Loi sur la fin de vie : progrès ou régression collective ?

Assemblée nationale © Mathieu Delmestre (Flickr)

En mars dernier, Emmanuel Macron annonçait les grands axes du projet de loi sur la fin de vie, à l’occasion d’un entretien donné à La Croix et Libération. Le texte, préparé par l’exécutif, devait encore être soumis au Conseil d’État, avant d’être présenté en Conseil des ministres, puis examiné par les députés fin mai. Un « cheminement démocratique » et une « réflexion transpartisane » devant aboutir « de manière très pragmatique » à la légalisation de l’aide médicale à mourir (AMM). Présentée comme l’unique solution dans les cas de fin de vie « humainement difficiles », la mesure se veut à la fois progressiste, consensuelle et courageuse. Une rhétorique qui s’avère néanmoins creuse face à l’abandon du système de santé, à l’œuvre depuis une trentaine d’années. Alors que près de 300.000 personnes décèdent chaque année sans avoir eu accès à des soins palliatifs (environ 50% des décès annuels) et que le nombre d’USP (unités de soins palliatifs) continue de diminuer en France, le projet de loi sur la fin de vie risque de fragiliser encore davantage ces unités indispensables à l’accompagnement des personnes malades.

La fabrique d’un consensus autour de la fin de vie

Le projet de loi s’inspirerait de l’avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), publié le 13 septembre 2022. Le document, intitulé « Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité », évoque en effet la dépénalisation de l’AMM, tout en précisant « qu’il ne serait pas éthique d’envisager une évolution de la législation si les mesures de santé publique recommandées dans le domaine des soins palliatifs ne sont pas prises en compte ». Une précaution sur laquelle Claire Fourcade, médecin et présidente de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) insistait, quelques jours plus tard, en rappelant que, dans l’immédiat, « nous ne manquons pas d’une loi, mais de moyens. » Pourtant, c’est précisément sur la question du « cadre d’accompagnement de la fin de vie » – autrement dit, la législation en vigueur – qu’Emmanuel Macron et sa Première ministre Élisabeth Borne, entendent intervenir, favorisant l’effet d’annonce à l’approfondissement des dispositions déjà existantes.

L’argument de l’exécutif ? Un projet de loi qui ferait consensus dans la société française. Emmanuel Macron assure avoir consulté « les patients, les familles, les équipes soignantes, la société ». Une affirmation contestée par Emmanuel de Larivière, membre du conseil d’administration de la SFAP et médecin en soins palliatifs à Bordeaux. Ce dernier nous raconte : « Il y a un an et demi, nous [la SFAP] avons créé un collectif qui réunit différentes organisations médicales pour parler de la fin de vie. Tous ces gens, qui ont été élus pour représenter les professionnels du soin, viennent apporter une réponse commune. Malgré nos sollicitations, nous n’avons été reçus qu’une seule fois par le gouvernement. La réunion n’avait pas d’ordre du jour et les personnes qui nous recevaient se sont à peine présentées. » Pour lui, « ce sont des gens qui réfléchissent seuls. »

Le 11 mars 2024, le lendemain des premières annonces, quinze associations de professionnels des soins palliatifs publiaient un communiqué commun pour dénoncer le décalage entre le projet de l’exécutif et la réalité de leur métier. Dans son entretien, Emmanuel Macron évoque un délai de deux jours pour « tester la solidité de la détermination du patient », suivis de « quinze jours maximum » pour que le médecin étudie sa demande et accepte, ou non, d’administrer le produit létal. Une proposition jugée invraisemblable par les professionnels, à plusieurs égards.

Dans la grande majorité des cas, les malades qui arrivent en soins palliatifs avec la volonté d’en finir changent d’avis, dès lors qu’ils ont été correctement pris en charge.

D’une part, la rigidité du protocole ne permet pas d’appréhender « l’ambivalence du désir de mort » auquel les soignants sont confrontés au quotidien. Pour eux, la volonté d’un malade de mettre fin à ses jours ne relève jamais d’un choix individuel, clair et définitif. Dans la grande majorité des cas, les malades qui arrivent en soins palliatifs avec la volonté d’en finir changent d’avis, dès lors qu’ils ont été correctement pris en charge. Cela implique la présence et la disponibilité d’une équipe soignante (médecins, infirmiers, aide-soignants, psychologues) pour apaiser les souffrances physiques et psychiques du patient, suivre l’évolution de sa maladie et répondre à ses craintes ainsi qu’à celles de ses proches. Emmanuel de Larivière nous confie que « souvent, derrière les demandes de mort, il y a surtout des demandes de soin et d’accompagnement. La mission des soignants est de répondre à la fois à la douleur physique et aux souffrances existentielles du patient ».

D’autre part, si le projet est adopté, les soignants devront endosser la lourde responsabilité d’accepter ou non de prescrire la mort. Or, selon eux, une telle décision ne pourrait avoir lieu sans une longue phase de prise en charge, de soin, d’observation et de dialogue avec le patient. Elle devrait également être collégiale, en accord avec la loi Leonetti de 2005 qui encadre la pratique des soins palliatifs. Dans le délai prévu par l’actuel projet de loi, ces précautions déontologiques risquent d’être difficiles à respecter, assurent les équipes soignantes.

La méconnaissance des soins palliatifs

En présentant son projet de loi comme « une vraie révolution d’humanité et de fraternité en action », Emmanuel Macron néglige l’engagement et la capacité des soignants à accompagner la fin de vie. La présidente de la SFAP, Claire Fourcade, précise, à ce titre, que « l’aide à mourir est au cœur des soins palliatifs ». Pour elle, aider à mourir consiste à préserver les derniers moments de vie, à l’inverse du projet de loi qui prévoit de les supprimer. Une substance létale serait administrée « par la personne elle-même ou, lorsque celle-ci n’est pas en mesure d’y procéder physiquement, à sa demande, soit par une personne volontaire qu’elle désigne lorsque aucune contrainte d’ordre technique n’y fait obstacle, soit par le médecin ou l’infirmier qui l’accompagne ». Ces deux situations prévues dans le texte correspondent, dans la terminologie médicale, à l’euthanasie (lorsque l’intermédiaire est un soignant) et au suicide assisté (lorsque l’intermédiaire est un tiers désigné).

