Où vont les Pays-Bas ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Plus de six mois après les élections législatives, le royaume des Pays-Bas connaît l’une des plus grandes crises de confiance de ces dernières décennies et ne dispose toujours pas de gouvernement. Pourtant, à l’image de son Premier ministre libéral, Mark Rutte, alias Mister Teflon, allié d’Emmanuel Macron au sein des négociations européennes, rien ne semble perturber le paisible royaume. Ni son agriculture intensive et polluante, ni son économie et son système énergétique, parmi les plus gros émetteurs de l’Union européenne, ni même ses règles fiscales qui en font l’un des pires paradis fiscaux du monde. La « nation capitaliste par excellence », telle que nommée par Karl Marx dans le Capital, se rêve en modèle de société néolibéral. 

Il ne fait pas encore nuit en cette fin août qu’un bal incessant de breaks rutilants aux plaques oranje continuent de circuler le long de l’autoroute néerlandaise A16. Après des centaines de kilomètres parcourus, en France puis en Belgique, les lueurs vespérales de la ville de Bréda apparaissent au loin, enfin, précédées des clignotements des immenses éoliennes qui tapissent les vastes plaines agricoles du Brabant. Ces vacanciers néerlandais ont, comme pour 56% de leurs congénères, passés leurs vacances à l’étranger, dont 12% en France, deuxième destination derrière l’Allemagne, mais première durant la saison estivale1

Les moyens financiers des Néerlandais et des Pays-Bas – ne dites plus Hollande – demeurent conséquents. Quatrième puissance économique de l’Union européenne2, dix-septième au niveau mondial3, devant la Turquie ou l’Arabie saoudite, troisième de la zone euro en PIB par habitant4, derrière le Luxembourg et l’Irlande, mais devant l’Allemagne et la France, avec 40 160 € PIB/habitant, le royaume batave jouit, en dépit de la crise économique et sanitaire provoquée par l’épidémie de Covid-19, d’une économie et d’une croissance robustes, avec une récession presque deux fois moindre que dans la zone euro en 2020 (-3,7%) et d’une reprise prévue à 3,3% du PIB pour 2021 et 20225. Quant aux Néerlandais, ils seraient le sixième peuple le plus heureux du monde en 2020, d’après le World Happiness Report 2021, mené sous l’égide de l’ONU. 

Ses performances économiques sont le résultat de politiques fiscales qui placent le pays parmi l’un des principaux paradis fiscaux de la planète.

Aux yeux des dirigeants européens, les Pays-Bas incarnent un modèle parfaitement intégré au sein de la globalisation néolibérale tout en étant prétendument profitable à sa population. Albert Camus, dans La chute, écrivait : « Ce pays m’inspire d’ailleurs. J’aime ce peuple, grouillant sur les trottoirs, coincé dans un petit espace de maisons et d’eaux, cerné par les brumes, des terres froides, et la mer fumante comme une lessive. Je l’aime, car il est double. Il est ici et ailleurs. […] Vous êtes comme tout le monde, vous prenez ces braves gens pour une tribu de syndics et de marchands, comptant leurs écus avec leurs chances de vie éternelle, et dont le seul lyrisme consiste à prendre parfois, couverts de larges chapeaux, des leçons d’anatomie ? Vous vous trompez. Ils marchent près de nous, il est vrai, et pourtant, voyez où se trouvent leurs têtes : dans cette brume de néon, de genièvre et de menthe qui descend des enseignes rouges et vertes. La Hollande est un songe, monsieur, un songe d’or et de fumée, plus fumeux le jour, plus doré la nuit, et nuit et jour ce songe est peuplé de Lohengrin comme ceux-ci, filant rêveusement sur leurs noires bicyclettes à hauts guidons, cygnes funèbres qui tournent sans trêve, dans tout le pays, autour des mers, le long des canaux. Ils rêvent, la tête dans leurs nuées cuivrées, ils roulent en rond, ils prient, somnambules, dans l’encens doré de la brume, ils ne sont plus là. […] La Hollande n’est pas seulement l’Europe des marchands, mais la mer, la mer qui mène à Cipango, et à ces îles où les hommes meurent fous et heureux. »  

Derrière cette image d’Épinal, le royaume anhèle, soumis à une agriculture intensive, exportatrice mais particulièrement polluante ainsi qu’à des politiques environnementales qui font la part belle aux énergies fossiles. Le verzuiling, qui a régi la société, avec pour valeur fondamentale la tolérance – verdraagzaamheid – résiste de moins en moins à une extrême droite forte dans les urnes, très présente médiatiquement et se heurte aux pharisaïsmes de ses élites, ébranlées par des scandales à répétition, desquelles le premier d’entre elles, le Premier ministre libéral Mark Rutte, fait face depuis le début de l’année. Enfin, ses performances économiques sont le résultat de politiques fiscales qui placent le pays parmi l’un des principaux paradis fiscaux de la planète, devant la Suisse et le Luxembourg, et d’un euro structurellement favorable aux pays du Nord exportateurs qui profitent des déboires économiques des pays du pourtour méditerranéen. Leurs multinationales et entreprises de haute technologie en sont les premières bénéficiaires. 

Une crise qui met fin à plus de dix ans de stabilité politique

Observateurs malicieux de la situation au sud de l’Escaut, où les négociations pour former un gouvernement prennent généralement plus d’un an, personne n’avait prévu la crise politique qui mine le royaume depuis maintenant six mois. Cela devait être pourtant une formalité pour Mark Rutte, inamovible depuis sa nomination comme chef du gouvernement néerlandais en 2010. Mister Teflon, comme le surnomme la presse néerlandaise, a abordé ses quatrièmes élections législatives, en mars 2021, avec un bilan très flatteur. En dépit de la pandémie et de l’instauration d’un couvre-feu, très vivement critiqué dans un pays qui conçoit les libertés individuelles comme un droit inaliénable, Mark Rutte a placé les Pays-Bas au centre du jeu politique européen et est devenu incontournable dans les négociations depuis le départ du Royaume-Uni. 

Le Premier ministre néerlandais a de fait pris la tête des pays frugaux et de la nouvelle Ligue hanséatique, aux côtés de l’Autriche, de la Suède et du Danemark lors des négociations sur le plan de relance européen ainsi que sur le budget européen pour 2021-2027. Sorti victorieux des négociations avec de nombreux rabais accordés aux Pays-Bas pour leur participation au budget européen ainsi que sur l’instauration d’un plan de relance moins ambitieux que prévu, Mark Rutte a pu vanter auprès des Néerlandais que l’on devait compter dorénavant avec les Pays-Bas au sein de l’Union européenne. 

Avec un gain d’un siège portant le nombre à 34 et une augmentation de son score avec 21,87% des suffrages exprimés, les élections législatives du 18 mars 2021 ont sans surprise offert une victoire large à Mark Rutte et à sa formation politique, le VVD (droite libérale), ainsi qu’à sa coalition. Historique : pour la première fois, un parti est arrivé en tête quatre fois de suite à des élections législatives aux Pays-Bas. Le bloc du consensus néolibéral, incarné non seulement par le VVD, mais également par le CDA, le parti démocrate-chrétien du ministre des Finances Wopke Hoekstra, le parti social-libéral D66, mais également le parti d’extrême-droite du Parti de la liberté (PVV) dirigé par Geert Wilders et d’autres petits partis comptabilise plus de cent sièges à la Chambre basse sur 150. La coalition sortante, qui comprend le VVD, la CDA, D66 et l’Union chrétienne dispose de 78 sièges pour former une majorité absolue à la Chambre basse, le seuil étant à 76 sièges. 

Ce deuxième scandale a provoqué une telle onde de choc que les députés ont présenté une motion de défiance contre Mark Rutte.

Pourtant, un chambard est venu se fracasser sur les nouvelles ambitions de Mark Rutte. En 2018 a été dévoilé le scandale des toeslagenaffaire, celui des allocations familiales. De nombreuses familles, depuis le début 2014, ont été non seulement privées d’allocations mais ont été priées de rembourser une bonne partie de leurs versements auprès d’une administration très dure dans ses échanges avec les ménages. Ainsi, plus de 26 000 familles ont été concernés alors qu’elles respectaient les règles d’attribution des allocations. Un rapport, publié fin 20206, a considéré que le scandale était émaillé « d’injustices sans précédent » d’une part, et d’atteintes aux principes de l’État de droit d’autre part, en raison de l’obstruction des services fiscaux et des ministres successifs à dévoiler le contenu réel des dossiers. Voulant éviter un désaveu à deux mois des élections, Mark Rutte, qui parle d’une « tâche colossale », a présenté la démission de son gouvernement mi-janvier. C’est l’avocate néerlandaise d’origine espagnole, Eva Maria Gonzales, qui a défendu la plupart des familles. Ironie du sort, lorsqu’on se souvient des propos peu amènes du ministre des Finances Wopke Hoekstra sur « la mauvaise gestion espagnole et italienne » de la crise du coronavirus en mars 2020.

Si les Néerlandais n’ont pas semblé sanctionner le scandale, il en est tout autrement dans les négociations pour former un gouvernement d’après les sondages publiés dans la foulée. Une deuxième affaire a ébranlé les négociations relatives à la formation d’un nouveau gouvernement. L’affaire Omtzigt a éclaté fin mars alors que l’une des négociatrices en chef, la ministre de l’Intérieur Kajsa Ollongren, est sortie d’une réunion avec des notes indiquant que Mark Rutte réfléchissait à accorder un poste à Pieter Omtzigt, député CDA –  démissionnaire de son parti en juin – qui avait alerté sur le scandale des allocations. Autrement dit, le Premier ministre réfléchissait à faire rentrer dans le rang un député encombrant. Niant au départ ces allégations, Mark Rutte a fini par se rétracter. Ce deuxième scandale a provoqué une telle onde de choc que les députés ont présenté une motion de défiance contre Rutte en avril, qui n’a pas été adoptée à seulement quelques voix. Depuis, le pays ne dispose toujours pas de gouvernement et il n’est pas certain que Mark Rutte soit reconduit dans ses fonctions tant son image est abîmée. Mariette Hamer, présidente du Conseil économique et social (SER), ancienne négociatrice pour la formation du gouvernement, a plaidé pour qu’un programme commun de coalition soit proposé conjointement par Mark Rutte et Sigrid Kaag, la leader du D66. De nouvelles négociations doivent reprendre à la rentrée, sans garantie de succès au vu du morcellement de la Chambre basse, qui compte dix-sept partis représentés. 

La gauche néerlandaise laminée et une droite extrême renforcée

Ce n’est sûrement pas la gauche progressiste qui pourra prétendre accéder aux plus hautes fonctions ministérielles, tant son score est historiquement bas. Ensemble, les cinq partis classés du centre-gauche à la gauche radicale recueillent 21,55%, soit moins que le score du Parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD) de Mark Rutte. Avec 32 sièges, la marge de manœuvre du PvdA, le parti social-démocrate, du SP, les socialistes, des GroenLinks, les écologistes, le PvdD, le parti de défense des animaux et le BIJ1, de l’ancienne animatrice de télévision Sylvana Simons, se résume à la possibilité pour l’un d’entre eux, plus probablement les sociaux-démocrates et les écologistes, de former une coalition gouvernementale avec la droite et les sociaux-libéraux. Les socialistes du SP n’ont toutefois pas fermé la porte pour entrer au sein du gouvernement, exerçant déjà des responsabilités locales avec les libéraux du VVD. Cette position, inhabituelle pour le parti de gauche radicale, lui a valu une perte sèche de 5 sièges à la Chambre basse, soit le plus fort recul avec les écologistes (-6 sièges). Ces derniers enregistrent de forts reculs au profit du parti social-libéral écologiste D66 dans les principales villes du pays, comme Amsterdam où ils perdent quasiment 10% par rapport aux précédentes élections. 

Comment expliquer plus largement une telle défaite ? Le phénomène n’est pas propre aux Pays-Bas. En Allemagne, en Flandre, en Norvège et en France, notamment, les partis à gauche de l’échiquier ont obtenu ces dernières années des scores très faibles, les électeurs ne voyant plus de différence entre les maigres programmes d’inspiration néolibérale proposés par les forces progressistes et ceux du centre et de la droite. Pour beaucoup, la seule alternative reste l’abstention, plus forte où la gauche traditionnelle réalise de gros scores, ou le vote pour l’extrême droite. Aux Pays-Bas, ces élections ont été les premières post-confinement dans l’Union européenne. La gauche dans son ensemble s’est montrée incapable de proposer une alternative au récit proposé par Mark Rutte et l’ensemble des partis libéraux, se bornant simplement à proposer une amélioration du cadre actuel. Pourtant, comme en France courant 2020, de nombreux Néerlandais ont débattu de la possibilité de proposer une alternative à la situation, au monde existant. La gauche a enterré cette idée et préféré se focaliser sur sa capacité à bien gouverner. Il faut dire que d’anciens responsables du PvdA, comme Jeroen Dijsselbloem, l’ancien ministre des Finances et président de l’Eurogroupe ou l’actuel vice-président de la Commission européen, Frans Timmermans, ont épousé et encouragé les politiques d’austérité dans le royaume et sur l’ensemble du continent européen. 

De l’autre côté du spectre, les partis très conservateurs voire d’extrême droite sortent plutôt renforcés du scrutin. L’attention médiatique portée sur l’immigration et l’extrême méfiance des Néerlandais autour du plan de relance européen, pour lequel ils estiment en majorité dans les études d’opinion ne pas devoir y participer, ont contribué à ce que le PVV de Geert Wilders, le Forum pour la démocratie de Thierry Baudet (PvD) et le JA21 comptabilisent 28 sièges pour un score de 18,2%, soit un gain de six sièges par rapport aux élections législatives de 2017. Le scandale des allocations a montré à ce sujet que les systèmes semi-automatiques du ministère des Impôts gérant les allocations visait principalement les familles d’origine marocaine ou turque… Certes, le parti d’extrême droite traditionnelle, le PVV, recule de trois sièges mais la nouvelle formation de Thierry Baudet, en dépit de nombreux scandales qui émaillent le parti depuis sa création, a réalisé des scores très importants dans les zones rurales et parpaillotes de la Frise, du Limbourg et dans le Groningue. 

Une agriculture intensive, à l’image d’un pays tourné vers le commerce extérieur 

Si les partis d’extrême droite et ultra-conservateurs réalisent de gros scores dans les zones rurales, ce n’est pas seulement en dénonciation de l’Union européenne et de l’immigration mais également en raison d’un modèle économique qui ne privilégie d’aucune manière le local. L’agriculture, qui représente seulement 1,6% du PIB total du pays, est pourtant la deuxième la plus exportatrice du monde derrière les États-Unis ! Cela représente en 2019, d’après Business France, plus de 96 milliards d’euros d’exportation, avec en relais des multinationales de l’agro-alimentaire comme Unilever ou Heineken. La spécialisation dans le domaine céréalier, horticole et laitier s’est déroulée à marche forcée après la Seconde Guerre mondiale, où le pays fut durablement marqué par de nombreuses pénuries. Le revers de la médaille est que les terres agricoles néerlandaises sont aujourd’hui parmi les plus polluées de l’Union européenne. Pourtant, en raison de la très forte densité du pays, elles sont également parmi les plus chères au monde s’agissant de la surface agricole utilisée, ne représentant que 1,8 millions d’hectares, contre plus de 27 millions d’hectares en France7. La dépendance des Pays-Bas au marché intérieur européen est considérable : 80% de ses exportations sont réalisées à l’intérieur de l’Union européenne. De fait, le modèle s’accommode très bien des traités européens et nombreux sont ceux, parmi les agriculteurs, à pester contre les nombreuses subventions versées aux agriculteurs et exploitations de plus petite taille, au premier rang la France, via la Politique agricole commune (PAC). Si de plus en plus de Néerlandais souhaitent tourner la page de l’agriculture intensive, ce n’est pas la voie souhaitée actuellement par le gouvernement, qui sait combien ce modèle économique est vital pour le commerce extérieur néerlandais. Ce dernier représente 161% du PIB néerlandais contre 50% en… Allemagne !

Le port de Rotterdam, premier port européen et l’un des plus grands au monde, est le premier débouché de cette économie exportatrice. Il en est de même dans le secteur énergétique, en tant que premier port méthanier et principal port d’importations des hydrocarbures. L’économie gazière du pays, représentée au premier chef par la major Royal Dutch Shell, représente 45% du total des consommations énergétiques du pays. Le gaz représente encore 72% en 2019 de la production énergétique totale, contre 21% pour le renouvelable. Le gisement de Groningue, en particulier, a largement profité à l’économie du royaume. Si, en raison de nombreux séismes, le gisement devrait fermer d’ici quelques années au plus tard, la dépendance aux énergies fossiles dans le pays est considérable. Les émissions représentent 150,9 millions de tonnes de Co2 en 2018, 96 fois plus que la France et 98 fois supérieures à la moyenne mondiale ! Si les Pays-Bas sont aujourd’hui davantage contraints depuis l’Accord de Paris et de nombreuses lois, comme celle sur la limitation de la présence d’azote, ils ne les respectent pas dans la réalité. 

Cette alliance étroite entre les sociétés et le gouvernement, impérative pour maintenir une économie particulièrement développée et croissante, sert également les nombreuses entreprises qui travaillent dans le domaine des technologies et de la haute technologie de pointe. ASML, qui est leader dans la création de puces et dans la lithographie extrême ultraviolet, est l’une des très rares entreprises européennes à pouvoir, encore à ce jour, rivaliser avec les champions asiatiques, au rang desquels TSMC et Samsung, tout comme NXP Semiconductors pour les semi-conducteurs. 

Le commerce extérieur des Pays-Bas représente 161% de son PIB contre 50% en Allemagne.

Le revers de cette coopération rapprochée entre les différents acteurs de la société est la politique fiscale extrêmement avantageuse du royaume. Aujourd’hui, Tax Justice Network place les Pays-Bas comme quatrième plus grand paradis fiscal au monde mais premier si on enlève les dépendances britanniques des îles Vierges, des Caïmans et des Bermudes. Les réformes menées par l’OCDE sont approuvées par le gouvernement néerlandais en ce sens qu’elles n’impacteront que de manière très limitée le système mis en place, à savoir la possibilité pour les entreprises de déclarer leurs bénéfices aux Pays-Bas par l’entremise de nombreuses boites postales, comme la société de VTC Uber. L’ouverture des Pays-Bas à une imposition des sociétés à 15% au niveau mondial est davantage à percevoir comme une volonté des élites néerlandaises, très atlantistes, de se rapprocher de l’administration Biden que d’une réelle volonté de changer les pratiques. À ce propos, un rapport, présenté par Christian Chavagneux en 2019, indiquait que si l’ACCIS (Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés), proposée par la Commission européenne pour harmoniser le taux d’imposition des sociétés au sein de l’Union européenne, devait voit le jour, les Pays-Bas seraient les principaux perdants avec une perte de 34,8% des recettes fiscales d’origine. Le nouveau siège mondial de Stellantis, né de la fusion de PSA-Opel et de FCA (Fiat), au lieu d’être à Paris ou Milan, est également implanté aux Pays-Bas. Ces sociétés ne sont que deux exemples d’un système pour lequel l’Union européenne n’a jamais réellement condamné le royaume. 

Les traités européens et l’euro servent les intérêts néerlandais

Le maintien de Mark Rutte ou non aurait-il une quelconque incidence sur la politique menée par le futur gouvernement ? La linéarité des objectifs économiques et commerciaux est d’une totale platitude, à l’image du pays. De fait, même si le Premier ministre est considéré par de nombreux fonctionnaires en poste à Bruxelles comme le troisième homme le plus puissant de l’Union européenne, derrière Angela Merkel et Emmanuel Macron, c’est bien davantage le poids économique et financier du pays qui compte dans les négociations. À ce jeu, les Pays-Bas s’en sortent très bien. Alors que le royaume ne compte que pour 5,5% du RNB – Revenu national brut – de l’Union européenne, contre 17,5% pour la France et presque 25% pour l’Allemagne, le pays dispose d’une dette inférieure à 60%, d’un taux de chômage stable autour de 4% malgré la pandémie. Hormis l’agriculture, l’énergie et le commerce, les traités européens et un euro fort favorisent structurellement l’économie exportatrice néerlandaise. 

Les Pays-Bas auront tout intérêt à préserver le cadre, à savoir un euro fort et les traités en vigueur.

Il n’est de fait pas inné pour les Néerlandais d’envisager une société et son économie autrement que par le commerce, la libéralisation des échanges ou encore la limitation des dépenses publiques. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils conçoivent la construction européenne en un vaste espace commercial où les libertés de circulation des biens, des marchandises et des personnes, en fervents supporters de l’Acte unique en 1986. Johan Beyen, ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas dans les années 1950, a d’ailleurs indiqué que la position des Pays-Bas ayant trait à la construction européenne était le marché commun et non l’intégration politique. Ce consensus de la société néerlandaise embrasse pratiquement tous les partis politiques, en héritage de la gloire de la VoC, la compagnie des Indes orientales néerlandaises, qui a permis la prospérité du royaume et le développement de son système bancaire, avec Amsterdam comme place forte.

Si certains europhiles se plaisent à croire que le renforcement du parti pro-européen D66 au sein de la coalition gouvernementale changerait l’attitude des Pays-Bas lors des négociations européennes, ils oublient de considérer que le parlement néerlandais n’obtiendra jamais de majorité à ce stade pour renforcer l’intégration européenne, notamment par la mutualisation des dettes ou la solidarité entre États membres. Les Pays-Bas se satisfont aussi bien, sinon mieux que  l’Allemagne, des règles actuelles en vigueur au sein de l’Union européenne et déjà de nombreux responsables politiques, dont le ministre des Finances et président du CDA Wopke Hoekstra, souhaitent que les règles de Maastricht relatives aux 3% de déficit public et aux 60% de dette du PIB soient rétablies dès 2022. 

Rien ne semble perturber les Pays-Bas, pas plus le Brexit que le Covid-19 ou les scandales à répétition. Alors que les élections fédérales allemandes et la présidentielle française pourraient faire trémuler l’Union européenne, rien ne prédispose le futur gouvernement néerlandais à changer son orientation. Au contraire, à la lueur des crises, le pays a gagné en influence et joue dorénavant dans la cour des grands. Inexistant à l’extérieur des frontières européennes, les Pays-Bas auront tout intérêt à préserver le cadre, un euro fort et les traités actuels, afin de continuer à maintenir leur prospérité et leur puissance. Au détriment de la plupart des autres pays européens, à commencer par ceux du Sud et de la France, qui souffrent structurellement des excédents et des pratiques fiscales pratiquées par les Pays-Bas, jamais sanctionnés par l’Union européenne. 

Sources :

1 – Atout-France : http://www.atout-france.fr/notre-reseau/pays-bas

2 – Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/nama_10_gdp/default/table?lang=fr

3 – Fonds monétaire international (FMI)

4 – Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/sdg_08_10/default/table?lang=fr

5 – Commission européenne : https://ec.europa.eu/info/business-economy-euro/economic-performance-and-forecasts/economic-performance-country/netherlands/economic-forecast-netherlands_en

6 – Commission parlementaire : https://nos.nl/collectie/13855/artikel/2361021-commissie-ongekend-onrecht-in-toeslagenaffaire-beginselen-rechtsstaat-geschonden

7 – Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation : https://agriculture.gouv.fr/pays-bas-1

L’euro, catastrophe moderne et tragédie antique

© Aymeric Chouquet pour LVSL

S’il est difficile de critiquer la monnaie unique sur le Vieux continent, on trouve pléthore d’ouvrages sur le sujet dans le monde anglo-américain, souvent rédigés par des économistes mainstream ou orthodoxes1. C’est le cas d’Ashoka Mody, professeur d’économie à l’Université de Princeton, ancien représentant-en-chef du FMI dans le cadre du « renflouement » irlandais en 2009 par la Troïka, qui publie EuroTragedy: A Drama in Nine Acts2. Loin d’être une redite des ouvrages publiés auparavant, l’auteur nous plonge dans l’histoire de la monnaie unique, parvenant à combiner le détail de chaque évènement avec un esprit synthétique et global pour dérouler sa tragédie haletante. Tragédie : le mot est tout sauf anodin. Il s’agit bien sûr d’un clin d’œil espiègle aux Grecs – à la fois inventeurs du genre théâtral sous la plume d’Eschyle et Sophocle et victimes du diktat européen de l’austérité – mais aussi d’une lecture fine de l’histoire de l’euro. L’occasion de constater que les analyses d’Ashoka Mody rejoignent certains constats posés par des économistes français hétérodoxes favorables à une sortie de l’euro.

Ashoka Mody, en bon orthodoxe souhaitant incarner la raison économique au-dessus des logiques partisanes et géopolitiques, narre l’histoire de l’euro à la manière d’une tragédie. Associé au sacrifice dans sa version grecque, ce genre littéraire se caractérise par le fait que la catastrophe finale est connue à l’avance du spectateur qui assiste, impuissant, aux mécanismes qui la mettent en place3. On comprend rapidement que pour l’auteur, l’euro constitue un sacrifice de quelques 340 millions d’européens au profit d’un agenda personnel : celui de François Mitterrand et d’Helmut Kohl, tous deux gouvernés par leurs « passions » – passions partagées par les hauts fonctionnaires français pour une monnaie forte, hubris personnelle du chancelier allemand.

L’auteur manifeste une obsession particulière pour le protagoniste allemand de ce couple, probablement parce qu’il incarne, mieux que quiconque, l’hubris de ce projet défiant l’orthodoxie économique. Contrairement au mythe selon lequel ce couple aurait accepté le compromis réunification allemande contre euro4, Mody montre en réalité l’impuissance de Mitterrand devant la réunification5, le sort de l’euro étant réservé entre les mains du chancelier. Opposé à une union monétaire jusqu’en décembre 1989, Helmut Kohl opère un revirement inexpliqué à l’issue du sommet de Strasbourg. Si l’auteur explore quelques pistes – les souvenirs de la guerre, la conception dans son esprit de ce compromis – le silence demeure.

Ces non-dits, caractéristiques aussi des tragédies, se répètent inévitablement, avec un impact décisif. Par exemple, que se serait-il passé si Kohl ne s’était pas tu lorsque, pendant le débat opposant François Mitterrand à Philippe Séguin6, le président français affirmait que la Banque centrale européenne (BCE) serait soumise au pouvoir politique, alors même que le chancelier avait exigé l’indépendance de cette institution, symbole s’il en est de la victoire des principes de l’ordolibéralisme allemand7 ?

Pour une synthèse sur l’ordolibéralisme allemand, lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande »

De la même manière, les actions du chancelier allemand furent elles aussi empreintes d’une dimension tragique. Mody raconte que, seul contre tous en Allemagne et notamment face à la puissante Bundesbank, il insista pour l’admission dans la zone euro d’une Italie minée par la corruption systémique8. Cette hamartia – les erreurs de jugement dans la tragédie grecque – doit mener fatalement le personnage au malheur dans la tragédie grecque. C’est ainsi que le chancelier s’inclina en 1998 devant les suffrages allemands et un an plus tard, un scandale éclatait sur des financements opaques de son parti9. Pourtant, telle la malédiction des Atrides qui frappe chaque génération successivement, la tragédie de l’euro ne s’arrête pas à la sortie de scène du duo Kohl-Mitterand.

