Les rêves d’Europe du Festival d’Avignon

Vendeur de chapeaux avignonnais proposant des drapeaux européens. ©Martin Mendiharat

Du 4 au 23 juillet s’est tenu l’édition 2019 du Festival d’Avignon, la 73e. Si L’Odyssée se présente comme le thème principal du plus grand festival de théâtre au monde cette année, une autre couleur vient teinter la programmation de cet été. L’Europe s’installe en effet comme irrémédiable sujet de plusieurs spectacles phares du festival et révèle de nombreuses caractéristiques propres à une certaine frange de la création contemporaine qui désire ardemment parler du présent politique.


Le Festival d’Avignon 2019 se voulait éminemment politique, en écho avec les urgences de notre temps, ce que traduit l’édito d’ouverture de programme d’Olivier Py, directeur du festival depuis 2013. Il y énonce que l’objectif artistique de l’édition 2019 est de « désarmer les solitudes ». Le metteur en scène nomme la nécessité présente du théâtre, qui n’a qu’à « ouvrir ses portes » pour « faire acte de conscience politique ». Ainsi, face aux affres du consumérisme et de la solitude contemporaine véhiculée entre autre par les réseaux sociaux, il rappelle « qu’être ensemble ce n’est pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés, c’est accepter une inquiétude commune et espérer le retour des mythes fondateurs ». C’est dans le charnier marin de la Méditerranée qu’un de ce mythes émerge : l’Odyssée.

Olivier Py présentant le programme du 70e Festival d’Avignon ©Marianne Casamance

On compte ainsi de nombreux spectacles sur ce thème comme O agora que demora / Le présent qui déborde – Notre Odyssée II de Christiane Jatahy, sur et avec les exilés contemporains ou L’Odyssée de Blandine Savetier, mise en scène du texte de Homère en 12 épisodes quotidiens, et bien d’autres faisant appel aux mythes de la Grèce Antique. Mais une autre inquiétude appelle au retour d’un autre mythe, plus récent celui-là. Cette inquiétude c’est celle de la menace présente sans cesse dans l’actuel spectacle politico-médiatique de « la montée des populismes », et le mythe à convoquer pour la palier : l’Europe. Ou l’Union européenne, on ne sait pas vraiment, la confusion s’entretient tout au long des propositions que nous allons aborder. Ainsi, face à ces inquiétudes rappelons que Olivier Py met en garde de ne « pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés » auquel il précommande en remplacement le silence de la salle de théâtre permettant de percevoir le « messianisme du collectif ». Ce parallèle religieux propre à Py se place donc comme un appel au calme au milieu d’une fureur ambiante qui ne peut, bien entendu, qu’être nuisible pour la démocratie, et de se poser calmement face aux mythes fondateurs pour réfléchir sur le présent. 

Architecture, grandes performances et vues de l’esprit

C’est la tâche que se confie Architecture, écrit et mis en scène par Pascal Rambert, dans la cruciale Cour d’Honneur du Palais des Papes. Cruciale car depuis qu’il y a un Festival d’Avignon, chaque année les regards se tournent vers le spectacle qui y est programmé en ouverture. C’est celui dont France Télévisions diffuse la captation, celui que tous les journalistes vont voir, celui dont tout le monde parle. Les critiques cette année furent mitigées, soulignant un texte lourd, des comédiens brillants dans un drame esthétiquement beau ou la vacuité d’un énième spectacle comme celui-ci. Sur Avignon même, le bouche-à-oreille des spectateurs penchait clairement vers la non-affection et les discussions s’animaient plus par le temps tenu avant de quitter le spectacle (d’une durée de quatre heures) que par le sort tragique des personnages et ce qu’il y a à en retenir.

Scénographie de “Architecture” avant le début du spectacle.©Martin Mendiharat

Architecture narre l’histoire d’une famille d’intellectuels viennois assistant à l’explosion de la Première Guerre Mondiale et à la montée du nazisme, mourant tous de près ou de loin à cause de ces deux événements historiques. Pascal Rambert réunit une troupe de grands acteurs avec lesquels il a déjà travaillé par le passé : Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Anne Brochet, Marie-Sophie Ferdane, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Denis Podalydès en alternance avec Pascal Rénéric, Laurent Poitrenaux et Jacques Weber (ainsi que Bérénice Vanvincq, pour une courte apparition finale). Cette famille va s’entredéchirer sur une multitude de sujets, tant personnels que philosophiques, tout en observant avec frisson les fracas de l’époque à laquelle elle assiste dans une grande croisière à travers l’Europe. Le spectacle a une radicalité formelle qui peut en elle-même déplaire (c’est bien le propre de la radicalité), mais ne pêche pas tant que ça par sa seule forme de « longs discours » qui a pu lui être reproché. L’exercice en tant que tel est plutôt réussi, multipliant les moments virtuoses comme une scène d’orgasme cérébral entre Julie Brochen et Jacques Weber, la rage de Stanislas Nordey contre le conservatisme tyrannique de son père au moment de lui dire qu’il est homosexuel ou les vociférations troublantes et organiques de Laurent Poitrenaux. La force avec laquelle Nordey et Bonnet s’exprime dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, dépassant l’amplification de leurs micros pour que leur voix nue rebondisse d’elle-même sur les murs du bâtiment est aussi impressionnante que la complicité amoureuse de cette dernière avec Pascal Rénéric (ou Denis Podalydès) est belle. Tout comme l’esthétique d’ensemble du spectacle émane une certaine grâce avec ces personnages principalement vêtus de blanc s’entredéchirant ou constatant le monde s’enflammer depuis la splendeur vacillante de leur bourgeoisie. Le tout se déroule dans une scénographie épurée uniquement composée de quelques meubles des styles novateurs de l’époque, qui passent une majeure partie de leur temps cachés sous des draps blancs sur un sol de la même couleur, balayés par les bourrasques de la Cour d’Honneur. Enfin et surtout l’architecture gothique du lieu sert de cadre idéal à cette famille dont le père architecte classique bâtit l’Europe moderne qui sert de cadre au spectacle.

