« La crise catalane a déclenché l’émergence de Vox » – Entretien avec Guillermo Fernandez

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©Contando Estrelas

Le volcan espagnol s’est réveillé. À la suite des élections andalouses, la situation est plus fluide que jamais. Podemos reflue, l’extrême droite de Vox émerge, Ciudadanos se renforce. Les élections du mois du mai, régionales, municipales et européennes, vont être décisives et bouleverser les rapports de force dans le pays. Nous avons voulu interroger Guillermo Fernandez, doctorant en science politique, spécialiste de Podemos et des extrêmes droites européennes. Traduction réalisée par Maria Laguna Jerez.


LVSL – L’Espagne est en train de vivre un moment politique inattendu. Les élections andalouses ont consacré l’émergence du parti d’extrême droite Vox qui a fait un score de 11% et obtenu 12 sièges. Jamais depuis la transition démocratique l’extrême droite ne s’était constituée en force autonome. Quelles sont les causes de ce vote ?

Guillermo Fernandez – Les causes sont sûrement multiples et il n’est pas facile de tout résumer : démobilisation de la gauche, fatigue politique après presque quarante ans de gouvernement ininterrompu du PSOE en Andalousie, sensation de blocage, et crise territoriale en Catalogne.

Cependant, je suis persuadé que l’élément critique qui permis la montée en puissance de Vox dans la scène politique espagnole a été la crise en Catalogne pendant l’automne 2017. Il y a un lien direct. La crise catalane a déclenché l’émergence de Vox. La gauche espagnole n’a pas su comprendre la signification qu’avaient à l’époque tous ces drapeaux espagnols décorant les balcons de la moitié des foyers espagnols de façon spontanée, sans qu’aucun parti ne demande à le faire.

Vox a donné forme à cette « Espagne des balcons » avec succès ; c’est-à-dire, à cette Espagne qui se sentait humiliée et méprisée par le nationalisme catalan. En ce sens, ces derniers mois, l’extrême droite espagnole a su construire par le bas un discours politique dans des termes nationalistes qui prétend restituer la fierté de se sentir espagnol. Et dans le même temps, Vox promet des changements et des réformes. C’est la version espagnole du « Make America Great Again » de Donald Trump.

Pour cette raison, on ne devrait pas s’étonner que, dans le langage utilisé par Vox, il y ait des références aux « exploits » historiques de la nation espagnole. Le but est de transmettre le message suivant : nous sommes une grande nation – malgré ce que les indépendantistes peuvent dire -, nous l’avons démontré par le passé, et nous le serons à nouveau.

LVSL  – Qui sont les dirigeants de Vox ? Quel est le parcours de Santiago Abascal ?

GF – Vox n’est pas un parti tout à fait nouveau et ses dirigeants ne sont pas des débutants en politique. Il est essentiel de le préciser. Vox est apparu fin 2013 comme une scission de la droite du Parti Populaire (PP) pour protester contre la souplesse que, selon eux, montrait le gouvernement de Mariano Rajoy sur deux questions clés : 1) les négociations pour mettre fin au terrorisme dans le Pays Basque et 2) l’abrogation de la loi sur l’IVG et de la loi sur le mariage pour tous que le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero avait promulguées respectivement en 2010 et en 2005.

Cependant, de 2013 à 2018, Vox n’avait qu’une existence politique marginale, et était plus un groupe de pression du Parti Populaire sur trois thèmes clés (IVG, mariage homosexuel et euthanasie) qu’un parti politique mûr.

Beaucoup de gens en Espagne comparent maintenant l’émergence de Vox avec celle de Podemos en 2014. Toutefois, il y a une différence : Vox est née à l’intérieur du PP. C’est pourquoi son leader, Santiago Abascal, est un ami personnel du leader du Parti Populaire, Pablo Casado. Ils s’entendent bien. Ils ont presque le même âge. Ils ont milité dans le même parti depuis qu’ils sont jeunes. C’est pour cela qu’ils parviennent à nouer des accords. Ils pensent pratiquement de la même façon. Et ils ont les mêmes amitiés et détestations dans le Parti Populaire. Ils détestent Soraya Sáenz de Santamaria et sympathisent avec José María Aznar (ancien Premier ministre du gouvernement entre 1996 et 2004).

Santiago Abascal a été le président de Las Juventudes (l’organisation de Jeunes Militants) du Parti Populaire dans le Pays Basque de 2000 à 2005. Ensuite, de 2010 à 2012, comme il était un ami intime de Esperanza Aguirre, il a travaillé dans une agence créée ad hoc par l’ancienne présidente de la communauté de Madrid et a reçu d’importantes sommes d’argent pour la réalisation d’un type de travail qui n’était pas très clair. Enfin, il est devenu le président de l’association pour la Défense de l’Unité Espagnole. Mais, c’est quelqu’un qui a toujours vécu de la politique, pour ainsi dire. C’est pour cela qu’il s’y connaît et qu’il a de bons contacts dans le monde politique et le monde des affaires. Cela explique aussi l’amélioration notable de ses discours et de ses entretiens publics. Il est très bien conseillé.

LVSL – Peut-on comparer Vox aux autres partis d’extrême droite européens : Lega, Front national, AfD, Fidesz hongrois ?

GF – Bien sûr qu’on peut les comparer. De plus, Santiago Abascal a dit à plusieurs reprises que son modèle politique est celui de la Hongrie de Viktor Orban. Il entretient aussi de bonnes relations avec le parti polonais « Droit et Justice » (PiS en polonais). Je crois que cela est important pour une raison : une partie de l’extrême droite européenne (celle qui est la plus soft d’un point de vue eurosceptique) essaie d’influencer et d’attirer à elle des pans entiers du Parti Populaire Européen (PPE).

La stratégie menée par cette partie de l’extrême droite, qui séduit de plus en plus de partis comme le FPÖ, voire la Lega, est d’harmoniser tout le spectre de la droite. Pour ce faire, ils doivent rester fermes sur le nationalisme identitaire et le conservatisme moral, tout en limitant les critiques à l’UE. C’est-à-dire qu’ils doivent se contenter de restituer à l’État-nation certaines compétences, particulièrement en matière d’immigration et de frontières.

Si on compare à d’autres partis comme la Lega ou le Vlaams Belang, Vox a un point de vue très différent de la situation en Catalogne. L’extrême droite espagnole ne supporte pas que les autres partis européens qui sont dans le même axe qu’elle sympathisent avec le nationalisme catalan. Pour cette raison, les relations entre Santiago Abascal et Matteo Salvini ont été très mauvaises jusqu’à présent. En Italie, Vox a toujours préféré Fratelli d’Italia.

Enfin, la relation avec le Rassemblement National est historique et bonne, notamment avec l’entourage de Marion Maréchal. En fait, Vox considère la petite fille de Jean-Marie Le Pen comme une référence politique et idéologique.

Guillermo Fernandez, doctorant en Sciences politiques.

LVSL – Pablo Iglesias a déclaré dans nos colonnes que Vox n’était qu’une branche du Parti Populaire et qu’il n’avait rien à voir avec les autres populismes de droite. Est-ce qu’on peut néanmoins anticiper une mutation de l’identité de Vox ?

GF – Selon moi, la gauche espagnole a tendance à penser l’extrême droite européenne à partir du modèle du Front National des années 2011-2017 ; c’est-à-dire, celui sous l’influence du souverainisme social de Florian Philippot. C’est pour cette raison qu’ils mettent l’accent sur les différences entre un Vox ultralibéral et un FN social et étatiste. Cependant, la réalité est que la plupart des partis d’extrême droite européens sont alignés avec les thèses de Vox, en partant de l’extrême droite néerlandaise jusqu’à l’allemande, puis en passant clairement par le FPÖ et les soutiens de Marion Maréchal en France, voire même le parti de Dupont-Aignan. Steve Bannon est lui-même sur cette ligne : il est conservateur sur les questions d’ordre moral, identitaire en ce qui concerne la nation et libéral dans le plan économique. Idéologiquement, je ne vois pas beaucoup de différences entre l’extrême droite européenne et celle qui existe en Espagne.

La principale différence est, comme le signale Pablo Iglesias, dans la généalogie de Vox. C’est-à-dire, dans le fait que presque tous ses membres soient issus du Parti Populaire. C’est là qu’on peut voir les différences avec d’autres partis d’extrême droite européens, par exemple en France. La relation entre le monde de Jean-Marie Le Pen et le monde de la droite classique française a toujours été plus tumultueuse que la relation entre l’extrême droite de Vox et la droite du PP.

LVSL – La droite espagnole semble en pleine recomposition. Ciudadanos (C’s) a le vent en poupe et mord à la fois sur le PSOE et le Parti Populaire. Vox taille des croupières au Parti Populaire. Ce dernier est-il devenu obsolète et, dès lors, voué à disparaître ?

GF – Je pense sincèrement que c’est le Parti Populaire qui va être le plus endommagé par toutes ces recompositions. Cela peut paraître un peu illogique, surtout étant donné que le PP va propablement remporter des positions lors des prochaines élections municipales et régionales qui auront lieu en mai grâce aux accords avec Ciudadanos et Vox. Mais, d’après moi, le PP va subir une crise identitaire très forte à moyen terme. C’est en quelque sorte ce qui est arrivé au parti Les Républicains en France.  Dans un an ou un an et demi, le PP va rentrer dans un processus de débat interne qui sera très dur. Je pense qu’il pourrait même y avoir des membres importants du le PP qui décident de rejoindre Ciudadanos, et d’autres Vox.

Il y a quelques semaines, le secrétaire général du groupe des Jeunes Militants du PP à Tarragona m’a dit qu’il avait peur que les militants de sa ville partent en masse pour s’affilier à Vox. Apparemment, le PP ne pouvait pas leur assurer un poste dans le futur et, de plus, il leur interdisait de faire certaines choses. En revanche, Vox leur avait promis des postes et confirmé qu’ils pouvaient dire tout ce qu’ils voulaient. Autrement dit, ils pouvaient franchir toutes les limites de ce qui est politiquement correct. Cela arrive dans beaucoup de fédérations locales et régionales du PP.

LVSL – Le PSOE a subi une cinglante défaite en Andalousie malgré des sondages qui laissaient prévoir le maintien de scores élevés. Pourquoi le parti s’est-il effondré à 28% (-14 sièges) à ces élections ? Quelles seront les conséquences au niveau national ? Peut-on dire que l’on assiste à la seconde vague de l’affaiblissement de la social-démocratie espagnole ?

GF – Je ne le pense pas. Je crois que la défaite du PSOE en Andalousie a été provoquée dans une large partie par ses particularités andalouses, et par plus de 30 ans de gouvernement sans interruption, ainsi que par la division dans le PSOE andalou. En outre, tout le monde croyait que le PSOE obtiendrait la majorité, donc il y avait peu d’incitations à aller voter.

Cependant, au niveau national, je pense que le PSOE peut récupérer ses forces petit à petit. Pas seulement parce qu’il est au gouvernement et qu’il peut se targuer d’avoir fait passer des mesures sociales qui paraissaient jusqu’à présent impossibles (par exemple, l’augmentation du SMIC à 900€) ; mais aussi parce que la panique morale qui affecte le secteur progressiste, en raison de l’émergence de l’extrême droite, peut finir par lui être bénéfique. J’ai l’impression que beaucoup de gens de gauche comptent voter pour le PSOE car ce serait le moyen le plus efficace de contrer l’extrême droite. C’est pour cela que l’« alerte antifasciste » de Podemos est aussi peu efficace. D’un côté, elle bénéficie a Vox en faisant de lui le cœur du débat politique et d’un autre côté, même si cette alerte fonctionnait, elle bénéficierait au plus grand parti de la gauche, le PSOE.

LVSL – Dans ce paysage politique inquiétant et délabré, Podemos n’arrive plus à mobiliser et recule. Après avoir surgi avec force dans la politique espagnole, sa stratégie semble être en panne. Comment en est-on arrivé là ?

GF – C’est une question très difficile, mais tout à fait pertinente. Podemos et ses dirigeants actuels sont complètement perdus quand il faut comprendre le climat que vit l’Espagne. Podemos arrive toujours en retard, c’est sa spécialité. J’ai observé aussi un manque d’idées qui me paraît surprenant, surtout dans un moment où elles seraient les bienvenues.

D’autre part, le parti s’effondre au niveau territorial. Il y a quelques jours, on a appris que le groupe de Podemos au parlement de la région de Cantabrie allait disparaître. Il y a des fronts ouverts dans toutes les régions. Podemos court le risque d’être un projet en échec ou dépassé par d’autres initiatives qui vont surgir. Si les choses continuent dans ce cas, il est probable que cela arrive.

LVSL – Comment le parti pourrait-il se relancer ? Doit-il mettre fin à son pacte avec le PSOE ?

GF – Il n’y a pas de solution magique. Je pense qu’à court terme, l’image de Podemos et de ses dirigeants est tellement endommagée qu’il n’y a plus rien à faire. Beaucoup de gens ignorent ce qu’ils disent. Plus personne ne les écoute.

Je crois que dans le processus de reconstruction de Podemos, il est nécessaire de s’ouvrir de nouveau à la société civile et de fournir un projet inclusif sur le plan social, territorial et même, intergénérationnel. Il doit oser parler de questions qui ne sont pas dans l’agenda des médias, mais que les Espagnols subissent tous les jours. Par exemple, les inégalités croissantes entre les grandes métropoles et l’Espagne rurale.

Mais il faut aussi politiser les situations dramatiques que subissent 80% des Espagnols, comme le fait d’avoir un membre de la famille en situation de dépendance. Et pour cela, il n’est pas suffisant de parler de « Ley para la dependencia » (Loi pour la promotion de l’autonomie personnelle et l’assistance aux personnes en situation de dépendance) du gouvernement de Zapatero. Il faut parler des cas spécifiques, et du quotidien que les Espagnols vivent tous les jours. Il est nécessaire de politiser la souffrance psychologique et économique que subit une famille qui a à sa charge une personne âgée avec une maladie comme, par exemple, l’Alzheimer.

Le langage utilisé par Podemos n’a plus cette capacité de se connecter avec ces situations quotidiennes. Il s’est transformé en routine. Il n’est pas possible que Pablo Iglesias fasse les mêmes discours que ceux qu’il faisait en 2014 ou 2015. Ils ont perdu toute force, même si leur contenu est juste et précis.

N’importe qui extérieur au parti peut le constater. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’ils ne le voient pas à l’intérieur.

LVSL  – Pablo Iglesias et Íñigo Errejon semblent désormais avoir atteint un point de rupture après l’initiative d’Errejon de faire campagne sous la marque de Manuela Carmena, la maire de Madrid. Quelles sont les causes de cette situation et les conséquences pour Podemos?

GF – C’est un processus complexe dont les causes sont multiples. L’une d’elle a à voir, d’un côté, avec la mission de remporter la communauté de Madrid donnée à Errejón par la direction de Podemos, et de l’autre, la sensation qu’il manque un électrochoc qui puisse mobiliser les citoyens progressistes qui ont vécu les derniers mois avec beaucoup de peur et de désenchantement. De ce point de vue, l’alliance d’Errejón et de Carmena me semble être capable de s’adresser à des secteurs de la population que la direction de Podemos n’arrive pas à toucher, en particulier les électeurs plus volatils et désidéologisés.

Les élections andalouses ont démontré qu’il y a des unions qui affaiblissent et des divisions qui renforcent, en particulier lorsqu’on parle de systèmes électoraux proportionnels, comme dans le cas de la communauté de Madrid. Il est possible que la candidature de Podemos soit capable de mobiliser un certain type de personnes et que la candidature d’Errejón-Carmena en mobilise d’autres. Cela était le plan initial de Podemos avec Izquierda Unida. S’ils sont intelligents et qu’ils ne la jouent pas salement, cela fonctionnera.

LVSL – De nombreuses élections auront lieu au mois de mai : régionales, municipales, européennes, et peut-être même nationales. Que pourrait-il se passer à l’occasion de ces élections ?

GF – Il est de moins en moins possible qu’il y ait des élections générales en mai. Cependant, les élections municipales, régionales et européennes vont avoir lieu en même temps. La situation est très difficile. Il est possible que le modèle andalou (accord entre PP, C’s et Vox) se répète dans beaucoup de mairies et régions. Il sera essentiel que les forces progressistes remportent encore des victoires dans les mairies les plus emblématiques, comme celle de Madrid ou Barcelone. Cela ne sera pas facile. Néanmoins, si les forces du changement arrivent à se maintenir dans certaines des mairies les plus grandes, cela pourra déjà être considéré comme une grande victoire.

Je pense aussi que C’s va finir par se sentir mal à l’aise dans cette situation. Principalement parce qu’un des plaisirs de Vox est de critiquer C’s. Et ils vont continuer à le faire. Il y a même un certain mépris politique réciproque entre eux. Abascal méprise Rivera et Rivera méprise Abascal. En outre, sur les plans politique et stratégique, il est dans l’intérêt de Vox de maintenir C’s sous le feu des critiques pour que ce dernier s’oriente de plus en plus à droite.

C’est pour cela qu’à moyen terme, je ne crois pas que cette coalition des droites puisse se maintenir. Actuellement, le PSOE n’est pas à l’aise dans sa coalition avec Podemos et les nationalistes catalans et, en même temps, C’s se sent mal à l’aise dans sa coalition avec le PP et Vox. Ainsi, il est possible qu’à moyen terme, il y ait une recomposition politique au centre avec une alliance entre le PSOE et C’s.

 

Entretien traduit par Maria Laguna Jerez pour LVSL.

Vox : la démonstration de force de l’extrême-droite espagnole

Aux élections andalouses du 2 décembre, Vox, parti d’extrême-droite jusqu’alors marginal, a réalisé une percée inattendue. Cette formation nationaliste et ultra-conservatrice entend réaffirmer les valeurs traditionnelles devant l’essor du mouvement féministe et raviver la fierté nationale prétendument mise à mal par la crise catalane et l’immigration. Décryptage. 


 

Le 2 décembre, aux alentours de 22h15, c’est la stupeur en Andalousie. Les résultats officiels des élections autonomiques sont annoncés, et contre toute attente, le bloc des droites vient de décrocher la majorité absolue des sièges au Parlement régional. Le PSOE de Susana Díaz, bien qu’arrivé en tête avec 33 sièges, devrait perdre la direction de la communauté autonome et, par là même, un bastion historique : les socialistes gouvernent l’Andalousie depuis la création de la « Junta de Andalucía » à la sortie du franquisme, il y a 36 ans. Le Parti Populaire, bien qu’affaibli, arrive en seconde position, suivi par les libéraux de Ciudadanos, alliés de La République en Marche. Adelante Andalucía, la coalition regroupant Podemos et Izquierda Unida (IU), pourtant bien placée dans les sondages, doit se contenter de la 4ème place.

La déception est de taille pour Teresa Rodríguez (Podemos) et Antonio Maillo (IU), qui comptaient s’appuyer sur un score confortable pour faire pression sur les socialistes dans le cadre d’un Parlement dominé par les gauches. Mais « los números no dan » : le compte n’y est pas. Ce soir-là, tous les regards sont tournés vers l’autre extrémité du panorama politique : Vox, parti d’extrême-droite jusqu’alors électoralement résiduel (0,45% aux élections andalouses de 2015) réalise une percée spectaculaire et parvient à arracher 12 sièges au Parlement régional, avec plus de 11% des voix. Certains sondages leur accordaient entre 1 et 4 sièges, mais la formation nationaliste et ultra-conservatrice dirigée par Santiago Abascal a déjoué tous les pronostics.

Au quartier général de Vox, les sympathisants accueillent la surprise aux cris retentissants de « Yo soy español, español, español ! », tandis que les cadres n’ont qu’un mot à la bouche : la « Reconquista ». « La Reconquête commence en terres andalouses et s’étendra au reste de l’Espagne », peut-on lire sur le compte twitter du parti. Vox, fondé en décembre 2013 à l’issue d’une scission avec le Parti populaire, poursuit sa démonstration de force. Elle avait commencé le 7 octobre dernier, à l’occasion d’un grand meeting au cours duquel 9 000 militants et sympathisants ont fait trembler l’enceinte du palais omnisports de Vistalegre, dans la banlieue de Madrid. Désormais sous le feu des projecteurs médiatiques, Vox et son leader Santiago Abascal entendent s’imposer comme un acteur incontournable du jeu politique en Espagne.

Automne 2018 : le début d’une « Reconquista » pour l’extrême-droite ?

En octobre dernier, c’est sur les terres de Podemos que Vox a entamé sa « Reconquête », en choisissant d’investir Vistalegre pour un meeting à hautes retombées médiatiques. A l’automne 2014, Podemos avait fait de Vistalegre un symbole, le point de départ d’un marathon électoral qui devait permettre aux Indignés de « prendre le ciel d’assaut ».  Quatre ans plus tard, les leaders de Vox l’ont bien compris, la dynamique Podemos a du plomb dans l’aile et les proches de Pablo Iglesias n’ont plus le monopole de la contestation du système politique hérité de la Constitution de 1978. « Nous ne prenons pas le ciel d’assaut, nous le conquérons », assénait Abascal ce 7 octobre 2018, dans le registre belliqueux constamment mobilisé par les leaders de Vox.

Santiago Abascal, 42 ans, est l’homme fort du parti d’extrême-droite, qu’il préside depuis septembre 2014. Cet ancien député régional du Pays-Basque (2004-2009), adepte des propos outranciers à connotation xénophobe, machiste et homophobe, a longtemps fait ses armes au sein du Parti Populaire, qu’il a intégré à l’âge de 18 ans. Il a notamment été sous l’influence de son père, explique-t-il, une ancienne figure de l’Alliance populaire, menacé de mort par l’ETA. « Je suis toujours armé d’un Smith & Wesson, d’abord pour protéger mon père de l’ETA, aujourd’hui pour protéger mes enfants », confiait Abascal à El Español en mai 2017.

Longtemps critique vis-à-vis de la ligne portée par Mariano Rajoy à la tête du PP, il décide d’en claquer la porte en novembre 2013. Il accuse alors le chef du gouvernement conservateur d’avoir « trahi les valeurs et les idées » du parti. En cause, son inaction vis-à-vis de la corruption qui gangrène le PP, et une politique jugée trop laxiste à l’égard des prisonniers de l’ETA. Dans la foulée, Abascal lance son propre parti, Vox, avec l’objectif d’attirer les électeurs de droite « désenchantés » par les politiques du PP. A ses côtés, José Antonio Ortega Lara, ancien fonctionnaire de l’administration pénitentiaire, séquestré 532 jours par l’ETA entre 1996 et 1997, véritable symbole de la lutte anti-terroriste.

Santiago Abascal, leader de Vox.

A Vistalegre, Abascal et Ortega Lara sont épaulés par Javier Ortega Smith, avocat et secrétaire général du parti, lui aussi familier des phrases choc et des polémiques en tout genre. En juin 2018, alors que l’Espagne s’apprête à accueillir l’Aquarius, Ortega Smith poste sur Twitter une photo de lui aux abords de la Méditerranée, à côté d’un canon pointé vers la mer. « Nos frontières se respectent », légende-t-il. Devant la foule de sympathisants enthousiastes de Vistalegre, Ortega Smith reprend fièrement à son compte le fameux slogan de Donald Trump « Make America Great Again » : « Juntos haremos a España grande otra vez ».

La restauration de la grandeur nationale et la fermeture des frontières comptent parmi les leitmotivs du parti. Interrogé par Intereconomía peu avant le meeting du 7 octobre, Santiago Abascal use d’une métaphore qui n’est pas sans rappeler la formule de Marine Le Pen à propos des « clés de la maison France » : « Nous croyons en la propriété privée. Nous croyons que l’Espagne, en tant que nation, est la propriété privée des Espagnols. L’Espagne, notre foyer, notre maison, a ses murs et ses portes d’entrée. Les Espagnols décident à qui ils ouvrent la porte ». Une formulation travaillée qui n’empêche pas les leaders de Vox de s’exprimer plus crûment à propos de l’immigration en évoquant une « invasion programmée » ou en agitant le spectre d’une « islamisation » de l’Espagne.

Parmi les « 100 mesures urgentes pour l’Espagne », présentées en guise de programme politique à l’occasion du grand meeting de Vistalegre, la lutte contre l’immigration tient une place prépondérante : « déportation » des migrants clandestins dans leurs pays d’origine, durcissement des conditions d’attribution de la nationalité, restriction de l’accès gratuit aux soins pour les sans-papiers, érection d’un « mur infranchissable » à Ceuta et Melilla (les deux enclaves espagnoles en Afrique du Nord), suspension de l’espace Schengen, etc.

