Allongement du délai de recours à l’IVG : une loi insuffisante face à des problèmes d’accès persistants

© Julie Ricard

La crise sanitaire liée au Covid-19 a révélé et mis en lumière les inégalités d’accès à l’avortement et le fossé considérable entre le droit à l’avortement et la possibilité effective d’y avoir recours. Pendant le confinement, les difficultés d’accès à l’IVG ont été exacerbées, avec une augmentation significative du nombre d’IVG hors délai. Cette situation avait amené médecins, associations et politiques à réclamer un allongement temporaire du délai légal d’IVG de 12 à 14 semaines et avait fait naître la réflexion de réformer l’accès à celui-ci. D’où la proposition de loi, présentée et votée à l’Assemblée le 8 octobre dernier, allongeant le délai d’IVG de 12 à 14 semaines. Cependant, cette loi n’est pas à la hauteur des enjeux d’accessibilité à l’IVG. Par Barbara Calliot et Louise Canaguier. 


Le 19 mars, lors des débats sur le projet de loi d’urgence sanitaire, la sénatrice socialiste Laurence Rossignol propose des amendements pour étendre temporairement les délais de recours à l’IVG. Cela permettrait aux femmes dans des situations compliquées de confinement de ne pas se retrouver hors délais. Les amendements sont rejetés mais Olivier Véran assouplit les règles pour le recours aux IMG (Interruption médicale de grossesse) par aspiration, les médecins pouvant mettre en avant la « détresse psycho-sociale » comme motif. Cependant, il n’aborde pas la question de la composition du collège des médecins. Or, cela constitue un obstacle majeur à son recours (la procédure de recours à l’IMG est dépendante de l’approbation de quatre médecins, dont un étant spécialiste de médecine fœtale). Le 14 avril, le gouvernement autorise une prolongation du délai des IVG médicamenteuses, lequel s’étend jusqu’à sept semaines de grossesse. La demande d’allonger de quinze jours le délai de recours à l’IVG est alors largement relayée par les associations. Une tribune, soutenue par une soixantaine de députés, est publiée dans Libération le 12 mai[1]

Dans un rapport adopté le 16 septembre, la Délégation aux droits des femmes à l’Assemblée Nationale recommande de porter de douze à quatorze semaines de grossesse la limite légale pour pratiquer l’IVG. Ce rapport avait pour objectif d’identifier les freins au droit à l’avortement et d’en proposer une réponse législative, à la lumière des inégalités territoriales en matière d’l’IVG et des refus des prises en charges tardives. Ces éléments avaient été à la source des revendications des militantes des droits des femmes. Les co-rapporteuses du rapport (Marie-Noelle Ballistel et Cécile Muschotti) avaient plaidé pour une protection de la santé des femmes souvent obligées, pour celles qui en ont les moyens, de fuir à l’étranger dans des pays où la législation est plus progressiste en la matière comme aux Pays-Bas ou en Espagne, où le délai de recours à l’IVG est respectivement de 22 semaines et 14 semaines (il s’agirait de 3000 à 5000 femmes par an concernées par ces départs à l’étranger)[2].

Les 25 recommandations présentées dans ce rapport ont abouti à une proposition de loi (n°3375), soutenue par de nombreux élus de la majorité, et votée en première lecture à l’Assemblée le jeudi 8 octobre, avec 86 voix pour et 59 contre[3]. Cette proposition de loi du groupe Écologie démocratie et solidarité, portée par la députée Albane Gaillot, prévoit l’allongement de deux semaines du délai légal de recours à l’IVG (passant donc de 12 à 14 semaines). Elle prévoit également dans son article 3 de supprimer la double clause de conscience en matière d’IVG pour les médecins[4], en modifiant l’article L.2212-8 du Code de la Santé Publique, dont la rédaction est actuellement la suivante : « un médecin ou une sage-femme qui refuse de pratiquer une interruption volontaire de grossesse doit informer, sans délai, l’intéressée de son refus et lui communiquer immédiatement le nom des praticiens ou des sages-femmes susceptibles de réaliser cette intervention […] », pour une formulation reposant sur l’obligation d’information et d’orientation des patientes[5].

Afin de renforcer l’offre médicale en matière d’IVG, l’article 2 du texte propose de modifier l’article 2213-1 du Code de la Santé Publique, qui, en l’état ne permet aux sages-femmes que de pratiquer l’IVG médicamenteuse. Il étendrait leurs compétences en leur permettant de réaliser les IVG chirurgicales jusqu’à la dixième semaine de grossesse. L’article 4[6], quant à lui, prévoit « le gage des dépenses éventuellement occasionnées par ces mesures pour les organismes de sécurité sociale ». [7]

La proposition est soutenue par l’ensemble de la gauche, et particulièrement par la France Insoumise. À droite, des critiques se sont fait entendre en matière de suppression de la clause de conscience spécifique qui serait, selon eux, un point important de la loi Veil de 1975. La volonté de suppression du délai de réflexion de deux jours pour confirmer l’IVG après l’entretien psycho-social pose également problème. Depuis 2016 et la suppression du temps de réflexion minimal entre la consultation d’information et le recueil du consentement de la femme, c’est le seul délai qui subsiste dans le droit français.

Si la proposition a reçu le soutien de la majorité LREM, le gouvernement s’est montré plus réservé à son sujet. Le Comité national consultatif d’éthique a été saisi par Olivier Véran pour rendre un avis avant le passage de la proposition de loi au Sénat [8]. Par ailleurs, l’Académie nationale de médecine s’est opposée dans un communiqué à l’allongement du délai légal d’accès à l’IVG, en soulignant le risque d’une augmentation du « recours à des manœuvres chirurgicales qui peuvent être dangereuses pour les femmes », avec une « augmentation significatives des complications à court ou à long termes ». Ils s’opposent également au fait de déléguer des compétences supérieures aux sages-femmes en raison de leur « absence actuelle de qualification chirurgicale ».

L’Ordre des médecins s’est quant à lui opposé à la suppression de la clause de conscience spécifique à l’IVG, prévue par l’article 3 de la proposition de loi. Il met en avant le fait que celle-ci ne « permettra pas de répondre aux difficultés qui peuvent se poser à nos concitoyennes souhaitant avoir recours à une IVG »[9]. Le président du Collège national des gynécologues et obstétriciens de France (GNGOF), le professeur Israël Nisand, s’est également opposé à l’allongement du délai de recours à l’IVG. Dans un entretien accordé au Monde, il affirme que le véritable problème réside dans le délai d’obtention du rendez-vous qui, en raison de services hospitaliers débordés, place de nombreuses IVG hors-délais (le manque de moyens est en effet un obstacle considérable à l’application effective du droit à l’IVG). Il se montre dans ce sens favorable à l’idée de fixer un délai d’obtention de rendez-vous de cinq jours maximum. Il avance également le fait que cet allongement de deux semaines, qui change la technique d’extraction du fœtus, pourrait poser un problème de ressources humaines, avec des praticiens refusant de pratiquer l’IVG. Cela aurait pour effet de réduire encore plus l’accès à celui-ci. En effet, à douze semaines le fœtus mesure environ 85 millimètres contre 120 millimètres à 14 semaines ce qui exige de « couper le fœtus en morceaux et écraser sa tête pour le sortir du ventre » ce qui, selon le professeur, peut-être « assez difficile à réaliser pour beaucoup de professionnels »[10].

Ces réticences à l’égard de la proposition de loi, qui fait l’objet de nombreux débats éthiques et politiques, témoignent d’une hostilité et d’une méfiance structurelle par rapport aux avortements, et questionne sur leur accessibilité effective.

La loi Veil : acte fondateur du droit à l’avortement

En effet, le droit à l’avortement est le fruit d’une histoire de mobilisations et de luttes acharnées menées pour le droit à disposer de son corps, qui s’est heurté et se heurte encore aux réticences, aux blocages de nombreuses institutions, notamment religieuses, et au sexisme.

C’est avec l’adoption de la loi du 17 janvier 1975 que les femmes en France peuvent, pour la première fois, interrompre leur grossesse pour des motifs qui ne sont pas thérapeutiques.

C’est avec l’adoption de la loi du 17 janvier 1975 que les femmes en France peuvent pour la première fois interrompre leur grossesse pour des motifs qui ne sont pas thérapeutiques. Cette loi sera très médiatisée et suscitera la polémique, ainsi qu’une multitude d’actions des groupes anti-IVG. Elle fait suite à de nombreuses manifestations publiques, visant à défendre un meilleur accès à la contraception et à dépénaliser l’avortement, parmi celles-ci certaines représentent “un défi à l’ordre social comme l’emblématique ‘Manifeste des 343’”[11].

Selon Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, l’analyse des arguments avancés lors des débats sur la loi Veil “permet de saisir le sens social que va prendre l’IVG en France et de mettre au jour la construction normative qui en découle” [12]. Effectivement, ce texte est le fruit d’un compromis qui arrive après l’échec de plusieurs propositions de lois (dont le projet Messmer-Poniatowski de 1973). Elle ne crée pas de véritable droit des femmes à avorter (comme le montrent l’autorisation obligatoire des parents pour les mineures, ou le non-remboursement par la Sécurité Sociale), mais permet l’autonomie des femmes en matière d’IVG. Toutefois, l’article 4 section 1 stipule que c’est l’état de détresse qui permet son recours.

À l’instar des propos de Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, les débats et les conflits autour de cette loi emblématique signent le sens social du recours à l’avortement : en effet, l’avortement est vu comme une exceptionnalité qui se doit d’être dramatique. Simone Veil déclare d’ailleurs le 26 novembre 1974 lors du débat introductif à l’Assemblée Nationale que : “l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issues […] c’est un drame et cela restera toujours un drame“. C’est l’argument de la santé publique, socialement plus recevable, qui est avancé pour défendre le projet (ce qui a instauré un dispositif de médicalisation permettant le contrôle social de la procréation). Associé aux différentes lois sur la contraception, l’objectif, était qu’il n’y ait plus, à terme,  besoin de faire d’IVG. Par la suite, la limitation de la clause de conscience est introduite lors du renouvellement de la loi Veil le 1er janvier 1980. Celle-ci acte le remboursement de l’IVG par la Sécurité Sociale (loi Roudy), et le délit d’entrave à l’IVG est créé par la loi du 5 décembre 1992.

La loi Aubry-Guigou du 4 juillet 2001 signe la reconnaissance d’un véritable droit des femmes à l’avortement, qui est considéré comme une liberté physique et corporelle protégée par le droit : la consultation psycho-sociale reste obligatoirement proposée mais devient facultative, le consentement parental n’est plus nécessaire pour les mineures, et le délai légal d’interruption de grossesse est porté de dix à douze semaines. En 2004, l’IVG médicamenteuse est autorisée en médecine de ville. Le 27 septembre 2013, Najat Vallaud-Belkacem lance un site dédié (ivg.gouv.fr), car de nombreux sites internet anti-IVG cherchant à dissuader les femmes par le biais de la désinformation ont fleuri sur le net. En 2014, la loi Vallaud-Belkacem supprime la condition de détresse avérée, présente dans la loi de 1975 : c’est un symbole fort. Le 1er décembre 2016 est présentée à l’Assemblée la proposition de loi sur le délit d’entrave numérique à l’IVG, votée définitivement le 16 février 2017. 

Cette nouvelle proposition de loi apporte certaines avancées en faveur d’une meilleure accessibilité à l’IVG. Néanmoins, les problèmes persistent encore. Ces mesures insuffisantes ne tendent qu’à estomper partiellement les difficultés d’accès à l’IVG, et posent la question du différentiel entre le droit à l’IVG formulé par la loi, et son accessibilité pratique pour les femmes.

Pour reprendre les termes de Sophie Divay, sociologue, le droit à l’avortement est indéniablement et malgré cette loi un « droit concédé, encore à conquérir »

En effet, si cette loi demeure insuffisante, c’est parce que les facteurs contraignant à l’IVG sont extérieurs et structurels. Entre le poids culpabilisateur de la société, appuyé par les institutions médicales, juridiques et les lobbies anti-avortement, ainsi que les difficultés d’accès matérielles et temporelles, faire le choix d’avorter demande encore aux femmes beaucoup de force, quand cela ne se transforme pas en parcours du combattant. 

Un accès restreint par les contraintes sociales

La liberté des femmes en matière d’IVG en France est, selon Lucile Olier, encore une liberté “sous contrainte” [14], largement dépendante du corps médical. Selon l’article L. 2212-2 du Code de santé publique [15], ancien article L.162-1 de la Loi Veil, « L’interruption volontaire de grossesse ne peut être pratiquée que par un médecin ». La légitimité de l’IVG fut donc entièrement rattachée à la santé, sous l’influence du corps médical, cela afin d’éviter une banalisation de l’acte. Par la loi de 1975, le corps médical a ainsi pris possession du contrôle social de l’IVG. La « clause de conscience » adoptée place les valeurs morales du médecin au-dessus de toute urgence, même sanitaire. L’avortement n’est plus interdit, il est un droit, mais sous influence et sous contrôle du médical. Cela a transformé l’IVG en un acte de désespoir, de dernier recours. 

Par la loi de 1975, le corps médical a ainsi pris possession du contrôle social de l’IVG.

Avec la massification des moyens de contraception, se met en place ce que Nathalie Bajos et Michèle Ferrand appellent la “norme contraceptive. Elle place, intégralement et de façon très culpabilisatrice, la responsabilité de la contraception sur les femmes, dans la continuité de la norme patriarcale en matière de sexualité[16]. D’après l’enquête « Contexte de la Sexualité en France » de 2006, la très grande majorité des femmes (91 %) et des hommes (91 % également) entre 18 et 69 ans considèrent « qu’avec toutes les méthodes de contraception qui existent, les femmes devraient être capables d’éviter une grossesse dont elles ne veulent pas »[17], constituant de ce fait un déni des difficultés des femmes pour obtenir une contraception efficace et sans danger. 

La crainte d’une culpabilisation crée un véritable malaise psychologique. L’enquête de Sophie Divay, retraçant ses consultations psycho-sociales post-IVG, pour la revue Travail, Genre et sociétés, explicite le tabou qu’est cet acte pour un bon nombre de demandeuses. La peur du jugement social est récurrente durant les consultations, faisant de cet acte un non-dit, dans un but de protéger une relation amoureuse, familiale, ou encore une situation professionnelle, pour laquelle une IVG est un vrai frein à la carrière[18]. Pourtant, Nathalie Bajos et Michèle Ferrand montrent que 40% des femmes y ont recours une fois dans leur vie[19]. Il y a donc un véritable paradoxe entre la récurrence du recours à l’acte et sa perception sociale. 

La culpabilisation vient aussi parfois du regard très variable des médecins, allant d’une attitude réconfortante à celle “d’entrepreneur de morale, pour reprendre l’expression de Becker. Sophie Divay raconte ainsi comment une étudiante lui rapporta la pression psychologique exercée par son gynécologue pour qu’elle garde l’enfant. “En sortant de la visite, j’étais contente, parce qu’il avait accepté de faire l’IVG !, raconte celle-ci, confirmant le pouvoir des médecins sur le choix des femmes[20]. Ce regard culpabilisateur rend l’IVG encore plus difficile mentalement. La suppression de la double clause de morale ne va pas changer ce poids psychologique, puisque les médecins peuvent toujours refuser de pratiquer l’IVG.

Pour Danielle Gaudry, gynécologue et militante au Planning familial : “Il existe encore, 45 ans après la loi Veil, des freins idéologiques et aussi de fonctionnement dans l’accès à l’IVG en France”

De plus, l’article 4 de la loi Veil donne l’obligation au spécialiste d’ “informer celle-ci (la femme enceinte) des risques médicaux graves qu’elle encourt pour elle-même et ses maternités futures, et de la gravité biologique de l’interruption qu’elle sollicite[22], ce sur quoi les médecins insistent plus que pour toute autre opération médicale[23]. Or, l’article de Danielle Hassoun intitulé Les conditions de l’interruption de grossesse en France, de 1997, montre que la médicalisation de l’IVG a mis fin aux risques pour la santé de la personne enceinte, importants avant 1975[24]. Aujourd’hui, l’accent est mis d’avantage sur les traumatismes psychologiques possibles, créant l’idée que les personnes recourant à l’IVG ont forcément des problèmes postérieurs à l’acte. Les études scientifiques remettent pourtant cela fortement en question, notamment celle de Robinson G.E. et al. : “Is there an ‘abortion trauma syndrome’? Critiquing the evidence”, parue en 2009 dans la revue Harvard Review of Psychiatry[25]. Cela replace l’IVG comme un acte de désespoir, et non comme un choix. Sophie Divay met également en lumière le rôle du regard des conseillers. De nombreux récits entendus révélaient la psychologisation constante de l’IVG, appréhendée comme le traumatisme de la perte d’un enfant. Pour Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, le fait que l’IVG continue d’être rattachée aux centres médicaux dans le domaine de la grossesse et de la maternité, au lieu d’être pris en charge dans les structures traitant de la sexualité et de ses risques, est un poids symbolique fort et culpabilisateur[26]

Ainsi, le placement de l’IVG sous autorité médicale a cadenassé cette pratique autour de l’avis médical, en lui donnant une signification sociale particulière. La décision d’une IVG reste ainsi un choix stigmatisant. Un sondage de l’IFOP du 7 octobre 2020 affirme que pour 51% des répondants, avoir recours à l’IVG est une “situation préoccupante car avorter reste un acte que l’on préférerait éviter[27]. Cet acte reste donc socialement et moralement condamné. Si le droit à l’IVG est reconnu, son usage, fréquent ou pas, est critiqué. 

Le fait que l’IVG continue d’être rattaché aux centres médicaux dans le domaine de la grossesse et de la maternité, au lieu d’être pris en charge dans les structures traitant de la sexualité et de ses risques, est un poids symbolique fort et culpabilisateur.

Cette affirmation peut être imagée par la perpétuation des lobbies anti-avortement, agissant par l’action directe ou auprès du gouvernement. L’article “L’IVG, quarante ans après“, paru dans la revue Vacarme, met en avant les nouvelles techniques de ces groupes. Leur site “ivg.net” est le second résultat quand on tape “IVG” dans la barre de recherche. Il conduit vers un numéro vert menant à « un centre national d’écoute anonyme et gratuit ». Bien évidemment, tout est fait, du site aux conseillères au téléphone, pour dissuader explicitement l’IVG, reprenant les arguments d’une culpabilisation parfaitement intégrée socialement. À une autre échelle, les lobbies anti-avortement vont tenter d’influencer la Cour Européenne des droits de l’Homme. Au Parlement européen, le rapport Estrela, sur la santé et les droits sexuels, demandait le renforcement du droit à l’IVG, en lui donnant un cadre européen, mais il a été rejeté[28]

De plus, bien que l’IVG soit totalement soumise au corps médical, ce n’est pas une activité médicale comme les autres, et elle manque de reconnaissance dans le milieu médical. Ce problème vient du fonctionnement de l’hôpital français, contraignant indirectement le parcours vers l’IVG. 

