettant au même niveau pour « négocier » l’ouvrier pauvre et le grand bourgeois, comme s’ils étaient dans les mêmes conditions. Il tente aussi de faire adopter la loi de tertiarisation, qui met fin aux garanties salariales et permet au patron de réduire les salaires. Un député allié au gouvernement a même proposé que les travailleurs agricoles soient payés en nature (repas et vivres) comme c’était le cas avant le gouvernement de Lula.

Ce que nous subissons est un cas sérieux de perte de notre souveraineté nationale, que ce gouvernement, qui a à nouveau été accusé de corruption le 26 Juin dernier, continue de mettre en place.

LVSL : Quelles sont les moyens qu’ont les Brésiliens pour combattre cette politique ? Et quelles sont les perspectives ?

Le parti et les mouvements sociaux dont je fais partie donnent une grande importance au débat et à la formation dans les organisations de base. De cette façon nous faisons constamment l’analyse de la conjoncture, ce qui est actuellement très important, au Brésil et dans le monde, en raison des altérations du scénario politique. Ainsi nous nous proposons de pointer les chemins et les possibilités : le départ de Temer est notre mot d’ordre actuel, mais nous regardons au-delà ce qui se dessine à l’horizon. Temer parti nous devrons lutter pour que soient organisées des élections directes. Nous savons qu’il y a une opposition à ce projet dans les médias locaux (principalement TV Globo, grand soutien du putsch, qui essaie maintenant d’imposer pour des élections indirectes au parlement un politique de droite : Tasso Jereissati). Les parlementaires de gauche, eux, soutiennent aussi l’organisation d’élections directes. Mais dans cette lutte notre meilleur allié est le peuple brésilien qui a été, lors des deux dernières années, très passif à tout cela. Aujourd’hui il reprend la parole dans différents espaces et critique le gouvernement Temer, on peut dire qu’il y a une tendance de fond à revenir vers la gauche il n’y a plus autant d’aversion pour la politique et nous voyons tout un tas de petites actions qui montrent sa résistance. Ce que nous avons vu le 28 Avril était un exemple de cela, le peuple est descendu spontanément dans la rue. La méthode du mouvement est non seulement la conscientisation populaire mais aussi de faire mal au porte-monnaie de l’élite bourgeoise, et ça, nous savons le faire.

Nos perspectives sont qu’une grande pression populaire, même si les parlementaires disent qu’elle n’existe pas, se mette en œuvre avec la plainte actuelle contre Michel Temer, avec le soutien des masses, des centrales syndicales et des grands secteurs de la société civile comme l’Ordre des Avocats du Brésil (qui présente déjà une demande d’impeachment au parlement) et la CNBB (Conférence Nationale des évêques du Brésil) qui ont déjà manifesté contre le gouvernement actuel. Nous sommes bien plus forts avec ces soutiens, ce que nous souhaitons est établir un front large unifiant la gauche et les forces progressistes dans un même projet national pour le retour de la croissance économique et le rétablissement des programmes sociaux et faire revenir le Brésil sur la scène internationale comme une nation souveraine. Cela veut donc dire annuler les mesures rétrogrades du gouvernement actuel et commencer à discuter au parlement de nouvelles réformes (fiscales, politiques, éducatives, etc.) qui soient en accord avec les demandes des mouvement sociaux, pour que la prochaine législature commence par ces réformes.

LVSL : Merci beaucoup pour ton témoignage !

Crédit photo : ©Kremlin