Les nouveaux créanciers privés des pays en développement

Conférence internationale des Nations unies à Bonn, en Allemagne ©Wolfgang Rattay/Reuters

Depuis plus d’un demi-siècle, les institutions financières occidentales que sont le FMI et la Banque mondiale jouent un rôle déterminant dans le financement des pays en développement. L’hostilité grandissante envers ces institutions et les réformes structurelles qu’elles obligent ont, peu à peu, permis à d’autres États et organisations de s’imposer. En particulier, après des années de très forte croissance, la Chine est devenue un créancier de taille dans de nombreuses régions, notamment en Afrique. Son ralentissement économique et démographique vient toutefois refroidir ses grandes ambitions. Désormais, forts du pouvoir qu’ils ont acquis par des soutiens publics toujours plus importants, les créanciers privés occupent un poids grandissant dans le financement des pays en développement. Le signe d’un basculement ?

Une crise de la dette est proche. Les effets de la crise sanitaire, de l’inflation, de la hausse des taux d’intérêten Occident et de la hausse globale du dollar ne cessent de fragiliser des pays déjà en proie à des difficultés de toute sorte. Sur les trois dernières années, 18 défauts de paiement ont été enregistrés dans dix pays en développement, soit plus qu’au cours des deux dernières décennies. Les plus à risque restent ceux à faible revenu, dont les emprunts sont pour près d’un tiers émis à taux variable. Environ 60% de ces pays sont considérés comme surendettés ou en phase de le devenir. Ainsi, selon l’ONU, 3,3 milliards de personnes souffrent du fait que leurs gouvernements sont contraints de privilégier le paiement des intérêts de la dette sur des investissements essentiels. Et en 2024, le coût global du service de la dette devrait augmenter de plus de 10% pour les pays en développement, et de 40% pour les pays plus pauvres. Face à cette situation aux conséquences économiques, politiques et sociales parfois désastreuses, les réformes en cours de l’architecture financière internationale n’apportent aucune réponse. 

Les institutions occidentales contraintes de se réinventer ?

Les programmes du FMI et de la Banque mondiale imposés depuis quatre décennies en vertu du Consensus de Washington connaissent un rejet grandissant. L’été dernier, le président Tunisien Kais Saied avait notamment refusé un prêt du FMI de 1.9 milliard. Dans un monde de surcroît fragmenté, les institutions financières occidentales sont contraintes de se réinventer.

Le 9 octobre dernier s’ouvraient ainsi, pour la première fois en Afrique depuis 50 ans, les réunions annuelles du FMI et de la Banque mondiale à Marrakech. Au programme : réforme des institutions de Bretton Woods et financement climatique. L’objectif : teinter les nouveaux prêts d’un vert clair qui laisseraient presque croire à des dons. Depuis plusieurs années déjà, le FMI propose des prêts à des taux proches de zéro et à échéance 20 ans avec pour objectif de « financer l’action climatique » dans les pays les plus pauvres. Alors que la contribution de ces derniers dans les émissions de carbone mondiale est quasi nulle, et que les pays du Nord n’ont pas tenu, selon les échéances décidées, leur engagement de financer à hauteur de 100 milliards de dollars annuels les plus pauvres dans leur politique climatique…

Les États-Unis peuvent appliquer un droit de veto systématique aux décisions importantes qui nécessitent, toutes, 85% des votes à minima. 

Parallèlement, ces réunions ont soulevé la question fondamentale de la gouvernance de ces institutions – largement dirigées par les pays occidentaux et pourtant créées pour stabiliser le système financier international au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Aucun changement véritable n’a été négocié puisque les pays émergents (où figurent les BRICS) conservent une place très minoritaire et non influente tandis que l’Afrique subsaharienne n’a obtenu qu’un troisième siège, peu significatif, au Conseil d’administration du FMI.

Dans ces deux institutions, les droits de vote de chaque pays dépendent de leur quote-part (contribution au capital des institutions) calculée, de manière arbitraire, selon leur poids économique et géopolitique dans le monde. Les États-Unis détiennent 17,4% des votes, la Chine 6,4% (alors que son économie représente 20% du PIB mondial environ) et l’Allemagne 5,6%… Ce qui permet à l’Occident de réunir aisément une majorité, et aux États-Unis d’appliquer un droit de veto systématique aux décisions importantes qui nécessitent, toutes, 85% des votes à minima. 

Enfin et surtout, l’objectif affiché de ces réunions fut de modifier la politique de financement de ces institutions pour accorder davantage d’emprunts. Comme les pays membres fournissent la majeure partie des financements selon leur quote-part dans chaque institution, une proposition visant à augmenter de 50% les quotas distribués a été validée. Néanmoins, alors que les conditions d’emprunts se resserrent dans les pays avancés (qui distribuent une part significative des prêts) face à des niveaux d’endettement publics historiquement élevés et des finances publiques dégradées, le volume de leurs financements risque de diminuer. Dans la continuité des années passées, cette situation devrait théoriquement bénéficier à la Chine dont le statut de créancier n’a cessé de prendre de l’importance. Mais le gouvernement de Xi Jinping est confronté à des difficultés majeures.

La Chine, puissant créancier en panne

Depuis plus d’une décennie, la Chine se concentre particulièrement sur son développement extérieur (au détriment de sa population). Pour ce faire, elle recycle l’épargne qu’elle a accumulée pendant ses années de forte croissance pour prêter à ceux qui ont des besoins de financement. À travers une politique singulière où les emprunts ne sont assortis d’aucunes conditionnalités, elle se démarque des institutions financières occidentales. Les méthodes de remboursement sont en théorie plus souples car la dette du débiteur est souvent rééchelonnée si celui-ci est proche du défaut de paiement (au même titre, finalement, que le Club de Paris à la fin du 20ème siècle) et des prêts de sauvetage sont instaurés si la situation financière du pays se détériore (à des taux avoisinants toutefois 5%, soit deux fois plus élevés que ceux pratiqués par le FMI notamment).

L’empire du milieu a notamment prêté en Asie centrale et en Afrique, où les ressources naturelles abondent, afin de renforcer les liens économiques utiles pour son développement technologique et militaire. Elle peut notamment compter sur ses banques étatiques (la Banque de développement et la Banque d’export-import) qui ont réalisé près de 70% des prêts chinois à destination des économies émergentes et en développement sur les vingt dernières années, mais aussi sur ses banques nationales. La majorité de ces prêts (80% environ) sont, toutefois, dirigés vers les pays émergents afin de protéger son secteur bancaire d’éventuels défauts de paiement. De plus, la Chine échange massivement avec ces pays jusqu’à devenir le principal partenaire commercial du continent africain depuis 2009, mais aussi de pays d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Chili, Pérou), et de nombreux autres.

Une ère s’achève cependant. Avec un modèle économique à bout de souffle , son statut de créancier se retrouve affaibli. Elle prête nettement moins qu’auparavant. En Afrique par exemple, les prêts chinois ont atteint seulement 1 milliard de dollars en 2022, soit leur plus bas niveau depuis 2004. Elle s’est par ailleurs retrouvée contrainte de déroger à ses pratiques habituelles en acceptant de rejoindre, entres autres, l’initiative occidentale DSSI créée par le G20 et visant à suspendre de manière ciblée les paiements des intérêts de la dette chez certains pays. Globalement, cette situation pénalise davantage les pays débiteurs que la Chine, dont la baisse des prêts à travers le monde n’est que le reflet d’une économie en déclin. En revanche, elle a longtemps profité aux créanciers privés.

Le poids grandissant des créanciers privés

La financiarisation économique des pays avancés a incontestablement déplacé le pouvoir du public au privé, d’autant plus à mesure que les programmes de soutien des pouvoirs publics (en particulier des banques centrales) envers les acteurs financiers se sont multipliés. La garantie de sauvetage que ces derniers ont obtenu, quoi qu’il en coûte, leur permet par ailleurs de prêter dans des conditions parfois risquées mais particulièrement rémunératrices. Contrairement aux États, les taux qu’ils proposent sont généralement deux fois plus élevés et les conditions de remboursement plus agressives. Ces acteurs sont aussi épargnés des initiatives publiques visant à annuler, suspendre ou restructurer des dettes, conduisant parfois à des subventions publiques indirectes lorsque l’allègement de la dette permis par un État se fait au profit des acteurs privés. 

Ces dernières années, le rôle des créanciers privés dans le financement des pays en développement s’est intensifié. En particulier, celui des acteurs du shadow banking (hedge fund, capital investissement…), des banques de détail et d’investissement, ainsi que des gérants de matières premières (l’entreprise Glencore, par exemple, détient 20% de la dette du Tchad). Selon les chiffres de l’Institut de la finance internationale, les financements privés représentent désormais 27 % de la dette publique des pays pauvres, contre seulement 11 % en 2011. En Afrique, ils détiennent plus de 30% de la dette extérieure du continent. Et dans certains pays à revenu intermédiaire comme le Ghana et la Côte d’Ivoire, ce taux atteint près de 60%. 

Les risques, nombreux, conduisent à des besoins de financement de plus en plus élevés. La diminution des recettes budgétaires et d’exportation, la hausse des taux d’intérêt, les variations de taux de change, les fuites de capitaux, la pénurie de devises, et enfin et surtout le ralentissement de la croissance sont tant de défis qui accentuent la dette des pays en développement. S’ajoutent, pour nombre d’entre eux, des problèmes de pauvreté ou d’extrême pauvreté, une situation politique parfois compliquée, et un système social en difficulté. Bien que les contraintes budgétaires des pays avancés peuvent freiner leur capacité à prêter, les créanciers privés restent, eux aussi, vigilants. La crainte de ne pas être remboursé et de recevoir un soutien plus faible des États pourraient les désinciter à prêter. La hausse des taux d’intérêts a aussi fortement ralenti les arbitrages (et par extension les financements) visant à emprunter à taux bas dans des pays avancés pour bénéficier de meilleurs rendements dans des pays en développement. En 2022 par exemple, les nouveaux prêts accordés par les créanciers privés aux pays en développement ont chuté de 23%, soit leur plus bas niveau depuis dix ans. En parallèle, ils ont reçu 185 milliards de dollars de plus en remboursement de capital que ce qu’ils ont prêté aux pays en développement. La Banque mondiale et les créanciers multilatéraux ont dû, de fait, intervenir.

Ainsi se pose la question du manque de financement et de la soutenabilité de la dette dans les pays en développement. Les annulations de dettes doivent se multiplier, pour donner des marges de manœuvre à des pays qui en ont cruellement besoin, et ne pas leur faire payer des risques dont ils ne sont pas responsables. L’architecture financière internationale doit ensuite être repensée, à travers la création de nouvelles institutions financières reflétant les réalités du monde actuel. Un monde multipolaire où nombre des pays émergents n’ont plus d’émergents que le nom tant ils sont devenus des puissances à part entière. C’est la condition sine qua non pour non seulement apporter des équilibres aux enjeux actuels, mais aussi préserver les démocraties très fragiles.

Article originellement publié sur OR.FR et réédité sur Le Vent Se Lève.

Néolibéralisme autoritaire et narcotrafic : l’Équateur au bord du gouffre ?

Équateur - Le Vent Se Lève
Le palais présidentiel équatorien © Vincent Ortiz pour LVSL

Comme les précédentes, l’élection présidentielle équatorienne du dimanche 15 octobre confronte deux candidats que tout oppose. Luisa Gonzáles, arrivée en tête du premier tour, capitalise sur le rejet de la présidence du banquier conservateur Guillermo Lasso (2021-2023), dont la politique a accru les inégalités et l’insécurité dans des proportions alarmantes. En face d’elle, l’héritier multi-millionnaire Daniel Noboa promeut le statu quo en matière économique et sociale. L’extrême tension du climat politique singularise cependant cette élection entre toutes. Tandis que le narcotrafic étend son emprise sur le pays, un candidat à la présidence et deux responsables politiques ont été assassinés durant la campagne, propageant les rumeurs les plus folles quant à leurs commanditaires. Alors que les conflits sociaux se multiplient et que les Équatoriens rejettent une politique imposée par le Fonds monétaire international (FMI), le clivage autour de l’extractivisme empêche la gauche de marcher unie.

Agustin Intriago, Maire de la ville de Manta ; Fernando Villavicencio, candidat à l’élection présidentielle ; Pedro Briones, dirigeant local du mouvement de la « Révolution citoyenne », qui revendique l’héritage de la présidence de Rafael Correa (2007-2017) et soutient Luisa Gonzáles. Tels sont les noms des trois responsables politiques assassinés en moins d’un mois en Équateur, pourtant encore classé parmi les pays les plus sûrs du continent sud-américain il y a sept ans. C’est dans ce climat que s’est tenu le 20 août dernier le premier tour d’un scrutin présidentiel convoqué de manière anticipée par le président conservateur sortant Guillermo Lasso alors sous le coup d’une procédure de destitution engagée par l’Assemblée nationale.

Celle-ci fait suite à la formulation d’accusations à son encontre de la part du procureur général selon lesquelles il serait intervenu en vue d’étouffer une enquête visant à établir les liens entre le banquier Danilo Carrera, qui n’est autre que son beau-frère, et l’entrepreneur Rubén Cherres. Celui-ci est suspecté d’avoir obtenu de manière irrégulière des parts de marché avec leur aide, tout en entretenant par ailleurs des relations avec un réseau de narcotrafiquants (surnommé la « mafia albanaise »)…

Un scandale qui vient s’ajouter à un bilan marqué par une insécurité et des inégalités croissantes, lourdement sanctionné par la population équatorienne. Celle-ci a décidé de placer en tête de ce premier tour Luisa González, soutenue par le mouvement de la Révolution citoyenne, suivie par la grande fortune Gustavo Noboa. Ce dernier, porteur d’un projet s’inscrivant dans la continuité de la politique actuelle, est parvenu à incarner une forme de nouveauté en prenant soigneusement ses distances vis-à-vis de la polarisation exacerbée du pays, alimentée par la plupart des autres candidats soucieux de manifester leur opposition frontale au « corréisme » [de l’ancien président Rafael Correa, opposé au néolibéralisme NDLR].

« Les nombreux liens entre des figures du crime organisé et des responsables gouvernementaux, jusqu’au plus haut niveau, donnent du crédit aux allégations selon lesquelles le meurtre de Villavicencio aurait pu être un crime d’État »

Mark Weisbrot, directeur du Center of Economic and Policy Research (CEPR)

Ce second tour a un goût de remake : Luisa Gonzáles revendique l’héritage du président Rafael Correa élu en 2006, tandis que son adversaire Gustavo Noboa n’est autre que le fils du candidat malheureux qui avait alors perdu face à ce dernier.

« Délit d’assassinat par omission volontaire »

La question sécuritaire a été propulsée au premier plan de cette campagne présidentielle par le meurtre, à la sortie d’un meeting en plein coeur de Quito le 9 août dernier, du candidat de centre-droit Fernando Villavicencio. Sous les couleurs du mouvement Construye, cet ex-syndicaliste du secteur pétrolier avait fait de la lutte contre la corruption et le narcotrafic ses priorités. Des coordonnées qui rappellent l’assassinat, dans les mêmes conditions, de Luis Carlos Galan lors de la campagne présidentielle colombienne de 1989.