Une histoire longue de déni

Selon l’économiste indien, l’irrationalité de l’euro trouve ses racines dans les années 1970, avec la publication du rapport Werner, acte de naissance de l’idéologie européenne de la stabilité. Il pointe les raisons pour lesquelles une union monétaire s’avère impossible… tout en appelant à la réaliser, dans l’esprit de la « fuite en avant » de Jean Monnet, et au nom d’une conception constructiviste de la monnaie : l’euro amènerait l’union budgétaire, marchepied vers l’union politique. Mais Mody montre avec brio qu’au contraire, cette union monétaire, par ses multiples inachèvements, de l’absence d’union budgétaire à l’immobilité des travailleurs en passant par le défaut d’union politique démocratique, risquait plutôt de freiner la construction européenne.

Plus irrationnel, encore, l’auteur cite Nicholas Kaldor, économiste majeur du XXe siècle, qui, tel Cassandre, reprenait prophétiquement ces critiques dans un article publié en 1971 : une union monétaire incomplète « empêcherait le développement d’une union politique et non l’inverse », la zone euro devenant une maison qui, « divisée contre elle-même, ne pourrait pas tenir ». Ce reproche d’un économiste post-keynésien élucide l’histoire de l’euro que nous raconte Mody : celle d’une monnaie se construisant à l’abri des regards démocratiques et des économistes. Il est vrai, la France ratifia à l’arraché par référendum le traité de Maastricht. Mais Mody montre très bien que ce vote reflète le clivage éducatif naissant dans la société française (analyse auparavant menée par des chercheurs comme Thomas Piketty et Emmanuel Todd), les plus diplômés étant les plus favorables au traité et inversement. En 2005, l’auteur remarque que la défiance s’accentua avec le non au Traité Constitutionnel pour l’Europe, marqué en particulier par un scepticisme grandissant chez les jeunes. Là encore la métaphore de la tragédie prend corps : les créateurs de l’euro se moquent des multiples avertissements pourtant émis avec clarté.

Mody démonte également les avantages supposés de l’euro. L’augmentation du commerce au sein de la zone grâce à la réduction de l’incertitude sur les taux de change et la baisse des coûts de transaction ? Rigoureux, l’auteur montre qu’en réalité, la part des exportations de l’Italie, de l’Allemagne ou encore de la France vers la zone euro a diminué. Avec la compression de la demande intérieure, l’Allemagne – ayant paradoxalement soutenu ces politiques de rigueur – a cherché à exporter en-dehors de la zone euro, et bientôt la République tchèque, la Hongrie et la Pologne pourraient bien acheter plus de produits allemands que la France et l’Italie réunies10

Plus irréel encore fut le soutien du FMI envers l’euro, utilisant le même argumentaire, quand des recherches économiques – notamment de Barry Eichengreen – avaient montré que le type de régime de change ne modifiait pas le volume de commerce international. Dans un déni du réel stupéfiant, Mody montre que certains chercheurs, s’ils reconnaissaient cette donnée en premier lieu, utilisaient l’argument de « l’exceptionnalisme européen » – curieux terme aux allures d’ethnocentrisme – pour appuyer le projet.

Inéluctablement, comme dans toute tragédie, le réel allait rattraper la zone euro. Peut-être encouragée par l’aveuglement des protagonistes de l’euro – objet de la seconde partie – la nemesis s’abat en effet et traduit l’état quasi-constant de crise de cette zone. Durant la seule période d’accalmie, entre 2004 et 2007, l’auteur explique dans un chapitre entier qu’il s’agit en fait d’une phase « d’exubérance irrationnelle », les régulateurs européens laissant les banques prendre de plus en plus de risques. 

Les critiques que Mody émet à l’égard de la zone euro risquent cependant de dérouter le lecteur habitué à la littérature eurosceptique française. Alors que la critique hétérodoxe s’attarde sur les ravages du libre-échange, institutionnalisé par les directives européennes, accru par la suppression des taux de change consécutive au passage à l’euro, la critique orthodoxe reproche à la zone euro d’avoir laissé filer l’inflation dans les pays du Sud via des taux d’intérêt trop bas.

L’analyse de Mody, s’appuyant sur des travaux d’Alan Walters, tente d’établir que la structure de l’euro a facilité cette situation : dans le cadre d’une politique monétaire unifiée, les taux d’intérêt nominaux payés dans les pays membres convergent. Seulement, avec les différentiels d’inflation, les taux d’intérêt réels, qui déterminent les décisions économiques, divergent quant à eux. Dans la plupart des pays de la périphérie, où l’inflation était forte, les taux d’intérêt s’avérèrent trop bas et encouragèrent le boom du crédit – dans un contexte de grande inégalité de répartition des revenus et de pauvreté persistante, pourrait-on ajouter -, précipitant la crise financière. Jusqu’en 2008, pour ces pays de la périphérie, l’inflation érodait la valeur de la dette plus rapidement que les paiements d’intérêts n’augmentaient. Pour les prêteurs allemands et français, l’augmentation des prix et des salaires dans la périphérie garantissait que les emprunteurs de cette région disposeraient d’une abondance d’euros pour rembourser leurs dettes. Les capitaux étrangers affluèrent alors vers les pays ayant des taux d’inflation élevés, cet afflux accroissant encore les taux d’inflation, ce qui, à son tour, provoquait un afflux de capitaux plus important dans un processus d’auto-renforcement. Au même moment, l’inflation allemande et même française restait relativement faible, parce que leurs banques poussaient les fonds vers la périphérie et en raison de l’effet de la politique budgétaire et salariale restrictive allemande initiée par Gerhard Schröder. 

Pour freiner la frénésie du crédit de la périphérie, la BCE aurait dû relever les taux d’intérêt à un point tel que les Allemands et les Français s’y seraient opposés – par crainte d’une récession chez eux : la politique monétaire de la zone euro, mal adaptée à tous les pays membres, révélait ses défaillances funestes. La divergence de l’inflation persista en raison de la faible mobilité de la main-d’œuvre, des transferts fiscaux étant pratiquement inexistants et, surtout, les responsables politiques de la zone euro semblant ignorer le cycle en cours d’expansion du crédit et d’inflation. Pour aggraver le tout, les emprunteurs surendettés étaient de moins en moins capables de rembourser leurs dettes. La hausse de l’inflation avait entraîné une augmentation des coûts de production et des signes de baisse de la compétitivité internationale – accru par l’impossibilité pour les pays de la périphérie de dévaluer – étaient déjà évidents.

Les exportateurs des pays de la périphérie étaient écartés de leurs marchés étrangers par des concurrents de Chine et d’Europe de l’Est. Les taux de croissance des exportations des pays de la périphérie diminuaient. Leurs importations augmentaient rapidement et, par conséquent, leurs déficits des comptes courants ne cessaient de se creuser, entraînant mécaniquement selon Alan Walters un déficit public pour empêcher des faillites massives. La baisse de la compétitivité internationale due à la persistance d’une forte inflation finissait par réduire les bénéfices des entreprises nationales et augmenter leur risque de défaillance. Le risque était particulièrement aigu parce que la croissance de la productivité en était venue à une quasi-stagnation dans les économies périphériques de la zone euro. En particulier dans le boom entre 2003 et 2008, alors que le capital avait afflué vers la périphérie, la croissance de la productivité dans ces pays était proche de zéro. En fait, pendant de courtes périodes, la productivité avait même diminué.

Les pays de la périphérie voyaient les booms du crédit s’étendre plus facilement car les taux d’intérêt nominaux – similaires pour tous les membres de la zone – étaient trop bas pour ces pays. La politique one size fits none inhérente à l’euro créa donc la dette des pays du Sud et facilita, à cause de la perception illusoire que l’euro avait éliminé tout risque, le développement de bulles financières dans la périphérie, surtout en Espagne et en Irlande.

La pensée de groupe au cœur du drame

Au-delà de l’aspect purement économique, l’apport de l’ouvrage d’Ashoka Mody se manifeste dans l’analyse psychologique des protagonistes de l’euro. Régulièrement, il fait référence à l’expression de groupthink, terme inventé par le chercheur Irving Janis décrivant « l’engagement sans réserve d’un groupe envers une idéologie ou une ligne de conduite. » En français, on parlerait de « pensée de groupe » ou « bulle cognitive », caractérisée ainsi par un refus de se confronter aux opinions contraires et un déni potentiel du réel quand celui-ci détrompe l’idéologie.

Pour l’auteur, Helmut Kohl – encore lui – serait à l’origine de ce phénomène, en développant un récit classique assimilant l’euro à la paix, comme si le partage d’une monnaie pouvait empêcher une guerre civile, pointe avec une touche d’humour Ashoka Mody. Mais un homme ne peut pas suffire à convertir une élite à ce récit. 

De fait, la structure des institutions européennes facilite le phénomène de pensée de groupe. L’auteur insiste sur l’hyper-indépendance de la banque centrale et montre comment celle-ci résulte à la fois de l’impossibilité de combiner les différents intérêts nationaux et de la méfiance des Allemands vis-à-vis d’une potentielle influence française sur la politique monétaire. On voit ici le paradoxe mortifère de la construction européenne : dans un but proclamé ad nauseam d’unité et d’uniformisation, elle se se réalise et prend une forme antidémocratique à cause des intérêts divergents et de la méfiance entre les États-membres. L’objectif premier de l’indépendance des institutions européennes, dans le cas banque centrale, demeure, écrit Mody, « de s’assurer qu’un État membre ne puisse pas [la] contrôler ».

En l’absence de responsabilité démocratique devant un Parlement européen par ailleurs peu mentionné par Mody – preuve de son rôle moindre – le directoire de la BCE s’est enfermé dans une idéologie de la stabilité11 avec de lourdes conséquences, comme un retard dans la baisse de ses taux au moment de la crise des subprimes, faisant de la zone euro une zone quasi-déflationniste – Mody parle de lowflation, une inflation basse. 

Au-delà de la BCE, les autres protagonistes affichent un déni saisissant. Toujours au moment de la crise financière de 2008, on retrouve ainsi en janvier Jean-Claude Juncker, alors à la tête du groupe des ministres des Finances européens – Ecofin –  déclarer : « Nous devons être inquiets, mais beaucoup moins que les Américains, sur lesquels les déficiences contre lesquelles nous avons mis en garde à plusieurs reprises se vengent amèrement ». Les Américains allaient pourtant bien mieux s’en sortir que l’Europe en refusant l’austérité et grâce à une Fed au double objectif de plein emploi et de stabilité des prix. À l’inverse, la BCE s’était fixée – et se fixe toujours – comme objectif seul la stabilité des prix, dans la logique de l’idéologie ordolibérale. Pour l’auteur, c’est ainsi elle qui « infligea une blessure grave » à la zone euro en rehaussant les taux d’intérêt directeurs le 7 juillet 2011 et annonçant de futures nouvelles hausses, aggravant la crise financière. À ce déni s’ajoute un dédain ironique de ces protagonistes : par exemple, Mody nous raconte qu’en pleine violation des traités, le président de la BCE Jean-Claude Trichet envoie des lettres aux chefs de gouvernement espagnol et italien – élus – exigeant des réductions des déficits publics de leur pays, en d’autres termes outrepassant le mandat de la BCE qui est celui de la politique monétaire.

On pourra bien sûr regretter que l’auteur privilégie parfois l’idée de déni ou d’incompétence des gouverneurs de la BCE au lieu de montrer des intérêts particuliers défendus par ceux-ci, dont témoigne la dépendance grandissante des banques centrales vis-à-vis des marchés financiers12. Pour autant, Mody a le mérite de dresser ce constat pour les intérêts nationaux particuliers, l’Allemagne en tête. Cette Allemagne, qui avait exigé l’indépendance de la BCE, n’a pourtant pas hésité à exhorter cette dernière à baisser ses taux d’intérêts directeurs durant la chancellerie de Gerhard Schröder.

L’auteur conclut ainsi avec l’ironie suivante : « L’indépendance de la BCE était destinée à préserver ses décisions techniques de toute influence politique et à leur conférer une crédibilité à toute épreuve. Au lieu de cela, la prétendue indépendance de la BCE a caché des intérêts nationaux non réglementés, ce qui a maintenu les actions de la BCE en dehors des besoins économiques de la zone euro et a sapé sa crédibilité ». Ces lignes soulignent le paradoxe de la construction européenne : devant servir les Européens, celle-ci semble en fait avoir caché les intérêts propres à l’Allemagne, quitte à produire des effets néfastes sur ses « partenaires », tout en lançant d’incessants appels à l’unité du Vieux continent. 

Une tragédie toujours inachevée

La plus grande frustration à l’issue de la lecture de cet ouvrage tient dans la résistance de l’euro qui, curieusement inébranlable, survit. Dans la tragédie grecque, l’hamartia du personnage ne cause-t-elle pas sa chute ? La catharsis ne doit-elle pas prendre toute sa force à l’issue de la tragédie et agir comme une leçon pour le futur ? Avec l’euro, c’est une forme d’irrationalité permanente qui s’abat sur l’Europe.

L’auteur a certes le mérite de fournir une explication psychologique, se basant sur les travaux de Thomas Schelling et écrit dans l’introduction : « Il est dans la nature des êtres humains d’oublier que nous oublions sans cesse. Dans la zone euro, des efforts répétés, libérés du poids de la mémoire des échecs passés, reviennent tourner autour des mêmes thèmes ; à chaque fois, avec les mêmes mots et les mêmes arguments, l’espoir est que le dernier effort sera enfin récompensé. Mais au lieu d’une progression, l’involution se poursuit ». Alors que dès l’origine de la construction européenne Mody montre qu’aucun pays ne comptait s’engager dans une « fédération » européenne, cette idée-là a survécu chez certains dirigeants européens niant le réel. De la même manière, Mody déconstruit la théorie de Jean Monnet de la « fuite en avant » du projet européen : avec l’exemple du New Deal aux États-Unis, il montre que celui-ci représenta une réelle fuite en avant pour le pays, l’augmentation majeure du budget fédéral s’avérant décisive pour permettre la reprise économique. À l’inverse, le maigre et insuffisant budget communautaire de la zone euro aggrave les différences entre les pays membres – et n’a jamais connu de hausse substantielle lors des différentes crises.

On observe aussi que les héros de la tragédie – qui, selon Aristote, « sans être éminemment vertueux et juste, [tombent] dans le malheur non à raison de [leur] méchanceté et de [leur] perversité mais à la suite de l’une ou l’autre erreur [qu’ils ont] commise »13 – de l’euro ont peu de repentance. Qui imagine Jean-Claude Juncker se crever les yeux, tel un Œdipe se lamentant lorsqu’il découvre la vérité ? Cette ignorance de la fatalité met un terme à la métaphore filée de la tragédie, même si les non-héros – à prendre ici dans le sens donné par Aristote – de l’euro, c’est-à-dire les peuples partageant la monnaie unique, ne l’ignorent pas et se révoltent spontanément14.

On regrettera par ailleurs que la lucidité remarquable de l’auteur dans son récit de l’euro disparaît lorsqu’il évoque ses deux scénarios pour le futur de l’Europe. Dans la première hypothèse, la zone euro continue de fonctionner sans ajustements, business as usual. Mody se montre défavorable à une sortie de l’Italie de l’euro, car, du fait de la reconversion de la dette en lire, celle-ci exploserait au point de devenir insoutenable. Ce raccourci simpliste, qui apparaît de façon surprenante après plus de 400 pages d’érudition, a notamment été démenti par Jacques Sapir15. Mody convient tout de même qu’une sortie de l’Allemagne serait fort bénéfique, contribuant à apprécier le mark et à baisser le monstrueux excédent commercial de la première puissance européenne.

Dans la seconde hypothèse, une contradiction majeure émerge : en plein élan de politique-fiction, Mody nous offre un discours fantaisiste tenu par Angela Merkel, peu connue au cours de ses quinze années de chancellerie pour son hétérodoxie : celle-ci proposerait d’annuler une partie de la dette grecque, d’émettre une dette à cinq ans pour faire connaître clairement les risques aux créanciers privés, et d’abandonner les règles budgétaires restrictives de Maastricht. Le lecteur attentif s’avérera surpris de ne pas voir apparaître le démantèlement de la zone euro dans ses propositions. Mais ce n’est pas tout : le discours de Merkel se poursuit ensuite longuement par l’ambition affichée de construire une « République des Lettres » basée sur la coopération des Européens dans le domaine de l’éducation. Enfin, la sympathique chancelière achève son discours par l’insistance sur les valeurs européennes que sont « la démocratie, la protection sociale, la liberté de voyager et la diversité culturelle » ; « Dans cette Europe, tous les Européens se retrouvent dans des espaces communs pour réaffirmer leurs valeurs universelles ».

En réalité, cette fantaisie s’apparente à une chimère digne des discours réformistes pro-européens, alors que Mody rappelle quelques lignes plus tôt que « plus d’Europe » ne sera pas la solution. Si, par un bref retour à la lucidité, il écarte l’idée d’une union politique et budgétaire, ce discours imaginé de Merkel ne tient pas debout. Mody lui-même explique plus tôt dans l’ouvrage que la protection sociale et la démocratie ont justement été mises à rude épreuve par les institutions européennes. Ensuite, restituer la prérogative budgétaire aux États sans leur rendre l’outil monétaire équivaut à une nouvelle forme de compromis incomplet et néfaste, à l’image de l’euro conçu sans union budgétaire et politique. C’est aussi négliger le point pourtant fondamental qu’une politique budgétaire doit se concevoir avec l’outil monétaire pour assurer son efficacité16. Pourtant, Mody montre excellemment au fil du livre l’absurdité du slogan « unis dans la diversité », slogan fort sympathique pour des intellectuels qui articulent des concepts mais aux conséquences concrètes nocives. De même qu’il affirme que les « États-nations réclament davantage de souveraineté »17, qu’il montre que l’euro ne sera jamais une zone monétaire optimale18, Mody refuse d’exiger la restitution du droit de battre monnaie aux nations, droit pourtant fondamental dans l’affirmation de la souveraineté d’un État. N’est-ce pas une curieuse illustration d’aveuglement dans le raisonnement, s’assimilant à l’hubris des dirigeants européens paradoxalement démontré dans ce même livre ?

S’il reconnaît que le niveau des universités européennes baisse par rapport à celles d’Asie et d’Amérique, ses invitations à une coopération européenne dans l’éducation ignorent les politiques déjà entreprises par l’Union européenne dans ce cadre-là, notamment par le processus de Bologne dénoncé pour sa conception néolibérale de l’éducation et son principe de concurrence entre les universités19

Au-delà de la question de l’éducation vue comme centrale par Mody – qui analyse notamment le ralentissement des gains de productivité comme conséquence de la stagnation des dépenses publiques en R&D depuis 1997 – l’allusion au Marché unique s’avère rare dans cet essai, alors qu’il ne peut être séparé de la question de l’euro. L’Acte unique de 1986, avec ses « quatre libertés », entérine la suppression des tarifs douaniers et la libre circulation des capitaux. Avec la monnaie unique quelques années plus tard, les États-membres perdent toute possibilité de protection de leur économie nationale dans un espace où la concurrence libre et non faussée s’applique brutalement. La suppression du filtre monétaire expose alors davantage la France.

D’où le recours à la flexibilisation du marché du travail – le mythe des réformes Hartz est cependant bien déconstruit par Mody20 dans l’ouvrage – pour opérer une dévaluation interne en lieu et place d’une dévaluation monétaire : baisse des salaires et de la fiscalité des entreprises pour compresser les coûts de celles-ci et préserver leur compétitivité.

Enfin, l’erreur la plus saisissante du discours imaginaire de Merkel est l’affirmation de valeurs européennes universelles. Si Mody souligne très bien la diversité des profils et besoins économiques des membres de la zone euro, il révèle une ignorance surprenante quant à la diversité anthropologique du Vieux Continent. À cela s’ajoutent des dynamiques démographiques propres à chaque nation qui renvoient à des cultures différentes. Face à une Allemagne21 attachée à la stabilité monétaire pour des raisons historiques évidentes, l’euro ne pouvait prendre qu’une forme ou une autre, et il est devenu le deutschemark déguisé au profit de l’Allemagne qui se débarrasse des désavantages du deutschemarks réel – il ne s’apprécie pas -, notamment grâce à la soumission de la classe dirigeante française aux principes ordolibéraux allemands22. Même si Mody tente une analyse psychologique des protagonistes de l’euro, on peut regretter son raisonnement économiciste écartant les variables anthropologiques.

Dans la même logique, l’auteur tend parfois au simplisme quant à sa classification des pays, entre les vertueux au nord de la zone et ceux du Sud, gangrenés par des institutions et un système éducatif défaillants. S’il montre bien que l’euro a aggravé cette divergence, la France basculant par ailleurs avec les pays du Sud, il semble particulièrement réducteur quant à l’Italie, attribuant la corruption généralisée dans le pays à ses dirigeants politiques et sa culture, alors qu’elle résulte en fait d’une absence d’alternance avec le Parti Communiste Italien lors de l’après-guerre, absence en partie permise par les États-Unis et les autres pays européens. Malgré ses contradictions finales qui apparaissent comme un comble après avoir démontré avec talent l’irrationalité de l’euro, EuroTragedy demeure un ouvrage de référence et relativement accessible pour découvrir l’euro, son histoire notamment, sa conception et ses sérieuses limites. Le profil de l’auteur, universitaire américain anciennement membres du FMI, permettra aussi de détromper certains europhiles faisant passer une sortie de l’euro comme une proposition d’extrême-gauche. Ashoka Modi, qui plus est, est loin d’être le seul économiste orthodoxe du monde anglo-saxon à afficher son scepticisme vis-à-vis de la monnaie unique25.

Ce récit ne prendra cependant toute sa saveur que lorsque cette tragédie s’achèvera.

Notes :

1 Joseph Stiglitz The Euro. How a Common Currency Threatens the Future of Europe et Marvyn King The End of Alchemy: Money, Banking and the Future of the Global Economy, tous deux publiés en 2016.

2 L’ouvrage, hélas, n’a pas été traduit en français pour le moment.

3 trágos (« bouc ») et ᾠδή, ôidế (« chant, poème chanté »). D’où le sens « chant du bouc », désignant le chant rituel qui accompagnait le sacrifice du bouc aux fêtes de Dionysos à l’époque archaïque.

4 Bien que ce compromis soit aussi étrange : comment Mitterrand pouvait penser contrer la puissance allemande par le partage d’une même monnaie ? On en revient ici au complexe d’infériorité historique de la classe politique française vis-à-vis de l’Allemagne, qui remonte à la guerre de 1870. Mody nous apprend d’ailleurs que le projet de l’euro naît dès la présidence de Georges Pompidou.

5 La réunification était déjà soutenue par les États-Unis et approuvée par l’URSS.

6 A propos du traité de Maastricht, le 20 septembre 1992 à la Sorbonne.

L’ordo-libéralisme est une doctrine économique dont le mot-clé de stabilité va se retrouver dans la conception de l’euro : équilibre des comptes, stabilité des prix. Pour assurer cette stabilité, l’État doit se cantonner à un rôle d’organisateur des règles du marché, passant par une banque centrale indépendante du pouvoir politique. Ces principes vont guider la construction européenne, quitte à rendre invisible l’ajout des principes égalitaires et dirigistes français. Pour approfondir, voir : https://lvsl.fr/ordoliberalisme-comprendre-lideologie-allemande/

8 Cette position alla y compris à l’encontre de l’ambassadeur allemand à Rome qui voyait bien que l’Italie, empêtrée dans l’opération « Mains propres » au début des années 1990,était loin de mener les réformes structurelles de réduction des dépenses publiques exigée par le traité de Maastricht. L’Italie avait alors une dette publique équivalant à 120% de son PIB quand la limite fixée par le traité était de 60%.

9 https://www.la-croix.com/Archives/2000-01-25/L-Allemagne-decouvre-avec-stupeur-le-systeme-Kohl-_NP_-2000-01-25-100333

10 La Pologne vient d’ailleurs de dépasser la France dans son commerce avec l’Allemagne : https://visegradpost.com/fr/2021/02/17/la-pologne-depasse-la-france-dans-le-commerce-avec-lallemagne/

11 Idéologie qui rejoint les principes ordo-libéraux de stabilité des prix et d’équilibre des comptes.

12 Cette tribune de Michael Vincent le montre bien : https://0vinz.files.wordpress.com/2020/07/europe-_bce_mv.pdf

13 Poétique

14 Jacques Ellul disait ainsi : « Lorsqu’il y a le risque d’une fatalité, à ce moment-là l’homme doit se révolter et refuser que ce soit un destin. Dans toutes les tragédies grecques, c’est en présence de la fatalité que l’homme dit qu’il veut que l’humanité existe ». (https://www.youtube.com/watch?v=01H5-s0bS-I) Dans le cadre de l’euro, la seule affirmation d’humanité provient des peuples des différents États-membres.

15 https://www.les-crises.fr/leuro-contre-leurope-par-jacques-sapir/, voir la partie « Une sortie de la zone Euro entraînera-t-elle une catastrophe ? »

16 Comme le faisait remarquer Jacques Sapir dans cette émission à propos du dernier plan de relance français, l’euro surévalué pour la France constitue un frein majeur à la volonté du gouvernement d’accroître la compétitivité des entreprises du pays, même en débloquant des aides budgétaires : https://www.youtube.com/watch?v=knb5p7QRCFw

17 Formulation par ailleurs maladroite, la souveraineté étant une notion indivisible.

18 Due à l’immobilité indépassable du facteur travail considérée dans son modèle (s’inspirant de celui de Robert Mundell) comme critère indispensable d’une zone monétaire optimale.

19 Voir par exemple cette tribune à l’occasion des dix ans du processus : https://www.lemonde.fr/idees/article/2009/04/10/le-processus-de-bologne-attise-la-fronde-universitaire-par-brigitte-perucca_1179139_3232.html. Par ailleurs, l’idée d’une éducation européenne n’est pas neuve et avait été cruellement critiquée ainsi par Romain Gary dans Education européenne : « en Europe on a les plus vieilles cathédrales, les plus vieilles et les plus célèbres Universités, les plus grandes librairies et c’est là qu’on reçoit la meilleure éducation – de tous les coins du monde, il paraît, on vient en Europe pour s’instruire. Mais à la fin, tout ce que cette fameuse éducation européenne vous apprend, c’est comment trouver le courage et de bonnes raisons, bien valables, bien propres, pour tuer un homme qui ne vous a rien fait, et qui est assis là, sur la glace, avec ses patins, en baissant la tête, et en attendant que ça vienne ».