Audrey Bonnet et Stanislas Nordey dans “Clôture de l’amour”. ©Tania Victoria

Il y a quelque chose d’introspectif pour Rambert dans ce spectacle. Il réunit et écrit pour les actrices et les acteurs qui ont porté ses spectacles emblématiques de la dernière décennie comme Clôture de l’amour (Audrey Bonnet et Stanislas Nordey), Répétition (Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Denis Podalydès, Stanislas Nordey), ou encore Sœurs (Audrey Bonnet et Marina Hands, qui était initialement prévue dans la distribution). La pièce est ponctuée de méta-références à son œuvre, non sans un certain humour (Stanislas Nordey qui signifie à un de ses interlocuteurs qu’il l’écoute sans parler, répétant immédiatement ses mots « C’est marrant, t’écouter sans parler », allusion à la forme des spectacles de Rambert pouvant s’apparenter à des longs monologues que les personnages s’adressent, rapport radical à la parole que l’on peut voir hérité du Manifeste pour un nouveau théâtre de Pasolini). Ce travail sur la parole face au présent, que Rambert développe depuis une dizaine d’années, tient ici un rôle essentiel dans l’action dramatique. C’est suite à une onomatopée triviale prononcée à voix haute par Nordey lors du discours de remise de médaille de son père joué par Jacques Weber que commence la pièce. Des sons émis par la parole mais sans aucun sens pour interrompre des discours conservateurs, telle est la réponse que trouve ce fils philosophe face au réactionnaire vieillissant mais tout puissant qu’incarne son père. 

Les limites d’un engagement de surface

Il y a toujours une frontière ténue entre les propos poétiques et fictionnés que Rambert donne à ses personnages et le discours que portent ses pièces. Il ne s’embarrasse par exemple pas à nommer ses personnages autrement que par le prénom des acteurs pour lesquels il écrit, si ce n’est leur surnom (« Stan »). Ainsi dans Architecture il s’agit aussi pour le metteur en scène de 57 ans de faire état de sa condition d’artiste et d’intellectuel face à ce qu’il voit du présent. Et c’est là que le bât blesse. Non pas que sa manière de décrire, selon lui, comment un paysage d’intellectuels préfère observer et commenter avec dédain ou frayeur le présent (le parallèle entre, comme nous le disions, la « montée des populismes » et l’avènement du nazisme, est ici à peine caché) n’est pas réalisée avec une certaine justesse. Il s’agit sûrement de l’expression sensible de ce qu’il ressent, lui, en haut de la pyramide institutionnelle du spectacle vivant mondial, et les personnes qu’il fréquente, constatant sans vraiment la comprendre la terrible « montée des populismes ». Le problème est là : l’absence de réponse au présent, et surtout l’absence de réelle remise en question. Dans l’entretien qu’il donne pour la feuille de salle du spectacle, Rambert ne nie pas le parallèle entre la famille qu’il décrit et l’Europe : « Cette désunion est le reflet de leurs désaccords devant le grand péril qui arrive. Comme elle ne sait pas s’unir, rien ne se passe. ». Rien ne se passe, et donc, c’est la victoire du fascisme. Cette défaite de l’Humanité qu’il prédit arriver à nouveau si « rien ne se passe » tient donc de la seule inaction du cadre qui est sensé lui résister. Du reste, aucune analyse sur les raisons de la montée de cette vague effroyable, au XXe siècle comme aujourd’hui, et encore moins de remise en question du cadre en lui-même. Ce cadre est pourtant parfaitement incarné par la famille haute-bourgeoise du spectacle et nous rappelle les mots d’un intellectuel ayant lui aussi assisté à l’éclatement de la Première guerre mondiale et à l’avénement du nazisme, Bertolt Brecht : « Dans un bref délai, la bourgeoisie entière aura compris que le fascisme est le meilleur type d’État capitaliste à l’époque présente, comme le libéralisme était le meilleur type d’État capitaliste à l’époque antérieure. »1

Avec Architecture, Pascal Rambert nous offre un duplicata dans son style de nombreux spectacles se voulant « engagés » et ne se cantonnant qu’à la creuse constatation des grands poncifs politiques du présent sur lesquels il divague poétiquement durant des heures.

Il est ainsi curieux dans un spectacle nous répétant constamment de nous souvenir de l’Histoire passée de ne pas voir apparaître cette mise en perspective. Ce n’est pas le sujet du spectacle nous dira-t-on, soit, concentrons-nous alors sur ce qu’il dit du présent.

 

Pascal Rambert en 2015 ©Marc Domage

Avec Architecture, Pascal Rambert nous offre un duplicata dans son style de nombreux spectacles se voulant « engagés » et ne se cantonnant qu’à la creuse constatation des grands poncifs politiques du présent sur lesquels il divague poétiquement durant des heures. Cette poésie est sensée par sa force générer un quelconque soulèvement (mais pas de foule, souvenons-nous que la foule, ici encore, est le bras armé du fascisme) qui arrêtera par la force de l’esprit et des bonnes idées les démoniaques forces nationalistes qui menacent nos démocraties. Passé l’épuisement et l’agacement de voir cette démarche si récurrente ici consacrée dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, la question se pose du pourquoi. Postulons ceci : Pascal Rambert a 57 ans aujourd’hui. Il a grandi durant la Guerre Froide, constamment confronté aux échos de la politique de masse, que ce soit dans l’URRS dont il a été le contemporain, ou par les récits de ses parents, grands-parents qui ont connu la Seconde Guerre mondiale et ont également été contemporains des pays fascistes d’alors. Il serait ainsi compréhensible de voir dans la génération de Rambert (car il est loin d’être le seul) une frayeur de l’artiste osant prendre à bras le corps la question politique, osant toucher la notion « d’idéologie », par peur de ressusciter les artistes propagandistes d’alors. Ainsi, alors que le présent pousse irrémédiablement à aller toucher la question politique dans l’art que nous pratiquons, cette peur de l’artiste s’intéressant réellement à la politique génère une impasse dans les formes qui sont en résultent. En voulant ardemment parler du présent mais en refusant de déconstruire ses méthodes de fonctionnement, de s’intéresser aux rapports de force, de causes à effet, à l’action réelle des dirigeants politiques, aux analyses économiques, sociologiques, politiques, il semble qu’on ne peut aujourd’hui produire que des vues de l’esprit de ce dit présent que l’on souhaite ausculter. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas là de promouvoir uniquement un art didactique marxiste d’Agit’prop et de nier le sensible au théâtre en le substituant par la seule activité de l’esprit de comprendre des fonctionnements du monde contemporain. La poésie a plus que jamais sa place sur nos scènes, mais lorsqu’il s’agit d’aborder plus ou moins directement un aspect de notre présent politique, elle se doit d’être expérience d’altérité pour le spectateur et pour l’artiste. Olivier Py dit qu’il veut « désarmer les solitudes », donc aller vers l’autre. Or, l’exercice que nous voyons là n’est que sublimation d’une vision autocentrée. À aucun moment ce fameux peuple qui porte les fascistes au pouvoir n’a la parole. Le seul personnage parlant du peuple et s’en revendiquant est le journaliste démagogue joué par Laurent Poitrenaux lorsqu’il décide de soutenir la guerre dans son journal et de hurler que le peuple veut la guerre, que le peuple veut la violence et que lui parle du peuple. Voilà, le seul moment où « le peuple » est cité. Certes, on peut se douter qu’il y a du recul à avoir vis-à-vis de la vision du peuple qu’a ce personnage, mais il n’empêche que c’est la seule et unique image qu’on nous en donne. 