L’avortement soumis à des enjeux économiques

Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales, de 2002, confirme que, s’il y a du progrès dans l’acceptation sociétale de l’IVG, nombre de difficultés demeurent dans les délais, dans l’information, et l’accueil fait aux personnes souhaitant avorter[29]. Pour les médecins du centre dédié à l’IVG, de Colombes, cités dans l’article “l’IVG, quarante ans après” : « tous les centres se font grignoter lentement mais sûrement »[30]. La loi Bachelot de juillet 2009 a laissé pour trace une logique de rentabilité qui complique d’autant plus l’accès à l’IVG. Les budgets déficitaires de cette activité relèvent ainsi d’un régime spécifique, contribuant à sa mise à l’écart, loin de la logique des gouvernements depuis 1975.

Laurence Duchêne, Marie Fontana, Adèle Ponticelli, Anaïs Vaugelade, Lise Wajeman, et Aude Lalande affirment que l’IVG est “dévalorisée de toutes les manières imaginables, elle est jugée par les médecins « techniciens » comme inintéressante, aussi bien techniquement que financièrement, et sans prestige[31].

La faible tarification de l’acte et, plus globalement, le problème du recrutement des médecins, ainsi que les moyens réduits affectés aux centres d’IVG posent d’ailleurs des problèmes récurrents, comme le montre l’Évaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse, suite à la loi du 4 juillet 2001, par l’IGAS[32]

De plus, le rapport suivant de l’IGAS, en 2009, critique la spécialisation forcée des établissements, dans un but de rentabilité, limitant le choix des femmes dans la méthode souhaitée[33]. Marc Collet montre que la cause est la subordination de l’IVG aux service des maternités, le rendant dépendant à ce secteur. L’évolution de l’accessibilité à l’IVG dépend de l’évolution de l’accès aux maternités.

Entre 1996 et 2007, le nombre d’établissements réalisant des IVG en France métropolitaine est ainsi passé de 747 à 588 tandis que le nombre de maternités diminuait de 814 à 572.

Le secteur privé, notamment lucratif, se désengage aussi de cette activité à cause du manque de rentabilité de celle-ci : “Depuis 2003, on assiste à un retrait du privé de cette activité de plus en plus marqué, avec une diminution de 25 % du nombre d’IVG réalisées. La concentration et la diminution des centres pratiquant l’IVG rallonge les délais de prise en charge. De plus l’accompagnement psychologique proposé dépend du statut de l’établissement[34]. Agnès Buzyn est resté sourde à l’état des lieux qu’elle avait commandé en septembre 2018, qui alarmait sur la fermeture de 8% des centres pratiquant l’IVG en 10 ans[35].

En conséquence, le personnel médical se sent très peu valorisé par cette activité, que ce soit moralement, par le poids des académies médicales, ou financièrement, à cause des coupes budgétaires dans les services de santé publique.

Israël Nisand, dans son interview pour Le Monde, explique sa position contre l’allongement du délai: “Il y a un problème de mauvaise santé de l’hôpital. On manque de personnels et donc cela joue sur tout : l’accès aux césariennes, à l’accouchement et à l’avortement.”[36] 

La dévalorisation de cette activité et le poids des institutions médicales, comme l’académie de médecine, défavorable aux allongements de délais, pèse inconsciemment sur les choix des médecins, nombreux à refuser de pratiquer les IVG. L’allongement de la période d’IVG a entraîné chez certains médecins un retrait total de cette activité. Le problème est que, derrière les valeurs idéologiques des médecins, le temps est compté pour les personnes en demande.

Avec un taux de 200 000 IVG pratiquées en France chaque année, le nombre d’IVG reste stable depuis les années 2000[37]. Dorothée Bourgault-Coudevylle, dans l’article “L’interruption volontaire de grossesse en 2011. Réflexions sur un acte médical aux implications controversées, soutient que la suppression du recours à l’IVG reste impensable, niant les inégalités et les problématiques liées à la contraception[38].

De plus, aucune politique publique ne pourrait permettre une maîtrise parfaite de la contraception[39]. Ainsi selon l’enquête de l’IGAS, l’IVG serait  « un comportement structurel de la vie sexuelle et reproductrice de la femme devant être pris en compte en tant que tel »[40]. L’accessibilité de cette pratique est donc un enjeu sanitaire fondamental, afin d’éviter tout danger physique et moral aux personnes détentrices d’un utérus, ce au nom de quoi les gouvernements successifs ont légiféré depuis 1975. Ainsi, la nouvelle loi est un progrès, mais demeurant insuffisant face à des contraintes d’accessibilité, conséquences doubles des effets du sexisme et du capitalisme. 


 [1] Solène, C., Olivier, F., Mariama, D. (2020, 07 octobre). Les députés examinent l’allongement du délai pour avorter Le Monde.
[2] Le Monde avec AFP. (2020, 16 septembre). Un rapport de l’Assemblée nationale recommande d’allonger la limite légale d’une IVG Le Monde.
[3] Le Monde avec AFP. (2020, 8 octobre). L’allongement du délai légal pour une IVG voté, en première lecture, à l’Assemblée Le Monde.
[4] Selon le texte de présentation de la loi sur le site de l’Assemblée nationale :  “Instauré par la loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, le système de « double clause de conscience » correspond à la superposition d’une clause de conscience générale, de nature réglementaire, inscrite à l’article R. 4127‑328 du code de la santé publique, qui autorise les médecins à s’abstenir de pratiquer un acte médical et d’une clause spécifique à l’IVG, de nature législative, inscrite à l’article L. 2212‑8 du même code. La rédaction de cet article visait à rassurer les praticiens et à offrir une garantie aux patientes, en rappelant cette faculté en matière d’IVG et en conditionnant l’exercice de cette clause de conscience à une obligation d’information et d’orientation des patientes”.
[5] Selon le texte de proposition de loi n° 3375 : “cette proposition de loi prévoit de substituer à la rédaction actuelle de l’article L. 2212‑8 du code de la santé publique, redondante, une rédaction reposant sur l’obligation d’information et d’orientation des patientes. La rédaction proposée ne doublonne ni ne contredit la clause de conscience prévue à l’article R. 4127‑328 du même code mais elle en tire les conséquences.”
[6] site assemblée nationale
[7] article 4 de la proposition de loi n°3375  : “La charge pour les organismes de sécurité sociale est compensée, à due concurrence, par la création d’une taxe additionnelle aux droits mentionnés aux articles 575 et 575 A du code général des impôts”.
[8] Le Monde avec AFP. (2020, 8 octobre). L’allongement du délai légal pour une IVG voté, en première lecture, à l’Assemblée Le Monde.
[9] Marlène, T. (2020, 12 octobre). Projet de loi sur l’IVG : l’Académie de médecin et l’Ordre des médecins défavorables Libération.
[10] Propos recueillis par Solène Cordier. (2020, 07 octobre). Délai pour avorter : “Effectuer une IVG à quatorze semaines de grossesse n’a rien d’anodin” Le Monde.
[11] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[12] Ibid.
[13] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[14] Olier, L. (2011). Présentation du dossier. La prise en charge de l’IVG en France : évolution du droit et réalités d’aujourd’hui. Revue française des affaires sociales, , 5-15.
[15] Article L2212-2 du Code de la santé publique : “L’interruption volontaire d’une grossesse ne peut être pratiquée que par un médecin ou, pour les seuls cas où elle est réalisée par voie médicamenteuse, par une sage-femme.Elle ne peut avoir lieu que dans un établissement de santé, public ou privé, ou dans le cadre d’une convention conclue entre le praticien ou la sage-femme ou un centre de planification ou d’éducation familiale ou un centre de santé et un tel établissement, dans des conditions fixées par décret en Conseil d’Etat.”
[16] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[17] Enquête sur le contexte de la sexualité en France (CSF), conduite en 2006 auprès d’un échantillon aléatoire de 12384 femmes et hommes de 18-69 ans (Bajos et Bozon, 2008)Bajos N., Bozon M. (dir.) (2008), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, Éditions La Découverte.
[18] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[19] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[20] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[21] Solène, C., Olivier, F., Mariama, D. (2020, 07 octobre). Les députés examinent l’allongement du délai pour avorter Le Monde.
[22] Loi de 1975 sur le droit à l’avortement, 1975, art.4 – L162.3
[23] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[24] Hassoun, D. (2011). [Témoignage]. L’interruption volontaire de grossesse en Europe. Revue française des affaires sociales, , 213-221.
[25] Robinson G.E., Stotland N.L., Russo N.F., Lanf J.A. (2009), “Is there an ‘abortion trauma syndrome’ ? Critiquing the evidence”, Harvard Review of Psychiatry, 17 (4): 268-90.
[26] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[27] IFOP. (2020). Les Français et l’IVG.
[28] Duchêne, L., Fontana, M., Ponticelli, A., Vaugelade, A., Wajeman, L. & Lalande, A. (2014). L’IVG, quarante ans après. Vacarme, 67(2), 1-23.
[29] E. Jeandet-Mengual (2002), Rapport d’activité du Groupe national d’appui à la mise en œuvre de la loi du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, Inspection générale des Affaires sociales.
[30] Duchêne, L., Fontana, M., Ponticelli, A., Vaugelade, A., Wajeman, L. & Lalande, A. (2014). L’IVG, quarante ans après. Vacarme, 67(2), 1-23.
[31] Ibid
[32] E. Jeandet-Mengual (2002), Rapport d’activité du Groupe national d’appui à la mise en œuvre de la loi du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, Inspection générale des Affaires sociales.
[33]Aubin C., Jourdain-Menninger D., Chambaud L. (2009a), Évaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse suite à la loi du 4 juillet 2001, Inspection générale des Affaires sociales.[34]Collet, M. (2011). Un panorama de l’offre en matière de prise en charge des IVG : caractéristiques, évolutions et apport de la médecine de ville. Revue française des affaires sociales, , 86-115.
[35] Annick Vilain (DREES), 2019, « 224 300 interruptions volontaires de grossesse en 2018 », Études et Résultats, n°1125, Drees, septembre.
[36] Solène, C., Olivier, F., Mariama, D. (2020, 07 octobre). Les députés examinent l’allongement du délai pour avorter Le Monde.
[37] Annick Vilain (DREES), 2019, « 224 300 interruptions volontaires de grossesse en 2018 », Études et Résultats, n°1125, Drees, septembre.
[38] Bourgault-Coudevylle, D. (2011). L’interruption volontaire de grossesse en 2011. Réflexions sur un acte médical aux implications controversées. Revue française des affaires sociales, , 22-41.
[39] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[40] Aubin C., Jourdain-Menninger D., Chambaud L. (2009a), Évaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse suite à la loi du 4 juillet 2001, Inspection générale des Affaires sociales.

Collages féministes : se réapproprier l’espace public

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La pratique du collage est utilisée pour dénoncer les féminicides. ©GrandEscogriffe

D’où vient l’idée audacieuse de concilier féminisme et réappropriation de l’espace public ? Nous vous proposons d’en savoir davantage sur l’histoire de ces femmes qui couvrent nos murs pour donner la parole à celles qui n’en ont plus et pour apostropher les passants des grandes villes. Qui sont les Colleuses ? Le collage a-t-il toujours été l’arme de cette partie de la société, invisible et inaudible ? 


Dans les placards de l’histoire

Dans un article de France Culture, l’historienne spécialiste de l’histoire des femmes, Christine Bard, remonte le temps jusqu’à l’Ancien Régime. À cette période, les femmes ne sont pas nombreuses à placarder nos faubourgs pour se plaindre du supplice de la nage et autres infamies perpétrées par la gent masculine. Durant l’Ancien Régime, les placards, terme original pour les collages, étaient utilisés pour publiciser les avis officiels. Ils pouvaient aussi être utilisés par les opposants au pouvoir.

Il faut attendre la Révolution française pour découvrir un placard signé d’une main féminine. Olympes de Gouges est la première femme à les utiliser pour se présenter comme « défenseur officieux de Louis Capet » lors du procès de Louis XIV en 1792. En voici un extrait : « Je m’offre après le courageux Malesherbes pour être défenseur de Louis. Laissons à part mon sexe, l’héroïsme et la générosité sont aussi le partage des femmes, et la Révolution en offre plus d’un exemple. Mais je suis franche et loyale républicaine, sans tache et sans reproche. Je crois Louis fautif, comme roi ; mais dépouillé de ce titre, proscrit, il cesse d’être coupable aux yeux de la République. »

Finalement, en France, les affiches restent plutôt rares jusqu’à la Commune de Paris où est à l’œuvre l’Union des femmes pour la défense de Paris. Les quelques affiches de la période sont composées de textes denses contrairement à leur pendants modernes qui favorisent des mots percutants et des images vives.

Affiches féministes, so british

Cependant, il suffit de traverser la Manche pour trouver les premières affiches féministes dès la fin du XIXème siècle, en Angleterre. Ces affiches s’inscrivent notamment dans le mouvement d’émancipation vestimentaire lancé à cette époque. L’Aglaia, le journal du “syndicat pour la robe artistique et saine”, arbore alors des illustrations où l’on peut voir des femmes vêtues de robes sans corset.  D’autres mouvements semblables vont voir le jour ailleurs en Europe « pour le port d’une robe différente ». C’est le cas notamment en Allemagne et en Autriche [1].

L’Angleterre ce n’est tout de même pas si loin ! Pourquoi une telle inertie dans l’Hexagone ? La fabrication de telles affiches nécessite des moyens financiers et matériels auxquels seuls les mouvements féministes modérés peuvent prétendre.

Ce sont les suffragettes européennes qui vont être à l’origine d’une deuxième vague dans les collages féministes.

Ce sont les suffragettes européennes qui vont être à l’origine d’une deuxième vague dans les collages féministes. Là encore, nos homologues britanniques se placent en championnes d’après l’historienne. Elles sont à l’origine d’un grand nombre de nouveautés dans le domaine. Cela tient notamment au fait que les suffragettes anglaises disposent de leurs propres ressources qu’elles puisent dans les écoles des Beaux-Arts par exemple. Elles mettent en place un code couleur (vert violet et blanc) et étalent fièrement leurs bannières dans les manifestations, tandis qu’en France, ces mêmes manifestations restent occasionnelles et plutôt modestes.

Genèse des affiches féministes en France

Mais en Europe, l’année 1914, qui marque l’entrée dans la Première guerre mondiale, est un nouveau ralentissement des activités féministes. En France notamment, l’heure est à l’union sacrée. Les thématiques féministes sont passées sous silence, tandis qu’on emprunte plus volontiers le ton de la glorification de la société française et du patriotisme.

Il faut attendre les années 1930 pour que soit durablement perturbée la chape française. Entre 1934 et 1936, les manifestations des suffragettes se multiplient et font parler d’elles. On peut par exemple mentionner l’affiche marquante de la journaliste suffragiste Louise Weiss : “La Française doit voter”. Des lettres rouges sur fond blanc, un beau contraste pour un message succinct, simple et sans équivoque.

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© Ville de Paris / Bibliothèque Marguerite Durand

Plus tard, la Seconde guerre mondiale fera une nouvelle fois taire les courants féministes, quels qu’ils soient, en France occupée et ailleurs. Ce constat fait, une petite précision s’impose. Que dire de l’affiche « We can do it », signée J. Howard Miller, une affiche encore aujourd’hui utilisée par de nombreux mouvements féministes ? Un rappel sur son histoire s’impose, par l’historienne Christine Bard : « Cette affiche, qui connaît actuellement une deuxième vie extraordinaire, sous le signe du féminisme, n’était pas féministe. Elle exaltait l’effort de guerre féminin. La propagande de guerre est trompeuse car elle valorise la force, le courage, la virilité des femmes… dans la mesure où leur contribution est jugée nécessaire, le temps de remporter la victoire ; ensuite, tout doit rentrer dans l’ordre. »

De retour dans la France des années cinquante, c’est l’année 1956 qui marque le début de la Maternité heureuse, devenant en 1960 le Planning familial. Cette création est un moment charnière. Cette association bien structurée se dote des moyens nécessaires pour produire une myriade d’affiches sur les thèmes de l’accès à la contraception et à l’avortement.

La fin des années soixante, c’est aussi l’avènement du Mouvement de libération des femmes (MLF). Ce dernier s’accompagne de l’éclosion d’une multitude de groupes de militantes. Celles-ci, même lorsqu’elles manquent de moyens, s’adonnent à des créations multiples. « Les femmes artistes sont à cette époque de plus en plus nombreuses. Une affiche célèbre est réalisée par exemple par Claire Bretécher. Le graffiti a aussi beaucoup de succès. Il est bien dans l’esprit libertaire du féminisme radical. D’innombrables événements culturels féministes sont annoncés par voie d’affiche : concerts, lectures, théâtre, fêtes… Et bien sûr, les manifestations, en particulier celle du 8 mars. On trouve aussi des revendications féministes ailleurs qu’au MLF, dans les syndicats surtout (CGT, CFDT…) : le monde du travail est un autre champ de luttes pour les femmes, ce dont témoignent des affiches », explique Christine Bard pour France Culture.

Les collages contre les féminicides

Fortes de cet héritage, nous voici en août 2019. Marguerite Stern, ancienne FEMEN lance le mouvement des collages contre les féminicides à Marseille. Progressivement, les collectifs florissent dans chaque grande ville, comme Paris où Marguerite Stern va diriger les opérations durant quelques mois. Sur la base de formations en présentiel et de groupes de discussions sur les réseaux sociaux, les Colleuses s’organisent pour repeindre les murs à leurs couleurs.

À l’aune de la mondialisation du militantisme et des actions d’envergure internationale, on peut se demander : pourquoi les villes et pourquoi la nuit ?

“Nos sangs sur vos murs. Le machisme tue. L’amour ce n’est pas la mort. L’amour ne fait pas de bleus.” En face des pubs McDonalds ou des affiches de luxe, ça déroute autant que ça dérange.

Pour Camille Lextray, membre de l’initiative volontaire CollagesParis interrogée par France Inter, l’objectif est double. Il s’agit à la fois d’interpeller sans risquer de choquer de potentielles victimes ou leurs proches mais aussi de « faire de la pédagogie dans l’espace public », sur les « violences sexuelles, intrafamiliales, sexistes ». Un rapide retour sur le rapport des femmes à l’espace public s’impose, au sujet duquel Melissa Peifer, anciennement étudiante en histoire contemporaine, propose un éclairage dans son article : “Afficher les revendications féministes sur les murs des villes“.

Alors qu’Inès, une jeune colleuse à Paris déclare pour France Inter que sortir la nuit à plusieurs lui donne le “sentiment libérateur de se réapproprier l’espace”, il faut s’interroger : pourquoi cette rue n’est-elle pas autant la nôtre que celle des hommes ?