Autre obsession affichée par Vox : la réforme de l’organisation territoriale et la recentralisation autoritaire du pouvoir politique. Le parti entend s’attaquer frontalement à l’État des autonomies, compromis forgé au cours de la Transition pour satisfaire les doléances des « nationalismes périphériques », qui fait de l’Espagne un État largement décentralisé. Pour Vox, les compétences en matière d’éducation, de santé, de sécurité et de justice doivent réintégrer le giron exclusif de l’État central. Un élément revient sans cesse dans les discours de Santiago Abascal et de ses acolytes : la suspension définitive de l’autonomie de la Catalogne et l’illégalisation des partis « séparatistes ». « Un seul gouvernement et un seul Parlement pour tous les Espagnols », « Une Espagne, pas 17 », scande le leader de Vox à Vistalegre, recevant pour réponse une pluie de « Puigdemont, en prison ! », en référence à l’ancien Président de la Généralité de Catalogne, cible favorite des militants du parti.

Vox affiche par ailleurs une orientation ultra-conservatrice à travers une ligne de défense des valeurs traditionnelles. Le parti souhaite abroger le mariage homosexuel ainsi que la loi sur l’avortement. Ses dirigeants s’en prennent régulièrement aux mouvements féministes accusés d’« opprimer » les hommes, et fustigent « les lois totalitaires de l’idéologie du genre », selon les termes de Santiago Abascal. Le parti entend revenir sur la loi contre la violence de genre afin de la remplacer par une loi sur les « violences intrafamiliales », et fait de la lutte contre les soi-disant « fausses plaintes » pour agressions sexuelles un cheval de bataille. Dans cet arsenal de préconisations conservatrices, on retrouve également la protection de la tauromachie, présentée comme un élément indissociable du patrimoine culturel espagnol, ou encore la valorisation de la chasse, « activité nécessaire et traditionnelle du monde rural ». De manière générale, Vox met un point d’honneur à s’adresser à une population rurale délaissée, à travers un discours axé sur la modernisation des infrastructures et la résorption des déséquilibres territoriaux. Un discours exacerbé lors de la dernière campagne électorale, qui a sans nul doute trouvé un écho en Andalousie, première région agraire d’Espagne.

L’affirmation d’une nouvelle droite réactionnaire et populiste à la faveur de la crise catalane

Pour tout observateur de la vie politique espagnole, il est une particularité qui saute aux yeux au regard du contexte européen actuel : contrairement à la plupart de ses proches voisins, l’Espagne semble avoir été épargnée par l’installation d’un parti d’extrême-droite d’orientation nationale-populiste, à l’instar du Front National ou de la Ligue italienne, en mesure de capter à son profit le mécontentement de franges significatives de la population. Les explications sont plurielles. Sevrés par quatre décennies de dictature nationale-catholique, les Espagnols auraient durablement rejeté aux marges du système politique les formations identifiées à l’extrême droite. Les nostalgiques du franquisme, bien que structurés en réseaux d’influence au poids non négligeable (la Fondation Francisco Franco en est une illustration), peineraient à se doter d’une véritable expression politique. D’autant plus que l’espace disponible semblait jusqu’alors étriqué, du fait de l’existence d’un grand parti conservateur solidement enraciné, capable d’embrasser l’ensemble du spectre idéologique des droites, des libéraux modérés aux nationalistes les plus chevronnés : le Parti Populaire, héritier de l’Alliance Populaire fondée par d’anciens cadres franquistes lors de la Transition à la démocratie.

La vague de bouleversement des systèmes partisans qui traverse la plupart des pays européens n’a pas épargné l’Espagne, loin de là. Seulement, jusqu’alors, elle ne s’était pas traduite par l’affirmation d’une force populiste réactionnaire. Dans le sillage du mouvement des Indignés, qui s’est érigé en 2011 contre la corruption et la « séquestration » de la démocratie par les pouvoirs financiers, c’est le parti populiste de gauche Podemos qui est parvenu à catalyser les colères, conférant à l’indignation manifestée sur les places un débouché politico-électoral démocratique et progressiste. Mais depuis plusieurs mois, la formation de Pablo Iglesias n’a plus le vent dans le dos, et la crise catalane a profondément rebattu les cartes.

Meeting de Vox à Vistalegre, le 7 octobre 2018

Car la percée manifeste de Vox est à mettre en relation avec les événements qui ont émaillé l’automne 2017 en Catalogne et qui ont sensiblement bousculé les coordonnées du jeu politique espagnol. C’est ce qu’affirme Guillermo Fernández, chercheur à l’Université Complutense de Madrid, spécialiste des droites radicales en Europe : « depuis la fin de l’ « aznarisme », une partie de la droite espagnole la plus radicale a entamé un projet de reconstitution du régime de 1978 dans un sens autoritaire et centraliste. Ce projet, que l’extrême-droite espagnole a toujours porté puis actualisé au milieu des années 2000, entre aujourd’hui en connexion avec un sentiment de lassitude d’une partie de la société espagnole, qui s’est sentie humiliée par les revendications indépendantistes catalanes. ». L’accélération du « processus » indépendantiste en Catalogne a contribué à polariser la société autour de la question territoriale, et exacerbé parmi les « unionistes » le sentiment d’appartenance à la nation espagnole, sur lequel Vox s’appuie prioritairement.

Par ailleurs, la gestion chaotique de la crise catalane par le Parti Populaire, accusé par Vox – mais aussi par les libéraux de Ciudadanos – d’avoir fait preuve d’un manque de fermeté, a contribué à libérer un espace pour une demande de reprise en main autoritaire de la situation. Pour Guillermo Fernández, l’ « automne catalan » a mis en lumière l’un des aspects de la crise de régime que traverse l’Espagne, à laquelle Vox apporte une réponse par la droite : « De même que beaucoup d’Espagnols de gauche ont fait une lecture critique du régime de 1978 suite à la crise de 2008 (ce qui a donné lieu à l’esprit de rébellion qui a alimenté le mouvement des Indignés et a fait naître Podemos), beaucoup d’Espagnols de droite ont vu dans la crise catalane l’échec du régime des autonomies, et aspirent désormais à une réforme en profondeur de l’État vers plus de centralisme ».

En fustigeant l’impuissance du PP et les tergiversations de Ciudadanos, Vox trace une frontière nette vis-à-vis des partis de l’ordre constitutionnel. Cette démarcation se manifeste rhétoriquement par les attaques répétées à l’encontre de la « droite lâche » du PP (« derechita cobarde ») et de la « girouette orange », Ciudadanos. Vox se distancie d’une droite qui refuserait de s’assumer comme telle et qui aurait cessé de défendre les valeurs intrinsèquement liées à la communauté nationale. C’est ce que souligne Iago Moreno, rédacteur au journal La Trivial : « Vox pointe du doigt les partis de droite comme les éléments d’un establishment politique incapable de répondre aux problèmes de l’Espagne. Ils ont mis en place à partir de cela un discours qui oppose l’ « Espagne vivante » à un bloc regroupant le PP, Ciudadanos et le PSOE (…) Ils construisent une bombe politique capable de mobiliser des éléments aussi différents que le ressentiment machiste face à l’essor du féminisme, les demandes de fermeté à l’égard de l’indépendantisme qui émanent d’une grande partie de la droite, le contrôle des frontières, ou les demandes de mettre un terme au financement des partis et des syndicats par l’argent public. »

La défense de l’« Espagne vivante » est l’axe privilégié du discours populiste de Vox : elle oppose l’Espagne des traditions, des ancêtres et des territoires, à une élite politique déconnectée des réalités matérielles et accusée de trahir les fondements de l’identité nationale. À Vistalegre, Santiago Abascal dénonçait vigoureusement la « supériorité morale qu’a imposée la dictature du politiquement correct, dominée par les « progres » (progressistes) ». Le président du parti s’attaque tout aussi bien à la « gauche morale » représentée par Podemos, le PSOE ou encore les mouvements féministes en plein essor, qu’au Parti Populaire accusé d’avoir lâché du lest sur les questions de société. Le discours de Vox entend ainsi déclencher un sursaut d’orgueil chez cette Espagne authentique, idéalisée et mythifiée, appelée à envoyer valser la condescendance des élites qui méprisent les coutumes populaires. Il prend la forme d’une injonction à agir sans peur et sans honte, à assumer les valeurs reçues et transmises de génération en génération, réaffirmant la famille comme le socle primordial de la nation.

Ce récit politique soigneusement étoffé est alimenté et renforcé par l’usage d’un registre épique, d’une mystique guerrière et conquérante. Pendant la campagne andalouse, Santiago Abascal n’hésite pas à se mettre en scène à dos de cheval sur un fond musical du Seigneur des anneaux, chevauchant triomphalement vers la « Reconquête » promise. Guillermo Fernández résume : « Vox a donné corps à l’ « Espagne des balcons », par le biais d’une épique nationale de la reconquête, qui injecte un shoot de vitamines à la fierté nationale blessée depuis la crise catalane. C’est ce récit épique qui a permis de s’adresser transversalement aux Andalous ».

Une chose est sûre : l’irruption de Vox sur la scène politique espagnole est actée, et le phénomène n’est pas près de se tarir dans les mois qui viennent. Les thèses défendues par le parti d’extrême-droite rencontrent d’autant plus d’écho qu’elles sont parallèlement banalisées par l’adoption d’une ligne dure au sein du Parti populaire, depuis le changement de direction consécutif à la chute de Mariano Rajoy. Pablo Casado, nouveau secrétaire général du PP, entreprend en effet depuis plusieurs mois de mettre à l’agenda la thématique de l’immigration, sur laquelle Vox dispose incontestablement d’un avantage compétitif. Ce virage à droite des conservateurs conjugué à l’essor du parti d’Abascal risque fort d’accentuer une forme de droitisation du débat public en Espagne, au détriment de Podemos mais aussi du fragile gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, affaibli de plus belle par les résultats des élections andalouses.

Désormais, Vox met le cap sur les élections européennes de mai 2019, et entend bien pour cela constituer des alliances fructueuses auprès d’autres forces d’extrême-droite. Des liens ont d’ores et déjà été noués au printemps dernier avec Steve Bannon, ancien proche conseiller de Donald Trump, comme l’indique Guillermo Fernández : « Vox a annoncé publiquement au mois de mars avoir trouvé un accord avec Stephen Bannon pour que des collaborateurs du stratège nord-américain travaillent avec le parti, particulièrement pour mener une campagne internationale en faveur de l’unité de l’Espagne dans le conflit catalan ».

Parmi les droites radicales d’Europe, Vox pourra difficilement espérer nouer une franche amitié avec la Ligue italienne (ancienne Ligue du Nord), compte tenu des relations houleuses entretenues par Santiago Abascal avec Matteo Salvini, fervent soutien des nationalismes catalan et basque. En revanche, l’idylle semble plus probable avec le Rassemblement national français. Marine Le Pen saluait d’ailleurs sur Twitter la percée de Vox en Andalousie au soir des résultats : « Mes vives et chaleureuses félicitations à nos amis de @vox_es qui, ce soir en Espagne, font un score très significatif pour un jeune et dynamique mouvement ».

Toutefois, précise Fernández, Vox se rapproche davantage du courant « libéral-conservateur » du Rassemblement national : « L’idéologie de Vox ressemble plus à celle de Marion Maréchal qu’à celle de Marine Le Pen ou du secteur social-souverainiste (du moins ce qu’il en reste). Vox est favorable à des baisses d’impôts drastiques, se montre très critique envers le mariage homosexuel, l’avortement ou l’euthanasie, et plaide pour une régulation de l’excessive bureaucratie de l’État-Providence ».

A gauche, la question s’impose : que faire ? Au lendemain des résultats en Andalousie, des centaines de manifestants se sont réunis dans les rues de Séville pour contester l’entrée du « fascisme » au Parlement régional, aux cris de « Vive la lutte de la classe ouvrière ». Même son de cloche du côté des dirigeants de Unidos Podemos. Dans la foulée de l’annonce des résultats, Irene Montero réagissait sur Twitter : « Alerte pour les femmes, les retraités, les travailleur.euse.s. Ou nous les arrêtons, ou ils diviseront nos quartiers, ils feront en sorte que nous nous détestions entre voisins et que les puissants restent intouchables. Stoppons le machisme, la haine, le fascisme. Nous devons nous bouger pour les freiner en Espagne ».

Pour Fernández, les forces de gauches doivent prendre garde à ne pas s’enfermer dans une posture morale : « Il est fondamental que dans les milieux progressistes, on ne se contente pas d’une critique exclusivement morale de ce qu’implique Vox, et que l’on recherche les causes qui expliquent cette irruption surprenante et à bien des égards exorbitante. Car ce n’est pas que les Andalous soient devenus d’extrême-droite du jour au lendemain : Vox a su toucher un mécontentement latent qui demeurera présent dans la société espagnole dans les prochains mois et les prochaines années. »

La nouvelle vague du féminisme espagnol

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Les manifestations spectaculaires du 8 mars 2018 et les mobilisations inédites contre la décision judiciaire dans l’affaire dite de « La Manada » inaugurent une nouvelle vague du féminisme en Espagne. La voix des femmes, qui peinait à se faire entendre jusqu’alors, s’est durablement installée dans le débat public. Le féminisme espagnol revendique l’égalité des droits, mais désigne également un coupable direct, l’État, accusé de perpétuer des relations de pouvoir inégales.


 

« Le féminisme s’étend en Espagne », « 8M : le féminisme fait l’histoire », « Le féminisme déclare la guerre a la ‘culture du viol’ suite au jugement de ‘La Manada’» … Voici quelques-uns des titres qui ont fait la une des journaux espagnols et internationaux en cette année 2018. Ces derniers mois, le terme « violence de genre » s’est imposé dans l’actualité espagnole. D’après la loi du 27 juillet 2007 pour la prévention et le traitement intégral de la violence de genre, ce type de violence, intervenant dans l’espace public ou dans la sphère personnelle de la victime, peut se traduire par des dommages physiques, sexuels ou émotionnels.

On parlera tout aussi bien de violences faites aux femmes (en espagnol, « violencia contra las mujeres », dite VCM), car les femmes sont bien entendu les premières victimes. Nos sociétés sont guidées par un système très ancien qui est de nature patriarcal, fondé sur des rôles de genre fermés, qui définissent des « caractéristiques » attribuées tantôt à l’homme, tantôt à la femme. En résultent des inégalités de pouvoir : on considère que les femmes sont, dans tous les aspects de leurs vies, dotées de capacités inférieures aux hommes – physiquement, intellectuellement, psychologiquement, etc. Comme le martèlent aujourd’hui les féministes en Espagne, les violences de genre ne se limitent pas aux agressions physiques, elles englobent aussi bien les abus sexuels, le mariage des enfants, l’excision ou encore la discrimination légale. Elles constituent, plus généralement, une atteinte à l’intégrité, à la dignité et à la liberté d’une partie de l’humanité.

Le féminisme espagnol, une histoire interrompue

Si l’inégalité d’opportunités entre hommes et femmes est un phénomène ancien, il faut attendre le XIXe pour voir éclore le féminisme en tant qu’ensemble de mouvements et d’idées au service de l’égalité, dans des domaines aussi divers que le politique, l’économie, le droit ou la culture. Le concept européen prend d’abord la forme du « suffragisme » anglo-saxon, qui conteste les révolutions libérales-bourgeoises et leur vision d’une citoyenneté excluant les femmes. Le « suffragisme » revendique la reconnaissance de la femme comme citoyen de plein droit – à travers l’élargissement du droit de vote – et oblige les gouvernements à revoir les lois discriminantes à son égard.

En Espagne, le féminisme devait se constituer dans un pays aux caractéristiques bien différentes du reste de l’Europe. Quand la démocratie s’installe dans une Espagne encore dominée par le système des caciques, le vote demeure un instrument de manipulation des électeurs au profit de chefs locaux. D’autre part, l’Espagne ne disposait pas d’une élite bourgeoise et progressiste capable de mener une révolution libérale, ni d’un système d’éducation en mesure de réduire l’analphabétisme, qui concernait les deux tiers de la population féminine. Enfin, le poids de l’Église catholique dans l’histoire de l’Espagne a maintenu le pays dans une forme de retard par rapport à une Europe de plus en plus laïcisée.

Malgré tout, tandis que le féminisme anglais bataillait pour obtenir le droit de vote des femmes et la reconnaissance d’un nouveau concept de femme salariée et émancipée, la pression sociale en Espagne s’accentuait pour obtenir des progrès en matière d’éducation et de protection sociale. Sous la Seconde République (1931 – 1939), le féminisme espagnol obtient pour la première fois des avancées de taille, concrétisées dans un cadre juridique qui donnait à l’Espagne catholique et retardée un visage renouvelé, moderne et démocratique. Parmi ces réformes, le droit de vote, le mariage civil et le droit de divorcer, la dépénalisation de l’adultère féminin, ou encore l’égalité salariale. Mais ces avancées en matière légale, brutalement stoppées par le déclenchement de la guerre civile puis la victoire du franquisme, n’ont pu se traduire en de réels changements sociaux. Les années de dictature (1939–1975) n’ont pas uniquement produit un coup d’arrêt en matière de droits des femmes. Elles ont marqué un retour au passé obscurantiste et ultra-traditionnaliste de l’Espagne, à une conception de la femme exclusivement définie à partir de deux rôles : la conjointe et la mère. Lorsque l’on retrace l’histoire du féminisme en Espagne, on peut parler d’une histoire interrompue par la dictature – au même titre que tous les projets de modernisation – le pays accusant quarante années de retard au regard du reste de l’Europe.

Ce n’est qu’à partir de la transition démocratique que la sphère politique et la société civile ont pu entamer le processus de reconstruction du pays en matière sociale, économique, culturelle ou internationale. Néanmoins, quelle que soit la couleur politique du gouvernement espagnol en place, les sujets de genre n’ont jamais été abordés comme une priorité, et les avancées sociales se sont accompagnées d’une tolérance à l’égard des abus de pouvoir qui affectent la vie quotidienne des femmes.

Mobilisation féministe à Saragosse le 8 mars 2018. ©Gaudiramone

2018 : le début d’une nouvelle force féministe

Au regard de cette histoire tumultueuse, l’année 2018 apparaît comme une étape fondamentale dans le développement du féminisme espagnol. « C’est une année historique […] même les femmes des villages et du monde rural de l’Aragon (Nord-Est de l’Espagne) sont descendues dans les rues pour manifester leur soutien à la cause féministe » nous assure Laura Comin, membre de l’assemblée féministe PURNA (« étincelle » en aragonais). Devant le nombre croissant de victimes de violence machiste et d’agressions sexuelles, dans un pays où la culture du viol s’était normalisée, les médias, les réseaux sociaux et l’opinion publique se sont enfin saisis de ces injustices. En témoigne l’ampleur des mobilisations à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars dernier. Une journée historique au cours de laquelle plus de 5 millions de femmes se sont mises en grève afin d’exiger l’égalité de droits et de conditions de vie. Dans la plupart des capitales régionales, c’est une marée féministe qui a déferlé dans les rues : près d’un demi-million de manifestantes à Madrid, cent mille à Séville et des dizaines de milliers de personnes dans la manifestation de Bilbao, dont les images spectaculaires ont été reprises par The New York Times. Les cortèges du 8 mars ont marqué les esprits par leur caractère transversal et intergénérationnel : aux côtés des militantes plus aguerries défilaient des femmes n’appartenant à aucune organisation féministe, tous âges confondus. Des profils de femmes très divers réunis autour de slogans rassembleurs : « tant qu’il y aura de la rage, il y aura du changement », « la révolution sera féministe ou ne sera pas », « quand je rentre chez moi je veux être libre, pas courageuse ».

Pendant des années, la violence conjugale en Espagne était considérée comme un problème relevant du domaine privé et l’on parlait volontiers de « crime passionnel ». Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que les associations de femmes qui travaillent auprès des victimes ont insisté sur la nécessité d’une loi ciblant les violences conjugales. Pour ces associations, il s’agissait d’un problème d’État qui devait être combattu grâce à des politiques spécifiques dans le domaine juridique, social et dans l’éducation. Il faut attendre le 28 décembre 2004 pour voir apparaître la première loi en ce sens : la « Loi organique de mesures de protection intégrale contre la violence de genre » (« Ley Orgánica de Medidas de Protección Integral contra la Violencia de Género »). Cette loi visait à protéger les victimes de possibles agressions, à poursuivre les agresseurs, et à faire de ce type de violence un problème social à dénoncer. Indépendamment du contenu de la loi, le nombre de victimes de violences de genre reste élevé et irrégulier, avec deux grands pics en 2008 (76 femmes assassinées) et 2010 (73 victimes). Parallèlement, le nombre de plaintes déposées continue d’augmenter. Face à un système législatif inefficace qui n’a pas su freiner ces violences pendant de nombreuses années, c’est la société civile qui prend le relai et entame ce que l’on a appelé la « nouvelle révolution féminine » qui, d’après l’avocate féministe et activiste sociale, Emilia Caballero, « ne peut faire marche arrière ».

D’autre part, des faits divers plus récents ont cristallisé la question féministe en Espagne. Le procès de « La Manada » (« La Meute ») a déclenché une vague de contestation inédite. En avril, des juges de Pampelune ont statué que l’agression sexuelle commise par cinq Sévillans sur une jeune femme de dix-neuf ans lors des fêtes de San Fermín en 2016 ne relevait pas du viol en réunion mais de l’« abus sexuel ». Les cinq hommes ont ainsi vu leur condamnation réduite et sont aujourd’hui laissés en liberté dans l’attente de l’appréciation finale. Indignées par cette décision, des associations féministes ont organisé le 22 juin des manifestations de grande ampleur dans les principales villes d’Espagne, au son de « Hermana, yo sí te creo » (« Ma sœur, moi je te crois »). Les femmes se sont mobilisées pour dénoncer la culture du viol intériorisée dans les mentalités masculines et pour revendiquer le droit à l’espace public : « la rue et la nuit nous appartiennent à nous aussi » (« La calle, la noche, también son nuestras »). Mais à l’indignation liée à l’affaire de « La Manada » se mêlent une colère et une volonté plus générale de dénoncer les dysfonctionnements du système judiciaire espagnol, accusé d’être rétrograde. « La violence patriarcale, ça suffit ! », « les juges et les procureurs aussi sont coupables », « État machiste, État terroriste », scandaient à pleins poumons les manifestantes, signe que la société espagnole réclame une vaste modernisation du système. Le constat a rapidement débordé la société civile pour s’immiscer dans l’arène politique. Dans l’émission hebdomadaire de débats « La Sexta Noche », Margarita Robles, ministre de la Défense du gouvernement de Pedro Sánchez, a affirmé ne pas partager le verdict du procès de « La Manada ». La ministre, première femme à avoir présidé une Audience provinciale, celle de Barcelone, et troisième femme à avoir accédé à la fonction de magistrate du Tribunal Suprême, a déploré l’absence de formation des juges espagnols en matière de genre, ce qui limite de fait leurs compétences dans ce type de jugement.

©Zarateman

Ce diagnostic est partagé par Encarnación Bodelón González, docteure en Droit et directrice du Master « Genre et Égalité » à l’Université Autonome de Barcelone. « Avec des mesures économiques et surtout une véritable volonté politique », l’Espagne aurait pu connaître des changements effectifs, souligne-t-elle. Quelle que soit l’orientation politique du gouvernement, les bonnes initiatives impulsées par l’État ne se sont pas traduites par une mise en place effective. Pour la juriste, par exemple, la loi pour l’égalité de 2007, qui prévoyait l’introduction d’une matière d’éducation civique à l’école, « a été appliquée avec timidité au moment de sa création pendant le gouvernement du socialiste Zapatero, et une fois que le Parti Populaire a pris le pouvoir, elle a été interrompue ». Encarnación Bodelón, qui dirige également le centre de recherche Antígona sur les droits des femmes en Espagne, se veut malgré tout optimiste. Ces problèmes structurels pourront être résolus « grâce à la poussée des mouvements sociaux, de la société civile, mais aussi par les politiques publiques ».