Olivier Py dit qu’il veut « désarmer les solitudes », donc aller vers l’autre. Or, l’exercice que nous voyons là n’est que sublimation d’une vision autocentrée. À aucun moment ce fameux peuple qui porte les fascistes au pouvoir n’a la parole.

L’aporie principale que l’on peut constater ici, générée par cette peur profonde de la masse et de l’artiste osant faire de la politique, est l’absence d’ouverture constructive à retirer de ce spectacle. Sa conclusion en est l’apogée : après la mort de tous les personnages, une jeune actrice, Bérénice Vanvincq, jouant Viviane la fille d’Audrey Bonnet et Pascal Rénéric/Denis Podalydès dans la pièce (à noter qu’elle est la seule à ne pas se faire appeler par son vrai prénom), entre, « portant un sac Hello Kitty » et erre au milieu des cadavres de ses prédécesseurs. Elle s’avance jusqu’à un micro placé au milieu de la scène et dit : « Quand vous avez dit « Nous entrons dans des temps auxquels nous n’avions pas pensé », je n’ai pas compris, qu’est-ce que ça voulait dire ? », faisant référence à des mots prononcés par Audrey Bonnet quelques temps avant, puis noir et fin du spectacle. La seule ouverture ici donnée est une leçon de morale à une jeunesse décrite comme inconsciente, qui n’aurait pas même pas compris le thème rabâché durant les quatre heures de spectacles : gare au fascisme. L’ordre est donné de faire quelque chose. Quoi ? On ne sait pas, c’est visiblement trop tard pour cette génération qui se retire du combat. 

Nous l’Europe, banquet des peuples, une certaine vision de l’histoire européenne

Si Architecture pèche par manque de volonté, un autre spectacle cette fois-ci salué par la critique en contraste avec la proposition de Rambert, offre une vision bien particulière de l’histoire politique contemporaine. Il s’agit de Nous l’Europe, banquet des peuples, d’après le texte éponyme de Laurent Gaudé (Prix Goncourt 2004 pour Le Soleil des Scorta) publié chez Actes Sud cette année, mis en scène par Roland Auzet, compositeur et metteur en scène de théâtre musical. Le spectacle créé pour le Festival d’Avignon dans la Cour du Lycée Saint-Joseph se propose de raconter et de questionner l’histoire de l’Europe à partir de l’essai/poème de Gaudé. Il est porté par 11 acteurs/chanteurs de nationalités différentes et d’un chœur composé de professionnels et d’amateurs de la région d’Avignon. Le spectacle se veut réexplorer l’histoire de l’Europe par le biais du « Nous ». Roland Auzet dit : « Nous ne cherchons pas à faire le procès de l’Histoire, plutôt à saisir ce qui dans son flot nous rassemble. Y parvenir, c’est définir une utopie à même de nous accompagner dans les années qui viennent… sinon ce sera la catastrophe. »

Laurent Gaudé, auteur de “Nous l’Europe, banquet des peuples”, ©ΛΦΠ

Le ton est donné. Il était relativement prévisible que le spectacle soit bienveillant vis-à-vis de la construction européenne. La forme musicale, à partir d’un dispositif immersif de musique acousmatique, aurait pourtant pu apporter l’altérité nécessaire pour ne pas imposer de réponse formatée aux questions actuelles quant à l’Europe. Les premiers mots du spectacle sont ainsi une tirade rythmique sur le bafouement du « Non » au Référendum de 2005 suite à la ratification par Sarkozy du Traité de Lisbonne deux ans plus tard, expliquant que la défiance populaire française vis-à-vis de l’Union européenne vient de là. Plutôt juste. La suite de la première partie questionne la naissance de l’idée d’Europe au 19e siècle, à travers un enchaînement de prises de paroles et tableaux où les comédiens portent les mots de Gaudé. Plusieurs points de vue se confrontent : le Printemps des peuples de 1848, l’émergence des chemins de fer à partir de 1830 reliant les pays mais allant de pair avec l’émerge du capitalisme exploitant (avec une impressionnante séquence sur les Gueules noires), ou encore la Conférence de Berlin de 1885, premier sommet économique européen ayant pour but d’organiser la division coloniale de l’Afrique. Un personnage rappelle que l’Allemagne a expérimenté le système concentrationnaire et la politique d’extermination en Namibie. Il cite les différents responsables des horreurs coloniales suivis de l’injonction « Crachez sur son nom » dans une litanie de plus en plus furieuse et est étrangement calmée par l’ensemble des autres comédiens se rapprochant de lui. On peut donc parler de ces criminels mais il ne faut pas trop s’énerver face à l’horreur de leurs actions. Soit. Puis vient l’horreur nazie, la complexité pour l’Allemagne de se reconstruire pour des générations se demandant si leurs parents n’étaient pas des SS avec une puissante chanson l’actrice/chanteuse allemande Karoline Rose à ce sujet. Et puis : pause. La lumière se rallume, le chœur et les comédiens reviennent tous sur scène. C’est le moment du grand témoin. Ce moment a fait parler dans la presse : c’est celui où François Hollande est monté sur scène lors de la première du spectacle le 6 juillet.

Des grands témoins aux grandes ressemblances

Chaque soir est donc invité un « grand témoin de la construction européenne » à qui est posé quelques questions, les mêmes chaque soir. Après François Hollande, ce furent Aurélie Filipetti, Susan George, Aziliz Gouez, Ulrike Guérot, Pascal Lamy, Eneko Landaburu, Enrico Letta, Geneviève Pons et Luuk van Middelaar qui furent conviés. C’est à ce moment que la diversité de points de vue commence à s’effriter, avec un spectre de couleur politique des intervenants relativement réduit. On identifie donc François Hollande, Aurélie Filipetti et Pascal Lamy issus du Parti Socialiste, ainsi qu’Aziliz Gouez issue de Place Publique et sur la liste de Raphaël Glucksmann aux élections européennes, Eneko Landaburu du PSOE espagnol, Enrico Letta du Parti Démocrate italien, Geneviève Pons, directrice de bureau de l’Institut Jacques-Delors, think-tank de centre-gauche européen dont Letta est l’actuel président et dont font partie toutes les personnalités que nous venons de citer. L’once de variation politique se veut être incarnée par Ulrike Guérot, ancienne collaboratrice du porte-parole de la CDU allemande et qui collabore ponctuellement avec l’Institut Jacques-Delors, Susan George, co-fondatrice d’ATTAC et proche de Nouvelle Donne, allié du PS aux dernières élections, et Luuk van Middelaar, philosophe néérlandais membre de cabinet d’Herman Van Rompuy, président conservateur du Conseil Européen de 2010 à 2014.