Si le bourreau de Villavicencio a été neutralisé – contrairement à son homologue colombien -, tout comme les sept individus suspectés de lui avoir prêté main-forte, ceux-ci viennent à leur tour d’être assassinés, ce samedi 7 octobre, au sein des prisons de Guayaquil et de Quito. Les soupçons se sont tournés vers Adolfo Macias, représentant du gang des Choneros : bien que ces derniers n’aient pas revendiqué l’assassinat du candidat, ils entretiennent d’étroites relations avec le narcotrafic colombien, de même que Los Aguilas, la bande qui contrôle le quartier n°7 de la prison de Guayas 1 dans laquelle viennent d’être assassinés six des sept suspects interrogés…

En l’absence de preuves tangibles, les allégations de collusion entre gangs et responsables politiques vont bon train. Et dans la sphère médiatique, elles sont généralement à sens unique. Il n’a fallu que vingt-quatre heures pour que Guillermo Lasso attribuer la responsabilité de cet assassinat aux partisans de Rafael Correa, affirmant qu’il ne permettra pas de « livrer le pouvoir et les institutions démocratiques au crime organisé, bien qu’il soit déguisé en parti politique ». Une prise de position alimentée par l’opposition notoire entre Correa et Villavicencio, qui s’est notamment réfugié à Washington en 2013 après avoir accusé l’ex-président équatorien d’avoir commandité une excursion armée au sein d’un hôpital… La surmédiatisation de cette opposition a conduit Rafael Correa à affirmer que cet assassinat résulte d’un « complot de la droite » destiné à discréditer Luisa González.

Ces accusations reposent sur la mise en lumière de dysfonctionnements manifestes dans le dispositif de sécurité octroyé par l’Etat au défunt candidat, à la suite des menaces répétées dont il a fait l’objet ces derniers temps. En effet, le véhicule à bord duquel il est monté juste avant d’être assassiné n’était pas blindé, contrairement aux préconisations qu’aurait dû suivre un processus de sécurité à la hauteur des risques auxquels il se voyait exposé. Par ailleurs, aucun garde du corps ne se trouvait du côté gauche de la voiture, d’où sont provenus les tirs mortels. Des observations également relayées par la famille de Fernando Villavicencio qui a décidé, le 18 août dernier, de déposer une plainte à l’encontre du ministre de l’Intérieur Juan Zapata, du directeur du renseignement policier Manuel Samaniego, de son homologue chargé de l’opération de sécurité et protection du candidat, ainsi que du général de la Police Fausto Salinas, récemment limogé par Lasso en réaction à la tuerie survenue au sein de la prison de Guayas 1.

Cependant, cela n’empêche pas ce dernier d’être également traîné devant la justice par la famille du défunt candidat pour « délit d’assassinat par omission volontaire ». Mark Weisbrot, directeur du Center of Economic and Policy Research (CEPR), ajoute : « les nombreux liens entre des figures du crime organisé et des responsables gouvernementaux, jusqu’au plus haut niveau, donnent du crédit aux allégations selon lesquelles le meurtre de Villavicencio aurait pu être un crime d’État ».

Néolibéralisme autoritaire et narcotrafic

Si les responsables de ce crime demeurent encore inconnus, les causes de l’explosion de l’insécurité, elles, sont plus aisées à établir. Le virage néolibéral impulsé par Lenín Moreno (2017-2021) à la suite de son élection à la présidence de l’Équateur, puis approfondi par son successeur Guillermo Lasso, a généré une dégradation alarmante de nombreux indicateurs : le nombre d’homicides a été multiplié par cinq en seulement six ans, passant de 5,8 pour 100.000 habitants au terme de la présidence Correa à… 25,9 l’année dernière – avant d’augmenter de plus de 55 % depuis le mois de janvier1.

Cette évolution découle du démantèlement d’une partie des institutions étatiques entamée par Moreno dès 2017, avec la suppression de six ministères de coordination créés par Rafael Correa en vue de planifier les modalités de gestion des différentes aires d’action de l’État. La suppression plus spécifique du Ministère de coordination de la Sécurité avait alors privé le gouvernement des marges de manœuvre susceptibles de lui permettre de faire face aux implications de l’accord de paix conclu en 2016 entre son homologue colombien et la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC)…

Ce groupe imposait jusqu’alors une forme de contrôle sur l’ensemble de la frontière entre l’Équateur et la Colombie, en vue d’éviter qu’un gang colombien commette sur le territoire équatorien des actes susceptibles d’encourager un renforcement de la coopération entre les armées de ces deux États. Le retrait des FARC laisse libre cours aux gangs qui profitent de l’affaiblissement de l’Etat équatorien pour s’implanter au sein de son territoire…

Cette hausse de l’insécurité a par ailleurs été favorisée par la précarisation d’une part importante de la population équatorienne, découlant de différentes mesures successivement adoptées par les gouvernements de Lenín Moreno et de Guillermo Lasso en vue de réduire les dépenses publiques, conformément aux préconisations du FMI. Celui-ci avait accordé en 2019 un prêt de 10,2 milliards de dollars à l’Équateur en contrepartie de l’adoption de mesures visant à « assouplir la fiscalité », pour citer Anna Ivanova, alors cheffe de mission du FMI en Équateur. C’est ainsi que Lasso décide notamment de diminuer l’impôt sur les sorties de devises, initialement mis en place en vue de garantir un équilibre des dollars en circulation au sein d’un Etat qui ne dispose pas du pouvoir de création monétaire… puisque sa monnaie est directement imprimée par la Federal Reserve (Fed) des États-Unis.

Les seules forces politiques qui sortent renforcées des scrutins précédents sont porteuses de projets alternatifs au néolibéralisme

En bout de course, l’État manque de fonds susceptibles de lui permettre d’assumer des mécanismes de redistribution sociale à la hauteur des besoins sociaux, et la pauvreté explose. Si au cours de la présidence Correa, le taux de pauvreté avait chuté de quinze points, passant de 37 % en 2007 à 21,5 % en 2017, elle s’élève à 25 % au terme de l’année dernière, après avoir atteint un pic de 33 % en 20202. Ce facteur contribue sans nul doute à comprendre comment un nombre croissant d’Équatoriens marginalisés se sont tournés vers les gangs, qui prétendent se substituer à un État perçu comme incapable d’améliorer leurs conditions de vie.

Refusant malgré tout de revenir sur des orientations économiques ayant précipité cette hausse de la criminalité, le gouvernement Lasso avait alors décidé se cantonner à une stratégie répressive fondée sur l’adoption répétée d’états d’urgence et de couvre-feux face à la multiplication des mutineries dans les prisons ainsi que des mobilisations sociales. Cette stratégie revenait à placer sur un pied d’égalité des responsables d’actes criminels et des manifestants exerçant leurs droits constitutionnels – comme en témoigne l’arrestation, le 14 juin 2022, de Leonidas Iza, président de la Confédération des Nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE), qui était alors aux avant-postes d’une importante mobilisation convoquée suite à l’explosion des prix des produits de première nécessité.

Le gouvernement sortant avait ainsi poussé la logique néolibérale à son paroxysme, en systématisant une approche répressive des conflits sociaux. C’est ainsi que l’Équateur a intégré en 2023 le sinistre podium des dix États les moins respectueux des droits des travailleurs, selon l’Indice global des droits établi par l’Organisation internationale du travail (OIT). Celle-ci avait épinglé le gouvernement de Guillermo Lasso sur deux points en particulier : l’adoption de lois régressives en termes de droit du travail, couplée à d’importantes violences policières à l’encontre de grévistes3.

Fractures internes à la gauche équatorienne

Ces coups portés aux mobilisations sociales n’empêchent pas la population équatorienne de sanctionner le bilan du gouvernement Lasso dans les urnes. Le score de Luisa Gonzáles, en tête du premier tour des élections, vient ainsi confirmer la tendance observée lors des élections municipales et régionales qui se sont tenues au mois de février 2023. Les deux seules forces politiques qui sortent renforcées de ce scrutin sont porteuses de projets alternatifs au néolibéralisme, à savoir le mouvement de la Révolution citoyenne et le parti indigène Pachakutik, qui passent respectivement d’1,1 et 0,5 millions de voix en 2019 à 1,9 et 0,8 millions de suffrages cette année

Le fait qu’un candidat « corréiste » soit élu à la tête de la mairie de Guayaquil après plus de trente ans de domination sans partage du Parti Social-Chrétien (PSC) – l’un des principaux représentants de la droite équatorienne qui soutient notamment Lasso lors de l’élection présidentielle de 2021 – traduit l’ampleur de la déconvenue subie par les tenants de la voie néolibérale.

Si cette dynamique est confirmée par le fait que le PSC ne termine qu’à la 4e place de ce scrutin présidentiel, ainsi que par les 33,6 % des suffrages grâce auxquels Luisa González termine près de 10 points devant son challenger Daniel Noboa, force est de constater que le Pachakutik s’effondre. Son candidat Yaku Pérez n’obtient en effet que 4 % des suffrages contre 19 % lors du scrutin présidentiel de 2021. Cette perte de quinze points en deux ans est cependant moins due à un affaiblissement du mouvement indigène qu’à des divisions internes à cette mouvance.

Daniel Noboa, dont la famille a fait fortune grâce au modèle extractiviste équatorien, a su attirer à lui une part importante des voix issues de la gauche critique vis-à-vis de l’extraction pétrolière

La CONAIE avait notamment refusé, sous l’impulsion de son dirigeant Leonidas Iza, d’appeler à voter pour le candidat Yaku Pérez, accusé de proximité avec les élites néolibérales, dans son programme comme dans sa démarche. Il est vrai que celui-ci avait appuyé le banquier conservateur Guillermo Lasso face au candidat « corréiste » en 2017. Quatre ans plus tard, il avait ensuite refusé de choisir entre Lasso et Andrés Arauz, qui défendait l’héritage de Rafael Correa – au motif qu’un État fort et centralisé, défendu par ces derniers, serait antinomique avec les droits des populations indigènes. Son soutien au renversement d’Evo Morales en Bolivie en 2019 vient renforcer son inimitié avec des figures de premier plan de la CONAIE telles qu’Iza ou son prédécesseur Jaime Vargas.

Ceux-ci s’étaient rendus à La Paz au mois de novembre 2020 en vue de manifester leur proximité avec l’ex-président bolivien. Pachakutik paie enfin ses divisions internes en ce qui concerne la position à adopter à l’égard de la procédure de destitution engagée par l’Assemblée nationale à l’égard de Lasso, la moitié des 24 parlementaires élus avec le soutien de ce parti n’ayant pas pris part à ce vote. Ce choix avait lui aussi suscité l’ire de la CONAIE, aux avant-postes de la mobilisation face au gouvernement de Guillermo Lasso.

Alliance de circonstances entre anti-extractivistes et néolibéraux

Cette débâcle de Yaku Pérez bénéficie notamment à Daniel Noboa, dans la mesure où l’entrepreneur termine en tête dans six des treize provinces amazoniennes dans lesquelles le candidat du Pachakutik avait obtenu ses meilleurs scores en 2021.

Comment expliquer cette montée en puissance d’un candidat dont la famille s’est pourtant enrichie grâce au modèle extractiviste équatorien – le père de Daniel Noboa contrôlant notamment le marché de la banane, qui représente la deuxième source de revenus de l’Etat équatorien après le pétrole ? Noboa s’est notamment affiché ouvertement favorable à l’arrêt de l’exploitation des ressources pétrolières situées au sein de la réserve naturelle du Yasuni.

Cette question, qui représente l’une des principales lignes de fracture traversant la gauche équatorienne, a fait l’objet d’un référendum convoqué en parallèle de ce scrutin présidentiel qui s’est soldé par une importante victoire des opposants à l’exploitation de ces ressources, le « Oui » à la préservation de la réserve du Yasuni obtenant 59 % des suffrages exprimés. Dans ce contexte, Noboa a su attirer à lui une part importante des voix issues de la gauche critique vis-à-vis de l’extraction pétrolière et ce, d’autant plus que Luisa González s’est par ailleurs affichée ouvertement favorable au maintien de l’exploitation pétrolière dans cette zone.

Contrairement aux leaders de la CONAIE, favorables à une rupture radicale avec l’extraction pétrolière, les « corréistes » comptent sur l’or noir, qui représente la première source de revenus de l’État – fût-ce pour les réinvestir dans des programmes de diversification de la structure productive équatorienne sur le plus long terme. C’est ainsi que si González a su mobiliser l’électorat « corréiste » lors de ce premier tour, elle pourrait – de même qu’Arauz en 2021 – rencontrer des difficultés à élargir cette base à l’occasion du second tour en raison d’une alliance de circonstance entre anti-extractivistes et néolibéraux.

« Noboa, c’est Lasso rechargé »

Le soutien de Noboa à l’arrêt de l’exploitation pétrolière au sein du Yasuni jure avec ses autres propositions économiques susceptibles de renforcer la dépendance de l’Etat équatorien à l’extraction de telles ressources. Dans la droite ligne des orientations adoptées par Lasso, il se veut porteur d’un « environnement entrepreneurial attractif » destiné à favoriser les investissements privés4. Or, ce sont justement de telles politiques économiques qui ont conduit au développement, au cours des années 1980 et 1990, d’un processus de « reprimarisation extractive » fondé sur l’installation tous azimuts d’entreprises privées sur les principaux gisements pétroliers du pays, mues par une logique court-termiste de maximisation du profit5.

À l’instar de « l’environnement attractif » prôné par Noboa, ce processus a largement reposé sur des avantages fiscaux privant l’Etat d’une manne financière conséquente – celle-là même qui aurait été et serait nécessaire pour sortir l’Équateur de sa dépendance à ces ressources. Cette priorité donnée aux investissements privés place Daniel Noboa dans la continuité de Guillermo Lasso. Mais ce n’est pas leur seul point commun.

Le journal brésilien Folha révèle en effet que le nom du candidat libéral apparaît aux côtés de celui du président Lasso dans les Pandora Papers6. On apprend notamment qu’il a officié comme responsable du compte bancaire de la société Festil Investments S.A., basée au Panama. Or, il se trouve que la Constitution équatorienne interdit à tout individu détenteur de parts dans des paradis fiscaux de concourir à une élection présidentielle, ce qui rend, de fait, sa candidature illégale. Pour couronner le tout, il se trouve que cette société possède des parts au sein du groupe Banisi, qui n’appartient à nul autre que… Guillermo Lasso. On comprend que le hashtag « Noboa est Lasso Rechargé » soit devenu si populaire sur les réseaux sociaux…

L’élection de Noboa, à qui la quasi-totalité des candidats restés aux portes du second tour ont apporté leur soutien au nom de l’opposition au corréisme, est-elle désormais actée ? Rien n’est moins sûr. La marge de dix points que lui prêtaient les sondages publiés à la fin du mois d’août ne cesse de se restreindre à l’approche du second tour.

Toujours est-il que, quel que soit le vainqueur proclamé dimanche soir, ses marges de manœuvre devraient être limitées par une Assemblée nationale renouvelée, en parallèle du premier tour de ce scrutin présidentiel. Avec ses cinquante sièges, le mouvement de la Révolution citoyenne y dispose du premier groupe parlementaire, mais n’atteint pas les soixante-neuf élus nécessaires en vue de s’assurer la majorité absolue des votes au sein de cette assemblée.