Parmi ces problèmes, le manque de préparation des juges face aux affaires liées à la violence de genre est l’un des plus criants. D’après un article publié dans le journal espagnol El Confidencial, les îles Baleares, la communauté de Valence, la Catalogne, l’Aragon, la Navarre, La Rioja et la communauté de Madrid sont les régions où les individus accusés de violence de genre sont le moins souvent jugés coupables. Ce qui ne manque pas de remettre en cause l’objectivité des décisions judiciaires : si le procès de « La Manada » s’était tenu en Galice ou en Extrémadure, où les juges statuent contre les accusés dans plus de 80% des cas, le verdict aurait pu être totalement différent. « En ce qui concerne la violence de genre, les juges perdent l’objectivité et les lunettes de l’impartialité qu’on leur a appris à adopter. Ils ne savent tout simplement pas discerner les différentes situations dans lesquelles peuvent se produire les actes de violence de genre, et se basent sur des arguments préconçus qui démontrent la culture machiste dont ils sont encore imprégnés », souligne Encarnación Bodelón. L’Espagne ne respecte pas non plus la convention d’Istanbul, selon laquelle une femme ayant subi des violences a le droit d’accéder à une aide psychologique ou économique, comme l’accueil dans un foyer municipal de soutien aux victimes. D’après la juriste, la solution consisterait à mettre en place une formation aux questions de genre pour les juges, qui doivent connaître les aspects psychosociaux de la violence. L’amélioration du système pourrait aussi passer par la rotation des juges afin d’éviter la permanence de comportements guidés par leurs convictions personnelles, et par la valorisation des juges spécialisés dans ces questions, qui sont aujourd’hui plutôt mal vus dans la profession.

Malgré l’existence d’un système de protection sociale supposé offrir à tous les mêmes opportunités et les mêmes droits sociaux, l’État demeure largement androcentrique, et tous les citoyens ne sont pas jugés de la même manière. Nos sociétés ont adopté une structure patriarcale qui a conditionné la construction d’un État dont l’organisation est, elle aussi, patriarcale. Les institutions qui composent cet État – le système judiciaire, l’éducation – conservent une composante sexiste qui contribuent à invisibiliser les femmes. D’après Bodelón, ce n’est pas tant l’histoire des mentalités qui explique la spécificité des violences de genre en Espagne que la sclérose de l’État, qui doit opérer des changements fondamentaux. La juriste, qui a étudié les questions de genre en Europe du Nord, remarque qu’à travers des politiques publiques, comme l’égalisation des congés maternité et paternité en Suède, les pays scandinaves véhiculent un puissant message d’égalité à la société. En Espagne, plutôt que de préconiser ce type de mesures sociales, l’État continue de faire primer « l’aspect capitaliste qui considère que la priorité consiste à générer de l’argent par son travail ». Les premiers pas de Pedro Sánchez en la matière s’avèrent pour le moment timide. Dans le cadre des négociations avec Podemos sur l’adoption du prochain budget, le gouvernement socialiste s’est engagé à augmenter progressivement la durée du congé paternité (de cinq semaines actuellement à 16 semaines en 2021, soit la même durée que le congé maternité), mais uniquement pour les salariés du secteur public.

Les initiatives sociales, associatives, voire parfois étatiques sont nombreuses, mais leur mise en pratique laisse aujourd’hui encore à désirer, et le changement tarde à se faire ressentir. L’Espagne est néanmoins submergée par une révolution menée par la société civile qui a commencé à ouvrir les yeux des espagnols par rapport aux failles du système institutionnel qui les entoure, une révolution qui a débuté mais qui n’a pas l’intention de faire marche arrière.

 

Elena García

Íñigo Errejón : « On gagne lorsque l’on cesse d’être le candidat de la gauche pour devenir celui de la dignité et de la souveraineté nationale »

Íñigo Errejón à l’université d’été de LVSL © Ulysse Guttmann-Faure (2018)

Un an s’est écoulé depuis notre premier grand entretien avec Íñigo Errejón. En France comme en Espagne, le paysage politique a profondément évolué. La question catalane, l’émergence de Ciudadanos, les grandes manifestations féministes et la destitution de Mariano Rajoy au profit de Pedro Sánchez laissent entrevoir une société qui reste en ébullition. Dans les coulisses de notre Université d’été, nous avons saisi l’occasion de dresser le bilan de ce nouveau panorama et de l’actualité de l’hypothèse populiste. Autre question de fond, les mouvements qui s’étaient approprié la rhétorique d’opposition entre le peuple et l’oligarchie en s’éloignant de la gauche semblent progressivement revenir à une identité de gauche. Quel sera le destin de ces forces ? Entretien.

LVSL – La relation entre Podemos et le PSOE semble s’être apaisée. Le moment destituant au cours duquel vous fustigiez le « PPSOE » et opposiez la caste au peuple semble derrière vous, comme si le populisme de Podemos avait été mis de côté. Diriez-vous que le moment populiste s’arrête lorsque l’on entre dans l’arène institutionnelle ? Peut-on tenir un discours populiste depuis les institutions ?

Íñigo Errejón – Nous avons assez peu réfléchi à la manière dont le populisme entre en relation avec les divers régimes politiques suivant qu’ils sont présidentiels, présidentialistes ou parlementaires. Le populisme est une hypothèse politique qui entre plus facilement en rapport avec les régimes présidentialistes, du fait, premièrement, de l’existence d’un leader pour lequel on vote directement, qui jouit d’une relation directe avec le peuple, et qui finit donc par être plus important que les médiations des partis. Mais aussi parce qu’en dernière instance, on n’est jamais obligé de choisir un allié. Lorsqu’on se présente à la présidentielle, on le fait toujours en y allant seul contre tous les autres. Les alliances se décident après, au moment des législatives. Mais lorsqu’on décide qui sera président, moment de politisation le plus élevé s’il en est, on est seul contre tous.

En ce qui nous concerne, nous sommes dans un régime parlementaire, qui dès le début nous a obligés à choisir des alliés avec qui nous pourrions développer nos projets et faire passer des lois. Sauf qu’au Parlement, il n’y a pas de haut et de bas, il n’y a qu’une droite et une gauche. C’est une rhétorique beaucoup plus adaptée à l’ordre institutionnel et bien plus modérée que la rhétorique haut-bas, ou que la rhétorique peuple-oligarchie. C’était pourtant celle qui régissait le quotidien de nos décisions politiques au sein des institutions. Il en va de même avec la façon dont on est disposés au Congrès. Celle-ci habitue les gens à nous voir assis à côté des députés du PSOE. Vous avez le PSOE ici, Ciudadanos là, et le PP à l’extrémité. Cette géographie visuelle et symbolique a familiarisé les Espagnols avec l’idée que nous n’étions plus des outsiders qui investissaient les institutions pour défendre le bien-être collectif, promouvoir la volonté générale et réaliser les désirs du peuple ; mais au contraire à l’idée que nous étions un acteur politique supplémentaire, qui allait devoir développer des relations avec d’autres forces, et choisir des partenaires pour porter des projets de lois. Si nous avions agi de façon négative, en disant, nous ne voterons avec personne, ils sont tous pareils, qu’ils s’en aillent… je pense que cela nous aurait coûté très cher.

“Une certaine dynamique plus institutionnelle que populaire s’est restaurée dans le pays”

Cette mécanique s’est enclenchée dès la première décision, lorsqu’il a fallu décider si Rajoy continuerait à gouverner ou non, et si nous allions conclure un accord avec le PSOE ou non. Cela vous oblige à établir – si vous me permettez l’expression – des degrés pour définir les « ennemis du peuple ». Car ce sont tous des ennemis du pays réel et des gens, mais certains le sont plus que d’autres. Sans quoi, s’ils étaient tous équivalents, s’ils étaient tous des ennemis des gens ordinaires, pourquoi bloquer Rajoy et soutenir la candidature de Sánchez ? Cela constitue une limite de l’hypothèse populiste. Si cela s’était passé dans un moment d’effervescence sociale, de grandes mobilisations, de grands débats politiques et de profonde délégitimation des institutions, nous aurions pu imaginer un autre scénario. Mais comme cela ne s’est pas passé ainsi, nous sommes entrés dans la logique parlementaire et dans la guerre de position au sein de l’État, ce qui implique de décider qui est l’ennemi principal et qui sont les partenaires potentiels. Cela veut dire que depuis ce moment-là, et particulièrement depuis l’investiture de Sánchez, un certain ordonnancement du champ politique autour de l’axe droite-gauche a été restauré. Ainsi, et pour parler comme Ernesto Laclau, une certaine dynamique plus institutionnelle que populaire a été restaurée dans le pays.

De facto, dès 2015, nous gouvernions dans des grandes villes grâce à l’appui du PSOE. Et il ne s’agit pas seulement d’un soutien ponctuel le jour où ils ont dû nous accorder leurs suffrages. C’est un soutien pour tout : pour approuver les budgets, mener des projets, élaborer un plan d’urbanisme, etc. Cela fait qu’aux yeux des Espagnols, le PSOE et Podemos s’affrontent, mais peuvent arriver à des accords, ce qui veut dire qu’ils ne sont pas si éloignés. Cela vaut également pour le PP et Ciudadanos. Pour cette raison, un système à deux axes s’est établi : un axe gauche/droite d’une part et un axe nouveau/ancien de l’autre. Le problème étant que l’axe gauche/droite commence à être prééminent et qu’il y a deux formations nouvelles et deux formations anciennes de chaque côté de l’axe.

LVSL : Vous avez plaidé à plusieurs reprises pour l’instauration d’une « compétition vertueuse » avec le PSOE. Quels rapports entretenez-vous aujourd’hui avec le parti de Pedro Sánchez ?

Íñigo Errejón – Le PSOE est la clef de voûte du système politique espagnol. Parce que le parti socialiste a été à la fois le parti des pires désillusions pour les classes subalternes en Espagne, et le parti des plus importantes conquêtes de droits pour ces mêmes classes subalternes dans le cadre de la démocratie espagnole. Le parti a cette double identité. A gauche, on a l’habitude d’insister sur les désillusions, mais pour beaucoup de gens le PSOE demeure le parti des pensions [NDLR, l’expression désigne les pensions de retraite, mais plus généralement les prestations versées par la sécurité sociale pour veuvage, incapacité, ou orphelinage], de la santé, de l’enseignement public et de la modernité. Cette situation conduit aussi au fait qu’en Espagne, une grande partie des régressions néolibérales les plus dures ont été réalisées par le PSOE. Seul le PSOE détient la légitimité pour intégrer les couches populaires, y compris les plus politisées, à l’ordre institutionnel : pour adhérer à l’OTAN, pour mener à bien la désindustrialisation, pour déréguler le marché du travail et encourager le développement des entreprises d’intérimaires, etc. Le PSOE est le parti de l’intégration des classes subalternes à l’ordre et au régime de 1978, avec ce que cela a de bon et de mauvais, avec ce que cela produit de citoyenneté, mais également de subordination. Les couches populaires ont donc été intégrées, mais de façon subordonnée.

Cela étant dit, quels rapports doit-on entretenir avec le PSOE ? La réponse est conditionnée par le fait que dans tous les endroits où nous gouvernons, nous le faisons grâce au PSOE. Et dans tous les endroits où il gouverne, sauf en Andalousie, il le fait grâce à Podemos. Il y a là une contradiction : nous sommes les plus féroces concurrents du PSOE lors des élections, mais le jour d’après nous devons former une alliance, et là où nous ne le faisons pas, nous nous retrouvons dans l’opposition. La situation est donc complexe. Le gouvernement actuel de Pedro Sánchez élargit l’espace progressiste. Il élargit la possibilité de former des coalitions progressistes qui promeuvent la redistribution des richesses sur une grande partie du territoire national. Et en même temps, il a une autre volonté : il veut évidemment nous engloutir et nous embrasser suffisamment fort pour nous affaiblir. Nous devons donc manœuvrer finement.

Il y a deux dangers dans la relation avec le PSOE. Il y a d’abord celui de rester à sa gauche comme un nain gauchiste fâché qui vocifère « Ah ! Mais vous êtes des traîtres parce qu’en 1991 vous avez fait ça… et puis parce que vous n’allez pas faire ça… » au moment où la grande majorité du peuple espagnol est optimiste et perçoit le gouvernement de façon positive. On peut donc finir comme le parti communiste qui est éternellement fâché avec le PSOE et qui le sermonne, ou alors comme un petit assistant dont l’unique intérêt est de fournir des voix pendant que le PSOE gouverne sans nous. Il faut éviter ces deux écueils.

Quelle voie faut-il emprunter ? J’ai parlé de compétition vertueuse, je m’explique : « Voilà, nous allons tous les deux continuer à nous battre dans les articles de presse, dans les urnes, dans les campagnes électorales, sur les plateaux de télévision, et c’est tant mieux. Nous devons expliquer aux gens que nous allons essayer d’arriver à une compétition gagnant-gagnant, en mettant en place une enchère pour voir qui représente le mieux les espoirs de l’Espagne d’équilibrer la balance sociale, de redistribuer les richesses et de moderniser les institutions. Dans cette compétition que nous établissons, toi, Parti Socialiste et moi, Podemos, nous allons élever le niveau général des attentes de la société espagnole. »

Quand j’ai écrit autour de l’idée de compétition vertueuse, je pensais à la relation entre Ciudadanos et le PP. Ciudadanos et le PP se tapent beaucoup dessus devant les caméras, et après ils font des accords et votent toujours ensemble. Et ils ont inauguré – enfin plus maintenant puisqu’ils ont perdu le pouvoir – un fonctionnement politique en Espagne dans lequel le processus d’enchère entre les deux partis de droite ne nuisait pas à la droite, mais au contraire la faisait grandir, et avait pour conséquence que le débat politique était dominé par la droite. Désormais, nous aussi nous avons des conditions propices pour établir quelque chose de semblable. Les conditions existent pour que le gouvernement dise : « votons ensemble, avançons ensemble sur des mesures, et affrontons-nous après pour voir qui les impulse ». Je pense que cela nous place dans une position compliquée, mais si nous savons bien nous y prendre, cela peut nous permettre de nous transformer en force de gouvernement plus rapidement. Il s’agit de soutenir et d’accompagner le Parti Socialiste, tout en lui imposant un horizon. Le but n’est pas pour nous de discuter sur comment nous souhaitons nous entendre avec le PSOE, mais d’avoir la force intellectuelle, morale et esthétique d’imposer des objectifs au Parti Socialiste, qui au début paraîtront fous, mais qu’il leur faudra bien se résoudre à accepter parce que nous les aurons mis à la mode, parce qu’ils seront devenus populaires chez les jeunes qui les soutiennent, dans leurs familles, parce qu’au fond nous aurons gagné la bataille intellectuelle.

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Pedro Sánchez est secrétaire général du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et Président du gouvernement depuis le 2 juin 2018 ©Emiliano García-Page Sánchez

Nous avons obtenu que le PSOE vote contre le TTIP et le CETA au Congrès, ce qui est une victoire importante ; qu’il commence à reconnaître que l’Espagne est un pays plurinational, une patrie dans laquelle cohabitent différentes nations ; que certains membres du PSOE se mettent à dire qu’en Espagne le problème du maintien de l’État-Providence n’est pas lié aux dépenses, mais aux recettes, et qu’on ne le résoudra qu’en faisant en sorte que les plus riches paient les impôts qu’ils doivent à la collectivité ; mais nous avons aussi réussi à ce que dans certains cercles proches du PSOE, on discute du revenu de base. Je n’ai pas pour objectif politique de provoquer des changements à l’intérieur du PSOE. Il s’agit plutôt de dessiner un horizon vers lequel il sera obligé de se diriger. Il nous faut développer une capacité narrative qui nous permette de dire, à chaque fois qu’une avancée se produit, que nous obtenons une conquête : « ça s’est produit, et nous pouvons faire plus, ça s’est produit parce que nous étions là et que nous avons soutenu ce changement, mais nous voulons plus ! » Il faut que chaque avancée, au lieu de désactiver les revendications, les multiplie : « Regardez comment ça s’est passé. Ils disaient que c’était impossible d’augmenter les pensions en Espagne, mais nous l’avons obtenu. Voyez comme c’était un mensonge, il y a de l’argent en fait et c’est possible. C’est précisément parce que nous avons réussi que nous en voulons plus ! ». L’objectif est d’être une force qui regarde au-delà, qui pose des objectifs plus loin en permanence, sans cacher le fait que nous voulons participer aux gouvernements et être à l’initiative. Pour cela, il sera décisif qu’en mai 2019 des coalitions progressistes s’emparent de plusieurs gouvernements locaux et autonomiques [NDLR, l’équivalent des régions en France, avec des compétences plus importantes], et que nous soyons en tête.

LVSL – À propos de cette force hégémonique que vous mentionnez quand vous affirmez que le PSOE est obligé de changer de position, il semble que Podemos a aujourd’hui perdu le contrôle de l’agenda politique en Espagne, que votre parti est à la traîne tandis que le PSOE imprime le tempo. Pensez-vous que Podemos a fait une erreur en 2015 en refusant de s’abstenir pour laisser Ciudadanos et le PSOE former un gouvernement, ce qui aurait permis d’écarter Rajoy du pouvoir plus tôt ? Car c’est cette fois-ci Pedro Sánchez et non Podemos qui a pris l’initiative de la motion de censure qui a expulsé Mariano Rajoy du gouvernement.

Íñigo Errejón – Tout d’abord, la motion de censure a été portée par la somme des partis que nous proposions. Elle ne s’est pas réalisée avec Ciudadanos, mais avec les nationalistes basques et catalans. On nous a dit qu’il était impossible de parvenir à un accord avec eux, et pourtant cela s’est fait. Ça n’a pas fait exploser l’Espagne. Au contraire, elle s’est débarrassée de Rajoy et du parti de la corruption. Le PSOE a tardé à s’y risquer, mais finalement il a fait la démonstration que ce que nous avions proposé était possible.

Cependant, nous nous sommes rendus compte de tout le temps que nous avions offert à Rajoy et à la droite espagnole, puisque, dès lors qu’elle a perdu le gouvernement, elle s’est retrouvée dans une situation interne difficile. Nous avons aussi vu à quel point un gouvernement, même s’il est minoritaire, reste un gouvernement : il nomme des gens à des milliers de postes, prend des milliers de décisions et dicte l’agenda politique du pays. Ce simple fait n’aurait pas changé si Sánchez avait été Président du gouvernement en 2016. Il aurait également exercé le pouvoir, et il nous faut reconnaître qu’en politique, l’endroit depuis lequel on parle est très important. On a beau dire la même chose que le gouvernement, ce que le gouvernement dit depuis le Palais de la Moncloa a bien plus d’autorité et pèse plus sur l’agenda politique.

Le changement de gouvernement est une bonne nouvelle pour l’Espagne, et cela nous ouvre des perspectives, mais comporte également d’immenses risques. Celui qui exerce le pouvoir dispose de ressources, d’espaces et d’un prestige qui permettent de repérer et d’attirer des milliers d’experts, d’intellectuels, d’assistants, et de gens proches de nous qui peuvent désormais être tentés de collaborer avec un gouvernement timidement réformiste, mais qui peut finalement changer les choses.

“Nous ne pouvons pas continuer à être la force politique de la catastrophe et du “tout s’effondre”, parce que l’effondrement n’a pas lieu.”

Nous avons perdu une partie de l’initiative ? Je pense que cela est dû à deux choses. D’une part, Podemos doit analyser la temporalité économique et institutionnelle dans laquelle nous évoluons. Aujourd’hui en Espagne, nous n’évoluons pas dans un contexte économique d’effondrement et de crise absolue. Nous vivons dans un pays qui se remet timidement de la crise, miné par de nombreuses inégalités, avec une base économique très faible et beaucoup d’injustices accumulées dans le passé, mais qui est de plus en plus optimiste sur son avenir. C’est une donnée politique. Les terrasses des bars en Espagne sont de nouveau remplies le soir, les gens recommencent à passer l’été sur la côte, la consommation reprend. Les choses s’améliorent-elles pour autant ? Non ! Les salaires et les contrats de travail sont calamiteux. Les coupes budgétaires dans l’éducation et la santé sont toujours extrêmement sévères. Les pensions ne sont pas suffisantes. Il reste impossible de quitter le domicile familial et de s’émanciper quand on est jeune parce que les loyers sont très élevés. Tout cela perdure. Pour autant, l’Espagne aborde son futur économique avec bien plus d’optimisme. Podemos doit intégrer cela : nous ne pouvons pas continuer à être la force politique de la catastrophe et du « tout s’effondre », parce que l’effondrement n’a pas lieu. De la même façon, il faut abandonner cette idée selon laquelle une force politique comme la nôtre n’arrive au pouvoir que si le pays est plongé dans une crise terrible. Nous n’en avons ni le besoin ni l’envie. Parce que si le pays était effectivement plongé dans une crise terrible, il nous faudrait assumer de prendre les rênes de ce pays défait, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.

D’autre part, il faut s’adapter au moment institutionnel, qui privilégie davantage la capacité à articuler les différences que la capacité à polariser. Podemos doit s’adapter à ce moment dans lequel la logique institutionnelle prime. Une force qui a l’ambition de bâtir une nouvelle hégémonie doit savoir lire dans chaque moment laquelle des deux logiques prime. Et je crois qu’en Espagne c’est actuellement la logique institutionnelle et l’optimisme dans le futur économique et social qui priment. S’adapter à ce moment va être l’épreuve du feu pour déterminer si Podemos est le parti de la crise ou celui qui est capable de construire un nouvel ordre. Nous devons choisir entre rester seulement le parti des moments désespérés, ou être aussi capables d’admettre que les choses s’améliorent : «le pire est passé parce que le peuple espagnol a fait des sacrifices extrêmement durs. Il faut maintenant s’atteler à faire des transformations plus grandes encore pour que cela ne se reproduise pas, pour rétablir les droits d’avant-crise, et pour en obtenir de nouveaux ». C’est une de nos tâches principales ; l’autre, c’est d’être capables d’imposer le tempo à ceux qui sont au pouvoir, ce qui est également très compliqué. À mon sens, le plus grand outil dont nous disposons est le pouvoir territorial. L’Espagne est un pays très décentralisé, dans lequel le gros des compétences n’appartient pas à l’État national, mais aux villes, aux mairies et aux communautés autonomes. Cela veut dire que même avec un pouvoir national aux mains de Pedro Sánchez, il est possible de tracer une voie intéressante si l’on construit des gouvernements plus ambitieux, plus courageux et plus transformateurs aux niveaux régional et municipal. Il faut donc sortir des élections de l’an prochain avec une géographie du pouvoir qui nous permette d’avoir une relation au sein du bloc progressiste qui soit clairement d’égal à égal.

LVSL – Concernant l’axe gauche-droite. On observe chez les forces qui se sont un temps revendiquées du populisme progressiste un retour à l’utilisation de la mythologie et des symboles de la gauche. Pensez-vous que nous vivons un moment de transition entre ces deux logiques, et que l’axe gauche-droite finira par disparaître, ou bien que le populisme de gauche puisse être considéré comme une sorte de synthèse durable comme le défend par exemple Chantal Mouffe ?

Íñigo Errejón – Non, je ne le crois pas. Il y a ici une distinction fondamentale, et nous avons un travail théorique majeur à faire. Certains compagnons de route ont perçu le populisme comme un simple emballage marketing et médiatique pour les communistes dans la période post-moderne. Ils se sont dit : « comme nous vivons un moment singulier, dans lequel tout est désordonné, il nous faut jouer de ce lexique populiste, même si en réalité nous sommes communistes. Il suffit d’utiliser d’autres mots. » Mais quand les périodes électorales se sont achevées, quand les possibilités de victoire se sont éloignées et que le temps des doutes et des incertitudes est venu, qu’ont-ils fait ? Ils sont retournés vers des identités qui rassurent, celles dans lesquelles ils ont grandi, à gauche.

“Nous voulons construire un peuple, y compris avec des gens qui peuvent aujourd’hui encore s’identifier à la droite. Nous n’avons aucun intérêt à construire la gauche. La gauche était une métaphore pour ceux d’en-bas.”

Nous devons donc lutter pour promouvoir une façon de penser, une culture, une esthétique nationale-populaire, qui ne soit pas une illusion d’optique de la gauche, qui ne soit pas un outil de marketing pour les périodes électorales, mais qui soit au contraire une manière différente de voir la politique. Elle reposerait sur le fait que l’opposition fondamentale, la plus radicale, n’est plus l’axe gauche-droite, mais celui qui oppose démocratie et oligarchie. Nous voulons construire un peuple, y compris avec des gens qui peuvent aujourd’hui encore s’identifier à la droite. Nous n’avons aucun intérêt à construire la gauche. La gauche était une métaphore pour ceux d’en-bas. Là où cette métaphore continue à être utile, qu’on l’utilise, je trouve cela très bien. Mais là où elle ne sert plus, abandonnons-la, car il n’y a aucun intérêt à être attachés à une métaphore. Nous n’avons jamais voulu être la partie gauche du peuple.