Chaque soir est donc invité un « grand témoin de la construction européenne » à qui est posé quelques questions, les mêmes chaque soir. C’est à ce moment que la diversité de points de vue commence à s’effriter, avec un spectre de couleur politique des intervenants relativement réduit.

François Hollande aux 20 ans de l’Institut Jacques-Delors. ©David Pauwels

 

Lors de la représentation à laquelle nous avons assisté, ce fût à Aziliz Gouez que la parole a été donnée pour une tribune d’une quinzaine de minutes très similaire aux discours de sa liste aux européennes : plaidant pour une Europe des peuples avec quelques élans politiques sans grande précision et diverses contradictions dans un discours visiblement préparé à l’avance. Elle indique rêver d’une « Europe qui ne sera pas pensée par les bureaucrates », pour ensuite dire que le moment où elle s’est sentie la plus européenne était… une réunion de bureaucrates européens pour la rédaction d’un discours avec ses partenaires allemands (« l’Europe qu’elle connaît mieux », celle du couple franco-allemand). Elle rêve d’une Europe où il n’y a pas que les étudiants qui circulent entre les pays, mais aussi les apprentis « car il y a les mains aussi », et pas un mot sur le dumping social. Les spectateurs applaudissent avec enthousiasme.

Un récit officiel, partiel et inquiétant

La deuxième partie du spectacle raconte la construction de l’Union européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ou plus précisément : la version mainstream de la construction de l’Union européenne. Une Union pensée suite aux affres des foules dogmatiques de la Seconde Guerre mondiale et contre les barbelés d’Allemagne de l’Est. On pointe ses quelques difficultés de fonctionnement comme sa lenteur de prise de décision politique. Quelques minutes sont attribuées aux deux grands échecs admis de l’UE : la guerre de Yougoslavie et la crise grecque. Cela dit, aucun nom n’est cité cette fois-ci, et ces deux moments ne durent pas plus de quelques minutes. L’ensemble est vite noyé dans un relativisme inquiétant, disant qu’après tout « c’est compliqué de se mettre d’accord à 27 dans le syndic de son immeuble », alors imaginez à l’échelle de l’Europe ! Et qu’après tout, « c’est beau 27 pays qui font converger leurs intérêts économiques », déclaration que de nombreux économistes pourraient contester (non pas sur la beauté mais la convergence). Le spectacle se termine sur un questionnement sur l’Ode à la joie de Beethoven comme hymne européen, qui n’est selon les personnages pas très entraînant et ne donne pas envie de se lever pour lui. Ils choisissent alors Hey Jude des Beattles, repris en chœur en invitant les spectateurs à venir danser dessus en claquant des mains au dessus de leur tête pour terminer le spectacle. Une étrange scène finale bouffie de bons sentiments proche de la messe, où les spectateurs peinent à avoir envie de venir danser sur scène mais offrent une standing ovation au spectacle.

Sans faire la sociologie du spectateur du festival d’Avignon ravi de sa soirée, ce spectacle est pour le moins inquiétant. On peut retenir de nombreuses trouvailles esthétiques et autres moments très beaux, mais la construction dramaturgique même du spectacle finit par être propre à la construction de l’Union européenne ordolibérale actuelle. Le récit qui est fait est celui que cette dernière raconte : l’Union s’est construite sur les ruines des dictatures que les foules passionnées avait mises au pouvoir et elle est la seule garante pour empêcher « la montée des populismes ». Aucune vision critique de son fonctionnement, aucune allusion aux autres référendums qu’elle a bafoués, à aucun moment les États-Unis d’Amérique ne sont cité dans la construction de l’Europe post-Seconde Guerre mondiale.

L’expérience d’altérité se base uniquement sur une distribution d’acteurs de différentes nationalités mais qui tiennent au final le même discours de surface. Du reste, on se contente de taper des mains pour célébrer tous ensemble le mythe de cette Europe qui nous protège des dictateurs.

On note plusieurs moments reconstituant les interrogatoires complexes et violents auxquels sont soumis les migrants en arrivant vraisemblablement en France, mais sans explorer plus loin la crise migratoire. Le rôle du chœur, grand groupe de personnes de divers âges et divers origines, est aussi caractéristique : il n’est présent que pour la grande image du début, pour entourer le grand témoin et pour la chant collectif final, hormis quelques enfants qui en sont issus venant parfois faire les figurants. Du reste, ils sont cantonnés sur les côtés, assis pour accompagner discrètement le grand récit de l’Europe. Là encore, on retrouve cette peur de la foule. À l’exception près du moment où il faut chanter en chœur pour l’Union européenne où, spécifiquement à cet instant, il faut faire masse. Alors qu’on vient de nous dire que l’Europe s’est construite après les ravages des pays où des foules scandaient la même chose ? Un des acteurs se met même à entonner « Banquet des peuples ! Banquet des peuples ! » comme un slogan politique, que personne ne reprend, mais qu’il essaye une seconde fois en agitant ses bras pour faire signe de reprendre avec lui. Étrange paradoxe. On se doute qu’il aurait été compliqué de laisser le public intervenir pour poser ne serait-ce qu’une question au grand témoin (quoi que ?), mais le format véhiculé par le spectacle reste celui où une masse silencieuse reçoit un discours monolithique et didactique sur un cadre politique qui, certes n’est pas parfait, mais après tout reste mieux que le fascisme. Dès qu’il s’agit du présent, encore une fois aucune analyse, aucun questionnement, aucune remise en question n’est faite sur pourquoi les nationalistes montent. L’expérience d’altérité se base uniquement sur une distribution d’acteurs de différentes nationalités mais qui tiennent au final le même discours de surface. Du reste, on se contente de taper des mains pour célébrer tous ensemble le mythe de cette Europe qui nous protège des dictateurs.

L’actuelle vacuité des spectacles se voulant « politiques » ?