Le refus du chef de l’État d’employer les termes appropriés a pour effet de maintenir le flou sur les pratiques palliatives actuelles et sur les conséquences que le projet pourrait engendrer. Depuis l’adoption de la loi Leonetti de 2005, toute personne majeure a la possibilité de rédiger, à tout moment, une directive anticipée, afin de préciser les soins médicaux qu’elle souhaiterait ou non recevoir dans le cas où elle se trouverait dans l’incapacité d’exprimer sa volonté. Cette possibilité est souvent méconnue par la population française. D’après un sondage BVA, publié en février 2021 seulement 18% des sondés déclaraient avoir rédigé des directives anticipées. La loi bannit également l’obstination déraisonnable et définit les modalités des « arrêts de traitements ».

La loi Claeys-Leonetti de 2016 rend, quant à elle, possible, dans certains cas très précis et à la demande du patient, le recours à la sédation profonde et continue (SPC). Cette pratique consiste à endormir le malade dont le pronostic vital est engagé à court terme, afin de le soulager entièrement jusqu’à sa mort. Contrairement aux idées reçues, un patient sédaté ne perçoit plus aucun symptôme de sa maladie. Il ne ressent ni douleur, ni faim, ni soif. Il est comme anesthésié.

Un manque de soutien aux équipes soignantes

Il convient donc de se demander quelles sont les lacunes du système de santé français dans l’accompagnement des malades en fin de vie. D’abord, se pose la question de l’accessibilité des soins palliatifs. D’après un rapport sénatorial de 2021, 26 départements français (dont la Guyane et Mayotte) ne disposent d’aucune unité de soins palliatifs (USP) et trois départements ne disposent que d’un lit dédié aux soins palliatifs pour 100 000 habitants. Pourtant, depuis la loi du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs, le nombre d’USP sur le territoire a été multiplié par trois (on est passé de 54 USP en 1999 à 164 en 2019).

En 2021, le cinquième plan national pour les soins palliatifs prévoyait d’achever le déploiement des USP afin que « plus un seul département ne soit dépourvu de structure palliative à l’horizon 2024 ». Une promesse qui ne s’est accompagnée d’aucun effort financier, au contraire. Dans son rapport de juillet 2023 consacré à l’offre de soins palliatifs, la Cour des comptes remarque qu’après une « augmentation continue du financement des soins palliatifs » ces dix dernières années, « les crédits du plan 2021-2024 ont enregistré une baisse de 10 millions d’euros ».

Aux besoins financiers s’ajoute un manque de plus en plus grand de personnel soignant. En février dernier, l’unique USP publique des Yvelines, à Houdan, fermait ses portes. Depuis un an et demi, l’unité ne fonctionnait plus qu’avec une chef de service à mi-temps. Dans un entretien au Figaro, cette dernière évoque une situation « prévisible » compte tenu des « problèmes de recrutement » et des « appels à l’aide » pendant plusieurs mois, sans réponse. Désormais, les deux seules USP du département, l’une à Versailles et l’autre à La Verrière, dépendent d’établissements privés et totalisent 22 lits pour 1,4 millions d’habitants.

Le départ massif des soignants et la difficulté de les remplacer sont symptomatiques d’une profession devenue de moins en moins attractive, en raison du manque de moyens et de la déconsidération des responsables politiques. Une fracture qui ne semble pas prête de s’apaiser : d’après une enquête réalisée par la SFAP auprès de plus de 2 000 professionnels (dont les deux tiers ne sont pas adhérents à la SFAP), 83 % des personnes se disent inquiètes face à l’évolution attendue de la loi et plus d’un médecin sur cinq travaillant en soins palliatifs songerait à quitter ses fonctions si l’aide médicale à mourir était mise en place dans son service.

Plus d’un médecin sur cinq travaillant en soins palliatifs songerait à quitter ses fonctions si l’aide médicale à mourir était mise en place dans son service.

Le risque est grand que les compétences palliatives, développées depuis les années 1980 en France, disparaissent petit à petit, faute d’effectifs et de formation suffisante. Dans un article du Monde daté de mars 2023, Elise Perceau-Chambard, professeur en médecin palliative, confirmait qu’en formation initiale, les questions relatives à la fin de vie occupent, selon les facultés « entre six et dix heures en deuxième cycle », tandis qu’elles sont inexistantes en premier cycle. Cette lacune dans la formation des étudiants explique pourquoi de nombreuses structures qui le souhaiteraient, peinent à recruter de nouveaux soignants. Dans une étude de 2020, le Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie établissait un décalage de 30 % entre les effectifs réels et le nombre de postes à pourvoir. Une donnée structurante pour comprendre la crise du système de santé, que la ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités, Catherine Vautrin, n’a pas évoquée lors de sa présentation du projet de loi en Conseil des ministres, le 10 avril dernier.

Des patients livrés à eux-mêmes

Réduire la question de la fin de vie à celle de la « liberté individuelle » de « choisir sa mort » reviendrait à négliger les conséquences sociales, économiques et sanitaires d’un tel projet de loi à court, moyen et long terme. À court terme, l’adoption du texte ne fera que conforter – voire légitimer – l’abdication du politique face à la dégradation du système de santé. Le volet consacré au développement des soins palliatifs témoigne en effet de l’absence d’ambition du gouvernement macroniste en matière de santé publique. Il prévoit un milliard d’euros supplémentaire dans l’organisation des soins sur dix ans, soit une augmentation de 6% par an. Un effort minime, quand on sait que 50% des malades qui décèdent chaque jour en France, n’ont pas eu accès à des soins palliatifs.