20 Page 367 : ces réformes de « flexibilisation » du marché du travail, ralentissant les hausses de salaires, ont été associées à la reprise économique de l’Allemagne alors que Mody montre que la reprise a en réalité été permise par la délocalisation de certaines activités industrielles dans les économies européennes à bas salaire et des avantages structurels dans la formation professionnelle des ouvriers, n’empêchant pas la précarisation des employés dans le tertiaire subissant les effets des réformes Hartz et dont les gains de productivité furent plus faibles. Ces réformes inspirèrent le Jobs Act en Italie en 2015, accroissant le nombre de travailleurs contrats temporaires.

21 Voir par exemple L’invention de l’Europe d’Emmanuel Todd.

22 C’est bien la commission dirigée par le français Jacques Delors qui recommanda l’application de ces principes.

23 Menace pour l’instant écartée : https://lvsl.fr/congres-de-la-cdu-allemande-beaucoup-de-bruit-pour-rien/

24 Helmut Kohl pour l’Italie, Valéry Giscard d’Estaing pour la Grèce.

25 Dès 1992 d’ailleurs, la plupart des économistes américains de l’establishment étaient sceptiques à propos de l’euro : https://ec.europa.eu/economy_finance/publications/pages/publication16345_en.pdf

Pavlina Tcherneva : « Soit on garantit l’emploi, soit le chômage »

Pavlina Tcherneva

Pavlina Tcherneva est professeur d’économie à la Bard University de New York. Figure influente de la Théorie moderne de la monnaie (MMT), elle est l’autrice de La Garantie d’emploi – l’arme sociale du Green New Deal, traduit aux éditions La Découverte. Aux États-Unis, la Garantie d’emploi est une proposition particulièrement populaire, défendue par les partisans du New Deal vert et l’aile gauche démocrate. Elle consiste à mettre en place une offre d’emploi public à toute personne en faisant la demande, rémunéré à 15 dollars de l’heure – le salaire minimum fédéral défendu par le Parti démocrate – et permettant d’ouvrir les droits aux prestations sociales attachées à l’emploi conventionnel (cotisations pour la retraite, assurance maladie, congés payés, etc.). L’État agit ainsi comme employeur en dernier ressort afin de garantir le plein emploi, tout en établissant un seuil plancher en termes de salaire minimum et conditions de travail. Si la proposition a de quoi séduire, elle soulève de nombreuses questions, en particulier sur son financement et sa mise en œuvre concrète. En France, la sortie du livre a suscité du débat à gauche, relayé à travers de nombreux argumentaires publiés – entre autres – par Mediapart. Outre les aspects pratiques de la réforme, la question qui semble cliver est celle du dépassement du capitalisme. La Garantie à l’emploi est-elle un outil pour y parvenir, ou un leurre ? Nous avons interrogé Pavlina Tcherneva pour lui permettre de répondre aux principales critiques et nous éclairer sur l’applicabilité de sa proposition dans un pays comme la France. Entretien réalisé par Politicoboy.

LVSL – D’où vient l’idée de la Garantie d’emploi et quelle est sa finalité ?

Pavlina Tcherneva – La Garantie d’emploi (GE) n’est pas une idée nouvelle ; d’une certaine manière. Il me semble qu’on la trouve pour la première fois dans la Constitution française de 1793. Elle reconnaît que dans le système économique moderne, le travail salarié est déterminant et essentiel et qu’il constitue un droit fondamental. Vous retrouvez cette notion dans diverses constitutions, dans la Déclaration des droits de l’Homme de l’ONU et divers traités internationaux. La question est de savoir comment procéder pour garantir ce droit. Le principal élément qui unifie les propositions de Garantie à l’emploi est l’idée d’embauche directe des chômeurs par la puissance publique, seule institution capable de garantir le plein emploi. L’État est généralement responsable de nombreuses garanties : l’éducation, l’accès aux soins, etc. et il est responsable de la protection sociale. La Garantie d’emploi reconnaît que le gouvernement n’assure pas cet aspect fondamental de la sécurité pour la plupart des gens : l’assurance que si quelqu’un cherche un emploi, il en trouvera un. Ma proposition est nouvelle dans la mesure où elle relève le défi de garantir le droit à l’emploi via une option publique. Mais elle ne se limite pas à la création d’emplois. C’est aussi une force structurelle. C’est une nouvelle manière de faire de la politique budgétaire. C’est une façon de stabiliser l’économie. Et elle constitue un élément essentiel du New Deal vert. 

LVSL – Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur le coût social et économique du chômage pour justifier la Garantie d’Emploi.

P.T. – Oui absolument, le chômage est un fléau, une plaie pour la société. Nous avons tendance à l’oublier car nous acceptons le chômage comme s’il était normal et naturel, mais il inflige des coûts et des souffrances terribles aux gens, aux familles et à leur entourage. J’ai écrit ce livre fin 2019, avant la pandémie, et j’y fais valoir que le chômage est une épidémie silencieuse. Ce n’est pas seulement son coût social, la façon dont il affecte les personnes mentalement et physiquement, leurs enfants et l’effet sur la santé, mais aussi la manière dont il se propage dans la société. Il se diffuse et se comporte comme un virus. Et quand il s’installe dans un territoire, il provoque cette maladie chronique de l’emploi qui fragilise le tissu économique local et affecte la population. Si nous voulons y remédier, nous devons reconnaître que nous en supportons déjà les coûts et qu’il s’agit d’un paradigme destructeur. Le secteur public est déjà comptable du coût du chômage, donc sa responsabilité est de mieux faire les choses en matière d’emploi.

« Le chômage est un fléau, une plaie pour la société. Il inflige des coûts et des souffrances terribles. »

LVSL – Pour ceux qui ne sont pas familiers avec le concept de Garantie à l’emploi, pouvez-vous expliquer son fonctionnement ?

P.T. – Clairement, le fonctionnement sera différent selon les pays. L’idée centrale est qu’il revient au secteur public d’assumer la responsabilité du plein emploi. Il doit organiser un programme qui fournit des emplois aux chômeurs de manière permanente. Peu importe que l’économie soit en récession, en pandémie ou en période de relative prospérité. Ainsi, le secteur public agit de manière anticyclique (anticyclique qui va dans la direction inverse du cycle économique NDLR). C’est un aspect très mal compris de la Garantie d’emploi, mais tous les programmes du gouvernement sont anticycliques ! La sécurité sociale, l’assurance-maladie, le logement, l’alimentation, tous sont anticycliques. La Garantie d’emploi sera également anticyclique, car en période de ralentissement économique, l’impact se fait d’abord sentir sur l’emploi. Comment fonctionnerait-elle ? Elle sera financée par l’État, mais idéalement, elle devrait être administrée localement. Les programmes qui réussissent sont ceux qui ont été conçus localement, de manière participative, car c’est à ce niveau que les besoins des collectivités territoriales sont convenablement identifiés.

LVSL – Prenons le cas d’une personne qui souhaite profiter de la Garantie à l’emploi, comment cela se passe-t-il ? 

P.T. – Prenez les Job Centers (équivalent des bureaux de Pôle emploi en France NDLR) qui gèrent l’assurance chômage. Pourquoi ne pas les utiliser également pour la Garantie d’emploi en leur demandant de mettre en place une banque d’offres d’emploi ? Ces centres peuvent solliciter des propositions auprès de leur collectivité territoriale afin d’établir une liste de propositions d’emplois. Ainsi, lorsque vous déposez une demande d’assurance chômage, vous pouvez également profiter de l’option d’une offre d’emploi à 15$/h plus les avantages sociaux (ou 32 000 $ par an – 26 000 euros environ). Si vous ne la voulez pas, vous toucherez l’assurance chômage. Mais si vous choisissez l’option d’emploi garanti, le travail qui vous est proposé est proche de votre résidence, vous n’avez pas à faire deux heures de trajet. Vous participez à un projet qui vous permettra d’acquérir un certain niveau d’expérience et peut-être de nouvelles compétences. Et vous pouvez poursuivre les recherches d’emploi en parallèle comme si vous travailliez dans le privé. L’emploi garanti est un emploi de base qui vous offre un tremplin. Vous disposez d’une sécurité de base. 

LVSL – On oppose souvent la Garantie d’emploi au Revenu universel. Cette seconde option n’a pas votre préférence : pourquoi estimez-vous qu’elle constitue une moins bonne solution pour éradiquer la pauvreté et le chômage ?

P.T. – Je ne suis pas opposée à un revenu de base, mais je suis contre un revenu universel défini comme un revenu garanti – de l’ordre du SMIC – distribué à toute la population. Ma conception de la sécurité économique est une conception globale, multidimensionnelle et dépendante de la façon dont les gens vivent l’insécurité économique. Ainsi, pour certains, l’insécurité se situe au niveau de l’accès à l’éducation, pour d’autres ce sera un problème de logement, de revenu ou d’emploi. Nous garantissons déjà des formes de sécurité du revenu. Le minimum vieillesse et les allocations familiales universelles sont des formes de revenu de base que je peux défendre. Ce qui me pose problème, c’est le versement d’un revenu de base de 30 000 dollars par an à chaque personne, riche ou pauvre (l’équivalent aux États-Unis du revenu correspondant à un emploi garanti, soit environ 2 000 euros brut par mois NDLR). Je pense qu’il y a un problème éthique à fournir aux personnes riches un revenu de base dont elles n’ont pas besoin. Mais cela pose également des problèmes macroéconomiques. Premièrement, cela ne résout pas la question du chômage. Fournir aux gens un revenu de base ne crée pas directement de l’emploi. Il y aura toujours du chômage, et nous savons par expérience que les personnes bénéficiant du revenu de base continuent à chercher du travail et n’en trouvent pas nécessairement. Les gens ont besoin d’un emploi. Il faut accepter cette réalité. 

« Je suis profondément opposée au revenu universel sur des principes macroéconomiques et des principes moraux. »

Ensuite, l’autre problème macroéconomique est celui de l’inflation. Si on verse 30 000 dollars par an à chaque personne, cela représente environ un tiers du Produit intérieur brut (PIB). Pourquoi verserions-nous un tiers du PIB, sans condition, à tout le monde ? Et peut-on vraiment espérer que les entreprises qui disposent d’un pouvoir de marché significatif ne vont pas augmenter leurs prix pour capter une partie de ce nouveau pouvoir d’achat sous la forme de profit ? Bien sûr qu’elles le feront. Et il n’y a aucun aspect anticyclique au Revenu universel. On dépense juste un tiers du PIB chaque année. Je suis donc fortement opposée au RU sur la base de principes macroéconomiques et de certains principes moraux, mais je reconnais que nous devons soutenir les gens de plusieurs manières, et pas seulement par l’emploi. Nous devons fournir des aides financières aux personnes qui ne peuvent pas travailler ou qui ne devraient pas travailler. Nous ne voulons pas obliger tout le monde à travailler, ce n’est pas l’idée derrière la Garantie d’emploi. Selon moi, les aides sociales et la Garantie d’emploi sont complémentaires. Vous mettez en place une Garantie d’emploi et un revenu de base sous conditions.

LVSL –   La question du financement semble avoir perdu de son importance, lorsqu’on voit comment les États ont pu débloquer des milliers de milliards pour le secteur financier en 2008, puis face à la crise du Covid-19 depuis 2020. C’est du moins le cas aux États-Unis, où Joe Biden continue de proposer de larges plans de relance. Dans votre livre, vous liez la Garantie d’emploi à la Théorie moderne de la monnaie et vous préconisez de la financer par la dépense publique. En France, nous n’avons plus de souveraineté monétaire. Cependant, l’Institut Rousseau (dans sa proposition d’Emploi vert garanti), a identifié près de 100 milliards d’euros de dépenses annuelles faites au nom de l’emploi, et qui pourraient être redéployées pour financer une Garantie d’emploi susceptible – sur une base optimiste – de financer environ 5 millions d’emplois garantis. Mais un tel programme ne risque-t-il pas d’être victime de son succès et de voir ses coûts exploser ? Plus précisément, est-il concevable en France ?

P.T. – Nous devons reconnaître que le fait d’appartenir à une union monétaire impose certaines restrictions que la plupart des autres pays ne subissent pas. Nous pouvons travailler dans le cadre de ces contraintes, mais nous devons en comprendre les limites. Cependant, si la Garantie d’emploi est couronnée de succès et reconnue pour sa réussite, je pense que l’étape suivante consistera à en faire une proposition au niveau de la zone euro, qui serait financée de manière beaucoup plus centralisée par le budget européen. Ensuite, comme vous l’avez mentionné, la Garantie d’emploi est déjà finançable. Les coûts du chômage sont déjà intégrés dans le budget de l’État. La politique fiscale actuelle procède à de nombreuses initiatives au nom de la création d’emplois. J’ai mentionné dans une tribune publiée dans le journal Le Monde les subventions que l’Institut Rousseau a identifiées. Nous dépensons effectivement sans compter pour les entreprises, à travers les subventions, les allègements fiscaux, les baisses de charges et les contrats publics. Mais nous n’obtenons pas d’effet notable sur l’emploi. En même temps, nous savons que le gouvernement doit prendre en charge la hausse de la pauvreté et la répercussion du chômage sur la santé, le logement, etc. ces coûts sont déjà présents mais sont pour beaucoup invisibles. Avec la Garantie d’emploi, vous réduirez tous ces coûts et ressentirez l’effet sur le budget de l’État, y compris au niveau des collectivités territoriales. De plus, vous générez des effets positifs. Vous revitalisez des territoires ; vous soutenez l’économie par la dépense. Le secteur privé se porte beaucoup mieux qu’en situation de chômage de masse. Il faut donc s’attendre à ce que l’environnement économique global s’améliore, et que les conditions de travail dans le secteur privé progressent. L’autre élément est que les emplois garantis deviendront la norme, et le secteur privé devra s’y conformer. Quand l’économie est en plein emploi, le secteur privé augmente ses salaires. Il y est contraint. Et ça sera une conséquence de la Garantie d’emploi.

« Soit vous garantissez le plein emploi, soit vous garantissez le chômage. Il n’y a pas d’autres alternatives. »

Le programme sera-t-il victime de son succès au point d’être submergé par les demandes ? Je pense que pendant une courte période, vous pourriez assister à un phénomène de cette nature. Je l’ai vu en Argentine ; ils ont traversé une terrible récession avec un taux de chômage à 40%. Le gouvernement a mis en place une garantie d’emploi, uniquement pour les chefs de famille. Je crois qu’ils s’attendaient à cinq cent mille personnes et ils en ont eu deux millions. Mais l’économie a repris et les gens ont commencé à retourner dans le secteur privé. Je ne pense pas que nous devions nous attendre à une explosion permanente du budget, mais si nous anticipons une forte demande, nous devons réaliser que les critères de Maastricht sont des limites artificielles. Comme vous l’avez dit, la crise l’a montré. Si nous voulons faire quelque chose, nous le faisons. Nous trouvons l’argent. Ce n’est pas un problème, même pour les pays européens.

LVSL – Quels sont les principaux enseignements de l’expérience argentine, du programme Work Projects Administration (WPA) de Roosevelt aux États-Unis et du système d’emploi rural garanti en Inde ?

P.T. – Pour moi, l’enseignement principal est que nous pouvons mettre en place un programme de GE rapidement. Une fois qu’il y a un engagement clair du gouvernement, l’organisation suit très rapidement. Le deuxième enseignement est qu’obtenir un emploi produit un impact profond sur les personnes qui ne sont pas parvenues à en trouver. Et nous savons que les personnes les plus vulnérables sont celles qui connaissent le chômage le plus long. Ainsi, lorsque les gens s’opposent à la Garantie d’emploi, ils s’opposent de fait à ce que nous fournissions ce type de sécurité économique aux plus vulnérables. Ils défendent le droit des employeurs à avoir du chômage et à pouvoir exploiter, discriminer et harceler. Il n’y a pas d’autre alternative. Soit vous garantissez l’emploi, soit vous garantissez le chômage. Nous devons simplement choisir. Pour moi, la question ne se pose même pas. La Garantie d’emploi, quels que soient ses défauts, est bien meilleure que tout ce que nous faisons aujourd’hui. Nous le voyons en Inde. Voici un pays où des millions de personnes vivent dans la pauvreté. Et pourtant, ils sont capables d’organiser un emploi garanti pour environ 30% des ménages. Chaque année, il y a des fluctuations, mais le programme est permanent. Les gens vont et viennent, et ils l’organisent démocratiquement depuis la base jusqu’au sommet. L’Argentine l’a organisé démocratiquement. Aux États-Unis, les gens ont tellement plébiscité ce programme qu’ils ont commencé à estimer que c’était la responsabilité du gouvernement de maintenir le plein emploi. Le programme de Franklin Delano Roosevelt a été abandonné pour des raisons idéologiques. Mais en Inde, ils ne peuvent pas faire cela parce que le droit est garanti par la loi. Donc ne concevez pas la Garantie d’emploi comme une politique de crise, faites-la comme une politique structurelle. C’est une troisième leçon.

LVSL – Dans la version française de votre ouvrage, le lien entre le New Deal vert et la Garantie d’emploi est mis en avant. Pourquoi la considérez-vous comme un aspect essentiel de la transition écologique ?

P.T. – Les discussions sur la transition écologique ont toujours été difficiles parce que nous n’avons jamais réussi à y inclure la question de l’emploi. L’accord de Paris est clair : une transition doit être compatible avec les droits de l’Homme et être juste du point de vue des travailleurs, conformément aux priorités nationales. Sans la Garantie d’emploi, certains craindront toujours de perdre la plate-forme pétrolière ou la mine de charbon qui fournissent des emplois certes peu nombreux mais bien rémunérés. Et donc il y a toujours cette tension entre les emplois et l’environnement. Mais avec la Garantie d’emploi, vous mettez en place une assurance pour la transition.

Après il y a en réalité trois garanties différentes dans le Green New Deal. La première est une garantie de revenu, pour les employés du secteur des hydrocarbures entre autres, qui leur offre une bonne retraite avec une bonne assurance maladie. La deuxième est la garantie d’emploi dont je parle. La garantie que les plus vulnérables auront une offre d’emploi de base avec les avantages sociaux. Et la troisième garantie est la socialisation plus large de l’investissement. La puissance publique créera suffisamment d’emplois pour les travailleurs de tout niveau de qualification et de revenus. La transition est donc majoritairement soutenue par le gouvernement. C’est la partie que les gens confondent. Ils pensent que la garantie de l’emploi est une socialisation plus large de l’investissement. Mais ce n’est pas le cas ! Le gouvernement doit mener la transition écologique, avec toutes les compétences, toutes les technologies, tous les acteurs, publics et privés.  Mais cela ne signifie pas que chaque personne aura un emploi. Sans la GE, les personnes vulnérables risquent quand même de se trouver sans emploi. 

LVSL – Prenons l’exemple d’un ingénieur ou plutôt d’un technicien qui travaille dans une raffinerie en France. Il s’agit d’un emploi qualifié et bien rémunéré. S’il perd son travail dans la transition énergétique, pour lui un emploi garanti ne demandant pas de qualifications particulières ne sera pas satisfaisant.

P.T. – La Garantie d’emploi n’est pas une solution pour toutes les pertes d’emploi. Si je suis un expert-comptable et que je perds mon emploi, la garantie d’un emploi de base n’est probablement pas satisfaisante. Elle ne sera probablement pas la solution à tous les problèmes du marché du travail. Je ne vais pas garantir à un avocat ou à un banquier d’affaires son emploi avec un revenu équivalent. Je ne vais pas concevoir une politique publique qui garantirait ces salaires élevés dans un marché du travail qui, de toute façon, détermine mal le prix de la main-d’œuvre. Ce que le gouvernement doit faire, c’est garantir le plancher. Et ensuite réfléchir de manière créative aux possibilités de soutenir le reste de l’économie. Mais le Green New Deal fournit une garantie pour l’ingénieur via les investissements dans la transition énergétique. Avec une formation adaptée bien sûr. Ainsi, dans un sens, si votre compétence est de travailler sur une plateforme pétrolière, oui, nous voulons que cette compétence disparaisse. C’est une qualification inutile. Je comprends donc que les revenus moyens ne bénéficient peut-être pas de la garantie d’emploi. Mais les revenus moyens bénéficient de l’investissement public et de l’investissement social important que le New Deal vert déploie. Pour établir une comparaison, il suffit de regarder ce qui est arrivé après la Seconde Guerre mondiale. Nous avons créé beaucoup d’emplois syndiqués, beaucoup d’emplois dans le secteur manufacturier, beaucoup d’emplois bien rémunérés grâce aux contrats publics et aux investissements de l’État dans les infrastructures. Mais nous n’avons pas créé d’emplois pour tous les chômeurs. Nous n’avons pas garanti le plancher. Nous avons mis en place un salaire minimum, mais si vous ne trouviez pas d’emploi, vous n’en bénéficiez pas. Ce que je propose, c’est de penser au plancher absolu et aux plus vulnérables qui ont aussi de la valeur. Personne n’est inemployable.  

LVSL – La question de la mise en place de la Garantie d’emploi soulève de nombreux doutes. On pense notamment à l’encadrement, à la formation ou encore à la nécessité de trouver des emplois utiles. Ne risque-t-elle pas de nécessiter une gigantesque bureaucratie ?

P.T. – Ce n’est pas dit. Si les pays émergent comme l’Argentine, l’Afrique du Sud – que je n’ai pas encore mentionné – ou l’Inde peuvent la mettre en place rapidement, un pays comme la France peut être tout à fait capable de le faire. Il y a d’innombrables tâches susceptibles d’améliorer notre bien-être qui peuvent être accomplies. Dans l’environnement en particulier, mais pas seulement. Premièrement, il y a beaucoup de travail disponible. Ensuite, critiquer l’aspect bureaucratique est très étrange. Nous avons une bureaucratie géante pour garantir l’éducation. Personne ne dit qu’il faut supprimer l’école pour autant. L’armée est une gigantesque bureaucratie. Si vous voulez mettre en place la Garantie d’emploi, vous devez le faire correctement. Bien sûr, vous allez avoir besoin d’une administration, mais n’oubliez pas qu’il y a déjà une lourde administration pour gérer la pauvreté et le chômage de même que pour gérer les prestations sociales, les aides au logement et contrôler les demandeurs. Aux États-Unis, il y a une bureaucratie énorme dans le seul but d’obliger les chômeurs à chercher des emplois qui n’existent pas. Donc la bureaucratie est déjà là. 

LVSL – Des gens comme Matt Bruenig (président du think tank People’s Policy Project aux États-Unis, proche de la gauche radicale) critiquent le fait que la Garantie d’emploi nécessite des emplois non qualifiés, qui ne requièrent pas des capitaux importants et qui ne soient pas essentiels afin de ne pas faire concurrence au secteur public traditionnel et de ne pas créer de vide lorsque les bénéficiaires d’un emploi garanti trouvent un autre emploi. Pour lui, cela signifie que seuls des emplois de faible qualité remplissent le cahier des charges de la Garantie à l’emploi…

P.T. – Pour un socialiste, c’est un point de vue très bourgeois ! C’est vraiment condescendant de dire que nous allons créer des emplois de faible qualité et à très faible niveau de compétences, sans reconnaître que la personne qui est au chômage est dans une situation très détériorée, et sans reconnaître que la façon dont le marché du travail fonctionne est particulièrement injuste et cruelle. Il n’y a pas d’emplois de mauvaise qualité. Nettoyer les rues, est-ce un emploi de faible qualité ? C’est de l’assainissement. C’est de la santé publique. C’est essentiel. Peut-on vivre sans assainissement ? Absolument pas. Planter un arbre. C’est un travail de mauvaise qualité ? C’est le poumon de la ville. Quel travail est de mauvaise qualité ? J’aimerais savoir ce qu’il entend par emploi de mauvaise qualité. Personne ne propose de casser des cailloux. Qui propose cela ?

LVSL – Mais reste le problème du vide créé lorsque les personnes quittent les emplois fournis par la Garantie d’emploi…

P.T. – C’est une question séparée. Elle découle de l’aspect contracyclique, aspect qui est mal compris. Le programme sera contracyclique parce que le secteur privé est lui-même contracyclique. Le chômage est contracyclique. Mais ce que la plupart des gens ignorent, c’est que tous les pays qui ont atteint le plein emploi ont été stabilisés économiquement. Regardez le Japon, regardez la Suède, ils ont ce modèle de socialisme corporatiste. C’est stable. Le taux de chômage est bas et stable. Avec la GE, il y aura un peu de fluctuations, mais c’est du fait du secteur privé. Le secteur public devra donc disposer de la structure nécessaire pour accueillir les personnes qui arrivent et, bien sûr, les laisser partir quand elles en ont besoin. Les gens quittent les emplois du secteur privé tout le temps ! Pourquoi serait-ce un problème pour la Garantie d’emploi ? Vous devez concevoir la Garantie d’emploi comme une structure permanente, parce que le chômage est permanent. Mais ce que je veux vraiment préciser, c’est que la Garantie d’emploi n’est pas un substitut à la fonction publique qui remplit une mission permanente. Ce n’est pas un substitut pour les écoles publiques, pour les inspecteurs du travail ou pour les infrastructures publiques, mais vous pouvez accueillir quelques personnes dans ces bureaux pour faire une formation sur le tas avant de les rediriger vers un emploi privé ou un emploi public conventionnel. La Garantie d’emploi est une option publique, pas un substitut à la fonction publique.

« La Garantie d’emploi est une proposition très populaire ! Nous devons nous organiser autour de propositions populaires. »

LVSL – En France votre proposition suscite du débat au sein de la gauche. Au-delà des aspects que nous venons d’aborder, certains économistes keynésiens comme Henri Sterdyniak, dont vous avez lu la critique, reprochent à la Garantie d’emploi son potentiel rôle de roue de secours du capitalisme, c’est-à-dire le fait qu’elle ne permette pas de le dépasser. Elle constituerait un mauvais combat, voire une erreur stratégique. Au lieu de porter la lutte au sein des entreprises, au point de production où s’exprime de façon la plus directe le rapport de force entre travail et capital, la GE renoncerait à contraindre les entreprises à assurer l’emploi. À l’inverse, d’autres économistes keynésiens ou le journaliste économique Romaric Godin, auteur de la postface de votre livre, voit dans la GE une arme pour les luttes sociales, au potentiel révolutionnaire.

