Pourquoi la Silicon Valley défend le revenu universel

Mark Zuckerberg Le Vent Se Lève
Mark Zuckerberg en 2012 | JD Lasica from Pleasanton, CA, US

« Nous devrions explorer l’idée d’un revenu universel : non pas en défendant l’extension des protections sociales, comme l’entendent les progressistes ; mais d’un point de vue conservateur, celui de l’État minimal. » Ces mots ont été prononcés par Mark Zuckerberg au Forum économique mondial en 2017, mais c’est une large partie du secteur de la tech qui s’est rallié à l’idée d’un « revenu de base » universel. A priori, cette proposition n’a rien à voir avec celle que défend une partie de la gauche. Pourtant, militants « progressistes » favorables au revenu universel et géants de la tech communient autour d’une vision partagée de l’économie et de la société. Ils avalisent l’idée selon laquelle, à l’ère « post-industrielle » marquée par le délitement des solidarités syndicales, la disparition de l’éthique du travail salarié et la généralisation des modes de sociabilité « informels » et « fluides », les transferts monétaires directs s’avèrent plus efficients que les services publics ou les assurances sociales pour combattre la pauvreté. Au prix du renoncement à toute vision transformatrice du politique. Une alliance politique analysée par Anton Jäger et Daniel Zamora, auteurs de Welfare for Markets: A Global History of Basic Income. Traduction Albane le Cabec [1].

En décembre 2020, le PDG de Twitter, Jack Dorsey, annonçait un don de 15 millions de dollars pour un projet-pilote dans plusieurs villes américaines, après des mois d’une pandémie mondiale qui avait durement frappé les travailleurs. Les réponses offertes par la puissance publique avaient été, au mieux, erratiques. À titre d’exemple, c’est seulement récemment qu’un maigre programme de secours de 1.200 dollars a pu être versé sur le compte des Américains, bloqué par une obstruction parlementaire. C’est dans ce contexte que la start-up « philanthropique » de Jack Dorsey, GiveDirectly, connue pour avoir versé des millions de dollars à des Kényans en situation d’extrême pauvreté, commençait à étendre son activité aux États-Unis – une promesse à la clef : « ce dont les gens ont besoin maintenant, plus que jamais, c’est d’argent liquide ».

Avec le fondateur de Facebook, Chris Hughes, Dorsey se donnait alors comme mission de « combler les écarts de richesse et de revenus, de gommer les inégalités systémiques de race et de genre et créer un climat économique prospère pour les familles », réalisant ainsi « le vieux rêve de Martin Luther King et du mouvement des droits civiques ». Le moyen pour y parvenir ? Un revenu de base universel. Après un silence de vingt ans, c’était le grand retour des transferts en espèces.

Le soutien à cette idée surprend par son œcuménisme. Même le Forum économique mondial, notoirement conservateur, s’y est rallié après la pandémie. Comme le relevait une note pour l’organisation de Guy Standing [professeur britannique d’économie, membre fondateur du Réseau mondial pour un revenu de base NDLR], « le capitalisme de rente, combiné aux révolutions technologiques et à la mondialisation galopante, a donné naissance aux huit géants de notre temps : les inégalités, l’insécurité, la dette, le stress, la précarité, l’automatisation, les extinctions de masse et le populisme néofasciste. » Le coronavirus a rejoint ces cavaliers de l’Apocalypse comme un sinistre « neuvième géant », ou une « étincelle sur la poudrière d’un système mondial croulant ».

De la même manière que le cash était accompagné de conditions d’utilisations très larges, les algorithmes de Facebook étaient d’une parfaite neutralité quant aux normes individuelles.

L’État social dans l’idéologie californienne

Dorsey et Hughes étaient loin d’être les seuls à s’enthousiasmer pour le retour des solutions fondées sur les transferts en espèces dans le secteur de la tech. Au cours des dix dernières années, financiers et entrepreneurs de tous secteurs s’étaient régulièrement prononcés en faveur du revenu universel. Autour de la proposition communient désormais rien de moins que le PDG de Tesla, Elon Musk, le fondateur de Virgin, Richard Branson, le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos et le propriétaire de Facebook, Mark Zuckerberg.

À première vue, il est difficile de voir ce qui unit ces magnats de la tech aux partisans de longue date du revenu de base, eux-mêmes d’horizons très divers – Philippe van Parijs, Charles Murray, David Graeber, Greg Mankiw, Mark Zuckerberg, Chris Hughes, John McDonnell, Yannis Varoufakis, Kathi Weeks, Jim O’Neill, Nick Srnicek, Anne Lowrey, Andrew Yang, etc. Un bref retour historique, cependant, permet de rappeler que gauche et droite ont fréquemment défendu les transferts en espèces comme un moyen de pallier les dynamiques qui caractérisent le capitalisme contemporain depuis des décennies : privatisation croissante des besoins, perte d’une identité sociale structurée par le travail, atomisation de la société, etc.

Une vaste littérature issue du secteur de la tech, dans les années 1990, allait apporter sa contribution au débat. Ce sont le gourou du management Peter Drucker et le politologue libertarien Charles Murray qui ont été les principales figures d’inspiration du mouvement pour un revenu de base. Murray s’inspirait des stratégies anti-pauvreté que Daniel Patrick Moynihan [adjoint du secrétaire d’État au travail sous la présidence de Gerald Ford NDLR] avait conçu pour la première fois à la fin des années 1960 – alors que les inquiétudes naissantes concernant les familles noires ont poussé les dirigeants à expérimenter des transferts en espèces. Pour Murray, l’extension des crédits d’impôt de Nixon dans les années 1970 et 1980 offrait une opportunité de taille pour transformer en profondeur l’État-providence américain. Sa configuration serait simplifiée : la redistribution s’effectuerait directement en espèces plutôt que par l’entremise de services publics.

« Puisque le gouvernement américain [allait] continuer à dépenser une énorme somme d’argent en transferts de revenus », déclarait Murray, il serait préférable de « prendre tout cet argent et de le restituer directement au peuple américain sous forme de subventions en espèces ». Le livre de Murray attachait de fortes conditionnalités aux subventions, dans l’espoir de revitaliser un paysage civique atomisé : l’aide serait conditionnée par l’adhésion à un organisme bénévole, qui verserait les subventions et imposerait des normes de comportement aux bénéficiaires. Couplé à un programme plus large de réductions d’impôts, la proposition de Murray entendait à la fois assouplir la rigidité du marché du travail et remédier à la crise des chefs de famille américains. Cette proposition a gagné en popularité dans le secteur de la tech, de l’institut Cato jusqu’à Stanford.​

Bien sûr, la situation post-2008 rendait les débats sur le revenu de base moins perméables aux considérations de Murray sur les chefs de famille. Avec la faillite des dotcoms de 2001, Google, Facebook et Twitter cherchaient à apparaître comme l’avant-garde d’une nouvelle ère d’internet – plus attentive aux enjeux « sociaux ». Focalisées sur les possibilités offertes du commerce de détail, elles ont encouragé une culture du profit de court-terme et du travail à la tâche. Cette économie de plateforme ne présupposait plus une unité familiale stable, fondée autour du chef de famille. L’apocalypse de l’automatisation ne s’était également pas concrétisée : plutôt que d’être remplacée par des robots, la main-d’œuvre de l’économie de services était de plus en plus supervisée et médiatisée par des plateformes numériques – un contrôle par des algorithmes qui, malgré ses promesses, peinait à accroître la productivité. « L’automatisation complète », comme l’analysait Hughes, semblait principalement concerner une couche de cadres intermédiaires qui était de toutes manières conduite à décroître.

Cette nouvelle économie était cependant fondée sur autre chose que la corvée. Les interactions sociales suivaient une évolution similaire à celle du monde du travail : à l’ère post-industrielle, elles devenaient plus informelles et liquides. En net contraste avec les médias, organisations et partis traditionnels, les réseaux sociaux permettaient des échanges plus ouverts et moins hiérarchiques entre citoyens. Les transferts en espèce étaient un complément naturel à cette nouvelle donne.

De la même manière que le cash était accompagné de conditions d’utilisations très larges, les algorithmes de Facebook étaient d’une parfaite neutralité quant aux normes individuelles. Ils permettaient aux utilisateurs de se rassembler spontanément, puis de se disperser avec des coûts de sortie plus faibles que dans les organisations traditionnelles. Pour Chris Hughes en particulier, le fondateur de Facebook, l’histoire américaine offre de nombreuses alternatives pour révolutionner le fonctionnement de l’État-providence.

Il fallait chercher « la cause profonde de la pauvreté », selon les responsables du projet, dans « un manque d’argent ». Un chèque suffirait pour offrir « la dignité et le libre arbitre que tout le monde mérite ».

Les États-Unis « pratiquent déjà les plus importants transferts en espèces de la planète, procurant des dizaines de milliards de dollars sans conditions aux familles pauvres ». Citant les précédents de Moynihan et de Nixon, Hughes dressait une ligne directe entre les années 1960 et 2010 : de la même manière que des plateformes comme Facebook, Twitter et Reddit, le plan Earned Income Tax Credit de Nixon reposait sur l’idée que financer des services publics pilotés par l’État était d’une efficacité moindre que de mettre de l’argent entre les mains des salariés. Sur internet comme dans la vraie vie, les utilisateurs pourraient déterminer leurs propres besoins et préférences.

Le « quantitative easing pour le peuple » promu par Hughes avait des racines anciennes – notamment dans les écrits de Milton Friedman. Comme celui-ci l’indiquait lui-même dans les années 1930, le New Deal avait mis fin à l’ère du laissez-faire : il devenait admis que le devoir de l’État était de stabiliser l’économie de marché. Mais Friedman avait une idée bien précise de la forme que devait revêtir cette stabilisation de l’économie par l’État – aux antipodes de toute forme de contrôle des prix, de services publics ou de planification d’État. L’action économique devait être tout entière déléguée à la Banque centrale, dont l’expertise technique pourrait alimenter le pouvoir d’achat des citoyens par l’entremise de la « monnaie-hélicoptère ». On a là une apologie précoce des transferts monétaires – de type « techno-populiste » – préconisant la distribution directe de cash aux citoyens par la Banque centrale, afin de relancer la consommation.

Pour Hughes et les autres « techno-populistes », cet agenda était viable tant pour les États-Unis que le reste du monde. Après sa rencontre avec GiveDirectly en 2012, l’actionnaire de Facebook s’est persuadé que l’État-providence américain trouverait son salut dans un tel cadre. En 2019, il posait déjà les enjeux en ces termes : « Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas besoin d’hôpitaux et d’écoles. Il faut cependant poser la question suivante : est-il préférable de verser un dollar dans un hôpital, ou un dollar en espèces, directement dans la poche des gens, pour qu’ils puissent aller trouver directement les ressources de santé dont ils ont besoin ? ». Une manière, selon un journaliste de l’époque, de « rendre la vie plus facile et plus épanouissante pour les pauvres ». Dans le contexte du tournant philanthropique de la tech, ajoutait-il, l’initiative s’inscrivait ouvertement contre ceux qui estimaient « que les bénéficiaires ne sont pas toujours les mieux placés pour utiliser l’argent versé de façon optimale ».

Ce scepticisme des barons de la tech à l’égard des approches topdown allait être renforcé par l’échec absolu de la tentative – à hauteur de 100 millions de dollars – de Mark Zuckerberg visant à révolutionner l’éducation dans le New Jersey. Inauguré en 2010 avec une armée de consultants, ce projet aux accents paternalistes semblait issu d’un autre temps. Le désastre qui a résulté de cette initiative, censée ouvrir la voie à un système éducatif entièrement neuf, n’était pas sans rappeler l’échec des projets de Jeffrey Sachs en Afrique, destinés à mettre fin à la pauvreté sur le continent – grâce au financement massif de services publics par des fortunes privées. Il a conduit les magnats de la tech vers davantage de prudence.

En 2016, « l’incubateur » de start-ups Y Combinator – qui finançait AirBnb, Dropbox et Twitch – devait mettre en place sa propre expérience-pilote de revenu universel dans l’Oakland. Modeste à l’origine, elle allait progressivement être étendue, alors que des financements considérables affluaient vers les géants de la tech avec la pandémie.

Bientôt rebaptisé Open Research Lab, il allait être renforcé par des financements supplémentaires issus des fonds de Jack Dorsey et de Chris Hughes. Ces projets-pilotes consistaient en des « essais randomisés contrôlés » (ECR), sélectionnant au hasard mille bénéficiaires destinés à recevoir 1.000 dollars par mois pendant trois ans. Le cadre expérimental était explicitement inspiré par les pilotes subsahariens dirigés par GiveDirectly – qui exportaient eux-mêmes le modèle des ECR dans l’hémisphère Sud. En 2018, et par l’intermédiaire de sa propre organisation, l’Economic Security Project, Hughes a financé le projet Stockton Economic Empowerment Demonstration (SEED), une expérience de vingt-quatre mois dans la ville de Stockton, en Californie, qui consistait à envoyer un chèque de 500 dollars chaque mois à 125 habitants de la ville sélectionnés au hasard.

Pour la gauche favorable au revenu de base, celui-ci offre un soulagement au « précariat » croissant et se montre plus efficient que les modèles d’assurance classiques – fondés sur une éthique du travail industriel jugée désuète.

Il fallait chercher « la cause profonde de la pauvreté », selon les responsables du projet, dans « un manque d’argent ». Un chèque suffirait pour offrir « la dignité et le libre arbitre que tout le monde mérite », ajoutaient-ils. On pouvait lire sur le site du projet : « en lieu et place d’une approche paternaliste consistant à dicter comment, où et à quelles conditions les individus peuvent construire leur vie, le versement direct d’argent offre la dignité et l’autodétermination aux citoyens, révélant à quel point la première approche est désuète et enracinée dans la méfiance ».

Les partis politiques devaient progressivement leur emboîter le pas. En 2020, le pilote devenait la pièce-maîtresse du candidat à la primaire démocrate Andrew Yang, qui le qualifiait de « dividende de la liberté » dans sa campagne présidentielle. Le maire de Stockton, Michael Tubbs, a même fondé sa propre organisation, Mayors for Guaranteed Income, pour renforcer cette politique à travers le pays. Soutenue par plus de cinquante maires, la coalition de Tubbs s’est déployée en lançant des pilotes du New Jersey à l’Indiana en passant par New York.

Après le crash de la pandémie, Jack Dorsey a fourni un montant sans précédent pour financer des expériences et des recherches sur le revenu de base. En avril 2020, il a annoncé la création d’une nouvelle initiative philanthropique, #startsmall, qui, grâce à un don personnel d’un milliard de dollars – environ un tiers de la richesse de Dorsey –, est probablement le plus grand bailleur de fonds des initiatives de la sorte. Le fonds a été conçu pour promouvoir la santé et l’éducation des jeunes filles par le biais d’un revenu de base. Pour accélérer le passage aux transferts en espèces, Dorsey a notamment fait don de 18 millions de dollars à la coalition des maires de Tubbs, un autre de 15 millions à l’expérience Y Combinator à Oakland, de 10 millions à la fondation d’Andrew Yang, de 5 millions à la One Family Foundation à Philadelphie et, enfin, de 3,5 millions au Cash Transfer Lab de l’Université de New York, où Dorsey avait fait ses études supérieures.

Si elles sont nées de l’engouement numérique des années 2010, ces initiatives ont aussi une histoire particulière. Elles sont appuyées par un arsenal d’arguments développé par deux générations de militants du revenu de base et renforcées par l’obsolescence des solutions auparavant mobilisées contre la dépendance au marché. Le revenu de base était à la fois un indice de recul – la disparition d’un ancien étatisme social – et un accélérateur du processus en cours. La proposition a fleuri dans le sillage d’une double désorganisation : l’affaiblissement d’un mouvement syndical dense capable de s’ériger en contre-pouvoir et celui des partis de masse qui agissaient en toile de fond. Dans son sillage, une nouvelle politique « techno-populiste » est apparue, axée sur les relations publiques et la sensibilisation des médias, dans laquelle les militants prétendent parler au nom d’une majorité silencieuse. Contrairement aux groupes d’intérêts plus anciens, ceux-ci expriment principalement des demandes abstraites d’amélioration de leur bien-être : verser de l’argent plutôt que consolider l’allocation de ressources spécifiques.

Les Occidentaux « ont besoin de définir un nouveau contrat social pour notre génération » et « d’explorer des idées telles que le revenu de base universel » déclarait Mark Zuckerberg en 2017. Cela implique de redessiner le contrat social conformément aux « principes d’un gouvernement restreint, plutôt que conformément à l’idée progressiste d’un filet de sécurité sociale élargi ». Pour la gauche favorable au revenu de base, il offre un soulagement au « précariat » croissant et se montre plus efficient que les modèles d’assurance classiques – fondés sur une éthique du travail industriel jugée désuète. Dans les années 2000, la proposition s’est imposée comme la condition du bien-être des pays du Nord et du Sud : non plus comme la « voie capitaliste vers le communisme » qu’avait présagée Philippe van Parijs dans les années 1980 ou la nouvelle économie du développement des années 2000, mais comme l’« utopie pour les réalistes ». Au prix d’un renoncement complet à une conception radicale et transformatrice du politique.

Welfare for markets. A global history of basic income.

Anton Jäger et Daniel Zamora Vargas, University of Chicago Press, 2023.

Note :

[1] Cet article constitue une version remaniée et traduite des premières pages de l’épilogue de l’ouvrage.

Le métavers et l’ordre économique

Le metavers et l’ordre économique © Sandro Katalina Unsplash

Un monde parallèle dans lequel les frontières physiques, les normes sociales, les contraintes économiques sont abolies : la rhétorique du métavers n’est pas neuve et emprunte son idéologie aux pamphlets des années de la construction d’internet. L’apparition des technologies distribuées et des blockchains lui donne pourtant un nouveau souffle, décrivant l’utopie d’un monde structurellement armé contre la concentration des pouvoirs inhérente au web 2.0. Prototype d’un cyberespace refondé sur les principes de la décentralisation ou nouveau terrain d’affrontement pour les mastodontes technologiques, les enjeux du métavers sont plus profonds qu’il n’y paraît. Par Jonathan Bourguignon, auteur de Internet année zéro (éditions Divergences, 2021).

En janvier se renforce la rumeur selon laquelle des centaines d’employés chez Apple travaillent secrètement sur un nouvel appareil de réalité augmentée. Quelques jours plus tard, Microsoft rachète les légendaires studios de jeux vidéo du groupe Activision-Blizzard pour soixante-huit milliards de dollars. Cette opération assoit plus encore la position de la maison-mère de la Xbox comme géant du jeu vidéo, mais elle renforce surtout la crédibilité de son projet Mesh for Teams, qui vise à créer des outils de travail en réalité virtuelle et augmentée, annoncé en novembre 2021.

Ces grandes manœuvres, associées à l’annonce tonitruante du changement de nom du groupe Facebook en Meta – tentative pataude de faire oublier un nom désormais trop associé aux scandales d’atteinte à la vie privée – annoncent une nouvelle offensive du monde technologique dans la course au métavers, hypothétique monde virtuel résilient qui appartient à la mythologie de la création du web. Cette mythologie annonçait un internet imperméable au pouvoir des monopoles et au contrôle des Etats ; les années 2010 l’ont laissée pour morte. Jusqu’à l’essor des cryptomonnaies et, dans leur foulée, la montée en puissance des technologies distribuées. L’imaginaire d’un internet décentralisé se dessine à nouveau, et se projette dans le concept de métavers. En quoi se distingue-t-il du colonialisme des GAFAM ?

Du cyberespace au métavers

Retour en arrière : en 1992, le roman de science-fiction Snowcrash est le premier à utiliser le terme de métavers, et reprend l’idée d’un univers persistant en réalité virtuelle, dans la lignée du cyberespace décrit dans le roman Neuromancer en 1984. Ces deux romans marquent la naissance et l’apogée du genre cyberpunk. Entre les deux, les prophètes de la Silicon Valley reprendront à foison ce terme de cyberespace pour annoncer l’avènement d’internet, nouveau monde émancipateur et sans limites. Plus que la réalité virtuelle, c’est la cohabitation entre des millions de participants et la persistance de l’univers qui distinguent le métavers d’un simple jeu vidéo. Ce sont aussi les usages : le métavers doit être un lieu de commerce, de sport, de travail, de réunion, un lieu dans lequel se transposent la plupart des activités de la vie réelle, affranchies des limites du monde physique.

A la fin des années 80, se représenter un tel devenir pour le réseau internet, qui ne se matérialise que sous forme de lignes de commandes, demande beaucoup d’imagination. Il en faut déjà un peu moins pour comprendre les interfaces graphiques du Web, qui se démocratise à l’époque de la parution de Snowcrash. Dans les années 2000, la troisième dimension donne son heure de gloire au plus célèbre des métavers à date, Second Life. Les joueurs y créent bâtiments et objets virtuels, qu’ils s’échangent au moyen d’une monnaie numérique, générée par les créateurs du jeu ; Suzanne Vega ou U2 y ont donné des concerts virtuels, les plus grandes marques y ont implanté des boutiques et des showrooms, les principales banques s’y sont installées pour financer cette nouvelle économie virtuelle. Une économie qui s’assèche progressivement à partir de 2007 et la crise des subprimes : la panique bancaire se répand jusqu’aux guichets des agences du monde virtuel. Second Life périclite, l’idéologie du cyberespace est passée de mode, la sociabilisation en ligne passe par les messageries des réseaux sociaux plutôt que par des univers en 3D.

En 2018, Steven Spielberg donne sa propre interprétation cinématographique du métavers avec Ready Player One, lui-même adapté d’un roman paru quelqeus années auparavant. Dans le film, c’est un jeu vidéo qui peu à peu en vient à happer toutes les activités sociales de ses utilisateurs. Deux ans plus tard, l’épidémie de Covid-19 montre que Spielberg est toujours un grand observateur de la société. Les confinements successifs marquent le retour en grâce des évènements culturels à l’intérieur même d’univers pensés pour le jeu vidéo. Des marques de luxe participent à la Fashion Week organisée sur Animal Crossing de Nintendo, Parti Démocrate et militants hongkongais investissent World of Warcraft pour s’organiser, les rappeurs Lil Nas X et Travis Scott donnent des concerts virtuels qui rassemblent des dizaines de millions de fans, l’un sur Roblox (une plateforme constituée d’une multitude de mini-jeux créés par ses centaines de millions d’utilisateurs, principalement des enfants et des adolescents), l’autre sur Fortnite (créé par le studio Epic Games, contrôlé par l’entreprise chinoise Tencent, maison-mère de WeChat, la super app qui joue le rôle de Facebook dans l’univers parallèle que constitue l’Internet chinois derrière le Grand Firewall). En parallèle, messageries instantanées et visioconférences deviennent les outils les plus importants du télétravail auquel se rallient à contrecœur des centaines de milliers d’entreprises. Toutes les conditions semblent réunies pour que l’essentiel de la vie en société puisse désormais se dérouler dans des univers virtuels.

Dans le métavers, la spéculation immobilière va bon train : les parcelles les mieux placées s’arrachent à prix d’or, au gré du trafic des utilisateurs et donc du potentiel commerçant.