Dans son avis du 10 avril dernier, le Conseil d’État précise que « des dispositions législatives, voire réglementaires, sont insuffisantes, à elles seules, pour combler le retard constaté » et note que le texte, en tant que tel, ne comporte ni obligation de moyen, ni disposition programmatique permettant de « fixer des objectifs clairs à l’action de l’État ». Dès le mois de septembre 2023, pourtant, plusieurs députés de tous bords avaient appelé à distinguer « la criticité du développement des soins palliatifs » qui « fait aujourd’hui consensus » de l’aide à mourir, qui renvoie à des positionnements éthiques et politiques très disparates dans la société. D’après eux, voter dans le même temps pour deux projets « par essence différents » les « priverait collectivement de la liberté d’expression que [leur] confère la Constitution ».

En proposant de « regarder la mort en face », Emmanuel Macron condamne en réalité les plus vulnérables de la société.

À moyen terme, le droit de « choisir sa mort » pourrait bien se transformer en « laisser mourir », notamment pour les malades les plus isolés. Au-delà des souffrances physiques ou psychiques, qui ne peuvent être apaisées sans une prise en charge adaptée, les maladies dégénératives s’accompagnent généralement d’une perte d’autonomie et d’une dégradation des compétences cognitives (mémoire, vision, langage, gestes du quotidien…) Dans ces conditions, la volonté de mourir ne peut s’expliquer à la lumière d’une simple décision individuelle. La capacité du malade à se projeter dans l’avenir, aussi court soit-il, dépend de nombreux facteurs sociaux et économiques (soutien de l’entourage, localisation et qualité du lieu de vie…) Dans une tribune publiée dans Marianne en mai 2023, plusieurs soignants s’interrogeaient ainsi sur la place et le rôle du politique : « Faudrait-il choisir de limiter les soins des personnes lourdement malades et handicapées et leur proposer l’aide à mourir ? Ou bien faudrait-il décider de se donner collectivement les moyens, certes onéreux et exigeants, pour accompagner les personnes vulnérables dans ces périodes difficiles de leur vie ? »

Face à ces questions, la Cour des comptes pointait, deux mois plus tard, un « manque de stratégie globale, à moyen et à long terme » affectant l’efficacité de l’organisation de l’accès aux soins. Au-delà des hôpitaux, le rapport insiste sur la nécessité de mieux coordonner les acteurs (soignants et aides-soignants) au sein des schémas régionaux de santé, de rapprocher les soins des lieux de vie (à domicile et en Ehpad, notamment) et de « renforcer la sensibilisation de l’opinion à notion d’accompagnement palliatif de la fin de vie ». Autant de recommandations qui ne semblent pas avoir été prises en compte dans l’élaboration du projet de loi. En proposant de « regarder la mort en face », Emmanuel Macron condamne en réalité les plus vulnérables de la société.

Vers la normalisation de la mort administrée ?

Sur le long terme, enfin, il semble difficile d’imaginer que les conditions d’accès à l’aide à mourir ne soient pas étendues, au détriment des soins et de la culture palliative. Pour le moment, l’exécutif prévoit l’octroi de l’aide à mourir aux patients « capables d’un discernement plein et entier », atteints d’une « maladie incurable » avec « pronostic vital engagé à court ou moyen terme » et subissant des souffrances « réfractaires », c’est-à-dire qui ne peuvent être soulagées. Mais ces critères reposent en réalité sur une interprétation médicale discrétionnaire. D’après Emmanuel de Larivière, ces derniers ne pourront qu’évoluer avec le temps, puisque « de nombreux cas feront jurisprudence ».

Il suffit pour s’en convaincre d’observer l’exemple du Canada, où l’aide médicale à mourir (AMM) a été autorisée en 2016, dans des conditions proches de celles évoquées par Emmanuel Macron. Depuis 2021, le pronostic vital du demandeur n’a plus besoin d’être engagé à court terme. Désormais, toute personne souffrant d’une maladie ou d’un handicap qui « ne peut être soulagé selon les conditions qu’[elle juge] acceptables » peut demander l’AMM. Depuis 2023, enfin, les personnes atteintes d’une maladie neurodégénérative cognitive, comme l’Alzheimer, peuvent également y avoir accès. Entre 2022 et 2023, le nombre de demandes a augmenté de 31% entre 2021 et 2022.

Au Canada, le nombre de demandes d’AMM a augmenté de 31% entre 2021 et 2022.

En intégrant l’administration de la mort au sein même de la relation de soin, le projet de loi rend possible la normalisation de l’aide à mourir, sur le modèle canadien. Derrière un discours d’humanisme et de fraternité, emprunté au chef de l’État, plusieurs groupes d’intérêt réclament ainsi l’extension du droit à l’AMM au nom du principe de non-discrimination de la loi. Dans une tribune publiée dans Le Monde, le 10 avril dernier, les présidents de l’Association à mourir dans la dignité (ADMD) et de la MGEN réclamaient que la condition de pronostic vital engagé soit retirée du texte, pour « assurer une pleine égalité de tous devant la loi ». Fin janvier, la MGEN avait déjà envoyé une lettre aux députés, pour les convaincre de la nécessité d’une « évolution de la loi qui permette une fin de vie libre et choisie ».

Dans les prochaines années, le vieillissement de la population française et l’augmentation du nombre de maladies graves risquent de peser sur un système de santé publique déjà mal en point. Couplée à la réduction des dépenses publiques, y compris dans le domaine de la santé, la légalisation de l’aide à mourir pourrait bien conduire à la disparition des soins palliatifs au profit d’une solution moins coûteuse, préférant la mort individuelle à la vie collective.