Íñigo Errejón lors de son intervention à l’Université d’été de LVSL : la conquête du pouvoir d’Etat. Crédits : Ulysse Guttmann-Faure

Nous voulons construire une volonté populaire qui dise : pour vivre mieux, nous devons mettre en place un système économique qui soit écologiquement durable, socialement juste, égalitaire dans les relations de genre, qui permette à tous de vivre sans la peur du lendemain, d’être libres et d’évoluer dans des conditions de relative égalité des chances, de la meilleure façon possible. Voilà ce que nous voulons faire.

Nos compagnons de la gauche nous répondent : « mais ce sont des idées de gauche ! » Appelez-les comme vous voulez. C’est une idée de gauche dans cette partie du monde. La moitié de la planète n’utilise pas ces termes. Ils ne sont pas utilisés dans la plupart des pays d’Amérique latine, ni dans la plupart des pays asiatiques, et n’ont pas été utilisés durant une grande partie de l’histoire des luttes pour l’émancipation et la libération des femmes et des hommes. L’historique des luttes pour construire une société de personnes libres et égales est beaucoup plus riche, bien antérieur et beaucoup plus divers que tout ce qui renvoie à l’étiquette de la « gauche ». Encore une fois, là où cette étiquette aide à mobiliser, qu’on s’en serve. Mais là où elle n’aide pas, il est préférable de ne pas s’en servir. Je n’y suis nullement attaché.

“Le retour à la gauche sera toujours souhaité au sein des partis, mais il nous éloigne des gens du dehors.”

Que se passe-t-il actuellement ? De nombreux camarades ont compris qu’il était possible de faire des concessions à un discours national-populaire dans un contexte d’élections, lorsqu’existe la possibilité de gagner. Quand ces perspectives s’éloignent, ils retournent vers ce qu’on pourrait qualifier de refuge chaleureux, confortable, qui est rassurant sur le plan moral, mais qui ne vaut rien. Les forces progressistes qui ont réussi à construire des majorités pour gagner des élections et transformer leur pays l’ont fait au nom de la nation tout entière, pas de la gauche. Il y a beaucoup de personnes en Espagne qui continuent à avoir peur du fait que leur grand-père ou leur grand-mère tombe malade, et que leurs aïeux n’aient pas de place dans une maison de retraite. Ou qui ont peur qu’ils aient à être opérés, car ils ne savent pas si la liste d’attente pour l’hôpital public va être d’un mois ou de cinq. Et il y a évidemment des personnes à qui on propose un travail de 15 heures pour 600€, pour servir des bières à des Allemands sur la côte, et à qui on dit que s’ils n’acceptent pas, il y a 25 personnes qui attendent derrière.

Tous ces gens, c’est notre peuple, et nous voulons améliorer leur quotidien, pour qu’ils n’aient plus à vivre ce genre de situations. Je ne sais évidemment pas si ces gens sont de gauche ou non. Je n’en ai rien à faire d’ailleurs, cela ne m’intéresse pas. Je veux construire, ou plutôt reconstruire le peuple espagnol, affirmer sa souveraineté et le doter d’institutions et de lois qui lui permettent de vivre le plus heureux possible. Nous devons travailler à former les mots, l’esthétique, les publications et les liens internationaux qui seraient ceux d’une « Internationale nationale-populaire et démocratique. »

De nombreux compagnons de gauche seront des compagnons de route, mais nous ne pouvons pas nous permettre de tomber à nouveau dans nos erreurs passées. Car le retour à la gauche sera toujours souhaité au sein des partis, mais il nous éloigne des gens du dehors. Il est facile de gagner un congrès, un débat interne, et de susciter de la sympathie en faisant référence à ce qui fait partie de notre éducation sentimentale. Mais on oublie que cette éducation sentimentale nous éloigne souvent du peuple et des gens ordinaires. Elle nous fait parler avec des mots, des termes et des références qui nous éloignent du pays réel, qui est celui que l’on veut représenter. En ce sens, ils nous enferment toujours plus dans nos carcans idéologiques hermétiques.

“Le candidat qui l’emporte est celui qui est capable d’hégémoniser la nation, et non d’hégémoniser la gauche.”

Toutes les transformations se font au contraire lorsque ces carcans idéologiques et électoraux se décomposent et volent en éclats. Je me souviens, juste avant que Tsipras gagne les premières élections générales en Grèce, d’une vidéo d’une dame qui avait appelé une émission de télévision. Tsipras était l’invité et ils recevaient ensuite des appels du public. Le présentateur l’interroge : « Allez-vous voter pour Syriza ? » Et elle répond : « Oui, mais je ne suis pas de gauche. J’ai toujours voté pour Nouvelle Démocratie (la droite) mais j’aime la Grèce et je veux le meilleur pour mon pays. Je pense qu’il est grand temps qu’advienne un gouvernement qui ne vole pas et qui fasse respecter la Grèce en Europe ». Quel que soit le bilan que l’on dresse de l’action du gouvernement grec, c’est ce ressort qui a permis à Tsipras de l’emporter. On gagne lorsque l’on cesse d’être le candidat de la gauche pour devenir le candidat de la dignité et de la souveraineté nationale. C’est le cas pour beaucoup d’autres leaders, comme Néstor Kirchner par exemple, qui s’est présenté comme le candidat d’une Argentine digne. Le candidat qui l’emporte est celui qui est capable d’hégémoniser la nation, et non d’hégémoniser la gauche. Quant à nous, nous devons en construire une conception irrévocablement égalitaire, antiraciste, féministe et écologiste. Nous voulons hégémoniser la nation pour la représenter dans son entièreté. Nous ne voulons pas représenter la gauche.

Qu’il y ait des gens qui souhaitent continuer à se définir de gauche ne me pose pas de problème, même si ce n’est pas mon cas. Mais ne commettons pas l’erreur de revenir en arrière et de faire du populisme une simple ressource discursive dans les moments de crise. Nous voulons fonder des partis de masse, des forces politiques, sociales et culturelles qui se donnent pour objectif de faire des laissés pour compte de nos pays le cœur de la nation. Je les qualifierais de forces patriotiques, même si je suis conscient que cette expression est très contestée car les fascistes aussi se disent patriotes.

Mais malgré tout, j’ai peut-être davantage la volonté de leur disputer ce terme plutôt que de m’accrocher à « la gauche ». Je veux leur dire : « nous sommes plus patriotes que vous ». Ceux qui, en France, discriminent les Français selon l’origine de leurs noms de famille, croyez-vous qu’ils représentent la patrie ? Un type qui discrimine les Espagnols en fonction de la langue qu’ils parlent et qui ose s’appeler patriote ? C’est une honte ! Un type qui s’érige avec toute la fermeté du monde contre les immigrés mais qui se comporte comme un toutou lorsqu’il voit Angela Merkel, c’est cela être patriote ? Et celui qui vend la moitié des logements d’Espagne à des fonds vautours nord-américains en même temps qu’il insulte les Catalans ?

Défendre la patrie, ce n’est pas attaquer les Catalans. C’est protéger les droits des Espagnols. Il est plus intéressant de disputer cette idée de « forces patriotiques démocratiques » plutôt que d’en revenir à la gauche. Mais je crois que cette tentation du retour à la gauche est forte, et ce n’est pas un hasard si elle intervient aujourd’hui. Elle intervient quand nous n’avons pas gagné. Car il est rassurant de retourner aux codes habituels, de reparler de classe ouvrière, de renouer avec le passé… Ce sont comme des placebos. Dans un contexte de fragmentation, d’incertitude, nous ne savons pas dans quel sens vont se recomposer les forces politiques ni si nous pourrons concevoir un futur différent du despotisme des privilégiés. Et puisque nous sommes face à l’inconnu, certains se contentent de faire comme si les certitudes du XXe siècle nous aidaient. Cela les aidera seulement à mieux dormir, à être plus à l’aise, mais en aucun cas à gagner. Pour cette raison, il est important que nous n’en revenions pas à la gauche.

LVSL – L’Espagne a vécu ces derniers mois une vague spectaculaire de mobilisations féministes, depuis la grève massive des femmes espagnoles le 8 mars (ou 8-M) jusqu’aux protestations faisant suite au verdict du procès de La Manada. A ces mobilisations de la société civile s’ajoute la réappropriation des thématiques féministes par des partis jusqu’ici assez hermétiques à la question, comme Ciudadanos et même le Parti Populaire réputé très conservateur. Ce phénomène peut être interprété positivement dans le sens où le féminisme acquiert un caractère hégémonique, mais il n’est pas sans poser de nombreuses questions. Quelles sont les différences entre le féminisme de Podemos et celui de Ciudadanos, et comment le féminisme devient-il progressivement un terrain de lutte sur le plan politique ?

Íñigo Errejón – Je dirais que le mouvement féministe est le seul mouvement social en Espagne, non pas le plus grand, mais bien le seul et l’unique. Il ne se limite pas à un ensemble de protestations ni à une somme de manifestations, il constitue véritablement un mouvement social autonome ayant la capacité de faire entrer certains sujets dans l’agenda politique national et d’obliger le reste des forces sociales, politiques et médiatiques à discuter dans ses propres termes. C’est clairement le meilleur exemple d’une force hégémonique qui a littéralement transformé la scène politique en Espagne. Elle l’a transformée grâce à son caractère transversal que personne ne possède. C’est-à-dire que le féminisme a réussi à entraîner, entre autres, des femmes journalistes, ou des présentatrices télé, qui ne se seraient jamais impliquées, ou du moins que l’on n’avait pas vu s’impliquer jusque-là dans d’autres revendications, et qui malgré tout ont fini par s’impliquer dans la mobilisation et la grève du 8 mars (8-M). Leur profil est celui de femmes qui n’avaient jamais participé à une grève avant ça. Cela a obligé toutes les forces politiques à se repositionner. En à peine quelques jours, le féminisme est passé d’une préoccupation minoritaire à une condition minimale pour participer à la compétition politique en Espagne. Aujourd’hui, il est très difficile pour un parti de concurrencer les autres sans faire de concessions, y compris lorsqu’elles sont purement rhétoriques, au féminisme. C’est même impossible.

“Le féminisme en Espagne ne se limite pas à une somme de manifestations, il constitue un mouvement social autonome capable d’imposer certains sujets dans l’agenda politique national (…) C’est le meilleur exemple d’une force hégémonique qui a littéralement transformé la scène politique en Espagne.”

Ciudadanos, au moment de la grève du 8-M, a commencé par dire, deux jours auparavant, qu’il ne la soutiendrait pas car c’était une grève anticapitaliste. Il est clair qu’ils ne souhaitaient pas placer la frontière de telle sorte qu’il s’agisse d’être pour ou contre le féminisme, mais pour ou contre l’anticapitalisme, là où ils pensaient que le sens commun espagnol leur était le plus favorable. Ils ont commencé par dire ça le 6 mars et, cependant, le 8, ils ont été obligés de porter le ruban violet. Le Partido Popular a vécu quelque chose de similaire. Néanmoins, comme ils sont actuellement en période de primaires, le candidat qui a pour l’instant des chances de gagner met l’accent sur un discours de droite plus dur selon lequel le féminisme est une autre forme de collectivisme et qu’en tant que libéraux et conservateurs ils doivent le combattre, mais c’est parce qu’ils sont en pleines primaires [NDLR, Pablo Casado, dont Iñigo Errejón parle, a depuis gagné ces primaires]. Quand ils devront s’adresser aux électeurs et non aux militants, ils recommenceront à faire des concessions au féminisme. Aujourd’hui, tout le monde doit le faire. Selon moi, le défi du féminisme c’est de marcher, comme le disait Lénine, un pas devant les masses, mais un seul. Si le féminisme ne bouge pas, toute l’Espagne sera féministe, mais le féminisme ne changera pas la société. Si le féminisme va trop loin, il se détachera d’un état de l’opinion qui actuellement lui est amplement favorable. Il faut que le mouvement féministe fixe progressivement des buts et des objectifs qui lui permettent d’étendre son soutien dans la population espagnole afin d’obtenir plus de droits.

Le scandale du viol de La Manada et du traitement judiciaire et politique des violeurs (l’un d’eux va être réintégré dans l’armée et tous ont été relâchés après avoir passé relativement peu de temps en prison), alors qu’on a toujours des prisonniers politiques en Catalogne qui, pour avoir organisé un référendum, sont en prison depuis aussi longtemps voire davantage que les violeurs, a provoqué une vague de stupéfaction et de colère qui a de nouveau mobilisé la société espagnole. D’après moi, le plus intéressant dans le féminisme est qu’il ne constitue pas seulement un mouvement de demandes particulières, pour obtenir trois ou quatre politiques publiques, mais qu’il pose un regard sur tous les aspects de la vie sociale, politique, institutionnelle et économique en Espagne : les écarts salariaux, les relations entre les genres, le fait de s’occuper des enfants lorsqu’ils naissent, la représentation dans les espaces médiatiques et politiques, etc. Ce n’est pas qu’une revendication faite au système politique, c’est plutôt une espèce de projet général pour le transformer, en tenant compte du fait que nous ne serons une démocratie de qualité que si nous sommes une démocratie dans laquelle 50% de la population jouissent des mêmes droits que les autres 50%.

Cela a placé tous les partis politiques dans des positions difficiles. Moi, je ne dirais pas que Ciudadanos est un parti féministe. Ciudadanos est un parti qui s’est fait l’écho d’un mensonge qui circule en Espagne à propos des fausses dénonciations pour violences machistes. En réalité, il s’agit de 0,1% des dénonciations. Mais on voit naître toute une réaction machiste qui essaie de nous convaincre qu’une bonne partie des dénonciations pour maltraitance sont fausses. Le parti s’est fait l’écho de cela. Il n’a pas été en faveur des dernières modifications législatives contre la violence machiste… Ciudadanos n’est pas un parti féministe, pas plus que le Partido Popular, mais ce qui se passe c’est qu’ils ne peuvent pas le dire, donc ils vont se laisser entraîner. Pour faire court, vient d’abord le mouvement qui fixe des objectifs pour la société, qui les convertit en des objectifs bons pour tout le monde, et ensuite arrivent les partis conservateurs qui avancent comme si on les traînait à la remorque. Mais si le mouvement cessait d’avancer, ils s’arrêteraient tout net. Il faut que le mouvement continue de marquer le cap et de gagner des droits, et qu’eux continuent d’être remorqués par le mouvement féministe.

Vue aérienne de la manifestation du 8 mars à Barcelone. Credits : Bertran

LVSL – Quels sont les caractéristiques de cette vague féministe en Espagne ? En France, nous avons un mouvement féministe moins puissant au sein de la société. Nous voudrions savoir si cela a aussi à voir avec la culture espagnole.

Íñigo Errejón – Je ne sais pas, car moi aussi j’ai été surpris. Pendant le 15-M [NDLR, le mouvement des places], en 2011, je me souviens que des filles avaient suspendu une pancarte à l’un des échafaudages de la Puerta del Sol, qui disait « la révolution sera féministe ou ne sera pas ». Peu de temps après, un homme qui manifestait aussi sur la place est monté décrocher la pancarte. Son geste a été accueilli par des applaudissements sur la place. Parce qu’à ce moment-là, où le niveau de conscience politique était beaucoup plus faible, l’idée qu’il ne s’agissait pas d’une histoire de machisme ou de féminisme était bien plus répandue. C’était un état d’esprit partagé par l’immense majorité de la population. Je veux dire par là qu’au moment du 15-M en 2011, le féminisme n’était en aucun cas un phénomène hégémonique et transversal, pas même chez ceux qui manifestaient sur les places. Et 7 ans plus tard, c’est le seul mouvement qui a une puissance intergénérationnelle en Espagne. Dans les manifestations féministes on trouve aujourd’hui la génération de ma mère, qui a été l’une des premières à se battre pour le féminisme et contre la dictature franquiste, mais on voit aussi des collégiennes de 14 ans. C’est le seul mouvement à Madrid où l’on voit ça, et c’est le seul où les cortèges politiques sont peu importants. Le gros des cortèges est composé de filles qui viennent manifester avec leurs amies de l’école, qui ne vont peut-être pas à d’autres manifestations, mais qui vont bien à celles-là.

“Le féminisme est le seul mouvement qui a une puissance intergénérationnelle en Espagne. Dans les manifestations, on trouve la génération de ma mère, qui a été l’une des premières à se battre pour le féminisme et contre la dictature franquiste, mais on voit aussi des collégiennes de 14 ans.”

Je ne saurais pas vraiment dire d’où cela vient. Je crois que beaucoup de gens ont fait un travail souterrain pendant des années : dans les secteurs de la musique, de la culture, dans les organisations et les collectifs des mouvements sociaux, etc. Certains d’entre nous ne voyaient pas ce travail, ou alors on le voyait sans réaliser l’ampleur qu’il était en train de prendre. Cela a progressivement produit par le bas une espèce de sororité, de sentiment de fraternité entre les femmes, grâce auquel il y a une génération de très jeunes filles qui s’engage et milite uniquement pour la cause féministe. Par exemple, il y a pas mal de groupes de rap féminins en Espagne, dont tout le contenu de politisation est le féminisme. Après, à travers le féminisme, elles rejoignent d’autres sujets : l’antifascisme, l’anticapitalisme, etc. Mais elles commencent, et se définissent d’abord comme des collectifs de rap féministes. Ou encore dans un des derniers show télévisés, qui s’appelle Opération Triomphe, où les participants sont regroupés dans une maison pour chanter, on a vu tout à coup une des filles gagner en popularité. C’est celle qui avait dit ouvertement « écoute, moi je suis féministe » et son copain, qu’elle avait rencontré là-bas, avait dit « oui, moi aussi je suis féministe, du moins j’essaie de l’être en tant qu’homme, car j’ai beaucoup de choses à corriger ». Le féminisme est entré dans des espaces où aucune autre lutte politique ne peut entrer : dans les médias, dans la musique, au dernier gala des Prix Goya (le gala national du cinéma en Espagne), etc.

Il est entré dans des lieux où personne d’autre ne peut entrer, avec une faculté de pénétration et de transversalité dont je ne connais pas l’origine, mais dont je sais en revanche comment elle s’est démultipliée. Et elle s’est démultipliée en pénétrant dans des secteurs qui ont une grande influence sociale et culturelle : le cinéma, la musique, ou encore avec cette fille de télé-réalité qui était populaire à ce moment-là. Ces secteurs de la société ont mis le sujet à la mode. Après, ils n’auraient jamais réussi s’il n’y avait pas eu antérieurement tout le travail effectué par le mouvement féministe qui milite avec une surprenante capacité d’autonomie. Quoi qu’il se passe dans l’agenda politique, chaque année le 8 mars, on assiste à des mobilisations et des initiatives qui ont leur propre programme, et je suppose que dans ces processus sociaux on ne sait jamais vraiment ce qui va provoquer l’explosion. Mais cela se répète, année après année, et soudain, boum, il se produit un mouvement exponentiel dont il est difficile d’identifier la cause, mais qui est clairement la chose la plus salutaire qui soit arrivée à l’Espagne ces dernières années.

LVSL : Depuis la crise catalane, Ciudadanos semble gagner de plus en plus de terrain, à mesure que le Parti Populaire s’effondre suite à la destitution de Rajoy et aux affaires de corruption. Diriez-vous que Podemos a sous-estimé Ciudadanos ? Albert Rivera en Espagne, Emmanuel Macron en France : pensez-vous que le camp néolibéral a trouvé la parade pour neutraliser les forces populistes ?

Íñigo Errejón – Pour revenir sur les transformations des droites espagnoles, il faut avoir en tête qu’au moment où Ciudadanos émerge sur la scène politique espagnole, le parti existait déjà en Catalogne. De fait, Ciudadanos est né en Catalogne sous la forme d’une force opposée au catalanisme et à l’immersion linguistique [NDLR : politique consistant à faire de la langue catalane la langue véhiculaire dans les écoles de Catalogne]. En Catalogne, le catalanisme recueille le soutien de 70% de la population, et des forces politiques très différentes parviennent à s’entendre en son sein. Ciudadanos naît en opposition à ce consensus, comme une force bâtie autour de l’unionisme espagnol en Catalogne.

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Alberto Rivera, président du parti de centre-droit Ciudadanos ©Carlos Delgado

A la suite de la crise politique et de l’irruption de Podemos, Ciudadanos a commencé à franchir le pas et à se donner une envergure nationale. Ils ont bénéficié d’un traitement de faveur de la part des médias, et certainement de financements provenant d’une partie de l’establishment qui a accueilli leur ascension à bras ouverts, puisqu’ils incarnaient la solution populiste au populisme, ou le remède populiste-antipopuliste en quelque sorte.

Ciudadanos est parvenu à mobiliser une rhétorique du renouveau politique, de la régénération, de la modernité par opposition aux vieux partis, dans le but de sauver l’ordre oligarchique par le biais de nouvelles têtes et figures politiques, mais sans s’attaquer au cœur du pouvoir. Ils ont repris notre critique du bipartisme, du système électoral, de la corruption, ils se sont réappropriés tous ces éléments tout en prenant soin d’épargner le système économique. En d’autres termes, ils adoptent notre critique du système politique mais laissent intactes les élites économiques.

Quand Ciudadanos a émergé, on a eu des débats particulièrement intenses à l’intérieur de Podemos. C’était d’ailleurs très certainement la première fois que l’on voyait se dessiner clairement deux visions au sein de Podemos, à propos de la manière d’interpréter l’ascension de Ciudadanos : l’une d’orientation plutôt nationale-populaire, l’autre plus marquée par la gauche traditionnelle. Les camarades davantage situés dans les fractions plus traditionnelles de la gauche estimaient que l’apparition de Ciudadanos signifiait la fin de l’opposition entre le vieux et le neuf. D’après eux, il fallait donc abandonner ce créneau afin de bien se différencier de Ciudadanos, en l’assimilant au Parti Populaire notamment. Ils tenaient pour achevée la phase qui nous avait permis d’avancer en nous présentant comme une force nouvelle, et il était temps à leurs yeux d’en revenir à une confrontation en termes de classes. En affirmant par exemple que Ciudadanos était le parti des « bourges », des privilégiés, de ceux qui veulent paraître modernes mais qui vivent très bien, en revenant à des discours plus plébéiens et moins centrés sur le thème de la régénération.

“Ciudadanos est parvenu à mobiliser une rhétorique du renouveau politique, de la régénération, de la modernité par opposition aux vieux partis, dans le but de sauver l’ordre oligarchique par le biais de nouvelles têtes et figures politiques, mais sans s’attaquer au cœur du pouvoir (…) Ils adoptent notre critique du système politique mais laissent intactes les élites économiques.”

D’autres, parmi lesquels je me situe, disaient autre chose : le fait que Ciudadanos s’affirme en nous imitant, en se plaçant dans le sillage de notre discours, le fait qu’il y ait visiblement de la place pour nos ascensions respectives, indique que le « régénérationnisme » (un discours en faveur de la rénovation politique et institutionnelle, l’idée que les vieux politiciens doivent s’en aller, l’imposition de nouvelles pratiques politiques, etc.) dispose d’un large espace et constitue un champ de bataille que nous aurions tort de déserter. Bien au contraire, il faut le disputer à Ciudadanos et conserver nos signes distinctifs tel que nous l’avions fait jusqu’ici.

Toujours est-il que certains de nos porte-paroles ont mis l’accent sur l’idée que Ciudadanos était le parti des « bourges » et des privilégiés, et ont décidé de concentrer leurs attaques sur eux. Pour notre part, nous insistions sur la nécessité de continuer à investir le terrain qui nous est commun, afin de gagner l’hégémonie en tant que force de régénération, y compris auprès de citoyens peu idéologisés. Vous n’êtes pas obligés de me croire, mais Ciudadanos contestait à Podemos – et c’est encore en partie le cas aujourd’hui – une fraction cruciale de l’électorat : un vote moderne, universitaire, urbain, en faveur de la régénération, qui réclame le changement mais souhaite également conserver une partie des institutions. En d’autres termes, la fraction de notre électorat la plus transversale. Je me rappellerai toujours d’un soir où nous sortions d’un dîner au restaurant avec Pablo Iglesias, lorsque deux personnes nous ont arrêtés dans la rue pour nous dire : « je vous aime beaucoup, j’envisageais de voter pour vous, mais finalement j’ai voté pour Ciudadanos parce que je tiens un restaurant ». C’est l’idée suivante : « bon, je suis un petit propriétaire, j’aime beaucoup ce que vous dites, vos idées de régénération, mais vous me faites un peu peur ».

Quand nous avons hégémonisé le terme de changement en 2015, Ciudadanos y a ajouté un adjectif : le « changement raisonnable ». Ils disaient en somme : « nous voulons tous le changement, mais les populistes vont vous conduire au même sort que la Grèce ou le Venezuela – ils le disaient systématiquement – tandis que nous, nous sommes le changement, mais raisonnable, sensé ». Face à ce discours, certains souhaitaient accentuer la confrontation avec Ciudadanos, tandis que d’autres, moi inclus, considérions qu’il ne fallait pas se laisser dépouiller de l’idée de changement sans adjectif, notamment auprès de ceux qui en Espagne craignent davantage ce changement.