P.T. – Permettez-moi de commencer par la question de la remise en cause du capitalisme. La Garantie d’emploi ne se substitue pas à d’autres causes progressistes que l’on peut promouvoir par ailleurs. Mais elle remplace le système actuel. J’ai du mal à imaginer qu’on puisse défendre une autre approche qui serait disruptive tout en perpétuant le chômage de masse et ses effets. Est-ce l’avenir que les socialistes veulent bâtir, sur le dos des chômeurs ? Si c’est le cas, je ne suis pas d’accord. La Garantie d’emploi éradique cette abomination qu’est le chômage. Et si vous voulez des politiques plus révolutionnaires, elles peuvent être mises en place en parallèle. Mais regardez. Les syndicats américains ont adopté et soutiennent la Garantie de l’emploi. La CES (Confédération européenne des syndicats) l’a également adoptée. Les gens doivent comprendre son pouvoir. Si la crainte du chômage ne fait plus partie de la négociation, et si la menace du chômage ne plane pas constamment sur la tête des travailleurs, vous disposez d’un outil que vous n’aviez pas auparavant. Peu importe ce que vous souhaitez en faire. Alors, est-ce que la GE va sauver le capitalisme ou non, je ne trouve pas que ce soit un débat très pertinent, parce que la GE apporte une transformation positive à un système économique très injuste. Et c’est aussi une proposition très populaire ! Regardez les enquêtes d’opinions. Je pense que nous devons en prendre conscience. Nous devons nous organiser autour de propositions populaires. Si quelqu’un veut militer et lutter, c’est une proposition qui est sur la table. C’est la base d’un nouveau contrat social. Vous en faites ce que vous voulez. Je pense que Romaric Godin a raison, que cela pourrait avoir un potentiel révolutionnaire. Cela fait pencher la balance du rapport de force davantage en faveur des travailleurs et leur donne un plus grand pouvoir. Mais je reconnais volontiers que le but de la GE n’est pas de dépasser le capitalisme. Ce programme n’a pas été conçu pour offrir des solutions à tous les problèmes du capitalisme.

LVSL – Le secteur privé doit-il craindre la Garantie à l’emploi ? On pourrait arguer que ce projet soutiendrait la demande et stabiliserait l’économie.

P.T. – Je suis certaine que le secteur privé ne va pas aimer cette proposition. Nous voyons bien comment les représentants patronaux et la droite en parlent. Ce qui est plus intéressant, c’est que nous observons un soutien en faveur de la Garantie d’emploi depuis les quatre coins de la société civile. La question est de savoir comment parvenir à la mettre en place. Les capitaines d’industrie vont s’y opposer, c’est certain. Ils se sont toujours opposés à ce type de politique. L’Inde a-t-elle réussi ? Dans un sens, oui. Ils ont réussi à en faire une loi. C’est-à-dire que le gouvernement est responsable de garantir l’emploi. Le programme a beaucoup de problèmes. Les industriels le combattent tout le temps. Ils essaient de saper son financement. Ils essaient d’obtenir des contrats privés à la place d’un emploi public direct. Bien sûr, c’est un processus. Mais il y a des éléments déterminants. Si nous ne voulons pas défendre le privilège capitaliste de payer des salaires de misère, il faut établir une norme. Il n’y a tout simplement pas d’autre moyen. Si vous voulez vraiment mettre en place un salaire minimum et le plein emploi, vous devez également garantir la possibilité d’obtenir un emploi au salaire minimum. Et pour en revenir à votre question, n’est-ce pas Franklin D. Roosevelt qui disait : « Traitez les intérêts financiers comme des bébés. »  Ou bien était-ce Keynes dans une lettre à FDR « Vous devez accepter le fait qu’ils se plaignent en permanence, et les ignorer. »

Heu?reka : « La crise de l’euro est une crise de la législation européenne »

Envoyé par Heu?reka, montage LVSL
© Hugo Baisez

Gilles Mitteau, plus connu sous le pseudonyme d’Heu?reka, est un vidéaste vulgarisateur d’économie et de finance. Dans ses documentaires, disponibles sur la plateforme YouTube, comme dans son livre Tout sur l’économie, ou presque (Payot, 2020), il s’attaque à des problèmes en apparence complexes comme la question de la dette souveraine, de la crise des subprimes ou encore de la réforme des retraites. Nous avons voulu nous entretenir avec lui afin de mieux comprendre son parcours et sa vision de l’économie.

LVSL – Vulgariser une discipline comme l’économie est assez compliqué : beaucoup de termes et de mécanismes sont méconnus du grand public, même s’ils ne sont pas nécessairement très complexes. Comment procédez-vous pour rendre votre propos accessible au plus grand nombre ?

Gilles Mitteau – J’ai une petite astuce qui consiste à me dire que je suis dans un bar avec des amis en train de discuter. Comme je veux essayer de transmettre des termes qui peuvent être parfois techniques, j’ai construit un personnage qui va parler en termes formels et qui est accompagné de son ami avec qui il discute ; cette deuxième personne essaie de tout reformuler pour que l’ensemble soit un peu moins doctoral. La combinaison des deux fonctionne bien, c’est une formule efficace !

LVSL – Lorsqu’on visionne vos vidéos, on a souvent l’impression que, contrairement à ce qu’affirmait Margareth Thatcher, il existe bien des alternatives concrètes à l’organisation économique de nos sociétés. Vous montrez que les économistes, loin de former un corps de métier monolithique, ne pensent pas l’économie de la même manière. Est-ce l’un des aspects qui vous a motivé à réaliser des vidéos ? 

G.M. – C’est plus le travail que je faisais en salle des marchés qui a déclenché l’envie de créer la chaîne. Lorsque je me suis lancé, je suis parti du principe que je connaissais déjà la finance et qu’apprendre l’économie n’allait pas être trop difficile car ces deux thèmes sont très connectés. Pourtant, quand j’ai cherché des livres pour alimenter mes vidéos, je me suis rendu compte qu’il existait beaucoup d’avis divergents au sein du milieu académique. Ce n’est donc pas parce que je voulais trouver des divergences que je me suis lancé mais, a contrario, je voulais plutôt comprendre ce que disait la vraie science sur l’économie. Je me suis rendu compte que le milieu académique n’était pas du tout unanime !

NDLR : Sur la question du (manque de) pluralisme en science économique, lire sur LVSL l’article de Guilaume Pelloquin : « Pour une science économique digne du monde d’après »

LVSL – Parlons maintenant des enjeux économiques actuels. D’après vous, quels sont les plus grands dangers auxquels nos sociétés vont faire face dans un avenir proche ?

G.M. – À mon avis, on aura deux choses à craindre : les enjeux climatiques et les inégalités. Le risque climatique est assez évident puisqu’il pose des problèmes dans le monde réel, physique, et pas seulement sur les fichiers Excell des traders. Les inégalités peuvent soulever des mouvements sociaux qui illustrent bien le fait que notre système économique a vraiment un problème de fond, comme ce fut le cas des Gilets jaunes. De plus, les bulles spéculatives et les crises financières représentent autant d’épées de Damoclès qui planent au-dessus de nos têtes et qui sont aussi reliées aux inégalités.

« La sphère financière s’intéresse à la valeur des choses alors que la sphère économique s’attèle à fabriquer des biens et des services. Il n’y a aucune raison pour qu’une crise de valeur se transforme en un problème de fabrication. » 

Quelque part, le fonctionnement même de la finance provoque des crises. Il ne faut pas croire que les crises financières sont particulièrement techniques. C’est juste un problème psychologique de coordination, comme lorsqu’une horde d’animaux change tout d’un coup de trajectoire. Il est très difficile de comprendre pourquoi le troupeau a tourné, ça n’est pas simplement un individu qui guide tous les autres mais plutôt les acteurs qui s’autoréférencent. Les crises financières ont toujours été là et continueront à l’être tant qu’il y aura des marchés financiers. Pourtant, il y a certainement des mesures à prendre pour empêcher le transfert des crises financières vers les dépréciations économiques. 

LVSL – Quelles mesures seraient à même d’éviter ce phénomène ?

G.M. – La sphère financière s’intéresse à la valeur des choses alors que la sphère économique s’attèle à fabriquer des biens et des services. Il n’y a aucune raison pour qu’une crise de valeur se transforme en un problème de fabrication. Il faudrait couper le lien entre les deux, et le lien le plus évident, ce sont les banques. Cette décision-là a été prise à la suite de la crise de 1929 aux États-Unis, quand les banques de dépôts ont été différenciées des banques d’affaires. Cependant, cette loi de séparation des activités bancaires a été abrogée sous le mandat de Bill Clinton. Et le pouvoir politique ne l’a pas remise au goût du jour après 2008 – ni aux États-Unis, ni en Europe, probablement parce que les banques sont beaucoup trop puissantes. Pourtant c’est à mon avis la mesure la plus efficace pour limiter les dégâts d’une crise financière.

Il y a bien sûr d’autres solutions. La réduction des inégalités en fait partie afin d’éviter la concentration de l’épargne. On pourrait aussi limiter au maximum le placement de l’épargne sur des marchés financiers qui demeurent essentiellement spéculatifs. Pourtant, on ne prend pas du tout cette direction quand on voit par exemple que la réforme des retraites semble ouvrir la voie à un futur système par capitalisation. Aucun système de retraite par répartition ne peut causer de bulle spéculative ni de crise financière alors qu’un système par capitalisation – avec des fonds de pension qui placent l’épargne des travailleurs sur les marchés – peut largement y participer.

LVSL – Récemment, l’effondrement du fonds spéculatif Archegos a ravivé les craintes d’un krach boursier de grande ampleur, que l’on annonce à intervalles réguliers. Pour vous qui avez travaillé sur les marchés financiers par le passé, une telle explosion est-elle inévitable dans un futur proche ?

G.M. – Est-ce qu’il y aura une crise financière ? Je pense que oui. Est-ce qu’elle arrivera bientôt ? Je n’en ai aucune idée. L’important n’est d’ailleurs pas de prédire la date d’une telle crise mais de comprendre les phénomènes systémiques qui pourraient la provoquer. Les crises financières, il y en aura tout le temps ; ça fait partie de l’essence même des marchés financiers. Il faut bien comprendre que les marchés financiers sont auto-référentiels : lorsqu’un acteur financier prend une décision, elle est immédiatement perçue comme une information qui incite à l’action. L’achat pousse à l’achat, qui pousse à plus d’achat et inversement. Fondamentalement il y aura toujours des krachs boursiers et des crises financières. Il est pourtant impossible de savoir quand aura lieu la prochaine car un krach est un phénomène psychologique. Il nous est seulement possible de constater qu’il y a des éléments inquiétants qui pourraient participer à déclencher une crise. Je pense, encore une fois, au risque climatique et aux inégalités.

« Pourquoi se baser sur la dernière transaction pour valoriser les actions ? Tout simplement pour causer de fortes variations de valeur qui peuvent faire peur ! »

Si la finance n’était pas spéculative et avait vraiment pour rôle d’essayer de prédire le destin de l’économie, les financiers se préoccuperaient de ces problèmes. Pourtant, ces derniers ont peur de certains phénomènes dont ils ne devraient pas s’inquiéter s’ils comprenaient mieux l’économie. Je pense notamment à la dette. Les crises financières et économiques sont en outre très connectées à nos règles comptables actuelles qui sont complètement dépassées.

LVSL – Pouvez-vous être plus spécifique sur ce point ? 

G.M. – Il nous faut comprendre qu’une crise financière est une crise causée par la perte de valeur que l’on donne à des biens. Du jour au lendemain, certains actifs peuvent perdre de la valeur mais ne disparaissent pas pour autant. Même lors d’une crise, une entreprise qui perd de la valeur reste ouverte et les gens continuent d’y travailler. Il n’y a aucune raison que cela nous empêche de les utiliser et de continuer à vivre normalement comme d’habitude. C’est l’aveuglement vis-à-vis de nos règles comptables qui cause l’arrêt de la machine. On pense que tout devrait s’arrêter de fonctionner si la valeur des choses venait à descendre en dessous d’un certain seuil. C’est une règle totalement arbitraire. Dans notre système actuel, la valeur est définie par le prix de la dernière transaction. Cela signifie que si je possède plusieurs actions et que quelqu’un décide de m’en acheter une en échange de 40 euros, alors comptablement, je dois déclarer que toutes mes actions valent 40 euros. Si le lendemain, quelqu’un m’achète une autre de mes actions pour 35 euros, alors je dois désormais déclarer qu’elles valent 35 euros. Pourquoi se baser sur la dernière transaction pour valoriser les actions ? Tout simplement pour causer de fortes variations de valeur qui peuvent faire peur !

On pourrait par exemple décider de se référer à l’historique des trois dernières années de transactions et d’en faire une moyenne. Nous limiterions alors grandement les effets de panique. De plus, dans notre système, une entreprise financière comme une banque s’arrête de fonctionner si la valeur des actifs financiers qu’elle possède tombe en dessous d’un certain seuil correspondant à la quantité de dette qu’elle doit rembourser. À partir du moment où on commence à penser que la valeur conférée à une action – ou à un produit financier en général – n’est pas celle de la dernière transaction mais se réfère à un historique, les variations de prix sur les marchés financiers deviennent beaucoup moins importantes. On passerait d’une mer agitée avec des creux de plusieurs dizaines de mètres à un océan calme où une tempête pourrait difficilement se déclarer. De même, décider qu’une entreprise doit fermer lorsque la valeur de ce qu’elle possède descend en dessous d’un certain seuil est une règle idéologique. Nous pourrions très bien abaisser ce seuil sans que ce soit illogique.

LVSL – Vous avez évoqué dans vos vidéos le problème du trading haute fréquence que pratiquent des fonds comme Blackrock. Cette finance à très haute vitesse peut-elle entraîner des crises qui n’auraient pas lieu d’être ?

G.M. – Le trading haute fréquence peut effectivement précipiter les cours dans un sens ou dans l’autre, avec des algorithmes qui interagissent et font, in fine, monter ou baisser un prix. Le mécanisme est toujours le même : un algorithme, par ses achats et ventes répétés, provoque une petite hausse ou baisse de prix ; ce changement est interprété comme une information positive ou négative qui pousse alors d’autres algorithmes à acheter ou vendre et donc, à faire monter ou baisser le prix. Un tel événement peut provoquer un krach de la valeur qui se transmet à l’économie réelle par le prisme de règles comptables.

LVSL – Vous venez de publier un documentaire sur la question de la dette détenue par la Banque Centrale Européenne (BCE). Plusieurs personnalités, à l’instar de Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean, plaident pour son annulation. Cette proposition radicale devrait-elle être plus abordée dans le débat public ou est-elle totalement irréalisable ?

G.M. – Elle n’est pas du tout irréalisable. Pourtant, cette proposition touche à des dogmes, à une idéologie. Elle nous invite à réfléchir à notre conception de la dette. Qu’est-ce que la dette ? Ce sont des contrats que l’on signe entre nous, des règles, des lois. C’est comme si on disait du code civil qu’il ne faut surtout pas y toucher alors que c’est nous-même qui l’avons conçu. Si le code civil ne nous convient plus, rien ne nous empêche de le modifier… Pour l’instant l’annulation de la dette est une question qui choque encore. Ce que montrent des économistes comme Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne, c’est que, dans le cadre des lois existantes, il serait possible de l’annuler sans qu’aucun épargnant ne soit lésé. Ces derniers montrent également que nous devons à tout prix désacraliser la dette, qu’il faut arrêter de la penser dans les termes suivants : « il faut rembourser la dette, nous n’avons pas le choix ». Si, dans le passé, nous avons décidé qu’il fallait à tout prix rembourser cette dette, rien ne stipule qu’on ne doit pas réinterroger cette règle aujourd’hui.

NDLR : Sur la question de la dette, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Nicolas Vrignaud : Eric Toussaint : « 59 % des montants de la dette réclamés à la France sont illégitimes »

LVSL – Justement, de nouveaux courants économiques, comme la MMT (Modern Monetary Theory), proposent de renouveler notre manière de concevoir la dette étatique. Stéphanie Kelton est une personnalité influente de cette mouvance. Elle propose de sortir du « mythe du déficit » où les dépenses publiques sont trop souvent considérées comme un problème. L’État, à l’inverse des ménages qu’il fédère est capable, par le prisme de sa Banque Centrale, d’émettre de la monnaie. Que pensez-vous de ces constatations ?

G.M. – J’ai lu Le mythe du déficit de Stéphanie Kelton. C’est un ouvrage très intéressant. Le cadre de raisonnement est excellent puisqu’il permet de comprendre en détail le fonctionnement de l’économie moderne. C’est une théorie très monétaire, donc centrée sur la monnaie, qui permet de comprendre comment cette dernière est créée, puis détruite et comment s’articule sa relation avec la dette.

Mon seul souci avec cette théorie, c’est qu’elle est, comme souvent avec les théories monétaires, légèrement simplificatrice. La MMT n’est pas une théorie uniquement descriptive mais également normative. Elle décrit un monde monétaire qui inclut d’ores et déjà les réformes qu’elle souhaiterait voir advenir. La simplification majeure de la MMT est d’associer État et Banque Centrale, de les faire fusionner en une seule et même unité. La réalité ne correspond pourtant pas à cette description. La Banque Centrale Européenne (BCE) est complètement indépendante vis-à-vis des États membre ce qui lui vaut de nombreuses critiques de la part de Stéphanie Kelton. Il y a une également une certaine indépendance de la banque centrale américaine, même si cette dernière doit rendre des comptes au pouvoir politique. La MMT va faire fusionner ce pouvoir avec la banque centrale en montrant que lorsqu’un État prend une décision, la banque centrale va immédiatement réagir et appliquer ce que préconise l’État.

NDLR : Pour en savoir plus sur la MMT, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Politicoboy : Stephanie Kelton : « pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit ».

Or, force est de constater que ce schéma ne s’applique pas à la réalité. La théorie est donc descriptive, dans le sens où elle arrive très bien à décrire la circulation de la monnaie entre les banques, les entreprises, les particuliers et un bloc État/banque centrale. Elle montre d’ailleurs à quel point ce bloc État/banque centrale est souhaitable et fonctionnerait très bien. Mais la réalité c’est que pour le moment, État et banque centrale sont bien des entités distinctes.

LVSL – La MMT plaide pour l’inverse de ce que l’on observe aujourd’hui où sont préconisées les Banques Centrales indépendantes du pouvoir politique…

G.M. – Oui, totalement. La MMT plaide pour un contrôle démocratique sur cette institution centrale pour notre économie. La Banque Centrale devrait être une institution politique comme les autres, avec des lois capables de faire tomber les représentants de cette organisation, de relancer des élections. Il faut que le peuple en ait le contrôle définitif. Rien ne justifie qu’elle soit une machine purement technocratique.

LVSL – Vous avez analysé dans une série de vidéos la crise économique qui a affecté l’Union Européenne en 2010. Vous montrez que nous avons beaucoup d’idées reçues, éloignées de la réalité, sur cette période. Quelles sont celles que vous souhaitez le plus déconstruire ?

GM – On pense trop souvent la crise de l’euro comme une crise de la dette souveraine alors qu’on devrait davantage chercher son explication dans la réglementation européenne. C’est une crise venue des règles financières que l’on s’est auto-imposé, la zone euro a mal été construite. Les dépenses des uns sont les revenus des autres. Jusqu’à la crise de 2008, les États ne dépensent pas de manière excessive, c’est plutôt le secteur privé – les particuliers et les entreprises – qui investit et consomme beaucoup. A partir de 2008, à cause de la panique financière liée aux subprimes, le secteur privé se met à avoir peur et réduit ses dépenses. On perd donc des revenus : s’il y a moins de dépenses au niveau global, il y a moins de revenus. Les États ont essayé de se mettre à dépenser plus afin de combler ce manque et de maintenir les revenus à des niveaux semblables à celui d’avant 2008. Pendant que le secteur privé remboursait plus de dettes qu’il n’en créait de nouvelles, le secteur public a fait l’inverse : il s’est mis à augmenter sa dette afin de pouvoir plus dépenser. Tous les États ont la capacité de faire ça sans problème puisqu’ils sont connectés plus ou moins directement à leur banque centrale. Mais nous sommes la seule zone monétaire au monde où on a coupé aussi radicalement ce lien. Résultat : les États s’endettent sur les marchés financiers, et si les marchés financiers disent « Non, je ne veux pas vous prêter », alors nos État se retrouvent dans une situation délicate.

Dans beaucoup d’autres pays, la banque centrale a le droit de participer à cette sorte d’enchère sur les marchés. C’est-à-dire que finalement les marchés financiers connectent l’État avec des investisseurs variés, dont la banque centrale. Cette dernière peut imprimer autant de monnaie qu’elle le souhaite et donc in fine acheter autant de dette qu’elle le veut. En zone euro, l’État doit aller sur les marchés financiers sans aucune aide de sa banque centrale. Or la finance a tendance à aider ceux qui ont le moins besoin d’aide et à ne pas aider ceux qui en ont le plus besoin, c’est classique en période de crise, cela s’appelle le « flight to quality » (l’envol vers la qualité).

Pendant la crise de 2008-2009, les situations économiques des différents pays se sont détériorées, les financiers ont arrêté de prêter aux pays du Sud du fait d’un manque de confiance. On s’est très vite retrouvé avec ce que beaucoup ont appelé à tort une crise de la dette souveraine qui est en réalité une crise de la législation européenne. Il n’y a pas de crise de la dette souveraine au Japon, aux États-Unis, en Chine, parce qu’il n’y a aucune raison que l’État n’ait pas accès à du financement, quel que soit le montant. Nous en Europe on a décidé qu’un tel fonctionnement n’était pas souhaitable et on s’est pris une crise tous seuls. Nous l’avons créée nous-même, avec nos règles.

« Aux États-Unis, on peut changer très facilement de politique économique et monétaire parce que la Constitution n’est pas très précise à ce sujet. En Europe, pour modifier un traité, l’équivalent d’une constitution, il faut négocier à 27 ».

Notre solution principale a été de faire de l’austérité, ce qui a posé énormément de problèmes. Le Produit Intérieur Brut (PIB) grec a baissé d’un quart. C’est énorme ! La crise a été causée par le secteur privé qui a fait de l’austérité, et la réponse a été de dire que le public devait faire de même. Si les dépenses sont réduites dans le secteur privé et dans le secteur public, il y a une double réduction des revenus pour la population en général, donc une double crise. Certaines institutions sont depuis revenues sur ce problème. Le FMI a par exemple admis avoir fait une erreur en favorisant l’austérité, notamment en Grèce.

LVSL – Certaines idées reçues relatives aux pays européens dits « du Sud » se sont largement diffusées dans l’espace public. À quels acteurs ont-elles profité ?

G.M – Il est très pratique de trouver un bouc émissaire. Dans de telles situations, soit c’est notre système qui est mal foutu, soit c’est que ces gens l’ont mérité. Quand on se retrouve face à des gens qui se mettent à perdre énormément du jour au lendemain, quand on a des images de Grecs à la rue, qui n’ont pas de soins, la réaction récurrente est de nier la réalité. Il est beaucoup plus facile de dire que c’est la faute des gens et qu’ils sont responsables de leur propre sort, que ce sont des cigales qui ont chanté tout l’été. Cela permet de pas remettre en cause tout le système dans lequel on vit, le système économique et financier qu’on a mis en place. C’est une solution de facilité qui permet d’éviter de se regarder dans le miroir et de se remettre en question.

LVSL – Neuf mois après son annonce en grande pompe, le plan de relance de l’Union Européenne patine toujours. Pendant ce temps, les États-Unis et la Chine ont déjà investi des sommes colossales pour que leurs économies puissent faire face à la crise sanitaire que nous traversons. Par impuissance politique ou par dogmatiste économique, sommes-nous en train de reproduire les mêmes erreurs qu’il y a 10 ans ?

G.M – Je ne pense pas que l’on reproduise les mêmes erreurs du passé tant que l’austérité n’est pas préconisée. Le moment où on entendra parler d’austérité au niveau européen, de la part de la Commission, là on pourra se dire que l’on refait exactement les mêmes erreurs. Pour l’instant on assiste plutôt à des déclarations des institutions européennes qui vont dans le sens de l’endettement des États membres. Après, en termes de montants injectés dans l’économie, on est beaucoup trop faibles. C’est dû à un mélange de difficulté de négocier à 27 et à la présence d’une idéologie de fond qui reste très libérale, très conservatrice. L’Europe est dépendante de sa construction, des règles qu’elle a mises en place. Pour d’autres pays, les règles sont beaucoup plus facilement transformables, il suffit d’un nouveau gouvernement pour faire tomber une loi et en mettre une autre à la place, les règles ne sont pas aussi contraignantes. Aux États-Unis, on peut changer très facilement de politique économique et monétaire parce que la Constitution n’est pas très précise à ce sujet. En Europe, pour modifier un traité, l’équivalent d’une constitution, il faut négocier à 27. Pour l’instant je n’ai pas l’impression qu’on refasse les mêmes erreurs, du moins tant que la Commission ne se remet pas à brandir la règle des 3%.

LVSL – Dans le futur, la question de l’austérité risque pourtant de revenir sur le devant de la scène. Des documents comme le rapport Arthuis attestent de ce phénomène…

Dans le futur, c’est un discours qui va évidemment revenir puisqu’il est utilisé par des conservateurs pour se faire élire. Ça va être un combat plus politique qu’économique. Beaucoup d’économistes préconisent de ne pas administrer de nouvelles « cures » d’austérité. Mais cela va revenir c’est certain, parce que le combat de la relance keynésienne contre l’austérité est un débat vieux comme le capitalisme. J’ai l’impression que les économistes vont plutôt pencher du côté de la relance, mais il n’empêche que la population choisit ses dirigeants, et si on vote pour des politiques de droite, on aura de l’austérité.

LVSL – La réforme des retraites pourrait faire son retour une fois la crise COVID enfin derrière nous. Il est fort probable que le passage à la retraite par points sera alors présenté comme une nécessité absolue. Vous qui avez réalisé de nombreuses vidéos sur le sujet, pouvez-vous nous rappeler le choix de société auquel correspond l’abandon du système par répartition pour ce système à points ?

La question des retraites est encore une fois un combat idéologique plutôt qu’un débat technique. Il y a plusieurs manières de concevoir les retraites. Dans le système qu’on est en train de mettre en place, la retraite que l’on va percevoir correspond aux sous que l’on a gagnés dans sa vie, comme une épargne. Dans ce type de système « à points », on prend un petit pécule chaque mois aux personnes qui travaillent pour le leur rendre plus tard à l’âge du départ en retraite. C’est une sorte de système par capitalisation dans le sens où on est dans une logique d’individualisation, chacun a la retraite qu’il « mérite ».

Le système vers lequel il faudrait aller, si on veut réduire les inégalités, c’est au contraire un système qui se demande quel est le minimum dont une personne a besoin pour vivre quand elle est retraitée et quel est le maximum qu’on envisage de donner à une personne en retraite. On devrait à mon avis beaucoup plus s’interroger au niveau collectif qu’au niveau individuel.

LVSL – Pourtant, la retraite par points est constamment justifiée par une prétendue fragilité du système actuel qu’il incombe de réformer.

Effectivement c’est toujours la même chose. Pourtant, il y a plusieurs rapports qui montrent que ce n’est pas un souci de financement. La monnaie n’est pas une ressource rare et finie, c’est une construction sociale qui n’est pas disponible en quantité limité. Ce qui compte, c’est de ne pas inonder l’économie avec de l’argent que le système de production ne peut absorber. On a en France un système productif qui crée des biens et des services. La question que l’on doit se poser est de savoir si ce système est sous-utilisé ou pas. S’il l’est, il n’y a aucun problème à imprimer de la monnaie. On peut même donner plein d’argent à la population et forcer les entreprises à embaucher afin de faire augmenter l’utilisation de ce système productif à 100%. Si en revanche notre société est déjà proche du maximum de ce qu’elle peut produire, il faut faire attention car ajouter de la monnaie dans l’économie peut provoquer deux choses : soit cela encourage les entreprises à agrandir leurs usines et c’est plutôt positif, soit cela les encourage à augmenter leurs prix. C’est la grande peur de l’inflation.