Cependant, la diversité des autres groupes politiques rend tout aussi complexe la perspective de constitution d ’une large majorité au profit de Noboa. C’est donc en composant avec un certain nombre de contraintes institutionnelles que la nouvelle administration qui découlera de ce scrutin devra répondre à la crise sécuritaire, ainsi qu’à la polarisation exacerbée autour de laquelle s’effrite chaque jour davantage le consentement autour d’un pacte démocratique commun.

Notes :

1 Johnston Jake, Vasic-Lalovic Ivana, « Ecuador : A Decade of Progress, Undone », Center for Economic and Policy Research, August 15, 2023 ; https://cepr.net/report/ecuador-a-decade-of-progress-undone-full-html/

2 https://donnees.banquemondiale.org/indicator/SI.POV.NAHC?locations=XP-EC

3 www.globalrightsindex.org

4 CNN, « Las 5 propuestas claves de Daniel Noboa para ser presidente de Ecuador », 11/10/2023; https://cnnespanol.cnn.com/2023/10/11/5-propuestas-clave-daniel-noboa-elecciones-ecuador-orix/

5 Prévôt-Schapira Marie-France, 2008, « Amérique latine : conflits et environnement, “quelque chose de plus” », Problèmes d’Amérique latine, no 70, p. 5-11.

6 JARDIM Claudia, « Equador: Candidato tem empresa em paraiso fiscal », Folha, 12/10/2023 ; https://www1.folha.uol.com.br/mundo/2023/10/candidato-presidencial-do-equador-e-dono-de-empresas-em-paraiso-fiscal.shtml

Inflation tirée par les profits : quand les rapports de force s’invitent dans la hausse des prix

Inflation-profits- Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

Depuis quelques mois, les principales institutions internationales, BCE et FMI en tête, sont forcées de reconnaître que l’inflation est en partie tirée par une hausse des taux de profits des entreprises en situation de force. Cette augmentation des prix se fait au détriment du pouvoir d’achat des salariés, auxquels nombre d’acteurs gouvernementaux et médiatiques répondent que l’augmentation des salaires constituerait le principal risque de maintien d’une inflation forte. Sous couvert de pragmatisme, ce discours masque un énième déplacement du partage de la valeur ajoutée au bénéfice du capital, ainsi que la perte de pouvoir de négociation salariales pour les travailleurs entamée depuis plusieurs décennies – signe que la « courbe de Phillips » s’est aplatie. Une évolution que reconnaissent la plupart des institutions internationales… sans changer pour autant d’orientation politique.

Le 5 juin, dans une célèbre émission en prime time, le ministre de l’économie affirmait : « avant la fin du mois de juin, je publierai la liste de tous les industriels de l’agroalimentaire qui ont joué le jeu et (de ceux …) qui n’ont pas voulu faire baisser les prix de détail alors que les prix de gros baissent ». Chacun sera libre d’évaluer le degré d’exécution de cette mesure. Relevons tout de même qu’elle faisait indirectement référence à un élément d’actualité habituellement très peu mis en avant par le gouvernement : une part non négligeable de l’importance de l’augmentation des prix est purement imputable à celle des profits, une fois les causes « externes » prises en compte – reprise post-Covid, conflit ukrainien, ou encore phénomènes géologiques.

En effet, la BCE, suivie du FMI, a récemment reconnu que l’inflation était en partie tirée par une augmentation des taux de marge des entreprises, non justifiée par la « part incompressible » liée à l’augmentation des coûts de production. Cette observation détonne avec une crainte mise en avant par nombre d’acteurs politiques et médiatiques : l’inflation risquerait d’être prolongée par les revalorisation des salaires exigée par nombre de salariés et de syndicats, pour faire face à l’augmentation des prix. Face à ces demandes, les entreprises n’auraient en effet pas d’autre choix que d’augmenter les prix, provoquant donc une spirale prix-salaire. Le constat d’un mécanisme inverse, une inflation tirée par les profits, doit éclairer les nouvelles formes que prend le conflit autour du partage des richesses créées.

La mise en route des mécanismes inflationnistes

L’inflation est, à tort, souvent réduite au résultat d’une utilisation excessive de la « planche à billet ». Pour comprendre l’inflation présente, il faut examiner – cela paraît évident – le comportement des entreprises et ses causes dans cette hausse des prix. En général, une entreprise cherche a minima à couvrir ses coûts de production1. Elle y ajoute ensuite un markup, autrement dit une marge bénéficiaire, le profit, qui sert à financer les investissements internes, à accumuler une trésorerie de sécurité, mais également à rémunérer les propriétaires du capital (dividendes). C’est d’ailleurs le cœur de l’affectio societatis, la raison juridique de constitution d’une entreprise par des associés dans le Code civil : partager les bénéfices. On peut donc réduire la hausse des prix à trois causes au sein de l’entreprise : faire face à une hausse des coûts de production, produire moins que la demande, et augmenter la marge bénéficiaire, donc la profitabilité.

les salaires réels ont malgré tout diminué, avec une baisse de 2 % en 2022 et de 2,7 % aux deux premiers trimestres de 2023. L’augmentation des prix n’a pas été compensée par celle des salaires.

Qu’en est-il de l’ inflation qui touche depuis deux ans les pays développés ? Dans un premier temps, l’on trouve un ensemble de contraintes géophysiques sur la production, dépassant le seul conflit russo-ukrainien. En effet, le retour de l’inflation, et notamment celle de l’énergie, a commencé avant même le début du conflit, comme l’illustre l’augmentation des coûts des intrants, en particulier les matières premières et l’énergie. La hausse du prix de l’énergie a été de 56 % entre fin 2019 et février 2022. Concernant le pétrole brut, son prix mondial a doublé entre juin 2020 et février 2022. Le prix mondial du charbon, lui, a triplé entre juin 2020 et septembre 2021. Mais le plus flagrant réside dans la situation du gaz : en Europe, il a été multiplié par 12 entre mai 2020 et décembre 2021, contre 2,6 pour le gaz américain. Cette hausse n’est pas liée comme en 2009 à la spéculation financière, comme elle n’est pas uniquement liée à la guerre en Ukraine et à la gestion du gazoduc Nord Stream 2.

Elle est d’abord le produit du phénomène qu’est l’effondrement tendanciel des taux de retour sur l’investissement énergétique (EROI, pour Energy Return Over Investment)2 : pour dire la chose simplement, il faut désormais de plus en plus d’énergie pour extraire la même quantité de ressources fossiles, les rendant de moins en moins rentables3. Ajoutons à ces contraintes géologiques différents incidents majeurs tels que le blocage du canal du Suez en mars 2021, l’incendie dans une usine gazière en Sibérie à l’été 2021, l’ouragan Ida dans les régions productrices de pétrole du golfe du Mexique à la fin de l’été 2021, aux côtés de la reprise économique post-Covid. Tout cela parallèlement à des goulets d’étranglement suite à la sortie du Covid et des confinements, les chaînes d’approvisionnement internationales étant alors encore bien déstabilisées. Bien sûr, le conflit russo-ukrainien a largement amplifié cet état de fait.

Il faut noter que l’inflation n’a pas touché de manière uniforme les différentes catégories de la population. En cela, sa mesure par l’IPC (indice des prix à la consommation), soit le prix d’un panier de biens et de services censé être représentatif d’une consommation moyenne, est foncièrement réductrice. Cet indicateur ne permet pas d’étudier les inégalités que l’inflation génère entre les individus, produits de structures de consommation différentes : on notera notamment que les ménages les plus pauvres, pour lesquels l’énergie et l’alimentation représentent une proportion plus conséquente du budget, ont été relativement plus touchés4, une inflation moyenne de 5 % pouvant cacher une inflation alimentaire et énergétique de 13 %.

Face à cette baisse du pouvoir d’achat, nombre d’organisations syndicales réclament le retour de « l’échelle mobile », c’est-à-dire de l’indexation des salaires sur l’inflation. Quid, alors, de l’évolution des salaires dans le contexte inflationniste 5?

La spirale prix-salaire : spectre ou épouvantail ?

Depuis le début de la période inflationniste, une musique récurrente se fait entendre : alléger le poids de l’inflation en indexant les salaires sur la hausse des prix provoquerait un cercle vicieux, une spirale inflationniste nommée « spirale prix-salaire »6. Autrement dit, l’augmentation des salaires induirait aussi une hausse des coûts de production, ce qui forcerait mécaniquement les entreprises à augmenter du même montant leurs prix, provoquant un nouveau cycle de négociation. Selon l’expression du gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, en mai 2022, le supplément de salaire est alors « bouffé dans les mois qui suivent ».

Et d’ajouter que les augmentations généralisées de salaires avaient « toujours provoqué des spirales prix-salaires », notamment dans les années 1970. L’inflation due jusqu’ici à des causes exogènes et importées deviendrait alors « sous-jacente », inhérente aux comportements des agents (core inflation, en anglais). Résister à la tentation de l’indexation des salaires serait donc nécessaire afin d’empêcher l’amplification d’une inflation devenue hors de contrôle. Selon ses détracteurs, l’indexation, en plus d’être déstabilisatrice d’un point de vue macroéconomique, en deviendrait presque une mesure indubitablement antisociale. Certains, comme le gouverneur de la Banque d’Angleterre ou le ministre allemand des finances sont même allés jusqu’à appeler à « une restriction dans les négociations salariales ».

C’est donc cette musique, souvent mobilisée pour justifier des politiques de modération salariale7, qui est reprise par le gouvernement dans le cadre actuel et souvent accompagnée d’un discours sur la compétitivité des entreprises françaises. Bruno Le Maire expliquait ainsi en novembre 2022, à l’ouverture des débats au Sénat sur la loi de programmation budgétaire, qu’il était primordial d’« éviter la spirale inflationniste qui avait été provoquée dans les années 1970 par une augmentation générale et automatique des salaires totalement découplée de la productivité du travail ». Paroles surprenantes, quand on connaît le décrochage que la rémunération du facteur travail par rapport à l’augmentation de sa productivité a connu depuis les années 1980. En l’espèce, le gouvernement n’a pas choisi d’aller dans le sens du rattrapage des salaires.

Evolution de la productivité moyenne, du SMIC et du salaire moyen, en base 100 en France de 1980 à 2010 (Sources : Insee et OCDE, graphique par Factsory)

Que se passe-t-il donc au niveau des salaires français ? Il est vrai que les négociations salariales sont effectivement de retour depuis 2021. Les revalorisations du SMIC, ayant eu lieu 10 fois depuis 2021 avec un taux de croissance sur 2022 de 6,6 %, ont donné l’illusion d’un rattrapage des salaires sur l’inflation, pourtant sans répercussion sur le reste des salaires et provoquant même un tassement par le bas des faibles salaires (même ces revalorisations sont remises en cause car elles risqueraient de pousser à rediscuter les minima de branches au détriment de la productivité…).

l’érosion syndicale, la désindustrialisation, les délocalisations (…) ont profondément abîmé les capacités de négociation salariale des travailleurs, au point que la courbe de Phillips est empiriquement considérée comme « aplatie »

Pourtant, même si les salaires nominaux ont augmenté, ce sont des hausses seulement d’1,5 % en 2021, 3,2 % en 2022 et 2,4 % aux deux premiers trimestres de 2023. S’il y a donc bien eu une réaction des salaires, celle-ci n’a pas été suffisante pour faire face à l’inflation, et cette hausse est par ailleurs gonflée par la sortie massive du chômage partiel. Or, en moyenne annuelle, l’inflation a atteint 5,2 % en 2022 et reste relativement stable les deux premiers trimestres, avec une légère baisse en juin. Le résultat est que les salaires réels, qui représentent le pouvoir d’achat, ont malgré tout diminué, avec une baisse de 2 % en 2022 et de 2,7 % aux deux premiers trimestres de 2023. L’augmentation des prix n’a pas été compensée par celle des salaires. Ainsi, même si les négociations salariales prennent plus de temps que l’ajustement des prix des entreprises, la spirale prix-salaire tant évoquée semble pour l’instant inexistante – des mécanismes comme le versement de la « Prime de partage de la valeur » (PPV), en moyenne de 900€/an, ayant par ailleurs réduit ce risque.

Plus largement, et cela hormis pour les États-Unis qui sont concernés par des tensions très fortes sur le marché du travail, le risque de spirale prix-salaire est très modéré dans les économies développées comme le montrent deux études de la Banque des règlements internationaux (BRI)8 du fait d’un réel changement de régime dans les capacités de négociation salariale ces dernières décennies9. En effet, la théorie néo-classique et plus généralement l’économie mainstream postulent l’existence d’une capacité de négociation salariale forte pour les travailleurs, liée aux tensions sur le marché du travail et aux anticipations d’inflation. C’est la courbe dite de « Phillips ».

Sommairement, si le chômage est faible et/ou les travailleurs anticipent une baisse de leur pouvoir d’achat, ces derniers peuvent négocier de meilleurs salaires. Si cette relation était plus ou moins vérifiée empiriquement dans une grande partie du XXème siècle, l’érosion syndicale, la désindustrialisation, les délocalisations et la mise en concurrence des travailleurs dans la mondialisation des chaînes de valeur, le détricotage des Codes du travail et des protections de l’emploi10, la flexibilisation du marché du travail, le développement des contrats à durée déterminée, des mi-temps anglais ou des « jobs à 1 euro » allemands depuis la fin des années 1970 ont profondément abîmé les capacités de négociation salariale des travailleurs, au point que la courbe de Phillips est empiriquement considérée comme « aplatie » dans la plupart des pays développés11, comme le montre une récente étude de la Réserve Fédérale américaine, justement intitulée « Who Killed the Phillips Curve? A Murder Mystery ».

La stagnation des salaires réels suite à la crise de 2008 en parallèle d’une hausse des profits conforte cette tendance. Et ce, alors même que le chômage est aujourd’hui relativement faible et pourrait justifier des pressions salariales vers le haut12. Plus largement, le discours autour de la prévalence historique des spirales prix-salaire semble davantage constituer un épouvantail qu’autre chose.

Une étude du FMI de 2022 n’a identifié au niveau mondial que 79 épisodes depuis 1960, dont une minorité dépassant deux ans. Il s’agit donc d’un phénomène économique très rare. Plus spécifiquement, les discours invoquant la spirale prix-salaire font souvent référence à la période 1970 de « stagflation » (stagnation économique couplée à inflation) faisant suite aux chocs pétroliers, où les travailleurs auraient maintenu et renforcé l’inflation issue de ce choc d’offre par la négociation continue de meilleurs salaires. Cela alors même que l’inflation était de 23 % au Royaume-Uni, 14 % aux USA, 13,5 % en France, situation incomparable avec celle qui prévaut aujourd’hui. Or, cette étude infirme même cet épisode.

Par exemple, l’épisode américain de 1973 suite au premier embargo pétrolier de l’OPEP a vu l’inflation des prix s’envoler pendant cinq trimestres supplémentaires avant de commencer à diminuer en 1975. Cependant, la croissance des salaires nominaux n’a pas augmenté, ce qui a entraîné une baisse de la croissance des salaires réels. Il n’y a pas eu d’effet de rattrapage.

Pourtant, c’est cette théorie qui a servi de fondement au Volcker’s shock, la politique de remontée drastique des taux d’intérêts par la Réserve Fédérale américaine sous la présidence de Paul Volcker, qui a bien participé à réduire l’inflation sur la décennie 1980 aux côtés d’autres facteurs, au prix de la destruction partielle de l’économie américaine et d’une multiplication par deux du taux de chômage. C’est un remède à la façon de Molière : tuez le malade, au moins il meurt en bonne santé.