“Ciudadanos est un parti qui tente d’importer les réalités du monde du travail et du monde de l’entreprise dans le monde politique. Chacun doit devenir l’entrepreneur de soi-même, prendre des risques, passer des accords avec tous les acteurs, se montrer dynamique. C’est une force anthropologiquement libérale.”

Ciudadanos a finalement réalisé un score bien inférieur à celui que prédisaient les enquêtes, mais leur résultat était loin d’être négligeable. Je crois qu’ils auraient dû se limiter à 10-12%, lors des élections de décembre 2015, mais ils sont parvenus à engranger des forces suite à la formation du gouvernement, pour deux raisons. D’une part, ils se sont montrés capables d’arriver à des accords avec le Parti Socialiste comme avec le Parti Populaire. Pour notre base et pour moi-même, cette attitude est suspecte. Pour une partie de la population espagnole, dans un moment de blocage institutionnel, Ciudadanos apparaît comme une force flexible et digne de confiance, capable de trouver des accords avec tout le monde, en appliquant une forme de sens commun entrepreneurial : « Bon, la politique c’est comme les affaires, je passe des accords avec un tel, puis avec un tel, c’est la vie après tout ». Ciudadanos est un parti qui tente d’importer les réalités du monde du travail et du monde de l’entreprise dans le monde politique. Chacun doit devenir l’entrepreneur de soi-même, prendre des risques, passer des accords avec tous les acteurs, se montrer dynamique. C’est une force anthropologiquement libérale.

Toutefois, c’est autour du référendum du 1er octobre 2017 en Catalogne qu’advient le véritable essor de Ciudadanos. Quand surviennent la répression de la consultation, les opérations judiciaires, les arrestations des leaders d’associations indépendantistes et de politiques catalans, et que prennent forme dans le même temps des mobilisations massives pour le droit de décider et pour la souveraineté de la Catalogne, il devient plus qu’évident qu’il existe un fossé entre ce qui est considéré comme légitime en Catalogne, et ce qui est considéré comme légitime en Espagne.

Dans ce contexte, Ciudadanos a cherché à bouleverser le panorama politique catalan, pour en retirer avec succès les bénéfices sur la scène politique espagnole. Le Parti Populaire au gouvernement a appliqué des mesures répressives, mais étant donné qu’il gouvernait, il devait adopter une attitude un minimum responsable. Alors que Ciudadanos, qui ne gouvernait pas, pouvait en demander cinq fois plus ! C’est la raison pour laquelle de novembre à février, Ciudadanos a tiré profit de l’anticatalanisme, en se présentant comme la force politique la plus intransigeante et la plus dure face aux événements en Catalogne, celle qui ne pactiserait avec personne.

Je crois pour ma part que les dirigeants de Ciudadanos savaient que leur position ne résoudrait rien à la situation, mais ils avaient bon espoir que la Catalogne soit leur balle de match pour arriver à La Moncloa [NDLR, le siège du gouvernement espagnol], et jusqu’ici ils ne s’en sortaient pas si mal. Mais il y a eu le changement de gouvernement. Depuis, on ne sait plus très bien à quoi sert Ciudadanos, puisque c’est le PSOE qui gouverne, un PSOE qui dépend de nous, leur principal partenaire au Parlement, et qui a pour principal opposant le Parti Populaire. Ciudadanos est complètement désorienté.

“La base sociale sur laquelle s’appuie la droite catholique traditionnelle espagnole est particulièrement importante, et le PP lui-même est un parti très puissant qui dispose d’une section dans chaque village, et peut compter sur des conseillers municipaux dans les 8 000 municipalités d’Espagne. Ce n’est pas le cas de Ciudadanos.”

Les termes de votre question étaient donc justes il y a encore un mois, mais ils ne le sont plus aujourd’hui. Le changement de gouvernement et l’arrivée de Pedro Sánchez à La Moncloa ont déstabilisé Ciudadanos plus que n’importe quelle autre force politique. Par ailleurs, le gouvernement de Sánchez travaille – à notre avis de façon insuffisante – à apaiser le conflit en Catalogne. Les opportunités électorales de Ciudadanos sont directement proportionnelles au degré de conflictualité en Catalogne : si la conflictualité sociale et politique en Catalogne diminue, Ciudadanos s’affaisse. Je crois pour cette raison qu’il est probable que le Parti Populaire se recompose. Il est bien évidemment ankylosé par de graves problèmes de corruption et désormais engagé dans une querelle de leadership [NDLR, pour rappel c’est Pablo Casado, adepte d’un virage à droite, qui a remporté les primaires du PP le 21 juillet, une semaine après la réalisation de l’entretien], mais le PP dans les heures les plus difficiles de son histoire n’est jamais descendu en-dessous des 27-28%. Y compris dans les moments où les journaux télévisés faisaient état de scandales ahurissants et racontaient qu’ils avaient dérobé des millions et des millions d’euros. La base sociale sur laquelle s’appuie la droite catholique traditionnelle espagnole est particulièrement importante, et le PP lui-même est un parti très puissant qui dispose d’une section dans chaque village, et peut compter sur des conseillers municipaux dans les 8 000 municipalités d’Espagne. Ce n’est pas le cas de Ciudadanos. Le PP est un parti plus capillaire que son concurrent de centre-droit, il irrigue davantage le territoire. C’est pourquoi je pense – même si la réalité démentira peut-être ce diagnostic – qu’il est plus envisageable aujourd’hui de voir la droite se recomposer autour du PP.

LVSL : On disait la même chose d’Emmanuel Macron en France, qui partait de rien…

Íñigo Errejón – Oui, mais il est arrivé au pouvoir ! Et maintenant qu’il tient le gouvernement, il peut se construire un parti. Albert Rivera, quant à lui, a perdu son pari. Ce n’est pas une mince différence, Macron est un entrepreneur politique, mais un entrepreneur politique qui est arrivé au pouvoir et qui peut désormais mettre sur pied tout un appareil politique. Par ailleurs, en Espagne, une partie de l’establishment avait clairement opté pour Rivera plutôt que pour Rajoy, car ils considéraient que l’immobilisme de Rajoy, qui ne faisait littéralement rien, pouvait affaiblir le système institutionnel.

Emmanuel Macron, le 11 décembre 2014. ©Le Web

Mais maintenant que Rajoy est parti, et que le Parti Populaire s’apprête à renouveler ses visages – bien que les candidats en lice soient tous issus de l’appareil – il est possible que cet establishment qui faisait confiance à Rivera revienne désormais vers le PP. Et ce d’autant plus que les prochaines élections en Espagne sont les élections municipales, ce qui favorise davantage le PP. Ciudadanos avait un meilleur leader au niveau national, mais personne ne connait le candidat de Ciudadanos dans son village, tandis que tout le monde connaît celui du PP, parce qu’il a déjà gouverné. On peut donc s’attendre à un vote dual de l’électeur de droite : « Albert Rivera aux élections générales ; le Parti Populaire dans mon village. » Mais ce sont bien les élections municipales qui arrivent en premier lieu. Je pense donc que le PP peut encore tenir. On a une droite conservatrice traditionnelle très solide, et Ciudadanos patine sur certaines thématiques. Le gouvernement de Sánchez a mis à l’agenda certains sujets qui tiraillent Ciudadanos, car s’ils sont très à l’aise avec le clivage territorial, avec l’idée d’un entrepreneuriat libéral, ils ont en revanche plus de difficultés sur des thèmes comme le féminisme ou la mémoire historique. Il s’agit de sujets qui les obligent à choisir entre deux options : contenter l’électeur social-libéral, progressiste sur les questions de société mais de droite en matière de politique économique, ou satisfaire l’électeur conservateur issu du PP. Ces thématiques font beaucoup de mal à Ciudadanos, qui aspire à remporter les voix du social-libéralisme provenant du PSOE et celles du conservatisme issu du PP. Je crois qu’ils sont bien embarrassés aujourd’hui.

LVSL – Le débat autour de la définition de ces nouvelles forces néolibérales qui rejettent elles aussi le clivage gauche/droite est toujours ouvert. Dans une lecture orthodoxe de Laclau, qui définit le populisme comme une opération discursive créant une frontière explicite entre le peuple et le pouvoir, ne semble-t-il pas difficile de qualifier ces mouvements de « populistes » ? Comment qualifieriez-vous ces nouvelles forces néolibérales ? Des auteurs comme Eve Chiapello et Luc Boltanski ont bien mis en évidence la capacité du capitalisme à incorporer la critique, et notamment la critique dite « artiste ». Sommes-nous dans cette phase d’incorporation du populisme ? Pour certaines théories plus hétérodoxes du populisme, le cadre théorique posé par Laclau atteint sa limite lorsqu’il s’agit d’appréhender ces nouvelles forces politiques.

Íñigo Errejón – Nos sociétés vivent des moments populistes, caractérisés par la prolifération de revendications ou de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas de canaux de représentation parmi les partis, les syndicats ou les identités traditionnels. On assiste à une situation de divorce entre le pays réel d’une part, celui des gens et des citoyens ordinaires, et le pays officiel d’autre part, celui des élites, des politiciens et de l’establishment. Cette configuration traverse toutes les forces politiques, y compris les plus conservatrices. Je me souviens qu’en réaction à l’émergence de Podemos, le Parti Populaire disait de nous que nous ne connaissions pas l’Espagne réelle car nous n’avions jamais travaillé dans le privé et que nous étions cloîtrés dans nos laboratoires universitaires.

“Nos sociétés vivent des moments populistes, caractérisés par la prolifération de revendications ou de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas de canaux de représentation parmi les partis, les syndicats ou les identités traditionnels.”

En réalité, ils essayaient eux aussi de mettre en place un discours à même de construire une opposition fondamentale entre les experts et les élites d’un côté, et les gens de l’autre. Il s’agissait dès lors de déterminer qui serait le plus en mesure de donner un contenu à cette opposition, de définir qui sont les gens et qui sont ceux d’en haut. C’est un des enjeux de la lutte politique. Ciudadanos a repris une bonne partie des éléments autour desquels se livre cette lutte. Qui a déterminé ces éléments ? Le mouvement des Indignés, puis Podemos par la suite. Les Indignés ont jeté les bases d’un nouveau terrain sur lequel Ciudadanos aussi a dû apprendre à jouer, à partir duquel ils ont élaboré une réponse sous la forme d’une rénovation néolibérale : rénover le système politique, tout en laissant intacts les privilèges de l’oligarchie. L’approche en termes d’hégémonie – qui considère la politique comme une lutte pour l’hégémonie – nous permet de constater que dans le succès de l’adversaire réside toujours une forme de récupération et de réalisation de nos propres idées. Je ne crois pas que ce soit une faille dans le modèle théorique de Laclau, c’est plutôt le contraire.

LVSL – Vous évoquez ici le Laclau des débuts, mais pour celui de 2005 et de La Raison populiste, la politique renvoie davantage au populisme qu’à l’hégémonie.

Íñigo Errejón – Je crois que pour le Laclau de La Raison populiste, il y a une sorte d’isomorphisme entre politique, hégémonie et populisme. Il n’est pas certain qu’il puisse exister des formes politiques non populistes dans ce Laclau de La Raison populiste. Mais il utilisait aussi l’approche de l’hégémonie, qui me semble être plus utile. Je crois que toute politique contient un moment populiste, une certaine dose de tension populiste, même si ce n’est pas forcément cette dose qui domine. Aujourd’hui, en Espagne, je ne pense pas que nous soyons dans un moment dominé par la dynamique populiste. Je crois que la dynamique institutionnelle a plus de poids et que dans le contexte actuel, apparaître comme une force capable d’arriver à des accords avec d’autres forces est plus utile que d’apparaître comme une force qui polarise la société. En ce sens, je pense que l’état de la scène politique espagnole a changé, et qu’il changera bien sûr à nouveau.

Dans cet ouvrage, on a aussi un Laclau très jacobin, qui écrit en pensant à une conjoncture particulière qui est celle des gouvernements nationaux-populaires d’Amérique latine. Je crois qu’il reste très utile, mais qu’il faut l’adapter, le traduire dans le contexte des sociétés comme les nôtres, qui ont une densité institutionnelle beaucoup plus importante. Comme elles ont une diversité institutionnelle beaucoup plus développée, la logique de la différence prime toujours, ou presque toujours, sur la logique de l’équivalence [NDLR, logique de l’équivalence et logique de la différence sont deux concepts de la théorie de Laclau]. Parfois, la logique de l’équivalence s’impose temporairement, mais les mécanismes, les dispositifs par lesquels l’ordre recueille, réordonne, stimule ou donne partiellement satisfaction aux demandes qui émanent de la société, sont beaucoup plus sophistiqués que dans des États moins développés, comme en Amérique latine. Entendons-nous bien : je ne dis pas que ce que l’on peut lire dans La Raison populiste n’a pas de sens, mais simplement qu’il faut le lire en l’adaptant au prisme des sociétés avec des États plus développés.

Partant de ce constat, Ciudadanos – je prends l’exemple de Ciudadanos, mais je parlerai par la suite d’un cas plus général – représente à la fois la menace de la récupération de nos revendications par l’ordre établi, et la preuve que les deux choses fonctionnent. D’une certaine façon, quand certaines mesures que nous proposons ou que nous défendons cessent d’être des propositions de Podemos, et que d’autres partis commencent à les porter, cela signifie qu’elles gagnent du terrain dans la société espagnole. Cependant, elles gagnent du terrain d’un côté et on te bloque le passage de l’autre. La logique est la suivante : « Je reconnais ta proposition de réforme de la loi électorale, pour qu’il y ait en Espagne un système électoral plus juste, mais en évacuant dans ta proposition la dimension qui remet en cause le système économique pour construire une économie plus forte, plus développée et plus prospère. »

Quelle est, selon moi, la clé pour savoir si le pôle qui domine est l’incorporation et la récupération de la critique, ou si c’est celui qui ouvre la voie vers une nouvelle hégémonie qui prime ? Le critère discriminant est de savoir si les demandes incorporées sont celles qui ciblent le cœur du pouvoir du régime dominant ou non. Est-ce que ce cœur du pouvoir est le système électoral ? Non. Il est très important, mais ce n’est pas le plus important. Est-ce possible, aujourd’hui, d’aspirer à une transformation démocratique en Espagne sans remettre en cause les relations entre les entreprises du secteur de l’énergie, le pouvoir financier et les entreprises du bâtiment ? C’est impossible, et c’est justement ce que Ciudadanos passe sous silence. Peut-on imaginer une révolution démocratique en Espagne, une transformation démocratique sans un programme systématique pour en finir avec les coupes budgétaires, protéger les services publics, élever le pouvoir d’achat des ménages, les salaires et les conventions collectives ? Non, c’est impossible. Je dirais donc que c’est un programme politique qui repose davantage sur beaucoup de récupération et d’incorporation partielle de la critique que sur l’expression d’une nouvelle hégémonie. Mais il est certain qu’il y a des champs dans lesquels Ciudadanos s’est investi, en surfant sur une vague que nous avions impulsée et générée initialement. Cela a permis d’étendre cette vague, ce qui est en fin de compte une bonne nouvelle.

Comment qualifier ces phénomènes en Europe ? Pour moi, ce sont des mouvements qui prennent en charge la dynamique populiste. Ils surfent sur cette dynamique en ayant pour but de sauver les oligarchies du pouvoir destituant de ce moment populiste. Ils redirigent toute cette colère, toute cette volonté de transformation, pour qu’elle se concentre uniquement contre le système des partis. C’est une des différences les plus importantes entre une partie des populismes réactionnaires et les forces populistes progressistes et démocratiques comme la nôtre. Trump n’était pas une parodie. Il a cependant décidé de diriger toute cette colère, tout le ressentiment des perdants de la crise contre Washington, contre Berkeley et contre New York, mais pas contre Amazon ou Google.

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©Gage Skidmore

Il s’agit d’une manœuvre dont le but est de mettre toute la pression sur le système des partis, et d’épargner les élites économiques qui ne se présentent pas aux élections. En ce sens, on peut clairement parler d’un néolibéralisme encore plus sauvage, car il frappe les médiations politiques, sans s’en prendre au cœur du pouvoir, qu’il cherche au contraire à sauver. Il s’en prend aux médiations politiques en postulant toujours un ennemi, ce qui lui donne un caractère populiste. Le peuple américain, par Trump et par ce qu’il incarne, est une communauté soudée. Il obtient sa cohésion contre ce qui lui est extérieur et étranger. Rivera a fait un discours très important en Espagne, il y a peu, quand il avait encore un poids politique important. Ce qu’il a dit est très intéressant : « Je veux marcher dans une Espagne au sein de laquelle on ne voit pas de rouges ou de bleus, au sein de laquelle on ne voit pas des entrepreneurs ou des travailleurs, des riches ou des pauvres, mais au sein de laquelle on ne voit que des Espagnols. »

C’est un discours qui ne postule aucune frontière, qui réconcilie les Espagnols au-delà de leurs différences. Mais dans ce discours, la cohérence, la cohésion de l’Espagne qu’il veut dessiner, de l’identité de « nous » autres Espagnols, s’oppose à un « eux » qu’il ne nomme pas, à savoir la Catalogne. La dimension populiste de Rivera place la frontière sur la question de la Catalogne, mais il ne le dit pas. De ce fait, on pourrait se dire : « Ah, bien, si tu dilues la frontière de classe, celle des partis pour lesquels tu votes, tu es un parti qui casse les frontières, tu ne peux pas être un parti populiste. » Mais c’est une erreur. C’est simplement que le « eux » qu’il constitue face au « nous » peuple espagnol homogène et sans différences, est la Catalogne, ou en tout cas la majorité qui veut un référendum en Catalogne, qui est une majorité souverainiste en Catalogne. C’est pour cela que ces partis présentent selon moi des caractéristiques populistes.

LVSL – Pourtant, le populisme repose sur l’explicitation de la frontière politique…

Íñigo Errejón – Clairement, mais il y a une chose qui renvoie ici au constitutionalisme. Voici ce qu’ils disent : « Je peux nouer des accords avec tout le monde, mais eux sont hors-la-loi, il n’en est pas question. » C’est une sorte de populisme qui malgré tout explicite une frontière. En Espagne, l’idée que nous devons tous être unis face au coup d’État des indépendantistes catalans est très présente. Elle sert à construire la communauté espagnole par opposition à ce que Rivera appelle les « putschistes » catalans. Je dirais donc qu’il a souvent explicité cette frontière. En tout cas, pendant le conflit en Catalogne, il l’a fait de façon très limpide.

Le critère de l’explicitation de la frontière me semble être un bon critère. Là où on l’explicite, là où postule qu’il existe un peuple délaissé et qu’il y a des ennemis irréductibles, visibles, et politiques, on assiste bien à un type de formation populiste. Lorsque ce n’est pas le cas, je parlerais plutôt d’une espèce de sens électoral, de compréhension des conditions pour pouvoir lutter dans la bataille en plein moment populiste. Celui-ci passe nécessairement par une opération de traduction du ressenti populaire car les gens perçoivent que les institutions ne les servent pas, qu’elles ne travaillent pas pour eux. Mais cette formation offre dès lors une solution semblable à celle du Guépard [NDLR, « Tout changer pour que rien en change »], tout rénover afin d’épargner les pouvoirs établis.

Entretien réalisé par Laura Chazel et Lenny Benbara.

Un grand merci pour la retranscription à Guillaume Etchenique et Leo Rosell.

Traduction effectuée par Vincent Dain, Sarah Mallah, Leo Rosell, Guillaume Etchenique et Lenny Benbara.

Les nouveaux médias dans la bataille culturelle européenne

Crédits photo
De gauche à droite Antoine Cargoet, Iago Moreno, Salomé Saqué, Enric Bonnet et Samuele Mazzolini.

Vous avez manqué notre Université d’été ? Vous pouvez retrouver notre débat sur les nouveaux médias européens qui se sont lancés et qui vivent une expérience proche de celle de LVSL. Nous recevions pour l’occasion Iago Moreno (La Trivial & The New Pretender), Enric Bonet (CTXT), Samuele Mazzolini (Senso Comune) et Antoine Cargoet.

 

Crédits photo : ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Le PSOE au pouvoir : un puzzle aux pièces incompatibles

Après sept ans de politiques d’austérité, de combat féroce contre les nationalismes, de scandales de corruption et de récupération d’un monarchisme conservateur avec la Loi-bâillon, l’ère du gouvernement Rajoy s’est close. C’est le PSOE, avec l’appui de 21 partis, qui a donné le coup de grâce à un Parti Populaire qui se présentait comme le seul capable de gouverner efficacement l’Espagne après la crise. Aurait-il raison? Quelles sont les possibilités pour ce nouveau gouvernement Sánchez qui se met en place ?


Pour la première fois, l’Espagne a un Président qui parle anglais, ainsi que français. Pour la première fois, son gouvernement est composé majoritairement par des femmes. Mais pour la première fois aussi, le Président n’est pas député : il est issu d’une motion de censure et n’a pas “gagné” les élections. Le PSOE a obtenu en 2015 et 2016 les pires résultats de son histoire avec 84 députés à l’issu de la dernière élection (52 de moins que le PP).

Pedro Sánchez, après être revenu de son exil politique, a effectué une mise à jour doctrinale afin de mettre en valeur la plurinationalité de l’Espagne et érigé Podemos comme principal partenaire politique, abandonnant ainsi l’affrontement avec la formation violette. Aura-t-on enfin ce qu’Iñigo Errejón appelle une compétition vertueuse entre les gauches espagnoles, moteur de changement dans le pays?

L’affaire est plus compliquée que cela. Ce gouvernement est d’une fragilité sans précédent. Pour s’installer au pouvoir, le PSOE a du s’accorder avec 21 formations politiques dont le principal dénominateur commun était d’en finir avec la corruption. Cela n’est pas surprenant sachant qu’elle est, après le chômage, la deuxième préoccupation majeure des espagnols[1]. La déclaration de l’Audience Nationale sur l’affaire Gürtel, élément déclencheur de la motion, a révélé un réseau d’influence et de financement illégal entre le secteur privé et plusieurs politiciens du Parti Populaire. Même Ciudadanos, allié du gouvernement Rajoy, désirait en finir avec le Parti Populaire, mais en convoquant tout de suite des élections parlementaires.

Une fois éliminé l’adversaire commun, Sánchez doit essayer de maintenir sa légitimité à la tête d’un gouvernement que PP et Ciudadanos ne cessent de comparer au Frankenstein de Mary Shelley. Un parti qui avant prônait l’unité de l’Espagne et appuyait l’application de l’article 155 de la Constitution contre les catalans, doit maintenant s’entendre avec les 17 députés indépendantistes du Parlement. Unidos Podemos, qui reste en dehors du gouvernement, demeure la troisième force politique avec 71 députés au Congrès. Pablo Iglesias a insisté dans l’hémicycle sur l’importance pour le PSOE de ne pas devenir une social-démocratie décaféinée comme celles de Schröder ou de Blair. Il souhaite un gouvernement qui prenne exemple des projets de Sanders et Corbyn afin de redonner une crédibilité à la gauche et mettre en place un vrai changement. De cette manière, lors des prochaines élections qui devraient avoir lieu en 2020, la gauche aura donné aux citoyens la confiance leur permettant de prolonger son projet politique.

Une convergence limitée avec Podemos

Sánchez est d’accord sur la fin, mais diffère sur les moyens. Alors qu’il souhaite “se retrouver” avec Podemos dans les politiques climatiques, de genre, de réversion des privatisations et de régénération démocratique, il sait qu’il le fera avec les mains liées. La principale contradiction de ce gouvernement social-démocrate est qu’il va appliquer un Budget Général de l’État que ne lui appartient pas. C’est celui voté le 23 mai par PP, Ciudadanos et le PNV – parti nationaliste basque. Lors de sa discussion dans le Congrès, Sánchez qualifiait ce budget comme “profondément antisocial”[2]. Il pointait alors un manque d’implication dans l’éducation, qui est pourtant le moteur d’évolution du système productif espagnol vers plus de qualité et moins de compétitivité-prix. De la même manière, il critiquait la baisse des dépenses de l’allocation chômage grâce à la création d’emplois au rabais (salaires réduits et flexibilité du travail). Néanmoins, le PSOE a décidé d’appliquer ce Budget tout au long de sa première année de mandat pour gagner l’appui du PNV lors de la motion de censure. Sans le parti basque celle-ci n’aurait pas pu aboutir et Rajoy serait encore Président.