Dès l’âge antique, une iniquité est instaurée entre l’occupation de la rue par les hommes et par les femmes. Dans la Grèce antique, les hommes occupent l’agora. Celle-ci renvoie d’abord à la réunion de l’ensemble du peuple ou du Conseil d’une cité pour l’exercice de leurs droits politiques. Elle renvoie plus tard à la place publique qui porte le même nom [2]. Les femmes, quant à elles, sont cantonnées à l’oikos, en d’autres termes, l’espace purement privé, le cadre domestique. Plus tard au XVIIIème siècle, Rousseau, dans son Contrat social, exclut les femmes qu’il considère strictement comme des mères et non comme des citoyennes.

Les manuels du XIXème destinés à l’éducation des jeunes filles représentent la ville comme un espace d’insécurité où la prudence et la discrétion sont de mise.

Plus tard, Melissa Peifer nous rapporte que les manuels du XIXème destinés à l’éducation des jeunes filles représentent la ville comme un espace d’insécurité où la prudence, la discrétion et la compagnie d’un homme sont de mise.

N’en déplaise à certains, les choses sont loin d’avoir évolué depuis. Dans les années 2000, des auteurs comme Guy di Méo ou Jacqueline Coutras dénoncent « des mécanismes toujours à l’œuvre qui font des villes […] des espaces profondément inégalitaires » et pointent « les politiques publiques […] pour leur tendance à privilégier les besoins des hommes face à ceux des femmes » [3]. En 2018, l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) estime qu’un quart des femmes interrogées ont au moins une fois renoncé à quitter leur demeure seules, car elles avaient peur.

Ces collages tentent de s’opposer à l’invisibilisation des femmes dans l’espace public. En 2014, une enquête de l’ONG Soroptimist estime que seules 2% des rues françaises sont nommées d’après des femmes. Chaque jour, ces rues que nous traversons, avec plus ou moins d’assurance, nous offrent le récit d’une histoire profondément « androcentrique »[4]. Ainsi d’une part, le collage permettrait de se réapproprier un espace dont on nous a depuis bien longtemps privé.

Les Colleuses ramènent ces « histoires de couple », ces « histoires d’alcool » et ces « drames familiaux » sur la place publique, tentant alors d’en faire une problématique sociale.

D’autre part, les collages permettent de dénoncer les violences perpétrées dans le cadre domestique sur la place publique. En d’autres termes, en exposant à la cité ces « histoires de couple », il s’agirait d’imposer ce phénomène comme une problématique sociale et non pas juste un problème domestique pour lequel l’État n’aurait pas grand-chose à faire. De la même façon que certains interrogent la sécuritisation de nombre d’enjeux sur la scène internationale [5], les Colleuses ramènent ces « histoires de couple », ces « histoires d’alcool » et ces « drames familiaux » sur la place publique, tentant alors d’en faire une problématique sociale face à laquelle les acteurs publics ne peuvent plus se contenter de fermer les yeux. Certains et certaines dénoncent l’aspect dérisoire, presque dérangeant, de ces bouts de papiers. Pourtant, on s’accordera avec Melissa Peifer pour dire que ces lettres noires sur papier blanc A4 ont au moins le mérite d’ouvrir, si ce n’est de forcer, le débat sur une question qu’on rangerait bien sous le tapis. Ensembles, ces lettres noires vous toisent et vous interrogent : combien de Raymonde, combien de Laeticia, combien de nouveaux noms sur vos murs faudra-t-il pour que nous en valions la peine ?


 

[1] https://www.franceculture.fr/oeuvre/lart-du-feminisme-les-images-qui-ont-faconne-le-combat-pour-legalite-1857-2017
[2] Gustave Glotz 1970, p. 30.
[3] Di Méo Guy, « Les femmes et la ville. Pour une géographie sociale du genre », Annales de géographie, 2012/2 (n° 684), p. 107-127. DOI : 10.3917/ag.684.0107. URL : https://www.cairn-int.info/revue-annales-de-geographie-2012-2-page-107.htm
[4] Bourdieu Pierre, la Domination masculine, 1998, Éditions du Seuil, collection Liber
[5] Holbraard Martin et Morten Axel Pedersen, 2012, « Revolutionary Securitization: An Anthropological Extension of Securitization Theory », International Theory, vol. 4, no 2 : 165-197.

Alexandria Ocasio-Cortez : une stratégie de communication féministe

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Alexandria Ocasio-Cortez © Ståle Grut

Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante du Parti démocrate aux États-Unis, s’est démarquée une fois de plus par sa réponse cinglante à un sénateur Républicain l’ayant insultée sur les marches du Capitole à Washington D.C. en juillet dernier. Son dernier coup de communication, une vidéo réalisée pour Vogue US où elle évoque maquillage, politique et acceptation de soi, démontre bien l’intelligence politique de l’élue pour s’adresser à un électorat jeune, mais pas moins engagé.


Alexandria Ocasio-Cortez n’est pas une femme politique comme les autres. Cette activiste américaine d’origine portoricaine née le 13 octobre 1989 dans le Bronx, à New-York City, est représentante du 14e district de New-York à la Chambre des représentants des États-Unis. À seulement 29 ans, elle devient ainsi la plus jeune candidate jamais élue au Congrès américain. Elle remporte les primaires démocrates en 2020, se faisant ainsi réélire avec plus de 73% des votes. Ex-collaboratrice de Bernie Sanders, qu’elle a soutenu pour les primaires présidentielles du Parti démocrate de 2020, elle se revendique du socialisme démocratique et est membre des socialistes démocrates d’Amérique, une organisation politique fortement marquée à gauche.

Entre storytelling et engagement

Son authenticité, son intelligence politique et sa proximité avec les classes moyennes (« working people ») lui ont permis de non seulement remporter un siège au Congrès américain, mais également de devenir l’une des figures de proue d’une nouvelle vague de femmes issues des minorités au sein du parti démocrate. Bousculant « l’establishment » – l’ordre – , ces élues redonnent espoir et intérêt en la politique à de nombreux américains.

Sa façon de communiquer sur les réseaux socionumériques est aussi un bouleversement. Sa première publicité de campagne – vue plus d’un million de fois – dénonçant le pouvoir de l’argent et des lobbies et la gentrification de la ville de New York, la met en scène en prenant le métro, troquant ses ballerines contre des chaussures à talons, dînant avec sa famille, allant à la rencontre des habitants de son quartier (le Bronx). Son slogan ? « We got people, they have money » (Nous avons les gens [avec nous], ils ont l’argent)[1].

À travers un storytelling bien rôdé et d’un nouvel écosystème communicationnel, Alexandria Ocasio-Cortez a su se démarquer politiquement et se présenter en porte-parole des minorités.

Avec une capacité à manier Twitter (8,5 millions d’abonnés) et Instagram (6,5 millions d’abonnés), elle a fait de son histoire personnelle un étendard, mettant en scène sa vie de « working girl » et de nouvelle élue au Congrès. En expliquant le fonctionnement de la Chambre des représentants dans des vidéos « live » sur Instagram, en parlant de son « Green New Deal » tout en partageant des recettes familiales, elle a permis à des millions de personnes de s’identifier à sa simplicité et à son passé modeste. À travers un storytelling bien rôdé et d’un nouvel écosystème communicationnel, Alexandria Ocasio-Cortez a su se démarquer politiquement et se présenter en porte-parole des minorités.

Des minorités, et des femmes justement. Que ce soit en campagne ou dans le cadre de ses fonctions, celle-ci a toujours mis au centre de sa politique son goût de l’engagement, de la conviction dans ses actions, et surtout la revendication de son identité, comme femme issue des minorités hispaniques et venant d’un milieu modeste.

Michel Foucault dans L’ordre du discours introduit l’idée que « la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité »[2]. Face à cette idée de production de discours, Ocasio-Cortez a fait sienne une forme d’expression intéressante et accessible à tous : l’argumentation. Nombre de ses prises de parole offensives ont été saluées, comme celle du jeudi 23 juillet 2020, où lors d’un discours implacable, “AOC” rappelait ses talents d’oratrice et son intelligence politique. Quelques jours plus tôt, cette dernière avait été insultée de « fucking bitch » par l’élu républicain Ted Yoho. Ce dernier s’était par la suite excusé à demi-mot, utilisant sa femme et ses filles comme bouclier anti-sexiste.

L’affirmation d’un féminisme politique

Lors d’une percutante prise de parole de dix minutes, Ocasio-Cortez replace cette insulte dans un cadre systémique et politique, rappelant que c’est le quotidien des femmes que de subir ce genre d’attaques, et ce, au sein de toutes les catégories sociales. En faisant de son cas l’incarnation d’une réalité plus vaste, elle soutient qu’ « avoir une fille ne rend pas un homme convenable. Avoir une femme ne rend pas un homme convenable. Traiter les gens avec dignité et respect est ce qui rend un homme convenable. » Dénonçant une culture de l’impunité, les conséquences du patriarcat et la structure soutenant ces violences, Ocasio-Cortez rappelle son féminisme et sa volonté de défendre les voix de celles et ceux qui ne peuvent s’exprimer. En refusant la silenciation et la prétendue « place » assignée aux femmes, l’élue bouscule l’ordre établi et les rapports de pouvoir.

Déjà, lors de la marche pour les droits des femmes à New York en 2019, Alexandria Ocasio-Cortez délivrait un discours poignant, mentionnant que « la justice n’est pas un concept qui se lit dans les livres […] la justice c’est aussi combien les femmes sont payées ». Elle rajoute qu’un « combat signifie qu’aucune personne ne soit laissée pour compte » et « qu’il ne s’agit pas seulement d’identité, mais de justice ». Dès lors, Alexandria Ocasio-Cortez semblait s’inscrire au sein de la branche intersectionnelle du féminisme, combattant les inégalités sociales, environnementales et économiques, et se plaçant dans un combat rassemblant toutes les luttes en s’attaquant à une multitudes d’oppressions simultanées.

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Alexandria Ocasio-Cortez à la marche mondiale des femmes à New-York, 2019. © Dimitri Rodriguez

Dernièrement, au travers d’une vidéo Youtube en collaboration avec le magazine Vogue américain, l’élue présentait sa routine maquillage tout en faisant une nouvelle démonstration de communication politique. Au-delà de quelque chose pouvant sembler frivole, elle évoque alors la « taxe rose » comme une inégalité supplémentaire et défend le « pouvoir de la féminité » et le maquillage comme outil de confiance en soi plutôt que comme injonction. Rappelant qu’il est difficile pour les femmes d’être prises au sérieux, d’autant plus lorsqu’elles sont jeunes et issues des minorités, Alexandria Ocasio-Cortez défend l’estime de soi comme acte militant au sein d’une société moralisatrice et sévère. Les enjoignant à s’émanciper d’une certaine norme et à faire les choses pour elles-mêmes et non pour le regard extérieur, elle délivre alors un discours libérateur.

L’importance de la communication politique dans la production de discours

Ainsi, dans son sens le plus large, la communication politique est un flux continu de circulation, de représentations et de symboles contribuant à affecter les registres de la légitimation politique. Les origines d’Alexandria Ocasio-Cortez sont son étendard : femme, hispanique, issue d’un milieu modeste, elle rassemble tous les critères de genre, race, classe, lui permettant à la fois de comprendre et de défendre les populations marginalisées de son district et au-delà.

Par ailleurs, une des forces d’Alexandria Ocasio-Cortez est d’amener ses abonnés dans le processus politique, sans condescendance, et de les convaincre qu’eux aussi, pourront un jour être à sa place. En mettant en avant le pouvoir de la communauté plutôt que de l’individu et en partageant les informations qu’elle reçoit à tous, elle sort du schème classique du politicien technocrate qui semble loin des réalités des citoyens.

Alexandria Ocasio-Cortez a saisi l’importance de la dimension communicationnelle au sein de la politique tout en préservant son intégrité et ainsi, sa légitimité. La communication, surtout au sein d’un environnement politique, est régulièrement acculée et discréditée, perçue comme une arme visant à « manipuler les individus et les masses ». Tout l’enjeu pour les femmes et les hommes politiques et leurs communicants est de réussir à communiquer d’une façon intègre, honnête et acceptable[3]. La communication politique se trouve bousculée à l’ère des fausses nouvelles, de la sur-communication et de la rapidité à laquelle se propagent les informations. Il semblerait que les pratiques participatives soient une solution à ce déficit de légitimité ou de crédibilité dont certains élus peuvent souffrir. Au travers des réseaux socionumériques bien sûr, par la mobilisation de ces plateformes et en interagissant avec les citoyens pour créer de l’engagement.

Le pouvoir d’Alexandria Ocasio-Cortez réside ainsi dans son capital politique. En apparaissant comme radicale et en impliquant les citoyens au travers des réseaux socionumériques, elle parvient à capter l’attention médiatique et à placer ses propositions au centre des débats. Les membres de son parti, bien que réticents à ces dernières, sont bien conscients qu’ils ne peuvent trop résister à des projets fondamentalement sociaux, au risque de paraître déconnectés de leur électorat. Ainsi, en faisant preuve de transparence et d’honnêteté, en continuant de communiquer chaque jour sur son quotidien et en emmenant ses abonnés dans les coulisses de la vie politique, elle démontre sa légitimité et sa proximité avec les citoyens. En s’emparant de sujets sociaux très actuels comme le féminisme ou l’environnement, elle prouve sa capacité à parler à une jeune génération avide de leaders qui se préoccupent de leurs électeurs. Nul doute donc que ces qualités lui permettront de continuer à s’imposer comme figure majeure de la vie politique américaine.


[1] Stéphanie Le Bars, Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante de la gauche américaine, Le Monde, 22 Mars 2019.
[2] Michel Foucault, L’ordre du discours, 1971.
[3] Benoit Denis, “Une éthique de la communication : la requête (ou revendication) impossible…”, Market Management, 2006/4 (Vol. 6), p. 37-53

Vulnérabilité et débordement. Sur Hedda, une pièce de Sigrid Carré-Lecointre

Hedda • Crédits : Sylvain Bouttet

En France, en 2019, 146 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-compagnon. Un phénomène désormais largement médiatisé par les associations féministes. En rendant la sphère privée « politique », le deuxième féminisme a montré que le terme de « faits divers » était inadapté pour caractériser les violences faites aux femmes. Rendus publics, les cas de femmes battues témoignent de la violence systématique dont les femmes sont victimes en raison de leur statut au sein de la société. Aux premiers abords, Hedda, pièce écrite et mise en scène par Sigrid Carré- Lecointre et Lena Paugaum (qui en est également l’interprète principale) poursuit cette même ambition : rendre visible et donc politiser l’histoire singulière d’une femme victime de violences. Interrogée à ce sujet, Lena Paugaum précise néanmoins que Hedda  « n’est pas une pièce sur les violences faites aux femmes ». La pièce, qui a rencontré un accueil remarqué à Avignon en 2019, a été reprogrammée en juin pour la ré-ouverture du théâtre de Belleville. Elle s’attaque avec poésie et diligence aux méandres psychologiques de la violence domestique. En refusant la condamnation morale, Hedda ouvre un espace où la compréhension flirte avec le malaise et fait du théâtre un laboratoire pour produire une analyse positive de l’oppression. Une mise en scène qui fait écho aux analyses d’Elsa Dorlin sur la vulnérabilité et interroge le rapport que le théâtre peut entretenir avec le politique. 


Hedda raconte l’histoire de Hedda Nussbaum, une éditrice victime d’un mari violent et accusée en 1987 du meurtre de sa petite fille. Le procès très médiatisé, avait créé un point de crispation dans le débat public : le meurtre tragique de la petite Lisa semblait jurer avec le cadre ordinaire dans lequel évoluait cette mère de deux enfants adoptifs, issue de la classe moyenne.

De cette affaire, Sigrid Carré-Lecointre tire un monologue à la trame volontairement simplifiée. Pour l’auteure, la reprise du fait divers ne doit pas enfermer le processus créatif dans l’excuse, l’évitement ou le dédouanement. « Alors que nous commencions les répétitions, cette surenchère a fini par nous placer, Lena Paugaum et moi-même, dans une froideur désabusée face à l’histoire »[1]. Sigrid Carré-Lecointre a choisi de raconter l’histoire de Hedda sous les traits d’une jeune femme timide, qui rencontre un avocat sûr de lui, avec qui elle va s’installer et avoir un enfant. Laissant de côté le meurtre de la petite fille, la pièce se concentre sur la rencontre amoureuse et sur la manière par laquelle « la violence peut naître dans l’amour, comment elle parvient à s’en nourrir. Ou plus exactement comment l’un et l’autre finissent par devenir interdépendants »[2]. En d’autres termes, en quoi la violence naît de rapports sociaux plutôt que d’une responsabilité individuelle.

Le seul en scène est brillamment interprété par Lena Paugam qui prend tour à tour les rôles de la narratrice, de la personnage principale et du conjoint pour donner corps et voix à ce drame où l’exceptionnel se mêle insidieusement à la banalité. Le propos de la pièce est paisiblement construit par des allers-retours entre la narration et l’explication des mécanismes muets qui se jouent entre les personnages. La violence, quant à elle, n’est jamais montrée comme telle, mais passe progressivement de l’agressivité implicite des dialogues à l’hébétude des corps des deux personnages.

« Les détails qui font le sentier de cette histoire d’amour sont à la fois les preuves du bonheur fantasmé et les indices d’un malheur à venir. »

Recueillie dans le (faux) bonheur du couple, la violence colle naturellement au développement de la famille. Dès le départ, la narratrice nous prévient que tous les détails qui suggèrent une histoire d’amour paisible doivent être appréhendés avec précaution : « Il y a toujours deux histoires. Toujours deux points de vue. Tout dépend de quel côté l’histoire arrive. D’où on la regarde arriver. »[3].  Le couple que Hedda forme avec son conjoint est d’abord le produit d’une fiction qui se construit au fil d’événements convenus (la rencontre, le premier rendez-vous, la maison, l’enfant). Les détails qui font le sentier de cette histoire sont à la fois les preuves du bonheur fantasmé et les indices d’un malheur à venir. Tout l’enjeu étant de montrer comment cette « fiction-là », dans la collection des points de vue et la construction d’une trame, a tout à voir avec la réalité.

Car la sollicitude que le conjoint nourrit à l’égard de Hedda va très vite dévoiler son caractère obsessionnel. « C’est à TOI de te battre. Pour obtenir ce que tu souhaites. Hedda, ça veut dire combat. Hedda. Qu’est-ce que tu crois. Que je suis devenu ce que je suis en un jour ? C’est un travail de longue haleine de bâtir un homme. C’est TA responsabilité d’imposer le respect. Si tu n’y arrives pas. Si ensuite on te piétine, c’est aussi ta responsabilité »[4]. Le rapport de force au sein du couple se renverse quand le personnage masculin découvre l’admiration que Hedda suscite auprès de ses collègues de travail. La violence physique naîtra au creux de cette blessure d’orgueil : « (…) Il ne semblait plus avoir véritablement de rôle à jouer, si ce n’est celui terrifiant de « compagnon d’Hedda ». Il ne savait plus à qui parler, et de quoi. Il ne savait plus pourquoi il était là » [5]. Hedda existe en dehors de lui : les coups surviennent au détour de cette prise de conscience.