C’est d’ailleurs Epic Games qui exhume et propulse à nouveau sur le devant de la scène en avril 2021 le terme désuet de métavers. Epic frappe les forts et annonce la levée d’un fonds d’un milliard de dollars pour accomplir sa vision d’un univers virtuel persistant pour les joueurs… Mais le terme est rapidement phagocyté par le Web3, l’industrie qui se fédère derrière les concepts de décentralisation, de blockchain et de cryptomonnaie. Le métavers sera crypto ou ne sera pas. Car Second Life l’a prouvé : le métavers est voué à l’échec s’il reste sous le contrôle de quelques plateformes. Comment convaincre les citoyens du monde – et les développeurs, artistes, entrepreneurs – d’investir leurs efforts dans un monde parallèle qui peut s’effondrer ou être manipulé par quelques acteurs ? Une répartition plus juste de la valeur produite, un univers libéré de la mainmise des banques, des plateformes centralisées ou même des Etats : c’est justement la promesse du paradigme technologique et idéologique directement hérité de Bitcoin.

Les nouvelles promesses du métavers

Il y a une douzaine d’années à peine, Google et Facebook, fiers rejetons d’un internet émancipateur et libertaire, soignaient encore leur image d’entreprises humanistes et progressistes. A l’époque, le pouvoir des GAFAM, acronyme qui d’ailleurs n’existait pas, inquiétait beaucoup moins que celui des banques. Le pouvoir sans partage de ces dernières, et plus particulièrement leur capacité à créer de la monnaie à travers le crédit, venait de conduire à une nouvelle « pire crise financière depuis la Grande Dépression » – encore une, vraisemblablement pas la dernière. C’est dans ce contexte qu’apparaît Bitcoin en 2009, au sein de la communauté des cypherpunks, un groupe informel qui souligne depuis la fin des années 80 le rôle clé que peut jouer la cryptographie comme vecteur de changement social, notamment en garantissant la sécurité et la confidentialité des données. Selon le papier qui le fonde, Bitcoin s’imagine comme une arme contre l’ordre monétaire fondé sur le pouvoir bancaire et le crédit. Bitcoin est décentralisé : il se déploie simultanément sur tous les ordinateurs qui participent au réseau (incluant les « mineurs »), et écrit la blockchain, registre distribué qui ne peut être manipulé par aucun pouvoir centralisé.

Une décennie plus tard, la concentration des données au sein des plateformes de la Silicon Valley a engendré une concentration de richesses et de pouvoir sans précédent. Elle a aussi créé des vulnérabilités fondamentales pour les sociétés occidentales, esquissées par les révélations d’Edward Snowden en 2013, ou par les manipulations démocratiques opérées par Cambridge Analytica à partir de 2014. Ces scandales ont terni l’image des géants du web au point que l’entreprise à l’origine de Facebook s’est récemment résolue à se débarrasser d’un nom devenu difficile à porter. Ils ont aussi vu se réaliser les pires prémonitions des cypherpunks, et ont montré la nécessité de déployer des systèmes distribués, chiffrés, à l’abri du pouvoir des entreprises comme de celui des gouvernements. Bitcoin a été le premier de ces systèmes distribués à se répandre à grande échelle. Un nouveau système financier, offrant des services en miroir à la finance traditionnelle, s’est ensuite construit sous le nom de finance distribuée ou DeFi ; en 2021, la révolution prend d’assaut le monde de l’art sous le nom barbare de NFTs  (Non-Fungible Tokens, jetons non-fongibles, par opposition aux jetons destinés à servir de cryptomonnaie, dont la caractéristique est d’être fongible). Chacun de ces domaines d’application du Web3 esquisse les différences que recèlerait un métavers décentralisé.

Fondamentalement, le métavers doit assurer la résilience de la valeur créée par les utilisateurs, au-delà des entités centralisées telles que Second Life, Epic ou Meta qui maintiennent la plateforme. C’est ce que garantissent les blockchains : les actifs numériques contenus sur les registres d’Ethereum, Tezos et autres Polkadot – que ces actifs soient des cryptomonnaies ou n’importe quel objet numérique, images ou modèles 3D, avatars, morceaux de code, titres de propriété, dans le monde réel ou dans un métavers – survivront tant qu’il y a aura des ordinateurs connectés à internet pour faire tourner leur programme, même si l’entité-mère (par exemple, l’équipe d’origine qui a créé le projet Ethereum) venait à se dissoudre. En 2021, crypto-zombies dessinés sur soixante-quatre pixels et chatons arc-en-ciel s’échangent pour des millions de dollars. On reproche aux NFTs d’être un outil de spéculation, de blanchiment d’argent, d’être victimes de plagiat, profitant de la crédulité de certains, de se négocier sur des plateformes centralisées. En bref, le crypto art épouse pleinement les pratiques historiques du marché de l’art, outil d’affirmation pour l’individu d’appartenance à une caste sociale, et outil d’affirmation pour cette caste de sa domination culturelle. En l’occurrence, les licornes multicolores de pixels affirment désormais l’emprise de l’écosystème technologique sur la culture mondiale. Mais le crypto-art n’est que la face émergée du potentiel des NFTs. Celles-ci permettent aussi l’invention de nouveaux moyens de financer les artistes traditionnels, par des procédés proches de ceux ayant cours sur les plateformes de financement participatif, avec lesquelles des cinéastes tels que Martin Scorsese font déjà des expérimentations. Surtout et fondamentalement, les NFTs sont des actifs numériques.

Ces actifs numériques sont très précisément ce qui distingue les métavers issus de l’univers crypto des univers qu’un Facebook / Meta s’apprête à créer. Sur Decentraland, Cryptovoxels ou The Sandbox, la carte du territoire se décompose en parcelles que peuvent acquérir les usagers. Dans le métavers, la spéculation immobilière va bon train : les parcelles les mieux placées s’arrachent à prix d’or, au gré du trafic des utilisateurs et donc du potentiel commerçant. Le voisinage et les célébrités qui investissent un quartier comptent aussi, de même que les créations sur les parcelles d’architectes libérés des contraintes du monde physique. Une nouvelle mécanique immobilière se met en place : selon la rhétorique du Web3, acquérir les bonnes parcelles revient à une opportunité d’investir dans le Londres des années 50, le New York des années 70, le Berlin des années 2000. Une remise à zéro des compteurs du capitalisme, pour qui sait lire le jeu. Mais un capitalisme qui ne sera pas manipulé par un interventionnisme des banques centrales qui exacerbe les inégalités : selon l’interprétation que font certaines franges libertariennes de l’effet Cantillon, chaque nouveau plan de relance par les banques centrales, en renflouant les banques qui ont la mainmise sur le crédit, vient d’abord nourrir l’inflation dans certains secteurs tels que l’immobilier, augmentant le patrimoine de ceux qui possèdent déjà, tandis qu’au global, l’inflation – sur laquelle est indexée les salaires – n’augmente pas. Le nouveau métavers a bien hérité de Bitcoin sa critique des banques.

D’autres imaginaires anarcho-capitalistes se réinventent par le métavers : ainsi du Liberland, micronation proclamée sur une bande de terre non revendiquée de la rive ouest du Danube entre Serbie et Croatie, et qui, dans le monde réel, n’est guère plus que cela : une bande de terre. Dans le métavers, en revanche, le Liberland s’est associé au cabinet d’architectes de feu Zaha Hadid pour annoncer une cité – dans le métavers, donc – dédiée au cryptomonde, avec incubateur de startups et forums de rencontres.

Les utopies premières du web se sont précisées : « l’information veut être libre », mais l’information veut aussi avoir de la valeur. Le métavers est donc d’abord une utopie capitaliste, qui voudrait rebattre les cartes du pouvoir financier et numérique.

En outre, la dynamique de rareté créée par cette nouvelle carte du territoire illustre comment le métavers pourrait aussi mettre à mal l’hégémonie des GAFAM. Des produits ou des services qui s’exposent dans l’univers virtuel du métavers reviennent à la simplicité des places de marché du monde physique, loin des manipulations obscures des algorithmes de recommandation des plateformes publicitaires. Plus généralement, une plateforme de commerce décentralisée a un fonctionnement prédéfini par des contrats exposés sur la blockchain. Les commissions prises par de telles places de marché sont transparentes, de même que les règles de mise en avant des produits. L’opposé d’un Amazon qui fait évoluer à l’envi ses conditions d’utilisation, décide seul des algorithmes de recommandation qui ont droit de vie ou de mort sur les commerçants de son réseau, a seul accès aux données qui lui permettent de commercialiser des produits sous sa propre marque.

Les moteurs de jeu de Cryptovoxels tournent bien sur des serveurs centralisés, de même que la place de marché OpenSea. Mais la promesse de décentralisation est une conquête qui se fait par étapes : d’abord la monnaie et les échanges de valeurs à travers Bitcoin, puis l’exécution des contrats sur Ethereum ; les bases de données deviennent elles-mêmes décentralisées au travers de technologies comme IPFS, le calcul pourrait se déporter vers la périphérie (le edge computing). Le monde des cryptoactifs a paradoxalement signé le triomphe de l’open source, au sens où aucun projet décentralisé ne peut être crédible sans dévoiler son code, mais surtout au sens où les smart contracts s’exécutent sur la blockchain aux yeux de tous. Mais alors que le mouvement open source voulait promouvoir le tout-libre, le monde crypto se fait le chantre de la monétisation. Car ce que permettent les nouveaux métavers, à travers l’accès verrouillé cryptographiquement à des objets numériques, c’est essentiellement cela : la possession de biens incorporels. La persistance d’une plateforme à l’autre d’un avatar, des vêtements de créateur acquis pour cet avatar, les droits de propriété sur des œuvres artistiques, des objets créés, de l’immobilier, sont garantis par la blockchain. Les utopies premières du web se sont précisées : « l’information veut être libre », mais l’information veut aussi avoir de la valeur. Le métavers est donc d’abord une utopie capitaliste, qui voudrait rebattre les cartes du pouvoir financier et numérique.

Une utopie capitaliste

De l’idéologie affichée à l’implémentation dans les principaux projets émergents, c’est pourtant un champ infini des possibles qui se dessine. La course à la croissance dira si le nouvel univers est une utopie, ou la continuation du précédent paradigme numérique. Ce qui s’illustre fondamentalement dans la diversité des cryptomonnaies qui sous-tendent les transactions dans le métavers. Ces cryptomonnaies sont aujourd’hui en compétition aussi bien comme unité d’échange de valeurs, que comme plateformes par-dessus lesquelles se construisent les projets. Force est de constater que certaines de ces monnaies favorisent la concentration de richesses.

A commencer par le précurseur Bitcoin, dont la quantité d’unités en circulation sera limitée à 21 millions. Par essence, Bitcoin se veut donc déflationniste à terme, la monnaie devenant une ressource rare qu’il est préférable de garder en réserve que de dépenser.

Le métavers pourrait bien n’être rien d’autre qu’une version incarnée, en réalité virtuelle ou augmentée, du web actuel dominé par quelques plateformes centralisées, engendrant encore concentration des richesses, surveillance et manipulation de masse.

Les principales cryptomonnaies de deuxième génération s’appuient elles sur un mécanisme dit de preuve d’enjeu (le staking) pour sécuriser leurs transactions (Ethereum mise à part, dont la transition de la preuve de travail à la preuve d’enjeu devrait être effective en 2022). Avec le staking, l’opération de validation qui existe aussi dans Bitcoin devient réservée aux acteurs en mesure de mettre en jeu une certaine quantité de cryptomonnaie comme collatéral ; s’ils se comportent mal, cette mise en jeu leur est confisquée ; s’ils se comportent bien, ils récupèrent la récompense qui correspond à ce qu’on appelle « minage » dans l’environnement Bitcoin. Dit autrement, posséder de la cryptomonnaie et l’utiliser comme collatéral pour sécuriser le réseau est rétribué. En 2021, la rétribution du staking sur les réseaux majeurs évoluait entre 8 et 19%. Il est légitime que le travail de sécurisation du système monétaire soit rétribué, d’autant que la preuve d’enjeu est à l’heure actuelle le mécanisme de validation le mieux maîtrisé qui permette de résoudre le problème de l’impact environnemental massif de Bitcoin et de sa preuve d’enjeu (même si d’autres mécanismes, tels que les preuves à divulgation nulle de connaissance, pourraient bientôt prendre le pas). La grande jeunesse de ces écosystèmes donne encore peu de recul sur ce que serait un juste niveau de rétribution pour le staking. Il faut néanmoins considérer que les cryptomonnaies sont elles-mêmes en compétition : comme dans l’économie traditionnelle, celles qui rétribuent le mieux l’investissement (et donc avec la preuve d’enjeu : le fait de posséder des actifs en réserve) auront plus de moyens de se développer et d’investir dans le développement de leur écosystème, ce qui crée donc une incitation à favoriser la concentration de richesses.

Et le staking n’est qu’un des mécanismes par lesquels la richesse peut s’accumuler. La plupart des projets cryptographiques s’appuie sur un modèle économique qui prédéfinit les règles d’émission des jetons, leur distribution initiale, leur attribution future aux investisseurs, aux utilisateurs ou aux créateurs de la monnaie. Avec Bitcoin, il n’y avait pas de « pré-minage » : tous les jetons créés l’ont été sous forme de rétribution pour les mineurs qui font tourner le réseau depuis 2009. Fin 2015, lorsque le premier bloc d’Ethereum apparaît, 20% des ethers ont déjà été pré-minés, et sont distribués aux fondateurs, investisseurs, à la fondation elle-même. En 2020, un projet comme Solana a pré-miné 60% de ses jetons Les protocoles présentent une grande disparité, certains rétribuant mieux les investisseurs, d’autres les utilisateurs futurs. Leur adoption par les développeurs n’est pas seulement motivée par leur modèle, difficile à appréhender et à juger pour le commun des mortels, mais surtout par les fonctionnalités, la scalabilité, la vitesse d’exécution, le coût, la communauté active, le succès des projets qui s’y créent, NFTs, métavers et finance décentralisée en particulier. Les cryptomonnaies qui auront survécu dans dix ans seront-elles plus égalitaires que l’euro ou le dollar ?

Dans ses dimensions utopiques, la rhétorique blockchain parle de revenu universel et d’abondance, dont les premiers signes dans le métavers seraient l’apparition de nouvelles formes de revenu, tels que le Play-to-Earn, ou revenus créés par le jeu. Axie Infinity est un jeu qui voit plusieurs millions de joueurs s’affronter chaque mois, dont près de la moitié aux Philippines. Pour commencer à jouer, il faut dépenser plusieurs centaines de dollars pour acquérir ses premières créatures auprès d’autres joueurs, avant de les faire évoluer à la manière d’un Pokemon. S’appuyant sur les différences de niveaux de vie entre régions du monde, le jeu orchestre une économie dans laquelle les joueurs les plus aisés sont prêts à débourser des sommes suffisantes pour assurer un revenu confortable à d’autres joueurs devenus professionnels. Ce Play-to-Earn inventé par Axie Infinity ne semble guère différent du poker : les joueurs les plus doués peuvent s’en sortir et amasser des fortunes ; au détriment des autres joueurs, et pour le plus grand bénéfice du casino, c’est-à-dire des créateurs de la plateforme et de ses investisseurs. Les plateformes décentralisées permettent d’autres types de casino, prohibés avec de la monnaie fiduciaire : ainsi des prediction markets tels que Augur, l’une des premières applications décentralisées créées par-dessus Ethereum, qui permettent de parier sur la survenue d’évènements dans la vie réelle, parmi lesquels des résultats d’élections ; un type de pari interdit pour les biais qu’ils peuvent faire peser sur le processus démocratique…

Les règles imparfaites de ces écosystèmes en construction peuvent changer. Leur loi est écrite dans le code (ils aspirent à être trustless, c’est à dire à ce que leur bon fonctionnement ne dépendent jamais de la volonté d’individus corruptibles). Le code évolue, et est généralement soumis au vote démocratique auxquels peuvent participer ceux qui possèdent des jetons de gouvernance. Mais en démocratie aussi, le diable est dans les détails : ces jetons sont souvent eux-mêmes des actifs financiers qui se monnayent sur des plateformes d’échange, constituant de fait des systèmes plus proches de la ploutocratie que de la démocratie.

Code is law: l’avertissement de Lawrence Lessig en 1999 est devenu un mantra pour l’écosystème blockchain, qui semble avoir oublié que la formule indiquait les risques à se soumettre à la loi d’un code que l’on ne comprend pas, et non l’aspiration à confier au code la confiance perdue dans les institutions et les individus…

L’équilibre des forces

Le métavers pourrait bien n’être rien d’autre qu’une version incarnée, en réalité virtuelle ou augmentée, du web actuel dominé par quelques plateformes centralisées, engendrant encore concentration des richesses, surveillance et manipulation de masse.

S’il doit devenir autre chose, c’est à dire un espace virtuel dans lequel les règles du marché ne sont pas dictées par quelques acteurs, où existent des communs et des espaces d’expression qui ne peuvent être censurés, la tentative la plus sérieuse proviendra de l’écosystème crypto. Rien ne dit que la réalité virtuelle ou augmentée doivent contribuer massivement à ce changement de paradigme : on observe déjà une transformation de la manière dont l’art se finance, dont les marchés financiers s’organisent, pour le meilleur ou pour le pire. La plupart de ces tentatives relèvent d’ailleurs du champ de la monnaie et de l’échange de valeur : le métavers est une utopie profondément capitaliste.

Malgré ces restrictions, malgré les dérives graves et les dangers d’un écosystème encore aussi immature que le web avant l’explosion de la bulle internet, cet écosystème reste l’un des seuls champs d’expérimentation à grande échelle en-dehors de la doxa économique qui gouverne le monde sans partage depuis la chute de l’URSS. L’hégémonie de la doxa libérale l’avait même amenée dans les années 90 à constater la fin de l’Histoire : qu’est-ce qui pourrait bien remettre en cause la supériorité de son modèle ? Finalement bousculée par la réalité géopolitique, en Chine et ailleurs, elle est aussi inquiète de l’essor des cryptoactifs, qui ont démontré au Salvador qu’ils pouvaient mériter le qualificatif âprement contesté de monnaie : grâce à des surcouches technologiques telles que Lightning (qui permet de générer des paiements en Bitcoin sans inscrire chacune de ces transactions dans la blockchain), Bitcoin a désormais résolu ses problèmes d’échelles. Les théoriciens argumentent encore sur le fait qu’une monnaie doit avoir une institution prête à protéger sa valeur contre la volatilité des marchés ; quoiqu’il en soit, le Salvador a déclaré le Bitcoin monnaie officielle en septembre 2021, aux côtés de la seule monnaie en cours dans le pays depuis vingt ans : le dollar américain. Les habituels chiens de garde de l’orthodoxie libérale ont été prompts à la réaction : en janvier, dans une séquence qui n’est pas sans rappeler les faits d’armes de la Troïka pendant la crise grecque, le FMI exhorte le Salvador à retirer au Bitcoin son statut de monnaie, arguant des coûts budgétaires de mise en service des moyens de paiement associés et de la volatilité des cours. Il y conditionne l’accord de financement en cours de négociation. L’avertissement devient prophétie autoréalisatrice : dans la foulée, les agences de notation dégradent les indices de confiance du Salvador. Alors que de nombreux pays aux régimes instables ont vu leur monnaie souveraine s’effondrer ces dernières années, le message est clair : mieux vaut utiliser des dollars américains.

Du côté de l’Europe, en parallèle du projet de règlement MiCA (Markets in Crypto-Assets), la Commission Européenne proposait en mars que les prestataires de services soient tenus de s’échanger les informations personnelles de leurs clients lors de chaque transfert de cryptoactifs, y compris lorsque le transfert est opéré vers un portefeuille auto-détenu – la caractéristique première des cryptomonnaies étant justement que chaque utilisateur peut détenir son propre portefeuille sans passer par l’équivalent d’une banque. Pour justifier cette mesure qui vise à anéantir l’anonymat fondamental que permettent les cryptomonnaies, et dans une réplique parfaite des débats sur la surveillance d’internet au nom de la lutte contre le piratage ou la pédopornographie, les auteurs de la mesure avancent, sans qu’aucune donnée sérieuse ne vienne étayer leur argument (la seule étude mentionnée date de 2014, une époque révolue où Bitcoin, alors seul cryptoactif, circulait effectivement sur des plateformes telles que The Silk Road sur le dark web) qu’il s’agit de lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. La vision de la commission est-elle d’anéantir l’anonymat dans toutes les transactions, y compris l’argent liquide ? Quand on n’a rien à se reprocher, on n’a rien à cacher, ont toujours su énoncer les régimes autoritaires…

En attendant, le candidat Macron propose au détours de son programme la création d’un métavers européen, concept que son secrétaire d’Etat chargé au numérique, acculé, a eu quelque peine à éclaircir, au-delà de l’idée de faire émerger des champions européens des moteurs 3D. Une autre séquence vue auparavant : la tentative par les mêmes acteurs de regagner en souveraineté numérique à travers le projet du cloud souverain s’est soldée par la création d’un label au travers duquel des entreprises françaises distribuent la technologie cloud des GAFAM.

Il reste donc peut-être peu de temps à l’écosystème Web3 pour faire apparaître un métavers décentralisé faisant vivre des modèles nouveaux pour la finance, les échanges sociaux, le cyberespace. L’ancien monde ne se laissera pas faire aisément ; si du côté des institutions, l’opposition frontale a commencé, GAFAM et autres géants technologiques affrontent la menace autrement. Leur travail de récupération idéologique a commencé : Meta reprend les éléments de langage des plateformes ouvertes (à rebours de toute l’histoire de Facebook), Epic annonce que le métavers qu’elle construit sera ouvert aux NFTs (contrairement à son grand rival Steam), et surtout, les fonds d’investissement les plus emblématiques du web 2.0, parmi lesquels Andreessen-Horowitz et Softbank, sont aussi les plus actifs dans le Web3. Tous promettent que cette fois, et contrairement au  cyberespace construit par les GAFA, le métavers sera bien un nouvel univers qui étendra le champ des possibles, et non la colonisation du réel, capté au travers de smartphones Apple, indexé à l’intérieur de moteurs de recherche Google, du graphe social de Facebook et autres plateformes d’e-commerce d’Amazon, ne demandant qu’à être instrumentalisés par les services de renseignements étatiques et autres partis politiques.

La bataille idéologique pour le métavers a déjà commencé.

Free Basics de Facebook : le nouveau visage du colonialisme numérique ?

© Danish Siddiqui

Facebook serait-il devenu philanthrope ? C’est l’image que souhaite se donner la compagnie américaine avec le lancement de son application Free Basics en 2013. À la clef, une promesse ambitieuse : garantir un accès universel à Internet. Alors que cette initiative reste largement méconnue en Europe, elle a permis à Facebook de s’imposer comme acteur incontournable dans l’hémisphère sud. Implantée dans 65 pays, Free Basics permet aux utilisateurs d’accéder gratuitement à une version limitée d’Internet, dont le contenu et les modalités sont définies par Facebook. Au carrefour entre le statut de réseau social et de fournisseur d’accès à internet, que dévoile ce projet pionnier sur la capacité de métamorphose de Facebook ? Suspectée d’incarner une forme insidieuse de cyber-colonialisme, la détermination de Facebook à rester maître du jeu est évidente.