Ces deux spectacles phares de la 73 édition du Festival d’Avignon sont caractéristiques d’une impasse dans laquelle nombre de spectacles produits dans les grandes institutions (qui peuvent également parfois être vecteurs d’innovations) tombent. Celui, au final, de ne reproduire que le diptyque gouvernemental : défendre le cadre actuel ou ce sera le chaos. Améliorer le libéralisme ou ça sera le fascisme. Même les spectacles se voulant moins tendres avec le pouvoir (Dévotion de Clément Bondu ou Le présent qui déborde, de Christiane Jatahy) se heurtent encore à la seule critique triste. Ces spectacles ont une volonté de parler du présent politique et historique qui peut être belle, mais confrontée à l’irrémédiable plafond de verre du manque de volonté, de regard, et d’analyse politique du monde débouchant à une absence d’ouverture sur autre chose. Ils ne font que confirmer ce qu’analyse Olivier Neveux dans son récent et très pertinent Contre le théâtre politique : « Se satisfaire de réciter que le théâtre est « par essence politique », assurer que le « théâtre est politique ou il n’est pas théâtre », produit chaque fois le même effet : évincer la politique. »2

Toute autre réponse politique au présent, sans pour autant vouloir donner de solution miracle, est ici niée par manque de représentation. On se retrouve avec un festival voulant désarmer les solitudes qui se s’avère surtout être une machine à broyer les imaginaires. Plutôt que d’appeler aux mythes passés pour resserrer un présent défaillant, pourquoi ne pas imaginer de nouvelles histoires et de nouveaux mythes ? « Ne pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés » est bien le cul de sac discursif dans lequel l’actuelle direction du festival fonce en niant constamment le cri qui habite une frange de la population qui n’en peut plus. À l’image de la poitrine gauche d’Olivier Py qui arborait un badge « SOS Méditerranée » dans les salles du Festival, et quelques mois plus tôt la Légion d’honneur dans les bras de Brigitte Macron, les quelques indignations pour cocher les cases du minimum syndical d’un art voulant parler du présent ne peuvent plus suffire sans aller explorer ses racines et ouvrir la voie sur d’autres futurs. 

Concert à la Maison Jean Vilar d’une partie du groupe Maulwürfe, formé suite au spectacle “La Nuit des taupes” de Philippe Quesne. ©Martin Mendiharat

Mais le spectacle vivant n’est pas pour autant politiquement mort. Citons par exemple les 12 heures de la scénographie que la Maison Jean Vilar accueillait le 10 juillet en échos au brillant retour de la France à la Quadriennale de Scénographie de Prague. À travers des lectures, une exposition, une table ronde autour du thème « Mondes imaginaires, mondes possibles » et même une DJ Set du groupe de taupes Maulwürfe, quelques heures furent consacrées à comment imaginer demain et comment le spectacle vivant pouvait y contribuer par ses nécessaires « capsules de fiction » comme l’y a dit Philippe Quesne. Du reste, la programmation de cette année est loin d’avoir fait l’unanimité. Que ce soit dans les rues, aux terrasses des cafés ou dans les heures plus festives de la nuit, nombres de jeunes (ou moins jeunes) artistes et spectateurs présents au Festival avaient pour sujet de discussion la lassitude de cette bien-pensance théâtrale et une aspiration à autre chose. N’en déplaise à Olivier Py, sa volonté de désarmer les solitudes aura peut-être plutôt, à l’image d’une des multiples inscriptions qui fleurissaient de nuits en nuits sur les murs d’Avignon, donné l’envie que l’on « arme nos solitudes ».

 

1.BRECHT Bertolt, « Plateforme pour les intellectuels de gauche », In Écrits sur la politique et la société, L’Arche, 1970

2.NEVEUX Olivier, Contre le théâtre politique, La Fabrique, 2019

Avignon : Macbeth joué par des détenus de la prison du Pontet dans le in

Macbeth Philosophe – Olivier Py et Enzo Verdet – © Christophe Raynaud De Lage / Festival d’Avignon

Macbeth philosophe est une pièce de théâtre mise en scène par Olivier Py, directeur du festival d’Avignon et Enzo Verdet, issue d’un partenariat avec la prison du Pontet. La pièce est émouvante, forte, et donne la parole et une reconnaissance à des individus souvent rejetés et incompris par la société.

Macbeth revisité par Olivier Py et Enzo Verdet est issu d’un partenariat entre la prison du Pontet et le festival d’Avignon depuis cinq ans. Renommé Macbeth philosophe, cette pièce vibrante permet de regarder autrement ces personnes condamnées par la société. C’est une prise de liberté, une réintroduction dans la population qui s’en est pourtant protégée. Aujourd’hui la distance avec ces prisonniers n’est que de quelques mètres et la confiance règne, que ce soit du côté de l’organisation comme celui du public qui, curieux, s’est attroupé autour de la scène. Personne ne connaît leur histoire en tant qu’individu, en tant que prisonnier. Ce qui est roi est le texte, le jeu de ces comédiens et les émotions qu’ils nous procurent. Le théâtre donne une seconde chance, une porte d’entrée.

Partenariat avec la prison du Pontet

Le partenariat entre le festival d’Avignon et la prison du Pontet existe en réalité depuis quinze ans. Il a commencé par faire jouer des pièces du festival dans la prison. Il s’est poursuivi avec des sorties organisées lors de représentations à l’extérieur de la maison carcérale. Il y a cinq ans, un détenu a demandé à ce qu’un atelier soit créé. Depuis, chaque année, des détenus montent et jouent une pièce au festival d’Avignon dans le in. « Ce sont les permissionnables que nous choisissons pour jouer dans les pièces et participer aux ateliers. Ils ont dépassé la moitié de leur peine et ont entamé le cursus de réinsertion. Ce cursus inclut des sorties pour aller voir la famille, trouver du travail. Dans ce cas ils sortent seuls, cela n’entraîne pas de problèmes juridiques pour les intégrer au festival » commente Enzo Verdet, metteur en scène de la pièce.

Tout le monde est invité à participer. Les permissionnables sont privilégiés : leur peine est plus longue et permet d’aller au bout du processus. Des détenus qui seraient en maison d’arrêt pour des peines courtes ou en attente de jugement peuvent en cours d’année arrêter et bloquer le processus créatif.

Selon l’expérience, on s’aperçoit que le théâtre en prison a joué un rôle exutoire et de transition vers une nouvelle vie. Beaucoup arrêtent en sortant de prison malgré leur volonté première de continuer. « C’est dans la tête de beaucoup et beaucoup qui sont déjà sortis. Ils l’avaient en tête mais les sorties c’est souvent très prenant. Il faut avoir un boulot qui soit stable en sortant. Ceux qui me disent qu’ils veulent en faire le métier une fois leur peine terminée, je leur déconseille car obtenir le statut d’intermittence est compliqué. En revanche certains persistent. Yousseff a terminé sa dette à l’Etat et est venu jouer Macbeth, un autre s’est inscrit au conservatoire. Mais à l’extérieur il y a des priorités qui sont autres. Le théâtre est une liberté. Une fois qu’ils sont libres ils n’en ont plus forcément besoin » explique Enzo Verdet.