« Le théâtre et la politique ne deviennent l’un pour l’autre vivants et embarrassants qu’à la condition de se défaire de ce qui les ajuste et concilie leur rapport. »

La pièce de Sigrid Carré-Lecointre raconte sans détour l’histoire d’une femme battue. Toutefois, elle ne prétend pas, à strictement parler, jouer un rôle de porte étendard de la question des violences faites aux femmes. Dans Contre le théâtre politique, Olivier Neveux souligne qu’« il serait pathétique de réclamer du grand art plutôt que des combats, de beaux spectacles plutôt que d’offensives attaques contre la domination. »[6]. Le théâtre n’est politique qu’à condition d’ajuster ses fins aux moyens qui sont mis à sa disposition.

L’auteure de Hedda insiste sur le fait qu’elle n’est ni juge, ni journaliste. Son travail consiste au contraire à se placer en-deçà du jugement et des positions tranchées pour atteindre une « gravitation sensorielle inédite ». Elle développe une esthétique où « les choses ne sont pas noires ou blanches » mais « dansent le long d’un spectre indéfinissable de gris ». Pour cette musicienne de formation en effet, l’imaginaire sensible et la couleur (le bleu) prennent le dessus sur une écriture volontariste : ses pièces naissent de poèmes et d’images saturées en émotions qui trouvent leur rythme et se constituent progressivement en tableaux.

En d’autres termes, si Hedda est une pièce corrosive, c’est parce qu’elle refuse de réduire son propos à la morale et qu’elle l’ouvre au contraire à l’expérimentation. Ces personnages sont des « humanités d’encre » qui vivent et évoluent par la scène. Un projet qui fait écho à la définition que Olivier Neveux donne du théâtre politique : « Le théâtre et la politique ne deviennent l’un pour l’autre vivants et embarrassants qu’à la condition de se défaire de ce qui les ajuste et concilie leur rapport, bref, à la façon dont ils viennent buter, dans leur étrange association contre le théâtre politique »[7]. Dans le cas de Hedda, la pièce conduit le spectateur au point où l’empathie entre en conflit avec la bienséance. Elle propose une autopsie de la violence, prenant à rebours nos préjugés sur la figure de la victime et du bourreau.

« La pièce décrit le processus par lequel le sujet se construit par et dans la violence : comment celui-ci ou celle-ci s’adapte et se développe en déréalisant la situation à laquelle il ou elle est confronté. »

La pièce traite de l’impuissance, mais seulement au niveau de la frustration qui se manifeste chez le conjoint. Sigrid Carré-Lecointre s’abstient de faire un amalgame entre oppression et passivité. Le personnage d’Hedda ne parlera à personne de sa situation et soutiendra le corps à corps avec la violence. Elle va vivre en attendant le coup de trop, celui qui alerterait ses proches ou lui permettrait d’en finir. La pièce décrit ainsi le processus par lequel le sujet moral se construit par et dans la violence : comment celui-ci ou celle-ci s’adapte et se développe en déréalisant la situation à laquelle il ou elle est confronté.

Un processus que décrit Elsa Dorlin dans son ouvrage Se défendre. Une philosophie de la violence. L’inefficacité des campagnes de politiques publiques portant sur les violences faites aux femmes tient selon elle au fait que l’image d’un visage tuméfié affiché en gros plan dans le métro sensibilise mal au problème qu’il prétend traiter. « En montrant, la plupart du temps, une femme, ou plus exactement en réifiant systématiquement les corps féminins mis en scène comme des corps victimes, ces campagnes actualisent la vulnérabilité comme le devenir inéluctable de toute femme »[8]. Les visages de femmes battues se contentent de servir le récit de la victime impotente, soumise à la force de leur conjoint. Or, il ne suffit pas de prendre ces femmes à témoin pour lutter contre les violences qu’elles subissent. Il s’agit au contraire de comprendre ce qui se joue dans la violence domestique, et donc de développer une analyse objective des processus psychologiques à l’œuvre dans la vulnérabilité.

Pour Elsa Dorlin en effet, les femmes victimes de violence développent une intelligence situationnelle inhérente à leur position. Les dominants soumettent les dominés à l’adoption de leur propre point de vue, sans réciprocité possible. Ils travestissent l’anormalité en normalité, mobilisant toute l’attention de leurs victimes, et contraignant celles-ci à entrer en intelligence avec un monde de prédation. Un « dirty care » ou « care négatif » qui contraint les victimes à anticiper les signes de la violence et à en atténuer les conséquences. « La violence endurée génère une posture cognitive et émotionnelle négative qui détermine les individus qui la subissent à être constamment à l’affût, à l’écoute du monde et des autres ; à vivre dans une « inquiétude radicale », épuisante, pour nier, minimiser, désamorcer, encaisser, amoindrir ou éviter la violence, pour se mettre à l’abri, pour se protéger, pour se défendre. »[9]. La violence reconfigure le monde autour de l’oppression : la victime n’est donc pas passive, mais activement engagée dans la situation de survie à laquelle elle participe.

La pièce reconstitue cette généalogie de la violence au sein du couple, pour faire grossir l’asymétrie entre les deux personnages. La violence se fonde en écosystème et éradique toute forme d’altérité. Il n’existe plus qu’un centre, le sujet qui commet la violence, autour duquel Hedda compose pour survivre. L’acceptation dont elle fait preuve devient la seule issue vers la civilisation. Sans toutefois en faire une martyre. Accepter sa situation, c’est pour Hedda soutenir le peu de réalité qui continue d’exister dans sa vie : sa famille, son affection pour son conjoint, la croyance dans un pardon possible, son corps, ou encore la force des habitudes : « Avec le temps, même la douleur s’estompe. Le corps s’insensibilise, se métisse d’absence à lui-même. On s’habitue à tout. Et en s’habituant, l’habitude elle-même devient corps. Avec par-dessus, la douleur en onguent. »[10].

Ainsi, si Hedda est une pièce politique, c’est parce qu’elle donne à voir un monde où les débordements de l’homme (et de la femme) troublent la frontière entre la normalité et l’intolérable. Et par ce même moyen, permet de retrouver un propos philosophique sur la vulnérabilité.

Informations relatives au spectacle : 

Hedda est un monologue commandé par la comédienne et metteure en scène Lena Paugam en mars 2017. Le texte a été créée en janvier 2018 à la Passerelle, scène nationale de Saint Brieuc.

Mise en scène et interprétation : Lena Paugam
Dramaturgie : Sigrid Carré Lecoindre, Lucas Lelièvre, Lena Paugam
Création sonore : Lucas Lelièvre
Chorégraphie : Bastien Lefèvre
Scénographie : Juliette Azémar
Création Lumières : Jennifer Montesantos

La pièce a encore quelques dates au programme de sa tournée.
Le texte de Sigrid Carré-Lecointre est quant à lui disponible en librairie.

[1] https://www.sigridcarrelecoindre.com/HEDDA_.D.htm
[2] https://www.sigridcarrelecoindre.com/HEDDA_.D.htm
[3]  Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 16.
[4] Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 40-41.
[5]  Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 46.
[6]  Contre le théâtre politique, Olivier Neveux, La Fabrique éditions, 2019, p 17.
[7]  Contre le théâtre politique, Olivier Neveux, La Fabrique éditions, 2019, p 23.
[8]  Se défendre. Une philosophie de la violence. Elsa Dorlin. La Découverte éditions, 2017, p. 158.
[9]  Se défendre. Une philosophie de la violence. Elsa Dorlin. La Découverte éditions, 2017, p. 175.
[10] Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 86.

Gisèle Halimi, une vie de refus de la résignation

Gisèle Halimi lors du procès de Bobigny © Capture d’écran : YouTube

« La défense, en tout cas pour moi, c’était une manière de changer le monde » déclarait Gisèle Halimi. Celle qui aimait se désigner comme « l’avocate irrespectueuse » s’est éteinte mardi 28 juillet à l’âge de 93 ans. Animée par une véritable passion de convaincre, unique moyen selon elle de construire un avenir commun, Gisèle Halimi a défendu avec ferveur les combats qui lui tenaient à cœur : défense des droits des femmes, dépénalisation de l’homosexualité, décolonisation de l’Algérie et de sa Tunisie natale, abolition de la peine de mort. Au sein des tribunaux, elle redessina les contours d’un nouveau monde, avec pour unique arme la jurisprudence française. De la petite fille qui refusait de servir ses frères à l’avocate engagée et insoumise, la figure emblématique que représente Gisèle Halimi manquera terriblement au barreau. Retour sur ses combats.


Une figure de proue du féminisme

Figure de proue du féminisme des années 1970, l’avocate a redonné à la cause des femmes un nouveau souffle. Son désir de remettre en cause le modèle patriarcal puise ses racines dans son propre vécu. Elle est née en 1927 en Tunisie dans une famille juive, de condition très modeste. Sa famille cache sa naissance, considérée comme une malédiction, pendant les trois premières semaines de sa vie. Durant son enfance, Gisèle Halimi rompt une première fois avec le modèle patriarcal familial, lors de sa douzième année. Elle refuse de servir ses frères et entame une grève de la faim, qui durera huit jours. Ses parents finissent par céder et cet épisode de sa vie représentera pour elle son « premier morceau de liberté ».

Elle s’oppose une nouvelle fois à ses parents, à quinze ans. Elle refuse de se marier à un marchand d’huile fortuné, de vingt ans son aîné. Avide de savoir et désirant rompre avec « l’inculture » familiale, elle emprunte des livres à une camarade de classe et se « bricole une éducation ». Après son entrée au lycée grâce à l’obtention d’une bourse, elle obtient son baccalauréat. Puis elle part étudier le droit à Paris et prête son serment d’avocate en 1949.

« Gisèle Halimi est inscrite dans la chair de l’histoire de l’anticolonialisme, car elle s’y était engagée corps et âme » – Samia Kassab-Cherfi

Consciente des discriminations que subissent les femmes par le simple fait de leur naissance, Gisèle Halimi fait siennes les revendications féministes des années 1970. Elles appellent notamment à la dépénalisation et à la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Gisèle Halimi est signataire du « manifeste des 343 », pétition française publiée le 5 avril 1971 dans le Nouvel Observateur. En juillet 1971, elle fonde avec Simone de Beauvoir le mouvement féministe « Choisir, La cause des femmes ». Ce dernier se construit autour de trois objectifs. D’abord faire annuler ou modifier les textes répressifs liés à la condition féminine. Ensuite défendre gratuitement les victimes de ces textes répressifs. Enfin, lutter pour le développement d’une contraception féminine.

Lors du procès de Bobigny en 1972, elle est l’avocate de Marie-Claire, une jeune fille de seize ans. Celle-ci est accusée d’avoir avorté clandestinement à la suite d’un viol. A l’issue du procès, Marie-Claire est relaxée. Sa mère, qui avait soutenu et aidé sa fille dans cette épreuve, est dispensée de peine. Gisèle Halimi donne à ce procès une dimension politique pour défendre le droit à l’avortement. Elle y déclare : « Nous voulons en toutes hypothèses, et en dernier ressort, que la femme, et la femme seule, soit libre de choisir. Nous considérons que l’acte de procréation est un acte de liberté et aucune loi au monde ne peut obliger une femme à avoir un enfant si elle ne se sent pas capable d’assumer sa responsabilité ». Elle permet ainsi une prise de conscience de l’opinion publique, alors fortement mobilisée, sur les droits des femmes à choisir « l’acte de procréation ». Ce procès représente une des pierres angulaires du projet de loi sur l’IVG proposé par Simone Veil en 1975.

En 1978, Gisèle Halimi défend au tribunal d’Aix-en-Provence Anne Tonglet et Araceli Castellano, victimes d’un viol collectif. Luttant pour que le viol soit enfin considéré comme un crime, l’avocate, par le biais de ce procès, contribue à l’adoption de la loi de 1980, qui criminalise le viol.

La voix des peuples en lutte

Attachée à sa Tunisie natale, Gisèle Halimi lutte pour son indépendance, ainsi que celle de l’Algérie. En 1960, elle devient l’avocate de Djamila Boupacha, accusée d’avoir posé une bombe dans un commerce d’Alger. La jeune femme de vingt-deux ans est emprisonnée clandestinement, puis violée et torturée par un groupe de parachutistes français. Lors du procès, Djamilia Boupacha se livre sur les actes de tortures dont elle a été victime. Cela permet à son avocate de poursuivre devant la justice le ministre de la Défense Pierre Messmer et le général de l’Armée française en Algérie, Charles Ailleret.

Simone de Beauvoir l’épaule en publiant une tribune dans le journal Le Monde, intitulée « Pour Djamila Boupacha », qui permet la création d’un comité qu’elle préside. Gisèle Halimi met sous le feu des projecteurs les violences perpétrées par l’armée française en Algérie. Le tribunal condamne Djamila Boupacha à mort mais elle obtient son amnistie en 1962 par le biais des accords d’Evian.

Elle résume son engagement anticolonialiste dans une interview par Didier Billion et Erwan Laurent, publiée dans La Revue internationale et stratégique : « À l’origine, ce qui fut le détonateur, c’était ma vie et mon regard. […] Pour moi, le colonialisme, le protectorat, c’est un mot, une chose, et le sentiment qui m’est resté, et qui m’a toujours habité, c’était le mépris. […] Ce mépris des Français de France pour tous ceux que l’on désignait par le terme d’ « Arabes », ceux que l’on appelait les « indigènes ». On croyait d’ailleurs bien faire en prenant une distance qui était censée les favoriser, c’était d’ailleurs assez étrange comme distanciation, comme conception, mais c’était surtout l’expression d’une forme d’arrogance, et c’est cela qui m’a le plus heurtée ».

Samia Kassab-Cherfi a rendu hommage à son engagement anti-colonialiste en ces termes : « Elle a toujours lutté contre les discriminations et le rejet de l’autre. Pour les femmes en Tunisie, c’est une figure primordiale. Elle est inscrite dans la chair de l’histoire de l’anticolonialisme, car elle s’y était engagée corps et âme ».

« La norme sexuelle ne se définit pas »

Le 20 décembre 1981, Gisèle Halimi propose à l’Assemblée Nationale un texte de loi visant à dépénaliser l’homosexualité. L’avocate peut compter sur le soutien de Robert Badinter, alors ministre de la Justice. Debout face à ses pairs, elle prône la liberté sexuelle comme liberté de conscience individuelle. Elle s’oppose catégoriquement à la morale sexuelle criminalisant l’homosexualité. Selon l’avocate, la loi protège les individus des abus sexuels. Mais elle ne peut « intervenir dans le choix le plus intime et finalement le plus fondamental de l’individu », à savoir sa sexualité.

Elle déclare : « La morale religieuse, pour laquelle l’amour ne se trouve justifié que dans sa fin de procréation, relève, comme la liberté sexuelle, de la liberté de conscience de chacun. La norme sexuelle ne se définit pas ». Sa proposition de loi remplit « une double exigence : rigueur juridique et respect scrupuleux de l’égalité devant la loi ». Elle subit une forte opposition de la part de la droite. L’assemblée adopte finalement son projet de loi par 327 voix contre 155 le 27 juillet 1982.

Femme aux multiples combats, Gisèle Halimi dédie une partie de sa vie à la politique, en tant que députée relativement proche du Parti socialiste – elle n’a jamais exprimé le souhait d’appartenir véritablement à un parti spécifique – de la quatrième circonscription d’Isère. Elle parvient à modifier le serment d’avocat, qui permet selon elle à ses pairs d’avoir désormais une plus grande liberté de parole. C’est encore aujourd’hui le serment prêté par les avocats.

En 1985, elle devient pendant un an ambassadrice de France à l’Unesco. L’avocate, dont la seule crainte était « la faiblesse intellectuelle », se consacre aussi à l’écriture. Elle publie des ouvrages dans lesquels elle se livre sur ses combats menés au barreau, mais aussi sur des aspects plus intimes de sa vie, comme sa relation avec sa mère dans Fritna. Elle écrivait ainsi : « Ma mère ne m’aimait pas. Ne m’avait jamais aimée, me disais-je certains jours. Elle, dont je guettais le sourire – rare – et toujours adressé aux autres, […], ma mère dont je frôlais les mains, le visage pour qu’elle me touche, m’embrasse, enfin, elle, ma mère, ne m’aimait pas ». Cette mère est aussi celle dont la vie n’avait été que soumission à l’autorité d’un père puis d’un mari, totalement dépendante, et dont Gisèle Halimi n’a jamais voulu suivre les traces.

La grande militante féministe et anticolonialiste ne s’est jamais résignée et a poursuivi son combat jusqu’à ses derniers jours.

Pourquoi certaines femmes relaient-elles la domination masculine ?

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Marche contre les violences sexistes et sexuelles à Paris. ©Christine Garbage

Le mois de mars 2020 a été marqué par de nombreuses victoires pour la cause féministe : la journée internationale pour les droits des femmes a donné lieu à de puissantes manifestations partout dans le monde, tandis que le réalisateur Harvey Weistein, reconnu coupable de multiples viols et agressions sexuelles, a été condamné à 23 ans de prison. Pourtant, en France, le bilan est loin d’être aussi positif. Alors que la cérémonie des Césars a distingué Roman Polanski “Meilleur réalisateur”, de nombreuses voix se sont élevées dans l’espace public pour prendre la défense du cinéaste accusé de viol par douze femmes différentes. Parmi ces voix, l’on peut s’étonner que des femmes aient aussi choisi de se désolidariser de la cause féministe pour prendre parti en faveur du réalisateur. Ainsi, comment expliquer que certaines femmes relaient la domination masculine ?


Le sexisme, la posture dominante

Si le sexisme est autant ancré, c’est qu’il reflète une posture dominante : il est avant tout un ciment social pour les hommes. Isabelle Clair, sociologue et chargée de recherche au CNRS, l’explique ainsi : “Le sexisme créé de la sociabilité, du plaisir et le discours sexiste créé de l’appartenance.” Cette sociabilité commence très tôt, avec des oppositions entre les activités catégorisées comme féminines ou masculines, avec des manières de parler ou des hexis corporels différenciées. L’enfant et l’adolescent vont se construire autour de ces normes. Cette différenciation devient par la suite partie intégrante des rapports sociaux. Dans un contexte de sociabilité, le sexisme s’exerce avec ou sans la présence de femmes et, si des femmes sont présentes, elles sont fréquemment touchées par des formes de mises à distance du groupe. Les rapports de domination vis-à-vis des femmes, mais aussi entre hommes, s’exercent parfois de manière violente.

Le sexisme est donc un enjeu structurel et systémique, il est omniprésent. Les violences qu’il engendre peuvent être physiques, verbales mais aussi virtuelles. Sur les réseaux sociaux, pouvoir s’exprimer sans risque de représailles permet aux discours violents d’être encore plus présents. Ils permettent ainsi de perpétuer des postures ayant été légitimées pendant très longtemps sur la question du rapport à la femme, à ses vêtements, à son attitude. Selon Isabelle Clair, l’une des idées ancrées dans l’image de la féminité, est que la femme devrait être dans la réserve, dans la retenue. Si dénoncer le sexisme entraîne un rappel à l’ordre, la femme, elle, risque d’être rattrapée par le stigmate en voulant le révéler. On peut donner à titre d’exemple certains cas de décrédibilisation de la parole des femmes lors du mouvement MeToo : les femmes qui dénonçaient des violences subies étaient alors accusées de vouloir se mettre en valeur, de faire cela pour que l’on parle d’elle. Pourtant, comme le rappelle la chercheuse, le fait d’être prise pour une “fille facile”, pour une “salope”, est un éminent catalyseur de violence sexiste.