Yaël Benayoun et Irénée Régnauld : « Le progrès technique n’est pas nécessairement synonyme de progrès social »

Technologie partout démocratie nulle part

De la vidéosurveillance à l’automobile, des caisses automatiques à la 5G, chaque choix technologique est un choix de société. Alors que la décision nous échappe, nous en subissons les conséquences de plein fouet. De la smart city sécuritaire à l’ubérisation du travail, des conséquences environnementales à la surveillance diffuse, voilà un certain temps que la marche de l’innovation n’a pas de quoi faire l’unanimité. Comment s’emparer de la trajectoire du progrès, intervenir dans ces décisions technologiques et peser dans ces rapports de force qui décident de notre vie en commun ? Petit précis de techno-critique et de démocratie technique avec Yaël Benayoun et Irénée Régnauld, cofondateurs de l’association le Mouton Numérique et auteurs de Technologies partout, démocratie nulle part, publié chez FYP cet automne 2020. Propos recueillis lors de la présentation du livre à la librairie l’Attrape-Cœurs par Maud Barret Bertelloni.


LVSL – Vous commencez votre livre en vous attaquant à ce lieu commun qui voudrait que les technologies soient un donné à l’égard duquel nous ne pourrions que nous adapter. C’est un motif récurrent : le service public doit se mettre au pas des nouvelles technologies, les citoyens doivent suivre, la compétition mondiale presse… Qu’est-ce que cela a à voir avec notre conception de la technologie ?

Yaël Benayoun et Irénée Régnauld – Le mot technologie historiquement est né pour décrire une science de la technique, comme un regard posé sur les objets techniques et la façon dont on les construit. À certaines époques, la technologie a été enseignée comme une science politique. Il se trouve qu’on est aujourd’hui dans une période où la technologie a acquis la forme d’objet : quand on dit technologie, on pense à un iPhone, à une fusée spatiale… Alors que si l’on repart de l’étymologie : techno+logos, c’est le discours sur la technique. C’est essentiel dans la mesure où la plupart des gens qui font des technologies, qui sont souvent des ingénieurs, prennent ça comme des artefacts absolument neutres, qui ne revêtent aucune dimension politique. Or ce qu’ils font, à titre individuel comme collectif, est de l’ordre du politique.

Tout l’enjeu du début du livre, c’est de revenir sur le discours véhiculé sur la technique que l’on entend beaucoup dans les médias dominants : tous les « la technique est neutre », « ce n’est que l’usage qui compte », « on n’arrête pas le progrès »… Cette notion de progrès est sous l’emprise d’une vision très positiviste de la société, qui part du principe que le progrès technique est nécessairement synonyme de progrès social et que ce progrès est inéluctable et n’est donc pas questionnable. Comme si le développement technologique n’était pas le fait de choix et de stratégies et d’un jeu d’acteurs. Pour prendre un exemple : le réseau de tramways était bien installé aux États-Unis au début du XXe siècle. Les constructeurs d’automobiles ont alors développé des stratégies de rachat massif des compagnies de tramway pour démanteler les réseaux de transport concurrents. L’avenir de la mobilité et des transports aurait pu être différent que le tout automobile américain.

« Pour chaque choix technologique, il y a un rapport de forces et il faut peser sur ce rapport de forces pour l’orienter différemment. »

C’est ce qui passe aujourd’hui avec la « high tech ». Le terme de technologie de « pointe », de high tech est un terme qui introduit une hiérarchie entre ce qui n’est pas « high », à savoir occidental ou chinois, et le reste. Ces technologies occultent toute une série d’autres choix qui auraient pu être faits et qui ne l’ont pas été. C’est valable à la fois au niveau d’une réflexion globale sur la technique dans une civilisation, mais aussi pour n’importe quel objet technique. Pour chaque choix technologique, il y a un rapport de forces et il faut peser sur ce rapport de forces pour l’orienter différemment.

LVSL – Deux chapitres du livre illustrent ce en quoi les technologies constituent des choix de société. Il y a un premier chapitre consacré à la smart city comme politique de la ville sécuritaire ; un autre sur l’automatisation au travail et toutes ces technologies qui réduisent les travailleurs à de simples rouages dans un monde de machines. Mais en quoi les technologies elles-mêmes constituent des choix de société ?

YB et IR Les choix technologiques structurent la société et l’amènent dans une direction précise qui, sans la déterminer totalement, posent des infrastructures et des cadres dans lesquels on va évoluer. L’exemple typique est la 5G : c’est prendre la direction de l’explosion des équipements numériques et de leurs usages, ce qui porte à une augmentation des capteurs, qui mène vers une ultra-numérisation de la société…  Et il y a des acteurs dominants qui, par leurs investissements, par leurs moyens, par leurs efforts de lobbying, orientent massivement les choix de société. Les efforts de l’industrie de l’automobile ont conduit à la société de la voiture et donc à l’étalement urbain. Il en va de même avec l’introduction de certaines technologies qui brisent les collectifs de travail ou de l’introduction de la surveillance qui diminue la propension de chacun à aller manifester. C’est très concret.

LVSL – Revenons sur un exemple dont vous faites mention : s’il y a d’une part le logiciel et toute la technique d’organisation d’une plateforme de livraison comme Uber ou Deliveroo, qui soumettent les travailleurs à des conditions de travail dégradantes et d’exploitation, il y a aussi l’exemple d’une contre-ingénierie : le logiciel des livreurs de CoopCycle, dont les fonctionnalités sont en main aux travailleurs…

YB et IR – Pour remettre un peu de contexte, CoopCycle c’est une coopérative de livreurs créée en réponse au système de Uber, de Frichti, etc. pour fournir une alternative coopérative. Effectivement, ils utilisent aussi une plateforme logicielle pour organiser leur logistique. Mais précisément, ce n’est pas la même application : ils n’ont pas cherché à faire de la food tech, à livrer très rapidement le moins cher possible, mais de réorganiser la livraison sur un mode coopératif.