« La question de la croissance économique et de son impact sur l’environnement doit être attaquée du point de vue de la répartition des richesses : comment fait-on pour s’assurer que tout le monde a bien accès à ce dont il a besoin ? »

Finalement, pour les retraites si on a 100 euros de dépenses et 70 euros de recettes, les 30 euros restants peuvent très bien venir de la planche à billets, de la création monétaire. Cette planche à billets est nécessaire et ne s’arrête jamais. Chaque année il y a de la création monétaire et lorsque cette création est négative – c’est-à-dire quand on détruit de la monnaie – on a souvent affaire à une crise économique. Je ne vois pas pourquoi le déficit des retraites ne pourrait pas être un point d’entrée de la nouvelle monnaie dans l’économie, de la même manière qu’il faut des investissements, des entreprises qui décident de dépenser plus que ce qu’elles gagnent pour financer les profits des autres. Les déficits des uns sont les profits des autres. Au-delà du fait qu’il existe des rapports montrant que le système des retraites se stabilise financièrement et qu’il n’y a pas forcément besoin d’une réforme, le système pourrait très bien être bénéfique pour la société s’il était en déficit.

LVSL – Si l’on injecte toujours plus de monnaie dans l’économie et que l’on pousse à l’endettement, n’y a-t-il pas un risque de pousser à une consommation excessive ? Le trop-plein de monnaie n’est-il pas un problème pour l’environnement ?

Il y a un problème plus profond qui est de voir l’économie comme un système de production puis de répartition de la production dans la population. Notre système de production pollue, son empreinte écologique est clairement insoutenable, il faut donc ralentir, ce qui signifie fabriquer moins, avoir moins, posséder moins. Pourtant, notre mécanisme de répartition de la production est basé sur le travail. Si on commence à fermer certaines industries, tous les gens qui y travaillent n’ont plus accès à rien. Le problème se situe essentiellement au niveau de la répartition. On pourrait limiter la production, mais on est contraints de ne pas le faire parce que notre système de répartition de la richesse est basé sur les revenus issus du travail. La question de la croissance économique et de son impact sur l’environnement doit être attaquée du point de vue de la répartition des richesses : comment fait-on pour s’assurer que tout le monde a bien accès à ce dont il a besoin ?

Pour l’instant, il y a évidemment tout un filet de sécurité sociale, mais il n’est pas suffisant si on ne travaille pas pendant une longue période de temps. On voit en France que l’on n’arrête pas de réduire les droits des chômeurs et des précaires, c’est un vrai problème. Il faut imaginer un village sur une île où tous les jours il faut s’assurer d’avoir de l’eau potable, d’avoir de la nourriture, de s’occuper des enfants, etc… Personne n’a déclaré que tout le monde devait travailler sur l’île : si le travail de 40 personnes seulement est nécessaire mais que l’île compte 150 habitants, on peut organiser un roulement. On vit dans une société où la règle de fonctionnement stipule que tout le monde doit travailler tous les jours, tout le temps, sinon il n’a pas l’argent pour avoir accès à la nourriture, au logement. Cela ne veut pas dire que l’on n’a pas assez de logements ou de nourriture. C’est la personne qui ne travaille pas qui n’y a pas accès, indépendamment du fait que la richesse dont elle a besoin a bien été produite. C’est un vrai problème. Ce qui compte, c’est qu’il y ait assez de ressources dans l’économie et qu’on se les partage. Nous n’arrivons pas à raisonner comme cela parce que notre économie est trop complexe ; on part du principe que tout le monde doit toujours travailler. Comme on améliore sans cesse les techniques de production, si on veut que tout le monde travaille, il faut produire plus. Le cœur du problème, c’est ce mécanisme de répartition.

LVSLQuels sont les thèmes que vous n’avez pas encore abordés dans vos vidéos ou dans votre livre et que vous aimeriez étudier dans le futur ?

Il y en a plein ! La Modern Monnetay Theory que l’on a déjà évoquée. Il y a également pleins de grandes questions autour de l’inflation. En ce moment on parle beaucoup d’argent magique et j’aimerais bien parler de cette grande peur des années 1970 qui revient, aborder ce problème directement et apporter un regard critique en expliquant par exemple qu’il y a plusieurs inflations. En effet, tout le monde n’a pas les mêmes revenus et donc n’achète pas les mêmes choses. Est-ce que ça a du sens d’avoir un chiffre de l’inflation qui correspond à une moyenne globale alors que les 10% des Français les plus pauvres n’achètent pas les mêmes choses que les 10% les plus riches ? Est-ce qu’on ne devrait pas avoir plusieurs chiffres de l’inflation qui correspondent à plusieurs catégories de personnes ? C’est quelque chose que j’aimerais aborder, avec la question centrale de l’immobilier et du coût du logement. Il y a également le sujet du découplage : est-ce qu’on est capables de continuer de faire croitre le PIB sans avoir une augmentation des émissions de CO² ? C’est une grosse question qu’on me pose, et je pense qu’il y a une ou plusieurs vidéos à faire sur le sujet. 

David Cayla : « Une grande partie de la gauche est incapable de s’extraire de la pensée néolibérale »

© Manon Decremps

La crise économique, conséquence de la pandémie du Covid-19, qui touche la quasi-totalité des économies du monde, a relancé le débat quant au rôle de l’État en France. Le système néolibéral, dominant toutes les sphères de pouvoir depuis le début des années 1980, semble toucher à sa fin pour David Cayla. Le maître de conférences en économie à l’Université d’Angers, dans son ouvrage Populisme et néolibéralisme, tente de montrer en quoi les conséquences d’une gestion néolibérale de l’État et de nos économies permet l’apparition de populismes qu’il rejette. Dans cet entretien, nous avons souhaité revenir sur le rôle de l’Union européenne dans la construction du système néolibéral, les formes de populismes en action en Europe ainsi que sur l’incapacité des forces situées à gauche de proposer une alternative crédible aux idées néolibérales. Entretien réalisé par Valentin Chevallier.


LVSL – Sur l’Union européenne, vos critiques concernent principalement le marché unique et ses règles très structurantes (quatre libertés fondamentales, concurrence et forte limitation des aides d’État) plutôt que les aspects monétaires de la construction européenne et notamment l’euro comme responsable de la désindustrialisation d’une grande partie de l’Union. Il ne produirait que de manière « sous-jacente » des divergences économiques. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

David Cayla – Dans le chapitre 1 consacré à l’analyse du populisme européen, mon propos ne vise pas à critiquer telle ou telle institution européenne mais plutôt à comprendre pourquoi l’Union européenne engendre du populisme. Je pense qu’il faut en trouver la cause dans la dynamique économique, sociale et démographique.

Le continent européen se fracture. Depuis une vingtaine d’années, l’activité industrielle déserte l’Europe du Sud et les zones périphériques pour se concentrer en Allemagne et en Europe centrale. Les mouvements de population suivent les flux économiques à la recherche d’emplois plus stables et mieux rémunérés. Jusqu’en 2008, les flux migratoires allaient d’Est en Ouest ; depuis une dizaine d’année, ils suivent les investissements industriels et se concentrent en Allemagne et dans les pays limitrophes. L’Allemagne a ainsi connu un solde migratoire de plus de 4,3 millions de personnes entre 2010 et 2018, la majorité venant d’autres pays européens. De même, la Pologne et la Hongrie ont récemment retrouvé une attractivité migratoire et attirent désormais les travailleurs plus pauvres des pays baltes ou d’Ukraine.

Quelle sont les causes de ces chamboulements ? Pourquoi l’Italie et l’Espagne se désindustrialisent et perdent leur population tandis que l’Autriche, l’Allemagne et la Pologne attirent les investissements industriels ? L’explication souvent avancée est celle de la monnaie unique. Les économies italiennes et espagnoles aurait naturellement besoin d’une monnaie faible qui se dévalue régulièrement tandis que l’économie allemande aurait besoin d’une monnaie forte. La création de l’euro, parce qu’elle empêche les dévaluations, aurait donc avantagé l’Allemagne et désavantagé l’Italie.

Je trouve cette explication très insatisfaisante. Elle donne l’impression qu’il y aurait des essences économiques italienne et allemande. Par je ne sais quel atavisme qu’on ne précise jamais l’économie italienne serait incapable de survivre à une monnaie forte alors que les Allemands – parce qu’ils seraient germaniques ? – seraient plus efficaces que tous les autres peuples européens pour produire des biens à haute valeur ajoutée compatibles avec une monnaie forte.

Il me semble que si l’on veut comprendre les dynamiques industrielles du continent, il faut dépasser ces préjugés et s’intéresser aux causes profondes qui handicapent tel industriel et avantage tel autre. Pourquoi l’industrie se concentre-t-elle autour de la mer du Nord et déserte la Méditerranée ? Tout simplement parce que si on les laisse circuler librement, les capitaux s’agglomèrent spontanément dans les régions les plus denses industriellement. Les populations suivent, avec retard, les pôles d’attraction industriels. C’est une loi générale connue depuis le XIXe siècle et développée notamment par l’économiste britannique Alfred Marshall. À l’époque, il s’agissait de comprendre pourquoi l’unification économique des nations engendrait l’exode rural et le développement de grands centres urbains. La même dynamique est aujourd’hui à l’œuvre sur le continent européen unifié par le marché unique. Mais au lieu que ce soient des départements qui se désindustrialisent et se dépeuplent, ce sont à présent des pays entiers qui disparaissent lentement.

Alors pourquoi la mer du Nord et non la Méditerranée ? Pour des raisons historiques et géographiques. L’Allemagne a connu un boum industriel dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle a accumulé des infrastructures qui la rendent aujourd’hui plus efficace que les autres régions européennes. Or, avec la libre circulation du capital, les petits écarts hérités de l’histoire ne peuvent que s’approfondir. Les effets d’agglomérations permettent aux pays les plus industrialisés d’attirer les investissements industriels, tandis que les régions les plus fragiles perdent en attractivité. Ce phénomène est cumulatif.

“L’appartenance à la zone euro n’est pas significative lorsqu’on regarde les dynamiques industrielles depuis 2000.”

Pourquoi ne pas évoquer le rôle la monnaie unique ? Je l’évoque comme explication théorique complémentaire. Le problème est que cette hypothèse ne colle pas avec les observations. En tant que chercheur je suis bien forcé d’admettre ce que les données démontrent, à savoir que l’appartenance ou non à la zone euro d’un pays membre de l’Union européenne n’est pas significative lorsqu’on regarde les dynamiques industrielles depuis 2000. C’est la géographie et les effets d’agglomération engendrés par la libre circulation du capital et du travail qui fonctionne le mieux pour comprendre ce qui se passe sur le continent.

LVSL – Vous prenez en exemple le Royaume-Uni et la Suède, qui se sont fortement désindustrialisés pour dire que la monnaie n’est pas fondamentale. Mais la couronne suédoise n’est-elle pas fortement enchaînée à l’euro (règle du MCE 2 – mécanisme du taux de change européen) ? La France, fortement touchée par la désindustrialisation, est-elle donc un pays périphérique de l’Europe, loin des dynamiques industrielles théorisées par Alfred Marshall ?

D.C – Les effets de la monnaie unique ne se limitent pas au taux de change. L’euro c’est aussi une politique monétaire. Les taux d’intérêt de la banque centrale influencent le coût du capital et l’activité économique dans son ensemble. Or, pratiquer une politique monétaire uniforme au sein d’une zone euro hétérogène et en voie de divergence ne peut pas fonctionner. En préservant sa monnaie, la Banque de Suède peut mener une politique relativement autonome, même en ayant une monnaie dont le taux de change est lié à l’euro. Il faut néanmoins noter qu’elle ne tire pas un grand bénéfice de sa non appartenance à l’euro puisque sa perte d’emplois industriels est comparable, dans la durée, à celle de son voisin finlandais qui lui appartient à l’euro. Le Royaume-Uni, pour sa part, a gardé une monnaie flottante vis-à-vis de l’euro. Cela ne l’a pas empêché de se désindustrialiser au même rythme que la France durant la période 2000 – 2019. On observe néanmoins un retournement de tendance récemment puisque cela fait quelques années que le Royaume-Uni se réindustrialise contrairement à la France. Peut-être est-ce là un effet de la dévaluation de la livre ou du Brexit ? Comme souvent, il est difficile de trancher, surtout lorsqu’on n’a pas de point de comparaison.

La France est clairement devenue un pays périphérique si l’on applique le modèle de Marshall. L’activité de ses ports décroît globalement et la plupart de ses canaux de navigation ne sont pas adaptés à la circulation des péniches. Son grand fleuve structurant, la Loire, n’est pas navigable contrairement au Danube qui relie l’Autriche aux grands ports de la mer du Nord grâce aux canaux. Seule l’Alsace est directement reliée au cœur industriel du continent via le Rhin. C’est d’ailleurs la région qui s’en sort le mieux. Avec l’effondrement de l’emploi industriel, on voit aussi disparaitre du capital humain, les compétences techniques qui sont indispensables à l’activité industrielle. Les formations disparaissent ou s’adaptent au marché du travail d’une économie post-industrielle. Aujourd’hui, on fait Polytechnique pour devenir tradeur ou pour travailler dans un ministère et non pour inventer les technologies de demain. La désindustrialisation française est aussi culturelle et institutionnelle.

LVSL – Vous critiquez la « psychologisation » qui est effectuée lorsque, selon vous, on explique « la bonne gestion » des pays du Nord pour leur culture protestante face à une « culture méditerranéenne plus indolente ». Vous privilégiez une approche en termes de dynamiques économiques comme facteurs explicatifs de ces distorsions. N’estimez-vous pas au contraire que se limiter aux seuls déterminismes économiques comme finalités, occulte le caractère culturel et surtout politique des dynamiques de pouvoir dans nos sociétés ?

D.C – Ah mais oui ! C’est bien l’idée du livre. Je suis un économiste et non un spécialiste de psychologie sociale. Donc ce qui m’intéresse c’est justement de voir si une perspective économique peut utilement éclairer les évolutions sociale et politique du continent. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas des analyses complémentaires à mener à partir d’autres savoirs.

Ceci étant dit, j’évoque dans le livre les travaux du psychologue Graham Wallas, auteur de The Great Society (1914). Dans cet ouvrage, Wallas lie les dynamiques économique et psychologique et montre comment la mondialisation et l’unification économique qu’elle engendre suscite un profond mal-être social. En quelques siècles, les sociétés humaines ont dû passer du village traditionnel où tout le monde se connaît à une économie mondialisée fondée sur des rapports sociaux abstraits, ce qu’il appelle la « Grande Société ». Or, celle-ci ne peut être que profondément déstabilisante pour les populations et les institutions traditionnelles.

De même, le marxisme analyse la manière dont se constituent les classes sociales à partir de l’infrastructure économique. Les intérêts communs se transforment en intérêts collectifs et structurent les rapports de classes qui sont autant culturel que politique. On constate aujourd’hui un phénomène similaire dans certains pays européens. La Pologne, en devenant la base arrière de l’industrie allemande pourrait superposer à son identité nationale une identité de classe ouvrière.

Enfin, l’économiste et anthropologue Karl Polanyi ou le juriste Alain Supiot évoquent eux aussi les effets du marché sur l’évolution des institutions sociales et sur la transformation de notre système juridique. Les dynamiques économiques sont, là-aussi, premières, même s’il est évident que le culturel et le politique pèsent évidemment en retour sur le système économique.

Par ailleurs, dans la conférence qu’il a donné dernièrement à l’université d’Angers, Emmanuel Todd reconnait que son modèle, qui part des structures anthropologiques inconscientes pour remonter vers les dynamiques culturelles et éducatives subconscientes puis vers le niveau politique et économique conscient pourrait être vu de manière plus horizontale, avec des boucles de rétroaction qui iraient de l’économie vers l’anthropologie.

Ce que je veux dire c’est qu’il n’est pas illégitime a priori de partir de l’économie pour comprendre les dynamiques culturelles et politiques. D’autres que moi l’ont fait avec un certain succès et je m’inscris dans leur filiation. Je crois également que les transformations culturelles et politiques n’émergent pas spontanément mais pour répondre à besoins sociaux-économiques souvent invisibles aux yeux des commentateurs.

LVSL – Votre analyse du populisme retient essentiellement le caractère idéologique et droitier en prenant par exemple pour appui les travaux de Jan-Werner Müller. Pourtant, Laclau et Mouffe ont largement théorisé sur une approche discursive et progressiste du populisme. En Espagne ou d’autres forces électorales ailleurs en Europe sont loin de votre description des dirigeants populistes, qui « conçoivent leur action comme celle d’un dirigeant d’entreprise et utilisant un langage et un imaginaire issus du monde des affaires » ou étant de « grands entrepreneurs ». Pourquoi avoir fait ce choix qui semble restreindre les différents populismes ?

D.C – (Rires) Je me doutais bien que LVSL me poserait cette question ! Pourquoi ne pas évoquer les travaux de Chantal Mouffe ou d’Ernesto Laclau ? Parce que mon propos ne se place pas sur le même plan que le leur. Laclau et Mouffe s’intéressent au phénomène politique du populisme, alors que ce qui m’intéresse c’est la dynamique sociologique sous-jacente qui explique le populisme. C’est la raison pour laquelle je commence le livre par l’analyse du phénomène Raoult qui est symptomatique du populisme sociologique qui m’intéresse. Impossible de dire si les pro-Raoult sont de droite ou de gauche. Le raoultisme n’est pas politique. Ce n’est pas non plus la constitution d’un peuple conscient de lui-même. C’est simplement une réaction sociale spontanée qui répond à l’anxiété du moment et s’étend sur le terreau fertile d’une profonde défiance populaire vis-à-vis des institutions sociales et politiques.

Disons-le clairement. Pour moi le populisme n’est pas un phénomène politique, même s’il engendre des personnalités et des mouvements politiques. Ainsi, je crois que l’élection de Trump en 2016 est la conséquence d’un phénomène sociologique plus profond. C’est ce phénomène qui m’intéresse. J’évoque d’ailleurs aussi les mouvements populistes de gauche tels que Syriza ou Podemos, ou même les Gilets jaunes. Mais ce qui m’intéresse ce n’est pas de décrire et d’étudier ces mouvements mais de comprendre les conditions sociaux-économiques qui les ont fait émerger.

“Pour moi le populisme n’est pas un phénomène politique.”

Dans ce cadre de cette analyse, le rapport entre certains dirigeants populistes et le marché m’a intéressé. Mais je ne généralise absolument pas cette réflexion à tous les populismes. En réalité, j’essaie surtout de résoudre une apparente contradiction entre le fait que le néolibéralisme suscite angoisse et défiance et conduit en même temps à élire des milliardaires pro-marché. Cela ne veut pas dire que tous les mouvements populistes sont pro-marchés. Ce n’était certainement pas le cas des Gilets jaunes.

LVSL – Pour définir le néolibéralisme, vous reprenez le terme employé par Foucault de « gouvernementalité » pour montrer qu’on a plutôt affaire à un « système néolibéral ». Pouvez-vous revenir sur votre concept de « système néolibéral » en tant que doctrine politique et en quoi diffère-t-il de la pensée classique libérale qu’on associe trop souvent ?

Il est important de souligner que le néolibéralisme n’est pas une théorie économique mais bien une doctrine politique. De ce fait, elle relève de l’art de gouverner et concerne non seulement le domaine économique mais aussi l’ensemble des rapports sociaux. Cependant, définir clairement le néolibéralisme n’est pas simple car les politiques néolibérales peuvent sembler se contredire dans les mesures qu’elles proposent comme le souligne très justement Serges Audier[1]. Je parle donc d’un « système néolibéral » pour montrer qu’en dépit de certaines contradictions il existe des principes communs à toutes les doctrines néolibérales, même si les mises en oeuvre ne sont pas toujours uniformes.

On retrouve les mêmes problèmes lorsqu’on évoque le libéralisme classique qui n’est pas non plus une doctrine homogène permettant de définir clairement telle ou telle politique. Par exemple, la loi sur le voile à l’école peut tout à fait être justifiée ou combattue en invoquant les mêmes valeurs libérales, ce qui peut sembler troublant. Autrement dit, se dire « libéral » c’est affirmer certaines valeurs telles que le respect de l’individu et de sa liberté, l’importance de permettre son émancipation… mais cela ne signifie pas nécessairement adhérer à des politiques libérales du point de vue économique. John Stuart Mill le dit très clairement dans son fameux essai De la liberté (1859) « Le principe de la liberté n’[est] pas impliqué dans la doctrine du libre-échange » affirme-t-il. Du point de vue libéral, « la société a le droit de contraindre » le commerce. Aussi, Mill est favorable au libre-échange non par principe, mais parce qu’il pense que le libre-échange est une politique efficace du point de vue économique. Un libéral peut donc tout à fait être favorable au protectionnisme s’il en démontre l’efficacité. L’économiste allemand Friedrich List, qui défend une telle politique, est donc bien un auteur libéral.

Le néolibéralisme doit être distingué du libéralisme classique car il repose sur des principes totalement différents. Au cœur du néolibéralisme se trouve l’équation suivante : les marchés sont des institutions qui servent non à échanger mais surtout à créer des prix pertinents socialement et économiquement. Ce système de prix engendre des comportements cohérents entre eux et hiérarchise la valeur de chaque action et de chaque production de manière efficace. Les néolibéraux admettent néanmoins que les marchés ne sont pas des institutions naturelles et que s’ils ne sont pas régulés et encadrés juridiquement ils peuvent se mettre à dysfonctionner, produire des désordres sociaux ou engendrer des prix injustes et inefficaces. Le rôle de l’État est donc d’empêcher ces défaillances de marché et de les corriger là où elles s’installent. Lorsque l’État parvient à établir un ordre concurrentiel pertinent, les marchés fonctionnent correctement et le système produit un résultat qui permet la prospérité de tous.

On voit bien ici que, du point de vue néolibéral, et contrairement à Mill, toute restriction au commerce est contraire à ses principes fondateurs. Le libre-échange se justifie d’abord au nom de ces principes et non parce qu’il est efficace du point de vue de la prospérité économique.

LVSL – Walter Lippmann est souvent considéré comme l’un des précurseurs du néolibéralisme. Il « affirme que le laissez-faire n’est pas soutenable socialement et injustifié scientifiquement ». Mais, en puisant dans les théories évolutionnistes, Lippmann n’a-t-il pas repris, comme l’a écrit Barbara Stiegler dans Il faut s’adapter, une partie des thèses d’Herbert Spencer et du darwinisme social ? Donc, que le néolibéralisme a des convergences avec le libéralisme évolutionniste qu’il prétend rejeter ?

D.C – Le néolibéralisme s’oppose clairement au laissez-faire. C’est vrai chez Lippmann, mais aussi chez Hayek, Friedman et Eucken, pour la raison que j’ai indiquée plus haut. Du point de vue des néolibéraux le marché ne peut fonctionner s’il n’est soutenu par l’État.

Je suis d’accord avec l’idée de Barbara Stiegler selon laquelle le néolibéralisme repose sur un principe d’adaptation des sociétés aux marchés. C’est d’ailleurs précisément ce que signifie l’équation que nous avons vu plus haut. Néanmoins, il faut aussi dire clairement que Il faut s’adapter n’est pas un livre sur le néolibéralisme mais un livre sur les pensées opposées de deux auteurs que sont Water Lippmann et John Dewey. C’est donc un livre sur l’origine intellectuelle de The Good Society (1937), l’ouvrage qui a inspiré le philosophe Louis Rougier et qui a été à l’origine du colloque Walter Lippmann de 1938.

Le colloque Lippmann et The Good society ont eu une grande influence sur les auteurs néolibéraux de l’après-guerre. Le colloque a servi de modèle à Hayek pour constituer, en 1947, La Société du Mont Pèlerin qui a été l’incubateur des idées néolibérales dans la seconde moitié du XXe siècle. De même, The Good Society est cité explicitement par de nombreux auteurs néolibéraux (dont Friedmann et Hayek). Je me suis même amusé à retracer la postérité d’une métaphore de Lippmann qui définit le rôle de l’État comme celui d’un arbitre qui établit le code de la route. Elle a en effet été beaucoup reprise.

Ceci étant dit, il serait erroné de faire de Lippmann le fondateur du néolibéralisme contemporain. Lippmann n’a fait en vérité que synthétiser l’esprit du temps. Il s’inspire à la fois des travaux de l’ultra-libéral Ludwig von Mises et de ceux de Keynes (il les remercie tous deux dans la préface de l’édition américaine). De plus, l’école de Fribourg d’où émergera le néolibéralisme allemand nait en 1936, soit un an avant que le livre de Lippmann ne soit publié, avec des idées très similaires.

Lippmann est un talentueux journaliste. Il sent l’air du temps comme personne, mais ce n’est pas de sa pensée que nait le néolibéralisme. Il a juste écrit une formidable synthèse des idées proposées à son époque par ceux qui voulaient renouer avec un libéralisme réformé pour contrer les idéologies fasciste et communiste.

Enfin, pour vous répondre plus directement, je ne crois pas que le néolibéralisme puisse s’apparenter au darwinisme social de Spencer. On trouve certes un passage explicitement eugéniste dans The Good Society. Mais c’est aussi dans l’esprit du temps et cette idée ne sera reprise par personne par la suite, contrairement à la métaphore du code de la route. D’autres propositions de Lippmann connaitront le même sort, comme son attachement à une fiscalité très progressive ou son insistance à donner à l’État un rôle déterminent dans la protection de l’environnement. Bref, s’il a clairement été une source d’inspiration pour de nombreux auteurs néolibéraux, The Good Society n’est pas la bible du néolibéralisme que certains suggèrent.

LVSL – Vous écrivez que le système néolibéral, pour qu’il s’accomplisse, doit « surtout maintenir la paix sociale ». La création d’un revenu de base universel, qui n’est justifié que pour garantir « l’ordre marchand en impliquant une intervention minimale de l’État » est pourtant reprise par certains responsables politiques de gauche. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

D.C – C’est bien le problème qui est au cœur de mon livre. Une grande partie de la gauche est en réalité incapable de s’extraire de la pensée néolibérale.

La caractéristique d’une idéologie dominante est qu’elle fait passer pour évidentes des « solutions » qui n’en sont pas mais qui sont conformes à ses principes. Ainsi, dans les années 1980, l’un des grands combats de Friedman était de supprimer tous les projets de rénovation urbaine des municipalités pour confier directement l’argent de ces projets aux habitants des quartiers en question. Ce faisant, il dépossédait les élus de leurs prérogatives d’aménagement urbain au nom de la liberté individuelle. Aujourd’hui, en France, droite et gauche font à peu près la même chose lorsqu’elles privilégient la construction de logements privés grâce à de très onéreux crédits d’impôts au lieu de mettre de l’argent dans le logement social piloté par les municipalités.