Les femmes ne sont pas un groupe social homogène

Avant d’expliciter les différents mécanismes relayant le sexisme, il convient de s’intéresser aux femmes en tant que groupe social. Pour reprendre Simone de Beauvoir dans son ouvrage fondateur Le Deuxième Sexe : “Les prolétaires disent « nous ». Les noirs aussi. Se posant comme sujets ils changent en « autres », les Blancs. Les femmes – sauf en certains congrès qui restent des manifestations abstraites – ne disent pas « nous » ; les hommes disent « les femmes » et elles reprennent ces mots pour se désigner elles-mêmes ; mais elles ne se posent pas authentiquement comme Sujet”. À l’image de la société toute entière, les femmes constituent un groupe social hétérogène, traversé par des rapports de domination propre à tout ensemble social. Toujours selon Isabelle Clair : “Les femmes sont en conflit entre elles. Elles appartiennent à des classes sociales différentes, n’ont pas le même âge, pas la même couleur de peau.”

“Les femmes sont en conflit entre elles. Elles appartiennent à des classes sociales différentes, n’ont pas le même âge, pas la même couleur de peau”.

En s’inspirant du terrain de ses recherches, l’universitaire constate que “les filles les plus insultées, qui subissent l’opprobre publique, sont des filles qui n’ont pas de père, de petit-ami attitré, de frère. Il n’y a pas d’homme qui consolide leur statut social.” C’est ce qu’elle appelle la “ressource de genre”.

Cette nécessité de posséder des ressources de genre renvoie à l’imaginaire diffus qui définit le statut même de la femme et sa place au sein de la société. Dans les années 1970, la sociologue Colette Guillaumin fait émerger la notion d’appropriation. Selon cette dernière, le corps des femmes doit toujours subir une forme d’appropriation, notamment par le biais d’un nom de famille, ou la présence d’un homme à ses côtés. Isabelle Clair approfondit cette idée, en expliquant qu’une fille “non appropriée”, ou “privatisée”, est perçue par la société comme une “fille publique”, une “pute”. Selon la chercheuse, il est nécessaire de relier cette idée d’appropriation à la croyance selon laquelle “les femmes sont le sexe et sont dévorées par celui-ci”. Ce préjugé millénaire rend nécessaire le contrôle des corps des femmes dans les sociétés patriarcales.

Les femmes ne sont pas toutes égales devant le sexisme et les violences sexuelles. Isabelle Clair observe notamment que les femmes jeunes sont plus susceptibles d’être agressées dans l’espace public et privé. Le sexisme peut également revêtir des formes diverses en fonction de l’appartenance sociale ou de la couleur de peau de la personne ciblée. En effet, le sexisme touche différemment les femmes suivant les ressources en leur possession, mais il n’en épargne aucune. Les formes d’oppression et l’identité des personnes touchées par le sexisme sont plurielles. Toutefois, cette hétérogénéité se retrouve aussi chez les femmes relayant ce sexisme, de manière plus ou moins conscientisée.

Un sexisme invisibilisé, ou simplement mis à distance

Comme le rappelle Isabelle Clair : “Certaines femmes n’ont parfois pas conscience d’appartenir à un groupe social en tant que tel. Celles-ci n’ont pas conscience de la domination qui s’exerce sur elles ou même parfois du sexisme.” Toujours selon la chercheuse, l’intériorisation du sexisme entraîne l’exercice de cette violence sur autrui. Résister au sexisme appelle forcément une autre forme de violence, ou un rappel à l’ordre. A l’inverse, en rejouant ce rapport de domination de genre, on apparaît comme un sujet appartenant au groupe dominant. On se met donc à l’abri, et à distance, du groupe social auquel on appartient de fait.

En rejouant ce rapport de domination de genre, on apparaît comme un sujet appartenant au groupe dominant.

Par-delà le fait de relayer cette forme de violence, on observe que certaines femmes peuvent nier cette violence en “invisibilisant” c’est-à-dire en niant les logiques sociales qui sous-tendent les violences sexistes. Le sexisme est alors nié en tant que fait social. Ainsi, suivant Isabelle Clair, beaucoup d’individus pensent que “les individus sexistes se limitent aux seules personnes qui se comportent mal, et ne voient les violences sexistes que comme des actions individuelles nécessitant un rappel à l’ordre”. Cette propension à individualiser les comportements empêche de relier des formes de violence plus diffuses, et de comprendre le sexisme comme un fait social.

Reconnaître une violence comme sexiste est aussi parfois quelque chose de brutal. Décrire une situation et la définir comme violente peut entraîner une prise de conscience difficile. Si le sexisme est aujourd’hui dénoncé et traité comme un véritable phénomène de société, cela n’a évidemment pas toujours été le cas, et peut entraîner une levée de bouclier de la part de certains groupes sociaux et de générations précédentes. Par exemple, lorsque le mouvement MeToo battait son plein, une centaine de femmes avec Catherine Deneuve à leur tête, ont publié une tribune défendant “la liberté d’importuner” des hommes. Il est à noter qu’il est toujours plus facile de juger d’un groupe social qui n’est pas le sien. On met à distance les personnes jugées, et on les juge d’autant mieux qu’elles représentent une forme d’altérité. Isabelle Clair évoque ainsi l’exemple des journalistes à la télévision qui “voient le sexisme dans le 93 mais pas dans leur quartier “, quand il n’est pas simplement invisibilisé. Dénoncer une certaine forme de sexisme peut aussi être un moyen d’exercer une violence envers un autre groupe social.

Une révolution par toutes les femmes

Le sexisme est toujours intégré au discours politique, et les actes pour lutter contre ces violences sont peu nombreux. Il est aussi, pour certains, bien présent au coeur des institutions. À titre d’exemple, la député Danièle Obono a souligné les liens observés,  à l’Assemblée nationale, entre domination masculine et lieux de pouvoir. Elle remarque que la violence peut être perçue comme plus banale dans les lieux de pouvoirs à cause du caractère conservateur de l’institution et d’une norme indexée sur un modèle réactionnaire. Les lieux de pouvoir sont par excellence des lieux de reproduction de la domination, il est donc logique que ceux-ci servent de support à l’exercice d’une domination masculine. La députée observe aussi l’aspect social et hiérarchique des personnes touchées par les violences sexuelles au sein de l’Assemblée nationale. Elle évoque les assistantes parlementaires, mais aussi les agents d’entretien qui sont les premières victimes de harcèlement sexiste. Néanmoins, selon ses termes “la matière sociale, culturelle et politique n’est pas figée, de même que les rapports de force”. Ainsi, le Tumblr “Chair Collaboratrice” a été ouvert afin de permettre aux victimes de harcèlement sexiste ou sexuel de témoigner sur une page publique.

Les femmes se désolidarisant de la cause féministe ne la décrédibilisent pas, mais montrent avant tout la nécessité de ce combat.

Si les mobilisations peuvent faire évoluer les choses, les prises de conscience sont aussi nécessaires. Pour comprendre la profondeur du sexisme comme fait social, LVSL s’était auparavant entretenu avec Alice Debauche afin de questionner les violences sexuelles au sein des universités françaises. En admettant que les violences sexistes sont un fait social et que les femmes en tant que groupe social cristallisent ces violences, il sera alors enfin possible de faire tomber les derniers bastions de conservatisme internes à ce groupe. Les femmes se désolidarisant de la cause féministe ne la décrédibilisent pas, mais montrent avant tout la nécessité de ce combat, en révélant la profondeur des mécanismes de domination. C’est donc avant tout le signe qu’il nous faut continuer d’avancer vers une réelle révolution féministe, incluant toutes et tous.

« Nous avons tout à gagner à opposer le féminisme au néolibéralisme » – Entretien avec Clara Serra

Clara Serra

Depuis les mobilisations spectaculaires du 8 mars 2018, l’Espagne connaît une vague féministe sans précédent. Parallèlement, le pays est confronté à la percée d’une force réactionnaire, Vox, qui s’oppose ouvertement aux politiques d’égalité entre les femmes et hommes. Dernière polémique en date, une proposition du parti d’extrême-droite qui enflamme les débats : le « véto parental », ou la possibilité pour les parents de retirer leurs enfants des ateliers organisés sur le temps scolaire qui pourraient s’avérer « contraires à leurs convictions » : éducation sexuelle, sensibilisation aux violences de genre, etc. Pour amplifier la dynamique féministe et contrer les poncifs réactionnaires, Clara Serra a publié en 2019 Manual ultravioleta, un ouvrage pédagogique destiné à déconstruire les préjugés sur le genre et le féminisme. L’ancienne députée de la Communauté de Madrid pour Podemos puis Màs Madrid était présente à notre université d’été pour débattre avec Clémentine Autain. Nous l’avons interviewée à la suite de cette rencontre. Propos recueillis par Vincent Dain.


LVSL – En juin 2019, le tribunal suprême espagnol a revu à la hausse la condamnation de la « Manada », ce groupe de cinq hommes coupables de viol sur une jeune femme lors des ferias de San Fermin en 2016. Cette affaire avait scandalisé l’Espagne et provoqué de gigantesques manifestations. Peut-on dire que la question des violences faites aux femmes a été l’élément déclencheur de la grande vague féministe que connaît le pays ?

Clara Serra – Je pense que cette question a été un élément très important. La mobilisation féministe en Espagne a atteint son point culminant lors des manifestations du 8 mars en 2018 et en 2019, mais en réalité le détonateur a été la manifestation massive du 7 novembre 2015, qui préfigurait une arrivée en force du mouvement féministe. Cette manifestation s’opposait précisément aux violences machistes, et ce bien avant l’affaire de la Manada. La question de la violence interpellait d’ores et déjà beaucoup de monde en Espagne.

Cela dit, la question des violences n’est pas le seul élément, je pense que la question du care, la prise de conscience du fait que les femmes sont les principales victimes des coupes budgétaires et de la dégradation des services publics, ont eu un immense pouvoir de mobilisation, notamment lors de la grève du 8 mars. Notre devise, « si nosotras paramos, se para el mundo » (« si nous nous arrêtons, le monde s’arrête ») faisait davantage référence au travail invisibilisé du care qu’à la question des violences.

LVSL – La publication de votre livre, Manuel ultraviolet, s’inscrit dans le sillage de cette montée en puissance du mouvement féministe. Elle intervient après la parution d’un autre ouvrage, Leonas y Zorras en 2018. Quel est l’objectif de ce nouveau livre et qu’est-ce qui le distingue du premier ?

C.S. – Le livre précédent était conçu comme une discussion au sein de la gauche. C’était, pourrait-on dire, un ouvrage interne, dans lequel j’essayais de débattre des stratégies possibles sans forcément évoquer leur mise en pratique. L’objectif était plutôt de participer aux débats qui traversent le féminisme, dans le cadre de celles et ceux qui font partie de la gauche, pour déterminer comment agir efficacement en dehors de nos cercles. Disons que ce nouveau livre, Manuel ultraviolet, est davantage un exercice de mise en pratique de ce que je considère être un féminisme accessible à la lecture et à la compréhension de chacun. Il s’agit de fournir des outils indispensables pour l’époque que nous vivons.

Et pas seulement parce que nous sommes au cœur d’une vague féministe : nous sommes aussi confrontés à l’essor d’une réaction contre le féminisme. Ce livre est pensé dans un moment où nous voyons émerger une réponse organisée contre le féminisme et les avancées des dernières années. Il se donne donc pour objectif de contrecarrer les préjugés et les caricatures sur le féminisme, qui sont brandies par la droite et qui pénètrent dans le sens commun. Je crois que beaucoup de gens veulent être féministes mais ne disposent pas des éléments pour répondre à certaines critiques de la droite et de l’extrême-droite à l’égard du féminisme. Ce livre entend donc mettre des outils à disposition de tout le monde.

LVSL – Analysez-vous l’émergence de Vox [ndlr, le parti d’extrême droite qui a réalisé 15% aux dernières élections de novembre 2019] comme une réaction aux mobilisations féministes en Espagne ?

C.S. – C’est l’un des éléments explicatifs, bien que Vox n’existe pas uniquement pour cela. Le féminisme n’est pas sa seule et unique cible. Mais je crois que c’est effectivement l’un de ses principaux ressorts de mobilisation. On peut déceler dans le discours de Vox un appel adressé aux hommes, une invitation à s’engager dans une bataille contre les féministes, en défense de l’identité masculine. Ce n’est pas le cas de tous les mouvements d’extrême droite, mais on l’observe clairement pour Vox. Santiago Abascal le met en scène de la façon la plus caricaturale possible, lorsqu’il plaide par exemple pour l’usage des armes à feu et prône l’idée selon laquelle les « vrais hommes » sont ceux qui sont en mesure de protéger leurs familles avec un revolver. Vox est en ce sens une opération de défense d’une masculinité en crise.

LVSL – Vous plaidez en faveur d’un féminisme hégémonique ou transversal, capable d’infuser dans l’ensemble de la société. Aujourd’hui, de nombreux acteurs de la société espagnole cherchent à se définir comme féministes. C’est le cas du parti politique de centre-droit Ciudadanos par exemple, mais aussi d’entreprises qui s’évertuent à en faire un produit marketing dans une manœuvre de pinkwashing. Faut-il l’interpréter comme l’illustration de l’hégémonie du féminisme, ou comme une dilution de la radicalité du message ?

C.S. – Nous devons interpréter les tentatives d’appropriation comme les effets inévitables et naturels d’un féminisme qui tend à devenir hégémonique. Ces tentatives sont prévisibles, il fallait s’y attendre. C’est ce qui arrive quand une idée gagne du terrain. Les gens sont de plus en plus nombreux à vouloir porter le maillot de l’équipe en vogue. Nous devons nous interroger et nous demander quelle attitude politique adopter face à ces appropriations. Mais ces effets ne peuvent pas être perçus comme une mauvaise nouvelle, dès lors que la gauche entend poursuivre sur la voie de l’hégémonie. Si l’on y voit une mauvaise nouvelle, c’est que nous avons renoncé à livrer la bataille pour la conquête du sens commun. La question est désormais de déterminer comment nous allons continuer à mener cette bataille pour le sens commun alors qu’apparaissent ces tentatives d’appropriation. Il faut tout à la fois éviter que ces acteurs cooptent totalement le féminisme, et faire en sorte que le mouvement continue d’attirer davantage de gens.

En Espagne, on observe en ce sens deux mouvements antithétiques. D’un côté, Ciudadanos tente de se montrer sous un jour féministe, ce qui démontre que le mouvement féministe continue de croître, même si ceux qui disent nous rejoindre ne sont pas précisément ceux que nous attendions. D’un autre côté, Vox cherche à instaurer un duel, une bataille entre deux camps clairement définis : les féministes et les antiféministes. Nous ne souhaitons pas nous laisser enfermer dans ce duel où les deux blocs seraient figés, nous souhaitons élargir notre camp. C’est une période un peu délicate.

Nous devons donc aborder ces tentatives d’appropriation avec beaucoup d’intelligence politique, ce qui exige toujours d’évoluer dans une tension : élargir le mouvement et continuer d’inviter les gens à y participer, et dans le même temps être l’avant-garde qui lutte constamment pour définir ce que signifie être féministe.

Si Ciudadanos souhaite être féministe, alors bienvenue à eux, mais nous les invitons dans la foulée à débattre des demandes que le féminisme met aujourd’hui à l’agenda, et qui sont des demandes que les libéraux de Ciudadanos ne peuvent assumer. C’est une façon d’exacerber les contradictions présentes dans leur camp.

LVSL – Sur quelles demandes faudrait-il dès lors insister ?

C.S. – On peut par exemple mettre l’accent sur le renforcement des services publics, l’arrêt des privatisations, la défense des droits sociaux, l’égalisation des congés paternité et maternité, ou encore l’abrogation des réformes du marché du travail qui impactent en priorité les femmes, etc. Ce sont des thèmes qui mettent immédiatement en difficulté tous ceux qui, du jour au lendemain, ont commencé à se dire féministes.

LVSL – Il s’agirait d’endosser un féminisme résolument opposé au néolibéralisme ?

C.S. – Tout à fait. Plutôt que d’opposer un féminisme radical, anticapitaliste, à un féminisme néolibéral, nous avons tout à gagner à opposer le féminisme en lui-même au néolibéralisme. C’est selon moi la bonne stratégie. C’est la raison pour laquelle on gagne à les affronter sur le terrain du néolibéralisme, qui est au cœur de leur pensée et qu’ils défendront toujours avant tout, afin de faire exploser leurs contradictions internes. Si on les accepte dans le mouvement sous l’étiquette de « féministes néolibérales », on leur fait cadeau du label féministe et on place le débat à l’intérieur du féminisme entre anticapitalistes et néolibéraux. Nous devons chercher à nous placer sur le terrain qui nous est le plus favorable.

LVSL – Dans votre livre, vous insistez particulièrement sur l’importance des mythes dans l’enracinement de la culture patriarcale. En quoi faut-il les prendre au sérieux ?

C.S. – Le problème auquel nous faisons face est profondément enraciné dans notre culture et dans notre civilisation, il en est au cœur même. Le patriarcat est partie intégrante de la construction de la culture occidentale. On considère généralement que notre culture et les éléments qui édifient notre manière de voir le monde naissent en Grèce. Et quand on s’intéresse à la façon dont on se raconte la réalité, dont on établit les divisions fondamentales à partir desquelles on distingue la nature et la culture, on observe à quel point existait d’ores et déjà une manière de concevoir le monde qui assigne les femmes à une place donnée et les hommes à une autre. Ce qui implique que cette division entre les femmes et les hommes ne pourra disparaître qu’au prix d’immenses efforts.

Quand je m’intéresse aux mythes, c’est aussi pour adresser un message à ceux qui considèrent que les inégalités et l’exclusion des femmes a bien existé à un moment de notre histoire, mais que nos sociétés contemporaines auraient surmonté ces affronts. C’est une idée qui revient fréquemment : nos ancêtres traitaient affreusement mal les femmes, mais cette époque serait révolue. Il faut donc prendre conscience que le problème a des racines profondes, que les mythes, les contes, les légendes qui alimentent notre culture, y compris dans ses aspects les plus anciens, nous servent à identifier des fondements du patriarcat.

LVSL – C’est ce qui vous amène à tisser un lien entre la mythologie grecque et la problématique des mères célibataires…

C.S. – Dans le livre, de manière générale, j’ai essayé de mettre en relation un fait actuel avec des récits qui nous semblent plus lointains. Les faits qui sont évoqués peuvent être plus ou moins violents, de l’enfer que subissent les femmes de Ciudad Juarez au Mexique aux difficultés rencontrées par les mères célibataires.