Dans le livre, nous ne partons pas du principe que toute technologie est mauvaise. Ce n’est juste pas le sujet. Ce qui est intéressant quand on regarde les deux applications de livraison, c’est que dans l’une vous avez les livreurs tracés, surveillés, notés, qui doivent rendre compte de leur temps et aller le plus vite possible, alors que dans l’autre le temps est discuté de manière coopérative. La technologie qui est développée n’a pas les mêmes caractéristiques, car elle incarne alors d’autres valeurs et d’autres objectifs. Notre problématique, au fond, concerne ces choix technologiques faits à différentes strates de la société (la ville, le travail, l’État, etc.) mais surtout les effets de ces choix sur la démocratie.

LVSL – Pour arbitrer entre ces technologies, leurs formes et leurs valeurs, on invoque souvent une approche « éthique » à la technologie : éthique de l’intelligence artificielle, éthique du design, etc. Quel est le problème avec ces approches ?

YB et IR – Il y a eu un retour de bâton à l’égard des technologies ces dix dernières années, notamment depuis l’affaire Snowden, et depuis les tentatives de manipulation électorale comme Cambridge Analytica. Et c’est précisément le moment où l’on voit apparaître un grand nombre de chartes éthiques des entreprises, qui arrivent pour réguler des projets technologiques. Malheureusement, cela n’advient qu’une fois qu’ils ont été créés, sans jamais – ou rarement – repenser la manière dont sont fabriqués les objets, touchant à la rigueur la façon de les déployer à la fin, un peu comme des cases à cocher. Alors, on regarde si l’objet fini est juste, s’il ne discrimine pas, etc. Mais, d’une part, on n’interroge jamais le bien-fondé de l’objet, pour savoir si celui-ci est utile. Et d’autre part, jamais vous ne trouverez mention des chaînes de production technologique dans ces chartes : rien sur les micro-travailleurs ou les travailleurs du clic qui entraînent les intelligences artificielles, rien sur les travailleurs à la chaîne, qui sont une fois de plus invisibilisés sous couvert d’éthique.

Et au même moment où apparaissent ces chartes éthiques, on constate un flétrissement des procédures démocratiques traditionnelles et un certain glissement du droit vers l’éthique. En termes de démocratie, c’est un problème. Un exemple très simple : dans l’État de Washington, aux États-Unis, Microsoft a fait du lobbying pendant des années via un salarié qui était simultanément congressman – pantouflage éhonté, conflit d’intérêts. Il a fait voter une loi qui encadre la reconnaissance faciale dans l’État de Washington, suivant un cadre « éthique », de telle sorte que les systèmes doivent reconnaître aussi bien les personnes noires que les personnes blanches. Pourtant, dans une ville comme Portland, les technologies de reconnaissance faciale ont bien été interdites, tant en ce qui concerne leur usage par les forces de police, que par les commerces. Plutôt que d’interdire, l’éthique a donc permis à Microsoft de plaquer des règles pour éviter les régulations. L’éthique, ce n’est pas contraignant, c’est une profession de foi.

« L’éthique, ce n’est pas contraignant, c’est une profession de foi. »

C’est pour cela qu’on a ironiquement intitulé une section : « Une 5G éthique est-elle possible ? » La 5G est en préparation depuis dix, quinze ans : il y a eu des brevets, des recherches, des investissements chez les opérateurs… Là ça arrive et on fait semblant d’avoir un débat sur quelque chose qui est déjà joué, sans jamais qu’on se soit posé collectivement la question des réseaux du futur. On pose une fois de plus la question à la fin… Et puis on va demander aux consommateurs d’être, eux, éthiques en faisant le bon choix. Mais quand il va en grande surface pour acheter une balance et il n’y a que des balances connectées, on ne peut pas responsabiliser le consommateur en lui demandant de se faire une balance tout seul.

LVSL – Outre cette perspective technocritique, votre livre porte un véritable projet lié à la démocratie technique. Celui-ci comporte plusieurs aspects : réinvestir le champ du progrès, introduire un contrôle démocratique, investir les instances nécessaires à ouvrir un débat de société sur les technologies… Comment les articuler ?

YB et IR – L’idée n’est pas de fournir un programme mais de montrer qu’il y a des initiatives et des projets qui sont déjà là. On n’est pas du tout aussi démunis qu’il n’y paraît. L’avenir technologique tel qu’on nous le vend n’est pas inéluctable. Toute une partie du livre recense justement tout un ensemble de luttes, des ingénieurs à la société civile, tous ces mouvements qui ont donné lieu à une première réponse : les entreprises font de « l’éthique » aujourd’hui parce qu’elles ont du mal à recruter ; le RGPD n’aurait pas eu lieu sans l’affaire Snowden.

La logique du projet est simple : pour chaque choix technologique, il y a des stratégies d’acteurs, la majorité de ces choix se font sur le long terme, à huis clos, avec des industriels et des politiques qui malgré toutes leurs bonnes intentions ont l’exclusivité sur ces décisions. Le rapport de force bascule clairement d’un côté. Il faut alors rééquilibrer ce rapport de forces pour avoir une vraie discussion sur la société qu’on veut. Et selon la société qu’on veut, on peut faire les technologies qui vont avec. Pour chacun de ces choix, il faut rajouter des acteurs dans la boucle de décision. A minima, c’est la société civile organisée, comme on le retrouve par exemple dans toutes les propositions de forums hybrides dans les projets de démocratie technique. Cela voudrait dire que vous ne mettez pas dans les groupes d’experts seulement des représentants du monde industriel et politique, mais aussi des représentants du monde associatif, avec le même poids que les autres, ce qui rééquilibre les décisions.