Le théâtre comme ouverture à la rencontre

A la fin, toute la salle est debout pour applaudir chaleureusement et longuement. Rares sont les pièces qui trouvent l’unanimité du public comme cela a été le cas cette fois ci. Les comédiens sont attachants avec leur accent du sud, ils se sont réappropriés la pièce. Macbeth, à travers eux, est au fond un personnage qui se questionne sur l’acte de tuer, de dévier et enfreindre la loi pour un gain qu’est ici devenir roi. Métaphore de leur condition, des choix qu’ils ont fait en tant qu’individu qui les a amené sur la route des hors la loi.

Macbeth est une des pièces les plus noires de Shakespeare. Ici le fond et la forme collent à la peau des comédiens. L’émotion est forte lorsque l’on sait d’où ils proviennent. On partage avec eux un moment fort de leur vie. C’est plus qu’une pièce de théâtre jouée par de professionnels, c’est un territoire de liberté, une réunion entre des fâchés, des France qui s’ignorent. Entre des français éduqués culturellement et une France cachée et retenue qui n’a jamais imaginé un jour pouvoir partager et vivre des instants de théâtre. « Ils se sont toujours dit que le théâtre ça n’était pas pour eux. Aucun n’a imaginé faire du théâtre un jour avant cet atelier » confirme Enzo Verdet.

À la fin, un des comédiens prend le micro et réunit ceux qui ont permis cette pièce et des comédiens. Il ne sait pas trop quoi dire, il improvise. C’est son moment, sa voix, ses paroles, que tout le monde écoute, peut-être pour une fois.

Avignon : Outside, une pièce de théâtre photographique

Outside © Christophe Raynaud De Lage / Festival d’Avignon

Hommage à Ren Hang que le metteur en scène russe d’Outside Kirill Serebrennikov propose dans cette pièce, l’exigence d’un photographe est à la hauteur de cette création, les images aussi belles les unes que les autres se succèdent pour le bon plaisir du public.

Cette pièce jouée à Avignon est un hommage au photographe et poète chinois Ren Hang. Kirill Serebrennikov et Ren Hang devaient travailler ensemble sur une pièce. Peu après un premier contact sur les réseaux sociaux, Ren Hang se suicide. Kirill Serebrennikov, choqué décide de lui rendre hommage à travers Outside. Les deux se retrouvent représentés à travers des comédiens qui racontent cette histoire et chantent les poèmes de Ren Hang. Ren Hang, le personnage prend des photos de comédiens tout le long de la pièce. Ces derniers jouent des modèles, non pas chinois comme lui, mais russes. Le personnage qui joue Kirill Serebrennikov montre une certaine obsession de Ren Hang. « Je ne pouvais penser à rien d’autre qu’à toi », déclare-t-il.

Au-delà d’un hommage, c’est une histoire réelle, un épisode de la vie du metteur en scène qui est ici montré. La pièce, comme résilience de ce moment traumatisant pour Kirill Serebrennikov, est un chef d’œuvre. Il montre aussi un souvenir marquant dans la vie du metteur en scènce :  une perquisition qui l’a amené à être interdit de sortir de Russie. À la fin de la pièce, les comédiens arbore un tee-shirt « Free Kirill ».

À l’inverse du travail de Ren Hang, Kirill Serebrennikov rend sa pièce politique, à la fois pour lui mais aussi à la fois pour Ren Hang. On le voit avec le personnage de la mère de Ren Hang qui nie en bloc la mort de son fils. Sa mère pourrait représenter l’image de l’État chinois qui ne veut pas reconnaître le travail de Ren Hang : jusqu’à ses actions et même sa mort. Une Chine qui tait, qui cache. Voilà la dénonciation de Kirill Serebrennikov

Le personnage de Ren Hang fume tout le long de la pièce, symbole ici de liberté sur scène. C’est une situation qui a été longtemps refusé sur les planches. Aujourd’hui acceptée, elle préfigure une volonté de parler de liberté, liberté de faire devant un public. Mais aussi liberté de dénuder des corps sur scène.

La nudité comme liberté

La nudité est au centre de la pièce et du travail de Ren Hang, dans ses poèmes comme dans ses photos. La nudité ne peut être exemptée pour un hommage au travail de Ren Hang. Elle est la clé, l’identité même de ses créations. Elle apparaît dans la pièce comme un élément de liberté. Même si Ren Hang dément sa volonté de faire de la politique avec ses photos, son travail était censuré. Il était lui même en permanence persécuté. C’est une liberté pure, dégagée de revendication, qui se suffit à elle-même.

Les tabous sont jetés pour revenir à la simplicité du corps et sa beauté sublimée par la créativité de Ren Hang. Kirill Serebrennikov qui propose les images que les comédiens donnent à voir par des poses éminemment créatives. On oublie rapidement que les comédiens sont nus. Ils deviennent des créations à part entière. Les corps n’appartiennent plus aux occupants, mais à l’artiste, au public. Ses photos, considérées comme obscènes, posent problème au Parti Communiste Chinois. Pourtant, Ren Hang n’a jamais arrêté de continuer son travail, tout en restant en Chine.

L’émancipation du corps par les formes

Le corps est au centre de la pièce. Le corps est aussi libéré des mœurs à travers le personnage d’un danseur. Il a « des fesses et des jambes d’éléphant », comme dit dans la pièce, une image contraire au stéréotype du danseur professionnel. Ses gestes ne sont pas gracieux, pas laids non plus, ils sont même demandés par une compagnie. Parole d’une communauté qui reconnaît la différence et l’acceptation du corps et de soi. À l’encontre des règles implicites de la danse, qui imposent une image, une finesse du corps que ce danseur n’a pas.

Le travail de Kirill Serebrennikov s’est prêté au regard de Ren Hang et montre une pièce à travers un œil de photographe. L’esthétique est travaillée, pointue. On assiste en direct à un shooting en mouvement, vivant. Les images qui se succèdent sont belles, tant les unes que les autres. C’est un magazine de photographie vivant.

Avignon : £¥€$, plongée dans les rouages de la finance

©Festival d’Avignon

£¥€$ est une pièce de théâtre participative du in du festival d’Avignon qui s’est jouée du 5 au 14 juillet à la Chartreuse. Acteur de la pièce, le public vit et ressent ce que vit un trader au quotidien avec une puissance déconcertante. De quoi susciter une curiosité plus approfondie des mécanismes et des règles qui régissent le monde de la finance dès la sortie de la salle.


La pièce tourne dans le monde depuis 2017, elle a été jouée plus de 300 fois. Il y a une version anglaise, russe, elle a été reprise au Kazakhstan et va être prochainement réadaptée en Chine. À la manœuvre, la compagnie flamande Ontroerend Goed. Quatre comédiens/créateurs et un directeur artistique et metteur en scène, Alexander Devriendt. La comédienne Aurélie Lannoy, seule francophone de la compagnie, joue le rôle de traductrice. C’est la première entrée de cette compagnie dans le in du Festival d’Avignon, leurs dernières créations comme Fight night se jouaient à la Manufacture dans le off.