Néanmoins, rien ne dit que si l’on indexait les salaires, la spirale serait ne déclencherait pas. Mais si elle se déclenchait, ce ne serait pas forcément parce que les entreprises monteraient leurs prix pour ne pas couler, mais aussi parce qu’elles voudraient conserver leurs taux de marge, donc in fine leurs profits.

Le silence autour du rôle des taux de profit

La question de la capacité de négociation salariale des travailleurs invisibilise la capacité des entreprises à gonfler leurs marges en augmentant les prix. Si ce sont elles qui sont en position de force, elles peuvent imposer une augmentation des prix, sans que les travailleurs ne réussissent à imposer une augmentation des salaires en réponse.

Là devrait être le vrai point de vigilance : l’alimentation de l’inflation par la hausse des taux de marge d’entreprises, généralement les plus grandes et puissantes, utilisant les récents chocs comme opportunités pour gonfler les prix.

Face à la situation inflationniste, les entreprises sont elles aussi incitées à protéger leurs marges bénéficiaires en augmentant leurs prix, et même à augmenter leurs marges au-delà de l’impact négatif lié au renchérissement des intrants, cela pour plusieurs raisons : tentative de rattrapage des pertes de revenus réels liés aux chocs des trois dernières années (crise sanitaire, confinements, inflation énergétique importée), volonté de renforcer leur trésorerie dans un environnement hautement incertain, ou tout simplement dans une logique de maximisation des profits pour versement en dividendes – ce qui impliquerait une inflation influencée par les hausses des marges.

Précisons que même le maintien d’un taux de marge constant n’est pas innocent : si des entreprises doivent naturellement augmenter leurs prix pour ne pas faire faillite ou licencier face à ces chocs exogènes, celles qui les augmentent pour maintenir leur taux de marge alors qu’une compression de ce dernier ne les mettrait pas pour autant en danger démontrent leur pouvoir de fixation des prix.

Il s’avère que l’existence d’une inflation tirée par les profits – surnommée greedflation dans le monde anglo-saxon – est devenue aujourd’hui évidente pour un ensemble d’acteurs institutionnels. Des institutions faisant usuellement appel exclusivement à une théorie économique que d’aucuns qualifieraient de mainstream ont opéré un changement de discours concernant les causes actuelles de l’inflation. Ainsi, le chef économiste du FMI ne se disait pas inquiet quant à l’apparition d’une boucle prix-salaire qui impacterait la croissance cette année, et plaidait même pour une augmentation des salaires13.

Les banques centrales ont également été obligées de se rendre à l’évidence : la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a déploré lors d’une conférence de presse sur les causes de l’inflation le 16 mars dernier le fait que « beaucoup d’entreprises ont pu accroître leurs marges dans des secteurs ayant subi les restrictions de l’offre et la résurgence de la demande », et a mis en garde contre le risque de poursuite de l’inflation. On notera enfin que même les travaux menés par nombre d’instituts de recherche du secteur privé financier ont reconnu que l’inflation était désormais alimentée au moins à moitié par une augmentation des profits (à l’instar de Natixis ou d’Unicredit).

En l’espèce, la France est concernée selon l’Insee. Les entreprises ont récemment connu une croissance significative du taux de marge, en plus d’avoir globalement répercuté le renchérissement des intrants sur les prix de vente. Après un record historique mi-2021 avec un taux de 36 % (il faut remonter à 1949 pour une telle valeur) suite à la reprise post-Covid et aux aides publiques, puis une dégradation suite aux problèmes d’accès aux ressources et à la guerre en Ukraine, le taux de marge global a augmenté nettement à partir de fin 2022 et au premier semestre 2023, avec un taux à la fin du deuxième trimestre qui s’établirait à 33,5 %, soit deux points de plus que son niveau moyen de 2018, pré-Covid.

Taux de marge des sociétés non-financières (SNF) en % de la valeur ajoutée (Source : Insee, 2023).

Il y a évidemment de fortes variations selon les secteurs. Plus spécifiquement, pour l’industrie agroalimentaire, après une forte diminution en 2021, son taux de marge a connu un important redressement en particulier au second semestre 2022 dépassant les valeurs moyennes, ainsi qu’au premier semestre 2023, pour atteindre un record de 48 % de marge14.

Ainsi, l’augmentation des taux de marge a bien contribué à l’inflation en 2022 et 2023. En termes de contribution, cette hausse des profits représente 41 % de la hausse des prix de production agro-alimentaires au dernier trimestre 2022, et 61 % pour les produits non-agricoles. Reste à savoir si cela est juste une relation comptable agrégée, ou découle de l’action intentionnelle d’entreprises. Il est vrai que la réduction des impôts de production et le contrecoup de l’arrêt du versement des PPV à la fin 2022 gonflent par eux-mêmes les taux de marge sans aucune action des entreprises.

Mais la hausse est si élevée, de par ces niveaux records, qu’elle ne peut être réduite à cela. Si la compression des taux de marge en 2021 suite au renchérissement des intrants a permis d’atténuer l’inflation et son impact sur les consommateurs, la hausse actuelle des taux n’est pas seulement un effet de rattrapage « entendable » suite à cette compression et à l’impact de la crise sanitaire, mais constitue un réel dépassement par rapport à 2018, laissant supposer que des entreprises profitent abusivement du signal-prix brouillé.

Là devrait être le vrai point de vigilance : l’alimentation de l’inflation par la hausse des taux de marge d’entreprises, généralement les plus grandes et puissantes, utilisant les récents chocs comme opportunités pour gonfler les prix. Face à cela, ce ne sont pas seulement les ménages qui sont touchés : de plus en plus de petites entreprises, PME comme TPE, font faillite car ne pouvant plus payer les frais fixes et n’étant pas en capacité de rembourser les prêts de relance économique (PRE) du « quoi qu’il en coût », et les autres dettes : jusqu’ici, 2023 enregistre le plus grand nombre de faillites depuis 2016.

Et cette situation semble être généralisée en Europe et dans un grand nombre de secteurs15, dépassant le simple secteur de l’énergie qui voit ses taux de marge exploser. Le FMI a mené en juin dernier un important travail de décomposition des facteurs de l’inflation, montrant qu’au niveau de la zone euro, la hausse des profits est responsable de près de la moitié de l’inflation en 2022 et première moitié de 2023 – comme on l’observe sur le graphique qui suit.

Ces pratiques vont des supermarchés aux concessionnaires automobiles, du transport maritime à l’industrie agroalimentaire, utilisant guerre, sécheresse et résurgence de la demande post-pandémique pour maximiser leurs profits. Les déclarations des entreprises elles-mêmes le confirment. Dans une enquête de mars 2022, 56 % des détaillants américains ont déclaré que l’inflation leur avait permis d’augmenter leurs prix au-delà de ce qui était nécessaire pour compenser l’augmentation des coûts, et 63 % des grandes entreprises ont indiqué qu’elles utilisaient l’inflation pour augmenter leurs bénéfices. Notons que Michel-Edouard Leclerc, pourtant dirigeant d’une des plus importantes enseignes de grande distribution française, a appelé lors d’une interview donnée le 30 juin 2022 à BFMTV à l’ouverture d’une commission d’enquête sur les origines de l’inflation », car selon lui « la moitié des hausses de prix demandées par les industriels ne sont pas transparentes mais au contraire suspectes ».

D’autres chefs d’entreprises abondent en ce sens, mais en se vantant de leur capacité à récupérer du profit. Dans le Financial Times, le directeur financier de Mercedes-Benz annonçait dès fin 2021 : « nous allons sciemment sous-approvisionner la demande, quand celui de BMW déclarait que la compagnie avait « connu une amélioration significative de son pouvoir de pricing au cours des 24 derniers mois », expliquant qu’ils comptaient « clairement poursuivre … la façon dont nous gérons l’offre pour maintenir notre pouvoir de fixation des prix au niveau d’aujourd’hui ».

Ce phénomène est ainsi visible dans toute la chaîne de production mondiale. Les quatre géants mondiaux de l’agroalimentaire, ABCD (ADM, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus) ont vu leurs bénéfices grimper de 255 % (total de 10,4 milliards de dollars) entre 2019 et 202116. Plus étonnamment, cela s’est produit sur différents types de marchés : dans des monopoles autorisés par l’État, dans des industries dominées par des cartels, mais aussi sur des marchés « concurrentiels », alors même que la théorie néo-classique voudrait que la concurrence empêche cette hausse des marges généralisée, les entreprises qui essaieraient étant balayées par les autres et le mouvement des consommateurs17. Tout cela démontre un problème systémique : ce ne sont pas juste quelques déviations de passagers clandestins, mais une évolution structurelle qui risque de s’installer pour durer.

Inflation is conflict

La focalisation sur la spirale prix-salaire face au rôle des profits n’est pas sans rapport avec l’invisibilisation d’un autre phénomène : la modification progressive du partage de la valeur ajoutée, des salaires vers les profits. S’il est commun dans l’économie orthodoxe de considérer que la part du travail et la part du capital dans la distribution du revenu est historiquement fixe (elle l’était dans la première moitié du XXème siècle, Keynes en parlait comme « a bit of a miracle ») la réalité empirique des dernières décennies est tout autre.

On peut observer trois faits stylisés. Premièrement, une baisse tendancielle et structurelle de la part des salaires, au bénéfice de la part des profits, passant de 66,1 % à 61,7 % en moyenne dans la majorité des pays de l’OCDE entre 1990 et la fin des années 200018. Ces analyses empiriques sont partagées par la Commission européenne19, le FMI20, le BIT21 ou encore la BRI22.

Evolution de la part des salaires dans le PIB, en France, depuis 1975 (données EUROSTAT, coût des facteurs en prix courant).

Néanmoins, malgré ce partage primaire, l’existence de profits n’implique pas nécessairement leur redistribution en dividendes. Ils peuvent (et doivent) également être retenus pour servir à financer les investissements de l’entreprise, et permettre la croissance, et ainsi des embauches, ou une hausse des salaires, selon le fameux « théorème » de l’ancien chancelier allemand Schmidt : « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Malheureusement, le second fait stylisé infirme ce théorème, de par la stagnation des taux d’investissement ces dernières décennies, en France comme en Europe, malgré la hausse généralisée.

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’inflation par les profits est un phénomène peu discuté dans le discours public dominant. C’est un phénomène distributif découlant de rapports de force

Cela implique que les nouveaux profits sont versés en dividendes23. Cette stratégie court-termiste de satisfaction des actionnaires a pu mettre des entreprises en danger, en ne faisant pas les investissements nécessaires à leur survie. ENGIE en est un exemple, accumulant plus de 784 millions d’euros de pertes entre 2011 et 2021, tandis qu’elle versait à ses actionnaires la somme considérable de 23,6 milliards d’euros au cours de cette période comme le notait Oxfam France24. Une partie des profits a également alimenté un rachat massif d’actions (en 2011 en France, cela représentait 12 % des paiements aux actionnaires et ce chiffre est passé à près d’un tiers en 2021), constituant donc également une forme de rémunération pour les actionnaires. Ainsi, l’argument de la modération salariale de court terme au service des salariés à long terme ne tient pas, les taux de marge augmentant mais pas le taux d’investissement, ni en Europe, ni aux États-Unis (exception faite de nos amis danois).

Ces deux faits convergent en toute logique vers le troisième : une redistribution massive du revenu national, des salaires vers les dividendes versés25. Ainsi, entre 2011 et 2021, dans les 100 premières entreprises françaises cotées, la dépense par salarié n’a augmenté que de 22 %, tandis que les versements aux actionnaires ont augmenté de 57 %. Or, une des propositions essentielles de la théorie néo-classique et plus largement de l’économie mainstream – encore au coeur des modèles macroéconomiques utilisés à Bercy ou à la Commission européenne – est que la rémunération des facteurs de production (travail et capital) ne dépend que de leur productivité marginale, et donc des propriétés technologiques du système productif.

Si le capital devient plus efficace, alors les gains de productivité augmentent le rendement du capital. Idem pour le travail. Or, cela pose deux problèmes. D’une part, la répartition de la valeur découlerait de facteurs purement techniques, pas des dynamiques socio-politiques ou des rapports de force (ce qui a été de nombreuses fois empiriquement réfuté). D’autre part, si le travail devient plus productif, les salaires devraient absorber ses gains. Pourtant, on l’a vu plus haut, on ne peut que constater un décrochage entre productivité et salaires.

La situation actuelle ne fait que confirmer la prédation du capital au sein du conflit dans la distribution de la valeur, et cela depuis des décennies – désormais reconnue même chez Bloomberg. Il est aujourd’hui en plus doublé d’un conflit sur la répartition du poids de l’inflation entre travail et capital. Il s’agit là d’une actualisation de ce qu’il faut bien appeler lutte des classes. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’inflation par les profits est un phénomène peu discuté dans le discours public dominant. C’est un phénomène distributif découlant de ces rapports de force – une idée que l’on retrouve au cœur des travaux de l’économiste post-keynésien et marxiste Michał Kalecki, à la fois allié de Keynes et adversaire plus radical que ce dernier26.

L’inflation peut donc être vue comme un produit des rapports de force au sein de l’appareil productif : pour Kalecki, si les salariés sont en situation de rapport de force, ils sont susceptibles d’être à l’origine d’une hausse de salaire provoquant de l’inflation. Si ce sont les « capitalistes » qui le sont, ils peuvent se permettre d’augmenter leur marge, et donc des prix, sans augmentation des salaires. Ainsi, le discours autour du risque d’une spirale prix-salaire apparaît comme un moyen commode de faire oublier que le rapport de force est en défaveur des salariés.

Quelles mesures contre l’inflation face à la nouvelle forme du conflit autour de la valeur ajoutée ?

Quelles politiques publiques sont donc possibles face à cette inflation tirée par les profits ? Tout est ici un arbitrage entre salaire et profit : pour ramener les salaires réels à leur niveau pré-pandémie pour la fin de l’année 2024 tout en faisant décroître l’inflation jusqu’à son taux cible de 2 %, ils devraient croître de 5,5 %, et surtout, la part des bénéfices devrait tomber à son niveau le plus bas depuis le milieu des années 1990 (à productivité constante) – encore une fois une question de répartition. Sans action politique pour mettre fin à cette logique, le retour à la cible de 2 % d’inflation mise en avant par les institutions européennes deviendrait irréalisable en plus de modifier les anticipations des agents.

Au-delà du problème des sources de l’inflation, c’est bien l’obsession pour la stabilisation de l’inflation qui permet de maintenir un discours contre les politiques de hausses de salaires. Obsession qui est au cœur des politiques monétaires, au détriment d’autres enjeux comme l’emploi, et malgré le piège d’une crise déflationniste qu’une trop faible inflation pourrait provoquer.

Volcker, tout juste nommé à la tête de la Réserve fédérale n’avait ainsi pas hésité à déclarer au Congrès que pour se débarrasser de l’inflation, « le niveau de vie de l’Américain moyen [devait] baisser », assumant parfaitement le coût social de la politique monétaire, son fameux « choc », qu’il allait mener. La logique de la montée actuelle des taux par les banques centrales est similaire, malgré leurs digressions sur la promesse d’« une désinflation sans récession »27. Il est d’autant plus cocasse de relever que la hausse des profits ralentit l’impact désinflationniste desdites politiques monétaires, car offrant aux entreprises un airbag de trésorerie pour y résister plus longtemps.