« L’accès à Internet est un droit de l’homme », déclarait Mark Zuckerberg lors du discours officiel du lancement de l’application Free Basics en 2013. Justifiant son initiative par des considérations de responsabilité morale envers les 5 milliards de personnes démunies aujourd’hui encore d’accès à Internet, Facebook officialisa son ambition de s’imposer comme le pionner du projet de connectivité mondiale. Prônant une démarche à consonance philanthropique voire humanitaire, Facebook défend l’idée qu’au même titre que la liberté d’expression et la liberté d’association, l’accès à Internet doit être garanti à tous. La mobilisation par Zuckerberg d’une rhétorique techno-optimiste, largement dominante au sein des acteurs du numérique, tissant un lien causal direct entre expansion des technologies et développement économique, est manifeste. L’objectif affiché et défendu par la plateforme américaine est d’offrir un accès gratuit à Internet aux victimes de la fracture numérique, contribuant par là-même à dynamiser les économies des pays émergents.

Un accès universel à Internet ?

Sur le papier, le projet de connectivité mondiale de Zuckerberg paraît plutôt louable : Internet pour tous. Mais de quel Internet s’agit-il ? Certainement pas de celui que connaît l’Europe. Utiliser de manière interchangeable les termes Free Basics et Internet est un raccourci trompeur et fondamentalement inexact. La particularité de Free Basics porte un nom : la plateforme fermée. À l’inverse de la plateforme ouverte, généralisée en Europe et permettant un accès illimité à tous les contenus sur Internet, les utilisateurs Free Basics ont un accès limité à quelques services choisis avec soin par Facebook. Souhaitant préserver la « neutralité du réseau », un des principes érigés par les fondateurs d’Internet, qui suggère que chaque individu doit avoir un accès identique à Internet sans être soumis à une quelconque discrimination de prix, l’Union européenne a interdit les plateformes fermées en 2015 (Régulation 2015/2120). Toutefois, la régulation européenne sur la neutralité du réseau fait figure d’exception. À ce jour, aucun autre pays du monde n’est doté d’une législation équivalente ou similaire, ce qui explique la diffusion rapide et globale de Free Basics.

Conçu sur mesure, le nouveau statut que Facebook s’est façonné transgresse les catégories traditionnelles des acteurs du numérique. Hybride, la compagnie épouse à la fois les caractéristiques d’un réseau social et désormais aussi celles d’un fournisseur d’accès à Internet.

Les enjeux politiques soulevés par cette application sont évidents. Lorsqu’ils sont munis d’un téléphone mobile, les utilisateurs de Free Basics accèdent gratuitement à une série d’applications. On retrouve parmi elles Facebook, mais tout aussi souvent l’application de l’entreprise américaine Johnson & Johnson qui fournit des conseils médicaux et propose des traitements, des applications locales d’offres d’emploi, de même qu’une sélection d’organisations de défense des droits des femmes. Le constat est limpide : aujourd’hui, Facebook décide seul quelles applications font partie des « basics » d’Internet. L’enjeu est de taille pour Barbara von Schewick, professeure de droit à l’université de Stanford, qui affirme que : « Chaque personne doit être libre de choisir le contenu qu’il souhaite accéder sur Internet, sans que la compagnie qu’il paye pour se connecter n’essaie d’influencer son choix » [1] .

Jackpot commercial

Il s’agit d’un véritable changement de cap pour la compagnie mondialement connue pour le succès de son réseau social Facebook. Avec le coup d’envoi de Free Basics, Facebook ne poursuit pas seulement son objectif initial d’expansion de son réseau social, mais a entamé le financement d’un vaste projet d’infrastructures afin d’assurer à terme un accès à Internet pour tous, y compris à ceux résidant dans les régions les plus reculées. Concrètement, Facebook a noué des partenariats avec des fournisseurs locaux d’accès à Internet (également connus sous le nom d’« opérateurs téléphoniques ») principalement en Asie, en Amérique Latine et en Afrique afin qu’ensemble ils équipent chaque pays d’infrastructures numériques et atteignent un taux de pénétration d’Internet maximal sur la totalité des territoires. Il va sans dire que ces investissements infrastructurels massifs vont main dans la main avec l’implantation généralisée de Free Basics, ce logiciel proposant gratuitement une poignée de services et dont Facebook est l’application phare.

Site internet de Free Basics Facebook, 2021

Fait sur mesure, le nouveau statut que Facebook s’est façonné transgresse les catégories traditionnelles des acteurs du numérique. Hybride, la compagnie épouse à la fois les caractéristiques d’un réseau social et désormais aussi celles d’un fournisseur d’accès à Internet. Jamais auparavant on n’a constaté de la part d’un réseau social de si grands investissements dans les infrastructures numériques et les projets de connectivité. Alors que Facebook assure déjà un rôle de gardien sur le contenu des 2,9 milliards d’utilisateurs actifs sur son réseau social, son contrôle grandissant sur les infrastructures physiques, qui constituent l’épine dorsale d’Internet, a de quoi préoccuper. L’objectif à court terme de Facebook ne fait aucun doute : il s’agit d’enrayer l’implantation de tout concurrent potentiel, en s’assurant un monopole complet sur l’offre des réseaux sociaux et des infrastructures numériques dans tous les marchés émergents. Au vu de la quantité de données pouvant être collectées sur Free Basics, le projet représente une véritable manne financière. Des militants de Global Voices affirment que la configuration technique de l’application permet à Facebook de récupérer « des flux uniques de métadonnées provenant de toutes les activités des utilisateurs sur Free Basics » [2].

En effet, alors que le moteur économique de Facebook était précédemment limité à l’extraction des données sur son réseau social, il comprend aujourd’hui également l’extraction de toutes les données recueillies sur Free Basics. Concrètement, l’entreprise américaine peut, par exemple, se procurer de vastes bases de données au sujet de l’usage de toutes les autres applications présentes sur Free Basics, et plus seulement sur Facebook. En élargissant son domaine d’activité, Facebook a déniché une stratégie particulièrement efficace pour extraire, traiter et vendre un nombre sans précédent de données. De plus, l’absence de cadre législatif en Afrique, en Asie et en Amérique Latine sur la protection des données personnelles sur Internet permet à Facebook de récolter tous les types de données. Il y a de fortes chances pour que l’attrait de Facebook à l’égard des données personnelles, dont l’extraction est encadrée sous le droit européen, s’explique par leur grande valeur marchande. En effet, elles sont particulièrement lucratives et leur extraction permettra à la compagnie américaine de décupler ses revenus à très court terme.

Échec cuisant de Free Basics en Inde

Alors que l’Inde occupe la seconde place dans le classement des pays les plus peuplés du monde, seuls 15% de sa population bénéficiaient d’un accès à Internet en 2014. Avec un marché de potentiels consommateurs pouvant atteindre les 85% de la population totale, il est aisé de comprendre pourquoi l’Inde fut choisie comme premier pays d’implantation de Free Basics. Mais alors que le pays offrait initialement des perspectives commerciales tout à fait exceptionnelles, rien ne se déroula comme prévu.

Marc Andreessen, membre du conseil d’administration de Facebook, écrit dans un tweet : « L’anticolonialisme a été une catastrophe économique pour l’Inde. Pourquoi s’arrêter maintenant ? », insinuant ainsi qu’il serait dans l’intérêt des Indiens d’accueillir favorablement la forme de colonisation menée actuellement par Facebook.

Dès la mise en place des premiers contrats entre Facebook et les fournisseurs d’accès à Internet indiens en 2014, un groupe d’activistes de défense des libertés numériques se mobilisa autour d’un collectif nommé « Sauver Internet ». Ils organisèrent des manifestations d’une ampleur considérable dans les grandes villes du pays, en particulier New Dehli, et parvinrent à lancer un débat sur la « neutralité du réseau », dont l’écho fut national. Les manifestants brandirent des pancartes indiquant « Protégez la neutralité du réseau », « Sauvez Internet », « Non à Free Basics et au cyber-colonialisme».

Manjunath Kiran, AFP, 2016.

Pour les activistes et les manifestants engagés dans la campagne contre Free Basics, il s’agissait également de dénoncer ce qu’ils voient comme une forme de « cyber-colonisation ». Considérant le rôle des géants du numérique dans une perspective historique de persistance des inégalités Nord-Sud, certains journaux locaux indiens ont osé la comparaison entre Facebook et les pouvoirs coloniaux du XXème siècle. L’extraction des données personnelles par Facebook reposerait, selon eux, sur une logique similaire à celle de l’extraction des richesses et des ressources pendant la colonisation. Le débat sur la « neutralité du réseau » acquit une dimension éminemment politique. La prise de position de la majorité de Narendra Modi à l’encontre de Facebook s’inscrivit plus globalement dans la ligne politique du gouvernement, marquée par un large recours à une rhétorique anticoloniale . Celle-ci regagna particulièrement en véhémence lorsque Marc Andreessen, membre du conseil d’administration de Facebook, écrit dans un tweet : « L’anticolonialisme a été une catastrophe économique pour l’Inde. Pourquoi s’arrêter maintenant ? », insinuant ainsi qu’il serait dans l’intérêt des Indiens d’accueillir favorablement la forme de colonisation menée actuellement par Facebook. Nitin Pai, directeur du centre de recherche indien Takshashila Institution disait en 2015 : « Lorsque des étrangers parlant de haut aux Indiens en leur expliquant ce qui est bon pour eux, l’Inde ne se laisse pas faire et se défend » [3].

L’avertissement s’avéra bien réel car en 2016 l’Inde décida de bannir Free Basics. C’est au nom de la lutte contre la concurrence déloyale qu’une loi interdit finalement Free Basics. Le raisonnement derrière cette interdiction fut que l’incitation à utiliser les applications, pour la plupart américaines, accessibles gratuitement sur Free Basics se ferait au détriment des petits concurrents et de l’innovation. Ainsi, le gouvernement argumenta que le processus de sélection d’application imposé par Facebook manquait de transparence et contenait un biais occidental, défavorisant et excluant les applications locales indiennes.

L’implantation silencieuse de Free Basics en Afrique

On aurait pu imaginer que les controverses soulevées en Inde eussent marqué un coup d’arrêt soudain et définitif à l’expansion mondiale de Free Basics. En particulier dans les pays anciennement colonisés et dans lesquels la rhétorique anticoloniale bénéficie encore d’une certaine popularité, on aurait pu croire en une plus grande exploitation politique de l’argument sur la cyber-colonisation. Mais force est de constater aujourd’hui le contraire : l’implantation silencieuse et sans controverse de Free Basics se poursuit dans 65 pays, dont 30 dans le continent africain. Deux observations permettent de faire la lumière sur les principales raisons expliquant que le rejet massif exprimé en Inde n’ait pas été suivi dans le contexte africain.

La première concerne un changement drastique de stratégie par Facebook. Depuis l’opposition de la population indienne à Free Basics en 2016, la poursuite des projets de connectivité de Facebook dans le reste du monde est largement passée sous les radars. Une étude menée par le MIT montre en effet une chute drastique du nombre de sources médiatiques mentionnant le terme de « Free Basics » depuis 2016. En parallèle, Facebook a mis fin à toutes les activités publicitaires de promotion de Free Basics et a aussi cessé l’actualisation de son site internet officiel. On ne trouve par exemple aujourd’hui aucune source officielle de Facebook mentionnant les pays dans lesquels Free Basics est à ce jour implanté. Certains chercheurs ont d’ailleurs montré que Free Basics était présent dans bien plus de pays que le site internet ne l’indiquait.

Le constat est cru : Facebook utilise les populations désavantagées et les territoires disposant de régulation du numériques lapidaires pour mener des expérimentations numériques et réaliser une extraction massive de données.

Une analyse des écosystèmes d’activistes luttant en faveur des droits numériques est également nécessaire pour comprendre l’implantation rapide de Free Basics dans de nombreux pays d’Afrique. Dans le contexte de réguliers shutdown d’Internet pilotés par certains gouvernements, un dynamique réseau d’activistes numériques panafricain a émergé. Ceux-ci se sont coordonnés autour d’organisations militantes tel que « Africtivistes » et ont lancé des campagnes à l’instar de #BringBackOurInternet, en réaction à un shutdown d’Internet de 230 jours au Cameroun. Au centre du viseur : la dénonciation de la mise en place, par le pouvoir politique, de taxes sur l’utilisation des réseaux sociaux, de lois violant la vie privée et attaquant la liberté d’expression et d’arrestations de blogueurs. La répression et la surveillance menée sur Internet par les gouvernements constituent donc les menaces les plus sévères aux yeux de nombreux africains. Dans ce contexte, le danger est perçu comme venant du public, et moins du privé. C’est ce qui explique pourquoi les activistes numériques s’indignent davantage contre les mesures répressives menées par les acteurs étatiques que par les privés. Toussaint Nothias, chercheur à l’Université de Stanford affirme que : « les organisations de défense des droits numériques en Afrique se sont trouvées confrontées à des menaces qui leur semblaient plus urgentes, qu’il s’agisse de la fermeture d’Internet, de la surveillance numérique menée par les gouvernements ou de l’absence de réglementation sur la confidentialité des données, reléguant ainsi au second plan les questions de neutralité du réseau » [4].

Aussi ingénieux qu’un cheval de Troie, Free Basics a réussi à s’introduire dans un nombre considérable de pays de l’hémisphère sud, sans pour autant toujours susciter la méfiance. Derrière les belles promesses se cache une stratégie bien rodée et servant des intérêts économiques précis. Le constat est cru : Facebook utilise les populations désavantagées et les territoires disposant de régulation du numériques lapidaires pour mener des expérimentations numériques et réaliser une extraction massive de données. De plus, pour la compagnie américaine, Free Basics représente une porte d’entrée privilégiée dans le marché mondial, non plus seulement des réseaux sociaux, mais aussi des infrastructures numériques. La volonté de devenir maître de la totalité de l’architecture d’Internet a rarement abouti à un projet couronné par un aussi grand succès. Avec cette stratégie de multiplication des monopoles par un même acteur, les défis posés par la concentration non démocratique du pouvoir les acteurs du numérique acquièrent une toute nouvelle ampleur.

Notes :

[1] Barbara van Schewick (2010). Internet Architecture and Innovation, MIT Press.

[2] Global Voices (2017). « Free basics in real life ». 27 Juillet. Lien numérique: https://advox.globalvoices. org/wp-content/uploads/2017/08/FreeBasicsinRealLife_FINALJuly27.pdf. (Accédé le 22 Novembre 2019).

[3] Mukerjee (2016). “Net neutrality, Facebook, and India’s battle to #SaveTheInternet. Communication and the Public”, 1(3): 356–361.

[4] Toussaint (2019). “Access granted: Facebook’s free basics in Africa”. Media, Culture & Society, 42(3) 329–348.


TikTok + élections américaines = WTF (?)

Les influenceurs occupent désormais une place prépondérante dans la communication politique. Devenus incontournables avec l’émergence des nouveaux réseaux socionumériques, ces acteurs issus du marketing digital opèrent en prescripteur relatif pour toucher des groupes particulièrement larges, notamment chez les jeunes. TikTok, Snapchat, Instagram, autant de nouveaux espaces dont les usages bousculent les codes de la communication classique – et la stratégie à élaborer par les candidats. Ce nouveau phénomène ouvre-t-il un espace vers une démocratisation des prises de paroles et des forces de soutien ? Ou bien marque-t-il un pas supplémentaire vers la marchandisation, favorisée par les plateformes, des nouvelles voies d’influence du politique ? Le risque est grand de laisser cet espace aux seuls tenants de l’establishment. L’organisation d’une communication par le bas, par les militants qui s’approprient et maîtrisent les codes des réseaux, semble donc nécessaire pour concilier le militantisme avec ces nouvelles techniques de marketing politique. Par Marion Beauvalet. 


Les influenceurs constituent le point nodal entre la démocratisation des réseaux et l’incursion du capitalisme sur les plateformes : si les plateformes démocratisent les prises de parole, il n’est pas possible d’occulter le fait qu’elles sont elles-mêmes le produit du capitalisme et en perpétuent des règles et des principes.

Qu’est-ce qu’un influenceur ? Les influenceurs sont à différencier des prescripteurs absolus, comme peuvent l’être les médecins. Prescripteurs relatifs dans le sens où leurs propos et prises de positions n’engagent pas nécessairement les choix de ceux qui les suivent, les influenceurs ne formulent pas d’injonctions. Ce qui n’élimine pas pour autant une forme de conditionnement, notamment lié à la répétition de certains messages. L’incursion des influenceurs dans le champ politique modifie en outre la nature de leur statut, puisqu’ils ne s’adressent plus seulement aux personnes qui les suivent en qualité de consommateurs, mais de citoyens. Il convient ainsi de comprendre comment intégrer un réseau social à une stratégie politique définie en amont (I). Ce sont ensuite les différentes catégories d’influenceurs qu’il convient de distinguer : communique-t-on de la même manière sur TikTok selon qu’on soit pro-Sanders ou pro-Trump (II) ? Enfin de quoi la communication de ces influenceurs politique est-elle faite (III) ?

Le recours aux réseaux sociaux et par ce biais, à l’intégration des influenceurs dans une stratégie de campagne, ne constitue pas une rupture au sein des stratégies de communication politique. Pour Guilhem Fouetillou (cofondateur et directeur stratégie et innovation de Linkfluence, startup qui propose des solutions de monitoring pour analyser les données issues des réseaux sociaux), ces nouveaux espaces témoignent d’une amplification de phénomènes pré-existants qui tendent à gagner en intensité. Dans un récent reportage sur France 24, il distingue notamment trois niveaux d’utilisation des réseaux sociaux en politique : l’utilisation directe, la publicité, et la synchronisation des partisans. Dans cet article, nous nous limiterons au troisième versant, en montrant comment une telle finalité peut être remplie par le recours à ces nouveaux acteurs et actrices de la communication politique.

Réseaux sociaux et stratégie politique : à chaque élection son réseau de prédilection

Qui utilise quoi aujourd’hui ?

Chaque nouvelle élection, peu importe son échelon, voit s’agréger autour d’elle un certain nombre de médias, de journaux, de sites ou de réseaux sociaux. Le premier espace qui vient à l’esprit, quand on aborde le thème croisé de la politique et des réseaux sociaux, est Twitter. En juin 2020, Twitter comptait plus de 186 millions d’utilisateurs dans le monde, dont 67 millions aux États-Unis. Avec des formats courts de messages (140 caractères jusqu’en novembre 2017 puis 280), Twitter permet de partager publiquement des éléments de langage et les phrases marquantes d’un passage média. Il joue un rôle de relai de la presse politique et offre un espace de discussion, plus ou moins apaisé, sur l’actualité.

Les utilisateurs sur twitter sont plus jeunes, mieux diplômé que l'américain moyenCependant, qui utilise Twitter ? Nombre de twitternautes se contentent de scroller ou de retweeter sans créer eux-mêmes du contenu. Une enquête de 2019 du Pew Research Center indique que l’utilisateur américain moyen sur Twitter poste en moyenne une fois par mois, contre 138 tweets par mois pour les 10% les plus actifs sur la plateforme. Une enquête plus récente menée entre novembre 2019 et septembre 2020 montre que 92% du volume de tweets sont produits par seulement 10% des utilisateurs. Parmi ces 10%, on retrouve majoritairement des comptes identifiés démocrates ou sympathisants (69%). La même enquête révèle que le twitternaute moyen est plus jeune, mieux diplômé et a de plus haut revenus que le citoyen américain moyen.

Néanmoins, bien que Twitter soit désormais un espace investi par les jeunes, les générations dites Z et milliennials se tournent de plus en plus vers d’autres réseaux : Twitch, TikTok et Instagram. Selon une étude du morning consult, TikTok est en particulier préféré à Twitter chez les 13-16 et cheville ce même réseau auprès des 17-21. En effet, TikTok est un lieu de création plus facile à appréhender (pour le moment) pour des personnes qui ont toujours grandi avec un accès à Internet et un smartphone dans la main. Ces générations (la génération Z, les personnes nées en 1996 et après) disposent d’un rapport fluide aux nouvelles technologiques, ce qui était moins le cas pour les générations antérieures.

Quelles spécificités ces nouveaux réseaux ont-ils par rapport à Twitter ? TikTok ou Instagram répondent à des codes propres, qui viennent tant des particularités des différentes plateformes que des groupes sociaux auxquels ces espaces s’adressent. Ainsi, à chaque plateforme répond un usage, lié à un groupe social plus ou moins homogène. Laissant une équation cruelle à résoudre : comment les personnalités publiques peuvent-elles se les approprier, sans encourir le risque de bad buzz ? Il est en effet difficile d’objectiver la qualité d’une vidéo à moins d’interroger les cibles premières, les usagers et usagères presque archétypiques de ces réseaux. Très concrètement : un trentenaire sera très probablement gêné par les contenus politiques diffusés sur TikTok, cela signifie-t-il pour autant que le contenu est raté ? Pas nécessairement puisque ce n’est pas à lui que s’adresse en premier lieu ce contenu inédit.

Mais surtout, parce qu’ils reposent sur une forte personnalisation, ces espaces favorisent l’émergence d’influenceurs, avec leurs techniques de profilage associées. 72% des américains issus de la génération Z et millénials disent suivre un ou plusieurs influenceurs, contre 57% des personnes de la tranche d’âge 32-38 (selon le rapport du Morning consult).

Ainsi, en cartographiant les influenceurs et TikTokers américains, il est possible de saisir les stratégies et choix de communication faits à l’heure des élections présidentielles. Qui sont les créateurs des contenus les plus en vue ? Quelles sont les nuances et modulations au sein d’un même camp selon l’âge ou l’origine géographique des personnes qui produisent des vidéos ? Comment adapte-t-on l’usage même du réseau social selon l’électorat ciblé ? Une vidéo TikTok politique est-elle la même si on parle à un démocrate new-yorkais ou à un démocrate du Mississippi (spoiler : non). Quelles différences dans la communication peut-on noter de part et d’autre de l’échiquier politique ? Il serait intéressant de mettre en perspective ces stratégies et usages avec des contenus tirés de Twitter et Instagram, des mêmes utilisateurs ou des mêmes structures politiques.

Qu’est-ce qu’un influenceur ? Qu’est-ce qu’un micro-influenceur ?

Il va de soi que l’idée d’influencer des individus pour prescrire des comportements n’est pas un phénomène nouveau. C’est ce qu’Edward Bernays (Propaganda, 1928) a théorisé et pratiqué dès les années 1920. Pour inciter des consommateur à acheter du bacon, il a choisi de se rapprocher de médecins qui mettaient en avant l’intérêt du bacon sur la santé plutôt que de faire une simple publicité invitant à acheter ce produit. Le fait de se servir d’individus qui mettent leur image au service d’un produit ou d’une idée est consubstantiel à l’existence de la publicité et de la communication. Qu’apportent de nouveau nos influenceurs contemporains ?

Les influenceurs évoqués dans cet article ne sont pas les blogueurs des années 2000. Le poids des influenceurs contemporains va de pair avec une démocratisation de l’accès à Internet, à une massification des usages, et à son intégration dans le marketing d’influence. Les influenceurs se sont imposés comme acteurs en soi, coexistant avec les stars et célébrités dans le monde de la publicité. Le sentiment de promiscuité et d’identification qu’ils dégagent via les plateformes n’a pas la même intensité qu’une personne connue dans une publicité.