Dans son cabinet ministériel, se démarque la nouvelle ministre de l’Économie Nadia Calviño. Elle était auparavant Directrice Générale du Budget de la Commission Européenne. Son rôle sera désormais d’assurer la stabilité économique du pays et d’arriver au seuil de déficit de 2,2% accordé par l’Union européenne. Ainsi, le gouvernement Sánchez envoie un message de tranquillité à Bruxelles. Ce signal est déjà salué par les banques et les grandes entreprises. Mais, quel message envoie-t-il aux secteurs de la population affectés par l’austérité et la rigueur budgétaire ?

Finalement, le PSOE paraît adopter un modèle plus proche de la Troisième Voie social-libérale que de celle d’une récupération radicale de l’Etat-Providence. La fragilité de la situation pousse Sánchez à être très prudent. Pour satisfaire à droite : il prône la rigueur budgétaire et l’unité de l’Espagne – avec la nomination de l’anti-indépendantiste Josep Borrell pour les Affaires Étrangères. Pour séduire à gauche : il met en avant le féminisme, un début de dialogue avec les catalans, l’écologie et la liberté d’expression. L’agenda social restera dans ce début de mandat très modeste par rapport aux attentes initiales.

De quel côté le PSOE basculera-t-il ?

En pleine guerre interne du PP après la démission de Rajoy à la tête du parti et face au ralentissement de Podemos suite à des polémiques internes récurrentes, le PSOE a la possibilité de s’ériger en option fiable. Ciudadanos, propulsé dans les sondages grâce à son positionnement tranché sur le conflit catalan, est pour le moment la figure visible de l’opposition. Mais ces nouveaux rôles pourront se matérialiser dans d’éventuelles nouvelles élections. Pour le moment, nous avons un Congrès qui représente encore une réalité dépassée, celle de l’année 2016.

Vu que tous les partis paraissent ne pas s’accommoder de leur pouvoir actuel dans l’hémicycle (soit par excès, soit par défaut) de multiples questions se posent : est-ce que le “gouvernement frankenstein” de Sánchez va vraiment tenir jusqu’aux élections de 2020 ? Possible, même si cela semble très difficile. Lors de ces prochaines élections, de quel côté le gouvernement cherchera-t-il du soutien ? Cela dépendra des résultats électoraux. S’il vire à gauche, il enterrera le cycle de l’austérité pour entreprendre un nouveau chemin politique en faveur de la majorité de la population, et absorbera Podemos sur le plan politique. S’il vire à droite, il prolongera encore un peu cette post-hégémonie libérale démasquant pour longtemps son parti. A ce moment-là, Podemos devrait être réarmé pour reprendre sa place comme unique option du changement en Espagne.

[1] http://www.cis.es/cis/export/sites/default/-Archivos/Indicadores/documentos_html/TresProblemas.html

[2] http://www.lavanguardia.com/vida/20180420/442780080163/el-psoe-pide-devolver-los-presupuestos-por-ser-profundamente-antisociales.html

Crédit photo: © RTVE

Espagne : Rajoy touché mais pas encore (complètement) coulé

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Le verdict rendu jeudi 24 mai à l’encontre de l’ancien trésorier national du Parti populaire (PP), Luis Bárcenas, et de 28 autres prévenus a plongé l’Espagne dans l’inconnu. 351 années de prison au total ont été prononcées pour ce qui est le plus grand scandale de corruption que la péninsule ait connu. Directement visé, le PP au pouvoir a mis un genou à terre. Profitant de l’occasion, le Parti socialiste (PSOE) a annoncé la présentation d’une motion de censure. Une motion qui, entre négociations, tractations et coups de théâtre, peut faire tomber le gouvernement de Mariano Rajoy et rebattre les cartes du jeu politique espagnol.


L’Espagne ne compte plus les anciens ministres tombés pour des pots-de-vin, les président(e)s de communautés autonomes – l’équivalent des régions françaises – forcés de démissionner pour avoir obtenu des masters de manière frauduleuse. Mais le verdict de l’affaire Gürtel est d’une autre magnitude. Cette fois-ci, pas moins de 29 personnes ont été condamnées, dont l’ancien trésorier national du parti au pouvoir. Le PP lui-même a été inculpé en tant que bénéficiaire du réseau. Tout un symbole.

De manière assez inhabituelle, la justice a frappé très fort, attestant de l’existence d’un « authentique et efficace système de corruption institutionnelle au travers d’un mécanisme de contrats publics ». Le cas de Luis Bárcenas, à lui seul, résume la nature profondément mafieuse du problème. L’ancien trésorier national du PP a pendant toute la durée du procès privilégié le silence comme ligne de défense. Toutefois, il a publiquement reconnu qu’il détenait des preuves (pas encore dévoilées à la justice) à l’encontre de dirigeants du PP – et très certainement le premier ministre Mariano Rajoy lui-même. Bárcenas a prévenu qu’il ne révèlerait rien sauf dans le cas ou sa femme serait mise en cause. Or, celle-ci a été condamnée à 14 ans de prison, ce qui fait craindre les pires scénarios tant à la direction du PP qu’à la Moncloa, le siège du gouvernement.

Une longue liste de casseroles et la menace de Ciudadanos

Le verdict de l’affaire Gürtel vient s’ajouter à une longue liste de casseroles accumulées par le PP. Au-delà de la question de la corruption, ces affaires mettent à nu le climat d’impunité dans lequel le PP a géré le pays depuis de nombreuses années. Agissant en véritable caste, le PP a profité de sa position pour s’arroger tous les droits et tirer des bénéfices financiers de sa position institutionnelle. Rajoy se plait à répéter que ce sont des cas isolés, des « pommes pourries », mais de fait, c’est l’ensemble du parti qui est concerné, laissant penser que le PP s’apparente davantage à un réseau mafieux.

Sentant le vent tourné, Ciudadanos, version espagnole du libéralisme autoritaire de Macron, se présente comme solution de rechange certifiée sans corruption à un PP en bout de course. Le parti d’Albert Rivera a surfé sur l’usure du PP passant de 13,1 % lors des élections législatives de juin 2016 à 22,4% d’intention de vote selon le CIS en avril 2018, devenant virtuellement, selon les sondages, la première force politique du pays. De plus, la gestion catastrophique de la question catalane par Rajoy, privilégiant la voie judicaire à une solution politique, a renforcé ce transfert de voix du PP vers Ciudadanos.

Le PSOE s’engouffre dans la brèche

Dépassé dans les sondages, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) reste le premier parti d’opposition au Congrès des députés. Historiquement, le PSOE est le principal point d’appui du « régime ». Il a servi à canaliser les demandes sociales et a fait adopter les réformes structurelles les plus importantes, comme la modification de l’article 135 de la constitution qui érige le paiement de la dette en priorité absolue. Le PSOE a également permis au gouvernement actuel d’être investi. Pendant la crise catalane, le parti n’a pas démérité : il a fait preuve d’un soutien inconditionnel à Rajoy dans sa fuite en avant judiciaire.

Toutefois, depuis les élections du 20 décembre 2015 qui ont mis fin au bipartisme, le PSOE est sous la pression de Podemos sur sa gauche et de Ciudadanos sur sa droite. Profitant de l’affaire Gürtel, le PSOE est passé à l’offensive en présentant une motion de censure contre le gouvernement de Rajoy – chose qu’il avait toujours refusée malgré les appels du pied de Podemos. Pedro Sánchez, secrétaire national du PSOE, en a fait l’annonce vendredi 25 mai au matin, prenant tout le monde de court.

La difficile arithmétique parlementaire

Pour être adoptée, la motion de censure doit obtenir une majorité absolue au Parlement, les abstentions n’ont donc pas grande valeur. Elle doit par ailleurs être “constructive”, c’est-à-dire qu’elle doit s’accompagner de la présentation d’un ou d’une candidat(e) alternatif à la présidence du gouvernement. Deux conditions qui, au vu de la composition actuelle du parlement, compliquent sérieusement l’équation.

Le groupe parlementaire Unidos Podemos ayant annoncé son soutien inconditionnel à la motion du PSOE, deux options sont possibles pour rassembler une majorité de voix au congrès. La première : PSOE, Podemos, plus les partis nationalistes et indépendantistes (ERC et PdCAT pour la Catalogne, EH Bildu et PNV pour le Pays basque). Cette option peut néanmoins sembler contre-nature dans la mesure où Pedro Sánchez s’est déclaré favorable à l’emprisonnement des dirigeants catalans et que le PNV a joué un rôle clé dans l’adoption du budget du Parti populaire.

La deuxième option, celle privilégiée par le PSOE, se tourner vers Ciudadanos. Or, Ciudadanos a vivement critiqué le fait que Sánchez cherche à obtenir le soutien des indépendantistes. Le parti d’Albert Rivera conditionne son appui à la convocation d’élections anticipées immédiatement après le vote de la motion de censure et refuse de mêler ses voix à celles de Podemos. Cependant, l’intérêt immédiat de Ciudadanos à faire tomber le PP, étant donné les prévisions des sondages, pourrait peser dans la balance. De son côté, Rajoy, tel le capitaine du Titanic, a exclu de convoquer des élections anticipées, même si nombre de dirigeants du PP considèrent la législature d’ores et déjà sur le point de s’achever.

Changement de régime ou changement des élites ?

L’issue de cette tempête parlementaire est loin d’être évidente. Des incertitudes planent sur le résultat du vote prévu pour le vendredi 1 juin. D’ici là les effets d’annonces, les retournements d’alliances et les coups de théâtre risquent d’être légion. Toutefois, le vote de la motion de censure présentée par le PSOE ne clôturera pas pour autant la crise politique. Si elle est adoptée le nouveau gouvernement sera constamment mis sous pression. Si elle est rejetée, Podemos et Ciudadanos peuvent être tentés de présenter leur propre motion de censure ou de forcer le PP à convoquer des élections anticipées.

Au-delà de la motion de censure, la vraie question qui se pose est de savoir si cette crise va rester limitée au parlement ou si elle va s’étendre à la société. En d’autres termes : va-t-elle se traduire par un simple changement des élites (Ciudadanos ou le PSOE prenant la place du PP) ou remettre en cause les piliers du régime issu de la période de transition de 1978.

Unidos Podemos, les agents du changement mal en point

Podemos, et plus largement la coalition Unidos Podemos qui regroupe Izquierda Unida, le parti écologiste Equo et des confluences régionales, sont les seuls à pouvoir véritablement donner une issue progressiste à la crise politique. Toutefois Podemos ne se présente pas dans les meilleures conditions – c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le PSOE a pris les devants. Le parti n’en a pas encore tout à fait terminé avec l’affaire du “chalet” de Pablo Iglesias et d’Irene Montero, qui a défrayé la chronique ces deux dernières semaines. En décidant de s’endetter pour acquérir une luxueuse maison de campagne non loin de Madrid, pour un montant de 600 000 euros, le secrétaire général et la porte-parole de Podemos au Congrès, en couple à la ville, se sont exposés, comme c’était prévisible, à de vives attaques des médias et de leurs adversaires politiques. Cette décision a également semé un profond malaise parmi les militants du parti qui a construit son image sur la transparence et la probité des élus, tout en dénonçant les excès de la “caste”. Elle fragilise par ailleurs le leadership d’Iglesias, qui n’a cessé ces dernières années de mettre en avant son mode de vie modeste et sa proximité avec les classes populaires.

 Pour faire face au scandale, Iglesias et Montero ont décidé de convoquer une consultation interne sur leur continuité à la tête de l’organisation. Si en apparence l’initiative peut paraître louable, le résultat est loin d’être nécessairement bénéfique. La consultation active en effet une logique plébiscitaire et exerce une certaine forme de chantage sur les militants : « soit vous êtes avec nous », « soit vous êtes contre nous » (et prêts à sauter dans l’inconnu).  En outre, les dirigeants de Podemos transforment une décision présentée comme personnelle en enjeu politique susceptible d’avoir d’importantes retombées sur l’ensemble de l’organisation.  De fait, 32% des 188 176 personnes qui ont pris part au vote se sont prononcées contre le maintien d’Iglesias et de Montero à la tête de Podemos alors qu’aucun des trois courants n’avait appelé à voter en ce sens.

Les différentes options sur la table

Pour les élites, le constat est clair : l’actuel rapport de force parlementaire ne reflète pas la réalité et il est nécessaire que Ciudadanos gouverne, avec si besoin le soutien du PP. Les grands médias et le pouvoir économique ne cachent pas leur soutien à Albert Rivera et ils utilisent en ce sens les nombreux leviers dont ils disposent. Dans le même temps, les socialistes espèrent se refaire une santé en se présentant comme les sauveurs de « la normalité institutionnelle » et en mettant en œuvre quelques mesures sociales bloquées par le PP en cas d’accession au pouvoir. Ces deux options, à des degrés divers, ne représenteraient que des changements de façade et verraient se substituer un secteur de l’élite à un autre.

Pour Unidos Podemos, l’enjeu est tout autre. Il s’agit de reprendre l’initiative pour ne pas se laisser enfermer dans des négociations parlementaires. D’un côté sans donner de chèque en blanc au PSOE en annonçant un soutien inconditionnel à la motion de censure et de l’autre en appuyant, voir en favorisant, les mouvements sociaux au premier rang desquels le formidable mouvement féministe. Il s’agit d’éviter une restauration du régime par le haut et de profiter de la brèche ouverte pour activer le changement de régime.

Crédit photo : ©Partido Popular de Cantabria

“Stranger Pigs” : la maltraitance animale indigne l’Espagne

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Dans un reportage diffusé sur La Sexta, journalistes et militants de la cause animale mettent en lumière les conditions de travail désastreuses dans les abattoirs et les souffrances animales dans la filière porcine. En Espagne, ces révélations sur les pratiques de l’industrie carnée ont suscité une vague de réactions scandalisées. 


Jordi Évole, le journaliste vedette de la chaîne de télévision La Sexta, avait annoncé la couleur sur son compte Twitter le 2 février dernier : le prochain épisode du programme Salvados, proche du modèle de l’émission Cash Investigation en France, serait particulièrement « animal », dans tous les sens du terme. Évole adresse à ses followers un message on ne peut plus clair, accompagné d’un trailer énigmatique  : « comment peut-on traiter de la sorte les travailleurs des abattoirs ? et les animaux ? ».

Diffusé le dimanche 4 février au soir, l’épisode intitulé « Stranger Pigs » tient toutes ses promesses. Habitué des exclusivités et des reportages choc, le journaliste s’attaque cette fois-ci à l’industrie agroalimentaire espagnole et lève le voile sur les pratiques plus que douteuses à l’œuvre dans la filière porcine : conditions de travail, maltraitance animale, opacité totale du côté des responsables, tout – ou presque – y passe.

Extrême précarité et maltraitance animale 

L’équipe de Salvados se rend dans un premier temps sur le site de l’abattoir « Le Porc Gourmet », situé à 70 kilomètres de Barcelone. Les quelques échanges avec les employés à l’entrée des locaux – les journalistes n’ont pas l’autorisation d’y pénétrer – dressent un panorama glaçant : des cadences infernales, des heures supplémentaires non rémunérées, des travailleurs privés de pauses et contraints d’acheter leur matériel par leurs propres moyens. La plupart d’entre eux sont immigrés et touchent 900 euros par mois. Certains n’hésitent pas, devant les caméras, à accuser l’entreprise d’abuser de la loi catalane sur les coopératives pour les embaucher en tant qu’auto-entrepreneurs, s’exonérant ainsi des obligations en matière de protection sociale et de congés payés. Une syndicaliste témoigne de la dureté des conditions de travail, puis évoque les intimidations et les menaces exercées par la direction à son encontre. Elle déclare notamment s’être vue proposer des pots-de-vin en échange de l’abandon de son engagement syndical.

Si cette séquence a déjà de quoi troubler, un autre passage de l’émission est aujourd’hui à l’origine d’une polémique impliquant le géant espagnol de l’industrie carnée El Pozo. Afin de mettre en lumière les mauvais traitements infligés aux cochons dans l’élevage intensif, Jordi Évole s’entoure de militants de l’association animaliste « Igualdad Animal » (« Égalité Animale »). Avec plusieurs d’entre eux, le journaliste s’introduit de nuit dans une ferme d’élevage de la région de Murcie, associée à une filiale de l’entreprise El Pozo. Dans l’obscurité de la grange, les images filmées par l’équipe de tournage et les militants  – ici reprises sur la chaîne Youtube d’Animal Equality – sont difficilement soutenables :

Malformations, ulcères, infections et lésions en tout genre, animaux à l’agonie et cadavres dévorés par leurs congénères. Bien qu’ils soient rompus à cette forme d’action collective visant à sensibiliser l’opinion publique, les militants ne masquent pas leur désarroi devant l’ampleur de l’insalubrité. « Je ne suis jamais tombé sur quelque chose comme ça », admet l’un d’eux. De retour le lendemain sur les lieux de l’expédition nocturne, Jordi Évole interroge le propriétaire de l’exploitation. Celui-ci assure que les animaux y sont bien traités, et que la viande produite à partir des cochons est bel et bien destinée à la consommation humaine. Confronté aux images, le responsable agriculture et élevage du gouvernement régional de Murcie niera quant à lui toute responsabilité.

Le géant El Pozo sous le feu des critiques 

Une séquence qui a vivement fait réagir les internautes, le hashtag #SalvadosGranjas s’installant dans la soirée parmi les principales tendances sur Twitter. Parmi les premières réactions, celle de l’entreprise El Pozo, directement mise en cause par le programme. Manifestement averti à l’avance du contenu diffusé, le géant de l’industrie porcine, qui n’avait pas répondu aux sollicitations des journalistes de La Sexta, a immédiatement riposté par la publication de plusieurs démentis. « Il est impossible que des animaux comme ceux montrés dans le programme Salvados entrent dans notre chaîne de production », réplique l’entreprise, qui s’efforce de rappeler ses engagements en faveur du bien-être animal dans un communiqué. El Pozo dénonce par ailleurs un documentaire « trompeur ». Sur Twitter, le « responsable vétérinaire » de l’entreprise certifie que les cochons filmés dans la grange y sont entreposés à cause de malformations et de pathologies contractées à la naissance, afin de les éloigner du reste de l’élevage. Néanmoins, rien ne semble permettre d’affirmer que les animaux en question n’étaient pas destinés à être envoyés à terme à l’abattoir, souligne de son côté Alfonso Senovilla, le vétérinaire qui a participé au programme de La Sexta.

Alors que les réactions continuent de se multiplier, l’affaire s’exporte au-delà des Pyrénées : deux chaînes de supermarchés belges ont annoncé le 12 février la suspension de leur collaboration avec l’entreprise espagnole pointée du doigt. « La viande qui se trouve dans nos magasins est retirée des rayons. Les clients qui le souhaitent peuvent également ramener le produit » a ainsi indiqué le porte-parole de l’enseigne Delhaize. Le lendemain, El Pozo déclarait avoir ouvert une enquête et mis un terme à ses relations avec la ferme où ont été filmées les scènes de l’émission. Enfin, l’abattoir « Le Porc Gourmet », sous le feu des critiques depuis la révélation des conditions de travail dans son enceinte, a fait l’objet d’une visite de l’inspection du travail et de la police nationale le mercredi 14 février.

Un coup de projecteur largement salué par les militants de la cause animale, mobilisés de longue date pour mettre en lumière les pratiques controversées de l’industrie agroalimentaire. « Des millions de personnes ont pu voir la maltraitance animale, l’exploitation des migrants, l’impact environnemental… un cocktail explosif qui génère déjà un débat sans précédents dans l’histoire de notre pays » résume Javier Moreno, directeur de « Igualdad Animal », dans El País.

En Espagne, Albert Rivera se rêve en Emmanuel Macron

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Albert Rivera, président de Ciudadanos ©Carlos Delgado

Ciudadanos a le vent en poupe. La formation de centre-droit dirigée par Albert Rivera a su tirer parti de la crise catalane et se hisse désormais au premier plan dans les enquêtes d’opinion. L’occasion pour son leader de réaffirmer la nature de son projet politique national, qu’il définit lui-même comme « libéral progressiste », et de placer ses pas dans ceux du nouveau président de la République française.


« Pour la première fois en Catalogne, un parti constitutionnaliste a remporté les élections (…) La majorité sociale en Catalogne se sent catalane, espagnole et européenne, et elle le restera », scande en castillan Ines Arrimadas, la candidate victorieuse de Ciudadanos aux élections catalanes du 21 décembre 2017. A ses côtés, Albert Rivera arbore un sourire triomphal et salue une foule de plusieurs centaines de supporters galvanisés, avant de lui succéder à la tribune : « la victoire d’aujourd’hui n’est pas celle de Ciudadanos, c’est la victoire de la Catalogne, de l’Espagne unie et du futur de l’Europe ». Ce soir-là à Barcelone, les sympathisants du « partido naranja » célèbrent les 1,1 millions de voix recueillies par la liste d’Ines Arrimadas, arrivée en tête au terme d’une campagne ubuesque qui a vu s’opposer les « unionistes » aux indépendantistes dont les principaux chefs de file étaient emprisonnés ou en exil à Bruxelles.

Convoqué par Mariano Rajoy en vue de trancher le conflit opposant la Généralité de Catalogne au gouvernement espagnol, le scrutin du 21 décembre ne s’est toutefois pas soldé par le reflux attendu des forces indépendantistes, qui conservent de justesse leur majorité absolue au Parlement régional. La victoire de Ciudadanos dans les urnes est donc en demi-teinte, mais qu’importe aux yeux d’Albert Rivera, son parti dispose désormais d’un ascendant inédit sur le bloc unioniste, au sein duquel le Parti populaire (PP) de Mariano Rajoy est sévèrement marginalisé. Dans un débat extrêmement polarisé laissant peu de place à l’expression d’une troisième voie – Podemos et ses alliés en ont fait les frais – Ciudadanos est parvenu à incarner la défense de l’unité nationale, articulée à l’ambition de régénération démocratique.

Ce succès catalan confère au parti de centre-droit un capital politique que ses dirigeants entendent bien faire fructifier à l’échelle nationale. Le 13 janvier dernier, une enquête de l’Institut Metroscopia publiée par El País créditait Ciudadanos de 27,1% des intentions de vote, loin devant le PP (23,2%), le PSOE (21,6%) et Unidos Podemos (15,1%). Deux jours plus tard, c’est le journal ABC qui plaçait la formation d’Albert Rivera en tant que première force politique du pays, avec 26,2%. Ces chiffres doivent être observés avec grande précaution – un mois avant les élections générales du 20 décembre 2015, Metroscopia donnait Ciudadanos à plus de 20%, loin des 13,9% finalement récoltés par le parti – mais la dynamique enclenchée par la crise catalane est incontestable et semble amenée à se poursuivre.

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Albert Rivera et Ines Arrimadas (au centre de l’image), en tête de cortège de la manifestation pour l’unité nationale. Barcelone, 8 octobre 2017. ©Robert Bonet

 

L’ascension nationale d’un parti catalan

 

Si Ciudadanos est communément classé dans la catégorie « nouvelle politique » en Espagne, au même titre que Podemos, le parti ne peut se prévaloir de la jeunesse du projet impulsé par Pablo Iglesias en 2014. Ciudadanos, ou plus exactement Ciutadans, est fondé en 2006 en Catalogne, à l’initiative d’une quinzaine de personnalités du champ universitaire et intellectuel alors majoritairement marquées au centre-gauche. Lors de son congrès fondateur, en juillet 2006, l’organisation désigne comme président Albert Rivera, conseiller juridique de La Caixa âgé de seulement 26 ans. Envisagé comme une nouvelle force politique d’envergure régionale, et dans le sillage des débats qui ont jalonné l’adoption du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne (le « Nou Estatut »), Ciutadans se caractérise d’ores et déjà par son hostilité à l’égard du nationalisme catalan. Aux élections régionales de 2006, le nouveau parti entend ainsi « dépasser l’obsession identitaire qui étouffe le dynamisme de la société catalane » et revenir sur la primauté accordée à la langue catalane dans l’enseignement. Fervents défenseurs de la nation espagnole et de l’égalité entre les territoires, les membres de Ciutadans promeuvent le bilinguisme. Ils obtiennent alors 3 sièges au Parlement régional.