Moins que le contrôle des prix, qui risque en effet d’affaiblir les entreprises réellement touchées par la hausse des coûts de production, notamment les PME, le contrôle des taux de marge semble donc être une possibilité intéressante. Une telle mesure a été mise en place par l’administration Roosevelt durant la Seconde Guerre mondiale, à travers l’établissement de l’Office of Price Administration en 1941, contrôlant prix à la consommation comme loyers.

De la même manière, il y a déjà un mécanisme relativement similaire en France dans les Outre-Mer à travers le Bouclier Qualité Prix, réunissant Préfet, associations de consommateurs et entreprises de manière coopérative. Quelques décennies plus tôt, le ministre des finances Raymond Barre – tout sauf marxiste – avait mis en œuvre un contrôle similaire des prix. Aujourd’hui, un tel dispositif ne permettrait pas de faire disparaître l’inflation incompressible induite par la hausse du coût d’extraction des énergies fossiles, mais au moins d’en limiter significativement les effets, en s’attaquant aux bénéfices des « profiteurs de guerre ».

Enfin, l’usage des profits eux-mêmes pourrait être questionné. Plutôt que d’alimenter des dividendes croissants, ils pourraient être réalloués pour financer des investissements, nécessaires dans le cadre du changement climatique, et qui permettraient de mettre en place une transition énergétique, seule politique permettant de résoudre la part de l’inflation causée par les matières premières et notre dépendance à l’importation de ces dernières28. Cela impliquerait un grand retour de l’instrument fiscal.

Des solutions politiques à disposition de Bercy existent donc, en alternative aux supplications du ministre de l’économie face aux entreprises. Mais une fois les causes de l’inflation comprises, lutter contre implique de s’attaquer à la racine du problème, en s’opposant à un système favorisant la rémunération du capital, au détriment des salariés et des investissements. Au vu de certaines urgences, climatiques par exemple, le « pragmatisme économique » appartient-il vraiment au camp qui s’en revendique ?

Notes :

1 Comprenant les salaires, les consommations intermédiaires comme l’énergie et les matières premières, mais aussi les intérêts des prêts etc.

2 Court, V. and Fizaine, F. (2017). “Long-Term Estimates of the Energy-Return-on-Investment (EROI) of Coal, Oil, and Gas Global Productions”, Ecological Economics 138: 145-159.

3 C’est l’effet « reine rouge », comme dans Alice au pays des merveilles : il faut courir de plus en plus vite pour ne serait-ce que faire du surplace. D’où la distinction fondamentale entre ressources fossiles (l’ensemble des quantités de matières fossiles présentes sur Terre) et réserves (le sous-ensemble des ressources qui est à la fois technologiquement et économiquement exploitable).

4 Insee (2022). “Focus – Depending on their energy and food expenditure, some household categories are exposed to apparent inflation that may differ by more than one point from the average”, in Insee, (2022). Economic outlook – June 2022.

5 L’Institut Rousseau (septembre 2022) et l’Institut La Boétie (décembre 2022), lié à la France Insoumise, font des propositions allant d’une indexation des seuls faibles salaires à une indexation généralisée.

6 Les sources sont nombreuses, mais l’on pourra par exemple la déclaration de Christine Lagarde sur le blog de la BCE en juillet 2022, “Maintenir la stabilité des prix”.

7 Ainsi, en 2007, le gouverneur de la BCE Jean-Claude Trichet expliquait à la Confédération européenne des syndicats à Séville que les accords salariaux générés ne devaient surtout pas générer de hausse l’inflation, alertant sur la baisse du pouvoir d’achat des salariés qui adviendrait, et donc sur le risque de spirale prix salaires.

8 Borio, C., Lombardi, M.J., Yetman, J. and Zakrajsek, E. (2023) “The two-regime view of inflation,” BIS Papers, Bank for International Settlements (Basel), number 133.

9 Boissay, F., De Fiore, F., Igan, D., Pierres-Tejada, A. and Rees, D. (2022). “Are major advanced economies on the verge of a wage-price spiral?”, BIS Bulletin N°53, Bank for International Settlements, Basel.

10 Une analyse de la concentration du marché du travail amène l’OCDE, dans son rapport sur l’emploi de 2022, à conclure qu’au moins un travailleur sur six est employé dans un marché monopsone, dans lequel les employeurs bénéficient d’un pouvoir quasi unilatéral pour fixer les salaires et les conditions de travail. Cela se traduit par des taux d’emploi et des salaires bas, ainsi que par une baisse de la qualité de l’emploi.

OCDE (2022). Employment outlook 2022 : Building Back More Inclusive Labour Markets. OCDE (Paris).

11 Par exemple, pour les USA, voir l’étude de la Réserve fédérale, et pour l’Italie, voir Lombardi et al. (2023).

12 Il est piquant de constater que l’OCDE, institution pourtant souvent qualifiée de néolibérale, appelait déjà les gouvernements de l’OCDE dans son même rapport de 2022 cité supra à renforcer le pouvoir de négociation collective des travailleurs et à soutenir les syndicats (incluant leur extension en taille).

13 Blog du FMI: “Europe’s Inflation Outlook Depends on How Corporate Profits Absorb Wage Gains”, Niels-Jakob Hansen, Frederik Toscani, Jing Zhou, 26 juin 2023.

14 Précisons pour le secteur agro-alimentaire qu’il y a tout de même toujours un effet de décalage, car les intrants sont achetés en amont par contrats à terme, faisant que leur production doit être écoulée au prix fort même en cas de réduction présente des prix des intrants. Enfin, dans les secteurs particulièrement touchés par la hausse du prix des intrants, des firmes ont préféré réduire leur taux de marge, que perdre en compétitivité.

15 Par exemple, dans le cas du pays européen le plus susceptible d’être victime d’une spirale prix-salaire, le Royaume-Uni, le principal syndicat britannique du secteur privé, Unite, a analysé les 350 premières entreprises cotées à la Bourse de Londres (FTSE 350), et identifié que les marges bénéficiaires moyennes sont passées de 5,7 % au premier semestre 2019 à 10,7 % au premier semestre 2022, un taux strictement supérieur à celui pré-crise sanitaire.

16 De même, les dix premiers fabricants mondiaux de semi-conducteurs ont réalisé 55 milliards de dollars sur la période, soit 96 % de plus.

17 De même, la concentration du marché dans certains secteurs (grande distribution, transports…) et l’existence de monopoles permis par l’Etat (énergie, distribution d’électricité…) renforcent le pouvoir de pricing. Enfin, le fait que toutes les entreprises soient théoriquement impactées par l’inflation importée des ressources sans en être responsables leur permet d’augmenter simultanément leur prix par collusion implicite, c’est un effet d’aubaine (la fixation du prix sur un marché même concurrentiel est finalement centralisé en termes de norme « sociale »).

18 OCDE (2012). Employment Outlook, 2012 (Paris).

19 European Commission (2007). “The labour income share in the European Union”, in Employment in Europe 2007, Directorate-General for Employment, Social Affairs and Equal Opportunities (Brussels), pp. 237–72.

20 IMF (2007). “The globalization of labor”, in World Economic Outlook, April 2007: Spillovers and cycles in the world economy (Washington, DC), pp. 161–92.

21 ILO (2012). Global Wage Report 2012/13: Wages and equitable growth (Geneva).

22 Bank for International Settlements (BIS). 2006. 76th Annual Report (Basel).

23 Lié au phénomène de financiarisation, depuis les années 1980: l’un des impacts de la financiarisation a ainsi été une refonte du partage de la valeur ajoutée, au bénéfice des dividendes, au détriment des salaires (ce qui fournit d’ailleurs l’une des explications du décrochage des salaires par rapport à l’augmentation de la productivité), mais aussi des investissements productifs. C’est l’une des conséquences du changement de doctrine d’entreprises durant les années 1970 aux États-Unis, faisant passer d’une doctrine « retain and reinvest » à « downside and distribute », comme expliqué par William Lazonick et Mary O’Sullivan dans “Maximizing shareholder value: a new ideology for corporate governance” (2000, Economy and Society). Concernant le fait que ce phénomène se fait en effet au détriment de l’investissement, on citera l’étude de Engelbert Stockhammer, “Financialisation and the slowdown of accumulation” (2004, Cambridge Journal of Economics).

24 Oxfam France (2023). Top 100 des Entreprises : L’Inflation des Dividendes, Oxfam France (Paris).

25 On relèvera au passage qu’hormis Eurostat, aucune institution ne publie de tables de données sur la distribution de la valeur entre salaires, investissement et dividendes, mais seulement quelques rapports épars, montrant leur déconnexion des réalités socio-économiques.

26 Position défendue il n’en reste par des économistes également du privé, comme l’économiste en chef de Natixis Patrick Artus.

27 En effet, loin du « ratio de sacrifice » qui renvoie au prix à payer en termes de chômage et de croissance pour réduire l’inflation, les théories macro-monétaires dominantes à la Lucas (Nobel 1995) et Sergent (Nobel 2011) considèrent que, si la banque centrale est crédible, il suffirait pour elle de s’engager à une politique désinflationniste, et la désinflation serait immédiate et sans récession car les agents réduiraient leurs anticipations d’inflation en conséquence au niveau ciblé, la ramenant à ce niveau sans impact sur le reste de l’économie. Les banquiers centraux aimeraient que les politiques monétaires soient si simples à mener…

28 Plusieurs propositions ont été faites à ce sujet. Voir le rapport de l’Institut Rousseau, “2 % pour 2°C ! Les investissements publics et privés nécessaires pour atteindre la neutralité carbone de la France en 2050”.

« Sur » : une devise latino-américaine pour défier le dollar ?

© LHB

« Chaque nuit, je me pose la question suivante : pourquoi tous les pays du monde sont-ils obligés de commercer en dollars ? Pourquoi n’utilisent-ils pas leur propre monnaie ? ». En multipliant de telles déclarations, le président Lula souhaite contribuer au mouvement de dédollarisation qui gagne les BRICS. Aussi le Brésil a-t-il relancé la Nouvelle banque de développement (NBD), institution multilatérale censée faire contrepoids au Fonds monétaire international (FMI), dont l’ex-présidente Dilma Rousseff a pris la tête. Autre initiative portée par Lula : la création d’une devise commune avec l’Argentine, le sur, qui offrirait une alternative au dollar pour le commerce latino-américain. L’économiste Andrés Arauz, que nous rencontrons et qui travaille sur le projet, est confiant quant à ses chances d’aboutissement. Il rencontrerait cependant d’importantes oppositions structurelles et sectorielles…

Le projet de se passer du dollar pour régler les échanges internationaux n’est pas nouveau en Amérique latine. En 2008, les principaux pays de l’ALBA[1] lancent le SUCRE (Système Unique de Compensation Régionale) avec l’espoir, affiché par les chefs d’État Hugo Chávez et Rafael Correa, de contrecarrer la domination du dollar. Quinze ans plus tard, force est de constater que le SUCRE n’a déplacé que très marginalement la devise nord-américaine, tant et si bien qu’un nouveau projet envisage de le faire.

Aux ambitions apparemment plus modestes, la monnaie sur n’est censée circuler qu’entre le Brésil et l’Argentine, les mêmes pays qui avaient refusé le SUCRE en 2008, alors qu’ils étaient pourtant gouvernés par Lula et Cristina Fernandez de Kirchner, deux fervents soutiens aux projets d’intégration latinoaméricaine. Le projet sur prétend avoir retenu les erreurs du passé. Aussi, sa mise en place promet d’être plus graduelle que celle du SUCRE, et les transformations qu’elle entraînerait, plus structurelles.

Comprendre de quoi il retourne implique de rompre avec deux illusions. D’une part, celle de la neutralité de la monnaie : les conditions de son émission, de sa circulation et de sa destruction provoquent bel et bien des effets dans l’économie réelle. Cela porte souvent à croire que tout se résume à la monnaie – second écueil, négatif du premier. Ainsi, les enjeux de la monnaie sur – qui serait en réalité une devise – ne sont intelligibles qu’à l’aune des structures productives des pays latinoaméricains.

Le dollar et l’échange inégal

Si certains pays concentrent l’ensemble de la production industrielle tandis que d’autres n’exportent que des matières premières, cela n’est certainement pas dû au hasard. La théorie ricardienne stipule que chaque pays doit se spécialiser dans la production pour laquelle il dispose d’un avantage comparatif. Le Brésil et l’Argentine, caractérisés par de vastes étendues de terre et de riches sous-sols, paraissent les candidats idéaux pour exporter des matières premières et des biens primaires, à faible valeur ajoutée. L’Allemagne, à l’inverse, pays fortement doté en « capital », doit se spécialiser en biens capitalistiques, à savoir la production industrielle.

Bien sûr, le « capital » n’étant pas un facteur de production naturellement rare ou abondant, on comprend que cette répartition entretient un lien étroit avec les fenêtres d’opportunités ouvertes lors de la colonisation des pays du sud – dont la guerre de la « Triple alliance » contre le Paraguay constitue un exemple particulièrement criant [2].

Pour les pays latinoaméricains – ou plus généralement « périphériques » – la spécialisation subie dans l’exportation de matières premières induit une dépendance à celles-ci, et provoque divers effets pernicieux.

D’une part, avec l’enrichissement mondial, le prix des biens industriels, dont l’élasticité-revenu est importante, augmente plus vite que celui des matières premières. En effet, si l’on venait à tripler le SMIC d’un Français, celui-ci ne consommerait pas trois fois plus de pommes ou de riz, mais il chercherait à acquérir un nouveau smartphone.

Dans l’impossibilité de tendre vers l’équilibre commercial, les pays périphériques se trouvent face au choix cornélien de subir une forte inflation ou de tenter de renflouer leur stock de devises afin de maintenir le taux de change.

Ce mécanisme provoque à long-moyen terme une dégradation des termes de l’échange entre pays. En effet, les nations périphériques voient le prix relatif de leurs exportations subir une baisse tendancielle. Autrement dit, ils doivent exporter des volumes toujours plus importants de biens primaires pour acquérir les mêmes volumes de biens industriels.

Cependant, la demande mondiale de biens primaires n’est pas infinie et inexorablement, la baisse du pouvoir d’achat de ces derniers ne peut être compensée par une quantité exportée en constante augmentation. Cela provoque une tension permanente sur la balance de paiements, qui se traduit par un déficit structurel, et entraîne avec lui des déséquilibres sur le marché des changes provoquant ainsi un cercle vicieux de dépréciation-inflation-dépréciation.

En effet, lorsqu’un pays périphérique importe un bien ou un service, le paiement ne se fait pas en monnaie nationale, mais en devises (généralement des dollars). L’importateur argentin, par exemple, doit céder des pesos pour se procurer des dollars sur le marché des changes afin de payer son importation. Cela constitue une demande de dollars qui fait monter le prix de ces derniers si ce flux n’est pas contrebalancé par une demande de pesos équivalentes.

Or, lorsqu’une balance des paiements est structurellement déficitaire, la demande de dollars est tendanciellement supérieure à celle de monnaie nationale, ce qui provoque une dépréciation de celle-ci.

Ce premier mouvement a tendance à accélérer l’inflation. En effet, lorsque les importateurs, par exemple, doivent se procurer des dollars plus chers, ils sont contraints pour maintenir leur taux de profit de répercuter cette évolution sur les prix en monnaie nationale des biens importés. Les autres agents économiques, en prévision de la hausse générale du niveau des prix, augmentent les leurs pour s’en prémunir et participent de fait à accomplir cette prophétie en partie auto-réalisatrice.