Il s’agit tout d’abord d’une question de statut et de nombre d’abonnés. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les micro-influenceurs ne sont pas moins convoités que leurs homologues « macro ». On considère qu’un micro-influenceur est quelqu’un qui dispose de 10 000 à 100 000 abonnés. Contrairement à la portée des influenceurs classiques, plus exigeants en termes de partenariats, de rémunération et d’audience, le nombre d’interactions que peut susciter un micro-influenceur le rendrait plus « rentable » pour les institutions qui voudraient se payer ses services. Les études en marketing sont cependant unanimes : la micro-influence permet de mieux atteindre l’audience visée. En effet, les utilisateurs des plateformes de réseaux sociaux se sentent aujourd’hui plus touchés par des personnes qui leur ressemblent.

Un micro-influenceur à la communauté plus restreinte se fait ainsi plus accessible, plus authentique et suscite davantage d’engagement qu’une personne dont toutes les photos sembleraient tirées d’un album photo de vacances dans les Bermudes. C’est ce que montrent des études de marketing : « les utilisateurs d’Instagram ayant moins de 1 000 followers ont généré des likes 8% du temps. Ceux qui ont entre 1 000 et 10 000 abonnés ont un taux de likes de 4%. Pour les utilisateurs qui ont entre 1 million et 10 millions d’abonnés, ce  taux est de 1,7% » (rapport de Markerly, agence d’influence en marketing).

Le recours à des micro-influenceurs, s’il ne constitue pas une alternative au fait d’obtenir le soutien d’un influenceur suivi par des millions d’abonnés, ne peut donc pas être écarté d’une stratégie de campagne. Cette forte personnalisation permise par la micro-influence est accrue par l’effet de bulle créé par les réseaux sociaux. Même en disposant de plusieurs milliers d’abonnés, il est fort probable que ceux-ci soient des personnes en accord avec ce qu’on poste ou tout du moins sensibilisées et manifestant un intérêt pour ce dont on parle, ce qu’on montre. Pour un même sujet, il est également probable que les cercles d’abonnés se recoupent, voire soient en grande partie similaire.

Autant de types d’influenceurs qu’il y a d’électeurs

Le renouveau des formes d’influence : la libération d’une parole politique ?

Aux États-Unis, la rupture remonte à l’élection de Donald Trump. Nombre de personnalités publiques s’étaient élevées pour déplorer son élection, en essayant de sensibiliser sur les dangers qu’elle représentait. Il s’agit d’un sujet sur lequel s’exprimaient traditionnellement les chanteurs et les acteurs, mais les influenceurs qui sont suivis au quotidien – parfois par des dizaines voire des centaines ou millions de personnes – ont désormais davantage de voix que les personnalités publiques de « l’ancien monde ».

La mobilisation au printemps 2020 autour du hashtag Black Lives Matter donne un bon exemple de ces nouvelles formes de prise de parole et de politisation par les réseaux. Entre le 26 mai et le 7 juin 2020, le hashtag a été utilisé plus de 47,8 millions de fois, devenant le deuxième plus relayé sur Twitter. Dans la période allant de novembre 2019 à septembre 2020, 3% des utilisateurs américains ayant un compte public ont publié avec ce hashtag selon l’enquête du Pew Researcher Center. Mais c’est sur Instagram que l’engouement autour de ce sujet a été le plus inattendu : The NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) a vu son nombre de followers augmenter de plus 1 million en l’espace de quelques mois et Black Lives Matter Los Angeles est passé de 40 000 followers sur Instagram à 150 000 en quelques semaines. Une activiste du compte Justiceforgeorgefloyd soutient ainsi dans un article de Recode « Ce mouvement a permis de toucher une audience plus large qu’elle ne le faisait sur Twitter. En pleine campagne présidentielle, nous devons aller là où sont les gens, et ils sont sur Instagram ».

Pour les influenceurs, prendre position avec le hashtag #Black Lives Matter pouvait néanmoins poser un certains nombres de questions. Par les effets de bulles de filtre ainsi qu’en raison d’une forte présence démocrate sur les réseaux, le sujet jouissait d’une hégémonie relative (tous les Américains ne soutenaient pas le mouvement mais les personnes les plus visibles sur les réseaux oui). C’est le reproche que certaines personnes adressent parfois à ces dynamiques : quand un sujet devient justement tendance, il perd en radicalité, et peine à transformer les marques de soutien en mobilisation réelle de la part des followers (un phénomène qui a pris le nom de slacktivisme, par opposition à l’activisme réel). Nombre de personnes demandent par exemple aux militants ou aux personnes qui veulent afficher leur soutien au mouvement Black Lives Matter de le faire sans toucher au hashtag du même nom, puisque cela obstrue et rend moins visible les publications des personnes qui font part de leur expérience. Notons ici que cette cause parvient à toucher au-delà des cercles militants ; avec une ampleur telle que la norme sur les plateformes est de soutenir la lutte antiraciste. Précisons néanmoins qu’il peut être plus risqué pour un individu de soutenir une personne et non une cause. Si cela constitue une impasse pour certaines personnalités publiques qui peinent à agréger des soutiens variés, Bernie Sanders a réussi à fédérer au point qu’une célébrité de réseau, en rendant public son soutien, ne mettait pas sa base ni sa popularité en danger.

Les réseaux sociaux sont aujourd’hui des lieux incontournables pour les militants. Le blog Digimind qui agrège des données concernant les réseaux sociaux rapporte que « Twitter a dépassé mercredi 3 juin 2020 son record d’installations de l’application avec 677 000 téléchargements dans le monde. Le chiffre des téléchargements aux États-Unis (140 000)  est le deuxième record du nombre d’installations quotidiennes depuis la naissance de Twitter. Ces records sont dus aux nombreux tweets sur la pandémie de coronavirus et relatifs aux protestations liées à la mort de George Floyd aux USA ». Les moments où la population prend position sont des moments où les personnes se tournent de plus en plus naturellement vers les réseaux sociaux, tant pour communiquer que suivre ce qui se dit. Ces pics de politisation vont de pair avec un rapport plus intense aux réseaux sociaux, faisant d’eux des espaces incontournables et alternatifs aux canaux traditionnels plus fermés et moins immédiats : chaînes d’information, blogs…

Ces plateformes constituent des lieux d’expression d’une urgence politique, particulièrement vive depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Il s’agit finalement de lieux pour prendre la parole et en ce sens, refuser l’ordre établi.

Payer des influenceurs ou valoriser des initiatives spontanées ? Entre communication et marketisation de la politique

Il convient au préalable de préciser que si les influenceurs incarnent un poste de dépense relativement inédit, celui-ci s’inscrit plus largement dans une stratégie numérique d’ampleur, dans laquelle chaque candidat dépense facilement plusieurs millions de dollars. Ils ne représentent en ce sens qu’une extension du domaine du marketing politique, un nouvel espace à occuper et dans lequel investir. Cependant, tous les influenceurs ne monétiseront pas leur soutien, celui-ci, une fois affiché publiquement, risquant de leur faire perdre en popularité.

Dès lors, l’enjeu est de taille pour les acteurs politiques : il faut soit créer des influenceurs, – valoriser des personnes ou espérer que des militants s’approprient un réseau social et ses codes pour qu’en découle un contenu inédit –, soit engager des personnes disposant d’une audience conséquente et d’une influence, – des prescripteurs d’opinion et de comportement 2.0 –, pour qu’ils rendent public leur soutien à une personnalité, à un mouvement.

« En revanche, M. Trump n’est apprécié que de 33 % des 18 à 34 ans, selon le sondage The Wall Street Journal/NBC, et les candidats démocrates ont accordé une attention particulière aux jeunes électeurs cette fois-ci, soutenant des propositions comme l’annulation de la dette des étudiants. Mais la génération d’électeurs qui croît le plus rapidement n’est pas celle des millennials, mais celle des séniors. Selon le Pew Research Center, les électeurs de plus de 65 ans devraient représenter près d’un quart de l’électorat en 2020, soit la proportion la plus élevée depuis 1970 » explique Michelle Hackman dans un article sur le vote des seniors et Donald Trump publié dans l’Opinion.

Aussi, toucher les plus jeunes permet d’activer un vote, de sécuriser un vote ou encore de sensibiliser des personnes qui seront les actifs de demain et les seniors d’après-demain.

Novatrices, incomprises ou dérisoires pour le moment, ces nouvelles plateformes constituent néanmoins des espaces qui vont se normaliser voire occuper une place centrale dans les scrutins à venir. À l’état d’ébauche, de tâtonnement pour l’heure, il incombe à celles et ceux qui s’emparent de ces réseaux d’en définir les règles puis d’en adapter les codes à des types de discours politiques, à des programmes, et à des cibles.

Dans un article du 13 février 2020, Taylor Lorenz explique que Bloomberg avait par exemple fait appel a Meme 2020, une boîte qui rassemble les personnes détenant des comptes influents. Voici la liste des comptes associés à Meme 2020 : @MyTherapistSays (5,6 millions d’abonnés), @WhitePeopleHumor (2,6 millions d’abonnés), @KaleSalad (4 millions d’abonnés), @Sonny5ideUp (1,4 million d’abonnés)…

« Si Michael Bloomberg, 77 ans, a cité la semaine dernière sur Instagram 50 Cent dans le légendaire tube How We Do, ce n’est pas par passion soudaine pour le rap. L’ancien maire de New York, qui pèse plus de 60 milliards de dollars selon Forbes, a accéléré sa campagne de publicité en ligne, à quelques semaines des élections du Super Tuesday (3 mars). En plus des 340 millions de dollars dépensés en trois mois, le candidat démocrate s’est rapproché de Meme 2020, une société créée par des influenceurs sur Instagram » détaillait Thomas Liabot dans un article publié dans le JDD.

L’audience derrière eux est forte de 60 millions de personnes comme l’indique Taylor Lorenz. Au mois de février, un article paru dans The Daily Beast indiquait par ailleurs que Bloomberg offrait 150 dollars à des internautes pour produire un contenu inédit à son propos. S’offrir les services de personnes influentes, comme le ferait une marque semble s’intégrer pleinement dans les budgets de campagne de certains candidats. Ce choix marque un peu plus l’écart entre les candidats de l’establishment, celles et ceux qui peuvent se permettre de dépenser des sommes conséquentes dans des postes annexes et non-nécessaires à une campagne, et les autres candidats, les outsiders qui ne peuvent pas engager des influenceurs à mettre leur image en jeu pour leur compte, et qui doivent centrer leurs dépenses de campagne sur des frais plus nécessaires.

“Le ciblage et la mobilisation des influenceurs et micro-influenceurs constitue un véritable business, un espace d’enchères et de mise en jeu de sommes conséquentes ; il s’agit de quelque chose de plus en plus mobilisé et d’un espace finalement nécessaire à investir.”

« Nous devons toucher tous les aspects de la vie des gens afin d’être omniprésents pour atteindre notre but, déclare Ben Wessel, directeur exécutif de NextGen America. Nous croyons depuis longtemps que l’humour et l’influence sont les moyens pour toucher cette population [plus jeune]. » peut-on lire dans un article rédigé par Emily Glazer dans L’Opinion. La journaliste indique également que « l’équipe de campagne de M. Sanders a travaillé ponctuellement avec des influenceurs qui l’avaient contactée pour diffuser son message auprès de leurs followers sur des plateformes comme YouTube et Twitch, qui appartient à Amazon. Son équipe avait déjà travaillé avec des influenceurs des médias sociaux lors des élections de 2016 ». Le ciblage et la mobilisation des influenceurs et micro-influenceurs constitue un véritable business, un espace d’enchères et de mise en jeu de sommes conséquentes ; il s’agit de quelque chose de plus en plus mobilisé et d’un espace finalement nécessaire à investir.

Laisser une plateforme, un réseau, à son adversaire, reviendrait à ne pas couvrir un espace géographique, or dans la conquête du pouvoir, il faut être présent partout. Cela ne coûte pas forcément cher, mais il demeure risqué de laisser aux autres un espace en friche. D’autant que, si beaucoup de personnes sur ces réseaux ne sont pas en âge de voter, ils constituent l’électorat de demain.

Un marché mais pas uniquement…

Si certains doivent payer pour cela, d’autres candidats savent s’attirer l’intérêt, la force de travail, et la créativité de certains influenceurs ou de communautés. Cela avait été le cas en France avec Jean-Luc Mélenchon et les utilisateurs de Discord en 2016. Aux États-Unis, certains influenceurs ou célébrités avaient spontanément annoncé leur soutien à la campagne de Bernie Sanders. Bien sûr, le fait d’avoir des contenus inédits par des personnes qui soutiennent et souhaitent mettre en valeur un candidat n’entre bien évidemment pas en contradition avec le fait de payer pour des contenus sollicités à côte.

Les deux exemples cités plus haut éclairent le fait que si l’influence constitue un marché important, les internautes les plus créatifs et les plus jeunes sont enclins à afficher et à créer pour des candidats en rupture avec l’ordre établi, de gauche notamment. L’hypothèse est celle de la concordance de ces programmes avec les préoccupations des plus jeunes électeurs (pour rappel en 2017, 27% des 18-24 ans avaient soutenu Jean-Luc Mélenchon, de même pendant les primaires d’investiture, les 18-29 ans avaient plébiscité Bernie Sanders).

On a là un cercle vertueux et une forme d’adéquation qui se dessine : pour communiquer sur internet, quoi de mieux qu’une personne rompue aux codes des réseaux, à leurs nuances, et qui appartient directement au groupe auquel il veut parler ? Les communicants et experts de la communication n’ont qu’à bien se tenir.

Que disent concrètement les influenceurs ?

Cette matrice permet  de saisir le  positionnement politique approximatif et le poids sur les réseaux sociaux d’un certain nombre d’influenceurs. Pour les stars, il est difficile d’objectiver un nombre d’abonnés, leur influence étant finalement antérieure et indépendante de leur existence sur les réseaux sociaux. Leurs prises de position sont parfois publicisées dans des contenus en ligne (cela avait été le cas avec Les Strokes ou Emily Ratajkowski, qui avaient affiché leur soutien à Bernie Sanders), mais peuvent aussi l’être dans la presse ou juste être connus et inscrits dans les esprits. L’appartenance à la scientologie de Tom Cruise est à titre d’exemple connue de nombre de personnes qui ne sont pas forcément présentes sur les réseaux sociaux.

https://www.instagram.com/p/B7HKToihoS9/

TikTok, Instagram, à quelle plateforme se vouer, avec quelle personne communiquer ?

TikTok permet pour l’heure des contenus politiques innovants, originaux, et qui sont surtout le fait de militants pour les contenus les plus viraux. Alexandria Ocasio-Cortez reste une adepte des stories Instagram quand Donald Trump utilise abondamment Twitter. Les contenus les plus intéressants sont ceux des militants. Se promener sur les hashtags #Bernie2020 ou encore #Trump2020 sur TikTok permet d’appréhender la créativité des utilisateurs. Une chose est au préalable à noter : ces hashtags sont également des espaces de lutte. #Trump2020, est en ce sens totalement approprié par des utilisateurs de gauche ; ils produisent des contenus se moquant de Donald Trump et font passer leurs vidéos sur les canaux des militants républicains.

https://www.tiktok.com/@girlwithamicrophone_/video/6871415092378963205?_d=secCgsIARCbDRgBIAMoARI%2BCjwfUWHGsATWGVxS7FDM3UvJCcyVi67Kihyui3mdngbgzUwiyJn6bANy4Epo1AO%2F3KoAOybmn5QKKNbuE4oaAA%3D%3D&language=fr&preview_pb=0&sec_user_id=MS4wLjABAAAAo1PwJNGjidTKZe7M1sH4b0O_0RoRAkh_hJnAT33SndJfujalnFH8Mbic2VZLjl5v&share_app_name=musically&share_item_id=6871415092378963205&share_link_id=11798ba3-413e-4ded-9b76-84965b34e905×tamp=1602532608&u_code=dbibee68j45kma&user_id=6811166175419876357&utm_campaign=client_share&utm_medium=android&utm_source=copy&source=h5_m

C’est par exemple le cas de cette vidéo, aimée 4,8 millions de fois au 13 octobre 2020. Il s’agit de la vidéo qui a obtenu le meilleur score sur le hashtag de soutien au président sortant. Son contenu est pourtant critique (« fuck Donald Trump »). Du côté des réels soutiens, Bernies Sanders avait partagé la vidéo de just_a_weird_lemon (34 900 abonnés au 13 octobre 2020). La vidéo reprend les codes du réseau : un travail de montage, une musique, des textes pour quelque chose à même de facilement devenir viral.

Les profils assument pour beaucoup être des profils militants, c’est par exemple le cas de @kristensoulina, jeune militante politique qui met en scène son militantisme ; le poids de la dette étudiante, pourquoi préférer Bernie Sanders : elle aborde avec de courtes vidéos beaucoup de ces sujets. Une stratégie beaucoup plus efficace pour toucher ses pairs que de longues publications Facebook. Comment ?

Le fait de s’approprier les codes de l’application et de créer des contenus qui deviennent viraux (c’est-à-dire faire en sorte que sa vidéo s’inscrive dans une tendance) permet de légèrement dépasser les effets de bulle, particulièrement difficiles sinon impossibles à dépasser avec la plupart des réseaux sociaux. En effet, sur TikTok, contrairement aux autres plateformes, on peut non seulement suivre des personnes mais le fil de publications est avant tout constitué de publications semblables à celles qu’on regarde. On peut ainsi suivre des profils de militants politiques, mais si on surfe sur des hashtags avec des vidéos de cuisine, notre feed sera composé de contenus militants et de vidéos de cuisine.

Instagram est davantage saturé que ne l’est TikTok, qui pour le moment permet encore à de nouvelles personnes de s’imposer et d’accéder à la notoriété. Les personnes qui ont acquis une popularité avec leur compte Instagram ont souvent pu le faire lorsque le réseau était embryonnaire. C’est par exemple le cas de Chiara Ferragni qui s’était approprié le réseau très tôt pour devenir la blogueuse la plus influente, selon Forbes. Instagram est aujourd’hui beaucoup plus standardisé et bloqué que les plateformes plus récentes, de même que la communication politique est désormais extrêmement codifiée et sera plus difficilement un espace d’innovation.

https://www.instagram.com/p/B4cbuEHAVrV/

De plus, si l’âge des utilisateurs d’une plateforme augmente avec le temps, cela implique également une forme de limitation et d’adaptation des contenus. On imagine difficilement certaines tendances sur TikTok toucher des trentenaires ou même des jeunes actifs. Aussi, une plateforme peut être un moyen de toucher des niches et des segments particuliers, en adaptant la manière dont on communique et les contenus qu’on publie pour intéresser les gens. En 2019, Hootsuite affichait les données suivantes concernant l’âge et le genre des utilisateurs de la plateforme : 43% des femmes détiennent un compte Instagram aux Etats-Unis, contre un tiers des hommes.

Par ailleurs, la tranche d’âge la plus importante est celle des 25-34 ans, puis des utilisateurs plus jeunes. Regardez ce que publient ces tranches d’âge et vous pourrez deviner (avec des modulations géographiques) à quoi peut ressembler une publication d’un influenceur à laquelle on peut s’identifier à des âges comparables. Par exemple, lorsqu’elle veut inciter à aller voter, la micro-influenceuse Kaelin Armstrong Dunn dont on voit une publication ci-dessus intègre une photo à son feed : il s’agit d’une photo chez elle, avec un de ses cinq enfants. Une photographie simple, qui ressemble à un selfie de mère de famille avec son bébé. L’identification est facile et elle s’intègre à des publications sur la vie d’une mère de famille.

Si la palette de réseaux sociaux accessible aux candidats s’accroît perpétuellement, les choix de communication qui sont faits sont cruciaux : ce n’est pas parce qu’une nouvelle plateforme existe qu’il faut s’en emparer et dupliquer des contenus qui pourraient exister ailleurs. Cela implique également de faire des choix concernant les stratégies d’influence : Payer des influenceurs ? Ne pas payer ? Faire émerger des soutiens en les valorisant ? L’une des pistes les plus sûres est celle de l’autonomie de micro-influenceurs, sur TikTok notamment. Disposant d’une base et correspondant parfaitement au profil-type de l’utilisateur, ils produisent des contenus à destination de leurs pairs sans risquer de perdre en popularité.

 

Coronavirus et « fake news » : la faute de l’industrie pharmaceutique ?

Fake News

Depuis plusieurs jours maintenant, le volume de posts sur les réseaux sociaux augmente. Coronavirus, Covid-19 (et toutes ses variantes d’écriture) ou encore les hashtags liés au confinement pour ne citer qu’eux ne quittent plus les tendances. Ce désir de partager des éléments de vie ou de s’informer touche beaucoup de gens à l’heure des réseaux sociaux. Avec ce maintien d’un lien social re-configuré vient également la propagation de rumeurs. Comment expliquer leur prolifération ?


À chaque jour, sa fausse information plus ou moins virale. Combien de posts avec des messages émanant de sources secrètes de ministères n’a-t-on pas vu défiler ? Sans relativiser les mesures prises, la viralité des contenus où on voyait des véhicules militaires passer dans les rues a également accaparé l’attention des personnes en télétravail et plus largement de celles et ceux confinés dans leur domicile. En quelques heures, WhatsApp a ainsi pris la place des jadis très à la mode chaînes de mail ou chaînes SMS. Entre les fausses informations et la place des réseaux sociaux pour s’informer concernant l’épidémie, un tour d’horizon du statut de ces derniers semble nécessaire.

L’agence officielle Maghreb Presse a même fait le choix de poursuivre celles et ceux qui partageraient de fausses informations sur les réseaux sociaux en conséquence de la diffusion d’informations concernant la propagation du Coronavirus au Maroc.

En France, des articles qui tendent à recenser les sources « fiables » ont fleuri. France Inter rappelle ainsi dans un article que le site du gouvernement, celui de l’OMS, de Santé publique ou encore les numéros verts constituent des sources fiables. Des sources qu’on oublierait presque à l’heure des chaînes d’information en continu, des flux en continu de publications et d’une défiance forte vis-à-vis des canaux classiques. Ces sites relégitiment les informations officielles qui tendent à être noyées sous le flot d’informations.

Souvent liées à la sphère politique, les fausses informations touchent également le domaine de la médecine. Ce secteur qu’on pourrait penser épargné puisqu’il est le domaine de spécialistes n’échappe cependant pas aux théories étonnantes, à l’inflation de publications où chacun s’improvise expert et estime que sa voix doit être entendue. Comment expliquer cela ?

Des sources d’information multiples : qui produit le discours ?

Sur Telegram, les chaînes d’information – avec une information descendante – et les conversations plus classiques concernant le Coronavirus ont fleuri. Certaines publient plusieurs dizaines de messages par jour. Encore une fois, il est difficile de tracer et de sourcer les informations qui y figurent. Cependant, certaines comptent plusieurs milliers d’abonnés. Si cela est dérisoire à l’échelle de l’ensemble de la population française, cela peut donner naissance à la propagation rapide d’informations sans pour autant savoir qui émet l’information et si elle est fiable.

 

Capture d'écran de telegram

Ces flux extrêmement intenses ne permettent pas le tri et la hiérarchisation, ce qui aboutit par ailleurs à un traitement partiel de la situation et plus largement à une mauvaise information. Celui qui reçoit les notifications se trouve perpétuellement stimulé et n’a pas le temps de prendre du recul. La boucle Coronavirus Info Live regroupe par exemple près de 38 000 personnes au 28 mars 2020 et a pour description : « Infos en direct piochées dans la presse internationale et les réseaux sociaux; parfois confidentiellement rapportées via mes sources ». Avec les partages vers d’autres boucles, certaines informations sont vues plus de 45 000 fois, sans pour autant qu’on sache qui est à l’origine de la boucle et en acceptant de renoncer à sourcer certaines informations au profit de l’accès à des informations supposées « confidentielles ».