« Pour chaque choix technologique, il faut rajouter des acteurs dans la boucle de décision. »

Un exemple dont on a beaucoup parlé ces derniers temps est celui de la Convention citoyenne sur le climat. Cela consiste à mobiliser des personnes tirées aux sort, concernées par les projets et les technologies en question selon ses enjeux spécifiques (l’automatisation des caisses ou la 5G), qui vont interroger les experts, ce qui inclut les associations, les juristes, les journalistes spécialisés. Une fois que ces personnes sont informées et formées sur le sujet, elles formulent des recommandations. Nous proposons d’aller un cran plus loin que ce qui existe déjà actuellement et de faire en sorte que leurs recommandations ne soient pas seulement consultatives mais décisionnelles pour qu’elles aient un effet direct sur les politiques industrielles et l’orientation des investissements.

Cela fait vingt ans que de tels dispositifs participatifs existent, et les sociologues et les politistes qui étudient ce genre de procédés remarquent que ces dispositifs sont efficaces. Quand la méthodologie est bien respectée, les recommandations qui émergent sont de très grande qualité. Le problème relève plutôt du fait qu’il n’y a presque jamais d’effets par la suite, parce que ces instances de délibération sont déconnectées des instances de décision. Il y a des groupes qui travaillent pour produire ces recommandations, mais elles ne sont finalement pas écoutées. Le cas de la Convention citoyenne devait au départ être un peu exceptionnel, parce qu’elle était au reliée à une instance de décision : les recommandations devaient passer sans filtre soit par le parlement soit par référendum. Aujourd’hui on voit que tout est détricoté. La 5G est un bon exemple : les citoyens de la Convention ont demandé un moratoire et il n’y aura pas de moratoire. Or, si ces dispositifs peuvent fonctionner, il faut les systématiser et surtout leur donner un vrai rôle.

Il y a aussi des outils, comme le principe de précaution, qui permet de s’arrêter pour documenter, pour produire du savoir. Sans le principe de précaution, on n’aurait pas stabilisé le trou dans la couche d’ozone, on n’aurait pas documenté la maladie de la vache folle, on n’aurait pas avancé sur la construction du GIEC [Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat, NDLR]. Bruno Latour résume tout ça par une belle formule selon laquelle le principe de précaution sert à « moderniser la modernité ». Notre livre promeut un principe de précaution beaucoup plus vaste, qui ne concerne pas exclusivement le climat ou la santé, mais qui inclut aussi la manière avec laquelle les technologies nous affectent, notamment dans notre rapport à la démocratie.

L’éthique par Dragon Ball

©Marcelo Silk Screen. Licence : Public Domain Mark 1.0.

ATTENTION : Cette lecture peut vous divulgâcher des éléments de l’intrigue.

 

Dragon Ball est un manga et une série au succès planétaire depuis plus de 30 ans, comme en témoigne l’attente brûlante suscitée par le prochain jeu de combat dédié à la licence, ou dans une moindre mesure, la parution actuelle de nouveaux épisodes dérivés. Ce succès fut particulièrement remarquable – hors Japon bien sûr – au Brésil et en France, où Dragon Ball devint un phénomène générationnel. Depuis les années 90, l’animé n’a cessé d’être rediffusé, l’occasion pour nous d’aborder le thème moral peu souvent abordé à notre sens dans les nombreux commentaires de cette œuvre.

A propos des personnages

Chose appréciable : l’humanité est secondaire dans Dragon Ball : non seulement nous sommes globalement des insectes, mais même notre Président du monde est un animal… Quel plaisir que de sortir de la sempiternelle humanité triomphante au cœur de l’univers. Ça n’est pourtant pas non plus l’occasion de retourner l’égocentrisme espéciste pour se venger des superproductions et de leurs codes narratifs : nous sommes simplement quantité négligeable. L’œuvre est plutôt l’histoire de la race des Saiyajin et de celle de la Terre, cette dernière entendue comme planète entière, et pas seulement la faible humanité. Nous avons bien des personnages importants, c’est vrai, mais nous sommes loin du prestige des Namekseijin…

Profitons-en pour questionner la place de la féminité dans Dragon Ball. Pour y répondre, il est important de rappeler que les concepts de misogynie et de sexisme ne se confondent pas vraiment. S’il est juste de signaler que la série intègre une répartition conservatrice des rôles sociaux (la bonne tenue de la maison étant un devoir plutôt dévolu aux femmes, a contrario de l’entraînement au combat), le sexe féminin n’est jamais méprisé ni limité. Le nombre d’exemples parle de lui-même : Chichi accède aux finales du tournoi d’arts martiaux par elle-même, Videl est une super-héroïne plus vraie que nature, Bulma fait partie des plus grands esprits scientifiques du monde aux côtés du Docteur Gero et de son père, Lunch est une schizophrène moitié-naïve moitié-super-gangster (mais toujours clichée), C-18 déteste parler pour ne rien dire… Et même quand on veut accuser Dragon Ball de représenter les femmes comme des romantiques qui deviennent hystériques avec l’âge (Chichi), des contre-exemples sont toujours là pour compenser : Bulma n’est-elle pas l’image de la femme libérée, qui vit hors mariage par choix, hors tutelle phallocratique ? Tout le monde en prend pour son grade sous la narration de Toriyama, même les homosexuels caricaturaux qui ont le poignet cassé en permanence. Et que dire des personnages asexués comme Piccolo ou androgynes à la C17 ? Sous des apparences très conservatrices parfois, Dragon Ball sait éviter les cases et donne à chaque personnage une manière d’être totalement unique et imprévisible.