Dernier aspect qui vient refermer le cercle vicieux dépréciation-inflation-dépréciation : face à la hausse des prix, les agents cherchent à protéger leur pouvoir d’achat en dirigeant leur épargne vers des valeurs-refuges, telles… le dollar. Ce qui génère encore une pression haussière sur le prix de la devise nord-américaine.

De l’enfer des soubresauts monétaires aux chaînes de la dette

Toutefois, les pays périphériques connaissent également des périodes d’excédents commerciaux importants, notamment lorsque les cours des matières premières augmente rapidement. Si cela peut paraître contre-intuitif, il ne s’agit pas nécessairement d’une bonne nouvelle. Lorsque les cours des matières premières sont en hausse, les pays qui les exportent sont soumis à un effet pernicieux que la littérature scientifique identifie sous l’expression de « syndrome hollandais », qui peut exister sous plusieurs formes.

Sa forme classique impacte directement la production nationale. En effet, si les excédents commerciaux se maintiennent dans le temps, alors la monnaie nationale du pays qui en bénéficie tend à s’apprécier. Cela renchérit sa production au regard de celle du reste du monde, entrave fortement l’industrialisation des pays périphériques. In fine, la tendance de long terme aux déficits commerciaux (qui reparaissent dès lors que le prix des matières premières s’écroule) est renforcée.

La version « générique » de ce phénomène n’est pas censée provoquer d’inflation, et semble même contrecarrer celle-ci. Or, dans les pays latinoaméricains, les probabilités pour que le syndrome hollandais ait des implications inflationnistes sont plus élevées, du fait de la faible part de l’industrie dans leur production. Il suffit pour s’en convaincre de considérer ses effets au Venezuela. Le flux entrant de devises correspondant à la hausse du prix du pétrole des années 2000 vient certes apprécier le bolivar, rompre le cycle dépréciation-inflation-dépréciation et potentiellement ralentir l’inflation, mais cette dynamique est submergée par une contre-tendance. Ce même flux entrant de revenus génère une forte demande qui rencontre une production domestique très restreinte, et provoque mécaniquement une hausse générale du niveau des prix, installant une forme particulière de cercle vicieux inflation-dépréciation-inflation.

Dans l’impossibilité de tendre vers l’équilibre commercial et de rompre définitivement cette spirale, les pays périphériques se trouvent face au choix cornélien de subir d’un côté une forte inflation – qui se mue parfois en hyperinflation comme au Venezuela ou en Argentine selon les périodes – ou bien de tenter de renflouer leur stock de devises afin de maintenir le taux de change. Si celles-ci ne proviennent pas des exportations, elles sont issues ou bien de la dette, ou bien des investissements directs à l’étranger (IDE), parfois productifs, très souvent spéculatifs – lorsqu’il ne s’agit pas purement et simplement de brader les biens publics, comme c’était le cas pour l’Argentine des années 1990.

L’option de l’endettement, très court-termiste, cesse d’être viable lorsque le pays doit rembourser le principal et les intérêts en dollars, tout en ne « générant » pas assez de devises à travers ses exportations. Cela explique en grande partie les très nombreuses « crises de la dette » des pays latinoaméricains. De là également l’ascendant acquis par les marchés financiers américains et les institutions financières internationales, et leur capacité à leur imposer de douloureuses politiques néolibérales au sous-continent.

Tout porte à croire que la solution pourrait venir des IDE « productifs ». Cependant les investisseurs cherchent une rentabilité en dollars, qui viennent nécessairement vider le stock national à moins que les exportations croissent au même rythme… Ce qui est difficilement concevable à long terme.

L’omniprésence du dollar – ou de n’importe quelle devise hégémonique – interroge également la souveraineté monétaire et commerciale des pays dominés. En effet, lorsque deux agents économiques, l’un au Brésil et l’autre en Argentine, décident d’échanger, ils sont contraints de passer par le billet vert. L’emprunt du circuit du dollar implique que les transactions entre agents latino-américains passent pas des banques nord-américaines, et mobilisent le système SWIFT.

Outre le fait qu’une transaction qui pourrait prendre quelques secondes finit par durer plusieurs jours, un tel fonctionnement fait tomber les agents économiques – et leur pays d’origine – sous le domaine du droit nord-américain, et les expose à des sanctions prises par les juges de Washington, sur fond de guerre commerciale. De là l’efficacité des sanctions financières prises contre Cuba et le Venezuela…

Bien sûr, de ces contraintes structurelles, les États-Unis sont émancipés. Émetteurs de la monnaie de réserve internationale, ils n’ont à subir le contrecoup ni de leur déficit commercial, ni de leur déficit budgétaire…

Sur, les nouveaux marchés et la matrice productive

Les projets visant à remplacer une devise hégémonique – émise par un pays selon des conditions qui lui conviennent – par un ordre monétaire plus équilibré ne datent pas d’hier. Keynes proposait déjà de remplacer le dollar par le bancor, une devise qui aurait fonctionné comme unité de compensation entre soldes commerciaux, émise par un organisme multilatéral selon des principes de coopération. Si un tel schéma occulte les relations de domination entre pays et groupes sociaux en leur sein, l’exercice de pensée vaut d’être mené.

Il a d’ailleurs dépassé le cadre de la théorie à plusieurs reprises. Outre le SUCRE déjà mentionné qui ne circule qu’entre certains pays de l’ALBA, l’Amérique latine compte également avec le Système interaméricain de paiements, le peso andin, et a connu entre 1865 et 1927 l’UML – ou Union monétaire latinoaméricaine.

L’un des avantages les plus immédiats que pourrait comporter la mise en place d’une devise latinoaméricaine de type bancor serait de lever les restrictions d’accès aux devises. Avec un tel système, les déséquilibres commerciaux ne causeraient pas d’effets monétaires pernicieux à court terme, et les pays usagers – si le sur venait à s’imposer – pourraient ralentir le cercle vicieux dépréciation-inflation-dépréciation, tout en réfrénant le besoin de devoir s’endetter en dollars.

De plus, le commerce intra-régional se veut plus intensif en biens à forte valeur ajoutée, la participation des PME est plus importante, et le poids relatif du secteur industriel est supérieur à celui du commerce extra régional. Une unité de compte commune favoriserait cette tendance.

De plus, selon Andrés Arauz, ex-président de la Banque centrale d’Équateur et figure de proue du projet sur, cette devise commune serait accompagné d’un programme de réduction d’asymétries d’infrastructures, telles que la construction de voies ferroviaires et routières, l’amélioration du réseau électrique, l’institution d’organisations financières qui permettraient d’articuler cet ensemble. On comprend ici qu’il s’agit de mobiliser un outil fiscal supranational pour accompagner la mise en place du sur.

Obstacles structurels à la dédollarisation

L’une des principales limites à la mise en place d’une devise régionale qui permettrait de s’émanciper du dollar a trait à la question des coûts de renoncement, ou coûts d’opportunité – qui désignent les coûts induits par le fait de prendre une décision plutôt qu’une autre.

Suivant cette logique, on comprend pourquoi l’Argentine et le Brésil refusent de commercer en SUCRE vers la fin des années 2000. Le coût d’opportunité de renoncement au dollar était alors trop élevé. En effet, exporter du soja et accepter des SUCREs comme moyen de paiement implique de renoncer à une quantité donnée de dollars. Dès lors, il faut que ce que l’Argentine puisse importer avec des SUCREs couvre les besoins qu’auraient couvert les importations payées en dollars. Cependant, du fait du manque de diversité productive des pays latinoaméricains, avec des SUCREs, l’Argentine ne pourrait qu’importer à peu de choses près les mêmes biens primaires qu’elle exporte, et en aucun cas les biens hautement capitalistiques qu’elle peut acheter avec des dollars. Autrement dit, l’opération qui consiste à exporter du soja pour ne pouvoir importer que du soja et se priver de biens industriels paraît peu satisfaisante.

Le secteur agro-exportateur serait lésé par une monnaie sur. Historiquement très conservateur, ce dernier emploierait alors tous les moyens à disposition pour défendre ses intérêts.

La monnaie sur se veut une solution à ce problème structurel en favorisant le développement industriel, mais cet atout est aussi la principale barrière à sa mise en place. En effet, nous déclare Andrés Arauz, poser la question en termes de matrices productives et de structures commerciales déjà existantes, héritées de l’époque coloniale, en revient à faire une erreur d’appréciation. Selon lui, la monnaie sur comporte un caractère performatif, d’après la règle selon laquelle « la monnaie construit du commerce », à l’image d’un bon de réduction utilisable chez un restaurateur. Une fois en notre possession, ce bon nous pousse à l’utiliser et par là-même à nous tourner vers un établissement que nous n’aurions pas fréquenté autrement. Selon Arauz, ce mécanisme bouleverserait la situation existante dans la mesure où l’existence d’une unité de compte commune permet de ne plus parler de commerce entre petites unités avec une devise étrangère, mais d’un grand marché commun.

Dès lors, si la monnaie sur est endogène, c’est-à-dire que son émission se fait en fonction de la demande des agents économiques, cela aboutirait théoriquement à la création de nouveaux marchés. Il ne s’agit donc pas de remplacer le commerce en dollars par du commerce en sures – les deux pourraient même coexister – mais plutôt de créer de nouvelles dynamiques commerciales et productives.

Si la perspective de créer de nouveaux marchés peut paraître quelque peu spéculative, elle se fonde néanmoins sur une pratique déjà existante pour les monnaies locales. Ce qui sous-tend ces dernières est précisément le présupposé que les dépenses des uns constituent les revenus des autres. Ainsi, si lorsqu’un consommateur français achète un café dans un Starbucks, ce flux monétaire ne revient jamais dans l’économie locale, lorsqu’un premier agent dépense de la monnaie locale auprès d’un second, ce dernier ne peut la dépenser à son tour en-dehors d’un certain périmètre. Le flux qui était une dépense du premier et un revenu du second se mue alors en dépense du second et revenu du premier, et ainsi de suite – processus qui n’aurait pas existé en l’absence de monnaie locale. Il suffit de changer d’échelle pour imaginer les possibilités que la monnaie sur pourrait avoir au niveau régional.

Agents économiques et intérêts de classe

Dans le cas de figure où cette barrière parviendrait à être levée, la question de l’adhésion des agents économiques à ce projet reste entière. En effet, si le sur permettait une industrialisation relative de la région, cela ferait inévitablement ressurgir la tension historique entre le secteur agro-exportateur et le secteur industriel, et plus précisément entre les fractions de classe qui les contrôlent. En effet, le fait de produire des biens industrialisés sur place, même s’il s’agit initialement de nouveaux marchés, viendrait nécessairement remettre en question la répartition des parts de marché aujourd’hui acquises aux puissances occidentales. Si leurs exportations vers les pays du sud venaient à diminuer, le flux de devises qu’ils perçoivent en retour se réduirait d’autant, ce qui ferait également chuter la demande des pays du nord à l’égard de la production du sud. Comme celle-ci est principalement agricole dans le cas argentin, ce serait le secteur agro-exportateur qui en ressortirait lésé. Ce dernier, historiquement très conservateur, emploierait alors tous les moyens à disposition pour défendre ses intérêts.

La réussite du sur dépendrait donc du degré de confrontation que les gouvernements brésilien et argentin seraient en mesure d’envisager avec le secteur exportateur. On peut douter de son intensité. Il faut en effet garder à l’esprit que dans les années 2000, Lula et Nestor Kirchner (président d’Argentine de 2003 à 2007 – issu du même parti que le dirigeant actuel), avaient choisi la voie de la conciliation, alors que les conditions pour engager un bras de fer étaient autrement plus favorables…

Du strict point de vue financier, les détenteurs de capitaux ont de solides raison de préférer le dollar au sur, notamment du fait que la devise nord-américaine leur permet d’acquérir les titres financiers les plus liquides et diversifiés du monde, et avec les gammes de rapport risque/rentabilité de leur choix.

Cependant, pour Arauz, il s’agit de considérer ce problème sous un nouvel angle. Selon lui, il est nécessaire de garantir aux entrepreneurs tous secteurs confondus la stabilité du cours du sur, en l’adossant à un panier de devises, en ayant une ligne swap avec le real brésilien ou la Banque centrale brésilienne, qui dispose à son tour d’une ligne swap avec la Réserve Fédérale nord-américaine. Le sur pourrait également disposer d’une ligne swap avec la Banque populaire de Chine, avec la BCE, la Banque centrale d’Angleterre, etc. Un tel réseau de lignes swap avec les principales devises mondiales garantirait la stabilité du cours du sur.

En plus de cette garantie, l’argument censé obtenir l’adhésion des entrepreneurs réside dans la vitesse des transactions. En effet, le sur permettrait de s’affranchir du circuit du dollar, et les transactions entre résidants latino-américains prendraient quelques secondes plutôt que plusieurs jours. Une fois atteint un seuil critique d’utilisateurs, le mécanisme créateur de nouveaux marchés décrit en amont pourrait se mettre en place. S’il n’est pas dans l’intérêt individuel et immédiat d’un agent de passer par le marché sur plutôt que par le dollar, au niveau collectif l’intérêt serait certain, dans la mesure où les dépenses des uns constituent les revenus des autres, et les flux de valeur cesseraient d’être captés trop rapidement par le circuit du dollar, dont le pays émetteur jouit d’un « privilège exorbitant ». En effet, si les États-Unis veulent obtenir 100 dollars de marchandises, il leur suffit d’émettre un crédit en dollars, tandis que si l’Argentine veut importer 100 dollars de marchandises, elle doit d’abord produire ce qu’elle va exporter afin de se procurer les dollars qui lui serviront à payer ladite importation.

Pour Arauz, il faut tabler sur un changement dans la manière dont se perçoivent les exportateurs. Plutôt que de simples rentiers, ils pourraient aspirer à se convertir en entrepreneurs, faisant partie d’un tissu productif, et désireux d’y étendre leurs opérations.

Des barrières plus lourdes que prévues ?

Les conditions d’institution de la monnaie sur ont trait à la création de nouveaux marchés. Ils permettraient d’abolir le dilemme consistant à devoir choisir entre exporter des biens primaires contre des dollars et importer des biens industriels, ou bien exporter des biens primaires contre une devise régionale et ne pouvoir importer en retour que des biens primaires.

Cependant, la création de nouveaux marchés, du seul fait de l’introduction d’une nouvelle devise qui circulerait dans un circuit en construction suppose de produire des biens industriels qui ne se produisaient pas jusqu’alors sur place. Cela implique nécessairement d’importer des machines-outils et de la technologie, produites uniquement par les pays industrialisés, et qui n’accepteraient pas le sur comme moyen de payement, mais des dollars ou des euros. Par conséquent, l’option de créer de nouveaux marchés ne fait que déplacer la contrainte monétaire à un autre niveau, et la question de devoir choisir entre exporter en sures ou en dollars se pose toujours.

Pour mieux comprendre ce processus, le parallèle avec les monnaies locales est éclairant. Supposons qu’il existe une demande de pain en monnaie locale, mais que pour le produire il faille acheter un four. Ce four ne peut être payé qu’en euros.