A contrario, certains utilisateurs et adeptes de ces boucles consacrent une attention particulière à sourcer leurs informations, les prouver et optent pour des formules plus classiques de revue de presse. Il s’agit certes d’un partage plus lent de l’information, qui implique par exemple de renoncer à communiquer le nombre de personnes infectées en temps réel, mais cela vaut sans doute mieux.

Bruno Bensaid, à l’origine de la boucle Telegram infos Coronavirus COVID-19 indique ainsi qu’il a restreint l’accès à la boucle en voyant que des trolls postaient dessus. Concernant le contrôle des informations, il explique qu’il « contrôle tout ». « Je ne suis pas sur la boucle tout le temps mais je lis tout et c’est moi qui contribue le plus en termes d’articles. Je fais beaucoup de curation et lis et valide 95% des articles que je publie. Pour les 5% restants, c’est que je n’ai pas pu les lire en entier. Ce sont des articles payants auxquels je ne peux accéder. J’essaie de me débrouiller pour sourcer les versions complètes de ces articles quand je peux. Je contribue aussi par des billets d’humeur pour aider mon audience à prendre du recul et se faire une opinion, et interpréter les articles comme il faut, et expliquer pourquoi je les ai choisis ». Il confie être « assez confiant, réaliste et fiable dans la teneur des articles et des chiffres ».

Aussi, s’il n’est pas possible d’être à l’abri des fausses informations, notamment du fait des flux continus d’information, les créateurs de boucles ou de canaux semblent essayer de penser des garde-fous. Sans garantir la véracité des informations, un usager attentif peut séparer les boucles gangrenées par des utilisateurs malveillants des autres.

Ainsi, le désir d’accès à l’information de manière de plus en plus soutenue conduit à accorder sa confiance à des individus ou à des groupes qui n’ont aucune autre légitimité que le nombre de personnes qui les suivent et qui leur confère une forme d’autorité sur un canal d’information spécifique.

Carte des complots, Conspiracy Watch

Le 23 mars, le site Conspiracy Watch a mis en ligne la carte de la théorie des complots sur le coronavirus. Bien que ce site ait donné lieu à plusieurs polémiques, le document participatif produit à propos du coronavirus est extrêmement intéressant. Cette carte alimentée par les internautes se fonde sur plusieurs catégories allant des déclarations officielles aux médias conspirationnistes ou encore aux publications sur les réseaux sociaux. Prenons le temps de nous intéresser à quelques exemples : dans plusieurs pays, le coronavirus est suspecté par des proches des dirigeants – quand il ne s’agit de ces derniers –  d’être une création des États-Unis. C’est par exemple le cas en Chine avec la déclaration de Zhao Lijian ou encore aux Philippines de Vicente « Tito » Sotto III.

La trajectoire de ces théories est intéressante puisqu’elles n’émanent pas nécessairement des réseaux sociaux mais parfois de figures d’autorité qu’elles soient religieuses ou politiques. Ainsi, dans une vidéo notamment diffusée sur le site Egalité et Réconciliation, Thierry Casanovas recommande le jeûne pour « survivre » au coronavirus. Conspiracy Watch rapporte également le cas de Leonard Wilczyński, un prêtre de l’église Saint-Archange-Michaël de Wrocław qui a expliqué que l’épidémie était une punition vitale pour celles et ceux qui vivent dans le pêché (allant des homosexuels aux défenseurs de l’avortement). Aussi, certaines théories lorsqu’elles sont le fait de figures d’autorité (peu importe le canal de diffusion qu’elles emploient) viennent soutenir une vision du monde et se font prescriptrices de pratiques au détriment de tout fondement scientifique.

Capture d'écran, publication de Cat AntonioSi les théories précédemment mentionnées émanent de personnes qui disposent d’une forme d’autorité dans la vie réelle, ce n’est pas le cas des rumeurs produites sur les réseaux sociaux. Encore une fois, le travail participatif de Conspiracy Watch permet de relever des cas intéressants, comme ce tweet très relayé avec plus de 1300 likes qui reprend l’imagerie antisémite de l’empoisonneur pour expliquer la propagation de l’épidémie. Un utilisateur de Facebook, se servant du réseau social sous le pseudo de Cat Antonio a été partagé 96 000 fois en vingt heures. Dans cette vidéo, il accuse l’Institut Pasteur et l’ex-ministre de la Santé Agnès Buzyn d’être à l’origine de l’épidémie. L’Institut Pasteur a depuis porté plainte.

Les réseaux sociaux reconfigurent la définition des leaders d’opinion et de toutes celles et ceux qui peuvent se faire prescripteurs. Ce ne sont pas les diplômes, la place occupée dans la société, les cercles auxquels on appartient qui viennent conditionner la légitimité et la viralité des contenus partagés ; si on fait ici exception des personnes qui bénéficient déjà d’une forme d’audience dans la vie réelle.

Comment qualifier cette information ?

Rumeur, infox ? Comment qualifier dès lors ce qu’on voit fleurir sur les médias sociaux et sur Internet, de la presse aux réseaux ? Des fausses informations, de la désinformation ? Dans le Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, Stéphane François indique que le terme « peut être défini comme une technique de manipulation de l’opinion publique par la diffusion d’informations fausses, véridiques mais tronquées, ou véridiques avec l’ajout de compléments faux. L’objectif est de donner une image erronée de la réalité, à des fins politiques ou militaires, à une opinion publique d’un camp adverse.

Il s’agit donc d’une transformation de l’information initiale par une dénaturation de celle-ci. Dans son ouvrage fondateur, Guy Durandin (1993) distingue six éléments caractérisant la désinformation : « la déformation de la connaissance, l’intention de tromper (qui distingue le mensonge de l’erreur involontaire), les motifs de ce mensonge, l’objet de ce mensonge, ses destinataires, ses procédés. En ce sens, la désinformation est également une technique qui vise à substituer l’idéologie à l’information ».

Pour revenir à la genèse de ce qu’est Internet, Noémie Schneider écrit dans son mémoire que « le web est certes un système documentaire, mais c’est aussi un espace social, dans lequel des liens se créent entre différentes personnes, structures, communautés ». Elle étaye ainsi ce qu’Huberman nomme e-cosystem : « Internet est un écosystème complexe dans lequel il est possible d’observer certaines régularités, certains mécanismes semblant obéir à des lois » (Eric Boutin, Stéphane Amato, Elisabeta Gadioi).

Internet reconfigure le rapport à la désinformation, dans le sens où le fait de classer une information comme élément ou non de désinformation implique de penser des réseaux et de remonter à l’émetteur de l’information. Pourquoi publier une fausse information, non sourcée et donner lieu à de la viralité ?

Le volume croissant des publications sur les réseaux sociaux veut dire quelque chose et participe d’une mise en lumière de celui qui poste par le biais de la « construction d’un moi numérique » (Bernard Harcourt, La société d’exposition). Vous avez l’impression que votre fil d’actualité tant sur Facebook ou Twitter est saturé de posts ? Que les stories Instagram sont interminables ? Que les stories Facebook deviennent acceptables ? C’est normal.

Avec le confinement, la subjectivité de l’être humain est mise à mal. Dans La Société d’Exposition, Bernard Harcourt explique que la mise en scène de soi est reconfigurée par les réseaux sociaux et que les likes et retweets occupent une place importante dans l’image que les usagers des réseaux sociaux ont d’eux-mêmes. Le volume croissant de publications est ainsi tant un moyen de tromper l’ennui que de se mettre en scène et de se dire qu’on continue à exister dans l’esprit des pairs confinés. Aussi, malgré une vie sociale au ralenti, une activité globale diminuée, les réseaux sociaux demeurent un lieu à (sur)investir en ces temps de confinement tant pour s’occuper que pour soi.

Cependant, le contenu qui vient désinformer n’a pas toujours pour effet de récompenser socialement celui qui est le premier à la poster. Au contraire, avec la loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information ou loi Avia, le fait de poster sciemment de fausses informations expose à des sanctions. Cependant, ce texte dont la finalité peut sembler louable n’est pas exempt de problèmes cruciaux qui mettent en jeu la liberté d’expression : qui peut définir ce qu’est une infox ? Quand les membres de La République en Marche discréditent des informations au motif qu’elles seraient fausses, cela pose un problème démocratique crucial sans régler le souci des faux contenus et des théories qui foisonnent. En traitant les commentaires des internautes, en les classant selon deux catégories, le gouvernement fait fausse route et ne fait qu’illustrer une fois de plus par ses lois un régime qui se roidit.

Les réseaux sociaux ont cela d’intéressant qu’ils mettent en lumière le désir d’une information et d’une communication rapide tout en créant les conditions d’un dévoiement des aspects bénéfiques, démocratiques de la viralité.

Des fausses informations et théories qui touchent une sphère pourtant terrain des « spécialistes »

Le problème général de la confiance accordée à la parole officielle n’est pas nouveau, et puise ses racines dans l’existence de mensonges avérés et parfois mortels, répandus par certains responsables politiques et institutionnels tels la déclaration de Colin Powell sur les armes chimiques justifiant l’invasion américaine de l’Irak. Depuis la chute du mur de Berlin et la guerre du Golfe, les manifestations n’en sont que de plus en plus nombreuses et l’accès aux réseaux sociaux ne fait que fluidifier la circulation de ces informations. Les scandales médicaux à répétition n’ont fait qu’étendre la sphère du discrédit au monde médical : l’affaire du sang contaminé, l’affaire du Mediator, la pilule Diane 35 ou encore celle de l’hormone de croissance comptent parmi les plus grandes affaires de ces dernières décennies. Ces affaires ont cela d’intéressant qu’elles peuvent être liées à des intérêts privés, qui font de la santé un nouveau terreau d’épanouissement pour la quête du profit. Les citoyens constatent ainsi régulièrement les agissements criminels de responsables pourtant garants de l’intérêt général, au bénéfice d’une minorité fortunée. La défiance s’installe ici sur des bases légitimes, qui doivent être considérées comme sérieuses, afin de couper l’herbe sous le pied aux complotistes de tout bord, avides de notoriété, agents d’influence étrangère, ou escrocs des écosystèmes numériques.

Les scandales sanitaires à répétition et cette confiscation de la décision publique par le privé ont fait progressivement passer les acteurs de la santé du statut de personnes légitimes, prescriptrices de comportements à des personnes discréditées et soupçonnées de corruption. Cette compromission d’un secteur qui devrait cependant répondre à des logiques scientifiques ont ouvert la porte à des personnes qui cherchent à recréer une cohérence et à diffuser de l’information dans un monde pensé comme volontairement opaque.

Sans excuser celles et ceux qui diffusent sciemment des fausses informations, la porosité et l’intérêt des personnes qui y sont réceptives est également le fait des personnes qui, des décennies durant, ont œuvré au rapprochement des intérêts publics et privés. Le discrédit de la sphère médicale et plus encore, de la scientificité sur laquelle elle repose – il ne s’agit pas ici du personnel médical mais des experts ou de personnes qui sont audibles dans la sphère publique – est similaire à la défiance vis-à-vis du politique.

Aussi, la meilleure solution pour lutter contre les fausses informations et théories du complot est de traiter ses causes. Cela passe très concrètement par la nécessité d’extraire la santé des logiques de profit et de la réintégrer au commun. C’est en décorrélant les objectifs de santé publique de la rentabilité, en redonnant davantage de place à l’État, tant dans la recherche que dans la production, que la confiance des citoyens dans la sphère publique sera restaurée.

Pour aller plus loin :

Huberman, B.A. The laws of the web, patterns in the ecology of information, Boston, MIT Press, 2003, 115 p.

Eric Boutin, Stéphane Amato, Elisabeta Gadioi. Résilience et écosysteme internet. The Second World Congress on Resilience: From Person to Society, Serban Ionescu, May 2014, Timisoara, Roumanie.

Les nouvelles têtes de la politique

Trump et Louis XIV

Qu’aurait dit Michel Foucault de la communication politique sur les réseaux sociaux ? Qu’est devenu le fameux “corps du roi”? Du profil sur la pièce de monnaie au “profil” des réseaux sociaux, la “tête” du politique a changé. Loin de rendre les politiques plus proches et accessibles par leurs vagues de tweets quotidiens, le numérique les a désincarnés, sans les rendre moins caricaturaux.


« Les têtes de la politique » : du corps du roi au corps du politique

Dans un article intitulé « Les têtes de la politique » publié dans En attendant le grand soir, Michel Foucault analysait l’évolution de l’apparition du souverain et du politique dans l’espace public.

Selon lui, le « corps du roi » s’incarnait dans des signes : sceptre, couronne, profil sur une pièce de monnaie : « Les souverains n’avaient pas de visage. Un roi pouvait courir les routes, se déguiser en cocher et souper à l’auberge. Nul ne le reconnaissait, sauf au hasard d’un écu dans le creux d’une main ». Toutes les « têtes » du roi avaient le même « visage », celui de la monarchie.

Au corps du roi, unique, s’est opposée ensuite la « foule des figures politiques » post-révolutionnaires qui étaient constituées d’un corps différent. « La souveraineté [ancienne] fonctionnait au signe, à la marque creusée sur le métal, sur la pierre ou la cire ; le corps du roi se gravait. La politique elle, fonctionne à l’expression : bouche molle ou dure, nez arrogant, vulgaire, obscène, front déplumé et buté, les visages qu’elles émet montrent, révèlent, trahissent ou cachent. Elle marche à la laideur et à la mise à nu». La présence de l’homme politique passe alors par les multiples moyens de communication : les journaux, la radio, la télévision et aujourd’hui les réseaux sociaux.

Dans le domaine de la communication, comment le numérique a-t-il donc façonné de « nouvelles têtes de la politique » ? Alors que la représentation des dirigeants était passée jusque-là par le média journalistique (caricatures, portraits-charges), elle est de nos jours infléchie considérablement par la révolution numérique qui ouvre de nouveaux modes de présence aux hommes d’état. Où est passé le « corps du politique » à l’ère de Twitter et Facebook ?

La nouvelle tête désincarnée du politique

Le numérique désincarne. Contrairement à ce qu’on pourrait penser de l’hégémonie supposée du visuel dans nos sociétés actuelles, le numérique ne passe pas seulement par l’image. Du profil de la pièce de monnaie, on est passés au profil Twitter : le slogan, le hashtag, la devise, remplacent la figure et le visage. La fabrique de la « nouvelle tête des politiques » passe non seulement par les supports photos et vidéos, mais également par les tweets et autres discussions Facebook, c’est-à-dire de courts messages textuels.

C’est pour cette raison que le compte Twitter de Donald Trump, par exemple, a quelque chose d’étrangement désincarné. Le président américain tweete en moyenne 15 fois par jour, soit près de 5500 fois par an. Sa « page » n’est pas un profil figé de visage, elle agrémente tout un arsenal de hashtags répétitifs : de #MakeAmericaGreatAgain (#MAGA) à #StandForOurAnthem, en passant par l’incontournable #FakeNews, Trump produit une « tête » à slogans et non plus un corps de signes institutionnels. La représentativité socio-numérique s’assimile aujourd’hui davantage à la tweetosphère qu’aux grands discours de l’histoire politique de nos pays. La « tête » du politique n’est plus statufiée dans un profil de pièce ; elle est production d’une identité kaléidoscopique de messages succincts postés sur le net. Avant, la « tête » du dirigeant passait par des images et des discours historiques prononcés devant la télévision ou à la radio. Désormais, la « tête » du politique est davantage une présence sans cesse actualisée de brefs messages déliés.

Du profil de la pièce de monnaie, on est passé au profil Twitter : le slogan, le hashtag, la devise remplacent la figure et le visage.

Le faciès de l’homme d’état est donc moins visuelle que narrative : c’est un soi qui s’exprime et se raconte sur un mur. Ainsi Donald Trump raconte-il récemment son histoire de président américain pseudo-pacifiste en quelques lignes à propos du cessez-le-feu conclu entre la Turquie et les Kurdes : « C’est un grand jour pour notre civilisation. Je suis fier que les États-Unis me suivent dans ce chemin nécessaire, mais quelque peu non conventionnel. On a tenté de le faire depuis des années. Des millions de vies seront sauvées. » Et l’on se comporte comme s’il fallait chercher notre destin de peuple au fond de ces messages, de même qu’on croyait trouver la quintessence de notre identité politique dans les grands discours des politiques d’autrefois.

Quand le politique revendique sa propre caricature

De même que les journaux du 19e siècle avaient transformé le symbole du corps du roi en « laideur », comme le disait Foucault, le numérique favorise une dimension caricaturale du politique : Salvini s’adressant à ses followers au format selfie mal cadré, s’enlaidit volontairement ou du moins ne cherche pas à se présenter sous son meilleur jour, probablement en vue de l’authenticité de sa communication. Répétant ses hashtags à tout bout de champ, Donald Trump cristallise sa « tête », son image, dans une sorte d’icône parlante farcesque, dont l’identité politique se reconnaît justement à la farce ou la dérision. Le président américain n’a rien du grand et imposant président Lincoln ou du beau Kennedy, de ce corps et de cette voix qu’on écoutait dans le fameux discours de 1962 sur le défi de la conquête spatiale pour la puissance américaine. Outre la brièveté et le caractère hétéroclite de ses messages, la caricature chez Trump passe par des slogans répétés sans relâche : « Make America great again », pour n’en prendre qu’un seul. Trump se double ainsi d’une effigie tonitruante, d’une caricature de lui-même. Il n’a par ailleurs jamais changé sa photo de profil, ce qui montre bien que l’essentiel de sa communication réside non pas dans l’image mais dans le post continuel de messages.

Répétant ses hashtags à tout bout de champ, Donald Trump cristallise sa « tête », son image dans une sorte d’icône parlante farcesque, dont l’identité politique se reconnaît justement à la farce ou la dérision.

Le « profil » numérisé des dirigeants, de nos jours, aurait sans doute inspiré beaucoup de nouvelles pensées à Foucault. L’analyse des « nouvelles têtes de la politique » ne peut faire l’économie d’un passage dans la tweetosphère politique : du profil-esquisse du roi sur une pièce de monnaie à l’image caricaturale des politiques post-révolutionnaires, de la gravité immobile du portrait au réalisme de la laideur caricaturale, on avait déjà fait un pas. Mais le web des identités numériques nous donne actuellement à voir une tout autre sorte de « profil » : celui d’informations, de messages succincts et de slogans. La nouvelle tête de l’homme d’état est la synthèse presque hégélienne des deux précédentes : un profil institutionnel constitué de signes et de symboles comme sous la monarchie et une caricature qui rappelle les figures du XIXe siècle. Or aujourd’hui, la caricature est alimentée par le politique lui-même et la farce s’invite dans le portrait institutionnel.

 

 

Ce que le profil Facebook de mon tonton dit des gilets jaunes

Gilets Jaunes

Les gilets jaunes se sont appropriés Facebook pour en faire un outil politique leur permettant de se rassembler et de partager leurs idées. C’est par le biais du réseau social que la pétition de Priscillia Ludosky a pu avoir un tel retentissement et que certaines figures, comme Jacline Mouraud, ont émergé. Mois après mois, les gilets jaunes font de leurs groupes et de leurs pages une vitrine de la grogne sociale. Et le profil Facebook de mon oncle Gérard, gilet jaune convaincu, ne fait pas exception. En une journée, il dépasse très largement le nombre de mes publications Facebook de ces deux dernières années. Tonton partage à tout va des articles, des photos ou des vidéos, mais surtout, il partage son désir profond de changement et de justice.


L’activité Facebook de mon oncle Gérard*, 59 ans, a toujours reflété un certain esprit du Sud-Est : foot, festivités et bons copains. Pilier de comptoir, il aime pousser la chansonnette au bout de la nuit à chaque fête de village et connaît la variété française comme le fond de sa poche. Rien de surprenant si, parmi les vingt-sept publications Facebook de son année 2010, apparaît Je te promets de Johnny Hallyday. Rien de surprenant non plus de voir un « pour toi » anonyme en-dessous. Tonton il est comme ça : brut, généreux et passionné. Et son activité Facebook est à son image. Rien de surprenant donc de la voir exploser avec l’émergence des gilets jaunes, qu’il soutient immédiatement.

Si ce mouvement social a stupéfait tout le monde, le profil Facebook de tonton Gérard apparaît a posteriori comme le symbole de signaux faibles que beaucoup n’ont pas vu venir, moi le premier. Sur Internet, la bulle de filtre qui m’entoure a longtemps peu fait remonter ses publications. Les algorithmes de Facebook filtrent et sélectionnent pour nous tous ce qui va apparaître sur nos murs, comme sur celui de mon tonton. Conséquence : nous sommes isolés intellectuellement et nous trouvons un contenu qui nous rapproche de nos intérêts pour mieux nous déconnecter des intérêts des autres, comme ceux de Gérard, dont le fil d’actualité est très probablement rempli de publications gilets jaunes. En devenant un relais des messages de différents utilisateurs et pages Facebook acquis à cette révolte sociale, tonton a peu à peu transformé son profil en historique d’un mouvement, lui aussi historique.

Gilet jaune depuis toujours

Le 25 novembre dernier, Gérard publie davantage de posts que l’équivalent de ce qu’il publiait huit ans plus tôt en une année. Indigné et révolté, tonton embrasse la cause gilet jaune avant sa médiatisation. D’une certaine façon, gilet jaune, il l’était déjà avant l’apparition du mouvement. Dès 2011, le réseau social devient pour Gérard un vecteur de son indignation face à une élite politique qu’il estime s’octroyer des privilèges sur le dos du peuple : « Les sénateurs ont refusé de réduire leurs indemnités de 10 %, par contre ils étaient tous d’accord pour que le paiement des indemnités journalières en cas de maladie se fasse au bout de 4 jours au lieu de 3…. On ne se foutrait pas un peu de notre gueule en France ???????? ».

Tonton estime que la classe populaire et la France périphérique, dont il fait partie, sont abandonnées et marginalisées. Et la victoire de la gauche en 2012 n’y change rien. Les responsables ? Hollande et Valls qui sont au pouvoir et dont il appelle plusieurs fois à la démission. La déception de tonton est grande. Elle se fait sentir dans un de ses commentaires en octobre 2016 : « J’ai 57 ans bientôt depuis que je vote j’ai été socialiste mais depuis longtemps je me reconnais plus dans le sois disant socialisme. »

Sans surprise, les attentats du 13 novembre entraînent un repli identitaire chez mon oncle.

Mais pour mon oncle, il existe un autre responsable de son mécontentement : l’immigration. Selon Gérard il est plus urgent de s’occuper des « milliers de sans-abris Français » que des migrants. L’extrême pauvreté, tonton la dénonce chaque année. L’immigration aussi. Sans surprise, les attentats du 13 novembre entraînent un repli identitaire chez mon oncle. Dans les mois qui suivent, il partage par exemple l’étendard tricolore, rappelle en commentaire avoir fait son « service militaire sous ce drapeau » et diffuse une photo dénonçant « l’invasion » que subirait la France. Invasion, le mot reviendra plusieurs fois sur le profil de mon tonton, avant de curieusement disparaître avec son engagement auprès du mouvement des gilets jaunes. Sa colère va alors se diriger contre les élites.