Autre point : la réflexivité du manga. Tout lecteur aguerri de comics le sait, il existe un cap à passer pour toutes les bandes dessinées de super-héros qui essaient de gagner en profondeur et ne plus se cantonner à un rôle de littérature illustrée enfantine. Ce cap est le moment où il faudra tenir compte de manière réaliste (ou volontairement loufoque) de la présence et de l’implication de ces bizarreries que sont les super-héros ; le moment où ce type d’œuvre réfléchit sur ses personnages principaux. Batman est sûrement l’exemple le plus célèbre et l’un des plus réussis sans doute, et nous sommes heureux de constater que la dernière trilogie hollywoodienne en date n’en a pas fait l’impasse.

Dragon Ball, Nekketsu des nekketsu, ne la fait pas non plus. Il serait impossible de passer sous silence le cas de Son Gohan, le Great Saiyaman, venant ridiculiser la figure du superhéros en plus de lui-même, alors même que la série repose dessus. En effet, après être devenu la personne la plus puissante du monde, après avoir vaincu l’ennemi le plus fort jamais connu… il reprend ses études et se ridiculise par sa multi-inadaptation à la vie quotidienne de nous autres pauvres humains. Pire encore, il se crée un personnage ridicule doté d’un déguisement de super-héros pour essayer de résoudre la contradiction – avec une absence de goût directement héritée de son père – permettant une mise en abyme de la question du héros, et se faisant, son traitement humoristique par Toriyama (tout en évitant de porter trop d’ombre sur Goku, narrativement).

Son Goku d’ailleurs ne refuse-t-il pas de rentrer sur Terre, après son second sacrifice ? Devant l’incompréhension générale, Goku évoque le principe de responsabilité : c’est aux terriens, aux vivants, de s’occuper de la Terre et du vivant. Attendre le sauveur à chaque coup dur n’aurait aucun sens, de la même manière que l’émancipation d’une personne ou d’un peuple ne peut venir que d’eux-mêmes. Cette hauteur de vue de la part d’un des personnages de fiction les plus aimés de ces trente dernières années nous invite à nous pencher plus encore sur la question éthique.

Thème classique de la littérature : les frères ennemis

Le cœur de l’œuvre étant le duo Son Goku/Bejita (Végeta) et son évolution, il serait difficile de ne pas commencer par l’analyser. Beaucoup ont comparé Goku à la figure du Christ, non sans raison. Il existe même une Church of Goku et des pages Facebook dédiées à notre sauveur. Rien de plus légitime, tant il possède de qualités humaines. Toutefois, le personnage peut sembler plus ambigu.

C’est que, vue de loin, l’altérité entre les deux personnages principaux ressemble à l’opposition classique entre deux figures morales et philosophiques : la première, figure de l’amour pur et du détachement bienveillant ; la seconde, figure nietzschéenne du ressentiment. Bejita, en effet, semble reprendre pour lui l’ensemble des critères listés pour être désigné comme la caricature de la faiblesse morale : vaniteux, haineux, envieux, égoïste… Seul se savoir le plus fort compte à ses yeux. L’absolu du don de soi contre le relatif de la mesure, ou deux manières opposées de penser la valeur.

Cependant, à y voir de plus près, la comparaison s’avère moins tranchée, et surtout, évolutive. Goku est-il réellement une représentation du mythe christique ? Le gentil saiyajin est quelqu’un qui va bien, si bien qu’il n’a besoin de personne pour aller bien – si ce n’est des adversaires –  et c’est en cela une forme de perfection : mais est-ce suffisant pour en faire un guide moral ? On serait tenté de se dire ici que Goku est finalement lui aussi plus proche de Nietzsche, par l’image du surhomme (l’inverse de l’homme du ressentiment et de son nihilisme), que de la charité chrétienne ou de la vertu antique. Il s’avère être bien plus un bon vivant au grand cœur, qu’un héros moral, porté par la détestation de l’injustice jusqu’à se miner de l’intérieur. Goku, avec son innocence caractéristique et son absence totale de négativité, est peut-être bien proche sans le vouloir du sage et de ses vertus de détachement stoïcien et bouddhiste, mais il peine à se superposer avec la figure du chevalier héroïque.

Le point de vue du sage est comme un troisième type moral qui unifierait les deux premiers dans un absolu : être serein et aimant tout en ayant les idées claires, savoir agir et tenir son rôle tout en ayant trouvé la paix intérieure. Si l’on comprend que Goku est une perfection au sens du surhomme et non au sens moral, la contradiction entre ses faiblesses et son qualificatif de « cœur pur » disparaît. Mais il a aussi un côté sombre : Son Goku n’aime rien tant que le combat et devenir plus fort, lui aussi, en bon spécimen de sa race de guerriers. Même devant le risque plusieurs fois répété de voir l’univers entier disparaître, il choisir toujours la même solution : prendre le risque, aussi fou, aussi immoral qu’il puisse être, pour peu qu’il y ait une chance d’avoir un combattant à la hauteur. En être conscient et demander à Kulilin pardon pour son égoïsme est tout à son honneur mais ne change pas le constat : Goku est aussi bon de cœur qu’il est amoral. Par-delà le bien et le mal. Parfait, il l’est sans doute, puisqu’il est devenu pleinement lui-même et sans aucune trace de ressentiment, suivant par là sa propre nature. Mais comment juger une perfection qui nous permet d’abandonner sur l’heure femme et enfant en bas-âge (Cf. Uub) ? La loi des vrais forts ? Ainsi donc, que vaut une perfection qui ne se tourne pas vers les autres, qui ne prend pas en charge les autres, qui, eux, ne sont pas si forts ? Rien, ou tout, suivant le point de vue. Et nous avons reconstitué là les termes d’un des conflits les plus intéressants en philosophie à partir d’un manga.

Conceptualiser est une chose, fabuler une autre. Il n’y a qu’à voir la série par soi-même pour constater la prouesse que réussit Dragon Ball avec le personnage de Goku, cet inoubliable irresponsable au grand cœur qui se sacrifie sans réfléchir pour son fils mais l’abandonne tout aussi facilement aux mains d’un Piccolo devenu père de substitution.