Les années suivantes sont marquées par des tentatives infructueuses d’implantation nationale. Ciudadanos subit la concurrence au centre de l’Union Progrès et Démocratie (UPyD), une formation dirigée par l’ancienne socialiste Rosa Díez qui partage avec Albert Rivera une ligne centraliste et libérale, et réussit à décrocher 5 sièges au Congrès des députés en 2011. C’est à la faveur d’un profond bouleversement du système partisan que Ciudadanos parvient finalement à s’installer de façon durable dans le paysage politique espagnol, à partir des premiers mois de 2015. La crise économique de 2008, les restrictions budgétaires et les réformes structurelles menées successivement par le PSOE puis le PP, conjuguées à la révélation de multiples scandales de corruption affectant les deux piliers du bipartisme ouvrent une fenêtre d’opportunité, habilement exploitée dans un premier temps par les initiateurs de Podemos. Ces derniers entendent offrir aux revendications exprimées par le mouvement des Indignés une formulation politico-électorale transversale à même de renverser le « régime de 1978 » issu de la Constitution postfranquiste. C’est à travers cette même fenêtre d’opportunité, dans un contexte de profonde désaffection à l’égard du personnel politique, que Ciudadanos s’engouffre à son tour au tournant de 2015.

“Tout comme Podemos, Ciudadanos entend se situer en dehors du clivage gauche/droite afin de se distancier nettement des coordonnées politiques associées au bipartisme.”

Albert Rivera, qui bénéficie rapidement d’une importante exposition médiatique, dispute à Pablo Iglesias le créneau du renouvellement démocratique et de la lutte contre la corruption. Tout comme Podemos, Ciudadanos entend se situer en dehors du clivage gauche/droite afin de se distancier nettement des coordonnées politiques associées au bipartisme. Néanmoins, le parti d’Albert Rivera n’échappe pas à l’étiquette du « Podemos de droite », fréquemment employée par les commentateurs espagnols en référence aux propos de Josep Oliu, président de la Banque Sabadell, qui appelait de ses vœux la construction d’un homologue de droite à Podemos quelques mois plus tôt. La popularité d’Albert Rivera auprès des milieux d’affaires conduira d’ailleurs les militants de Podemos à désigner Ciudadanos comme le « parti de l’IBEX 35 » (équivalent espagnol du CAC 40).

A partir de février 2015, alors même que Podemos amorce une descente dans les sondages, Ciudadanos connait une spectaculaire ascension. A l’approche des élections générales, un nouvel axe tend à s’installer dans le récit politico-médiatique en Espagne : l’opposition entre la « vieille politique », incarnée par le PP et le PSOE, et la « nouvelle politique », représentée par les outsiders Podemos et Ciudadanos. Cette mise en scène de la nouveauté transparait dans les dialogues noués à plusieurs reprises entre Pablo Iglesias et Albert Rivera, qui trouvent à cette période un intérêt réciproque à mettre l’accent sur la fraîcheur de leurs deux initiatives politiques. Une cordialité soigneusement travaillée qui laissera place à partir de 2016 à l’âpreté des débats dans l’arène parlementaire.

http://www.elmundo.es/television/2015/10/19/5624974222601da85c8b458e.html
Pablo Iglesias (Podemos) et Albert Rivera (Ciudadanos) en route vers un débat organisé par le programme Salvados, sur la Sexta.

Lors des élections générales du 20 décembre 2015, Ciudadanos arrive en quatrième position et obtient 40 sièges de députés. Albert Rivera devient l’un des principaux protagonistes de la séquence post-électorale en scellant une alliance avec le candidat socialiste Pedro Sánchez, chargé par le roi Felipe VI de former un gouvernement. Devant le refus manifesté par Podemos d’apporter un quelconque soutien à un programme peu ambitieux sur le plan social, le pacte Sánchez-Rivera échoue et précipite la tenue de nouvelles élections, le 26 juin 2016. Les résultats de celles-ci s’avèrent décevants pour Ciudadanos, qui perd huit des quarante sièges conquis en 2015.

Les députés emmenés par Albert Rivera joueront malgré tout un rôle non négligeable en appuyant l’investiture de Mariano Rajoy, reconduit à l’automne pour un second mandat. Bien que le parti soit un pivot décisif de la majorité relative sur laquelle s’appuie aujourd’hui le Président du gouvernement, Ciudadanos peine à consolider son positionnement d’outsider : alors qu’il ne dirige aucune grande mairie, à la différence de Podemos, le « partido naranja » est le garant de la stabilité de plusieurs gouvernements autonomiques controversés, dont celui de la socialiste Susana Díaz en Andalousie, contesté pour l’ampleur des coupes budgétaires réalisées dans la région, et celui de la conservatrice Cristina Cifuentes dans la Communauté de Madrid, englué dans plusieurs affaires de corruption.

“A Madrid, Albert Rivera et ses proches se sont montrés les plus ardents défenseurs de l’application de l’article 155, tandis qu’en Catalogne, Ines Arrimadas est parvenue à cristalliser les aspirations des partisans de l’unité nationale autour d’un discours résolument optimiste.”

Il aura donc fallu attendre l’emballement du « procés » indépendantiste en Catalogne à l’automne 2017 pour que Ciudadanos connaisse un nouvel élan. Fidèles à leur ancrage traditionnel, les dirigeants du parti ont plaidé d’emblée pour une réponse ferme et immédiate à la fuite en avant de la coalition indépendantiste de Carles Puigdemont. A Madrid, Albert Rivera et ses proches se sont montrés les plus ardents défenseurs de l’application de l’article 155, tandis qu’en Catalogne, Ines Arrimadas, jeune cheffe de l’opposition originaire d’Andalousie, est parvenue à cristalliser les aspirations des partisans de l’unité nationale autour d’un discours résolument optimiste en constraste avec l’austérité affichée par les représentants catalans du PP.

Tout comme à l’issue des élections catalanes de septembre 2015, Ciudadanos connaît donc une progression à première vue spectaculaire, qu’il s’agit pour ses leaders de concrétiser. Charge désormais à Albert Rivera de préciser les contours d’un « nouveau projet de pays » qui entend explicitement s’inscrire dans le sillage de la victoire d’un « parti frère » aux élections françaises de 2017.

 

 Ciudadanos et En Marche ! : un axe « libéral-progressiste » ?

 

C’est le journal de centre-gauche El País qu’Albert Rivera a choisi pour effectuer sa rentrée politique en janvier 2018. Dans une interview remarquée, le leader de Ciudadanos se réjouit : « il y a un libéralisme progressiste qui grandit dans le monde, comme avec Macron ou Trudeau ». Albert Rivera n’a jamais caché son admiration pour l’entreprise politique d’Emmanuel Macron, et ne manque pas une occasion de mettre l’accent sur la proximité entre leurs deux formations : « Ciudadanos et En Marche ! ont montré, en France et en Espagne, qu’un libéralisme progressiste peut casser le vieil axe de sectarisme droite-gauche en faveur de solutions majoritaires partant du centre, répondant aux besoins sociaux sans délaisser la création de richesse, à l’adaptation de l’éducation au marché du travail et au monde de l’entreprise. », affirmait-il au lendemain de l’élection du président français.

Au congrès du parti en février 2017, la référence au « libéralisme progressiste » dont se réclame aujourd’hui Albert Rivera est venue se substituer à la mention du « socialisme démocratique », héritée des origines de Ciutadans. Cet auto-positionnement idéologique n’est pas sans faire écho au « néolibéralisme progressiste » dépeint par la philosophe états-unienne Nancy Fraser. Pour la théoricienne féministe, le « néolibéralisme progressiste » désigne la jonction du libéralisme économique version Sillicon Valley aux revendications issues des « nouveaux mouvements sociaux » : le multiculturalisme, les droits des femmes et LGBTQ, l’écologie, etc. Incarné à merveille par la figure d’Hilary Clinton, c’est ce néolibéralisme progressiste, associant promotion de la diversité et éloge de la mondialisation, qu’auraient massivement rejeté les classes populaires états-uniennes victimes de la désindustrialisation – optant paradoxalement pour le candidat de la dérégulation financière.

“Albert Rivera et Emmanuel Macron s’adressent aux exclus avec un discours entrepreneurial, valorisant la possibilité pour chacune et chacun de s’élever individuellement dans la société par ses talents et son mérite, sans pour autant interroger le caractère systémique des inégalités et des dominations subies.”

Transposé au contexte européen, le néolibéralisme progressiste semble bien trouver une expression dans les discours d’Albert Rivera comme d’Emmanuel Macron. Dans un mouvement d’actualisation de l’hégémonie néolibérale, les deux leaders s’appliquent à incorporer une série de demandes progressistes, en les articulant à travers le prisme de l’achievement individuel plutôt que sous l’angle de l’émancipation collective. Débarrassés des obsessions identitaires des droites conservatrices, Ciudadanos et En Marche ! font la part belle aux droits des femmes et des minorités, tout en campant sur des positions strictement libérales en matière économique et sociale. Albert Rivera et Emmanuel Macron s’adressent aux exclus avec un discours entrepreunerial, valorisant la possibilité pour chacune et chacun de s’élever individuellement dans la société par ses talents et son mérite, sans pour autant interroger le caractère systémique des inégalités et des dominations subies.

Surtout, dans un contexte de discrédit des systèmes de partis traditionnels, les deux formations ont propulsé sur le devant de la scène deux jeunes leaders entreprenants et audacieux, supposés en mesure de surmonter les blocages et l’immobilisme de la « vieille politique ». A la différence des néolibéraux conservateurs, recroquevillés dans une posture austéritaire morne et fataliste – « There is no alternative » – Albert Rivera et Emmanuel Macron élaborent un récit politique mobilisateur et optimiste axé sur les idées de progrès, de modernité et d’efficacité. « Une nation ne se résume pas à la comptabilité », assène le dirigeant de Ciudadanos dans El País. C’est aussi ce qu’a compris Emmanuel Macron, lorsqu’il déclare au micro de RTL pendant la campagne présidentielle : « On se fout des programmes, ce qui importe c’est la vision ».

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Emmanuel Macron, le 11 décembre 2014. ©Le Web

Albert Rivera et Emmanuel Macron partagent précisément une vision commune dans un domaine d’importance stratégique : la question européenne. Tous deux perçoivent leurs initiatives politiques comme le meilleur rempart possible à la montée des nationalismes et des populismes – de gauche comme de droite, Podemos comme le Front National – sur le vieux continent. Alors que le rapport à l’Union européenne s’installe comme l’une des principales lignes de clivage politique, en France tout particulièrement, Emmanuel Macron et Albert Rivera se font les chantres de l’approfondissement de l’intégration européenne. Interrogé par la télévision publique espagnole sur sa proximité avec le chef de l’Etat français, le leader de Ciudadanos déclare partager « à 99% » le message délivré par Emmanuel Macron lors de son discours sur l’Europe à la Sorbonne en septembre 2017.

“Albert Rivera insiste sur la nécessité de tisser une « alliance pro-européiste, pro-libertés, pro-libre échange » à même de contrecarrer les tentations protectionnistes au sein de l’UE. C’est la raison pour laquelle Ciudadanos se met d’ores et déjà en quête de partenaires potentiels sur la scène européenne.”

Sur le même plateau, Albert Rivera insiste sur la nécessité de tisser en vue des prochaines élections européennes de 2019 une « alliance pro-européiste, pro-libertés, pro-libre échange » à même de contrecarrer les tentations protectionnistes au sein de l’UE. C’est la raison pour laquelle Ciudadanos se met d’ores et déjà en quête de partenaires potentiels sur la scène européenne. Début janvier, Albert Rivera se rendait ainsi en Italie pour rencontrer Matteo Renzi, l’ancien président du conseil en lice pour les élections législatives italiennes de mars 2018. Dans un bref entretien au Corriere della serra, revenant sur ses échanges avec Renzi, le député espagnol n’hésite pas à paraphraser l’un de ses modèles, J.F. Kennedy : « nous ne devons pas nous demander ce que l’Europe peut faire pour nous, mais ce que nous pouvons faire pour l’Europe ». Et d’évoquer l’ambition de rassembler à terme une force transnationale regroupant Ciudadanos, la République en Marche et tous les acteurs favorables au renforcement de l’intégration européenne dans un registre libéral.

 

Ciudadanos à l’offensive : concurrencer le PP et remporter les élections intermédiaires

 

Les élections européennes ne sont pas la seule priorité d’Albert Rivera. Pour Ciudadanos, l’enjeu principal réside dans la préparation des élections régionales et municipales de 2019 en Espagne, décisives dans la conquête du pouvoir à l’échelle nationale. Afin de se défaire de l’étiquette peu reluisante de « parti girouette » ou de caution apportée aux forces du bipartisme, les dirigeants du parti n’hésitent plus à s’arroger le statut d’opposant au PP. Dans le cadre des débats sur le budget 2018, Ciudadanos conditionne son soutien au texte du gouvernement à la démission d’une sénatrice PP mise en cause dans une affaire de corruption, ainsi qu’à l’alignement des salaires de la Police nationale et de la Garde civile sur ceux des Mossos d’Esquadra (police catalane). Le 20 janvier, Albert Rivera et Ines Arrimadas ont fait une apparition remarquée lors d’une manifestation policière à Barcelone, revendiquant l’égalité de traitement au nom de « la justice et de la dignité ».

Il est cependant peu probable que la pression exercée par Ciudadanos n’aboutisse à faire chavirer le gouvernement. A la différence de Podemos, qui n’abandonne pas la perspective de destituer Mariano Rajoy par l’intermédiaire d’une seconde motion de censure, les leaders du « partido naranja » ont jusqu’ici manifesté la ferme intention de garantir la stabilité institutionnelle, afin d’éviter de replonger le pays dans l’incertitude politique de l’année 2016.

“Capable de faire front commun avec les « partis constitutionnalistes » en cas de force majeure tout en fustigeant leur immobilisme, Ciudadanos cherche à atteindre un point d’équilibre entre la demande de régénération démocratique et la perpétuation du système institutionnel hérité de la Transition.”

Contrairement à Pablo Iglesias, Albert Rivera a construit son ascension sur la base d’une critique virulente à l’égard du bipartisme sans jamais contester les fondements du régime politique de 1978. A la mort d’Adolfo Suárez, figure tutélaire de la Transition à la démocratie, Rivera lui rendait un vibrant hommage. Au demeurant, le président de Ciudadanos est aujourd’hui adoubé par deux anciens présidents du gouvernement qui ont marqué l’histoire de l’Espagne démocratique : le socialiste Felipe González et le conservateur José María Aznar. Tandis que les Indignés de la Puerta del Sol scandaient en 2011 « à bas le régime », Albert Rivera souhaite au contraire ressusciter l’« esprit de la transition » qui l’a vu naître. Capable de faire front commun avec les « partis constitutionnalistes » en cas de force majeure (politique antiterroriste, crise catalane) tout en fustigeant leur immobilisme, Ciudadanos cherche à atteindre un point d’équilibre entre la demande de régénération démocratique et la perpétuation du système institutionnel hérité de la Transition.

De même qu’Emmanuel Macron avec LREM en France, Albert Rivera se fixe l’objectif de faire de Ciudadanos l’acteur d’une recomposition politique par le centre, capable de devenir une force d’attraction pour les cadres et les électeurs du PP comme du PSOE. Cela dit, les principales réserves de voix pour le parti semblent se situer du côté de l’électorat conservateur. Le Parti populaire en est pleinement conscient et s’inquiète de cette montée en puissance. Pour la première fois depuis l’effondrement de l’UCD (Union du centre démocratique) en 1982, les conservateurs espagnols pourraient voir s’installer dans le paysage politique un concurrent sérieux au centre-droit. A la mi-janvier, les cadres du PP, qui se réunissaient pour dresser le bilan de la débâcle en Catalogne, insistaient sur la nécessité de mettre leurs troupes en ordre de bataille pour contrer l’ascension d’Albert Rivera. Le 20 janvier à Séville, Mariano Rajoy en appelait de lui-même à la remobilisation de la base militante – « quartier par quartier, maison par maison » – après avoir rudement critiqué l’ « opportunisme » de ses rivaux de Ciudadanos.

Pour ravir la Moncloa au Parti populaire en 2020, Ciudadanos devra impérativement conquérir des bastions en 2019. Depuis 2017, Ciudadanos n’exclue plus la possibilité d’intégrer des gouvernements régionaux de coalition avec le PP et le PSOE, dans le but de gagner en expérience et en crédibilité. Pour progresser dans les communautés autonomes, l’équivalent espagnol des régions, la direction du parti se donne pour projet d’améliorer son implantation territoriale, notamment dans les zones rurales où il réalise de moins bons scores. Difficile pour le parti d’origine catalane de peser sur l’ensemble du territoire espagnol. Au regard des résultats des dernières élections régionales, Ciudadanos est encore une force résiduelle dans plusieurs communautés autonomes, notamment au Nord du pays, comme la Galice, le Pays Basque ou la Navarre.

Iñigo Errejón : « La patrie protège contre le désordre néolibéral »

Nous publions ici la version française de l’entretien accordé par Íñigo Errejón au média argentin CrisisRéalisée par Paula Vazquez et Mario Santucho, elle a été publiée par la suite dans les colonnes du média italien Senso Comune. Au programme : la crise catalane et la nécessité de ne pas laisser le PP se réapproprier l’identité espagnole ; la difficulté pour le populisme démocratique à incarner une stabilité, un ordre et à donner un horizon nouveau aux classes moyennes sorties de la pauvreté et de la précarité ; la victoire de Mauricio Macri en Argentine ; la nouvelle stratégie de Podemos pour affronter les élections régionales de 2019 dans le cadre d’une guerre position où la situation politique est nettement moins mouvante.

L’Íñigo en chair et en os n’a rien à voir avec l’image que l’on transmet habituellement d’Errejón. On l’a décrit comme un stratège qui agit dans l’ombre, inventeur de la « machine de guerre électorale » de Podemos ; comme un Robespierre ressuscité qui écorche de sa langue aiguisée ses collègues députés au parlement espagnol ; ou comme le secrétaire politique provocateur qui a osé défier le pouvoir du leader incontesté [ndlr Pablo Iglesias] du mouvement qui suscite l’espérance de tout le progressisme européen.

En personne, Íñigo est une personne affable, voire même fragile, à la démarche maladroite et distraite. Et un grand buveur de rhum cubain. En revanche, il est vrai qu’il parle sans reprendre sa respiration. Il enchaîne des réflexions de longue portée, sans faire de pause. Et il semble avoir laissé derrière lui Vistalegre II, le congrès du parti au cours duquel il a connu la défaite, en février 2017. « Il y a une tension que nous n’avons pas su résoudre : l’inertie nous a conduits, de façon rapide et forcée, à nous transformer en parti, avec toutes les infortunes que cela suppose. Un parti est, en substance, une machine horrible. Mais je suis pas sûr que l’on puisse gagner les élections sans entrer dans des dynamiques de ce type ».

L’interview a lieu dans une voiture moderne, sur le chemin entre Belgrano et Pilar, pour se terminer à Moreno. Un reportage à travers les routes de la première couronne de la banlieue de Buenos Aires, sur le destin du populisme.

Pourquoi dis-tu que les partis sont des machines horribles ?

Parce qu’ils stimulent non pas la discussion ou la pensée, mais le calcul. Ils sélectionnent un type de militant qui vit du parti : aligne-toi sur ceux qui gagnent, apprends à ne pas remettre en question certaines choses, sois toujours en accord avec la ligne officielle, tout ce que fait le parti est bon, tout ce qui arrive en dehors de lui est dénué de rationalité. Cela engendre un renfermement, ainsi que certaines logiques bureaucratico-autoritaires consubstantielles à la forme parti et aux réseaux de loyautés produites par la répartition des emplois, des ressources et des facilités offertes par l’appareil. C’est pour ces raisons que je crois que nous avons vieilli très rapidement en tant qu’organisation.

“Nous avons décidé de nous doter d’une forme ultra-jacobine et plébiscitaire afin de prendre d’assaut le pouvoir par la voie électorale dans un processus court et accéléré. Nous avions besoin de clarifier des coordonnées discursives qui n’auraient pas rencontré l’approbation des militants, mais qui nous permettaient de gagner plus de votes.”

Cependant, je dois reconnaître qu’il s’est agi d’un choix conscient : nous avons fait naître un démon tout en sachant qu’il s’agissait d’un démon. Nous avons décidé de nous doter d’une forme ultra-jacobine et plébiscitaire afin de prendre d’assaut le pouvoir par la voie électorale dans un processus court et accéléré. Je suis l’auteur intellectuel de cette stratégie, dont j’ai par la suite fait les frais. Nous avions besoin de clarifier des coordonnées discursives qui n’auraient pas rencontré l’approbation des militants, mais qui nous permettaient de gagner plus de votes. Notre premier congrès national [survenu en 2014, ndlr] a adopté cette ligne politique et cette forme organisationnelle. Nous sommes arrivés très loin, mais pas aussi loin que nous le souhaitions. Nous n’avons pas été capables de former un gouvernement ni de briser le bipartisme, mais nous avons empêché la restauration et le retour à une phase antérieure au 15 mai 2011 [jour où le mouvement  des Indignados a pris son essor, ndlr], nous avons réussi à rassembler 5 millions de voix, avec un impact tout à fait évident sur le système politique.

Penses-tu qu’il soit inévitable de former un parti pour faire de la politique ?

On peut, certes, ne pas l’appeler parti. Cela peut être un groupe électoral ou une initiative. Mais je crois que c’est nécessaire, non pas tant pour faire de la politique mais plutôt, pour gagner les élections. D’un autre côté, je fais de la politique depuis l’âge de 14 ans et je n’ai jamais eu besoin d’un parti. Je dirais même que j’ai eu une expérience militante marquée par l’hostilité envers les partis. Il se peut que former un parti soit indispensable pour atteindre l’objectif que nous nous sommes fixé, mais ce n’est pas la chose la plus recommandable quand l’enjeu n’est plus de lancer un assaut, mais de mener un siège plus lent, durant lequel il faut s’étendre sur le territoire, former des cadres, représenter des intérêts différents, obtenir une flexibilité.

Ce qui est sans aucun doute inutile, ce sont les réponses faciles et univoques. Sans ce modèle, nous ne serions pas arrivés aussi loin, aussi vite, mais ce modèle ne se laisse ensuite pas facilement rectifier. Se pose également un autre problème fondamental, celui de la pénurie de cadres. La plupart des cadres se concentrent sur le travail institutionnel dans les villes ou villages que nous gouvernons, et leur apport à la construction territoriale et au mouvement populaire est donc limité. Enfin, une bonne partie des personnes qui se sont impliquées au sein de notre mouvement l’ont fait avec la perspective d’une victoire rapide. Quand celle-ci ne se produit pas, une certaine démobilisation s’installe dans divers secteurs.

Est-ce là le prix à payer quand on joue avec les espoirs des gens ?

Il y a quelques jours, je lisais une histoire de la rébellion de Tupac Amaru, qui raconte comment il a organisé une très grande armée contre la couronne espagnole, sans la formation ni le comportement d’une armée régulière. Au moment de leur première avancée, les combattants étaient nombreux. Leur offensive fait place nette devant eux. Lorsqu’ils atteignent Cuzco, ils se retrouvent face à des Espagnols inférieurs en nombre, mais retranchés derrière une ceinture de murailles, mieux armés et bien entraînés. Ceux-ci résistent à un premier assaut, et obligent l’armée de Tupac Amaru à soumettre la ville à un siège de plus longue durée. A ce moment là, l’armée indienne perd le moral, la moitié de ses combattants la quittent, des disputes naissent entre ceux qui restent. Au-delà des différences énormes, il y a des parallèles.

Notre discours met l’accent sur la volonté politique : il y a des situations qui ne se résolvent pas, parce que ceux qui sont au pouvoir ne veulent pas les résoudre. Nous avons promis une victoire rapide et, quand celle-ci ne s’est pas produite, cela a amené un certain désenchantement parmi les sympathisants, qui sont notre meilleure forme de contact avec la réalité sociale espagnole, parce que les militants, eux, vivent toujours dans une réalité à part. L’espoir est aussi conditionné par des logiques télévisuelles et mercantiles : en tant que porte-paroles de Podemos, nous nous sommes transformés en icônes pop, en une force politique nouvelle, sans la moindre cicatrice du passé, promettant que l’on peut gagner et tout changer. Et quand il y a un coup d’arrêt, ou que le changement ne se produit pas tout de suite, une partie des gens disent : « vous m’aviez promis qu’il s’agissait d’autre chose que d’habitude », « vous m’aviez promis que si j’achetais cet appareil, il me rendrait heureux ; en vérité, il m’a rendu heureux pendant un certain temps, mais ensuite, il n’a pas tenu toutes les promesses contenues dans le prospectus promotionnel. »

FOTOGRAFÍA: CHARO LARISGOITIA

Tu prends donc en considération d’autres types de groupements politiques, qui ne doivent pas nécessairement adopter la forme parti ?