Réguler la finance

La pièce illustre une volonté d’aller toujours plus loin dans la recherche du gain par les traders. Elle présente des situations concrètes, comme lorsqu’il s’agit de payer les gouvernements pour encourager la dérégulation et offrir toujours plus de droits aux banquiers. La compagnie à l’initiative de £¥€$ propose à la fois une critique et une mise en situation permettant de se mettre à la place du spéculateur. « La première vague représente des investissements matériels qui correspondent à l’immobilier, l’agriculture, l’acier, l’énergie où il n’y a pas beaucoup de risques, puis le risque augmente pour tout ce qui est recherche, communication, technologie plus complexe et ensuite on passe aux investissements qui ne font plus partie de l’économie réelle, comme les produits dérivés. Chaque vague d’investissements correspond à une période historique allant des années 30 jusqu’au crash boursier de 2008 », explique la comédienne Aurélie Bannoy. La musique accompagne chaque période historique illustrée dans la pièce, des musiques des années 30 à de la techno. Le jeu accélère aussi, à la fin il faut faire des investissements de plus en plus rapides.

Expérience de la bourse

Le jeu prend la forme du black jack accompagné d’une narration sur la bourse. « On ne pouvait pas traiter de manière frontale notre sujet avec une scène et des gens qui regardent, précise Aurélie Lannoy. Pour nous l’économie est un sujet qui fait peur aux gens, où les idées reçues sont parfois importantes. On a des préjugés par rapport à l’économie. On a rapidement l’impression qu’on ne va pas comprendre parce que ça paraît compliqué, donc en mettant les gens à travers l’immersif, ça passe plus par l’émotion que par la tête. Ceux qui sont aux manettes de notre économie sont déconnectés de la réalité, surtout lorsqu’on parle d’investissements à haut risque, ils jouent eux aussi » commente Aurélie Lannoy.

C’est l’enjeu de cette pièce, ne pas passer par la rationalité mais par les émotions, le corps, les pulsions. Selon les personnalités des spectateurs-participants, les envies, les comportements, cette pièce variera du tout au tout. J’ai décidé d’être au plus près du jeu et d’aller au maximum des règles autorisées. Grâce à cette mise en scène, j’ai de l’empathie pour les traders, une situation que je ne pensais jamais vivre. « C’est humain », commente Aurélie Lannoy, comme le comportement excessif des traders qui prennent énormément de risques. Passer par l’émotion, être mis à la place de, fait que l’on ne prend pas de distance par rapport aux événements, ça n’est pas une réflexion froide mais un corps chaud qui danse avec le jeu. Je misais, et je sentais une pulsion dans mon corps qui voulait gagner toujours plus puis recommencer. Les traders sont-ils des accrocs au gain ? L’envie de faire plus que les autres, que mes voisins m’habitait. La compétition entre traders et l’appât du gain sont souvent dénoncés lorsque la finance est critiquée mais n’est-elle pas naturelle ? N’est-ce pas un fondement de la nature humaine ? Le pire est que l’on peut gagner sans jamais perdre. Où est donc la régulation ?

Cette pièce rentre dans une catégorie rare qu’est celles des pièces participatives. Il est difficile de trouver des pièces qui sortent du cadre des cinq actes, de la psychologie des personnages et du conflit dramaturgique. Rien que pour le pari de la participation du public, £¥€$ est une création à saluer. Au-delà, l’objectif est atteint, on comprend mieux le fonctionnement de la spéculation et le sentiment qu’un acteur de la bourse peut en retirer lorsqu’il investit. Les créations de la compagnie Ontroerend Goed sont à suivre de près.

Le in du festival d’Avignon se termine avec Story Water à la Cour d’Honneur

Guidés par une écriture en temps réel, les danseurs orchestrent un instant de spontanéité et de créativité particulièrement intense. Emanuel Gat et l’Ensemble Modern clôturent le in de la 72e édition du festival d’Avignon dans la Cour d’Honneur au Palais des Papes. Son thème : Gaza. 

Pour la première fois, Emanuel Gat et l’Ensemble Modern de Francfort s’installent à la Cour d’Honneur pendant le festival d’Avignon pour y interpréter Story Water.  Emanuel Gat est danseur, chorégraphe, compositeur et scénographe israélien installé en France depuis 2007. Il compose aussi la lumière de ses spectacles.  Liberté de créer. Voilà ce qui résume cette performance. La frontière entre le chorégraphe et les danseurs est trouble. Il opte pour l’écriture en temps réel. Les corps se malaxent, se déchaînent, répètent. Les danseurs tissent des personnages, des discours corporels. Garder en tête que tout est improvisé révèle une prouesse chorégraphique. Les danseurs sont moteur de l’apparition des instants du spectateur. Le tout est chaotique mais c’est une force. On y voit différentes temporalités, des gestes décousus mais qui parlent d’un instant lancé au hasard avec le courage et la responsabilité de peut-être échouer. C’est un tout autre paradigme.

La musique accompagne avec brio la danse. Des notes partent dans différentes directions tout comme ces mouvements désorientés. Les compositions interprétées ont été réalisées par Pierre Boulez en première partie, par Rebecca Saunders qui le seconde et par Emanuel Gat lui-même. Une attention particulière est portée sur la relation entre la musique et la danse. Le chorégraphe parle de « dialogue ». Ils interagissent par les corps.

La scène est vaste dans cette Cour d’Honneur. Elle est dénudée. Les murs sont meublés par leur histoire, mais  pas par des installations. Seule une échelle est appuyée à une fenêtre. Elle est accompagnée  d’un chrono digital qui fait le décompte tout le long de la représentation. Le cadre en met plein la vue. Les musiciens sont à gauche, les danseurs à droite. Apparaît souvent une ligne qui sépare la scène en deux. Une ligne blanche, aussi couleur du sol et des habits des interprètes qui sont enlevés au fur et à mesure de la représentation. Serait-ce une expression de perdre les seuls biens détenus par les artistes qui illustreraient la pauvreté sociale, politique, économique, médicale des habitants de Gaza, thème de la création ? La question reste en suspend. Il y a un jeu avec les habits et un sens, pour sûr. La difficulté est de saisir lequel. Plusieurs interprétations s’entremêlent .