« Il paraît que l’on est moins nombreux »

Dès le mois d’octobre 2018, alors que les gilets jaunes n’existent pas encore, les signaux faibles de leur émergence se multiplient. Jacline Mouraud, le premier visage du mouvement, affiche sa mine sévère sur le profil de Gérard. Dans sa vidéo virale, elle prend à partie Emmanuel Macron avec véhémence. « Vous nous avez tous faits acheter des véhicules diesel, parce que soi-disant c’était moins polluant à une époque. C’était pas vous mais on s’en fou, c’est vous notre interlocuteur aujourd’hui. »

Quelques jours plus tard, il partage un appel à la manifestation « pour une baisse des prix du carburant à la pompe », première cause commune des gilets jaunes. Une date est fixée : le 17 novembre, date de l’acte I. Ce jour-là, Gérard rejoint les gilets jaunes et bloque le rond-point de son village. Il publie une photo. « Malgré la pluie il y a du monde. Faut braver la pluie et montrer son mécontentement ». Sans être un grand politologue, mon oncle vise juste : « C’est que le commencement. » Quatre jours plus tard, ses photos de profil et de couverture se parent elles aussi d’un gilet jaune.

Contrairement à une partie de la presse, il a, dès les premiers rassemblements, abondamment partagé le flot insupportable des violences policières.

Si l’indignation des gilets jaunes se dirige vers les classes dirigeantes, c’est sans conteste Emmanuel Macron qui l’emporte dans la catégorie très prisée de personnalité la plus détestée par mon tonton. Ce « gros mito » qu’il accuse de « mépriser le peuple français » avant de railler en décembre qu’il est « facile de changer de vaisselles et mettre une belle piscine alors le peuple se serre la ceinture ».

Pas un grand admirateur de BFM TV non plus, il relaie les appels à rejeter la chaîne hors des ronds-points. Au fil des semaines, il émet des doutes, comme une partie du mouvement, sur la baisse de mobilisation annoncée chaque samedi. « Il paraît que l’on est moins nombreux d’après les médias mdr ». Contrairement à une partie de la presse, il a, dès les premiers rassemblements, abondamment partagé le flot insupportable des violences policières qui se succèdent à grands coups de matraques. Et si tonton était un lanceur d’alerte qui s’ignore ?

Hyperactivité numérique

Les directs de Rémy Buisine, les vidéos de RT, le RIC et les pétitions, dont l’une d’elles réclame tout bonnement la destitution du président de la République fin avril. Tout est sur le profil Facebook de Gérard. S’il raconte le déroulement des gilets jaunes, son profil illustre aussi ses excentricités, à l’image des contenus de la page « Partage Info Police », dont il est friand. Créée depuis plusieurs années pour défendre la cause des policiers, elle dénonce aussi tout le long du mouvement les violences policières subies par les gilets jaunes, s’essayant à un impossible grand écart. Une photo partagée par l’administrateur de la page va même jusqu’à blâmer les « moutons bleus », leur rappelant que « le peuple se bat aussi pour vous ».

Parfois, Gérard partage tellement qu’il ne s’y retrouve plus. Gérard, c’est 94 publications du 27 novembre au 31 novembre, dont 39 images et 24 vidéos. Alors, les doublons se multiplient parmi le millier de publications qu’il a accumulé depuis octobre. Le 21 et le 23 novembre, il partage la vidéo de Jean Lassalle affublé d’un gilet jaune dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. En février, puis en avril, il invite à partager une photo de Macron « pour tous ceux qui n’ont pas voté pour lui. »

Dans sa frénésie, les fausses informations aussi se multiplient et sans être omniprésentes, elles sont bien visibles. Fin novembre, il en publie trois en cinq jours. Pas le temps de vérifier l’information quand on partage à longueur de journées et qu’on se méfie des médias traditionnels. Alors, Gérard fait une place sur son profil pour la vidéo d’une jeune femme persuadée que la Constitution a été suspendue et donc que « techniquement monsieur Macron ne peut pas être président de la République, il est usurpateur de la fonction publique ». Admiratif, il va même jusqu’à commenter la vidéo et souligne « son sacré courage ». Début avril, il récidive et publie un message dans lequel il suspecte le gouvernement d’empoisonner les manifestants. « Je préconisés à toutes les personnes qui ce font gazé toutes les semaines de faire une prise de sang pour voire si il n y a pas de substances illégales dans et gazé et si c est le cas faire un collectif pour porte plainte contre macron et castaner pour empoisonnement. »

Alors qu’il a longtemps valorisé la police comme un rempart face à la « racaille », il dénonce aujourd’hui « le métier de la honte ».

À l’image de la page Partage Info Police, Gérard peut paraître par moments contradictoire. Après près avoir partagé le discours de Jacline Mouraud, il partage une photo d’elle la bouche scotchée avec le message suivant : « cette femme ne représente pas les gilets jaunes, partage si tu es d’accord ». Après avoir fait part durant des années de sa méfiance face à l’immigration d’origine musulmane, il partage une photo d’une femme voilée nommée Myriam apportant un couscous à des gilets jaunes et la félicite. Mais le plus grand retournement de tonton est son estime, sans cesse dégradée, pour le travail des forces de l’ordre. Alors qu’il a longtemps valorisé la police comme un rempart face à la « racaille », il dénonce aujourd’hui « le métier de la honte ». Ce revirement n’est pas toujours compris par ceux qui ne soutiennent pas le mouvement. Échangeant avec son frère par commentaires interposés, il nuance sa position en février. « Je tiens à m excuser auprès de certains de propos que j’ai dit sur le coup de la colère à l’encontre des forces de l’ordre ». Un ton diplomate qu’il ne gardera pas longtemps, puisque sa rancœur envers les violences policières, visiblement trop forte, éclatera de nouveau quelques jours plus tard.

Une posture inclassable

La grogne de mon oncle échappe aux grilles de lectures politiques traditionnelles. Il partage des vidéos du Média, proche de la gauche radicale, mais aussi celles du député insoumis François Ruffin, d’Olivier Besancenot et du couple de sociologues les Pinçon-Charlot, connu pour son engagement auprès de la gauche radicale. Et en parallèle, il s’informe aussi à l’extrême droite via TV Libertés et partage une vidéo de Vincent Lapierre, un ancien proche de Soral qui se serait récemment brouillé avec lui.

Malgré sa défiance envers les médias, il se soucie des journalistes frappés dans les manifestations et s’intéresse aussi à des articles de la presse traditionnelle. Pas franchement communiste, Gérard partage même le 24 avril une interview de Gaspard Glantz réalisée par le journal L’Humanité. Avec l’émergence de Brut et de RT, les gilets jaunes et les réseaux sociaux ont changé la manière dont Gérard s’informe. Mais RT ne l’a pas encore détourné de la grande messe du 20 heures, même s’il est devenu méfiant. Quand le JT du 18 janvier annonce une probable hausse du pouvoir d’achat des Français en 2019, mon oncle préfère en rire : « d’après tf1 on va gagner 850 euros par an mdr ». Et dès le 1er mai, il estime, à raison, que les gilets jaunes n’ont pas pris d’assaut l’hôpital de la Piété Salpêtrière.

Sans être un grand tribun, il sait trouver les mots quand il s’agit de résumer avec simplicité et efficacité son combat.

À l’image d’un mouvement qui se revendique sans leader, peu de figures émergent du profil de Gérard. Fin janvier, il partage la vidéo de Jérôme Rodriguez, qui, après un tir de LBD perd l’usage de son œil gauche. Mais les rares figures qui émergent ne le font que temporairement. S’il dénonce la corruption avérée ou prétendue des politiciens, Gérard ne porte pas non plus les syndicats dans son cœur car ils « ne valent pas mieux que nos hommes politiques », commente-t-il sur son propre statut. Cette ligne non-partisane, tonton la rappelle plusieurs fois, comme si certains semblaient en douter. Et sans être un grand tribun, il sait trouver les mots quand il s’agit de résumer avec simplicité et efficacité son combat : « je ne suis pas révolutionnaire ni anarchiste ou tout autre je suis pour la justice ».

*Le prénom de mon oncle a été modifié

 

Taxer les GAFA ne sera pas suffisant

https://www.flickr.com/photos/seattlecitycouncil/39074799225/
Jeff Bezos, patron d’Amazon © Seattle City Council

Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, lance des promesses intenables sur une future taxation française des GAFA, alors qu’on apprend qu’en 2017, Google aurait déplacé aux Bermudes près de 20 milliards de bénéfices réalisés en Europe et aux États-Unis. Avec Google, Amazon, Facebook et Apple, ces champions d’internet, de la Bourse et de l’optimisation fiscale, on commencerait presque à se lasser de ce genre de scandales. Pourtant, leur récurrence ne peut que nous amener au constat simple de l’incapacité de nos États à intégrer ces géants dans une juste redistribution des richesses. La question doit alors évoluer vers celle de leur contrôle.


« Dans le futur, nos relations bilatérales avec Google seront aussi importantes que celles que nous avons avec la Grèce. » Ces paroles ont été prononcées début 2017 par Anders Samuelsen, ministre des affaires étrangères du Danemark. Elles font suite à l’annonce de la création d’un poste d’ambassadeur numérique auprès des multinationales de la Silicon Valley dans le pays. Et le ministre danois poursuit, « Ces firmes sont devenues un nouveau type de nation et nous avons besoin de nous confronter à cela. »

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Informal_meeting_of_ministers_for_foreign_affairs_(Gymnich)._Arrivals_Anders_Samuelsen_(36685969800)_(cropped).jpg
Anders Samuelsen, Ministry of Foreign Affairs, Denmark © Raul Mee

Ce qui saute aux yeux, c’est d’abord la puissance financière de ces nouvelles « nations », ainsi que la fulgurance de leur ascension. En 2008, notre CAC 40 national était valorisé en bourse à 1600 milliards de dollars ; il pèse, dix ans plus tard, 1880 milliards. Dans le même temps, la valorisation des GAFA est passée de 300 milliards de dollars à près de 3500 milliards. Les deux « A » de cet acronyme (Apple et Amazon) ont tous les deux dépassé la barre symbolique des 1000 milliards. Au-delà de ces chiffres vertigineux, il est nécessaire d’identifier les particularités de ces géants pour sortir de la stupéfaction première, voire de l’émerveillement qu’ils suscitent, pour comprendre les conséquences politiques des changements sociétaux engagés par les GAFA. Car leur croissance économique exponentielle ne saurait cacher l’idéologie qu’ils sous-tendent. Si la face visible de l’iceberg, celle de la réussite financière et du progrès par la technologie, est en effet la plus encensée, nombreuses sont les voix qui alarment sur la face cachée : celle d’un nouveau rapport au travail, à l’information et aux marchés, mais surtout, celle d’un nouveau rapport entre nos représentations démocratiques et ces multinationales.

La question de la taxation de ces acteurs est évidemment essentielle, mais elle ne doit pas éluder celle de leur contrôle. Nous le savons, ces entreprises américaines n’ont que peu d’estime à l’égard des systèmes fiscaux des pays dans lesquels elles travaillent. Google et Apple sont domiciliés en Irlande, Facebook n’a payé que 1,6 millions d’euros d’impôts en France en 2016, Amazon s’arrange avec le Luxembourg, et toutes sont engagées dans un semblant de bras de fer fiscal avec l’UE, sur fond de désaccord franco-allemand. La centralité de cette problématique n’est pas à remettre en cause puisqu’elle montre avant tout l’opportunisme de ces géants, bien contents de profiter d’un marché européen de plus de 500 millions de consommateurs éduqués et en bonne santé, de profiter des infrastructures maritimes et routières, toutes ces choses qu’ils semblent considérer comme gratuites, ou du moins, dont ils ne souhaitent pas aider à l’entretien, à travers l’impôt.

« Imaginez que vous ne puissiez plus voir les vidéos que vous aimez»

Le constat de l’inefficacité des mesures fiscales engagées doit nous permettre de dépasser cette problématique première pour nous concentrer sur celle de la relation qu’entretiennent les GAFA avec nos représentations démocratiques. Ces géants redoublent d’imagination lorsqu’il s’agit d’orienter ces dernières dans le sens de leurs intérêts. « Imaginez que vous ne puissiez plus voir les vidéos que vous aimez» C’est de cette manière que commence la page sobrement intitulé #SaveYourInternet, que Youtube a dédiée à la lutte contre l’Article 13 de la directive sur les droits d’auteur votée par le Parlement européen. Google mobilise directement sa communauté contre cette loi européenne, qu’il considère contraire à ses intérêts. D’une autre manière, le schéma est le même lorsque les GAFA mettent en concurrence les territoires pour faire monter les enchères en termes de cadeaux fiscaux accordés lors de leurs implantations. Ils se jouent de nos juridictions dont ils exploitent les moindres failles, grâce à des armées d’avocats d’affaires sur-rémunérés, contre des systèmes juridiques et fiscaux obsolètes.

Comment donc ne pas faire le constat de l’inefficacité de la quasi-totalité des forces mobilisées pour recadrer ces puissances grandissantes ? Les sermons du congrès américain lors de l’audition de Mark Zuckerberg sont loin d’avoir ébranlé la puissance de Facebook. Tout juste ont-ils ralenti la croissance de son action en bourse.

L’HYDRE DES GAFA

Le constat premier est celui d’une stratégie monopolistique et dominatrice. La stratégie des GAFA est bien souvent complexe sur certains aspects spécifiques, mais semble globalement simple : capturer le marché, et s’étendre.

https://www.flickr.com/photos/art_inthecity/21234198928
Mèches noires (Grand vent) 2015 © Laurent Gagnon

Amazon, connu pour sa plate-forme de vente en ligne, fait bien plus de bénéfices grâce à AWS, son service d’hébergement de données. Il investit massivement dans la production de contenus audiovisuels, dans la grande distribution alimentaire, dans les assurances santé américaines. Facebook est en première ligne de l’innovation sur l’intelligence artificielle, la reconnaissance faciale et la publicité. Google domine le marché des OS smartphone avec Android, développe la voiture autonome, investit massivement dans le cloud…

La diversification, permise par une accumulation de capitaux sans précédent, construit leur puissance économique et leur mainmise sur un vaste ensemble de marchés. Parallèlement, cette diversification permet la consolidation de leur position dominante sur leur marché d’origine respectif. Google favorise ses propres innovations en les mettant en avant sur son moteur de recherche, utilisé par 90% des internautes. Amazon n’hésite pas à utiliser massivement la vente à perte par ses capacités techniques et financières pour réduire la concurrence, comme il l’a fait en 2009 avec Zappos. Ce très rentable marchand de chaussures en ligne avait doublé ses ventes entre 2004 et 2007 et refusait une offre de rachat d’Amazon. Quelques mois plus tard, Amazon lança un site concurrent (Endless.com), qui vend des chaussures à perte et livre gratuitement sous 24 heures. Zappos dû s’aligner sur son nouveau concurrent pour ne pas perdre ses parts de marché et a commencé à livrer aussi rapidement. Mais il perdait alors de l’argent sur chaque paire vendue. Amazon perdit plus de 150 millions de dollars dans cette affaire mais finit par gagner en 2009. Le conseil d’administration de Zappos accepte de vendre.

La réussite des GAFA, et sa consécration par les marchés financiers, permet le développement de mastodontes, qui s’infiltrent progressivement dans tous les secteurs de l’économie. Toutes ces tentacules numériques deviennent très concrètes lorsque, par exemple, Facebook s’associe avec Microsoft pour investir massivement dans les câbles sous-marins qui transportent des données à travers l’Océan. Loin d’être cantonnés au monde immatériel de l’internet, les GAFA s’arment pour s’implanter et se développer partout. Avec un objectif évident de rentabilité, mais aussi avec cette vision claire d’expansion et cette représentation d’eux-mêmes comme marqueurs de l’Histoire.

L’IDÉOLOGIE LIBERTARIENNE

« Nous sommes si inventifs que, quelque soit la réglementation promulguée, cela ne nous empêchera pas de servir nos clients », affirme Jeff Bezos, PDG fondateur d’Amazon. C’est avec M. Bezos que « l’idéologie GAFA » est la plus claire. Rien, même pas une quelconque législation démocratiquement imposée, ne pourra faire plier son entreprise. L’homme le plus riche du monde se revendique volontiers adepte de certaines idées libertariennes. Le développement de la liberté comme principe fondamental, le refus de toute forme de violence légale ou d’expropriation, le respect le plus total des volontés individuelles. Toutes ces idées qui impliquent le recul, l’adaptation, voire la disparition pour certains, du principale obstructeur de liberté : l’État.

“Les GAFA sont de petits voyous devenus grands. Dès qu’ils en ont l’occasion, ils s’affranchissent de l’impôt, contournent les règles et écrasent leurs concurrents dans le mépris le plus total des règles commerciales.”

Si la promulgation de cette idéologie est moins nettement affichée chez les autres GAFA, le dénominateur commun de ces entités reste celui du bras de fer constant avec les autorités publiques. Les GAFA sont de petits voyous devenus grands. Dès qu’ils en ont l’occasion, ils s’affranchissent de l’impôt, contournent les règles et écrasent leurs concurrents dans le mépris le plus total des règles commerciales. Leur existence même dépend de leurs capacités à optimiser. Les barrières imposées par telle ou telle juridiction ne sont que des obstacles temporaires sur le chemin de leur hégémonie. Tel est le danger et la nouveauté de cette situation. Au moment de la libéralisation du secteur financier, les banques privées ont imposé progressivement leur influence sur le fonctionnement des marchés financiers. Notamment sur la fixation des taux, au détriment des Banques Centrales qui ont, par la même occasion, perdu progressivement leur rôle de régulateur. De la même manière, les GAFA, qui ont profité de l’absence de régulations dans le monde en ligne originel, savourent le recul du rôle régulateur des seules entités capables de les contrôler : les États. Ils souhaitent s’imposer sur leur marché d’origine, e-commerce, réseau social, moteur de recherche ou informatique, pour y dicter leurs règles. Mais en développant leurs tentacules dans tous les secteurs de l’économie, ils augmentent du même coup leur capacité à dicter les règles du jeu bien plus largement.

Amazon n’a pas pour but de devenir un acteur du marché du e-commerce, il souhaite incarner ce marché. Au vu de la concurrence, notamment en provenance de la Chine, il n’est pas évident que cette stratégie fonctionne, pourtant tous les mécanismes sont étudiés en ce sens par la marque au sourire. Fidéliser le consommateur et l’enfermer dans un écosystème commercial à travers ses dispositifs phares comme Alexa, son assistante vocale présente dans de plus en plus de dispositifs (enceintes, voitures ou box internet ; il n’a jamais été aussi facile de consommer sur internet). Ou Prime, son cercle de clients les plus fidèles… et les plus coûteux puisqu’une étude a démontré que le coût réel d’un abonnement Prime (au vu de tous les services proposés) serait de près de 800 dollars.

http://www.syndicat-librairie.fr/images/documents/ilsr_amazonreport_def_fr_bd.pdf
Amazon, cette inexorable machine de guerre qui étrangle la concurrence, dégrade le travail et menace nos centres-villes © ILSR

Mais qu’importe, perdre de l’argent n’est pas un problème pour Amazon dont l’objectif n’est pas la rentabilité de court terme. Devenir le marché, voilà l’objectif. Pour cela il faut d’abord éliminer tous les concurrents, en passant donc par un enfermement des consommateurs et une pressurisation des prix. Et tant pis si les intérimaires se tuent à la tâche dans les entrepôts du monde entier. En imaginant Amazon réussir à s’imposer réellement sur le marché du e-commerce, certains voient déjà son influence comme celui d’une nouvelle forme de régulateur de ce marché. Les commentaires et avis seraient une forme de contrôle qualité ; pourquoi s’encombrer de règles sanitaires européennes ? Les comptes vendeurs sur la Marketplace seraient une forme de registraire commerciale ; pourquoi s’encombrer de l’INSEE ou de numéro SIRET ? Les commissions du groupe seraient finalement une nouvelle sorte d’impôts sur la consommation, lorsque les services de stockage de données qu’elle facture aux entreprises seraient un impôt sur les sociétés. Pourquoi continuer de faire confiance à un État si Amazon, cette belle entreprise philanthrope qui construit des forêts artificielles et veut explorer l’espace, peut nous en libérer ? Un système d’assurance-santé est même en cours d’expérimentation aux États-Unis. Sur sa Marketplace régneront bien les règles concurrentielles du libéralisme, mais pas pour Amazon qui, à l’image d’un État, se verrait volontiers chapeauter la situation, depuis sa position d’intermédiaire global.

“les comportements de l’ensemble des GAFA nous rapprochent chaque jour un peu plus d’un monde où les citoyens n’auraient plus la légitimité de réguler la manière dont leur économie fonctionne.”

Évidemment cette perspective est pour le moment loin de la réalité, mais il est important de noter que M. Bezos aurait bien du mal à désapprouver cette vision d’avenir. Et que les comportements de l’ensemble des GAFA nous rapprochent chaque jour un peu plus d’un monde où les citoyens n’auraient plus la légitimité de réguler la manière dont leur économie fonctionne. À l’inverse, ce serait ces nouvelles entités supra-étatique qui détermineraient, directement ou non, nos manières de consommer. Le plus terrifiant réside dans le fait que ce basculement est de plus en plus imaginable à mesure de la montée d’une forme de défiance envers les États, que leur rôle historique de régulateurs est attaqué par l’idéologie libérale et que l’image altruiste des GAFA se développe.

FACE À UNE ASYMÉTRIE DES POUVOIRS

L’idée n’est pas celle d’une grande conspiration mondiale des GAFA, qui auraient prévu depuis des années de contrôler le monde, mais bien celle d’un basculement progressif des pouvoirs. Ce n’est pas non plus celle d’une disparition des États, mais plutôt celle d’un renversement hiérarchique partiel entre multinationales, devenues par endroit capables de dicter leurs lois à des représentations démocratiques souveraines, et autorités publiques en recherche aveugle de croissance et d’emplois.

Lorsque M. Macron reçoit Mark Zuckerberg, les deux hommes parlent à l’unisson d’un “nouveau schéma de régulation” pour le plus grand réseau social du monde. Tout cela semble en bonne voie puisque de l’avis de Nick Clegg, vice-président des affaires globales de Facebook, c’est de régulation dont son entreprise a besoin ! « Nous croyons qu’avec l’importance croissante prise par Internet dans la vie des gens, il y aura besoin d’une régulation. La meilleure façon de s’assurer qu’une régulation soit intelligente et efficace pour les gens est d’amener les gouvernements, les régulateurs et les entreprises à travailler ensemble, en apprenant les uns des autres et en explorant de nouvelles idées. Nous sommes reconnaissants envers le gouvernement français pour son leadership dans cette approche de corégulation. » Outre l’idée saugrenue que l’on puisse construire une régulation efficace main dans la main avec le régulé, ne nous méprenons pas : la régulation évoquée ici est celle des utilisateurs et non celle de la plateforme. Les accords passés entre la France et Facebook portent sur la création d’une entité commune de modération des « contenus haineux ». En arguant qu’il est « complexe » de réguler les contenus partagés par plus de 2 milliards de personnes, Facebook, en plus d’éviter l’impôt national, « sous-traitera » donc en partie cette régulation à un groupe qui sera payé directement par les deniers publics. Cette question reste complexe et pose d’autres problèmes, notamment celui de la manière dont Facebook modère ses contenus. Il n’en reste pas moins qu’ici, le groupe américain, sous couvert de co-construction responsable, parvient à imposer la gestion des dommages collatéraux de sa plateforme à la collectivité.