Ces mères célibataires représentent un problème pour le système patriarcal, l’exclusion dont elles sont victimes n’est pas un épiphénomène de notre économie et de notre société. C’est un caillou dans la chaussure de la société patriarcale et de ses fondements millénaires. C’est la raison pour laquelle je me suis intéressée à la place de ces mères célibataires dans les mythes grecs, qui les soupçonnent d’être à l’origine du mal dans le monde. La mythologie grecque nous raconte qu’il existait un temps où les femmes pouvaient avoir des enfants par elles-mêmes, sans l’intermédiaire d’un homme. Mais cette maternité autonome est invariablement associée à la guerre, au désordre et au chaos. Jusqu’au moment où surgit un homme qui, en instaurant le modèle de la famille patriarcale, met de l’ordre dans la société. Les mythes grecs expliquent que pour que cessent la guerre et l’instabilité au profit de l’ordre et de la paix, les femmes doivent renoncer à leur autonomie dans la maternité. Cet exemple me semble éloquent.

LVSL – Dans la continuité des mythes, vous vous saisissez d’exemples issus de la culture populaire contemporaine pour mettre en relief leurs aspects patriarcaux. C’est notamment le cas lorsque vous illustrez la notion d’ « identité des indiscernables » de la philosophe Celia Amoros à travers les Schtroumpfs…

C.S. – En Espagne, la droite affirme que le féminisme est une forme de communautarisme, une manière de réifier et de collectiviser les femmes. À ce prétendu communautarisme, elle oppose un discours sur la liberté individuelle. Mais s’il y a bien un système qui a collectivisé les femmes, c’est le patriarcat ! La culture patriarcale transforme les femmes en un seul objet unifié. La philosophe féministe espagnole Celia Amóros parle à ce propos d’une identité des indiscernables : une femme vaut pour représenter n’importe quelle autre. Dès qu’une femme est mise en scène, elle incarne les attributs dont nous disposons toutes, à la différence des hommes, qui sont quant à eux dépeints dans toute leur diversité. Les hommes conçoivent dès lors très bien la possibilité d’être différents les uns des autres, mais les femmes apparaissent comme interchangeables et par conséquent inégales aux hommes.

De nombreux exemples l’illustrent dans le monde de la culture, les Schtroumpfs en sont un parmi les dessins animés, mais on peut en retrouver dans les contes, dans les films. Bien souvent, les personnages qui révèlent une pluralité de caractères sont les hommes : l’un est sympathique, l’autre est aventurier, etc. Ce sont les hommes qui démontrent qu’ils peuvent être autre chose que seulement des hommes. Les femmes, en revanche, sont cantonnées à leur rôle de femme. Par conséquent, il suffit qu’il y en ait une, pas besoin d’en mettre plusieurs en scène, car elles seraient fondamentalement identiques. De ce fait, dans l’imaginaire de beaucoup d’enfants, ce sont les hommes qui se répartissent les qualités et les caractères. Le cas des Schtroumpfs est assez édifiant : la fille s’appelle Schtroumpfette, alors que les garçons ont des noms qui reflètent leurs traits de personnalité. Mais elle, c’est la Schtroumpfette, car elle est la féminité, et rien d’autre. Il en va de même au cinéma, où l’on en vient parfois à parler de « la fille du film », comme si son rôle se limitait à sa présence en tant que femme.

LVSL – Cet enracinement de la culture patriarcale dans les contes se manifeste aussi dans le petit chaperon rouge. Comment ?

C.S. – Ces dernières années, avant même l’affaire de la Manada, des réflexions intéressantes se sont développées en Espagne sur les violences faites aux femmes, à l’image du travail de Nuria Barjola, qui analyse dans son livre Microphysique sexiste du pouvoir les conséquences d’un fait divers qui a bouleversé le pays : l’enlèvement, la séquestration, le viol et le meurtre de trois petites filles qui faisaient de l’autostop, dans la municipalité d’Alcasser, en 1992. Le traitement de cette affaire est un cas paradigmatique de l’endoctrinement que ma génération a subi, dans les années 1990, pour nous inciter à avoir peur. À la suite de cette affaire, qui a reçu un écho médiatique incommensurable, il est devenu impossible pour les jeunes filles de faire de l’autostop.

C’est un peu comme si l’affaire d’Alcasser avait occupé la même fonction que le conte du Petit chaperon rouge : rappeler aux femmes qu’elles ont des raisons de se méfier, qu’elles doivent avoir peur lorsqu’elles sortent dans la rue. Lorsque ce message passe par le conte, il se normalise, car on le relate aux petites filles comme si de rien n’était : on banalise l’idée que nous vivons dans une société qui fournit des raisons d’avoir peur, on leur apprend qu’il y a des loups en liberté dans la nature, qu’il ne faut pas parler aux inconnus, ni coucher avec des gens que l’on ne connaît pas sous peine d’être dupée car ils ont nécessairement de mauvaises intentions. On leur raconte que les petites filles exemplaires doivent rentrer directement à la maison ou chez leur grand-mère sans faire de détour, sans s’arrêter pour parler au loup.

Si l’on y pense un moment, c’est tout de même curieux qu’une société transmette ce message terrifiant aux petites filles sans même poser les questions féministes qu’il sous-tend : pourquoi y-a-t-il des loups et comment traite-t-on ce problème ? Comment faire en sorte que ce ne soit pas aux filles de se protéger des loups mais aux agresseurs de disparaître ? Le conte du petit chaperon rouge s’inscrit dans une culture patriarcale car il ne soulève pas cette question, bien au contraire, il l’évacue avant même de l’avoir posée.

LVSL – Lorsqu’on évoque les expressions les plus matérielles et les plus manifestes du patriarcat (les inégalités de revenus, par exemple) les solutions à mettre en place sont largement documentées et débattues. Mais lorsqu’entrent en jeu des ressorts culturels plus diffus, solidement incorporés dans les mentalités, les remèdes semblent plus complexes à envisager. La culture peut-elle jouer un rôle central dans une démarche contre-hégémonique ? Peut-on mettre en valeur des références alternatives, pensons à Fifi Brindacier par exemple, en contrepoint du Petit chaperon rouge, pour contribuer à briser les carcans des assignations de genre ?

C.S. – Le terrain des mythes et de la culture est effectivement plus complexe, d’autant plus que lorsqu’on envisage des solutions, on a parfois tendance à vouloir interdire, et c’est un problème. Car si la seule solution qui nous vient à l’esprit consiste à empêcher les petites filles de lire Le petit chaperon rouge, c’est une politique féministe vouée à l’échec. Il en va de même lorsqu’on pense à interdire les chansons machistes, à ne plus lire les auteurs de l’histoire de la pensée qui ont défendu des positions misogynes, c’est le cas de bon nombre d’entre eux.

Je pense que la meilleure solution consiste à adopter une démarche positive : à produire. Les politiques culturelles destinées à faire émerger des contre-exemples, une contre-culture qui vient disputer les modèles traditionnels, me semblent donc particulièrement efficaces. Bien souvent, on ne se rend pas compte à quel point on construit davantage l’hégémonie depuis l’émotionnel que depuis le rationnel. Prenez le cas d’un enfant qui, à l’école, entend dire par sa professeure qu’il ne faut pas traiter les filles comme des êtres inférieurs, mais qui lorsqu’il rentre chez lui regarde des films où joue à des jeux vidéo qui lui présentent le modèle exactement inverse, c’est peine perdue. Investir le terrain culturel me semble donc absolument crucial pour construire un monde différent.

LVSL – L’un des thèmes centraux du livre est le féminisme du care (feminismo de los cuidados). Vous plaidez pour une reconfiguration profonde de notre manière de concevoir l’économie depuis un point de vue féministe. Pouvez-vous nous en dire plus ?

C.S. – Le terrain de l’économie est une illustration du projet radical et profondément transformateur du féminisme. L’économie, telle qu’elle est enseignée dans les écoles, est toujours axée sur le marché. Le travail y est par conséquent défini dans le cadre d’un marché du travail, et il équivaut en ce sens à l’emploi. Le féminisme critique met l’accent sur l’existence d’une autre forme de travail, qui ne se résume pas à l’emploi. Une forme de travail qui n’est pas rémunérée, qui ne fait pas l’objet d’un échange sur le marché du travail, mais qui, pourtant, s’avère indispensable au bon fonctionnement et à la stabilité de la société. Il s’agit du travail du care : l’entraide, le soin apporté à autrui.

Ce travail du care, Aristote considérait qu’il était au cœur de l’économie, car l’économie était alors associée au foyer, à la sphère domestique, à la satisfaction des nécessités matérielles immédiates qui permettait ensuite aux individus de faire de la politique ou d’échanger des biens sur le marché. Il est curieux de constater que les activités proprement économiques selon Aristote, concentrées dans le travail du care, aient été invisibilisées et dévalorisées au point de devenir l’anti-économie dans la théorie classique. Cela nous révèle l’immense cécité d’une société qui relègue dans le domaine de l’invisible une question pourtant centrale.

Je crois donc que l’objet de l’économie d’un point de vue féministe, diffère sensiblement de celui de l’économie classique : le marché. Il en découle une question éminemment politique : quelles sont nos priorités, sommes-nous capables de donner de la visibilité à ces activités du care qui demeurent extérieures à l’agenda politique ? comment faire en sorte que les parlements et les gouvernements s’en saisissent ? La politisation du care, qui ne doit pas reposer uniquement sur les femmes mais devenir l’affaire de tous, me semble révolutionnaire : elle change notre manière de concevoir la société. C’est pourquoi nous en avons beaucoup parlé en Espagne ces dernières années.

LVSL – Le dernier chapitre de votre livre s’intitule « Les hommes peuvent-ils être féministes ? ». Les hommes ont-ils intérêt à s’extraire du patriarcat et des avantages que leur procure leur position de domination ?

C.S. – La philosophe féministe espagnole Celia Amoros dépeint le patriarcat comme un système hiérarchique qui oppose les hommes entre eux. C’est un point de vue un peu différent de celui de Carole Pateman. Pateman adresse une critique aux théories classiques du contrat social et démontre que le contrat social est avant tout un contrat sexuel, passé entre les hommes, pour asseoir leur pouvoir sur les femmes et se les répartir entre eux – un pouvoir qui se cristallise dans des institutions telles que le mariage.  Pour Celia Amoros, il ne s’agit pas tant d’un contrat, mais plutôt d’une compétition, un état de nature pourrait-on dire, qui oppose les hommes les uns aux autres pour déterminer qui accédera au pouvoir sur les femmes. De ce point de vue, les femmes constituent en quelque sorte un butin de guerre, à travers lequel les hommes exhibent et mettent en scène leur pouvoir auprès des autres hommes.

Dès lors, nous vivons dans une société patriarcale qui constitue aussi un terrain de compétition pour les hommes entre eux. Il existe des relations de domination patriarcale parmi les hommes, qui apprennent dès l’enfance qu’il y a des chefs, des dominants, et qu’il s’agit souvent de ceux qui ont le plus facilement accès aux femmes, ou de ceux qui sont les plus présomptueux quant à leurs relations avec les femmes. Il y a clairement une hiérarchie qui s’opère, et c’est pourquoi on devrait inviter les hommes à se demander s’ils n’ont pas tout à gagner à défendre le féminisme. Car je ne crois pas que beaucoup d’hommes soient véritablement heureux de vivre dans une société où ils peuvent constamment être dominés, humiliés par d’autres hommes, une société dans laquelle il faut faire preuve de vigilance à tout instant pour ne pas perdre ses galons de masculinité parce que les hommes sont très vite suspectés et accusés d’être des « pédales », de s’écarter de la masculinité. L’anthropologue féministe Rita Segato, qui est à mon avis une autrice-clé sur ce sujet, a bien analysé en quoi la masculinité n’est jamais acquise une fois pour toutes, elle doit être constamment reconquise et réaffirmée publiquement. Est-ce un monde désirable pour les hommes ? Je pense que beaucoup d’entre eux diraient que non, qu’ils ne veulent pas continuellement démontrer qu’ils ne sont pas « féminins », qu’ils ne veulent pas vivre sous la perpétuelle menace de perdre leur statut. C’est une réalité douloureuse pour beaucoup d’hommes. Nous les femmes sommes soumises à d’innombrables carcans, mais je crois que les hommes y sont eux aussi enfermés. Se libérer des carcans, c’est aussi une libération pour les hommes.

« De la femme de sport à la sportive » – Entretien avec Julie Gaucher

Portrait promotionnel de Julie Gaucher et première de couverture de son ouvrage : De la "femme de sport" à la sportive. Une anthologie
Portrait promotionnel de Julie Gaucher et couverture de son ouvrage : De la “femme de sport” à la sportive. Une anthologie — © Les Éditions du Volcan

Julie Gaucher est docteure en littérature française et chercheuse en histoire du sport à l’Université Lyon 1 (Laboratoire sur les vulnérabilités et l’innovation dans le sport). Elle propose des chroniques littéraires pour le blog « Écrire le sport », afin de donner de la visibilité à la littérature à thématique sportive. L’historienne a publié deux essais sur le sport, L’Écriture de la sportive. Identité du personnage littéraire chez Paul Morand et Henry de Montherlant (L’Harmattan, 2005), et Ballon rond et héros modernes. Quand la littérature s’intéresse à la masculinité des terrains de football (Peter Lang, 2016). Nous la rencontrons suite à la parution de son nouvel ouvrage De La « Femme de sport » à la sportive. Une anthologie (Éditions du Volcan, juin 2019), pour interroger les rapports de la littérature à la pratique sportive féminine dans l’histoire contemporaine. Entretien réalisé par Arthur Defond et François Robinet.


LVSL – Vous avez publié en juin dernier votre ouvrage De La « Femme de sport » à la sportive – Une anthologie, un recueil de textes que vous analysez et mettez en lien pour retracer l’histoire du sport féminin. Le titre interroge quant au choix du vocabulaire. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par « femme de sport » ou sportswoman, et par « sportive », ainsi que le passage de l’une à l’autre comme le suggère votre ouvrage ? Pour montrer cette évolution, vous passez par une sélection de textes ; comment avez-vous constitué cette anthologie ?

Julie Gaucher — L’expression « femme de sport » est empruntée au baron de Vaux qui trace les portraits de ces femmes au XIXe siècle. C’est une période où la pratique sportive émerge en dehors des fédérations, qui n’existent pas encore, et en dehors des compétitions (bien qu’il existe des concours informels). Les sportswomen sont des aristocrates qui investissent la pratique dans une logique de classe et non de performance. Leur pratique tient de l’activité mondaine passant par l’équitation, le tir à l’arc ou encore la chasse à courre, qu’elles pratiquent avec les hommes. On est dans une logique touche-à-tout, distractive et élitiste. La sportive n’apparaît que pendant la Première Guerre mondiale via la création de fédérations sportives féminines.

C’est ainsi qu’en 1904, Boulenger peut dire des femmes qu’elles ne sont  « pas encore sportives ». Mais des figures émergent, notamment de nageuses avec de premiers clubs (L’Ondine de Lyon et L’Ondine de Paris, 1906), et des traversées de grandes villes à la nage. Les sportives sont aussi présentes dans les domaines de l’équitation et du tennis. Avec la natation, le sport s’ouvre à une plus grande diversité de pratiquantes, notamment en terme de classes sociales comme le développe la thèse d’Anne Velez : Les filles de l’eau. Une histoire des femmes et de la natation en France (1905-1939), soutenue en 2010.

En ce qui concerne le choix des textes, il découle de mon parcours universitaire. J’ai commencé mes études en suivant un double cursus : lettres et STAPS (Sciences et techniques des activités physiques et sportives). En maîtrise, je me suis intéressée à la figure de la sportive dans la littérature, sujet que j’ai continué à approfondir dans ma thèse soutenue en 2008. J’ai appliqué une approche genrée de la littérature. Le jour de la soutenance, on m’a proposé de mettre en valeur ce « trésor » littéraire, ce que je fais une dizaine d’années plus tard. Une anthologie est forcément une sélection avec ses partis-pris, mais la démarche est celle d’une chercheuse. J’ai retenu les textes les plus importants, les plus significatifs, mais aussi les moins connus, ceux pourtant essentiels qui ne sont plus accessibles. Cette sélection n’a pu se faire qu’après de nombreuses lectures et une longue fréquentation du corpus. Il ne faut pas négliger les contraintes au niveau des droits d’auteur pour les extraits les plus récents, même si l’accueil a souvent été bon du côté des auteurs.

LVSL — Au travers de l’anthologie que vous présentez, on peut découvrir deux étapes majeures : d’abord, le personnage de la femme sportive qui devient fréquent dans les poèmes du début du XXe siècle ; puis une légitimation de la sportive dans la littérature des années 1980.

Julie Gaucher — L’histoire du sport a longtemps été écrite à travers les seuls textes des acteurs, des médecins ou des entraîneurs. Pourtant, la littérature est une clef d’entrée pour comprendre l’histoire culturelle, l’histoire des représentations et des imaginaires. Dans mon ouvrage, ces textes sont mis en regard avec d’autres types de discours (notamment médicaux) afin de voir comment ils entrent en écho.

« La littérature est une clef d’entrée pour comprendre l’histoire culturelle, l’histoire des représentations et des imaginaires »

On le sait peu mais le sport a été très présent dans la littérature des années 1920 aux années 1950, avec l’organisation de prix littéraires comme celui de la Fédération française de football présidé un temps par Jean Giraudoux. La recherche, en littérature, de nouvelles figures héroïques s’explique par la lassitude vis-à-vis des figures du dandy décadent ou du soldat (après-guerre, les “gueules cassées” sont une réalité !). Certains écrivains ayant participé à la guerre ont la volonté de réinvestir le corps, cette fois dans la joie de vivre. Ils se mettent donc au sport et veulent en témoigner dans la littérature : un nouveau modèle de héros littéraire apparaît, le sportif. En franchissant les portes des stades, les écrivains remarquent également les sportives, figures qu’ils ne peuvent plus ignorer et dont ils s’emparent dans leurs romans.

Les années 1950 sont un tournant avec l’essor de la radio puis de la télévision : la littérature et la presse ne sont plus l’usine à rêve qu’elles étaient, et le domaine du sport est investi par l’image. En même temps, dans les années 1970, la pensée marxisante envisage le sport comme un opium du peuple, ce qui entraîne un désintérêt pour les choses du corps. C’est Guy Lagorce qui ouvre une nouvelle voie avec Les Héroïques (1979, Prix Goncourt de la nouvelle).

Les sportives sont une réalité sociale dès les années 1920. Certaines militantes luttent pour que les femmes trouvent leur place dans le domaine sportif, à l’exemple d’Alice Milliat, et elles doivent faire face à de nombreuses résistances (comme en témoignent les textes de l’anthologie). Dans les années 1980 au contraire, la place de la sportive sur le terrain de sport n’est plus contestée, même si cela est plus difficile dans certaines activités comme la boxe ou la perche. Pour autant, le combat n’est pas fini, notamment au regard des médias : il y a toujours une sous-représentation du sport féminin, une érotisation des corps, le discours journalistique survalorisant la beauté plutôt que la performance, et une minorité de femmes dans les instances dirigeantes.