“Une grande partie de la gauche est en réalité incapable de s’extraire de la pensée néolibérale.”

Toute la logique néolibérale repose sur l’idée de dépolitiser au maximum l’action des gouvernements dans l’économie en se reposant quasiment exclusivement sur l’ordre réputé spontané des marchés en concurrence. Donner de l’argent public aux entreprises ou aux ménages pour leur permettre de décider de son usage est tout à fait dans la logique néolibérale. Ainsi, Milton Friedman était un partisan d’un revenu monétaire minimal qui serait distribué sous la forme d’un impôt négatif. Selon lui, il valait beaucoup mieux donner directement de l’argent aux gens plutôt que de leur fournir un service public. En matière scolaire il militait également pour la distribution de chèques éducatifs aux familles, libre à elles d’aller ensuite inscrire leurs enfants dans l’école privée de leur choix.

En somme, le marché est la solution à tout ; l’intervention politique dans l’économie est toujours néfaste. Et si un soutien doit être apporté ce doit être sous une forme monétaire, ce qui permet de susciter une offre privée, et non sous la forme de services publics organisés collectivement.

Evidemment, toute cette belle mécanique repose sur une confiance absolue dans les mécanismes marchands, et sur l’égalité supposée des individus face au marché. Or, toutes ces croyances ne reposent sur aucun argument scientifique sérieux. Très souvent, on constate au contraire que les marchés ne sont ni justes ni neutres, ni efficaces. À l’inverse, la délibération collective des citoyens permet souvent de trouver des solutions non marchandes qui s’avèrent plus efficaces.

LVSL – Les inégalités dans le monde ont explosé depuis le début des années 1980 avec la mise en œuvre de politiques d’austérité. La perpétuelle concurrence que se livrent les États pour attirer les investisseurs est un « jeu » sans fin. Vous semblez préconiser la « limitation de la circulation globale du capital par le rétablissement des frontières » en opposition aux solutions d’une fiscalité supranationale promue par Piketty. Concrètement, comment procéderiez-vous sachant que cette solution est contraire aux traités européens et aux règles de l’OMC ?

D.C – Je pourrais vous répondre que la mise en œuvre des solutions ne relève pas de mes compétences d’économiste. Mon rôle est d’étudier la situation présente, d’en décrire la logique, les contradictions et, dans la mesure du possible, de prévoir les évolutions possibles de cette situation. Mon propos dans ce livre est de montrer les contradictions sociales et politiques que fait peser le système néolibéral lorsqu’il est mis en œuvre et qu’il ne débouche pas sur les résultats attendus.

L’échec de ces politiques nourrit le mécontentement, accentue la défiance et conduit en fin de compte à l’émergence de mouvements politiques alternatifs, idéologiquement peu structurés, qui promettent un État fort pour contrebalancer le sentiment de dépossession que vivent les populations. Si on laisse la logique actuelle poursuivre ses effets, c’est l’état de droit et la démocratie qui finiront par tomber. Dès lors, les traités internationaux deviendront caduc et les frontières économiques seront brutalement rétablies.

Je ne souhaite évidemment pas qu’un tel scénario se produise. Je suis attaché aux libertés, à la démocratie représentative et, bien entendu, à nos droits fondamentaux. Or, la déstabilisation actuelle et la perte de légitimité de nos démocraties sont très inquiétantes. Que des gens puissent sincèrement croire que le but de nos dirigeants politiques soit de tuer une partie de la population ou de détruire l’économie en sacrifiant les petits commerces, ou que les vaccins sont des poisons inventés pour enrichir les grands groupes pharmaceutiques en dit long sur l’état de défiance profond que ressent une partie de la population. Le problème est que toutes ces théories, même les plus loufoques, finissent par avoir des effets réels en légitimant les actions violentes au détriment de la délibération collective et du vote citoyen.

En fait, l’émergence des mouvements populistes illustre l’état avancé de décomposition de nos sociétés. Mon sentiment est qu’on ne créera rien de constructif en attisant ces mouvements. Une société repose sur une double confiance. Celle que doit inspirer les institutions sociales (le système politique, la presse, l’école, la justice, etc.) et celle qui doit exister spontanément entre deux personnes qui sont en relation. Aujourd’hui, ces deux formes de confiance sont menacées et je me désole qu’une partie de nos intellectuels et de nos responsables politiques entretiennent un jeu dangereux en montant les gens et les communautés les unes contre les autres et en entretenant une vision complotiste du monde. Les diatribes contre la presse, le gouvernement, les autorités de santé, les enseignants, les juges ou la police sont totalement irresponsables et nous poussent vers le chaos. Plutôt que de se draper dans une indignation facile il faut comprendre ce qui conduit certaines institutions à dysfonctionner et résoudre ces dysfonctionnements. Malheureusement, le gouvernement actuel tend davantage à cliver et à attiser les tensions qu’à rétablir la sérénité. Emmanuel Macron a une lourde responsabilité dans l’effondrement de la confiance institutionnelle que connaît la France actuellement.

“Le néolibéralisme n’a jamais été aussi proche de sa fin.”

Pardon, je me rends compte que j’ai oublié de vous répondre. Mais au fond, la réponse est évidente. Ce dont on a besoin, c’est de responsables politiques qui aient le cran de rompre clairement avec le néolibéralisme et donc, oui, avec les traités européens et un certain nombre d’autres traités commerciaux qui empêchent aujourd’hui de mener de véritables politiques alternatives. Cela passera nécessairement par une révision constitutionnelle, pourquoi pas sous la forme d’une constituante. Mais rompre avec la logique actuelle qui nous pousse vers le chaos n’est pas une fin en soi. Elle doit surtout servir un projet collectif. Inventer un monde post-néolibéral nécessite un véritable travail démocratique et intellectuel. J’espère que nous y parviendrons collectivement.

LVSL – Vous expliquez que « le temps du néolibéralisme est sur le point de s’achever ». Pourtant, on ne semble pas aller vers moins de marché mais vers davantage de soutien public au marché. L’épidémie du Covid-19 n’est-elle pas au contraire une illustration de la maturation du néolibéralisme, caractérisé par une concurrence vive entre les États, une absence de remise en cause des traités de libre-échange, une volonté de stabiliser les prix et un ordre social durement maintenu ?

Populisme et néolibéralisme aux éditions De Boeck Supérieur – 19,90€

D.C – Bien sûr, vous avez raison. Le néolibéralisme n’a jamais été aussi puissant institutionnellement dans notre pays. Mais il n’a également jamais été aussi proche de sa fin.

Nous n’en sommes qu’au tout début de la crise économique qui vient et, honnêtement, je ne crois pas qu’une gestion néolibérale de cette crise sera possible. Doit-on s’en réjouir ? Je ne sais pas. La fin du néolibéralisme peut tout autant déboucher sur le pire que sur le meilleur. Mais plus la société sera avancée dans son état de décomposition, plus le pire sera probable. Voilà l’urgence de tout repenser. Quoi qu’il en soit, l’avenir sera ce qu’on en fera.

[1] S. Audier (2012), Néo-libéralisme(s), Grasset.

Le néolibéralisme, maladie incurable de l’Italie ?

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte au Parlement Européen en 2019. CC-BY-4.0: © European Union 2019 – Source: EP

Le coronavirus frappe un pays affaibli par des réformes structurelles qui ont organisé l’économie et la société italiennes sur la base des principes néolibéraux. Le débat politique esquive ce thème, tout comme la question européenne. Pourtant, l’Italie ne sortira pas de la crise sans rompre avec la logique néolibérale. Par Stefano Palombarini, maître de conférence à l’université Paris 8 et auteur, avec Bruno Amable, de L’illusion du bloc bourgeois (Raisons d’agir, 2017).


Printemps 2020 : le coronavirus qui sévit dans le monde entier, frappe avec une violence particulière l’Italie, avec des conséquences sur l’économie et la structure productive du pays impossibles à mesurer pour l’instant, mais sans doute catastrophiques. L’opinion publique se retourne massivement contre l’UE. Dans un sondage qui date de la fin mars 2020 [1], seulement 49% des interviewés se disent « européistes », contre 64% avant le début de l’épidémie ; 72% considèrent que l’Union n’a apporté aucune aide face à la crise, et 77% pensent que le rapport entre Italie et UE est destiné à rester conflictuel. Le 26 mars, le premier ministre Conte refuse de signer les conclusions du Conseil européen réuni pour élaborer une réponse commune aux difficultés économiques engendrées par la crise sanitaire.

Malgré l’annonce d’un plan de soutien européen de 500 milliards d’euros le 9 avril, l’Union européenne est toujours à la recherche de moyens supplémentaires permettant de faire face aux dépenses engendrées par la crise économique qui démarre. On peut se demander ce qui se passe en Italie, un pays qui compte parmi les six signataires du Traité de Rome et qui, il y a quelques années encore, était unanimement favorable, ou presque, à la construction européenne.

De la formation du bloc bourgeois à sa défaite

Pour comprendre, il faut d’abord revenir à un jour de l’été 2011, le 5 août précisément. A cette date, le président de la BCE (Jean-Claude Trichet) et son successeur désigné (Mario Draghi) signent ensemble une lettre à l’adresse du gouvernement italien, qui lui dicte la politique économique à suivre s’il veut bénéficier d’une politique monétaire accommodante, nécessaire pour éviter l’envolée des taux d’intérêt sur la dette publique. La lettre énumère une série de « réformes structurelles » portant sur la flexibilisation du marché du travail, la libéralisation des services publics, la réduction de la protection sociale. Elle entre en résonance avec le projet d’une partie des classes dirigeantes italiennes, qui depuis longtemps déjà souhaitent se débarrasser du « vieux clivage » entre la droite et la gauche, et réunir dans une seule alliance tous les acteurs responsables et raisonnables: c’est-à-dire, tous les acteurs favorables à la poursuite des réformes néolibérales. Le 23 octobre de la même année, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy affichent ouvertement, dans une conférence de presse devenue célèbre, leur manque de confiance sur la capacité du gouvernement Berlusconi de mener à bien ces réformes et de réduire la dette publique ; le 12 novembre, Berlusconi présente sa démission et seulement quatre jours après Mario Monti prend sa place, à la tête d’un exécutif technique qui a comme programme… les mesures demandées par la lettre de Trichet et Draghi. Le bloc bourgeois est né, et ce sera l’alliance au pouvoir de 2011 jusqu’aux élections de mars 2018 avec les gouvernements menés successivement par Monti, Letta, Renzi et Gentiloni.

Nous avions appelé cette nouvelle alliance « bloc bourgeois »[2] car elle avait l’ambition de réunir les classes moyennes et hautes auparavant séparées par le clivage droite/gauche. Les classes populaires étaient exclues par choix programmatique, si l’on peut dire, de l’échange politique entre soutien et politiques publiques. Mais les classes moyennes ont été précarisées et fragilisées par l’action du bloc bourgeois, dont le périmètre s’est progressivement réduit aux seuls groupes privilégiés. On évoque le plus souvent, pour expliquer cette dynamique, l’austérité demandée par Bruxelles qui s’est effectivement traduite dans une série de mesures socialement très lourdes. C’est en larmes que la ministre Fornero avait présenté le « sacrifice nécessaire » de la réforme des retraites qu’elle venait de signer, en décembre 2011. Mais il serait erroné de réduire l’action du bloc bourgeois à une politique austéritaire visant la réduction de la dette publique. Les changements apportés au Code du travail, et notamment le Jobs Act, mesure-phare du gouvernement Renzi, qui visaient une plus grande « flexibilité » du rapport salarial, ne peuvent s’expliquer par des considérations budgétaires et sont révélateurs de la véritable stratégie du bloc bourgeois : l’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, c’est-à-dire l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une transition déjà fort bien entamée par les gouvernements de droite et de « centre-gauche » qui se sont alternés au pouvoir depuis les années 1990, mais que le bloc bourgeois a porté à son accomplissement final.

L’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral.

L’action « réformatrice » des gouvernements de la période 2011-2018 a fortement pénalisé les classes populaires, mais elle a aussi produit une paupérisation et une précarisation grandissantes des classes moyennes, qui ont fait défaut au bloc bourgeois provoquant son effondrement. Il n’est pas nécessaire de détailler l’ensemble des résultats électoraux pour mesurer la violence de la chute : il suffit d’évoquer le destin des quatre premiers ministres exprimés par cette alliance sociale. Mario Monti avait fondé en 2013 un parti, Scelta Civica, qui a cessé d’exister après avoir chuté à moins de 1% des voix et ne pas avoir obtenu un seul élu aux législatives de 2018. Son successeur à la tête du gouvernement, Enrico Letta, s’est retiré (provisoirement ?) de la vie politique, et enseigne à Sciences Po Paris. Matteo Renzi, qui avait évincé Letta du gouvernement pour en prendre la place, n’est plus, comme à l’époque, le dominus d’un Parti Démocrate qu’il a quitté après s’être retrouvé en position minoritaire ; le mouvement qu’il a formé, Italia Viva, est crédité aujourd’hui d’environ 2% des voix par les sondages. Paolo Gentiloni, de son côté, a été nommé commissaire européen et s’est donc relativement éloigné du combat politique italien.

La Lega et les 5 Etoiles : adversaires du bloc bourgeois, mais pas du néolibéralisme

L’effondrement du bloc bourgeois a profité aux deux seuls mouvements qui s’y étaient opposés. Les 5 étoiles, qui auparavant ne s’étaient jamais présentés à des élections nationales, ont obtenu 23% des voix en 2013, pour s’affirmer comme le principal parti italien en 2018 (32,7%). La Ligue, de son côté, est passée de 4% en 2013 à 17% en 2018, pour atteindre 34% lors des européennes de l’année suivante.

Pour avoir une idée plus précise du paysage politique italien, il est important de souligner que ces deux partis ont combattu le bloc bourgeois, mais sans faire des réformes néolibérales la raison principale de leur opposition. Cela est surtout vrai pour la Ligue, héritière d’un électorat de centre-droit auparavant séduit par Berlusconi et ses promesses d’un enrichissement individuel à la portée de tout le monde dans une société débarrassée du fardeau de l’intervention étatique. Dans une situation d’appauvrissement généralisé des classes populaires et moyennes, Salvini s’est surtout appliqué à expliquer que, si les promesses du libre marché n’ont pas été tenues, c’est à cause d’un ennemi extérieur dont l’identité a d’ailleurs changé au cours du temps [3] : la finance mondialisée, la bureaucratie bruxelloise, les migrants (et oui, surtout et souvent les migrants), et désormais l’Allemagne. Les spectaculaires revirements de Salvini sur des thèmes pourtant fondamentaux comme l’adhésion de l’Italie à l’Union européenne et à l’euro (sur lesquels, en l’espace de trois ans, il a affiché pratiquement toutes les positions possibles) ne cachent pas, aux yeux de son électorat, la cohérence d’une position qui attribue à un ennemi extérieur l’entière responsabilité des difficultés italiennes : le « souverainisme » de la Ligue n’est rien d’autre que la déclamation répétée de la nécessité d’une défense nationale contre cet ennemi, changeant et parfois totalement imaginaire. Le même Salvini affiche d’ailleurs une foi inébranlable dans la théorie du ruissellement (les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et le travail d’après-demain), et au cœur du programme de la Ligue il y a encore aujourd’hui, en pleine crise économique et sociale, la flat tax, c’est-à-dire le renoncement à toute fonction redistributive de la fiscalité et à tout financement par l’impôt de nouvelles dépenses publiques.

Lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente.

Sur les réformes néolibérales, la position des 5 étoiles est à vrai dire plus ambiguë. La volonté de défendre les services publics et la lutte contre la précarisation du travail étaient très présents dans les premières années d’existence du mouvement, en même temps cependant d’une thématique anti-élites qui s’est vite confondue avec une attitude anti- étatique. Ni de droite ni de gauche, hostiles à la logique marchande mais aussi aux interventions publiques dans l’économie, les 5 étoiles ont été en réalité incapables d’élaborer une véritable stratégie : lors du gouvernement jaune/vert qui les voyaient en alliance avec la Ligue, c’est Salvini qui a su faire preuve, et sans trop de difficulté, d’hégémonie.

C’est ainsi que lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente. Même la loi Fornero sur les retraites et le Jobs Act de Renzi, c’est-à-dire les mesures les plus contestées du bloc bourgeois, n’ont été amendées que très marginalement.

La dette : une obsession qui empêche de penser

L’épidémie de coronavirus s’abat donc sur un pays qui est dans une situation paradoxale. Le capitalisme italien est désormais intégralement organisé selon la logique néolibérale, ce qui réduit considérablement les capacités de réagir à la crise. Les coupes aux dépenses de santé, 37 milliards dans les dix dernières années [4], ainsi que la forte réduction du rôle de l’hôpital public en faveur du secteur privé, font obstacle à la capacité de prendre en charge les malades. La diffusion du précariat, et la faiblesse du système d’allocation-chômage, exposent très directement le monde du travail aux conséquences de la crise. Le déclin de la grande industrie en faveur de petites et moyennes entreprises multiplie la possibilité des faillites. Les privatisations massives qui ont eu lieu au cours des trente dernières années empêchent une véritable politique industrielle qui viserait le soutien de la production. Le coronavirus est en train, douloureusement, de montrer à quel point les réformes néolibérales affaiblissent la société italienne. Mais, et c’est là le paradoxe, encore aujourd’hui ces réformes restent en arrière-plan du débat politique, qui est entièrement centré sur les modalités de financement des dépenses publiques que la crise rend indispensables. Bien évidemment, des problèmes d’ordre financier et monétaire se poseront avec urgence à l’Italie ; mais c’est tout de même impressionnant de constater à quel point la relation salariale, la protection sociale, les services publics, la possibilité d’une politique industrielle, autant de sphères institutionnelles qui joueront un rôle décisif dans la crise, restent absents du débat. Et cela pour une raison simple : sur ces thèmes, les principaux partis italiens, de gouvernement comme d’opposition, n’ont aucune proposition claire à avancer. Le Parti démocrate, après la scission de Renzi, hésite à entamer un vrai bilan critique de la période du bloc bourgeois, et garde en son sein une composante importante qui revendique le bien fondé des réformes néolibérales. Les 5 étoiles, qui depuis septembre 2019 forment avec le Parti démocrate la coalition de gouvernement, affichent toujours une ligne ni droite ni gauche qui se traduit concrètement dans l’absence absolue de vision stratégique. Et la Ligue, qui reste profondément ancrée à l’idéologie néolibérale, a tout intérêt à structurer le conflit politique sur d’autres thèmes.

Le débat italien tourne ainsi autour d’un seul thème : le financement d’une dette destinée à grimper de plusieurs dizaines de points de PIB. Bien évidemment, il s’agit d’un problème très important et très urgent. Mais même quand elles abordent ce thème, la politique et la société italiennes semblent davantage conditionnées par les traumatismes du passé que par une vision stratégique pour le futur. Prenons d’abord la mesure du problème. Une baisse de l’activité qu’on peut estimer, sans catastrophisme, autour de 10% du PIB, impliquerait mécaniquement une chute des recettes pour l’Etat d’environ 90 milliards d’euros. Avant la crise, le déficit programmé était de 20 milliards ; et il faut considérer aussi les mesures fiscales que la crise rendra nécessaires. Début avril, le gouvernement italien avait déjà mobilisé 50 milliards, mais il s’agit tout juste des premières mesures d’extrême urgence. S’il est évidemment trop tôt pour avancer une estimation précise, on peut donc imaginer qu’il s’agit de trouver des nouveaux financements pour un montant compris entre 200 et 300 milliards d’euros. À cela s’ajoute la nécessité de renouveler les titres arrivant à échéances d’une dette publique qui, avant la crise, dépassait les 2400 milliards d’euros ; et ce renouvellement pourrait poser problème pour un pays en pleine récession.

Sans la BCE, point de salut ?

Le financement de la dette risque donc de devenir un véritable problème. Parmi les solutions envisageables, il faut évoquer la mutualisation des dettes publiques au sein de l’Union européenne, rêve récurrent des européistes les plus convaincus car elle impliquerait un saut décisif vers une véritable union politique : mais on ne trouve rien, ni dans l’histoire passée de l’UE ni dans la dynamique politique présente des pays du nord, qui laisse imaginer qu’un tel scénario solution puisse avoir une chance de se traduire en réalité.

La deuxième possibilité, c’est un prêt européen soumis à des conditionnalités qui se traduiraient, une fois la crise passée, dans des politiques publiques répondant davantage aux intérêts des créanciers qu’aux attentes sociales italiennes. On sait par exemple que le Mécanisme européen de stabilité (MES) a la possibilité de lever des fonds jusqu’au montant théorique de 700 milliards, mais d’autres mécanismes institutionnels sont aussi envisageables pour arriver au même résultat. Une telle hypothèse suscite cependant des résistances très vives dans un pays marqué par les années du bloc bourgeois. Seule la fraction du Parti démocrate qui revendique comme positive l’expérience des gouvernements Monti, Letta, Renzi et Gentiloni, serait prête à appuyer une solution qui consisterait à prolonger la dynamique politique des dix dernières années. Pour la même raison, les 5 étoiles et la Ligue, qui ont construit leur socle électoral en s’opposant à une action publique répondant aux « exigences » européennes, y sont totalement opposés. Et surtout, une grande partie des classes moyennes et populaires italiennes vivraient un programme d’ajustement macroéconomique et de changement institutionnel dicté par les institutions européennes, comme le prolongement d’un cauchemar qu’elles pensaient tout juste terminé.

Le caractère hautement improbable de la première solution, et le très large rejet de la deuxième, expliquent le quasi-consensus engendré par une troisième possibilité : celle d’une dette publique largement financée par la création monétaire de la BCE. Une solution qui comporte des avantages évidents, surtout dans l’absence de limites d’un financement à faible taux d’intérêt, mais aussi des inconvénients que bizarrement personne, de l’extrême droite à ce qui reste de la gauche radicale, n’évoque en Italie. Ces inconvénients sont de deux ordres.

Premièrement, comme on le sait, la BCE peut acheter des titres de la dette publique seulement sur le marché secondaire. Il est vrai que, du point de vue de l’impact sur le spread qui pèse sur les taux d’intérêt, ce type d’intervention est pratiquement équivalent à un achat de titres à l’émission. Il reste que la liquidité émise par la BCE est récupérée directement par les agents privés qui détiennent les titres, c’est-à-dire pour l’essentiel les banques et les fonds d’investissement, qui figurent certainement parmi les grands gagnants de l’opération et qui n’ont aucune obligation d’utiliser toute la nouvelle liquidité pour acheter de nouveaux titres. Au contraire, l’expérience enseigne qu’une partie de la liquidité créée par la BCE sera utilisée pour des placements boursiers qui risquent fort de soutenir artificiellement des cours pénalisés par la chute de l’activité au niveau mondial, en alimentant ainsi des bulles spéculatives et en augmentant le risque de crises financières à venir.

Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique l’impossibilité pour n’importe quel futur gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt.

Le deuxième type d’inconvénient engendré par un financement de la BCE touche plus directement l’Italie. Un prêt soumis à des conditionnalités, comme celui qui pourrait venir du MES, rencontre de très larges et très compréhensibles résistances dans la politique et dans la société italienne. Mais une dette publique largement dans les mains de la BCE devrait susciter le même type de réaction, alors que, bizarrement, ce n’est pas du tout le cas dans le débat italien. Bien sûr, on peut toujours espérer que la BCE reste dans son rôle institutionnel et ne fasse jamais valoir l’énorme pouvoir politique que lui conférerait le rôle de créancier principal de l’État italien ; mais là encore, l’expérience dit le contraire.

Les Italiens auraient-ils oublié que la lettre citée plus haut, et qui a ouvert les portes du gouvernement au bloc bourgeois, n’était signée ni par la Commission européenne, ni par des premiers ministres du nord de l’Europe, mais par deux directeurs de la Banque centrale ? Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique que, dans le futur, il sera impossible pour n’importe quel gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt. Cette conditionnalité est implicite, et donc politiquement plus facile à accepter d’une liste de conditions posées explicitement ; mais justement parce que implicite, elle échappe complètement à tout contrôle démocratique et à tout processus de négociation. Plus simple à valider politiquement, et plus immédiatement accessible, la solution d’un financement par la BCE pose à bien regarder le même type de contraintes qu’un prêt octroyé par d’autres pays européens par l’intermédiaire du MES ou d’autres institutions communautaires. Les choses seraient évidemment différentes si la BCE, au lieu de jouir de la plus totale indépendance, était soumise au contrôle politique d’un hypothétique gouvernement européen ; mais on rentre là, et plus encore que pour la mutualisation des dettes, dans un scénario qui relève plus de la science-fiction que de la réalité.

Sortir de l’euro, mais comment ?

Les solutions communautaires au problème de financement de la dette étant insatisfaisantes, il reste à évoquer la possibilité pour l’Italie de sortir de l’euro en récupérant sa souveraineté monétaire. Mais force est de constater qu’aucune force politique italienne n’a travaillé sérieusement jusqu’ici dans une telle direction. La Ligue a pour habitude d’évoquer cette hypothèse quand des échéances électorales approchent, pour basculer dans des positions très différentes dès qu’il s’agit de gouverner. On rappellera qu’après la formation du gouvernement jaune-vert en 2018, Salvini, qui avait mené campagne sur l’Italexit, a déclaré à plusieurs reprises avoir « changé d’avis » sur l’euro. Et aujourd’hui, pour réagir à la crise, sa disponibilité à participer à un gouvernement d’unité nationale qui pourrait être dirigé par… Mario Draghi est manifeste. Il est vrai que, par moments, la Ligue aime évoquer le scénario d’une souveraineté monétaire qui permettrait une baisse généralisée des impôts et le retour à la croissance, ce qui correspond au rêve le plus profond d’une partie de sa base électorale : renouer avec les promesses d’une concurrence libre et non faussée porteuse d’enrichissement individuel. Mais dans le bloc social représenté par la Ligue, la petite et moyenne entreprise du nord du pays occupe une position absolument centrale ; fortement intégrée avec la zone économique allemande, elle rejette toute hypothèse de rupture par crainte de rétorsions commerciales. Les 5 étoiles ont été aussi par le passé favorables à une sortie de l’euro : mais, tout comme la Ligue, ils espèrent désormais pouvoir « changer l’UE de l’intérieur ». Un objectif partagé par le Parti démocrate, le plus européiste des partis italiens, ce qui produit une convergence assez forte et qui rend improbable une sortie délibérée de l’euro.