Les GAFA jouent du pouvoir que leur confère leur gigantisme, parfois de manière moins subtile. Lorsqu’en 2014 l’Espagne tente d’imposer à Google une rétribution pour les auteurs d’articles de presse que son service « News » reproduit et diffuse, le géant décide tout simplement de suspendre Google News dans le pays. Fort de la centralité de sa plateforme et de l’obligation d’être référencé sur Google pour exister sur internet, il menace aujourd’hui de faire de même à l’échelle européenne. Dans le combat (déjà évoqué précédemment) que mène l’entreprise américaine contre la loi européenne sur les droits d’auteur, l’argument du retrait pur et simple est de vigueur pour faire plier l’UE. Si le lobbying n’est évidemment pas chose nouvelle, cette confrontation directe et assumée avec les représentations démocratiques nous renseigne sur la manière dont les GAFA voient leur place dans la société. Ce ne sont plus de simples entreprises, mais bien de « nouvelles formes de nations » comme le disait Samuelsen. Des nations d’actionnaires avec pour seul but l’expansion et la rentabilité.

Que penser alors du manque de contrôle, voire de la soumission, de nos démocraties face à ces entités ? Le dernier exemple sera à nouveau celui d’Amazon. L’affaire “HQ2” démontre avec brio l’absurdité de la situation dans laquelle nous conduit l’absence de régulation des GAFA. Fin 2017, le géant du commerce en ligne annonce sa volonté d’ouvrir un second siège social nord-américain, un « Headquarter 2 », sans préciser la localisation de ce projet. À travers une forme « d’appel d’offres », l’entreprise propose très officiellement aux villes et territoires de « candidater » pour l’obtention de cet investissement faramineux de plus de 5 milliards de dollars. Subventions et aides publiques sont expressément demandées dans ce court document. Amazon profitera de la mise en concurrence territoriale engendrée pour faire monter les enchères, jusqu’à des propositions incroyables comme celle de Stonecrest, petite ville américaine proche d’Atlanta, qui souhaitait donner un vaste terrain à l’entreprise, et créer une nouvelle ville nommée « Amazon City » dont Jeff Bezos serait Maire à vie. D’autres propositions plus sérieuses des 200 villes candidates sont tout aussi inquiétantes, du remodelage urbain autour d’Amazon à la promesse d’un crédit d’impôt de plus de 8 milliards de dollars par le Maryland.

https://www.flickr.com/photos/scobleizer/2265816229/in/photostream/
Amazon’s front door © Robert Scoble

Le fin mot de l’histoire surprendra les commentateurs. Amazon a choisi de diviser son investissement et de créer non pas un, mais deux nouveaux sièges sociaux. L’un à Long Island à New York et l’autre à Arlington en Virginie, pour un total de 5,5 milliards de dollars cumulés en subventions et avantages fiscaux. Si la recherche d’incitations financières n’est pas nouvelle, particulièrement aux États-Unis, elle est particulièrement indécente lorsqu’elle est ainsi massivement utilisée par une entreprise redoublant par ailleurs d’imagination pour éviter l’impôt.

“Les contribuables américains financent directement la construction de bureaux flambants neufs dans lesquels des centaines d’experts marketing redoubleront d’imagination pour cloisonner les consommateurs dans l’offre Amazon.”

Mais plus que cela, cette affaire démontre à nouveau la forme de retournement des pouvoirs dont profitent les GAFA. Les pouvoirs publics, avides de croissance et d’emplois se soumettent aux exigences de ces nouveaux géants qui, soutenus par les marchés financiers, sont source d’un dynamisme économique certain. Mais que cache ce dynamisme ? Souhaitons nous réellement participer à la construction de ces géants tentaculaires qui semblent chaque jour plus aptes à imposer leurs idéaux à nos sociétés ? Doit-on aveuglément favoriser la croissance sans questionner ses conséquences politiques ? Avec ces nouveaux Headquarters, les contribuables américains financent directement la construction de bureaux flambants neufs dans lesquels des centaines d’experts marketing redoubleront d’imagination pour cloisonner les consommateurs dans l’offre Amazon ; et des centaines d’experts juridiques feront de même pour positionner l’entreprise là où elle participera le moins à la compensation financière des désastres écologiques dont elle est la cause.

LA CONSTRUCTION D’UNE SITUATION PARTICULIÈRE

Monsanto et McDonald’s influent eux aussi très largement sur nos sociétés, l’un pousse vers l’utilisation intensive de pesticides qui détruisent notre biodiversité, l’autre pousse vers la malbouffe qui détruit nos estomacs. Mais la différence des GAFA se résume en trois points.

D’abord la rapidité de leur expansion qui, loin d’être le fruit du hasard, a été construite par les choix politiques de la libéralisation d’internet. Cette rapidité empêche largement les instances régulatrices de développer les actions nécessaires. La rapidité du développement de Facebook en Birmanie, ou du moins son manque de régulation, a rendu impossible le contrôle des publications haineuses à l’encontre des Rohingya, population opprimée du pays. Jusqu’à ce que l’ONU accuse officiellement le réseau social d’avoir accentué cette crise.

“Les GAFA prennent la place des États qui reculent.”

Ensuite la centralité tentaculaire de ces nouveaux acteurs, qui développent les moyens financiers et techniques de s’imposer sur un ensemble inédit de marchés. Enfin l’orientation idéologique de leur expansion. Les GAFA sont le fruit d’un capitalisme libéralisé et résilient. Ils s’adaptent, se ré-adaptent, contournent et ne se soumettent aux règles qu’en cas d’extrême obligation. Ils se passeraient avec plaisir d’un État outrepassant ses fonctions régaliennes, imposent leurs propres règles à leurs concurrents, aux consommateurs et aux marchés. Et, en profitant d’une période d’idéologie libérale qui prône partout le libre marché, commencent par endroits à prendre la place des États qui reculent.

N’est-il pas temps de réfléchir collectivement à de véritables règles ou instances réglementaires, capables d’encadrer le comportement de ces acteurs, pour ne pas s’enfoncer aveuglément dans l’idéologie libertarienne qu’ils nous proposent ? Car c’est bien de cela dont nous devons nous rendre compte, les GAFA changent le monde socio-économique en y apposant leur vision. Une vision qui, loin d’être démocratiquement construite, s’élabore dans le petit monde fermé de la Silicon Valley. Taxer quelques pourcents de leurs chiffres d’affaires sera alors loin, très loin, d’être suffisant.

Comment Internet est devenu un espace politique en dispute

https://www.maxpixel.net/Network-Digital-Internet-Data-Technology-Matrix-3407252
Network Digital Internet Data Technology Matrix

Durant cette dernière seconde, alors que vous avez à peine terminé la première ligne de cet article, 8174 tweets et 8500 commentaires sur Facebook ont déjà été postés, 69 191 recherches sur Google et 3 333 appels sur Skype ont déjà été réalisés, 75 304 vidéos sur YouTube ont été visionnées et 2 723 944 e-mails ont été envoyés. Voilà le cadre de l’Internet d’aujourd’hui, qui en plus d’offrir à l’esprit humain des activités cognitives infinies, se déploie également vers un potentiel inégalé d’accumulation de profit et de pouvoir. Par Florence Poznanski, politologue et directrice du bureau Brésil d’Internet sans Frontières.


Ainsi, en 2017, Google a réalisé un chiffre d’affaires de 110,9 milliards de dollars, em augmentation de 23% par rapport à 2016. Soit l’équivalent du PIB du Koweït (120 mds de dollars) et plus que l’Équateur (102), l’Ukraine (109) ou le Luxembourg (62) (données FMI, 2017), mais avec un taux de croissance qui ferait rougir n’importe quel pays de la planète.

De son côté, Amazon, l’entreprise de commerce et de services en ligne, a atteint début septembre 2018 une valeur de marché d’un trillion de dollars (valeur boursière), devenant ainsi la deuxième entreprise de l’histoire à atteindre ce jalon. Deuxième après… Apple, qui a battu ce record un mois plus tôt. Plus que n’importe quelle compagnie pétrolière, qui jusque-là caracolaient en tête du palmarès boursier.

Selon l’ONU et Frank La Rue, son rapporteur spécial sur la promotion et la protection de la liberté d’opinion et d’expression, Internet est un outil indispensable pour réaliser un ensemble de droits fondamentaux, combattre les inégalités et accélérer le développement et le progrès humain. Mais aujourd’hui, seulement 55% de la population mondiale a accès à Internet et 84 % des pays n’ont pas de législation adéquate pour protéger les données personnelles des citoyens.

De ce fait, Internet n’est pas seulement un outil fantastique pour accéder à la connaissance, s’exprimer, effectuer des activités quotidiennes d’achats, de loisirs, ou de gestion administrative, il n’est pas non plus seulement un espace de participation sociale et politique, d’organisation de réseaux, de création d’entreprises et d’initiatives innovantes. Internet est bel et bien un espace de pouvoir en dispute.

Un espace qui englobe toutes les politiques publiques réglementées au niveau des États, un espace contrôlé principalement par des multinationales des télécommunications et des technologies de l’information (TIC), dont les stratégies commerciales affectent constamment la vie collective. Un espace où la collectivité mondiale ne participe ni ne délibère sur les décisions à prendre. En fait, un espace pratiquement antidémocratique. Mais un espace de pouvoir en expansion constante qui s’inscrit dans une nouvelle phase du capitalisme dont la caractéristique est le transfert de compétences historiquement assumées par les États à des multinationales privées agissant “en faveur de l’intérêt public”.

Cela s’explique par le fait que depuis les premiers pas d’Internet, lorsque sa commercialisation a commencé dans les années 90, les processus d’harmonisation des normes techniques, des protocoles logiques et de ses principes normatifs ont été pilotés par des acteurs techniques, issus du monde des télécommunications et de l’informatique. Là, l’influence du secteur privé prédomine ce qui engendre un certain manque de transparence dans les prises de décision et une absence de représentation du secteur public et de participation sociale[1]. Il faut souligner aussi que les années 90 correspondent à la période des ajustements structurels, des grandes phases de privatisation, ce qui explique aussi pourquoi les États ont mis tant de temps à saisir l’enjeu stratégique de la commercialisation d’Internet.

Cela a permis l’expansion fulgurante de ce que l’on appelle les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), “le nouveau G20 du monde”, dans un vaste vide réglementaire sur lequel les institutions internationales et étatiques cherchent à rattraper près de deux décennies de retard depuis le début des années 2000[2].

 

Le capitalisme de surveillance : le contrôle comme moyen et fin de l’accumulation du capital

Ce pouvoir croissant et de plus en plus concentré des multinationales des TIC, et leur impact sur le comportement des sociétés, a été appréhendé par différents chercheurs à travers les concepts de “société de la surveillance” ou de “capitalisme de surveillance”. Selon le sociologue canadien David Murakami Wood, “dans la société de contrôle contemporaine, la surveillance sert à faciliter le fonctionnement du néolibéralisme en naturalisant le global comme échelle d’action”.

Dans le format de la société disciplinaire de Foucault, le contrôle s’exerçait dans différents espaces autour du travail : l’usine, le bureau, l’école, les moyens de transports. En se débarrassant de la restriction spatiale, la société de surveillance généralise le contrôle en tout lieu et à toute heure, se transformant ainsi en un modèle de gestion du capitalisme, comme le rappelle la chercheuse Shoshana Zuboff. La surveillance fait partie du processus d’accumulation du capital des industries de l’information, de la collecte et du traitement des données. Dans cette logique, toutes les données sont intéressantes, quel que soit le sujet, afin d’alimenter les algorithmes et les machines d’intelligence artificielle qui cherchent à modéliser le comportement humain, à profiter d’une diffusion publicitaire toujours plus ciblée, et ainsi à assurer un contrôle permanent.

Dans ce scénario, il est possible de faire un parallèle avec les notions marxistes de travail et de plus-value. Un travail qui, dans le modèle global de la société de la surveillance, devient gratuit et ne nécessite plus de rémunération. Nous produisons des données en ligne à tout moment de la journée pour répondre à tous nos besoins. Mais les bénéfices produits en plus de la transformation de notre matière première (les données) à partir de notre travail (la disponibilité/extraction des données), ne sont pas redistribués à la collectivité[3]. Nos données sont devenues le carburant nécessaire à l’accumulation du capital qui se nourrit de la transformation de cette matière première dans le but de contrôler et de maintenir sa puissance. La surveillance devient à la fois un moyen (la collecte des données) et une finalité (le maintien de son pouvoir).

La vulnérabilité à ces processus est toujours plus visible dans les pays où la réglementation publique est faible. En d’autres termes, les pays qui ont une tradition de réglementation publique plus forte ont tendance à résister un peu plus à ce processus. Ainsi, l’anthropologue brésilien Rafael Evangelista affirme que : ” Le Sud, avec ses marchés précaires et déréglementés, avec sa population avide de survie et de croissance accélérée vers le futur, est un laboratoire propice pour le capitalisme de surveillance”[4].

Selon lui, même en ayant un accès limité à Internet[5], la dépendance aux plateformes augmente avec le niveau de précarité de l’individu. L’intimité devient un luxe. Les inégalités déjà présentes dans le monde hors ligne se reproduisent et s’accroissent en ligne. Les différences entre être en ligne et hors ligne sont toujours plus faibles, car les comportements assimilés en ligne filtrent en dehors. Ainsi, nous cessons d’être des citoyens pour devenir des utilisateurs, et nous cessons de nous soumettre aux droits et devoirs des lois issues d’un processus démocratique auquel nous avons pu prendre part pour dépendre des visions du monde d’algorithmes dont les codes restent confidentiels.

A l’instar des luttes contre l’agro-business ou l’extraction des matières premières qui empoisonnent notre alimentation et polluent l’environnement ou des luttes contre la précarisation de l’emploi et la casse des services publics, la lutte contre le pouvoir des multinationales des TIC sur le futur d’Internet devient, à une échelle beaucoup plus large, un chantier où il est urgent de se mobiliser en masse. Il s’agit d’un espace politique dans lequel, en raison de l’absence de réglementation étatique et d’interlocuteurs, les citoyens ne se sont pas habitués à participer et se limitent trop souvent au rôle de simple consommateur, préservant ainsi les lucratifs intérêts de ceux qui le contrôlent.

Quand élirons-nous le président de Google ?

Un jour, lors d’un événement international sur Internet, j’ai osé poser cette question en public devant un panel de représentants d’entreprises des TIC. On a pris la peine de me répondre en m’alertant sur  les conséquences néfastes des nationalisations d’entreprises sur le progrès de l’innovation et l’importance de l’initiative privée comme garante de cet équilibre.

On pourra discuter si la nationalisation de Google est ou non un scénario bénéfique et plausible pour le bien-être du monde, mais l’enjeu de cette question était ailleurs. Si le modèle économique des GAFAM a un tel impact sur le fonctionnement de la société mondiale, son comportement, et même ses résultats électoraux, la collectivité ne peut manquer de délibérer et de contrôler ses arbitrages, ce qui implique la construction d’un véritable espace démocratique autour de ce que l’on appelle « la gouvernance d’Internet ».

On ne part pas de zéro. Depuis le début des années 2000 les États et la société civile ont commencé à participer davantage aux débats globaux sur le futur du numérique. Depuis 2005 et le sommet mondial sur la société de l’information qui s’est tenu à Genève, des rencontres annuelles ont commencé à se tenir sous la tutelle des Nations Unies dans le cadre du forum sur la gouvernance de l’Internet (FGI) dont la dernière édition s’est tenue à Paris fin 2018. Il existe aussi des espaces de participation pour la société civile au sein des principales instances de régulation comme la Société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet (ou ICANN) ou l’union internationale des télécommunications (UIT), mais qui restent très restreints et consultatifs.

Progressivement des États ont pris le pas en adoptant des normes de régulation importantes pour contenir l’emprise des intérêts économiques des GAFAM sur les libertés des individus. Parmi les conquêtes les plus emblématiques, le règlement européen de protection des données personnelles (RGPD) entré en vigueur en 2018 qui vient compléter une législation européenne déjà robuste, visant à redonner aux usagers le contrôle de leurs données sur la toile. Un règlement qui ne s’applique certes qu’aux services destinés aux citoyens européens, mais qui par ricochet affecte une large partie des fournisseurs de services et d’application dans le monde.

À l’inverse, certaines mesures défendues par les pouvoirs publics tendent à desservir l’intérêt commun en matière numérique. Aux États-Unis, par exemple, la décision fin 2017 de l’agence régulatrice des communications (FCC) de mettre fin à la neutralité du net aura des répercussions mondiales sur le trafic de données. Elle autorise que certains types de services soient accessibles plus rapidement que d’autres et à des tarifs différents, contribuant ainsi à renforcer les monopoles qui détiennent déjà le marché, au dépends de l’innovation.

De même, le phénomène faussement nouveau des fake-news a engagé de nombreux législateurs sur la pente très dangereuse de la régulation des contenus, visant à responsabiliser les intermédiaires (sites, plateformes de réseaux sociaux) des contenus considérés comme inappropriés qui seraient partagés sur leurs réseaux. Le Président Macron, à l’occasion de l’ouverture de l’IGF à Paris fin 2018, défendait ainsi dans son discours sur la confiance dans le cyberespace que les principes universalistes de la liberté d’expression étaient devenus trop laxistes et qu’il fallait assumer et faire la part des choses entre des « gouvernements démocratiques et anti-démocratiques, libéraux ou illibéraux » afin de « faire respecter nos valeurs et nos idéaux ». Un positionnement préoccupant qui ouvre la voie vers une censure incontrôlable du débat public en ligne.

Mais d’autres sujets brûlants d’actualité sont encore loin d’être traités. Des questions telles que la responsabilité sociale des algorithmes, qui font de plus en plus partie de la sphère publique, sont devenues cruciales. Quel niveau de transparence les pouvoirs publics peuvent-ils exiger d’un algorithme, une propriété intellectuelle privée, à partir du moment où ses biais peuvent avoir des effets sociaux antidémocratiques et injustes ?[6]

La liste est encore bien longue et ne fait que s’allonger. Respect de la vie privée, neutralité, liberté d’expression, droits humains, universalisation du savoir, décentralisation de la création artistique, taxation des profits de l’industrie des communications, voilà quelques-uns des enjeux de l’agenda public mondial de l’Internet qu’il faut défendre. Il est temps de se réapproprier Internet et de construire le modèle démocratique et émancipateur dont le peuple a besoin.

Crédits photos : Mathieu Fontaine

[1]Ceux qui désirent explorer ces domaines peuvent consulter le fonctionnement de certains des principaux organismes internationaux de réglementation de l’Internet tels que l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), l’ITU (International Telcommunication Union) ou l’IETE (Institution of Electronics and Telecommunication Engineers).

[2]La réflexion sur la nécessité d’une gouvernance mondiale de l’Internet a commencé dans les années 2000, comme le Sommet mondial sur la société de l’information (2005) et la création du Forum sur la gouvernance de l’Internet (FGI) lié au système des Nations Unies, qui se réunit annuellement depuis 2006 mais n’a pas de fonction délibérative.

[3]La faiblesse du cadre juridique d’imposition des bénéfices des multinationales rend cette redistribution encore plus difficile que d’autres services. Alors que le taux normal de la TVA en France est à 20%, Apple a négocié une taxe de 0,005% avec l’Irlande, où se trouve son siège, sur tous ses revenus en Europe.

[4]De même que l’ajustement budgétaire l’était déjà dans les années 1990 après le consensus de Washington.

[5]Au Brésil par exemple seuls 61 % des foyers ont un accès à Internet en 2017.

[6]https://www.bbc.com/mundo/noticias-39883234 voir les cas d’algorithmes utilisés par la justice pour aider le juge dans la définition des peines, avec des biais racistes avérées.

Vincent Glad : « Le rôle de la presse, ce n’est pas seulement d’informer, c’est aussi parfois de s’indigner »

Particulièrement actif sur Twitter, Vincent Glad a notamment travaillé pour 20minutes.fr et Le Grand Journal. Journaliste à Libération, son approche du mouvement des gilets jaunes fait de lui une personne atypique dans un champ journalistique qui ne lui a rien épargné. Nous sommes revenus sur son parcours et sa perception de l’éthique journalistique.


Le Vent se Lève – Concernant les gilets jaunes, vous êtes très présent sur les réseaux sociaux. Vous avez donc beaucoup réagi et analysé le mouvement. Est-ce que vous pouvez revenir un peu plus en détail sur ce que vous pensez, la manière dont vous percevez le traitement médiatique de ce mouvement social ?

Vincent Glad Je pense que le traitement journalistique a beaucoup manqué d’empathie, de capacité à écouter et à prendre au sérieux les revendications des gilets jaunes. On a trop essayé de plaquer les codes politiques de notre classe sociale — où toute personne doit être classée rigoureusement sur une échelle politique allant de l’extrême-gauche à l’extrême-droite — sur les gilets jaunes qui, eux, ne se reconnaissent pas du tout dans cela. Au départ, pour la presse, le mouvement ne pouvait être que d’extrême-droite, manipulé par des gens plus intelligents qu’eux, c’est-à-dire Marine Le Pen et ses amis.

C’était une forme de théorie du complot. Marine Le Pen n’a rien à voir là dedans, c’est un mouvement grassroots créé par des vrais gens, à partir d’une vraie colère. Un mouvement dans lequel on retrouve des gens d’extrême-droite, mais aussi des gens d’extrême-gauche et surtout beaucoup de gens apartisans.

C’est un mouvement très compliqué, qui échappe totalement aux grilles d’analyses traditionnelles. Selon moi, les gilets jaunes sont dans la droite lignée des mouvements des places du début des années 2010, les Indignés espagnols ou Occupy Wall Street, qui réunissaient des sociologies très différentes, plus urbaines et plus diplômées. Mais c’était la même logique de collectifs auto-organisés avec des procédures de coordination horizontale.

« Les Indignés espagnols disaient « Ils ne nous représentent pas », on pourrait reprendre ce slogan sur les rond-points. »

Les gilets jaunes ne disent plus « On est contre les 1% » mais « On est contre Macron ». Ce simple mot d’ordre « Macron démission ! » permet d’agréger beaucoup de gens ensemble qui ne pensent pas forcément la même chose. C’est faire du collectif avec des idées politiques antagonistes, en mêlant une diversité d’idées.

Il est frappant de voir que le mouvement des gilets jaunes, qui a débuté sur la question des prix du carburant, a abouti à une revendication majeure qui écrase toutes les autres, à savoir le Référendum d’initiative citoyenne (RIC). À force de délibération sur les groupes Facebook et sur les rond-points, les gilets jaunes sont arrivés à la même conclusion que les Indignés espagnols ou Occupy Wall Street : le problème, c’est la démocratie représentative. Les Indignés espagnols disaient « Ils ne nous représentent pas », on pourrait reprendre ce slogan sur les rond-points.