LVSL — On voit au sein des textes que la question de la féminité est centrale, en lien avec la représentation du corps qu’il soit érotisé ou dominé par les questions de mode vestimentaire. De plus, il y a semble-t-il une tension entre la femme sportive masculinisée et la femme sportive érotisée.

Julie Gaucher — On retrouve cette dualité chez Montherlant dans Le Songe (1922), avec un idéal de l’androgyne. Sa sportive, qui excelle dans l’« ordre du corps », ne doit pas tomber dans « l’ordre de la chair » : athlète, elle est une figure androgyne d’excellence ; en devenant amante, elle est moquée, ridiculisée. La perspective est pour le moins misogyne, mais quoi de plus étonnant de la part de l’auteur des Jeunes filles (1936) et des Lépreuses (1939) ? Cependant, il est essentiel de passer par ces textes pour comprendre comment les choses se construisent, en mêlant une approche militante à une méthode scientifique.

On retrouve également un jeu des auteurs, voire une critique, avec par exemple l’abbé Grimaud qui va jusqu’à comparer les sportives à des prostituées, parce que les corps sont donnés à voir comme ils ne l’ont jamais été. Un corps de femme doit être caché, masqué. Si les sportives doivent faire des compétitions, il faut savoir dans quelles tenues et devant qui. C’est inconcevable qu’elles exercent devant un public, puisque la nudité doit être réservée à l’alcôve, à l’intimité, et donc au mari. Aujourd’hui, cela va être repris de façon ludique ou amusée par des auteurs qui vont jouer sur cette forme de sensualité avec la transpiration et l’effort qui peuvent rappeler un rapport sexuel.

Julie Gaucher — Portrait réalisé par Arthur Defond pour LVSL, durant son entretien à la Librairie des Volcans à Clermont-Ferrand
Portrait de Julie Gaucher durant son entretien à la Librairie des Volcans | © Arthur Defond pour LVSL

LVSL — L’inégalité entre les femmes et les hommes devant le sport transparaît notamment dans votre ouvrage au travers des recommandations du corps médical et des manuels de bonne conduite, ces derniers étant souvent publiés par des femmes aux XIXe et XXe siècle. Tandis que les mouvements féministes émergents ne semblent alors jamais revendiquer l’accès au sport, il serait intéressant de comprendre comment la pratique sportive féminine a pu exister par la littérature.

Julie Gaucher — En effet, les acteurs du XIXe et du XXe siècles ont été amenés à réagir face à la pratique sportive des femmes, par laquelle ces dernières échappaient au contrôle masculin. Les premières fédérations sportives, masculines, ont fait un premier choix d’exclure inconditionnellement les femmes, mais se sont vite rendues compte qu’elles parvenaient à s’organiser seules pour pratiquer le sport. En réaction à cette prise de liberté, les fédérations ont alors décidé d’intégrer les femmes, en encadrant leur pratique dans une forme de mise sous tutelle.

Le corps médical permet alors de nouvelles justifications – qui se veulent scientifiques, rationnelles et justifiées par une observation médicale du corps – à la limitation du sport pour les femmes. On retrouve ainsi au XIXe siècle des thèses selon lesquelles l’utérus, à l’origine du mot hystérie, serait baladeur dans le corps des femmes, provoquant des crises d’hystérie en cas de mouvements trop intenses. Le discours médical intervient ainsi pour s’accaparer le corps des femmes et limiter davantage leur rôle social.

Malgré les avertissements, les femmes continuent de manifester leur envie de faire du sport et la pratique finie par être acceptée sous conditions : elle doit être encadrée et modérée, et on doit lui privilégier des activités comme l’éducation physique. De plus, il ne s’agit pas à l’époque d’accepter la recherche de performance, la pratique d’un sport raisonné doit au contraire permettre aux femmes de se forger un « bon corps » de mère.

Les manuels de bonne conduite au XIXe siècle sont écrits notamment par des femmes soi-disant aristocrates, mais qui appartiennent en réalité à la bourgeoisie (comme Blanche-Augustine-Angèle Soyer, qui écrit sous le pseudonyme de « Baronne Staffe »  Mes secrets en 1896 ou encore Indications pratiques pour obtenir un brevet de femme chic en 1907), et donnent aux bourgeois qui voudraient gravir l’échelle sociale les codes pour y parvenir. Dès lors, le but est simplement de respecter les codes en vigueur et de vendre des livres :  ces autrices ne cherchent pas à les remettre en cause dans une logique qui serait émancipatoire.

LVSL — Comment le combat féministe dans le sport est-il parvenu à s’exprimer à travers la littérature ?

Julie Gaucher — Des sportives vont produire dès le XIXe siècle des écrits dans lesquels elles réclament pour elles-mêmes le droit à la pratique sportive, sans volonté militante ou politique. Leur action en revanche ne doit pas être minorée : elles ont montré, par leur exemple, en dehors de tout discours militant, qu’il était possible pour des femmes de pratiquer le sport. Elles sont en ce sens les premières à avoir fait tomber des barrières.

Les premières militantes du sport féminin ne sont en outre pas des écrivaines. J’ai accordé une place à Alice Milliat en rapportant une interview de 1927. Actrice majeure qui a œuvré pour la reconnaissance de la pratique sportive féminine, elle a aussi dirigé la première fédération féminine française (Fédération des sociétés féminines sportives de France, créée en 1917). Tandis qu’au début du XXe siècle, Pierre de Coubertin refuse que les femmes participent aux Jeux olympiques, cette dernière va alors créer la Fédération sportive féminine internationale (1921) et organiser des Jeux mondiaux réservés aux femmes, qui continueront d’exister jusqu’en 1934, les portes des stades olympiques s’étant ouvertes aux femmes.

Également, une figure importante de la sportive a pu se détacher dans l’entre-deux guerres avec Violette Morris, qui inspire la littérature et que l’on peut qualifier de sportive transgressive : water-polo, natation, football, courses automobiles – elle aurait subi une mastectomie pour entrer plus facilement dans son cockpit –, lancer de poids et de disques, etc. Elle bat de nombreux records sportifs, y compris masculins. Exclue de la Fédération française sportive féminine pour son homosexualité (elle a notamment entretenu une relation avec Joséphine Baker) et son port du pantalon, elle sera d’ailleurs utilisée en contre-exemple de la sportive par Marie-Thérèse Eyquem.

LVSL — Le sport féminin semble aujourd’hui se démocratiser sur le petit écran, avec notamment la coupe du monde féminine de football en 2019. L’Insee pointait pourtant en 2015 une inégalité persistante tant dans la pratique sportive entre femmes et hommes que dans le choix des sports, où l’on observe que les femmes restent très minoritaires dans les sports collectifs alors qu’elles dominent par exemple en gymnastique. Quel rôle peut encore jouer la littérature au XXIe siècle pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’accès au sport ?

Julie Gaucher — Effectivement, le sport féminin devient de plus en plus accessible, à la télévision notamment. Une place est donnée aux sportives, mais il faut savoir comment on en parle. En juin 2019, au JT de Jean-Pierre Pernaut sur TF1, on pouvait voir un reportage sur les footballeuses qui « tricotent sur le gazon » et qui « caressent la balle avec douceur »…

Concernant la pratique du sport par les femmes, on retrouve en effet un écart qui demeure, avec 50% des femmes de 16 à 24 ans qui ont déjà pratiqué une activité sportive, contre 63% des jeunes hommes. La progression peut passer par les supports comme la télévision, en montrant par exemple des joueuses de football, parce que si on ne les montre pas, ça ne viendra pas à l’idée des petites filles d’aller pratiquer le foot. Il faut savoir quelle figure d’excellence on donne à voir aux enfants.

« Ce n’est pas en donnant uniquement des modèles de princesses aux petites filles qu’on les amènera vers l’action, la conquête, la performance, voire l’épanouissement »

Dans ce sens, on observe une véritable rénovation de la littérature jeunesse avec des éditeurs comme Talents Hauts (il y en a d’autres) qui montrent justement que d’autres modèles de genre sont possibles, et que les petites filles ne sont pas nécessairement les princesses qui vont attendre le prince charmant mais qu’elles peuvent aussi être du côté de l’action. Je chronique d’ailleurs des ouvrages pour le blog « Écrire le sport » (que vous pouvez trouver sur Twitter), dont certains en littérature jeunesse. J’essaie par là de donner de la visibilité à ces textes, que j’aime faire découvrir à des parents ou à des enseignants.

En fait, il y a beaucoup de choses qui sont en train d’émerger. Pour changer ce qui se passe aujourd’hui dans les terrains de sport, il faut faire évoluer la mentalité des enfants et donc également faire de l’éducation auprès des parents. En effet, il faut se rendre compte que ce n’est pas en donnant uniquement des modèles de princesses aux petites filles qu’on les amènera vers l’action, la conquête, la performance, voire l’épanouissement. Si elles peuvent bien sûr pratiquer la danse ou la gymnastique, il faut que ce soit un vrai choix et pas la seule activité qui leur soit accessible.


Couverture, De la femme de sport à la sportive. Une anthologie, Julie Gaucher
© Les Éditions du Volcan

Julie Gaucher, De la « femme de sport » à la sportive. Une anthologie

Le Crest, Les Éditions du Volcan, 2019, 400 pages, 23,50 €

Voir sur le site de la maison d’édition.

 

 

 

 

 

Violences sexuelles au sein des universités françaises : entre prise de conscience et culte du silence

© Marine B. @aimepoint

À partir des années 1970, nous avons assisté à une progressive libération de la parole des femmes concernant les violences sexuelles. Cette mise en lumière des rapports de violence dans le cadre des relations hommes-femmes dans les cercles sociaux nous aura permis de faire le constat que cela concerne aussi bien la sphère privée que de nombreuses sphères publiques. Récemment, depuis la vague qui a secoué l’industrie du cinéma avec le mouvement MeToo, d’autres champs sont marqués par de nouvelles révélations toujours plus accablantes comme la politique (Affaire DSK, Affaire Baupin, etc.) ou journalisme (Ligue du LOL). La délivrance de cette parole se fait progressivement, lentement et bien d’autres sphères sont concernées par ces violences. Nous avons travaillé sur un cas qui reste encore dans l’ombre : celui de l’université. Institution d’excellence, le système universitaire français se fait encore très silencieux sur les nombreuses histoires de violences sexuelles qu’il abrite.


Notre travail a débuté avec un appel à témoin, sur les réseaux sociaux, en particulier Twitter, théâtre de nombreux scandales et où la parole des femmes a tendance à s’émanciper plus facilement. Cet appel, massivement relayé, nous a permis de pouvoir nous figurer de manière assez large l’ampleur du phénomène. Plus d’une trentaine de personnes ont accepté de témoigner de manière anonyme.

Parmi les témoignages recueillis, l’écrasante majorité des victimes sont des femmes, de diverses universités en France. Étudiantes en licence, master ou en doctorat, toutes relatent des agressions sexuelles allant du harcèlement jusqu’au viol. Quant à l’agresseur, il a toujours été question d’un homme. Pour la majorité des victimes, l’agresseur s’avère être un étudiant de l’université, personnage charismatique et reconnu par ses pairs. D’autres évoquent des membres du personnel de l’université (services de santé, administration etc.), et même des professeurs ou chargés de travaux dirigés.

L’abandon de l’université dans ces cas-là fut systématique : toutes les victimes évoquent la même détresse et leur volonté de se tourner vers le corps enseignant ou l’administration pour obtenir de l’aide. Ce désistement de l’université, que cela concerna les équipes enseignantes ou administratives, et même le personnel de santé, est une récurrence de nos témoignages. Certaines ont même du faire face à la menace d’une exclusion de l’institution si cette affaire venait à être rendue publique et donc ternir la réputation de l’établissement.

L’abandon de l’université dans ces cas-là fut systématique : toutes les victimes évoquent la même détresse et leur volonté de se tourner vers le corps enseignant ou l’administration pour obtenir de l’aide.

Présentes dans tous les milieux socio-professionnels, les violences sexuelles ne sont pas prises en charge de manière égale sur tout le territoire. L’enseignement supérieur ne déroge pas à la règle. De même, il existe peu de données qui nous permettent de nous rendre compte de l’ampleur de ce phénomène, si ce n’est le résultat de l’enquête « ViRaGe[1] », opération menée par l’Institut National des Études Démographiques (INED) de février à novembre 2015 auprès d’un échantillon de 27 268 personnes issues de la population étudiante de quatre universités françaises. Nos témoignages ont pu révéler que toutes les universités françaises étaient concernées par ce phénomène, bien loin des quatre de l’étude ViRaGe. Cela s’explique d’une part par l’absence totale de prévention contre les violences sexuelles et le manque de soutien de la part de l’institution aux associations féministes qui souhaitent militer, et d’autre part l’inexistence d’une structure pouvant accueillir, accompagner et protéger les victimes de ces agressions. La demande de celles-ci est pourtant claire : l’université a bien son rôle à jouer.

À ce jour, aucune des personnes interrogées n’a souhaité porter plainte. Pour certaines d’entre elles, il a été question de pression de la part de membres de l’administration, qui ne souhaitaient pas voir l’université mise en cause, pour d’autres, ce fut le découragement face au parcours judiciaire.

Depuis plusieurs années, de nombreuses associations telles que le Clasches[2] mettent en lumière les violences sexuelles au sein des universités françaises. En réponse, les pouvoirs publics ont tenté de mettre en oeuvre un semblant de politique de prévention et de traitement du harcèlement sexuel. On peut ainsi citer la loi du 6 août 2012[3] mais également celle du 4 août 2014[4]. Après les révélations d’une série d’affaires visant l’enseignement supérieur et la recherche par Mediapart au printemps 2019, le gouvernement a mis en place un projet de loi le 4 juillet, modifiant le fonctionnement des procédures disciplinaires dans les affaires de violences sexuelles à l’université. Cependant, aujourd’hui encore, ces mesures sont jugées totalement insuffisantes pour prévenir les agressions sexuelles et la demande de la part des étudiants de doter l’université de structures de prévention et d’accompagnement des victimes se fait de plus en plus forte.

L’université : le danger d’un carrefour des cercles sociaux

Alice Debauche, maîtresse de conférences en sociologie rattachée à l’université de Strasbourg et chercheuse associée à l’unité Démographie, Genre et Sociétés à l’INED, travaille sur les violences contre les femmes et en particulier les violences sexuelles. Dans le cadre d’une enquête ViRaGe réalisée avec une équipe de chercheurs, elle a étudié ce phénomène au sein des universités. Cette enquête visait alors à répondre à quatre interrogations : Combien de personnes subissent aujourd’hui en France des violences dans le couple, au travail, dans l’espace public ? Les femmes et les hommes sont-ils concernés de la même manière ? Quelles sont les conséquences de ces violences sur l’état de santé, les parcours scolaires, professionnels et familiaux ? À qui parle-t-on de ces violences ?

Il faut bien saisir, selon elle, le fait que l’université se trouve être un petit monde au sein duquel sont enchevêtrés différents types de liens sociaux[5]. On y retrouve finalement des formes de violences sexuelles qui ne sont pas forcément spécifiques à l’université et que l’on peut retrouver dans d’autres espaces : les agressions entre étudiants qui se connaissent s’apparentent aux agressions que l’on peut retrouver au sein de cercles d’amis, de cercles de relations sociales classiques. On constate également des agressions qui ressemblent à ce que l’on peut retrouver dans l’espace public, harcèlement et agressions de rue, parmi les différents témoignages à notre disposition. On observe aussi des cas d’agressions conjugales, et, enfin, des cas d’agressions qui s’apparentent à celle que l’on retrouve sur un lieu de travail. C’est ce qui fonde, en quelque sorte, la spécificité de l’université : un espace social au croisement de plusieurs types d’espaces sociaux. Cette spécificité est l’une des raisons des difficultés de la lutte contre les agressions sexuelles à l’intérieur de l’institution universitaire.

Pour comprendre les diverses formes d’agressions, comme les violences conjugales, ou celles qui prennent place sur le lieu de travail, les agressions d’un étudiant sur un autre ont été reconnues juridiquement beaucoup plus tôt. Dans le cadre du mouvement féministe des années 1970, et des premières formes de violences sexuelles qui ont été reconnues, on trouve, en premier lieu, l’inconnu dans la rue, l’agresseur que l’on ne connaît pas, qui ne fait partie d’aucun cercle social. Ce n’est que progressivement qu’émerge la reconnaissance des violences sexuelles entre personnes qui se connaissent, les cercles d’amis proches et éloignés, et cela peut concerner les agressions sexuelles entre étudiants. Quand on consulte les témoignages des années 1970-1980, on retrouve ce cas de figure assez fréquemment. Plus tard, dans les années 1990, on commence à reconnaître les agressions en famille et dans le couple. Les violences sexuelles telles qu’on les retrouve au sein du lieu de travail sont les dernières à être reconnues : il y a des débats dès les années 1990, mais c’est véritablement le mouvement MeToo qui va permettre sa reconnaissance. Si on prend un peu de recul historique, indique Alice Debauche, c’est quand il n’y a pas d’enjeux hiérarchiques qu’il est plus aisé de reconnaître l’existence de ces violences. Autrement, la parole des victimes est très souvent remise en question.

Nous sommes face à des violences de genre, de manière assez large : il n’y a pas systématiquement de domination par l’âge, et dans l’immense majorité des cas, l’agresseur est un homme, la victime une femme, ce qui fait appel à toutes les représentations[6] liées à la sexualité. La violence, souvent, n’est même pas physique : il faut comprendre que de toute façon, les relations entre les hommes et les femmes sont asymétriques, et donc les relations amicales, sexuelles et amoureuses aussi.

Le rôle que devrait jouer l’université dans la protection de ses étudiants est majeur, et, si l’on procède par analogie, poursuit Alice Debauche, en tant que lieu de travail, elle devrait avoir le même type d’obligations qu’une entreprise dans le cadre du harcèlement sexuel au travail. Or, il se trouve qu’à l’heure actuelle, les dispositifs sont assez médiocres, comparé à ce que l’on peut trouver au sein d’une entreprise classique. Il est étonnant de constater que même lorsque l’agression a lieu dans les locaux, les services universitaires ne prennent pas leurs responsabilités. Lorsque ces agressions se déroulent en dehors, juridiquement, il est difficile pour elle d’agir, mais lorsque l’agression a lieu au sein de la structure, elle peut poursuivre les agresseurs. Dans le cadre d’une agression qui a eu lieu à l’extérieur, certaines actions internes pour protéger la victime sont également possibles. Mais il y a beaucoup de résistance : d’une part, les acteurs considèrent que cela relève d’affaires privées, auquel cas, on arrive bien souvent à la conclusion que l’université n’a pas de rôle à jouer, ce qui est évidemment faux. D’autre part, nous faisons face à une forme de conservatisme du corps administratif ou enseignant qui a tendance à résumer la situation par « j’ai vécu ça à mon époque, il n’y a pas de raison que la situation change aujourd’hui ». Et quand cela concerne les étudiants, il y a une forme de tolérance, due au cercle social qui les concerne, qui met en jeu des types de sociabilité souvent festifs.