Quand l’économie va bien, sortir de l’euro serait plus simple, mais personne n’y pense. quand l’économie va mal, les bénéfices de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Il faut ajouter aussi qu’une sortie en pleine récession aurait des conséquences économiques très lourdes. Dans l’hypothèse d’une souveraineté monétaire retrouvée, la monétisation massive de la dette publique qui se rendrait nécessaire pour faire face à la crise impliquerait une forte dévaluation de la nouvelle monnaie. Le risque d’une telle dévaluation serait intégré dans les taux d’intérêt, engendrant ainsi un cercle vicieux entre hausse des taux, nécessité de monétiser ultérieurement la dette, dévaluation supplémentaire, que seule une restructuration de la dette pourrait arrêter. Mais aucun acteur politique italien n’ose évoquer l’utilité d’une restructuration de la dette, et de la nationalisation du secteur bancaire qui devrait nécessairement l’accompagner.

La confiance des investisseurs sur la soutenabilité de la dette italienne, et donc la possibilité de gérer de façon ordonnée une sortie de l’euro, seraient plus fortes en période de croissance, mais c’est là ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de l’euro : quand l’économie se porte bien, en sortir serait plus simple, mais personne n’y pense ; quand l’économie se porte mal, les effets bénéfiques de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Le rôle de la gauche italienne, s’il y en avait une

Aucun des scénarios envisageables ne semble ainsi représenter une solution à la fois réaliste et politiquement viable pour l’Italie. Certaines hypothèses, comme la mutualisation des dettes publiques ou la mise sous contrôle démocratique de la BCE, supposent des réformes institutionnelles qui ne semblent vraiment pas à l’horizon. Le financement par un prêt européen est destiné à susciter rapidement des réactions politiques hostiles et très fortes ; des réactions qui se manifesteront aussi, dans un terme à peine plus éloigné, dès que la BCE décidera de faire valoir le pouvoir politique qu’elle est en train d’accumuler grâce au financement de la dette par création monétaire. Pour ces raisons, il n’est pas trop risqué de prévoir que le sentiment de désenchantement vis-à-vis de l’UE, déjà très répandu, se diffusera encore davantage en Italie dans la période à venir.

Dans cette conjoncture politique compliquée, la tâche de la gauche devrait être de recentrer le débat sur la question des réformes structurelles qui ont marqué le pays au cours des dernières décennies, et qui sont la cause profonde des difficultés actuelles. C’est dans cette direction qu’il faudrait orienter un sentiment d’hostilité vers l’UE destiné de toute façon à grandir, en soulignant le rôle que la construction européenne a joué dans la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une telle position amènerait inéluctablement la gauche à défendre le retour à la souveraineté monétaire, qui prendrait une signification spécifique dans le cadre d’un programme plus général de rupture avec le néolibéralisme. Un tel programme marquerait très nettement la distance par rapport à la droite nationaliste qui risque d’être la grande gagnante de la période à venir. La droite nationaliste présentera (et présente déjà) la maîtrise de la création monétaire comme l’instrument qui permettra de sortir de la crise en continuant à baisser les impôts sur le capital et à réduire la fonction redistributive de la fiscalité, tout en préservant la flexibilité du marché du travail. Pour la gauche, la souveraineté monétaire doit être mise au service d’objectifs strictement opposés : aucune ambiguïté, aucune sympathie, et encore moins aucun front commun n’est possible avec la droite nationaliste, destinée à remplacer le bloc bourgeois dans le rôle de soutien politique principal du néolibéralisme. Espérons simplement qu’une gauche de ce type puisse de nouveau exister dans le paysage politique italien.

[1] « Il sondaggio: fiducia in Ue crolla anche fra europeisti », AdnKronos, 29/3/2020

[2] Amable, Guillaud, Palombarini, L’Économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie, Editions Rue d’Ulm, Paris, 2012

[3] Palombarini, « Il liberismo autoritario », Jacobin Italia, 25/7/2019

[4] « Il definanziamento 2010-2019 del Servizio Sanitario Nazionale », Report Osservatorio GIMBE, n. 7/2019

Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ?

https://www.volkskrant.nl/nieuws-achtergrond/rutte-alleen-boos-als-niemand-het-ziet~b6410340/
Franche rigolade entre Mark Rutte, le premier ministre néerlandais et ses ministres, dont Jeroen Dijsselbloem, ancien président de l’Eurogroupe © Beeld anp pour De Volkskrant Capture d’écran

La crise sanitaire et économique au sein de l’Union européenne, conséquence de la propagation du coronavirus, finit d’ouvrir les plaies, béantes, de l’échec de toute tentative de construction d’un destin partagé entre les nations et peuples européens. Les plus incrédules, espérant un sursaut après le dramatique sauvetage de la Grèce, séquelle de la crise financière et économique de 2008, finissent sidérés face à, le mot est faible, tant d’indifférence. Dépassées sont les illusions d’une intégration économique et politique, vantées il y a bientôt trente ans avec le traité de 1992, signé dans la cité néerlandaise de Maastricht. Cruel apologue que nous livrent justement les Pays-Bas depuis trop longtemps en matière de solidarité européenne. Leur refus de toute aide réelle, autre que des bribes de dons, à destination des pays du Sud de l’Europe, est lourde de sens. Candides, car ils ne semblent plus mesurer leurs actes, les Néerlandais écrivent le codicille de trop du testament européen.


« Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donné carrière, tant elle l’a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations. » […] Le poète poursuit : « Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue ». Charles Baudelaire, dans ce poème en prose qu’est L’invitation au voyage, vient nous rappeler à quel point les Pays-Bas restent une nation étrangère, méconnue, qui interroge, que l’on songe à découvrir. La « Chine de l’Europe » aime rappeler, à l’image de l’empire du milieu, que c’est le monde qui vient à elle par le commerce, concept s’il en est, véritable trésor immatériel, et non le contraire.

Une puissance fondée sur le commerce maritime

Élucider l’attitude du gouvernement néerlandais dans l’énième crise que traverse l’Union européenne par une seule explication des stratégies politiciennes propres à la politique interne et aux résultats économiques des Pays-Bas ne saurait suffire. Le « petit pays, grande nation » de Charles de Gaulle a façonné son histoire par un remarquable sens de la maîtrise des eaux et, partant, du commerce maritime. Dès le XVIIe siècle, les anciennes Provinces-Unies, provisoirement libérées du joug de Philippe II d’Espagne, ont fondé la Compagnie unie des Indes orientales. Véritable première firme multinationale dans un monde précapitaliste, la société fut aidée par la puissance d’Amsterdam. Dans une société acquise majoritairement au protestantisme calviniste car religion d’État, l’actuelle capitale des Pays-Bas a supplanté commercialement les villes de la ligue hanséatique, aidée il est vrai par la Banque d’Amsterdam. La période est si faste pour les Provinces-Unies qu’elle est nommée de Gouden Eeuw, littéralement le Siècle d’or. Déjà, à cette époque, germe l’idée de ce que d’aucuns appelleraient aujourd’hui le chacun pour soi, couplé au plus trivial un sou est un sou.

Par Adam François van der Meulen — http://www.sothebys.com/fr/auctions/ecatalogue/2017/tableaux-sculptures-dessins-anciens-xix-siecle-pf1709/lot.67.html, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=59766860
Le passage du Rhin, par van der Meulen (1672), représentant la victoire des armées du roi de France Louis XIV sur les Provinces Unies. 1672 est le Rampjaar, l’année désastreuse pour les Néerlandais

Libéraux, les Néerlandais le sont assurément. Mais leur libéralisme est pour l’essentiel une liberté fondée sur la liberté individuelle et le libre choix, soit une liberté de la responsabilité. La tolérance recouvre pour eux son sens premier, à savoir l’acceptation d’un comportement déviant, pourvu qu’il ne vienne pas troubler l’ordre moral. À ce titre, bien avant qu’ils n’agissent ainsi au niveau européen, les Néerlandais ont créé le système de verzuiling, ou pilarisation, qui régente la société en plusieurs piliers (catholicisme, protestantisme, libéralisme, socialisme etc.), avec, en filigrane, le respect des normes et valeurs de la société néerlandaise. Surannée dans sa pratique, elle témoigne cependant de la psychologie collective des descendants des Bataves.

L’attitude du ministre des Finances Wopke Hoekstra et de son premier ministre Mark Rutte à l’égard de leurs partenaires européens ne prête pourtant à aucune forme de compromis ni même de considération. La fermeté dont se prévalent le premier ministre et son ministre pourrait être une manifestation de l’euroscepticisme qu’on impute aux Néerlandais depuis une quinzaine d’années. Ces derniers ont pourtant été moteurs de la construction européenne. Dès 1951, ils ont participé comme fondateurs à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). En 1957, ils ont fait partie des six signataires du Traité de Rome aux côtés de la Belgique, du Luxembourg, de la RFA, de la France et de l’Italie. Les Pays-Bas ont vu dans la construction européenne un moyen pour eux de compter davantage sur la scène diplomatique alors qu’au même moment la France de De Gaulle et la RFA de Konrad Adenauer se rapprochaient. L’adhésion au projet européen s’est poursuivie, notamment durant les années 1970 et 1980, avec l’application du nouveau modèle social néerlandais, le poldermodel, et l’approbation de l’Acte unique en 1986, qui préfigure la création du marché unique européen et de leurs quatre libertés que sont la liberté de biens, de services, de capitaux et de personnes. En 1992, lors de la signature du traité de Maastricht, les Néerlandais ont été davantage partisans du traité fondateur de l’Union européenne, bien plus que les Français, les Danois ou encore les Allemands.

« L’attitude du ministre des Finances Wopke Hoekstra et de son premier ministre Mark Rutte ne prête pourtant à aucune forme de compromis ni même de considération. »

Ce n’est qu’au tournant des années 2000 que les Pays-Bas ont profondément changé d’optique vis-à-vis du projet européen. La première anicroche est venue de l’abandon du florin, dont les Néerlandais demeurent très fiers, pour la monnaie unique, en 2001. Cet abandon ne les as pas empêchés d’accroître leurs excédents commerciaux depuis, tout comme en a profité l’Allemagne. Cette crispation s’est accompagnée de la montée en puissance du fantasque candidat de la droite radicale Pim Fortuyn. Il fut assassiné en 2002 par un militant écologiste afin de, d’après sa déclaration à son procès, protéger les citoyens musulmans, nombreux aux Pays-Bas, face aux philippiques du leader populiste. Dans un pays où la criminalité est très faible et le terrorisme inexistant, l’assassinat d’une personnalité d’envergure a rendu les Néerlandais très méfiants à l’égard des étrangers, des citoyens musulmans et plus généralement du modèle multiculturel. L’assassinat du réalisateur Theo Van Gogh par un islamiste, dont les propos à l’encontre des musulmans ont marqué, a crispé davantage encore la société néerlandaise, ce qui a profité à l’ascension d’une extrême droite europhobe, anti-immigration et anti-islam.

Une élite euroréaliste mais surtout très libérale

Geert Wilders, avant qu’il ne fondât en 2006 le PVV, le Parti pour la liberté, clairement d’extrême droite et europhobe, avait déjà battu le rappel lors du référendum visant l’établissement d’une constitution européenne en 2005. Aucun observateur de la vie politique néerlandaise n’avait prévu ce qui s’est apparenté à un séisme : le non l’a emporté à 61,5%, bien plus que les 54,4% de refus en France. Le possible élargissement de l’Union européenne à la Turquie, l’abandon du florin ou encore les craintes issues de la directive Bolkestein ont joué dans cette opposition massive de la population néerlandaise. Depuis ces évènements, les Pays-Bas n’ont jamais cessé de se présenter comme favorables au projet européen, alors qu’on pourrait plutôt les qualifier d’euroréalistes, méfiants mais pas complètement eurosceptiques. Cette défiance s’inscrit pleinement dans l’attitude que les gouvernements néerlandais successifs ont eu par rapport aux autres pays européens depuis. Pour les Néerlandais, la construction européenne est devenue un moyen de défendre leurs intérêts économiques et commerciaux plutôt qu’un investissement dans un projet politique commun, qui pour eux resterait de toute évidence dominé par des puissances plus importantes qu’eux et économiquement faillibles. Ils n’ont pas hésité à ce titre de refuser à 61% en 2016 par référendum l’accord d’association prévu entre l’Union européenne et l’Ukraine. Le référendum fut provoqué par la campagne menée par Thierry Baudet, leader du Forum pour la démocratie, qui souhaite incarner un profil moins sulfureux que Geert Wilders, ce qui gêne la coalition au pouvoir. Ce n’est qu’après de longs mois de négociations à l’échelle européenne, et quelques concessions données au passage, que le parlement néerlandais a pu ratifier l’accord. Preuve qu’euroréaliste convient mieux qu’eurosceptique, les Néerlandais considèrent à 89% en 2017, à l’occasion des 50 ans du Traité de Rome, que la construction européenne est une bonne chose. Si les Néerlandais sont hostiles à davantage de fédéralisme, ils ne feignent pas d’oublier que la construction européenne n’est pas étrangère à leur prospérité économique.

Alors que la crise financière et économique de 2008 aurait pu entraîner un élan de fraternité entre les États européens, il n’en fut nullement question à La Haye. Mark Rutte, l’actuel premier ministre (VVD, libéral), dirige en coalition le pays depuis maintenant dix ans. Il est, à cet égard, le chef d’État à la longévité la plus longue au sein des dirigeants européens avec… la chancelière allemande Angela Merkel. Le mot d’ordre du premier ministre libéral, qu’on surnomme Mister Téflon, le caméléon ou encore Mister Silicon, est l’opposition nette à tout transfert de souveraineté vers Bruxelles et surtout davantage de fédéralisme économique et surtout, à une mutualisation des dettes européennes, portée par la France et les pays d’Europe du Sud. En 2012, lorsque le maintien de la Grèce dans la zone euro a fait l’objet d’un questionnement, Mark Rutte avait menacé de revenir au florin s’il « s’agissait de sauver des pays trop dépensiers comme la Grèce ou le Portugal ». En interne, le programme politique du premier ministre tranche de fait avec les aspirations de certains gouvernements au sud de l’Escaut : ajustement des dépenses avec une dette redescendue à 49,3% du PIB fin 2019, un taux de chômage sous la barre des 5% et un excédent commercial impressionnant, de 10,7% du PIB en 2018 – là où bien des pays du Sud affichent un déficit, ce qui permet aux Pays-Bas d’être parmi les pays les plus contributeurs au budget européen.

Mark Rutte a menacé de revenir au florin s’il « S’agissait de sauver des pays trop dépensiers comme la Grèce ou le Portugal ».

Le premier ministre a été soutenu dans cette politique par son ministre des Finances travailliste Jeroen Dijsselbloem, de 2012 à 2017. Ce dernier, président de l’Eurogroupe de 2013 à 2018, avait déclaré qu’il fallait « mettre fin à la croissance du bien-être bâti sur des dettes ». Si c’était sa seule sortie de route, ses homologues européens et les pays du Sud de l’Europe s’en seraient contentés. Mais Jeroen Dijsselbloem, surnommé Dijsselbourde, est coutumier des faux pas et des billevesées. Lié par une indéfectible amitié avec l’ancien et très puissant ministre des Finances allemand Wolfgang Schäuble, « l’Allemand en sabots », comme le surnomment les médias grecs, n’a eu de cesse de défier les principes élémentaires propres à la diplomatie. C’est ainsi qu’en 2017, alors qu’il était interviewé par le journal allemand FAZ, le ministre a lancé : « Durant la crise de l’euro, les pays du Nord ont fait montre de solidarité (sic) avec les pays touchés par la crise. En tant que social-démocrate, j’accorde une importance exceptionnelle à la solidarité. Mais on a aussi des obligations. Je ne peux pas dépenser tout mon argent en schnaps et en femmes et ensuite vous demander de l’aide ». Ce n’est pas faute d’avoir souhaité plus de souplesse : Dijsselbloem, à sa prise de poste, a voulu se démarquer de ses prédécesseurs, notamment Jan Kees de Jager, jugés trop rugueux… ! Déjà, à l’époque, Antonio Costa, le premier ministre socialiste du Portugal, avait demandé que le ministre « disparaisse des radars ». Quant à la confédération européenne des syndicats (CES), elle avait exigé que le poste de président de l’Eurogroupe échoie à une personne ayant « plus d’ouverture d’esprit ».

Wopke Hoekstra, argentier et « brute » des Pays-Bas

L’attitude du nouveau ministre des Finances Wopke Hoekstra depuis le début de la crise provoquée par le coronavirus, que Les Échos ont présenté comme le nouveau « Monsieur non » de l’Union européenne – et dont le principal journal néerlandais, De Telegraafa relaté les attaques émises par le quotidien économique – s’apparente manifestement à l’aboutissement d’une politique de fermeté que les Pays-Bas mènent à l’échelle européenne et non comme une rupture avec le passé. L’arrivée de Hoekstra à la tête du ministère des Finances coïncide avec le renouvellement du parlement néerlandais en 2017. Après sept mois de négociations, une courte majorité de 76 sièges sur 150 s’est formée et Mark Rutte s’est allié aux centristes pro-européens du D66, avec l’Union chrétienne et avec la CDA, parti démocrate-chrétien conservateur dont est issu l’ambitieux Wopke Hoekstra. Qualifié de « brute » par certains de ses homologues au sein de l’Eurogroupe, Hoekstra n’agit pas uniquement pour des motifs spécifiquement économiques mais également pour de basses raisons politiques. Les élections législatives de 2021 promettent une rude bataille entre le VVD de Mark Rutte et la CDA de Wopke Hoekstra, qui rêve de le doubler sur sa droite.

Peu de temps après l’installation du gouvernement Rutte III au Binnenhof, le siège du parlement néerlandais, Mark Rutte et son ministre des Finances ont, dès 2018, tué dans l’œuf la tentative de création d’un budget de la zone euro, portée principalement par Emmanuel Macron. Le 13 février 2019, le premier ministre, dans un discours prononcé à Zurich à la veille des élections européennes, a proposé l’imposition du principe selon lequel « un accord est un accord ». L’idée étant d’interdire les largesses accordées par la Commission européenne aux pays ne respectant pas les règles, en matière de droits de l’homme… mais surtout en matière budgétaire avec la règle des 3% de déficit public maximum du PIB. Le premier ministre néerlandais le dit sans ambages : « Mais un accord est aussi un accord en ce qui concerne l’euro et le Pacte de stabilité et de croissance. Car ici aussi, faire entorse aux règles peut contribuer à l’érosion du système tout entier et nous ne pouvons rien accepter de tel ».

Sûr de son attitude, quoique qualifiée de « pingre » là encore par le premier ministre portugais Antonio Costa, Mark Rutte s’est obstiné au Conseil européen de février 2020, obséquieux, dans sa volonté que le prochain budget européen 2021-2027 ne dépasse pas 1% du PIB total contre… 1,074%, proposé par Charles Michel, le président du Conseil européen. Bravache, il est arrivé au Conseil européen avec une biographie du pianiste Chopin pour « passer le temps ». Quant à Wopke Hoekstra, il a, dès son accession, travaillé à la formation d’une nouvelle ligue hanséatique, telle que la surnomme le Financial Times. Composée, outre les Pays-Bas, du Danemark, de la Suède et de l’Autriche dans le premier cercle, de l’Irlande, de la Finlande et des pays baltes selon certaines négociations, l’expression de nouvelle ligue hanséatique est plus heureuse que d’autres : « Hoekstra et les sept nains », « club des Vikings », « coalition du mauvais temps/météo pourrie » ou encore « l’anti-Club Med », etc. Bien que cette ligue soit informelle, le poids économique de l’ensemble des pays équivaut à 18,5% du PIB européen, sachant que le poids de la France est à 17,5%. Les Pays-Bas, toujours méfiants à l’égard des principales puissances économiques de l’Union, et tout particulièrement de la France, ont longtemps pu compter sur le Royaume-Uni. Mais avec le Brexit et l’affaiblissement d’Angela Merkel après plus de dix ans de pouvoir, les Néerlandais ont souhaité eux-mêmes jouer dans la cour des grands.

Wopke Hoekstra, au sujet de la crise en Italie et en Espagne : « Je ne peux expliquer à mon opinion publique que les Pays-Bas vont payer pour ceux qui n’ont pas été vertueux ».

Le ministre ne s’est donc pas privé, fin mars, en pleine crise du coronavirus, de plaire davantage à son électorat plutôt qu’à manier le langage diplomatique. Wopke Hoekstra a de fait demandé qu’une enquête interne européenne soit menée pour savoir comment certains pays, comme l’Italie ou l’Espagne, ont pu se retrouver avec un système hospitalier et des budgets défaillants ! Il ajoute : « Je ne peux expliquer à mon opinion publique que les Pays-Bas vont payer pour ceux qui n’ont pas été vertueux ». La levée de boucliers à l’étranger provoquée par ces psalmodies a atteint un niveau rarement égalé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pêle-mêle, Antonio Costa a qualifié de « répugnants » les propos du ministre néerlandais. Porté par sa colère, il a ajouté : « Ce type de discours est d’une inconscience absolue et cette mesquinerie récurrente mine totalement ce qui fait l’esprit de l’Union européenne ». Finissant dans une aspersion acrimonieuse, il termine : « Personne n’est disposé à entendre à nouveau des ministres des Finances néerlandais comme ceux que nous avons entendus en 2008 et dans les années qui ont suivi ». Mais le dirigeant portugais n’a pas été le seul à recadrer rudement l’impétueux ministre. La ministre socialiste espagnole des Affaires étrangères Arancha Gonzàlez a indiqué à Wopke Hoekstra que « nous sommes dans ce bateau de l’Union européenne ensemble. Nous avons heurté un iceberg inattendu. Nous sommes tous exposés au même risque désormais. On n’a pas de temps de tergiverser sur des billets de première ou de seconde classe ». Regrettant une semaine après son manque d’empathie, le ministre n’a pourtant pas changé d’un iota son discours, expliquant que les coronabonds allaient créer davantage de problèmes que de solutions, ce qui lui a valu cette fois-ci une réponse assassine de la députée italienne du M5S Tiziana Beghin : « Le manque de solidarité n’est pas un problème d’empathie. L’Europe doit écrire une nouvelle page de son histoire, pas un essai d’économie ». En réponse, le gouvernement néerlandais a proposé la mise en place d’un fonds de solidarité de dix à vingt milliards d’euros sous forme de dons. Aumône à mettre en regard avec les centaines de milliards d’euros que les Italiens empruntent annuellement sur les marchés.

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Le ministre des Finances Wopke Hoekstra © David van Dam Capture écran Twitter

La détermination avec laquelle le ministre néerlandais s’est opposé aux coronabonds et à l’activation du mécanisme européen de solidarité (MES), sans contrepartie de réformes structurelles, lors de la réunion de l’Eurogroupe s’explique donc par une santé économique que le gouvernement ne veut pas remettre en cause, par des arrières pensées politiques internes mais également par une manière de penser les échanges et la solidarité aux antipodes de certains autres États européens. Le gouvernement, après avoir tergiversé sur le confinement, a pourtant prévu des mesures fortes de soutien à l’économie : 4000 € pour toute PME touchée par la crise, aide financière pour les indépendants entre autres. Enfin, jusqu’à 65 milliards d’euros sont prévus pour soutenir l’ensemble de l’économie et les services publics du pays, que le parlement a déjà approuvé, preuve qu’il est capable de largesses budgétaires lorsqu’il s’agit des intérêts personnels des Pays-Bas.

Les Pays-Bas : frugaux sûrement, paradis fiscal assurément

Pour autant qu’ils soient vertueux sur le plan budgétaire, les Pays-Bas ne sont pas exempts de critiques en la matière. Suite aux Paradise Papers, le gouvernement a été obligé de modifier sa politique d’imposition aux entreprises, sous la pression de la Commission européenne, politique qui consistait en la création de sociétés « boites aux lettres » comme dans le Delaware aux États-Unis avec un taux d’imposition de 2%. Par ailleurs, le conglomérat pétrolier et gazier Shell avait réussi à ne payer aucun impôt en 2017 malgré un bénéfice de 1,3 milliard d’euros. Plusieurs multinationales néerlandaises ont ainsi pu économiser jusqu’à 15 milliards d’euros en imposition. La politique fiscale néerlandaise est ainsi tellement opaque que l’ONG Oxfam place le pays comme quatrième paradis fiscal au monde, certes derrière les Îles Vierges, les Bermudes ou les Îles Caïmans, mais devant la Suisse, l’Irlande ou le Luxembourg. Le premier ministre italien Giuseppe Conte a d’ailleurs tenu à mettre les Pays-Bas face à leurs responsabilités en expliquant dans le Sueddeutsche Zeitung : “Avec leur dumping fiscal, ils attirent des milliers de grandes sociétés internationales qui s’y délocalisent. Cela leur donne un afflux massif de deniers publics dont les autres pays de l’Union manquent : 9 milliards d’euros sont perdus chaque année par les autres pays de l’Union, selon une étude de l’ONG Tax Justice Network”.

Surtout, ce que les Pays-Bas oublient, c’est qu’ils ne sont pas l’Allemagne et qu’ils ne disposent ni de la puissance diplomatique, ni même de la puissance économique pour exiger, à eux seuls, de tels efforts à des pays comme l’Italie ou l’Espagne. Mark Rutte s’est empressé d’édulcorer les propos de Wopke Hoekstra, voyant qu’excepté la Finlande et l’Autriche, il ne disposait plus d’aucun soutien. Mais l’affront fait en particulier à l’Italie risque de laisser des traces, telle une meurtrissure. Dès la fin du mois de mars, de nombreux appels ont été relayés dans la péninsule pour boycotter les marques néerlandaises, comme Unilever, Philips ou encore Heineken. Même en Belgique, la première ministre Sophie Wilmès a refusé d’accueillir des patients néerlandais, jugeant qu’ils étaient suffisamment responsables pour se débrouiller seuls et ce tant que la Belgique n’atteigne pas le pic de l’épidémie. L’inquiétude qui pointe aux Pays-Bas n’est pas sans raisons : l’Irlande, pourtant membre de la nouvelle ligue hanséatique, s’est jointe à la France et à treize autres pays pour plaider en faveur de la création de coronabonds. Cette défection s’ajoute à celle en interne, en la personne du président de la banque centrale des Pays-Bas, Klaas Knot, qui insiste pour dire que « l’appel à la solidarité est extraordinairement logique ». Enfin, même Wolfgang Schäuble, aujourd’hui président du Bundestag, a écrit une tribune commune avec son homologue français Richard Ferrand dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung pour que soient pensées « de nouvelles étapes vers la solidarité et l’intégration politico-financière ». L’Allemagne joue ici une partition qu’elle maîtrise depuis l’arrivée d’Angela Merkel en 2005 à la chancellerie : jouer au-dessus de la mêlée sans toutefois accepter le rôle qui est le sien. Il n’est pourtant pas déraisonnable de penser que les Pays-Bas et la ligue hanséatique se rangeraient derrière l’Allemagne si cette dernière venait à tendre la main à l’Italie et à l’Espagne.

« Par un funeste retournement pour ceux qui surent protéger leur pays des assauts de la mer, l’histoire pourrait retenir les Néerlandais comme les briseurs des digues de l’Europe ».