De fait, les formes les plus riches pour expérimenter, multiplier et créer des idées nouvelles viennent presque toujours de l’extérieur des partis, parce que les partis sont coincés dans la bataille conjoncturelle et médiatique, dans une logique d’existence au jour-le-jour. Il y a dès lors des luttes que nous ne pouvons pas engager, soit parce que nous n’avons pas le temps, soit parce que nous ne pouvons pas travailler dans la longue durée. Il y a des demandes autour desquelles je peux livrer immédiatement bataille, dans le cadre de la dynamique institutionnelle et de la communication, mais il y en a d’autres, aujourd’hui minoritaires dans la société, dont nous souhaitons qu’elles fassent leur chemin, mais qui nécessitent un lent travail territorial, culturel, pédagogique. Et cela, les partis, de par leur nature même, ne peuvent pas le faire.

“Cette superficialité et cette instantanéité permanentes nous rendent incapables d’accomplir certaines des tâches qui sont indispensables au changement politique. Ces tâches, c’est le mouvement populaire qui doit les accomplir. Car les missions d’un mouvement populaire sont plus larges, et à plus long terme.” 

La raison fondamentale, soyons honnêtes, est que les partis n’ont pas la possibilité de déterminer eux-mêmes leurs propres rythmes et leurs propres actions. En Europe, au moins, c’est la télévision qui décide et impose les sujets desquels tu peux parler, quand tu peux en parler, et de quelle façon tu te positionnes. Elle catalogue également ce qui est politique et ce qui ne l’est pas. Si je convoque les médias pour parler d’une usine qui a ré-ouvert, les chaines de télévision viennent. Elles enregistrent quelques images et quelques sons. Je parle des travailleurs et de la nécessité de les soutenir ; les journalistes m’écoutent, par politesse, puis me posent des questions sur les sujets politiques du jour. Le message que j’ai voulu initialement transmettre ne passera pas à la télévision ; j’y apparaîtrai donnant mon opinion sur ce que les journalistes voulaient entendre, dans des petites séquences coupées pour les journaux télévisés. Ensuite, les gens m’arrêtent dans la rue et me disent : « vous devez parler d’avantage des salaires ». Je ne peux que répondre : « je le fais toujours, mais vous ne le verrez jamais ».

Tout cela transmet la sensation que tu n’es qu’une figure parmi d’autres. Les médias présentent un thème et organisent un tour des différentes opinions, parti après parti, en donnant quinze secondes à chaque porte-parole. Cela nous fait vieillir très rapidement : les gens allument la télévision, te voient, et tu es déjà mis dans une case. Très souvent, il s’agit de thèmes du jour qui perdent toute importance au bout de 24 heures. Cette superficialité et cette instantanéité permanentes nous rendent incapables d’accomplir certaines des tâches qui sont indispensables au changement politique. Ces tâches, c’est le mouvement populaire qui doit les accomplir. Car les missions d’un mouvement populaire sont plus larges, et à plus long terme. C’est comme s’il y avait deux voies : l’une, celle de la bataille immédiate, médiatique, institutionnelle et électorale, que nous calibrons en fonction des thèmes que nous voulons imposer (et à ce niveau, les partis sont toujours conservateurs, c’est-à-dire qu’ils mènent l’offensive sur des thèmes qu’ils croient pouvoir imposer) ; et l’autre, plus longue, celle de l’éducation politique, de l’enracinement dans le territoire, et d’une bataille culturelle afin que les thèmes qui paraissent aujourd’hui être des folies soient demain considérés comme plus raisonnables. Il s’agit de deux missions différentes, et nous ne pouvons pas les remplir toutes les deux à la fois.

Pour venir à Buenos Aires, Errejón a fait un détour, quittant ses vacances sur une plage de la Méditerranée, les premières depuis la constitution de Podemos – la couleur de sa peau le trahit. Quand la voiture passe devant l’ancienne ESMA (le plus grand centre de détention et de torture durant la dictature militaire de 1976 à 1983), il interrompt sa tirade et prend une pause contemplative. Íñigo est un passionné d’histoire politique argentine, et voudrait consacrer les dernières heures de son séjour dans le pays pour connaître « Los Octubres », un bar-librairie péroniste du quartier de Palermo. Pour s’y adonner, il décide d’annuler un reportage pour LN+. Il décide finalement de manger un faux-filet de bœuf à sept heures du soir, en guise d’adieu.

L’étape principale de sa courte visite a été le « Forum pour la construction d’une majorité populaire », organisé par une section de « La Campora » (organisation de gauche péroniste qui soutient Cristina Fernández de Kirchner). Malgré le caractère quasi-confidentiel de la rencontre, la faculté de médecine de l’université de Buenos Aires s’est remplie d’un public préoccupé par le succès électoral de Cambiemos (le parti du président Mauricio Macri), et désireux d’écouter le duo formé par Axel (Kiciloff, ancien ministre de l’économie de Cristina Fernández de Kirchner) et Íñigo, les deux jeunes stars de l’internationale populiste. Errejón a profité de l’occasion pour mettre un peu de piment dans son intervention : « Il y a toujours une part de vérité chez l’adversaire, que je veux combattre, mais que nous devons prendre au sérieux. En politique – et c’est là l’un des pires héritages que nous a laissé l’interprétation la plus vulgaire du marxisme – la soi-disant ‘fausse conscience’ n’existe pas. » Et encore : « Les nouvelles majorités d’orientation national-populaire et démocratique ne peuvent pas se limiter à un exercice de nostalgie, qui aspire à restaurer le passé. » Il poursuit : « Nous comprenons bien que ceux qui ont bénéficié de l’élargissement des droits aient pu nous tourner le dos. Cependant, ne nous énervons pas : il n’y a rien de pire de la part des forces progressistes que de s’irriter contre leurs propres peuples ».

A la faculté de médecine, tu as dit que la gauche doit prendre en charge le désir d’ordre qui existe dans la société : ton idée est donc de courir après le centre pour pouvoir gouverner ?

Pas nécessairement. Je pense que l’aspect le plus radical de l’événement révolutionnaire n’est pas, comme le veut la métaphore classique, la prise d’assaut nocturne du Palais d’Hiver, mais ce qui se passe le jour suivant, lorsque les bolcheviques se montrent capables de garantir l’ordre public.

Mais les révolutionnaires instaurent un nouvel ordre, ce qui est une chose très différente comparé à l’idée de gouverner l’ordre institué…

Aucun ordre n’est complètement nouveau. Je crois qu’il y a une part d’invention et une autre qui, beaucoup plus que nous n’aimons le reconnaître, relève de l’héritage. Par accident. Je suis très sceptique à l’égard du mythe de la révolution comme « table rase » qui, à l’improviste, fonde un ordre nouveau à partir du néant. Un exemple classique : la persistance de la religion dans les pays socialistes qui ont tenté de l’éliminer. L’idée de prendre en charge le désir d’ordre que transmettent les gens signifie que nos expériences au pouvoir politique ne peuvent pas être des printemps heureux, aussi courts que merveilleux. Nous sommes arrivés dans le paysage politique pour y rester. Cependant, rester ne veux pas dire se maintenir au pouvoir, mais prévoir une place pour nos adversaires. Dans ce sens, nous devons prendre en charge la relation un peu schizophrène que les gouvernements populaires entretiennent avec la classe moyenne, que ces gouvernements populaires produisent eux-mêmes grâce à leurs politiques redistributives, mais qui les abandonne très souvent par la suite.

Les classes moyennes remercient les gouvernements populaires pour l’ascension sociale que ceux-ci leur ont permis de réaliser, après quoi elles expriment des désirs nouveaux, que nos gouvernements ne semblent pas capables de satisfaire. Nous nous trouvons face à une sorte de contradiction sans issue, dans laquelle ton succès se transforme en ce qui creuse ta tombe : pour en sortir, il faut penser à la façon avec laquelle nous prendrions soin de ces gens dont nous avons changé la vie et auxquels nous disons ensuite : « vous n’êtes que des traîtres ». Il faut peut-être savoir administrer nos succès, et reconnaître les moments de crise et reflux : nous sommes arrivés jusqu’à un certain point. Des symptômes de fatigue et d’épuisement apparaissent. Il y a donc peut-être besoin d’un moment de stabilisation, que nous utiliserons pour nous préparer à relancer une nouvelle offensive.

Inigo Errejon, cofondateur et stratège de Podemos. © Ministère de la Culture argentin

Le kirchnérisme s’est vu reprocher d’avoir échoué à établir des intermédiaires entre les dirigeants et le peuple. Est-ce là une idée consubstantielle au populisme et la notion d’hégémonie qui l’accompagne ?

Je ne crois pas. Les populismes classiques ont par exemple reconnu – quoique difficilement – un important rôle de médiation aux syndicats. Il n’est jamais possible de se passer de médiations. Il est vrai que nous voyons la politique comme la construction d’un sens commun, considérant que les sujets ne pré-existent pas à la formation du champ politique, lui-même construit par le discours. Les discours construisent les sujets. Mais je ne crois pas que cette perspective soit incompatible avec des structures d’intermédiation et de canalisation des demandes.

“Ainsi, une grande partie des gouvernements populistes ont fonctionné comme de véritables machines à polariser la société, et la société ne suit pas toujours. Bien sûr, si nous voulons construire un pays plus juste, il faut se confronter à des pouvoirs concentrés, et l’emporter. Ceci dit, nous sommes doués pour faire cela, alors que nous sommes loin d’être aussi doués quand il s’agit d’organiser une certaine normalité.”

Je crois que la critique qui a été faite au kirchnérisme s’explique par l’institution du présidentialisme en Amérique latine. Un autre problème auquel nous devons faire face du point de vue théorique est l’extrême difficulté à organiser la succession. Je ne pense pas que ceci soit lié à une somme d’erreurs individuelles, mais plutôt à une difficulté intimement liée à la façon dont on construit un pouvoir. Les numéros uns très forts n’engendrent pas un écosystème favorable à l’émergence de numéros deux ou trois. Et cela également parce que cette configuration active un mécanisme d’exemption des responsabilités, dans lesquels les partisans d’un numéro un l’exemptent toujours de la responsabilité de toute erreur, de telle sorte que quand quelque chose est mal fait, ce n’est jamais le ou la chef qui est responsable, mais son entourage. L’on ne peut faire l’économie de ce mode de construction du pouvoir si l’on veut briser les structures traditionnelles, faire irruption dans l’Etat et obtenir le pouvoir politique, c’est pourquoi nous ne pouvons pas nous en passer. Cependant, lorsqu’il s’agit d’organiser la stabilisation, les difficultés sont légions. Ainsi, une grande partie des gouvernements populistes ont fonctionné comme de véritables machines à polariser la société, et la société ne suit pas toujours. Bien sûr, si nous voulons construire un pays plus juste, il faut se confronter à des pouvoirs concentrés. Et l’emporter. Mais nous sommes doués pour faire cela, alors que nous sommes loin d’être aussi doués quand il s’agit d’organiser une certaine normalité.

Le mouvement de Macri a compris que les flux symboliques qui circulent sur les réseaux sociaux ont une part de plus en plus centrale dans la formation de l’opinion publique. Vous travaillez sur ce terrain ?

A un certain moment de notre ascension en Espagne, j’ai dit que notre mission était de construire une machine de guerre électorale, idée qui allait précisément dans le sens de ce type de travail. Une partie des médias a fait notre éloge, comme si nous étions une sorte de start-up : tout comme Facebook fut créé dans un garage par des jeunes en pantoufles utilisant leurs ordinateurs, nous aurions créé un parti politique. Il ont fait notre éloge pour avoir mis en mouvement une machine capable de contester à nos adversaires le succès aux élections, et ce, avec beaucoup moins d’argent et avec plus d’efficacité qu’eux. Et sans avoir d’implantation dans les territoires ni parmi les militants des organisations traditionnelles, nous avons pu entreprendre une bataille symbolique pour disputer le sens commun, qui a bien fonctionné.

Cependant, je dois reconnaître que je suis très sceptique à l’égard du marketing politique. En général, les experts dans ce domaine me semblent n’être que de merveilleux marchands de fumée. L’aspect principal du marketing politique, c’est la politique : qu’a-t-on su lire ? Interpréter ? Quelles articulations de désirs, d’attentes et de frustrations qui étaient autrefois dispersées, fragmentées, ou même pas exprimées ? Que l’on soit ensuite capable d’exprimer cela d’une manière plus innovante et efficace, de le diffuser grâce à une marque, un spot, une action, tout cela est évidemment important. Néanmoins, cela ne fonctionne pas tout seul. Ce n’est que le véhicule.

Tu dis que Macri et son mouvement gouvernent parce qu’ils ont articulé une lecture politique supérieure aux autres, et pas seulement parce qu’ils ont fait un bon usage du marketing. Tu n’envisages pas l’hypothèse selon laquelle les instruments d’analyse de la communication ont une importance dans la construction même de l’idée politique, et non pas seulement dans sa diffusion ?

Le fait est que nous ne pouvons pas faire cadeau à la droite des valeurs de différence et de liberté individuelle. Nous ne pouvons pas être porteurs d’une vision communautaire fermée, sur la base de laquelle je te parle seulement en qualité de peuple. Il est vrai que les réseaux sociaux captent mieux ce type de désir individualisé, parce qu’ils adressent des messages de façon plus segmentée, et ne s’adressent pas à un ensemble indéfini. Au fur et à mesure que l’économie segmente toujours plus les différences sociales, il faut être plus attentif à la façon dont s’orientent ces différences. Et comprendre pourquoi l’adversaire, à un moment donné, est capable de lire une partie de notre victoire.

Íñigo a l’instinct d’un provocateur. Mais, comme tout bon aspirant au rôle de politicien professionnel, il fait attention aux formes : « Il doit être clair que je fais ces critiques du point de vue de ma propre expérience, dans une formation qui m’est très proche sur le plan affectif, et non pas avec le confort de celui qui descend d’un avion et dit comment les choses doivent être menées. Nous sommes tous capables d’avoir raison quand nous analysons les expériences étrangères, et ensuite nous ne comprenons rien à nos propres pays. Si j’étais en Espagne, je mènerais une interview sur un mode très différent de celui pour lequel j’opte avec vous, car quand les gens votent pour toi, ils veulent que tu les représentes et non que tu te comportes comme un analyste. »

Une chose est sûre. Errejón semble avoir fait un pas en arrière pour en faire deux en avant, et dirige son regard vers l’objectif stratégique de l’année 2019 : la présidence de la Communauté Autonome de Madrid, équivalent espagnol de la Province de Buenos Aires. Là, il devra apporter la preuve de l’exactitude de l’idée qu’il est possible de construire des majorités fluides, en ouvrant une brèche dans électorat qui vote depuis 30 ans pour le Parti Populaire. S’il perd, il demeurera embourbé dans une assemblée régionale. Se libérer d’un rôle dirigeant pour mieux déployer ses voiles ? Ou se mettre en sourdine, comme tant de cadres de Podemos qui n’ont pas supporté l’oubli qu’implique l’aventure politique contemporaine ? Il semble s’agir d’un pari à quitte ou double.

Après la difficile bataille interne que tu as livré avec Pablo Iglesias, quelle position ta sensibilité occupe-t-elle à l’intérieur de Podemos ? Vous structurez-vous comme un courant minoritaire ?

Un nouvel équilibre des forces s’est établi entre les différentes sensibilités de Podemos après le congrès. Il nous reste 40% de la direction nationale. Mais, dès le début, nous avons pris une décision : le débat devait s’ouvrir, mais aussi se refermer. C’est une bonne chose que les organisations politiques aient des débats ouverts, francs et sincères sur le choix des camarades qui doivent les conduire, mais c’est aussi une bonne chose que les débats se referment de la même manière qu’ils s’étaient ouverts. Bien sûr, des différences subsistent, mais une fois que la discussion est refermée, il y a une direction nationale, un itinéraire, un chemin, et nous l’accompagnons.

©Margarita Solé/ Ministerio de Cultura de la Nación. Argentina. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Et il y a un objectif stratégique commun à toute l’organisation, celui que nous avons tous en ligne de mire : l’année 2019. 2019 est le moment de confirmer nos positions dans les villes que nous gouvernons, qui sont les plus importantes d’Espagne (Madrid, Barcelone, Saragosse, La Corogne, Cadix), d’accroître notre avantage, et de conquérir quelques unes des régions centrales, les Communautés Autonomes, qui sont les instances qui gèrent le budget de l’Etat social. Le plan prévoit que, pour arriver en 2020 dans les conditions propices à nous porter au gouvernement national, nous devons dans un premier temps atteindre l’objectif de 2019.

Tu seras candidat à la fonction de gouverneur de la communauté autonome de Madrid ?

C’est possible. La décision n’est pas encore prise, mais nous pensons consacrer les principales ressources de l’organisation à cet objectif. Nous sommes passés d’une phase de guerre de mouvement, concentrée, accélérée, brève, à un moment de guerre de position dans lequel nous voulons, à partir des villes et des régions, ne pas laisser le gouvernement Rajoy souffler une minute. Et dans le même temps, les expériences de gestion locale nous permettront de construire la certitude que le changement n’est pas une promesse que nous faisons à la télévision, mais une réalité concrète, palpable, dont des millions de citoyens font déjà l’expérience dans leur vie quotidienne, parce qu’ils sont gouvernés par des majorités d’orientation populaire et de transformation.

Si l’on te disait que Podemos n’est rien d’autre qu’une réactualisation théorique du vieux réformisme social-démocrate européen, que répondrais-tu ?

Que vous avez partiellement raison, à condition d’ajouter que ce réformisme est, dans l’Europe d’aujourd’hui, un programme anti-oligarchique.  La plus timide des réformes défendues par les partis sociaux-démocrates, et même par les partis démocrates-chrétiens des années cinquante et soixante, apparaît aujourd’hui intolérable aux oligarchies. Ceci produit la contradiction suivante : un mouvement politique qui se dote d’un programme plutôt modeste de transformation sociale et économique est traité par le système politique et médiatique comme une sorte d’excroissance anti-système, populiste, radicale, dénuée de bon sens.

“Ce n’est pas que l’explosion insurrectionnelle ait été supplantée ou représentée, mais la mobilisation a commencé à refluer, et Podemos est né non pas comme enfant du point le plus haut du 15M, mais bien plutôt de son reflux.”

Pourquoi une telle contradiction se produit-elle ? D’une part, parce que l’axe politique européen s’est beaucoup déplacé vers la droite. D’autre part, parce que certaines des réformes que nous proposons ont un caractère de rupture immédiate. Pour le dire autrement : dans l’Europe d’aujourd’hui, une politique réformiste devient immédiatement révolutionnaire. Parce qu’il est impossible de faire des réformes en passant par le consensus. Il est impossible de mettre en oeuvre un programme minimal, digne d’être qualifié de réformiste, sans passer par une confrontation avec l’oligarchie nationale et les pouvoirs financiers de l’Europe néolibérale.

Ne te semble-t-il pas que la limite de cette idée est qu’elle continue à se fier à une conception de la politique comme représentation ?

Il est vrai que la politique n’est pas seulement représentation. Cependant, en substance, le pouvoir politique se conquiert avec de l’argent, des fusils, ou à travers le vote. Je ne connais aucun autre moyen. Et ce qui nous convient le mieux, ce sont les votes.

L’un des enseignements qu’ont livré les évènements récents est que la possibilité d’un changement réformiste apparaît quand elle a été précédée de l’émergence d’une critique radicale de la représentation politique, qui échappe à la fausse alternative entre démocratie et autoritarisme. En ce sens, le 2001 argentin et le 15M espagnol se ressemblent.

Il s’agit entre ces deux moments d’un dialogue difficile, car le moment destituant, le moment d’extension du champ des possibles, est magnifique. Et après lui, sa concrétisation politique nous déçoit toujours un peu. Dans notre cas, l’évolution qui a conduit de l’un à l’autre n’a pas été linéaire. Ce n’est pas que l’explosion insurrectionnelle ait été supplantée ou représentée, mais la mobilisation a commencé à refluer, et Podemos est né non pas comme enfant du point le plus haut du 15M, mais bien plutôt de son reflux. Le moment avait atteint sa limite, les mobilisations étaient moins massives, les actions devenaient répétitives, et une incertitude généralisée s’était fait sentir. La question était : que faisons-nous ? Il y a eu à ce moment là besoin de passer d’une phase d’expression à une phase de construction institutionnelle. Cela semble une chose inévitable, surtout dans des endroits où il existe un pouvoir étatique fort et consolidé. La mobilisation sociale accomplit son propre cycle, et quand elle atteint sa limite, elle a besoin de se poser le défi de la conquête de l’Etat, autrement, elle périclite. Podemos est né quand tout ce magma social et culturel ne brûlait plus, mais couvait dans ses cendres, traversant une crise par manque de perspectives. Nous avons alors lancé une initiative qui, sur le moment, apparaissait comme une hérésie.

Insister sur le moment insurrectionnel, comme s’il pouvait durer pour toujours, conduit à une impasse. Néanmoins, le saut dans les institutions se conclut presque toujours par un tournant conservateur. Comme c’est le cas à présent.

C’est pour cela qu’il faudrait qu’un nouveau cycle de mobilisations surgisse maintenant. Cela ne dépend pas de nous, et si cela se produisait, cela causerait des soucis, même à Podemos. Je ne dis pas cela sur le plan esthétique. Le mouvement qui renaîtrait devrait être quelque chose qui nous remette en question, nous lance un défi. Il ne naîtra pas de l’intérieur de notre parti, parce que nous n’avons pas le temps, les personnes, l’esprit libre ni l’enthousiasme pour le susciter nous-mêmes. Ceci dit, il est vrai aussi qu’il paraît difficile qu’il naisse dans un moment de stabilisation économique comme celui que l’Espagne traverse aujourd’hui, avec, certes, une paupérisation massive de larges secteurs de la population, mais aussi une stabilisation. Ce mouvement, nous en avons besoin comme de l’air, de la nourriture, mais nous ne pouvons pas le produire. C’est pourquoi nous ne devrions pas projeter notre stratégie dans le but de le faire naître. Et s’il survient, alors qu’il nous secoue, qu’il nous renverse, qu’il nous chamboule et s’il produit quelque chose de meilleur, qu’il nous renvoie chez nous.

Le processus indépendantiste catalan n’est-il pas justement cette mobilisation qui n’était pas prévue, et qui a chamboulé Podemos ?

Au cours des dernières années, il y a eu en Espagne deux vagues de mobilisations politiques porteuses d’une démocratisation : une au niveau national (espagnol), que nous identifions habituellement avec le 15M, et une autre à l’échelle de la Catalogne, de formation d’une volonté souverainiste contre les attaques du gouvernement du PP [ndlr, le Parti populaire, la droite espagnole] et sa stratégie centralisatrice, qui a rompu dans les faits les équilibres territoriaux prévus par notre constitution. Depuis sa naissance, Podemos a eu la ferme volonté d’articuler ces deux impulsions en un projet de reconstruction nationale qui prenne en charge la nécessité de justice sociale, de modernisation économique, de démocratisation du système politique et d’intégration de la diversité plurinationale dans un nouveau pacte territorial. Nous respectons les demandes indépendantistes, même si nous ne les partageons pas. Nous considérons que la seule solution stable et durable doit passer par un référendum et un accord pour construire un futur commun, à l’intérieur duquel il y ait une place pour la Catalogne.

“Il est pour nous fondamental que la droite ne s’empare pas de l’identité nationale espagnole, profitant de la crise catalane pour faire passer un recul sur le plan social et démocratique. Nous devons lier la volonté d’un nouveau pacte territorial et les demandes de sauvegarde des droits sociaux et de démocratisation de notre pays.”

En ce moment, la mobilisation en Catalogne dépasse les limites traditionnelles de l’indépendantisme, se heurte à l’attitude fermée du gouvernement national de Rajoy, et menace d’engendrer une crise de l’Etat, à l’intérieur de laquelle je crains que le PP se trouve en position tout à fait confortable. Car, pour la première fois depuis des années, le parti qui fait des coupes budgétaires, qui brade la souveraineté nationale au pouvoir financier, qui est au centre de grands réseaux de corruption et de mise à sac des biens publics, a entrevu une opportunité pour rassembler une bonne partie de la société derrière un discours nationaliste espagnol, qui se renforce en s’opposant à l’« ennemi catalan ». Il est pour nous fondamental que la droite ne s’empare pas de l’identité nationale espagnole, profitant de la crise catalane pour faire passer un recul sur le plan social et démocratique. Nous devons lier la volonté d’un nouveau pacte territorial et les demandes de sauvegarde des droits sociaux et de démocratisation de notre pays.

Traduction de David Gallo.