Mais le manga s’arrête-t-il ici ? Reprenons : « que vaut une perfection qui ne se tourne pas vers les autres et qui vit pleinement pour soi » ? Vaut-elle plus qu’une imperfection qui elle, se tourne vers les autres, qui lutte de tout son être pour s’arracher à sa petite condition ? Renversement total : le héros par excellence, le symbole classique de la vertu morale, dans Dragon Ball, ça n’est pas Son Goku mais bien Bejita ! Car, réanimé petit à petit, lutte après lutte, à la chaleur de ceux qu’il refuse encore d’appeler ses amis, Bejita va lentement et difficilement vaincre toutes les faiblesses, toutes les manifestations du ressentiment, une à une.

Et si l’on est familier des conceptions morales orthodoxes (kantiennes ou bibliques), on sait qu’elles impliquent une hiérarchie où la volonté prime sur le résultat vital et la joie effective – aussi indissociables que soient ces deux points – lorsqu’il s’agit de distribuer les médailles. Ainsi, d’un côté nous avons Kakarotto, toujours fidèle à lui-même, admirable de constance, et d’un autre le Prince des Saiyajin, en constante évolution intérieure, admirable d’adaptation. Nul besoin de détailler les étapes de son changement, qui rythment l’intégralité de DBZ en alternance avec les gains de puissance de son alter-ego. Le parcours n’est pourtant pas sans coups durs ni régressions, comme tout réel progrès, et Bejita passe par un flot continu de haine des autres et de haine de soi, d’actes héroïques symboliques et d’actes de cruauté symbolique, d’acceptation des choses et de refus névrotiques ; Bejita hurle, frappe, pousse ses proches à bout, s’exile, tente des suicides par procuration… mais finit dans les derniers instants de l’œuvre par accepter une fois pour toute son infériorité martiale face à son frère d’arme, et se réjouit de bon cœur de voir cette force de la nature et cette pureté de cœur exister, sans en souffrir, sans l’envier.

Quoi de plus naturel alors que de retrouver dans Battle of Gods un Bejita encore plus impressionnant d’humilité et d’abnégation que là où nous l’avions laissé à la fin de DBZ ? Le film présentait une réelle continuité psychologique avec le manga original (rompue par DBS). Les danses ridicules qu’il effectue sur scène ne montrent pas un guerrier légendaire devenu adepte gâteux du karaoké, mais un personnage courageux qui a appris à prendre sur lui jusqu’à se ridiculiser, comble du sacrifice pour Bejita, afin de protéger l’intérêt général. A son arrivée sur Terre, Bejita aurait tué tout ce qui est plus fort que lui ou aurait péri en essayant ; des années après il offre sans réfléchir sa puissance à Goku pour donner naissance au Dieu Saiyajin.

Figure(s) du sage

Repartons des trois figures morales proposées tout à l’heure. En premier lieu, nous avons un homme en paix (Son Goku), mais inconscient et insouciant : sorte de Denise Baudu de Zola ou mieux encore, l’Idiot de Dostoïevski. Une pureté naïve. De l’autre côté se tient un homme en lutte, qui s’accomplit en lui et autour de lui pour devenir un exemple d’héroïsme.

L’heureux contre le héros. Mais qui dans Dragon Ball pourrait être proche du sage décrit plus haut, cet idéal qui les transcende tous deux, façon Jésus, Gandhi, Monseigneur Bienvenu dans Les Misérables ou même Yoda ? Le personnage de Kami-sama (Dieu de la Terre) : mesuré, réfléchi, pur de toute négativité, prêt au sacrifice et au don de soi, contemplateur bienveillant du monde et son protecteur, il incarne parfaitement la fusion des deux archétypes. Les Jedi et les Namekseijin, même combat ?

Nous finissons donc par là où nous avions commencé, avec l’analyse des personnages. Karin-sama (Chat de la Tour Karin) ou Kame-sennin (Tortue géniale / Muten Roshi) sont plus ambigus. Le premier est aussi espiègle que le sont nos chers félins et le second aussi ridicule que pervers. Et pourtant ! Tortue géniale est bien loin de s’y résumer. La manière dont il s’occupe de Tenshinan au Tenkaïchi Budokaï par exemple, est un coup de maître : se jouant des représentations et conventions, s’appuyant sur l’orgueil de Tenshinan pour le retourner, faisant (dé)monstration de la voie lumineuse en abandonnant le match, il déstabilise son adversaire drogué par son désir de triomphe, accompagnant ses provocations de paroles positives et d’attitudes parfaite.

D’ailleurs, c’est une tradition aussi bien pour l’Orient que pour l’Occident que de représenter les dieux ou les sages sous des figures cachées, sous des apparences vraisemblablement à l’opposé de ce qu’ils représentent. Dieu peut prendre la figure d’un mendiant dans les Comics, d’un charpentier de campagne dans les Evangiles ; le maître d’arts-martiaux fait la danse de l’homme saoul au Japon traditionnel et le Grand Kaïo de Dragon Ball Z ressemble à un fan d’heavy metal octogénaire.

Tous ces développements nous montrent en tout cas une chose : aucun personnage de Dragon Ball ne tombe dans le manichéisme. On peut penser à Piccolo, totalement ambivalent lui aussi, qui aurait dû symboliser ce manichéisme et qui dès le départ le fait éclater (n’est-il pas l’incarnation du mal absolu ?), ou Satan (Hercule en VF), ce stupide champion que l’on déteste la majorité du temps et qui, en plus d’être finalement un homme de cœur, rachète à la surprise générale toutes ses fautes et contribue à la victoire. Et si Goku n’était pas tombé violemment sur la tête étant petit, que serait devenu ce héros au grand cœur qui a écrabouillé son grand-père un soir de pleine lune ?

L’auteur de cet article est Yoann Givry

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