Il n’empêche. Les Pays-Bas semblent avoir voulu jouer une partition mortifère. Leurs soi-disant palinodies en matière de solidarité budgétaire n’ont trompé personne. Les répercussions sont pourtant considérables. L’avenir de l’Union européenne ne reposerait donc que sur les basses œuvres fomentées par les dirigeants d’un pays ? Ne serait-ce pas finalement l’Union européenne, dans son architecture, qui est coupable de déprédation commise à l’encontre des citoyens européens ? Si, comme l’explique le philosophe et historien néerlandais Luuk Van Middelaar dans Mediapart et Le Monde, les Néerlandais sont plus pragmatiques que les Allemands et qu’ils peuvent dévier de « l’orthodoxie juridico-monétaire », il ajoute non sans raison que les « Néerlandais n’ont jamais cru très profondément en l’Europe. Ils n’ont jamais aimé l’Europe politique. Les Néerlandais croient dans les institutions européennes. Non pas pour construire l’Europe politique, mais plutôt pour dépolitiser les rapports de force entre les États membres et pour se protéger des grands ». En 2019, l’Institut néerlandais des relations internationales, le Clingendael, a mené une enquête pour savoir quelle était l’opinion des Européens à l’égard du royaume de la tulipe. La principale idée à retenir était que les Pays-Bas travaillent avec efficacité, certes, mais sans la moindre empathie. 2019 semble déjà si loin et les Pays-Bas ne sont pas seuls tributaires de la désunion européenne. Mais, par un funeste retournement pour ceux qui surent protéger leur pays des assauts de la mer, l’Histoire pourrait retenir les Néerlandais comme les briseurs des digues de l’Europe.

Macron prêt à laisser la BCE au faucon allemand Jens Weidmann

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Jens Weidmann, Präsident der deutschen Bundesbank, fotografiert in der Zentrale der deutschen Bundesbank in Frankfurt am Main. Foto: ©Deutsche Bundesbank/Frank Rumpenhorst

Emmanuel Macron serait prêt à permettre l’élection du faucon allemand Jens Weidmann à la tête de la Banque centrale européenne, en échange d’une présidence française de la Commission. Une décision inattendue et potentiellement lourde de conséquences sur la politique monétaire européenne. Le candidat allemand aurait aussi la préférence de Jean-Claude Juncker.


Alors que le successeur de Mario Draghi sera désigné en octobre à la tête de la Banque Centrale Européenne, les tractations vont bon train entre États européens. Le choix du futur gouverneur de la BCE, théoriquement indépendant, est pourtant un enjeu de taille.

Jens Weidmann, à nouveau favori ?

Jens Weidmann, directeur de la Bundesbank depuis 2011, ne faisait jusqu’alors plus figure de favori après l’avoir pourtant longtemps été, et ce pour deux raisons : d’une part la préférence de l’Allemagne pour la présidence de la Commission Européenne, et d’autre part la très forte réticence à l’égard de la candidature de Weidmann venant notamment des pays de l’Europe du sud et de la France. Ainsi, selon Bloomberg, l’allemand n’était plus qu’en 5ème position dans la course à la présidence de la prestigieuse institution européenne début février.

Mais des éléments récents pourraient remettre à l’ordre du jour l’hypothèse Weidmann. Tout d’abord, l’Allemagne n’a émis aucune proposition de candidat pour le remplacement du poste d’économiste en chef de la BCE (c’est l’irlandais Philip Lane qui va remplacer le belge Peter Praet), ce qui laisse la porte ouverte pour une candidature de Jens Weidmann, et ce d’autant plus que ce dernier vient d’être reconduit à la tête de la Bundesbank. Par ailleurs, l’Italie, qui était jusqu’alors farouchement hostile à la candidature de l’allemand, serait désormais plus ouverte. Enfin, un soutien d’Emmanuel Macron à Weidmann, en échange de la présidence de la Commission, pourrait également changer la donne.

Ce soutien est d’autant plus cohérent que les Allemands seraient en train d’abandonner leur soutien à Manfred Weber pour la présidence de la Commission européenne, car celui-ci s’est discrédité par son soutien à Orban et à la non exclusion du Fidesz du Parti populaire européen. En l’absence de figure de candidat crédible, les Allemands seraient prêts à laisser Michel Barnier, lui aussi membre du PPE, prendre la tête de la Commission, en échange de la présence de Jens Weidmann à la tête de la BCE.

Le rêve européen de Macron tourne au cauchemar

Pourquoi Macron accepterait-il un tel deal qui serait une vraie régression politique ? Depuis son discours de la Sorbonne, qui était censé fournir une feuille de route pour la réforme de l’Europe, vers la construction d’une souveraineté européenne, le président de la République a enchainé défaite sur défaite. Quid du budget de la zone euro ? Une goute d’eau qui relève de la farce. Qu’en est-il de l’Europe politique ? Elle reste inexistante. La France est de plus en plus isolée sur le continent, sa parole est discréditée.

À défaut d’obtenir des vrais changements de politique économique en Europe, Macron chercherait désormais une victoire symbolique, en plaçant à tout prix un français à la tête de la Commission européenne. Il est donc prêt à abandonner la BCE alors que celle-ci a un poids économique direct, contrairement à la Commission.

Des conséquences importantes en termes de politique monétaire

Même si l’action de la BCE ne se résume pas aux positions de son Président, l’élection de Jens Weidmann pourrait avoir d’importantes conséquences en termes de politique monétaire, compte tenu du passif de l’intéressé.

Fervent partisan de la doctrine ordolibérale allemande, ce dernier prône l’intervention la plus limitée possible des banques centrales dans l’économie, dont le rôle devrait se cantonner au contrôle de l’inflation et au fait de garantir la stabilité des prix. Pour Weidmann, ce n’est en effet pas à la banque centrale de soutenir artificiellement la croissance économique, laquelle doit au contraire être le fruit de « réformes structurelles » (marché du travail, transformation du modèle social, etc.) et du « sérieux budgétaire ». À cet égard, l’Allemand fut l’un des seuls à s’opposer au programme d’assouplissement quantitatif et de taux bas de la Banque Centrale Européenne une fois Mario Draghi aux commandes, ce qui lui vaut l’inimitié de nombre de ses pairs. A fortiori, la politique budgétaire, qu’elle vienne de l’échelon supranational ou non, est également vivement condamnée. Par conséquent, l’Allemand n’hésite pas à remettre en cause le principe de souveraineté nationale dans le cas où les règles budgétaires gravées dans le marbre des traités européens ne seraient pas respectées : « Dans le cas où un pays ne respecterait pas les règles budgétaires, un transfert de souveraineté automatique se produirait de l’échelon national vers l’échelon européen (…). Dans une telle configuration, les chemins de la consolidation pourraient être sécurisés par l’échelon européen, même si aucune majorité s’y montrant favorable ne devait se trouver dans le Parlement national concerné. »

Jens Weidmann s’était notamment montré intraitable lors de la crise grecque de 2015 en affirmant que cela n’était pas le rôle de la BCE de « sauver la Grèce » et considérant que l’aide de l’Union devait être conditionnée au sérieux budgétaire et donc à des mesures (drastiques) d’austérité. D’une manière générale, selon ce dernier, la BCE « ne doit pas faire de politique » et ne pas laisser sa politique monétaire être influencée par des crises conjoncturelles.

Malgré la faiblesse de l’activité (notamment en Allemagne), une arrivée de Jens Weidmann à la tête de la BCE pour un mandat de 8 ans devrait conduire à un maintien du calendrier actuel de rehaussement des taux, et à une politique monétaire plus classique, se consacrant notamment au contrôle de l’inflation. Ce serait également la quasi-certitude d’un renoncement à tous les autres instruments de la politique monétaire dite « non-conventionnelle » et l’assurance de l’absence de toute initiative monétaire innovante de type « helicopter money » ou autre financement direct de l’activité par la BCE (« New Deal vert » par exemple). Autrement dit, le risque de voir les intérêts de l’Allemagne ou des Pays-Bas (populations âgées avec fonds de pension qui nécessitent un faible niveau d’inflation) privilégiés par rapport à ceux d’autres pays comme l’Italie, la Grèce, l’Espagne ou la France.

https://www.bloomberg.com/graphics/2018-who-will-be-the-next-ecb-president/

https://www.bloomberg.com/news/articles/2019-02-05/weidmann-comeback-could-yet-jolt-ecb-race-for-draghi-succession

 

“L’euro renforce l’économie allemande et abîme les plus faibles” – Coralie Delaume

Le jeudi 21 février, le Cercle LVSL de Paris organisait une conférence à l’École Normale Supérieure intitulée : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? ». Coralie Delaume, essayiste et journaliste, est auteure de nombreux ouvrages sur la construction européenne – entre autres : Le couple franco-allemand n’existe pas, paru en 2018. Dans cette intervention, elle évoque la naissance de l’euro, les rapports de force à l’origine de la monnaie unique, et les conséquences de son utilisation par les pays-membres de la zone euro.


 

Faire l’Europe par le marché et par la monnaie, c’était à l’évidence faire une Europe de classe – Entretien avec Coralie Delaume

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Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et animatrice du site L’arène nue.

Le “couple franco-allemand” a été convoqué à maintes reprises au cours des commémorations de la Grande Guerre. Il est généralement admis que depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, gouvernement français et allemand auraient marché main dans la main, et se seraient réconciliés grâce à la construction européenne – promesse de paix, de démocratie et de progrès social. Coralie Delaume s’attache à déconstruire ce mythe dans son nouveau livre au titre explicite : Le couple franco-allemand n’existe pas. Dans cet essai, elle remonte aux origines de la construction européenne pour mettre à jour les forces politiques et économiques, les rapports de force et de domination, dont elle est issue. En toile de fond : la volonté d’expansion des gouvernements allemands successifs. Entretien réalisé par Vincent Ortiz.


LVSL – On constate en lisant votre livre qu’il y a une trentaine d’années, la presse française et la classe politique française étaient étonnamment critiques à l’égard de la politique allemande. Vous citez un certain nombre de titres d’articles publiés dans des grands quotidiens lors de la réunification allemande (une tribune dans le Monde intitulée “la menace du IVème Reich” par exemple) qui feraient aujourd’hui pâlir nombre de médias. Comment expliquer que la classe politique et médiatique française soit devenue si germanophile ?

Coralie Delaume – Il est amusant, en effet, de se replonger dans certains articles de presse parus au moment de la réunification allemande et de voir à quelle point celle-ci faisait peur. Le Point titrait ainsi, en mars 1990 : « Le Blitzkrieg du chancelier Kohl pour unifier l’Allemagne provoque amertume en RDA et inquiétude en Europe occidentale ». Et Le Figaro magazine ajoutait : « Achtung ! La France face à la grande Allemagne ! ». Il est vrai qu’une Allemagne réunifiée avait immédiatement vocation à devenir le cœur géographique de l’Europe, le pays le plus peuplé, et à déplacer le centre de gravité de l’Europe vers l’Est. Cela impliquait une modification profonde des équilibres européens en faveur de l’Allemagne et en défaveur de la France, alors même que notre pays n’a longtemps eu en face de lui qu’une RFA provinciale et repentante, une sorte de “deuxième Autriche” faisant profil bas, et avide d’appartenance communautaire par souci de normalisation et de respectabilisation.

La perspective d’un « retour de Bismarck », pour reprendre le titre d’un livre du journaliste George Valance, c’était autre chose. Depuis son unification de 1871, la grande Allemagne ne cesse de poser problème à notre pays. Il n’y a qu’à se souvenir ce mot de Clemenceau, prononcé à la fin du Congrès de Versailles. À un journaliste qui lui demandait s’il était satisfait des négociations, le Tigre avait répondu : « Oui, mais il y a toujours 20 millions d’Allemands de trop. »

La France n’était d’ailleurs pas la seule à s’inquiéter des conséquences de la réunification. La Grande-Bretagne de Margaret Thatcher y était particulièrement hostile, et dans les mémoires de la Dame de fer, on peut lire ceci : «Une Allemagne réunifiée est simplement bien trop grande et puissante pour n’être seulement qu’un autre acteur au sein de l’Europe. En outre, l’Allemagne s’est toujours tournée vers l’Est tout autant que vers l’Ouest, bien que ce soit l’expansion économique plus que l’agression territoriale qui soit la manifestation actuelle de cette tendance. Par sa nature même, l’Allemagne est, par conséquent, une force déstabilisante plus que stabilisante en Europe. » (M. Thatcher, The Downing Street Years, 1993).

En raison de l’inquiétude qu’elle suscitait, la réunification n’aurait sans doute pas été possible – en tout cas pas au rythme effréné désiré par Kohl – sans l’appui des États-Unis, et d’un George Bush anticipant avec bonheur le retrait de l’URSS de l’ancienne RDA et l’entrée de l’Allemagne toute entière dans l’OTAN. Quant aux Russes, ils avaient alors tant de difficultés internes qu’ils n’ont guère été en mesure de peser sur la marche des choses. Au demeurant, Helmut Kohl a sorti le carnet de chèque et fait livrer à Moscou une aide alimentaire substantielle (200 millions de marks) pour obtenir leur aval, ce qui n’était encore rien quand on songe aux milliards qui seraient par la suite versés par l’Allemagne à Moscou pour prix du départ des soldats de l’armée rouge présents en RDA et du blanc-seing pour l’adhésion à l’OTAN.

Bref, l’eût-elle voulu, la France pouvait difficilement s’opposer à la réunion des deux Allemagnes. Elle a donc cherché à l’encadrer en concevant, notamment, la monnaie unique européenne, dans le but de voler à la République fédérale un instrument essentiel de son économie mais aussi de son identité, le Mark. La peur de la puissance allemande a d’ailleurs été l’un des arguments avancés par les partisans du “oui” à Maastricht durant la campagne référendaire de 1992. On peut par exemple évoquer cette sortie de Michel Rocard : “si le non [à Maastricht] l’emportait, l’Allemagne retrouverait ses penchants historiques et géographiques. Appuyée sur un Mark triomphant, elle se tournerait de nouveau vers l’Est, se désintéresserait de l’avenir du continent, sauf pour lui imposer sa volonté économique (…) C’en serait très vite fini de l’amitié scellée par Konrad Adenauer et Charles de Gaulle » (août 1992). Ou celle d’Elisabeth Guigou : « Dire non à Maastricht, ça veut dire que vous laissez l’Allemagne libre de décider. Si on a peur de l’Allemagne, il faut voter pour ce traité d’union monétaire » (août 1992).

LVSL – On entend souvent dire, pourtant, que l’euro est une monnaie allemande. N’est-ce pas le cas selon vous ?

C.D. – Il l’a été à ses débuts, oui. Il y a eu pas mal de résistance, en Allemagne, contre la création de cette monnaie unique. La Bundesbank par exemple, était vent debout contre le projet, elle qui venait déjà d’encaisser l’unification monétaire des deux Allemagnes au taux de “1 pour 1” (1 Ostmark pour 1 Deutschemark), ce que le patron de la Buba de l’époque, Karl Otto Pöhl, considérait comme une hérésie. Pour cet ordolibéral très soucieux de l’orthodoxie, deux expériences d’unification monétaire aussi audacieuses en un laps de temps si court, apparaissaient comme pure folie.

Des économistes se sont également opposés au projet. On peut relire, par exemple, le “manifeste des 60 économistes allemands contre Maastricht”, dont certains arguments, typiques du monétarisme germanique, n’en étaient pas moins frappés au coin du bon sens. Les 60 écrivaient par exemple ceci : “une monnaie commune soumettra ceux de nos partenaires européens qui sont économiquement plus faibles à une pression plus forte de la concurrence et par là il connaîtront une croissance du chômage”. Quand on voit les taux de chômage qui touchent aujourd’hui les pays du Sud de l’eurozone, on ne peut que convenir qu’ils avaient raison.

Mais Kohl voulait faire l’euro, offrir une contrepartie à la France et dégager ainsi la voie d’une réunification au pas de charge. Pour prix de sa renonciation au Mark, l’Allemagne a en revanche obtenu que l’euro se fasse à ses conditions et sur le modèle du DM, qu’il soit géré par une Banque centrale indépendante située à Francfort et que cette Banque centrale ait en priorité pour mission de de garantir la stabilité des prix. C’est là une différence notable avec la Réserve fédérale américaine, par exemple, qui doit tout à la fois contenir l’inflation mais également et dans les mêmes proportions, œuvrer en faveur de la croissance et de l’emploi.

Aujourd’hui, la monnaie unique n’est plus du tout gérée “à l’allemande”. Suite à la crise des dettes souveraines et de l’euro survenue en 2010-2012, Mario Draghi, l’actuel patron de la BCE, a dû inventer des outils de politique monétaire hétérodoxes afin d’éviter que l’eurozone n’explose. Il a d’abord initié le programme OMT, un programme de rachat potentiellement illimité de dettes souveraines des pays en difficulté. Ce programme n’a été qu’annoncé – pour “rassurer les marchés”-, et n’a jamais été mis en œuvre dans les faits. Cela n’a pas empêché qu’il mette mal à l’aise en Allemagne, à tel point que des plaignants ont saisi le tribunal constitutionnel de Karlsruhe puis la Cour de justice de l’Union à son sujet. Aujourd’hui, la BCE met en œuvre le Quantitative easing, c’est à dire qu’elle rachète effectivement des titres de dette publique des États membres sur le marché secondaire. Du coup, rebelotte : des plaignants allemands ont à nouveau porté l’affaire devant leur Cour constitutionnelle dans l’espoir de voir celle-ci dispenser leur pays de participer au programme.

Il serait long et technique de rapporter ici les arguments respectivement invoqués par les juges de Karlsruhe puis par ceux de la CJUE au sujet de ces pratiques hétérodoxes. En revanche, le fait qu’il y ait eu deux plaintes allemandes consécutives suffit à montrer que l’euro est une monnaie extraordinairement dysfonctionnelle. Lorsque la BCE se cantonne à une application stricte des traités comme ce fut le cas sous Jean-Claude Trichet et gère l’euro de manière orthodoxe, cela ravage purement et simplement les économies des pays du Sud, fait bondir leur taux d’endettement et conduit la zone euro au bord de l’explosion. A l’inverse, lorsque la BCE fait preuve de pragmatisme et de souplesse, ce sont les Allemands et quelques autres pays du Nord qui se cabrent. Ce que l’on peut en déduire, c’est qu’il n’existe pas de bonne politique monétaire pour l’euro et qu’un “poids moyen” est impossible à trouver. En effet, des pays aux structures économiques et aux traditions monétaires aussi différentes que, par exemple, l’Espagne et la Finlande ou l’Allemagne et l’Italie, ne peuvent s’accommoder d’une seule et même devise. Il n’y aura jamais de juste milieu qui puisse satisfaire tout le monde.

En Allemagne, on le sait d’ailleurs et on commence à le dire. L’un des candidats à la succession d’Angela Merkel à la tête de l’a CDU, Friedrich Merz, l’a récemment avoué sans ambages. Il a expliqué que la monnaie unique était “trop faible” pour son propre pays et surévaluée pour la plupart des autres, et concédé que cela avait artificiellement dopé la compétitivité de l’industrie germanique, générant l’excédent commercial faramineux de l’Allemagne (plus de 260 milliards d’euros) le plus élevé du monde.

Est-ce à dire que la République fédérale consentirait à bâtir une “union de transferts” si Merz devenait un jour chancelier, et à financer la mise en place d’un budget de la zone euro qui permettrait de faire converger les différentes économies nationales ? Je suis extrêmement dubitative tant le souci est grand, dans une Allemagne qui vieillit, de protéger l’argent des épargnants âgés, et tant ces derniers sont rétifs à l’idée de “payer pour le Sud”. Or sans transferts budgétaires massifs des pays du cœur de la zone euro vers ceux de la périphérie, la monnaie unique, a terme, est condamnée.

LVSL – Votre livre envisage une dissolution prochaine de l’Union Européenne, du fait du mécontentement croissant des populations, venant aussi bien de l’Allemagne que de l’Europe de l’Est et du Sud. Le coût d’une sortie de l’UE pour les élites économiques et financières (fin des traités qui constitutionnalisent l’austérité salariale et budgétaire, hausse probable de l’inflation…) ne vous paraît-il pas trop élevé pour qu’elles se risquent à immoler une construction qui leur bénéficie tant ?

C.D. –  Si, et c’est pourquoi elles ne l’immoleront pas. Comme vous le notez, l’Europe telle qu’elle a été construite est une Europe du capital, où l’austérité tous azimuts a été érigée en principe quasi-constitutionnel. Mécaniquement et en raison des structures qui ont été choisies, cette Europe ne peut être que celle de la déflation salariale sans fin. En effet, privés de tout levier d’action économique (plus de politique monétaire ni de politique de change possibles avec l’euro, plus de relance budgétaire possible dans le cadre du nécessaire respect des “critères de convergence”, plus de politique commerciale possible puisque la politique commerciale est une “compétence exclusive” de l’Union), les États membres n’ont plus d’autre possibilité d’ajustement macroéconomique que le “coût du travail”, appelé à baisser indéfiniment tant que les traités demeureront ce qu’il sont.

Regardez comment fonctionne le Marché unique. Depuis l’Acte unique de 1986, funeste héritage laissé par la Commission Delors, les capitaux et les personnes circulent désormais librement sur le continent, alors que ce n’était le cas que des seules marchandises à l’époque du Marché commun. Or, comment ne pas voir à quel point cela avantage le capital, plus mobile, plus rapide que le travail, et que l’on peut déplacer un en clic de souris ? Comment ne pas voir d’autre part que la libre circulation des personnes met en concurrence les différents pays membres, ceux ayant le coût du travail le plus faible s’adonnant à un dumping social incessant au détriment de leurs “partenaires”. Faire l’Europe par le Marché et par la monnaie, c’était à l’évidence faire une Europe de classe. Nous y sommes.

Par ailleurs, le fait d’avoir opté pour une Europe supranationale alors même qu’une Europe de la coopération intergouvernementale préservant les souverainetés nationales et populaires eût été possible, a été un moyen pour les classes dirigeantes nationales de se déresponsabiliser massivement et “d’organiser leur impuissance”, ainsi que lécrit Christophe Guilluy dans son dernier livre (No Society, Flamarion 2018). La capacité à faire les grands choix a été massivement transférée au niveau supranational, avec l’avantage que les entités supranationales ne rendent pas de comptes aux citoyens. La Commission de Bruxelles ne risque pas d’affronter une grève pour s’être mêlée d’un peu trop près, dans le cadre du «Semestre européen», du contenu des budgets des États membres. La Cour de justice de l’UE ne risque pas la sanction dans les urnes pour les jurisprudences de dérégulation économique qu’elle pond à la chaîne. La construction européenne a pour effet de décorréler les élections (qui ont lieu au niveau national) et la prise de décision (qui se fait à l’échelon supranational), ce qui en fait une véritable machine de défilement au service « d’élites » politiques en rupture de ban avec leur peuple d’origine. Pourquoi lesdites « élites » renonceraient-elle à cette possibilité si confortable de fuir leurs responsabilités ? Cela n’arrivera pas.

C’est pourquoi je pense plutôt que la désintégration de l’Union européenne arrivera “par accident”. Une nouvelle crise financière, dont beaucoup d’économistes disent qu’elle est désormais probable à court terme, pourrait être le “choc externe” ayant vocation à tout faire exploser, en particulier si elle entraîne la faillite de grandes banques européennes telles que les banques italiennes, actuellement très fragiles, ou la Deutschebank allemande, qui croule sous les actifs pourris et les difficultés depuis des années. Il y a dix ans, la Banque centrale européenne a pu sauver les meubles en se montrant créative, interventionniste et en créant énormément de monnaie. Il est possible qu’elle ait tiré toutes ses cartouches, et il n’est pas sûr qu’elle puisse se montrer si efficace la prochaine fois.

LVSL – La critique de la construction européenne et du “couple franco-allemand” est plus volontiers associée à la droite qu’à la gauche. Comment expliquez-vous que les partis et mouvements de gauche aient du mal à s’emparer de cette critique et à revendiquer une rupture avec la construction européenne ?

C.D. – Concernant le rapport ambigü de la gauche à la construction européenne, je pense qu’elle tient à une sorte d’internationalisme dévoyé. L’européisme idéologique a beaucoup travaillé à faire en sorte que la critique de l’Union européenne soit associée à la haine de l’Europe, et la gauche, hélas, a marché. Elle confond encore trop souvent l’UE, qui est un édifice économico-juridique, un grand marché et un ensemble de règles, avec l’Europe, qui est une réalité géographique et civilisationnelle composée d’un certain nombre de pays. L’Europe telle que nous la connaissons est une Europe de la stabilité de la monnaie, de la libre circulation du capital et de la mise en concurrence des travailleurs. Si c’est une internationale, c’est une internationale de l’argent. Il faut arriver à faire comprendre que l’Union n’est pas l’Europe et que pour sauver la seconde il faut justement tuer la première. Ce qui s’est passé en Grèce en 2015 ne laisse d’ailleurs pas place au doute. Dans cette Europe de l’austérité constitutionnalisée, un gouvernement de gauche essayant de mettre en place une politique alternative ne peut qu’être broyé.

LVSL – Quel regard portez-vous sur le mouvement Aufstehen, dirigé par Sahra Wagenknecht, qui porte une critique virulente de la domination allemande sur le reste de l’Europe ?

C.D. – La parole de Sahra Wagenknecht est intéressante. Beaucoup de ses prises de positions sur l’Europe rejoignent celles de l’un de ses compatriotes, le sociologue de l’économie Wolfgang Streek, dont la voix est atypique en Allemagne. Il gagnerait à être davantage connu en France, c’est pourquoi je conseille la lecture de cette tribune publiée dans Le Monde en 2016 et intitulée « Pour que l’Europe soit sauvée, il faut lever le tabou sur les nations ». Streeck y fait un sort au mythe de “l’Europe sociale”, toujours promise et jamais réalisée, souligne le caractère antidémocratique de l’Union et plaide pour une coopération inter-gouvernementale en lieu et place de la gouvernance supra-nationale.

Pour en revenir à Wagenknecht, on lui a fait le procès de représenter une gauche “antimigrants”, dans le but de la disqualifier. C’est absurde. Elle se contente de distinguer les migrants éligibles au droit d’asile (et de prôner pour ceux-ci un accueil facilité) et les migrants économiques, dont elle considère qu’ils représentent une main d’œuvre fragilisée, corvéable à l’envi et ayant vocation à faire pression à la baisse sur les salaires. Dans un pays qui a largement déréglementé son droit du travail avec les lois Hartz mises en place par Schröder en 2005, dans un pays où le salaire minimum est d’application récente et souvent contourné, elle a raison.

Le problème que risque de rencontrer Aufstehen, c’est que l’Allemagne actuelle est davantage tentée par une droitisation que par un virage à gauche, ce qui est en partie liée au fait que sa population vieillit. Le discours de ce mouvement, résolument marxiste, est attrayant. Il faut voir à l’usage s’il parvient à s’implanter.