Le rôle que devrait jouer l’université dans la protection de ses étudiants est majeur, en tant que lieu de travail, elle devrait avoir le même type d’obligations qu’une entreprise dans le cadre du harcèlement sexuel au travail.

En décembre 2017, Alice Debauche a participé à un colloque sur les violences sexistes et sexuelles au sein des universités[7], en présence de la ministre qui s’était engagée à ce que toutes les universités se dotent de dispositifs d’accompagnement et d’aide aux victimes. Malgré ces engagements ministériels, les universités sont encore dans l’attente, car sans moyen ni financement, il est impossible d’avancer.

Et après ?

À l’issue de ce travail, nous avons rencontré l’association de la B.A.F.F.E qui milite principalement au sein de Sorbonne Université, et qui fut créée afin de répondre à un besoin de mise en place de dispositifs d’accueil et de prévention des violences sexistes à l’université. Malgré la mise en place de la mission égalité telle qu’elle a été prévue par la loi de 2013, l’inefficacité de cette mesure fait débat. Peu d’étudiants sont sensibilisés à ces questions et ,aujourd’hui, au sein de cette association, de nombreuses mesures sont prises afin de combler ce vide : par la circulation d’une charte antisexiste « qui dépasserait le cadre de la simple profession de foi de l’université, mais qui évoquerait très concrètement l’existence de ces agressions » ainsi que par « la mise en place de dispositifs plus concrets, que cela concerne la prévention mais aussi l’accompagnement des victimes, afin de sensibiliser les étudiants, le corps enseignant et l’administration au sujet de ces violences sexuelles qui s’exercent dans le cadre universitaire ». Pour la B.A.F.F.E, il est nécessaire de mettre en place des groupes de travail sur les violences sexuelles et cela en parallèle de la mise en place d’une cellule d’accompagnement des victimes. Ces deux dispositifs comprendraient une aide juridique, d’une part, mais également une aide médicale, afin de ne pas laisser de victimes s’isoler. L’externalisation de cette structure présente plusieurs avantages : d’une part, il y a un souhait d’indépendance vis-à-vis de l’université et d’éventuelles pressions, ce qui permettrait de créer un climat de confiance pour la victime. « Nous avons une idée assez précise de ce qu’il peut se passer, grâce à la mise en place d’un formulaire anonyme qui nous permet de recueillir différents témoignages. Il est rare que les personnes nous laissent des contacts, c’est malheureux, mais nous pouvons au moins dresser un tableau de la réalité. Quand on a affaire à des affaires qui mettent en cause les professeurs, par exemple, la domination hiérarchique intervient, en plus de la domination de genre. Quand cela concerne les étudiants, on a un genre de profil-type qui apparaît : le leader charismatique, qui a beaucoup d’amis et qui est très reconnu et qui exerce une domination sur des personnes vulnérables. »

« Il y a une demande d’aide très claire de la part des victimes envers l’université ». Il est important, selon l’association, que l’institution universitaire prenne ses responsabilités vis-à-vis de ce qu’il peut arriver en son sein, que cela concerne le corps enseignant ou l’administration. Les mesures qualifiées de « punitives » (telle que la mise en place d’examen terminal pour la victime, le rejet de la part des enseignants, changement de master ou d’université etc.) ne doivent plus avoir lieu. Il serait impératif, pour l’association, de mettre en place des mesures conservatoires, une fois les personnels au courant de la situation, pour faire en sorte que la victime ne soit plus en lien avec son agresseur, durant l’entièreté de son cursus. « Il est très important de comprendre que les victimes, dans la plupart des cas, font face à des troubles importants, comme des états de stress post-traumatique, des dépressions, des tentatives de suicide etc.. Nous préconisons une solution à deux volets, en quelque sorte : une phase de prévention, d’information et de sensibilisation des étudiants, du corps enseignant et du corps administratif, de souligner que certains comportements n’ont pas lieu d’être, de souligner leur anormalité. Le second volet, évidemment, se pose plus précisément après l’agression, et il faut donc mettre en place très concrètement des cellules d’aide, avant décision juridique ou disciplinaire. C’est conserver la victime, la protéger, et non plus la punir. Nous faisons face, très souvent, à des victimes qui abandonnent leur cursus universitaire, car elles sont encore en lien avec leur agresseur, ou qui ne rencontrent pas suffisamment de compréhension de la part de l’université. On ne veut plus que cela arrive. Les étudiants sont bien souvent précaires et il n’est pas possible pour tout le monde de mettre ses études en pause. Ces cellules permettraient de trouver des solutions envisageables pour la victime, qui lui conviennent, et qui la protègent. »

« Il y a une demande d’aide très claire de la part des victimes envers l’université »

Selon la B.A.F.F.E, les difficultés rencontrées relèvent surtout de la perception de ces agressions. « Il y a un véritable culte du silence, car la libération de la parole des victimes est vue comme une atteinte à l’université dans son ensemble… Nous devons toujours rester dans l’abstrait et la théorie, c’est assez handicapant pour mener des actions concrètes. Par ailleurs nous faisons face à beaucoup de condescendance, comme nous faisons partie du corps étudiant, alors que nous menons des actions qui ne devraient pas relever des étudiants. C’est le rôle de l’université de les protéger. »

 

[1] Violences et Rapport de Genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et par les hommes.

[2] Collectif de lutte anti-sexiste contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur.

[3] Loi n° 2012-954 relative au harcèlement sexuel.

[4] Loi n° 2014-873 concernant l’égalité réelle entre les hommes et les femmes au sein des espaces publics.

[5] Ensemble des appartenances, des affiliations et des relations qui unissent les gens entre eux.

[6] Les représentations sociales, centrales dans le domaine des sciences sociales, se réfèrent, grossièrement, à la représentation collective d’une catégorie sociale (ici les femmes). Les historiens comme George Duby évoquent plus largement la notion « d’imaginaire ».

[7] Colloque international, Violences sexistes et sexuelles dans l’enseignement supérieur et la recherche : de la prise de conscience à la prise en charge, Paris, 4 décembre 2017, organisé par l’ANEF (Association Nationale des Études Féministes), la CPED (Conférence Permanente Égalité Diversité), le Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, les universités Paris Diderot, Aix-Marseille, Le Mans et Paris 8.

Judith Butler : « Les femmes n’ont pas besoin d’un autre sauveur »

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Judith_Butler_al_CCCB_2018.jpg
©Miquel Taverna

Les gender studies ont généré des débats croissants depuis leur apparition et les différentes vagues féministes ont accru leur importance. Judith Butler est l’une des principales théoriciennes de ce courant. Nous avons pu l’interroger sur ses principaux concepts, ainsi que sur le regard qu’elle porte sur l’avenir politique – à l’heure où la question de la reformulation de la masculinité est devenue capitale pour qui veut combattre le patriarcat. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara. Traduction par Valentine Ello.


LVSL – Vous êtes née dans une famille juive traditionnelle dans l’Ohio. Votre oncle a été emprisonné parce qu’il était transsexuel et il est mort en prison. Vos cousins ont été expulsés de leurs foyers parce qu’ils étaient homosexuels et on vous a amenée chez un psychiatre à l’âge de 15 ans quand vous avez annoncé votre homosexualité. Comment déconstruisez-vous le genre dans votre histoire personnelle difficile ? Pour celles et ceux qui ne vous connaissent pas, comment vous décririez-vous ?

Judith Butler – Les auto-descriptions ne sont pas mon fort. Mon oncle était vraisemblablement intersexué, mais il a fini par devenir une sorte d’attraction à force d’être constamment analysé par les autorités médicales et psychiatriques. Je ne l’ai jamais connu car il a été interné avant ma naissance et on m’a dit qu’il n’était plus conscient. C’était un mensonge, j’aurais pu le rencontrer, mais mes parents ne voulaient pas que les enfants entrent en contact avec lui. J’ai un cousin homosexuel qui sait ce qui s’est réellement passé. Ce cousin a été tout bonnement excommunié. Certaines familles font des dons financiers qu’elles requalifient ensuite de prêts, et quand ces derniers deviennent des dettes impossibles à rembourser, on les met dans la catégorie des crimes. Ce n’est pas une surprise, la criminalité a toujours été utilisée contre nous à la moindre occasion. Mes parents et grands-parents étaient terrifiés que l’antisémitisme surgisse à tout moment, ils pensaient que s’assimiler aux normes américaines était le seul moyen de se protéger. Ils ont continué à respecter les fêtes religieuses et certains respectaient le shabbat, mais avec le temps, la judéité a été déconnectée de la plupart des rituels (pas tous) et est devenue un ethos communautaire.

LVSL – L’un de vos concepts principaux que vous développez dans Trouble dans le genre est l’idée de performativité du genre. Pourriez-vous revenir sur ce concept pour nos lecteurs et nos lectrices ?

JB – L’idée de la performativité du genre a évolué avec le temps. Quand je l’ai présentée pour la première fois, je m’intéressais à la façon dont les gens répétaient certains gestes, et comment ces gestes semblaient exprimer et amplifier la façon dont ils percevaient leur genre. Mais il était clair qu’ils ne créaient pas entièrement ces gestes qu’ils répétaient. Ils ne leur étaient pas entièrement propres, même s’ils étaient personnalisés. Ils exprimaient des gestes qui avaient été effectués auparavant, d’une manière qui établissait une sorte de solidarité tacite avec celles et ceux qui avaient effectué ces gestes. En même temps, ils modifiaient et transformaient ces gestes, improvisaient les actes, les mouvements, les gestes qu’ils reproduisaient.

LVSL – Concernant la performativité du genre, certaines interprétations de votre théorie sont clairement volontaristes. Peut-on choisir son propre genre ? Quel est le lien entre nos corps et notre genre ?

JB – Il y a des moments où nous choisissons notre genre, par exemple, quand nous allons au tribunal pour demander un changement de genre. À ce moment, nous faisons le choix légal et même politique de la reconnaissance du genre auquel il nous semble appartenir. Il y a donc un choix au niveau légal et politique – dois-je faire la demande ou non ? – mais les choses sont différentes quand il s’agit du ressenti profond de qui nous sommes en termes de genre. Beaucoup de gens, si ce n’est la plupart, qui cherchent à changer légalement de genre, ont le sentiment que leur genre est une partie inaltérable de leur identité, et qu’il ne l’ont donc pas choisi. En ayant recours à la loi, ils choisissent de faire reconnaître cette partie non-choisie d’eux et affirment que c’est ce qu’ils sont.

LVSL – Le féminisme ne constitue pas un mouvement unifié. Que pensez-vous des mécanismes néolibéraux de réappropriation (les grandes marques qui vendent des produits féministes, mais aussi le combat de Beyoncé ou Rihanna pour les droits des femmes) ? Comment analyser cette réalité idéologique ? Pensez-vous qu’elle contribue à diluer la puissance critique du féminisme ?

JB – Il y a beaucoup de féminismes différents, et nous devons être critiques et distinguer lesquels font réellement progresser les idéaux fondamentaux du mouvement. Les différentes formes de féminisme libéral qui se concentrent sur le développement individuel abandonnent souvent la nature collective et la puissance du mouvement. Mais pour les jeunes femmes et filles qui vivent à des endroits où le mouvement féministe est inconnu, cela peut-être assez fort de voir Beyoncé chanter et affirmer son corps de manière puissante. Je crois que certaines athlètes comme Serena Williams ou Megan Rapinoe le font aussi. On n’a pas besoin d’aimer tout ce qu’elles disent pour voir que la représentation publique de leur force fait une différence pour d’autres femmes à travers le monde.

LVSL – Les vagues féministes ont commencé à grandir dans de nombreux pays, comme en Espagne. Le sujet de la masculinité toxique est parfois dans l’agenda politique. Que diriez-vous à ces hommes qui doivent réorganiser leur propre construction de genre ?

JB – Je serais méfiante vis-à-vis de toute mesure ressemblant à une autocorrection stalinienne ou une autocritique maoïste. Mais je pense qu’il y a chez les hommes beaucoup de pactes non codifiés et implicites par rapport aux violences faites aux femmes. Ils voient des maris battre leurs femmes ou leurs copines et ils détournent le regard. C’est un moment où un homme donne la permission à un autre homme d’exercer de la violence envers une femme. Détourner le regard est un geste qui ne prend pas toujours la forme d’une tête qui tourne dans une autre direction. Il implique à la fois le déni et l’octroi de l’impunité. Mais certains hommes brisent ce lien de fraternité et l’interrompent, élèvent la voix, interviennent ou expliquent clairement que la violence envers les femmes est inacceptable. Dans et par cet acte, cette série d’actes, une version différente de la masculinité est formulée. Il s’agit de s’assurer que l’acte qui brise le lien fraternel est également un acte qui crée de la solidarité avec les femmes. Les femmes n’ont pas besoin d’un autre sauveur ! Elles ont besoin de solidarité sur une base d’égalité. Tant que l’oppression de genre ne sera pas vaincue, nous aurons besoin des féministes pour prendre les choses en main.

LVSL – En réaction à la vague féministe, on voit un nombre croissant de mouvements culturels, en particulier sur les réseaux sociaux, qui revendiquent la défense de l’identité des hommes et de la masculinité. Comment expliquez-vous cette recrudescence ? À quoi ressemblerait un féminisme hégémonique capable de neutraliser ce genre de réaction ?

JB – Il me semble que cette défense des hommes et du masculinisme agit comme si l’opposition à la violence masculine était une opposition aux hommes tout court. Ou que l’opposition aux inégalités de genre est une simple opposition aux hommes en tant que tels. Mais cet argument présuppose qu’il ne peut y avoir d’hommes sans violence masculine ni inégalités de genre, que mettre fin à la violence et aux inégalités reviendrait à abolir les hommes. Il est inconcevable pour eux que les hommes seraient toujours des hommes s’ils entraient dans une nouvelle forme de virilité ou de masculinité fondée sur l’égalité et la non-violence. C’est une défense réactionnaire d’hommes qui pensent que la violence fait partie intégrante de l’homme.

LVSL – Vous parlez des manifestations en tant que formes d’expression incarnées, des manières de porter des revendications politiques, même lorsque le discours est absent ou n’est pas la principale forme d’expression, vous utilisez la performativité du genre comme point de départ pour parler des populations précaires et du rassemblement des corps en tant que protestation. Vous combinez vos deux théories de la performativité et de la précarité avec les travaux de Hannah Arendt, Giorgio Agamben et Emmanuel Levinas de façon à évaluer de manière critique et de s’adresser à la place Tahrir, Occupy, Black Lives Matter, et aux autres mouvements de contestation. Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont ces deux théories sont connectées ?

JB – Beaucoup des manifestations majeures des dernières années ont attiré l’attention sur l’état précaire auquel sont confrontés les corps dans les rues. Ils en font l’expérience dans la rue, à la maison, aux frontières, sur le lieu de travail, dans l’espace public ou, effectivement, dans les camps de détention ou les prisons. L’une des nombreuses manières d’exprimer la rage et de dire l’injustice de cette précarité vécue est précisément par le rassemblement, c’est-à-dire en devenant pluriels et en exprimant leur opposition, l’expression étant parfois vocale mais elle peut parfois passer par un large éventail de moyens, y compris le mouvement, les gestes, les images ou le son. Tous les sens du corps contribuent à la manière dont l’opposition est formulée et dont la revendication est faite. Levinas parlait de la demande que l’Autre me fait, contre ma volonté, et qui est une demande éthique. Ma question est la suivante : lorsque des corps sont expulsés, qu’ils sont apatrides ou sans moyens de subsistance de base, ils formulent leurs revendications avec leurs corps et les moyens qu’ils sont et qu’ils ont – c’est parfois le fait de filmer de façon spontanée des violences policières avec un téléphone portable. Et pourtant, ceux qui sont en-dehors de la scène sont concernés par ces revendications, ils doivent être sensibles à ce qui est exprimé, manifesté, communiqué, et cela les exhorte à traduire par un langage politique auquel ils sont habitués (principalement parlementaire) la réalité de ceux qui expriment des revendications politiques de différentes manières.

LVSL – Nous vous avons également entendu dire : « Il est plus facile de continuer à se battre si l’on sait que l’on n’est pas seul, que l’on dépend des autres ». Que pensez-vous de l’idée d’une fragmentation défendue par l’activisme actuel et comment le néolibéralisme a fragmenté l’identité de la classe ouvrière ? Pensez-vous que nous ne sommes plus à la recherche d’une histoire commune pour unir différentes personnes autour d’un unique objectif, mais que nous essayons d’exagérer nos particularités pour combler l’angoisse du présent dépourvu d’identité de classe ? Comment construire alors cette unité qui fait que nous dépendons les uns des autres ?

JB – Les anciennes idées d’unité ne sont plus, mais ce serait une erreur de penser que tout ce qui nous reste en conséquence est l’état fragmenté de différentes identités. L’idée de l’alliance est une façon de penser la solidarité qui permet à la différence d’être un facteur mobilisateur plutôt que paralysant. Cette forme de politique identitaire qui affirme qu’on ne peut se représenter que par sa spécificité ne laisse pas de place à la création d’alliances. Je comprends le besoin d’insister sur la singularité, en particulier dans un contexte de populations autochtones dont les histoires ont été effacées avec beaucoup de leurs ancêtres. Mais il faut néanmoins s’interroger sur les conditions historiques communes que nous traversons, le déplacement néolibéral des travailleurs, la destruction des droits humains, l’augmentation des niveaux de pauvreté et les formes néolibérales d’individualisme qui font que la solidarité semble encore plus lointaine. Nous devons créer des formes de solidarité transrégionales et translinguistiques qui insistent sur la justice économique, en luttant contre les effets dévastateurs du capitalisme sans reléguer au rang des luttes secondaires le féminisme, l’activisme queer et trans et les luttes pour l’égalité raciale et la liberté. Nous ne devons donc pas revenir à une unité simple, mais plutôt nous battre pour former un réseau toujours plus puissant de solidarités axées sur la lutte contre la destruction de la planète et pour un salaire vivable. Nous avons besoin de nombreux mouvements travaillant de concert pour éclairer chaque aspect de cette constellation. Cela ne veut pas dire que nous sommes du même avis ou que nous parlons la même langue, mais que nous acceptons le fait que nous vivons ensemble sur cette planète et que cela nous oblige à démanteler les forces de destruction et d’oppression pour créer une vie plus vivable pour tous. Une fois que la gauche sera plus affûtée face aux forces économiques dévastatrices qui œuvrent contre nous, la version sécuritaire du fascisme et la résurrection destructrice du patriarcat, nous n’aurons pas une nouvelle langue, mais un nouvel activisme de traduction qui rassemble les langages politiques de la vie.