Pour obtenir ces euros, le boulanger a deux options. Soit il vend son pain en euros, ce qui remet en question l’usage de la monnaie locale, soit il s’endette en euros et accepte de vendre son pain en monnaie locale. Cependant, la seconde option le met face à l’obligation de rembourser en euros. Dès lors, il est contraint d’obtenir des euros et par conséquent de refuser de vendre une partie non négligeable de son pain en monnaie locale. On pourrait rétorquer qu’il pourrait diviser ses ventes le temps d’accumuler le capital suffisant en euros soit pour acheter son four ou pour le rembourser, mais cela contraindrait un entrepreneur à ne pas maximiser son taux de profit – condition nécessaire à sa survie sur le marché. Cette barrière pourrait être levée si les marchandises qu’il peut acquérir en monnaie locale sont d’une valeur équivalente ou supérieure que celles qu’il peut acquérir en euros, ce qui suppose une intégration et une diversité du marché local très avancée, inatteignable d’emblée et sans coordination imposée, ce qui repousse la première vague d’entrants.

Sur ce point, le Brésil mène une politique à première vue paradoxale. D’un côté le pays relance la Nouvelle banque de développement (NBD), organisme financier multilatéral censé favoriser le secteur industriel et concurrencer le FMI. De l’autre, il affiche sa volonté de signer des traités de libre échange avec la Chine et l’Union européenne. L’idée même de créer de nouveaux marchés latino-américains à travers le sur est mise en péril par ces traités : les produits chinois ou européens viendraient tôt ou tard se tailler la part du lion du marché intérieur brésilien…

Du reste, attendre du secteur agro-exportateur une adhésion à un tel projet semble relever du voeu pieux. Si la viabilité du projet repose sur la volonté d’attirer par de simples mécanismes de marché les propriétaires des moyens de production, il y a fort à parier que leurs intérêts entrent en contradiction, à un certain stade du développement du projet, avec ceux des autres secteurs de la population…

Enfin, du strict point de vue financier, les détenteurs de capitaux ont de solides raison de préférer le dollar au sur, notamment du fait que la devise nord-américaine leur permet d’acquérir les titres financiers les plus liquides et diversifiés du monde, et avec les gammes de rapport risque/rentabilité de leur choix.

Ainsi, si l’émancipation des pays du périphériques vis-à-vis du dollar demeure une étape à franchir pour changer leurs structures productives, l’existence d’une devise régionale telle que le sur ne créerait pas de nouveaux marchés par simple effet performatif. Il n’est pas inutile de garder à l’esprit comment les devises du nord se sont imposées au sud : de manière unilatérale et par la force des canonnières. Sans doute est-ce de la même manière qu’ils s’en libéreront.

Notes :

1 L’Alliance bolivarienne pour les Amériques, « ALBA » (qui signifie « aube » en espagnol), est une organisation régionale dont la paternité revient à Hugo Chávez et Fidel Castro. Elle a pour but affiché de combattre l’hégémonie nord-américaine dans le sous-continent et de faire progresser celui-ci vers un horizon socialiste – un agenda autrement plus radical que celui de l’UNASUR.

2 La Guerre de la triple alliance (1865-1870) a opposé le Paraguay, nation en voie d’industrialisation à trois armées régionales répondant aux intérêts du Royaume-Uni : celle de l’Argentine – alors principalement contrôlée par la richissime province de Buenos Aires -, celle de l’Empire du Brésil et pour finir, celle de l’Uruguay, pourtant récurremment en guerre contre le Brésil au cours du XIXe siècle. Après cinq ans de combats acharnés, le Paraguay est détruit. La guerre et les massacres ont pour résultat l’élimination de tous les hommes de plus de 16 ans. Le retard industriel qu’elle engendre ne sera jamais rattrapé par une jeune nation dont l’industrie concurrençait celle du Royaume-Uni en 1865.

Juan Grabois : « Il faut annuler la dette argentine »

Juan Grabois est l’une des figures de proue du mouvement social argentin. Intellectuel péroniste, il est le fondateur du Frente Patria Grande (Front pour la grande patrie). Défenseur d’un salaire minimum universel et engagé dans le christianisme social, nous avons souhaité l’interroger sur le contexte argentin à l’approche des élections générales. Par Pablo Rotelli, traduit par Malena Reali.

LVSL – Pouvez-vous nous définir ce qu’est pour vous le péronisme et comment il vous a influencé ?

Juan Grabois – Depuis la perspective européenne, le péronisme ne peut être compris qu’en lisant Gramsci. Il faut avoir à l’esprit une différence conceptuelle importante, que le pape François a développée dans ses écrits du temps où il était cardinal : celle entre les concepts de société et de peuple. Tandis que la société est une catégorie héritée des Lumières, c’est-à-dire est une catégorie sociologique qui possède une dimension logique, le peuple est une catégorie historique et mythique. Un peuple repose sur une histoire partagée et des mythes.

Le péronisme est une histoire de victoires matérielles tangibles pour la classe travailleuse argentine, mais aussi un renforcement du pouvoir politique du peuple ouvrier. C’est pour cela que toute assimilation simpliste du péronisme au fascisme est caractéristique d’une mentalité eurocentrée et coloniale. Celle-ci ne parvient pas à concevoir que parfois les catégories ordinaires de la politique puissent s’inverser en traversant l’Atlantique : c’est-à-dire qu’une force politique puisse exister en étant à la fois conservatrice sur le plan culturel et révolutionnaire sur le plan socio-économique.

Si l’on regarde le processus chaviste au Vénézuela, le gouvernement de Correa en Équateur, voire même le cas cubain, on s’aperçoit que l’axe principal de la lutte dans un pays en état de dépendance est nécessairement lié à la récupération de la souveraineté nationale face au colonialisme, ce qui comporte un puissant élément de réaffirmation culturelle. Le sujet des droits sociaux est également important : pour le péronisme, ceux-ci sont historiquement passés par-dessus certains droits « culturels » de quatrième génération. Il faut dire, néanmoins, que ce débat était plus fort il y a trente ou quarante ans. Aujourd’hui, le progressisme culturel peut coexister avec une volonté de transformation socio-économique révolutionnaire – comme il peut également coexister très facilement avec le néolibéralisme économique. 

Le péronisme se définit à la fois par ces transformations historiques et par une dimension mythique, supra-rationnelle, qui se développe à partir de l’interdiction du péronisme pendant près de trente ans et des massacres perpétrés durant la dictature militaire, entre 1976 et 1983. Depuis l’Europe, il y a parfois une surreprésentation de la répression qui a visé les intellectuels – et qui a bien existé – ou encore d’une violence qui aurait visé la « gauche » politique – catégorie simpliste et difficilement applicable au contexte latino-américain. Les assassinats, disparitions et exactions du régime ont statistiquement ciblé, en majorité, des militants ouvriers péronistes. 70 % des morts et disparus ont été des activistes syndicaux péronistes, qui n’ont par ailleurs pas participé à la lutte armée au sein des guérillas opposées à la dictature. Cette double histoire des transformations sociales et de la résistance péroniste a une influence très puissante, qui perdure encore aujourd’hui. La contradiction fondamentale entre l’impérialisme nord-américain et les trois valeurs principales du péronisme, qui sont la souveraineté politique, l’indépendance économique et la justice sociale, reste également très ancrée dans notre imaginaire collectif.

Enfin, il y a également un élément de flexibilité idéologique au sein du péronisme, qui a mené certains cadres politiques à adopter des comportements de transfuges. Mais ce n’est pas une caractéristique propre au péronisme. On peut observer une flexibilité similaire au sein des mouvements eurocommunistes et socialistes européens – lorsque l’on entend le discours de certains partis socialistes en Europe, on se demande s’ils ne sont pas de droite ! 

LVSL – Vous êtes proche du pape François, quelle est votre dette envers le monde catholique et quelle influence la spiritualité a-t-elle sur votre identité politique ?

Juan Grabois – La question spirituelle est liée à notre identité en tant que peuple. Ensuite, il y a des éléments personnels, de conscience et de subjectivité qui sont difficiles à traduire politiquement. Je dis souvent que si je n’étais pas catholique, je serais « Jésusiste » : le corpus idéologique et doctrinal de l’évangile me semble absolument applicable au moment dans lequel on vit. Lorsque l’évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu décrit, en son chapitre 25, la façon dont Dieu va juger les humains, il relie à l’enjeu de la solidarité entre les hommes et non aux enjeux de pratiques culturelles individuelles. Pour faire simple, Dieu ne jugera pas un homme en fonction de ses écarts à la morale de son époque. Dieu jugera s’il est allé visiter les prisonniers, s’il a pris soin des malades et s’il a nourri les affamés. Il va juger comment cet homme ou cette femme a travaillé à résoudre les problèmes de l’humanité et panser les plaies des différents systèmes d’exploitation et de hiérarchisation qui se sont succédés, à peu d’exceptions près, depuis deux-mille ans.

LVSL – On dit qu’il y a une montée de l’évangélisme parmi les classes populaires en Argentine, notamment en périphérie de la capitale. Au Brésil, ce même phénomène s’est accompagné d’une montée de l’extrême droite et du conservatisme. Ne craignez-vous pas que ce mouvement se répète en Argentine ?

Juan Grabois – Je n’ai pas cette crainte pour le moment. La différence fondamentale entre l’Argentine et le Brésil est le péronisme. L’identité péroniste, à la différence de celle du Parti des Travailleurs brésilien, est ancrée comme une appartenance culturelle. C’est-à-dire que, même lorsque les gens sont évangélistes sur le plan religieux, ils restent politiquement péronistes. L’idéologie de droite ne pénètre pas aussi facilement dans nos classes populaires, grâce à l’antidote qu’est le péronisme. Par ailleurs, malgré la percée de l’évangélisme, les secteurs populaires du catholicisme sont encore très présents, au travers des curas villeros, les prêtres des bidonvilles.

Ceux-ci gardent un prestige très important auprès de leurs communautés, en raison d’une différence éthique assez évidente avec de nombreux évangélistes. Il ne faut évidemment pas généraliser ce type d’observation à toutes les Églises évangéliques et il ne s’agit pas de tout mettre dans le même sac. Il existe une différence très grande entre les organisations évangélistes pentecôtistes, idéologiquement plus à droite, telles que l’Église universelle du Royaume de Dieu, importée du Brésil, qui est davantage une organisation criminelle que religieuse, et l’évangélisme traditionnel, luthérien et américain. Le méthodisme a notamment joué un grand rôle dans la défense des droits de l’Homme en Argentine. De la même façon, il y a une tradition de spiritualité chrétienne et juive très engagée pour les droits de l’Homme, qui n’est pas très connue mais qui est très puissante.

LVSL – Le péronisme est également lié à la revendication de la souveraineté de l’Argentine. Vous avez beaucoup critiqué l’accord conclu avec le Fonds Monétaire International. Qu’est-ce qui ne vous allait pas dans cet accord ? Que feriez-vous de la dette argentine ? 

Juan Grabois – Ce qui est intéressant, dans notre histoire, c’est que Perón a refusé d’entrer au Fonds Monétaire International. Ce n’est qu’avec le coup d’État militaire que l’Argentine y est entrée. Depuis, toutes nos grandes crises ont été liées à des crises de la dette. Le FMI était censé nous soutenir face au manque de devises, qui est notre éternel problème systémique : lorsque nous arrivons à une période de croissance, nous ne pouvons pas importer car nous n’avons pas de dollars. Alors le FMI intervient, supposément pour résoudre ce problème. Il ne résout pourtant rien, et nous finissons endettés. Pire encore, nous nous retrouvons avec un co-gouvernement colonial qui met en place des politiques néolibérales. Ce facteur est encore plus grave que le poids de la dette, qui est déjà colossal. L’emprunt contracté sous le gouvernement de Mauricio Macri est le plus grand emprunt de l’histoire de notre pays, mais aussi le plus grand prêt de l’histoire du FMI : 50 milliards de dollars, dont 45 ont été déboursés. Ces fonds ont entièrement été perdus en raison de la fuite de capitaux organisée par les banquiers et les grands patrons. 

Maintenant, si l’on suit la pensée de Perón, mais aussi celle des pères fondateurs de l’indépendance et de la lutte anticoloniale latino-américaine, il n’y aura pas de solution pour la souveraineté argentine sans une solution continentale. Perón identifiait trois phases pour le processus de développement du pays : la première était nationale, la deuxième continentale, et la troisième était universelle. 

Par rapport au Fonds, j’ai eu l’occasion d’échanger avec les dirigeants portugais, qui ont mené des négociations complexes avec la troïka, ainsi qu’avec les dirigeants grecs. Le Portugal a un peu mieux réussi, mais notre cas est différent. Nous devons annuler la dette. Pour être direct : nous devons faire défaut, c’est-à-dire que nous devons arrêter de la rembourser et mener une bataille internationale, juridique et politique, aux côtés de tous les pays endettés, pour l’annulation, a minima, de la part illégale de cette dette. Je fais référence au montant qui a été utilisé au mépris des propres statuts du FMI, qui dans son sixième article interdit l’utilisation des dollars pour la formation d’actifs à l’étranger.

C’est ce qui est arrivé en Argentine : les dollars entraient dans le pays et n’étaient pas utilisés pour construire des routes, des ponts, des écoles ou des hôpitaux. Ils entraient d’un côté et ressortaient de l’autre à travers le secteur financier. Notre position à ce sujet n’est pas une posture idéologique, mais une conclusion rationnelle, qui implique de prendre conscience des effets de cette dette sur le peuple argentin. Nous avons un taux de pauvreté de 40 % et nous allons monter jusqu’à 60 %. Nous allons finir dans une situation de vulnérabilité absolue. Nous serons dans l’incapacité de protéger nos ressources naturelles – le lithium, l’eau, les hydrocarbures, le nucléaire – et notre souveraineté alimentaire. 

LVSL – Que pensez-vous de la nouvelle vague de gauche en Amérique latine, qui se traduit notamment par l’entrée de l’Argentine dans l’UNASUR ? Quel doit être le projet continental ?

Juan Grabois – Aujourd’hui les institutions latino-américaines sont faibles, y compris politiquement et diplomatiquement. Lorsque Chávez était encore là, il y avait encore une certaine force de ces institutions. Elles constituaient un obstacle pour les projets de coup d’État dans la région. Il y a 5 ou 6 questions concrètes et matérielles à régler, notamment la monnaie commune, le passeport commun…, rien de révolutionnaire, ce sont des enjeux similaires à ceux de l’Union européenne. Une des grandes problématiques est le rapport de l’intégration aux grandes puissances financières et aux institutions telles que le FMI, l’OMC, la Banque mondiale… Nous souhaitons une intégration qui se traduise par des traités commerciaux multilatéraux que nous négocierons en tant que bloc géopolitique plurinational et respectueux des souverainetés nationales. C’est une différence importante avec l’UE.

LVSL – Le contexte actuel est marqué par la montée en puissance du libertarien d’extrême droite Javier Milei ? Malgré ses propositions toutes plus farfelues les unes que les autres – supprimer la Banque centrale, donner force de loi aux paiements par cryptomonnaie… – il possède une popularité certaine. Comment analysez-vous ce personnage ?