Un thème reste majeur, Gaza. La majorité des inscriptions sur le mur du Palais des Papes reviennent à cette ville. Ce sont des informations données cette fois-ci avec plus de franchise et de rapidité de compréhension du message puisque ce sont des mots qui s’écrivent, ce qui contraste avec le hasard communicationnel d’une écriture en temps réel. « 98% de l’eau à Gaza est contaminée et non potable »; « 69% des jeunes sont au chômage »; « 60% des enfants sont anémiques »; « 84% comptent sur l’aide humanitaire pour leurs besoins de base » repeignaient le mur.

La dualité est une thématique récurrente. On peut penser aux conflits que vit la population de Gaza : les danseurs commencent par se former en deux groupes distincts, il y a les danseurs et les musiciens sur scène, la scène coupée en deux.

Il nous donne une bonne leçon à la fin sur ce dernier chapitre « Danse ! » . Les danseurs s’habillent en couleur, ils sont en harmonie ce qui laisse suspecter que cette unique partie est chorégraphiée à l’avance. On y lit que la danse est véhicule de liberté et d’union. C’est aussi ce sur quoi la création se ferme. C’est la dernière chose à retenir : danse !

 

Par Justine Desjardin.

Julien Gosselin réaffirme sa virtuosité avec Joueurs, Mao II, Les Noms

Julien Gosselin est un des metteurs en scène les plus attendus de cette 72e édition du Festival d’Avignon. Joueurs, Mao II, Les Noms, la nouvelle pièce mise en scène par Julien Gosselin est une petite bombe à l’image des explosifs de ses personnages. C’est la troisième pièce jouée par le collectif Si vous pouviez lécher mon coeur au festival d’Avignon. Cette pièce vient après Les particules élémentaires et 2666, toutes deux saluées par la critique.


Julien Gosselin est un des metteurs en scène les plus attendus de cette 72e édition du Festival d’Avignon. Joueurs, Mao II, Les Noms, la nouvelle pièce mise en scène par Julien Gosselin est une petite bombe à l’image des explosifs de ses personnages. Cest la troisième pièce jouée par le collectif Si vous pouviez lécher mon coeur au festival d’Avignon. Cette pièce vient après Les particules élémentaires et 2666, toutes deux saluées par la critique.

Julien Gosselin repousse les limites du théâtre en cassant ses règles élémentaires 

Il nous emmène dans un spectacle de 10 heures. Des chansons, des projections et une performance prennent la place des entractes. Les spectateurs ont le droit de sortir de la salle quand ils le désirent et peuvent continuer à regarder la pièce sur l’écran présent dans la cour. Les textes sont issus des romans de Don Delillo dénommés respectivement Joueurs sorti en 1993, Mao II publié en 1991 et Les Noms édité en 1982. Trois histoires, un lien qui unit ces romans : le terrorisme. L’anti-américanisme, la haine du capitalisme transpirent dans chaque pièce. Et pourtant, le spectateur sera étonné de s’apercevoir que le terrorisme n’est pas l’unique thème. Le descriptif de la pièce est une fourberie car finalement l’intimité amicale et conjugale prennent une place dominante. Ainsi, il frustre le spectateur, subterfuge largement appréciable puisqu’on est dans l’attente de voir apparaître le thème qui n’émerge finalement que par épisode. Ce décalage provoque en nous un sentiment sans avoir à passer par une scène équivoque. Et c’est là la force de Julien Gosselin : il vient nous chercher, nous provoquer, nous faire sortir d’une identité de spectateur ordinaire.

Le travail de ce metteur en scène est à l’image de la création contemporaine et de l’évolution de l’édification des nouveaux codes et expériences scéniques. Elle repousse les limites du théâtre en introduisant des disciplines ou en cassant les règles élémentaires du théâtre. Elle agît sur l’espace temps ou travaille le mode communicationnel par exemple.

La qualité des plans et du jeu des comédiens a de quoi faire pâlir le cinéma classique

Julien Gosselin commence dès le début par la première note qui est un « boum » sonore très fort. On pourrait imaginer une explosion faisant référence aux dynamites de terroristes. Ce son, quand on l’entend, nous fait trembler de surprise autant qu’une victime prise au dépourvu lors d’un attentat. C’est une parole directement adressée au corps. Cette intonation revient plusieurs fois mais les fois suivantes, elle est mêlée à la musique. Il joue aussi avec notre regard en nous privant pour la majeure partie du temps de la pièce du contact visuel immédiat avec la scène. Il nous impose des écrans pour les voir. La pièce est entièrement filmée en live. De cette manière, il a une prise directe sur notre regard. La réalisation donne une direction sur l’acteur qu’il convient de regarder et sur l’angle par lequel il faut poser nos yeux sur lui. Paradoxalement, cette réalisation permet aussi de voir de près. C’est d’ailleurs une prouesse cinématographique, la qualité des plans et du jeu des comédiens a de quoi faire pâlir le cinéma classique qui a ce luxe de pouvoir refaire des prises. Ici, ça n’est pas possible et c’est tout aussi beau.

Une autre particularité de Joueurs, Mao II, Les Noms est le décor. Pour la première pièce, le spectateur fait face à de grands murs en bois cachant entièrement la scène. La deuxième, quant à elle, donne une visibilité partielle sur les côtés tandis que la troisième permet de visualiser la moitié ; l’autre partie étant cachée par des grands rideaux dorés. Les comédiens jouent d’ailleurs avec l’espace par des sorties de scène ou des sorties de murs du logement aménagé. On a l’impression qu’ils déshabillent le décor au fur et à mesure ou bien qu’ils nous autorisent à rentrer avec les comédiens derrière les vitres de l’appartement recomposé.

Une autre caractéristique de cette pièce est l’utilisation de mots écrits qui défilent sur l’écran et introduisent une autre temporalité narrative. On obtient des informations à l’avance sur le déroulement sans acquérir de précisions qui court-circuitent la compréhension de la pièce. Le dernier trait significatif  est annoncé dès le début. Il s’agît du temps de la représentation.

La longueur de la pièce paraît introduire une expérience difficile à surmonter plus qu’à vivre aisément alors qu’en sortant de ces dix heures même si la fatigue vient, qu’on a mal au cou à force de lever la tête pour voir l’écran,  on a envie d’y rester, de ne plus jamais repartir, de voir en somme la vie à travers les yeux de Julien Gosselin et de ne vivre qu’auprès d’œuvres qui marquent l’esprit, le corps et le temps et ceci pour des années. Pur chef d’œuvre issu d’un grand et jeune talent, cette pièce aura sans surprise rehaussé le niveau et la qualité des propositions de cette année. C’est le genre de performance pour laquelle on garde une excitation intérieure de plaisir tout au long de la création par le simple fait de prendre une vraie claque théâtrale si rare et si désirée.

Crédits photos : Julien Gosselin