Les journalistes et les politiques ont eu du mal à comprendre cela au départ, alors que tout était exprimé clairement sur Facebook. Dans un mouvement social normal, on n’a pas accès aux réunions stratégiques de la CGT ou de la CFDT. Avec les gilets jaunes, tout est exprimé de manière claire sur Facebook, dans les Facebook Live d’Eric Drouet ou de Maxime Nicolle et surtout dans les millions de commentaires des internautes.

C’est une masse d’informations qui est inédite. C’est un incroyable trésor. Le problème, c’est que sur ces groupes, l’énonciation est profondément différente du langage médiatique : c’est une parole plus brute, avec beaucoup de points d’exclamation, des fautes d’orthographe, une manière d’écrire qui ne se regarde pas écrire, une manière d’écrire comme on parlerait.

Un journaliste normal – et moi le premier au départ – est entraîné à considérer cela comme de la parole dite de « troll ». Les trolls, ce sont ces gens qui vous répondent vigoureusement sur Twitter pour vous dire que votre article c’est de la merde, que vous êtes un vendu au pouvoir, voire un « collabo ».

En fait, les trolls, plus largement, ce sont ceux qui ne pensent pas comme vous et/ou ne s’expriment pas comme vous. C’est une population que les journalistes ne voient plus sur internet. Ils existent, ils commentent sous tous les articles, mais on préfère ne pas les voir. Les gilets jaunes, c’est cela, c’est l’irruption des trolls dans l’action politique. Ces gens qu’on a négligés parce que leur parole était trop brute, trop loin de nos formats d’écriture qui sont aussi des formats de pensée.

En tant qu’interface entre le Facebook des rond-points et le Twitter des centre-villes, je suis aux premières loges de cette incompréhension entre les deux mondes. Dès que je poste une capture d’écran d’un message d’Eric Drouet ou de Maxime Nicolle, je reçois une volée de commentaires méprisants sur leur orthographe: « Et encore cette orthographe de primates ! », « Le point commun entre tous les gilets jaunes est l’orthographe, la conjugaison, la grammaire et d’une façon générale le Q.I. », « Ils ont le niveau intellectuel proportionnel à celui de leur orthographe !! » (sic).

Le mépris social par rapport aux gilets jaunes, je me le prends en pleine face tous les jours sur Twitter. Alors j’essaye tant que faire se peut d’expliquer que tout est plus compliqué que cela, que non, ce ne sont pas des débiles, qu’ils ont inventé des formes de mobilisations très intéressantes, que leurs leaders informels font preuve d’une transparence qu’on aimerait voir chez les leaders politiques.

Je trouve que les meilleurs articles produits sur les gilets jaunes ont été faits par des journalistes qui ont pris le temps d’écouter les gens sur les rond-points, qui ont fait preuve de beaucoup d’empathie et ce, sans mépris social. C’est l’attitude qu’on aurait tous dû avoir. En journalisme, il ne suffit pas de tendre un micro. Il faut aussi et surtout écouter les gens et comprendre leur logique, ce qui est tout à fait différent.

Je pense notamment à cet article exceptionnel de Florence Aubenas dans Le Monde. Ou au travail au long cours d’Emmanuelle Anizon dans L’Obs, qui apporte à l’occasion un peu de vérité du terrain (et ça en manque) sur le plateau de C dans l’air. Il y a une phrase d’une gilet jaune qui m’a beaucoup marqué dans l’article de Florence Aubenas: « Ça faisait des années que je bouillais devant ma télé, à me dire : « Personne ne pense comme moi ou quoi ? » Quand j’ai entendu parler des gilets jaunes, j’ai dit à mon mari : c’est pour moi. »

LVSL- On réfléchissait tout à l’heure un petit peu aux infox. Elles sont quand même assez omniprésentes dans l’actualité. Il y a eu une loi qui est passée sur ce sujet et des médias ont mis en place ce qu’ils appellent des décodeurs. Comment, en tant que journaliste, est-ce possible de répondre aujourd’hui à cette crise de confiance qui existe dans l’information qui est transmise ?

VG C’est extrêmement difficile. Je pense que le bon fact-checking est celui qui se met à la hauteur des gens. C’est ce que fait CheckNews de Libération, qui au lieu se limiter au déboulonnage de rumeurs, authentifie aussi beaucoup d’informations qui traînent sur Internet. Le fact-checking est parfois mal perçu quand il se borne à dire « Non, c’est faux » ou « Non, c’est plus compliqué que ça ».

En répondant aux questions des internautes, en les aidant à confirmer des informations qui circulent, CheckNews fait, je trouve, un travail salutaire de rapprochement entre les médias et internet. Ce n’est pas un hasard si le premier décompte des blessés suite aux violences policières pendant le mouvement des gilets jaunes a été fait par Check News. Cela répondait à une demande très forte de leurs lecteurs. Avec la profusion de documents amateurs, le travail du journaliste est aussi maintenant d’authentifier ces documents, de vérifier le contexte et ainsi de les placer dans le débat public.

Depuis un mois, j’ai ouvert mes messages privés sur Twitter, ce qui signifie que tout le monde peut m’envoyer un message. Je pensais être submergé de messages haineux et, en définitive, j’ai surtout reçu beaucoup d’informations par ce biais. Je reçois peut-être 100 messages par jour, c’est un enfer à traiter, mais c’est une vraie mine d’or. Les citoyens, comme les journalistes, font aussi leurs recherches sur internet et m’envoient des informations.

Cela prend beaucoup de temps et d’énergie, il faut que je vérifie à chaque fois avant de les publier. Mais je trouve que c’est notre métier de répondre à tous ces gens passionnés, pro ou anti gilets jaunes, qui veulent que je publie ou au moins que je m’intéresse à leur petite trouvaille. Ça m’a vraiment appris à plus écouter internet, à travailler d’une certaine manière en collaboration avec des anonymes.

« Ce mouvement des Gilets Jaunes a formé une nouvelle génération à la politique mais aussi au maniement de l’information. »

On a souvent dit que les gilets jaunes ne faisaient que propager des infox. Il est vrai qu’au départ ils avaient une très forte perméabilité aux fausses informations, notamment le pacte de Marrakech qui vendrait soit-disant la France à l’ONU. Mais je trouve qu’ils ont évolué en deux mois, ils sont plus méfiants sur les fausses informations, même si je vois encore beaucoup de complots absurdes circuler. Ils savent bien que les infox, ça les décrédibilise, car les médias vont dire du mal d’eux derrière.

Il y a eu récemment une rumeur sur les groupes Facebook qu’une voiture de police avait foncé dans la foule lors d’une manifestation à Strasbourg. Il y avait plusieurs témoignages écrits mais beaucoup de gilets jaunes refusaient d’y croire en disant « Je n’y croirai pas tant que je n’aurai pas vu une vidéo ». Et la rumeur s’est éteinte d’elle-même, faute de preuves visuelles. Donc il y a aussi une auto-modération et un apprentissage de la critique des sources. Pour eux, une source écrite ne vaut en rien une source visuelle. Ce mouvement des gilets jaunes a formé une nouvelle génération à la politique mais aussi au maniement de l’information.

LVSL- Vous avez commencé votre carrière sur des sites d’informations en ligne comme 20 minutes.fr. Selon vous, en quoi internet modifie les pratiques des journalistes ?

VG – Internet, depuis les années 1990, ne cesse de modifier le métier et les pratiques du journaliste. Cela fonctionne par vagues. Une première génération a inventé le métier de journaliste web dans la seconde partie des années 1990. Puis la bulle a explosé et le métier a reflué. Je suis arrivé sur le marché du travail après cela, en 2006, dans un paysage alors assez désert. Personne ne croyait vraiment au journalisme web, il fallait tout reconstruire.

La présidentielle de 2007 a relancé le journalisme sur internet, ça a été une période extrêmement stimulante où une nouvelle génération de jeunes journalistes, dont j’ai eu la chance de faire partie, a pu inventer ou réinventer la manière de faire ce métier sur le web, en partant quasiment de zéro. On était alors au début de YouTube et de Dailymotion, les documents amateurs commençaient à s’inviter dans l’actualité. En 2008, Twitter commence à être utilisé par les journalistes et c’est un nouveau changement radical dans la manière de pratiquer notre métier. Toutes ces nouvelles plateformes ont révolutionné la manière de faire du journalisme.

Aujourd’hui, avec la crise des gilets jaunes, je me fais la réflexion que, depuis cette révolution-là, le métier de journaliste sur internet n’a que peu évolué sur le plan de la forme. Tous les sites web font depuis des années des live écrits, inspirés notamment de l’énergie de Twitter. Avec les gilets jaunes, on découvre l’émergence du live vidéo, notamment des Facebook live, qui jouent un rôle majeur dans la mobilisation. Et je constate que les journalistes ne reprennent pas à leur compte cet outil.

Pourquoi ne pas faire comme ces pages d’info citoyenne qui se sont montées ces derniers mois et qui proposent des Facebook live chaque samedi pour suivre en temps réel la manifestation ? Ce que fait France-Actus, mené par un apprenti carrossier de 18 ans, est assez incroyable sur le plan de la forme : un multiplex de Facebook Live avec un bandeau façon BFM qui défile en-dessous et des interviews en chat vidéo. J’ai l’impression que le journalisme web s’est un peu endormi ces dernières années. On a perdu cette envie de réinventer les formes du journalisme (à l’exception notable de Snapchat, que des médias comme Le Monde ont très bien su s’approprier). Du coup, ce sont des amateurs qui le font et qui nous mettent une sacrée claque.

Pour suivre les gilets jaunes, je publie énormément de contenu sur Twitter parce que je sais que je suis beaucoup suivi par mes confrères journalistes, et je veux leur montrer ce qui se passe sur Facebook, comme une envie de leur dire « Allez y, allez voir ce qu’il s’y passe, ne restez pas là dans cette terrible bulle de filtres qu’est Twitter ». En tout cas, sur les gilets jaunes, et c’est une première pour un événement d’actualité majeure, c’est là où ça se passe. Au départ, en novembre, il n’y avait quasiment aucun journaliste qui suivait les groupes Facebook de gilets jaunes, un lieu central du mouvement, que je considérerais comme une sorte d’assemblée générale permanente et à ciel ouvert du mouvement. Depuis, ça a changé, les journalistes ont compris que c’était un nouveau terrain d’investigation et une source comme une autre.

LVSL- Sur votre parcours, vous avez travaillé une saison pour le Grand Journal avant de quitter l’émission. Comment vous en êtes venu à travailler au Grand Journal et pourquoi vous avez fait le choix de quitter l’émission ?

VG – Comment suis-je arrivé là ? À l’époque, j’avais décidé d’arrêter le journalisme et de faire de la sociologie. Je m’étais inscrit à l’EHESS. Je n’ai pas pu finir mon mémoire. On m’a proposé juste avant l’élection présidentielle, six mois avant 2012, de rejoindre le Grand Journal pour suivre la campagne sur le web. C’était une proposition qui était compliquée à refuser, on était en pleine campagne présidentielle, des moments majeurs pour le journalisme.

Ce fut une expérience intéressante mais, disons, compliquée, parce que la télé avec une telle audience est quelque chose d’extrêmement stressant. Il est difficile d’être aussi bon dans un format télé que sur Internet. Sur Twitter, ou quand j’écris un article sur le web, j’ai 100% de liberté, je n’ai quasiment pas d’editing derrière. Je maîtrise tout de A à Z. À la télévision, quand on est chroniqueur, on maîtrise 20%. Tout le reste, c’est le dispositif, et cela m’échappait.

J’en ai conclu que la télé de forte audience n’était pas forcément mon truc. Si on va en télé, il faut vraiment avoir des conditions béton pour le faire. Sur ce type d’émission, j’avais une minute trente pour parler. C’était très compliqué. J’ai arrêté au bout d’un an et demi et je suis retourné à mes activités écrites, plus artisanales. Après, ça a été une expérience intéressante, j’ai été au cœur du dispositif médiatique et je comprends mieux la télévision, qui est un monde sur lequel on a des milliers de fantasmes.

LVSL- Qu’est-ce que vous pensez de la gestion des chaînes privées ? Est-ce que vous avez l’impression que les journalistes sont beaucoup contraints ? Est-ce qu’il y a des objectifs spécifiques qui sont posés quand on travaille pour une chaîne privée ?

VG – C’est une question difficile parce qu’on n’a jamais de rapports avec l’actionnaire. Quand j’étais à Canal Plus, ce n’était pas encore Vincent Bolloré, c’était Vivendi. Je ne savais même pas vraiment toutes les entreprises qu’ils possédaient. Je me souviens être devenu la cible des fans de Free parce que j’avais dit du mal de la nouvelle box de la marque. Sur les forums, je prenais très cher : « Vincent Glad est vendu à SFR, c’est une honte, il a lu une chronique écrite par son actionnaire ». Je venais d’arriver à Canal + et j’ai appris à cette occasion que Vivendi possédait SFR…

Le rapport avec l’actionnaire, quand on est un petit journaliste de base, est toujours extrêmement lointain. Aujourd’hui, à Libération, je bosse pour Patrick Drahi, qui d’ailleurs a racheté SFR, ça me poursuit. Quel est mon rapport avec l’actionnaire ? Je n’en ai aucun. Après on ne peut pas nier qu’il y a une forme d’auto-censure. Pour éviter les emmerdes, je vais plutôt éviter de me lancer dans une grosse enquête sur SFR, ma position serait trop compliquée. Même si je note que Libé avait dit beaucoup de mal de la stratégie dans les télécoms du groupe Altice ces derniers mois. C’est évident que je préférerais que la presse française aille mieux financièrement et qu’elle ne soit pas dans les mains d’une poignée de milliardaires. On ne serait pas sans cesse obligé de se justifier là-dessus, ce que beaucoup de journalistes vivent mal.

Au-delà des actionnaires, je trouve que le problème actuel du journalisme est que nous vivons dans une véritable bulle, loin de la vraie France. Je ne parle ici que du journalisme national, la presse régionale a moins ce problème et est nettement plus au contact de ses lecteurs. En Allemagne, les journaux nationaux sont basés à Berlin, Francfort, Hambourg ou Munich. En France, tout est centralisé à Paris. Être journaliste à Paris, c’est souvent n’avoir que des amis journalistes parisiens, ce qui crée ce qu’on appellerait sur internet « une bulle de filtres ». Quand j’ai fait mon école de journalisme, j’étais un petit mec de 19 ans venu de Lorraine. J’ai l’impression qu’on m’a appris à devenir un journaliste parisien. Pendant deux ans, je n’ai rencontré que des journalistes ou des futurs journalistes et quand je suis arrivé à Paris, j’étais parfaitement prêt pour intégrer cette bulle.

Sur les gilets jaunes, c’est évident qu’on n’a rien vu venir. C’est une classe sociale qui n’est pas du tout celle des journalistes, avec un mode d’expression, un niveau de langage radicalement éloigné du nôtre. On a profondément manqué d’empathie au début, avec une forme de mépris social vis-à-vis de cette révolte qui ne ressemblait à aucune autre. On n’a pas voulu prendre au sérieux leurs revendications. Le « Macron démission ! » n’a pas été analysé, il a juste été vu au départ comme de l’ignorance, comme le témoignage de manifestants qui ne comprennent rien à la politique, alors que c’était littéralement leur programme politique.

Les médias ont eu un gros temps de retard sur le thème des violences policières. Moi qui suis plongé dans deux bulles de filtre différentes, celle des gilets jaunes sur Facebook et celle des journalistes sur Twitter, je voyais le fossé se creuser chaque jour un peu plus entre les deux arènes. D’un côté, Facebook pleurait avec ces mosaïques de gueules cassées au flashball. De l’autre, rien ou presque, à part le travail exceptionnel du journaliste indépendant David Dufresne, qui recense un par un tous les cas de violences policières sur son compte Twitter.

Au début, je ne voulais pas y croire, je me disais que ce n’était pas possible. Le gouvernement ne pouvait pas sciemment demander à sa police de tirer à coup de lanceurs de balles de défense sur la tête des manifestants. J’ai l’impression que j’ai été victime de l’habitus journalistique qui fait qu’on se méfie toujours de toute théorie du complot, qu’on est toujours trop mesuré, trop lent avant de s’indigner. Je me disais « ce n’est pas possible, l’État ne peut pas faire ça, ça ne peut être que des bavures isolées ».

« Le rôle de la presse, ce n’est pas que d’informer, c’est aussi parfois de s’indigner.»

De toute façon, si la presse n’en parle que peu, c’est bien que ce n’est pas un sujet… Et puis les vidéos de violences policières s’accumulaient, s’accumulaient sur mon Facebook. Twitter était toujours aussi silencieux sur la question. Finalement, ce n’est qu’après l’épisode du commandant Andrieux à Toulon début janvier que la presse a commencé à vraiment traiter le sujet. On s’est rendu compte que le nombre de blessés suite à des tirs de lanceurs de balles de défense était délirant. Quand Check News de Libération a sorti le 14 janvier le décompte des blessés graves chez les gilets jaunes et les journalistes (94 à ce jour), j’ai réalisé qu’on avait vraiment merdé. Ce décompte fondé sur les documents amateurs qui circulaient sur Facebook, on aurait dû le faire bien avant, dès début décembre. On n’aurait pas dû considérer que cette masse de photos et de vidéos policières qui circulait sur les réseaux n’était au fond qu’une forme d’infox.

Je ne dis pas que la presse n’en a pas parlé. De manière éparse, la presse a évoqué ces violences policières. Mais elle ne s’en est jamais indignée. La police tirait sur la tête de manifestants et on faisait comme si c’était normal. Le rôle de la presse, ce n’est pas que d’informer, c’est aussi parfois de s’indigner. Et je trouve que dans notre grande majorité, on a perdu cela. Le journalisme n’est plus militant ou si peu.

Nous sommes devenus des petits fonctionnaires de la vérité, obsédés par le fait de ne pas relayer des infox. Les vidéos de violences policières pleuvent sur Facebook mais nous sommes au-dessus de cela, on ne va quand même pas prendre au sérieux des documents amateurs qui ne prouvent rien. Or, c’était précisément notre métier de sortir ces vidéos de Facebook, d’enquêter sur le contexte et d’attester qu’elles étaient authentiques pour les porter dans le débat public. Qui a été montrer à Christophe Castaner ces vidéos ? C’était pourtant notre rôle. Si le journalisme a perdu ce côté militant, ce n’est pas de la faute de Drahi, Bolloré ou autres. C’est de notre propre faute.

LVSL- Cela encourage à questionner la formation en école de journalisme. Vous avez peut-être lu le livre de François Ruffin Les petits soldats du journalisme. Pensez-vous que vous dressez le même constat que lui ?

VG – J’avais au départ une assez mauvaise image de Ruffin, justement parce que j’avais lu son livre avant d’entrer en école de journalisme, environ deux jours avant et je n’ai pas retrouvé ce qu’il décrivait. Je pense qu’il a fait un livre très unidirectionnel avec un peu de mauvaise foi. Après, je crois qu’il y a un vrai problème avec les écoles de journalisme.

Par l’apprentissage des formats du journalisme, qui sont extrêmement réducteurs (des reportages d’une minute trente), d’une certaine manière, on nous formate l’esprit. On nous forme à devenir un journaliste bien poli avec cette sorte de modération, de pondération, de sérieux. Ce qui m’avait désagréablement surpris, c’est qu’on m’apprenait des formats ultra courts. Dans un reportage d’une minute 30 en radio, si on considère qu’il faut placer deux interviews de 20 secondes et mettre des commentaires qui présentent les interviews, on ne dit absolument rien. Ça m’avait sidéré. Après, les écoles sont conscientes de ce problème et on fait aussi des formats longs bien plus intéressants. Mais impossible d’échapper à ces cours de télé et de radio que je détestais où il n’était question que de forme, jamais de fond.

Par ailleurs, ça manque beaucoup de réflexion. Je pensais que j’allais dans une école où on allait réfléchir, réfléchir, réfléchir. Il n’en fut rien, on apprenait surtout des techniques pour faire rentrer ce qu’on a vu sur le terrain dans un format bien défini et souvent réducteur. Je précise que j’ai aussi donné des cours de journalisme pendant plusieurs années et qu’on m’a toujours laissé faire ce que je voulais, dans la plus totale liberté.

Si formatage il y a, c’est aussi parce que les journalistes qui viennent donner ces formations reproduisent logiquement auprès de leurs élèves certains de leurs mauvais réflexes. Les écoles de journalisme ne sont structurellement pas l’endroit où on peut renouveler nos pratiques car ce sont les journalistes d’aujourd’hui qui forment les journalistes de demain, avec souvent un peu trop de déférence. Il faut être un jeune con en école de journalisme et ne pas suivre aveuglément ce que t’apprennent tes profs, mais c’est forcément difficile.

LVSL- Nous avions un peu abordé ces questions en ce qui nous concerne. Il y avait notamment le fait, assez flagrant, qu’Emmanuel Macron était devenu une forme de candidat des médias. Depuis, un certain nombre de mesures ont été prises par le président de la République. Qu’est-ce que vous pensez du rapport qu’entretiennent Emmanuel Macron et le gouvernement avec la presse ?

VG – C’est compliqué. Je sais qu’il y a cette accusation, dans le livre auto-édité Crépuscule de Juan Branco, qui connaît un grand succès sur internet ces dernières semaines. Ce dernier explique que Macron a été porté au pouvoir par l’oligarchie, par des milliardaires qui le soutenaient. Je n’ai pas d’avis sur la question, je n’ai pas enquêté là-dessus.

Après, c’est évident qu’il a été porté par la vague médiatique, par le buzz favorable que lui ont réservé les éditorialistes. Cela étant, je considère aujourd’hui que les médias ne font pas tout, qu’il existe ce formidable contre-pouvoir qu’est internet et que l’unanimisme médiatique peut aussi avoir des effets indésirables si internet se constitue en opposition. Regardez ce qu’il s’était passé en 2005 avec le référendum sur le Traité européen. Les médias défendaient assez largement le « Oui », et c’est le « Non » qui l’a emporté, porté en partie par la contre-scène d’internet.

Que les médias aient été plutôt macronistes pendant la campagne, c’est un fait. Mais regardez ce qu’il s’est passé avec l’affaire Benalla. Pendant 2 semaines — et alors même qu’on venait d’être champions du monde et qu’on pensait à autre chose — les médias ont matraqué cette affaire. Donc il est difficile de dire que les médias sont foncièrement macronistes. Les médias sont avant tout moutonniers, et quand un cycle médiatique se lance, tout le monde va dans le même sens. Que ce soit pendant la campagne pour saluer la fraîcheur du candidat Macron, que ce soit pour le détruire ensuite pendant l’affaire Benalla ou même tout récemment pour découvrir qu’il y avait finalement des violences policières.

Les journalistes détestent qu’on dise « les médias » car les choses sont effectivement plus compliquées que cela. Force est de constater toutefois que souvent, lesdits médias tirent tous dans le même sens et dessinent des « séquences médiatiques » où on sature l’antenne d’un même sujet. Qu’ont à faire dans cette histoire Arnault, Drahi, Bolloré, Bouygues et Lagardère pour ne citer qu’eux ? Je pense qu’ils ne comprennent pas eux-même comment ça marche et qu’est-ce qui fait qu’un sujet fait subitement la Une. Entre l’actionnaire, tout en haut, et le petit journaliste de base comme moi, il se passe des millions d’interactions. Ce n’est pas une flèche d’influence directe. C’est quelque chose de très difficile à expliquer et je comprends le soupçon qu’a le public par rapport à cela.