Juan Grabois – Cela me semble être la conséquence logique du manque de perspectives offertes par le camp populaire et progressiste latinoamericain. Ce dernier souffre en effet d’une forte endogamie de personnes qui se parlent entre convaincus dans un langage inaudible des catégories populaires. Le même problème a lieu en Italie avec Giorgia Meloni qui est une cadre politique extraordinaire. Elle vient des classes populaires de plus basse extraction. Elle a travaillé dans un club nocturne. Elle connaît les gens et dispose d’un feeling très fort. Son projet est évidemment catastrophique, à la fois sur le plan culturel au regard de sa xénophobie, sur le plan économique car elle est néolibérale, et du point de vue du substrat fasciste de sa politique. Mais elle maîtrise le langage du peuple. C’est ce que notre camp a perdu. Il n’offre donc plus de perspectives aux gens. C’est dans ce type de contexte que les projets anti-populaires paradoxalement commence à prendre sens : l’apologie de l’entrepreneuriat, l’individualisme… 

Par ailleurs, Javier Milei fait ce que nous devrions faire, c’est-à-dire une critique structurée contre le système. Car ce système ne fonctionne pas. Milei part de prémices valides pour aboutir à des solutions absolument terrifiantes. Mais la critique qu’il incarne et qu’il propage auprès de larges pans des secteurs jeunes et populaires est tout à fait valide.

Comment BlackRock prépare l’avenir de l’Ukraine

© Vladimir Nevresky

Les opportunités que présente l’Ukraine ne sont pas passées inaperçues. De BlackRock (à qui Volodymyr Zelensky a officiellement souhaité la bienvenue) aux fonds européens, le pays est scruté par les géants de la finance. Et par les organisations internationales, qui comptent bien lui imposer un climat favorable aux investissements. Au menu : dérégulation, privatisations et « fiscalité efficiente ». Il faut dire que le gouvernement ukrainien n’a pas attendu la fin de la guerre pour mettre en place ces réformes… Par Branko Marcetic, traduction de Marc Lerenard.

L’invasion russe qui cause actuellement d’incalculables souffrances à des millions d’Ukrainiens ne signe pas la fin de leurs épreuves. Ces derniers mois, les affaires juteuses que pouvait représenter la reconstruction de l’Ukraine d’après-guerre a aiguisé les appétits.

En novembre dernier, le président Ukrainien Volodymyr Zelensky a signé un mémorandum avec BlackRock qui permet au Conseil financier de la société – une unité de consultants destinée à travailler dans les pays en crise – de conseiller son ministre de l’Économie sur une feuille de route pour reconstruire le pays. Selon les propres mots de BlackRock, le but de l’accord est de « créer des opportunités afin que les investisseurs publics et privés participent à la future reconstruction et relance de l’économie ukrainienne ».

Ces mesures s’ajoutent aux précédentes attaques du Parlement sur le droit du travail ukrainien, hérité de l’ère soviétique, qui avaient plongé 70% de la main-d’œuvre dans une situation d’informalité.

Dans le communiqué de presse du ministère, les fonctionnaires sont plus crus, expliquant vouloir « attirer principalement du capital privé ». L’accord formalise une série d’échanges menés en 2022 entre Zelensky et le président de BlackRock Larry Fink, au cours desquels le Président ukrainien a insisté sur la nécessité pour l’Ukraine de devenir « attractive pour les investisseurs ». Selon un communiqué du bureau du Président, BlackRock conseillait déjà le gouvernement Ukrainien « depuis plusieurs mois » à la fin de l’année 2022. Les deux parties avaient convenu de se concentrer sur « la coordination des efforts de tous les investisseurs et participants potentiels » dans la reconstruction ukrainienne et de « canaliser les investissements dans les secteurs les plus pertinents et porteurs. »

Ce n’est pas une première pour le Conseil financier de BlackRock. Selon un article de Investigate Europe qui se plonge dans leurs activités européennes, BlackRock est « un conseiller des États aux privatisations », « très actif lorsqu’il s’agit de contrer toute tentative visant à les réguler ». La société s’est servie du krash de 2008 – lui-même issu de titres hypothécaires pourris dont Larry Fink était devenu maître – pour accroître son pouvoir et influencer les décideurs politiques, à grand renfort de conflits d’intérêts, portes tournantes entre secteurs privé et public et trafic d’influence. Aux États-Unis, BlackRock a suscité une vive controverse pour avoir géré le programme d’investissement du marché obligataire de la Reserve Fédérale pendant la pandémie, qui a entrainé l’investissement de la moitié des fonds du programme au profit de… BlackRock.

L’Ukraine s’inscrivait déjà dans une dynamique favorable aux investissements étrangers. En décembre 2022, alors que Kiev et BlackRock négociaient déjà depuis plusieurs mois, le Parlement ukrainien adoptait une législation favorable au développement immobilier qui avait été bloquée avant la guerre. Elle a pour fonction de déréguler la législation sur la planification urbaine au profit du secteur privé, qui lorgnait avidement sur la démolition de sites historiques. Elle s’ajoute aux précédentes attaques du Parlement sur le droit du travail ukrainien, hérité de l’ère soviétique, qui avaient légalisé les contrats 0 heures (qui permettent d’employer des salariés avec des horaires très variables, voire 0h de travail, ndlr), affaibli le pouvoir des syndicats, et plongé 70% de la main-d’œuvre dans une situation d’informalité. Ces évolutions législatives avaient été suggérées au Parlement non par BlackRock, mais par le bureau des Affaires étrangères britannique et portées par le parti de Zelensky. Celui-ci affirmait : « l’extrême régulation de l’emploi contredit les principes du marché autorégulateur (…) elle crée des barrières bureaucratiques à l’auto-réalisation des employés ».

« Ces premiers pas vers la dérégulation et la simplification du système de taxes sont emblématiques de mesures qui n’ont pas seulement résisté au choc de la guerre, mais qui ont bel et bien été accélérées par celui-ci », pouvait-on lire dans The Economist. « Avec une audience nationale et internationale favorable à la reconstruction et au développement de l’Ukraine », il est vraisemblable que les réformes s’accélèrent après la guerre, espérait encore le quotidien, anticipant une dérégulation accrue qui fluidifierait « l’afflux du capital international vers l’agriculture ukrainienne ». La recette du succès, affirmait-il, passait par davantage de privatisations « d’entreprises étatiques déficitaires » qui « pèsent sur les dépenses du gouvernement ». Cette dernière étape de la privatisation, notait avec amertume The Economist, « s’était arrêté avec le début de la guerre. »

Pourtant, The Economist n’aurait pas dû s’inquiéter. Les privatisations constituent en effet l’une des principales priorités pour l’Ukraine d’après-guerre. En juillet dernier, une myriade de grandes entreprises européennes et de représentants ukrainiens ont participé à la Conférence de reconstruction de l’Ukraine, destinée à mesurer les progrès effectués par le pays dans sa mue néolibérale imposée par l’Occident suite aux événements de 2014.

Comme le bulletin politique de la conférence l’a clairement indiqué, l’État d’après-guerre n’aura pas besoin de BlackRock à ses côtés pour poursuivre cet agenda dont rêvent les investisseurs. Parmi les recommandations politiques apparaissent « une baisse des dépenses de l’État », « un système de taxes efficient » et, plus généralement, une marche vers « la dérégulation ». Il conseille de poursuivre la « réduction de la taille du gouvernement » via de nouvelles privatisations, une libéralisation accrue des marchés de capitaux visant à créer un « meilleur climat d’investissement, plus accueillant à l’égard des investissements directs issus de l’Europe et du monde »…

La lecture de ces documents évoque les fantaisies libertariennes les plus folles ; l’Ukraine y est dépeinte comme une start-up – une start-up numérique, businessfriendly et verte – essentiellement grâce aux neuf réacteurs nucléaires américains de la société Westinghouse. Mais cet imaginaire est tout sauf incohérent avec le slogan « un pays dans un smartphone », mis en avant par Zelensky lui-même il y a trois ans…

Un pays en crise qui vient demander l’aide aux gouvernements institutions financières : l’histoire n’est pas neuve. Vient ensuite la phase où il découvre que les fonds dont il a désespérément besoin s’obtiennent au prix de conditions de moins en moins désirables. Débutent alors les réformes visant à démanteler l’investissement public dans l’économie, ouvrir le marché national au capital étranger, et l’accroissement des souffrances de la population…

Il s’agit de la réactualisation d’un scénario que l’Ukraine a déjà connu. Suite au coup d’État pro-occidental de 2014, le FMI et les représentants occidentaux – à l’instar du vice-président américain Joe Biden – avaient pressé le gouvernement de mener des réformes structurelles, passant notamment par la réduction des subventions au gaz pour les foyers ukrainiens, la privatisation de milliers d’entreprises publiques, et la levée de l’ancien moratoire sur la vente de terres agricoles. Durant la pandémie, sous une pression financière intense, Volodymyr Zelensky a fait aboutir cette dernière requête.

Il y a près d’un an, la souveraineté des Ukrainiens avait été violée, dans un style grossièrement néo-colonial, par les bombardements de Moscou. Il est malheureusement probable que la fin de la guerre déclenchera de nouveaux assauts en Ukraine, menés non par des hommes en treillis militaire mais en costume trois pièce.

Jacques de Larosière : « Le système financier est devenu très fragile »

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

Ancien Directeur général du FMI (1978-1987), ex-Gouverneur de la Banque de France (1987-1993), Jacques de Larosière a vécu de près plusieurs crises financières. Critique vis-à-vis des politiques monétaires non-conventionnelles, il juge que le surendettement et l’interventionnisme des banques centrales traduisent un dysfonctionnement économique profond, délaissant sans cesse les jeunes générations et l’investissement productif. Nous sommes allés à sa rencontre dans les bureaux de BNP Paribas, là où il exerce – à 92 ans – en tant que conseiller du Président. Hégémonie vacillante du dollar, politiques monétaires non conventionnelles de la BCE, endettement croissant des États, enjeux environnementaux et néolibéralisme : nous avons abordé avec lui ces divers enjeux. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – La place hégémonique du dollar est de plus en plus contestée. L’agenda sino-russe d’opposition à la monnaie américaine s’est intensifié avec le conflit ukrainien. Depuis, plusieurs pays historiquement liés aux États-Unis (Arabie Saoudite, Israël…) affirment leur volonté de se défaire progressivement du dollar. Au Brésil, le candidat Lula promet la création d’une devise commune en Amérique latine pour « se libérer de la dépendance américaine. » Pensez-vous de fait que le système monétaire international sera, à moyen/long-terme, différent de celui que nous connaissons depuis 1944 et les Accords de Bretton Woods ? 

Jacques de Larosière – Le dollar reste la monnaie internationale du système. C’est la plus grande monnaie de réserve et une monnaie de transaction extrêmement importante. Mais la monnaie américaine n’est pas la monnaie centrale parce que l’on a décidé qu’il en soit ainsi. Ce système existe parce que les États-Unis ont une économie très importante, fondamentalement assez prospère, le plus grand marché des capitaux du monde (extrêmement liquide et profond), et la première armée. C’est un pays « leader ». Ce sont ces éléments déterminants qui expliquent la force de la devise américaine.

Il est vrai que certains pays cherchent à se libérer du dollar. La Chine organise notamment des plateformes de règlements autour du renminbi dans un cadre bilatéral, voir régional/multilatéral. Si cette tendance persiste, nous pourrions voir en effet certaines diminutions du rôle du dollar dans les transactions de paiements. Les américains le prennent en compte de leur côté. Mais le phénomène sera limité et ne touchera probablement pas sensiblement le rôle de réserve que possède le dollar. Il faut distinguer la partie utilisée comme une réserve de valeur de celle utilisée comme un moyen de libeller des transactions et de les régler. Ce dernier pourrait céder quelque peu. Pour le premier, j’attends de voir. Le dollar comme monnaie centrale du système me paraît résister. En ce qui concerne la dédollarisation de l’Arabie Saoudite et d’Israël, je reste très sceptique. 

LVSL – Quelles seraient les conséquences, pour la France, d’un monde où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve internationale ? Quel système alternatif permettrait, selon vous, la stabilité mondiale ?

Jacques de Larosière – Dans l’hypothèse où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve, on assisterait évidemment à une fragmentation des transactions commerciales, qui ne seraient plus presque exclusivement cotées en dollar (pour le prix du pétrole notamment). Les règlements se feraient dans une autre monnaie, l’euro par exemple. Les conséquences pour un pays comme la France restent difficiles à énoncer. Mais, au-delà du choix des monnaies contractuelles, subsisterait la loi de l’offre et de la demande. Tout dépend des conditions qui présideraient à cette modification des systèmes des paiements mondiaux. Mais je peux vous dire que les personnes qui réfléchissent à ce scénario sont très prudentes quant à la réponse à cette question. 

« Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. »

Est-ce que ça donnerait lieu à plus d’inflation ? À une plus grande variabilité des cotations de produits ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que cela compliquerait le système qui reste assez simple aujourd’hui. Les transactions sont libellées en dollar et exécutées pour la plupart d’entre elles dans la devise américaine. L’universalité de l’usage du dollar est un élément qui facilite les échanges commerciaux. 

Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. C’était le projet que préconisait l’économiste britannique John Maynard Keynes lors de la Conférence de Bretton Woods en 1944. C’est un système évidemment très diffèrent de celui qui existe aujourd’hui, et de celui établi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il serait plus rationnel car, en principe, une banque centrale mondiale prend en compte l’intérêt de l’ensemble de la population. Nous mettrions fin au paradoxe actuel qui consiste à ce que le système fonctionne à travers le déficit américain. Le fait que l’économie américaine soit en déficit permanent de balance des paiements permet à ce que les pays empruntent continuellement des dollars aux États-Unis. 

Si de nombreux penseurs ont considéré ce projet d’une banque mondiale, force est de constater qu’il n’a jamais pris corps. Je ne vois pas pourquoi cela aurait lieu aujourd’hui étant donné que les États-Unis restent le pays le plus important de monde, notamment dans la prise de décisions. Puisque le pays détient près de 20% des voix au FMI et qu’un tel scénario nécessité l’approbation de 85% des voix, il pourrait alors décider de tout bloquer. Je constate donc qu’un courant de pensée s’attache à cette idée, mais il me semble politiquement difficile qu’une réforme de cette ampleur soit envisagée.

LVSL – En tant qu’ancien gouverneur de la Banque de France, quel regard portez-vous sur les politiques monétaires non-conventionnelles mises en place en Europe et aux États-Unis suites à la crise financière de 2008 ?

Jacques de Larosière – J’ai beaucoup écrit sur le sujet. Vous pouvez notamment retrouver mon discours à l’Université de Columbia peu de temps après la crise de 2007-2008.

Je reproche à la politique monétaire d’avoir été, avant et après la crise, continuellement accommodante. Elle a contribué à créer sans cesse des liquidités, tout en faisant baisser les taux d’intérêt. Si ces instruments sont nécessaires lorsque l’économie souffre d’une profonde récession, on constate que la succession des épisodes économiques depuis une douzaine d’années ne sont pas faits uniquement de récession, mais de périodes différenciées. Il s’agit donc d’une politique de stimulation continue caractérisée par l’augmentation de la masse monétaire. Mais la raison pour laquelle cette politique a persisté vient de la focalisation sur l’objectif d’inflation qui devait se situer légèrement en dessous de 2%. Cet objectif s’est révélé être d’une très grande erreur. Je l’avais d’ailleurs dénoncé dès l’origine, sans succès. 

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

La politique monétaire doit viser à l’équilibre. Elle tend à la stabilité de la monnaie, c’est-à-dire éviter une trop forte inflation et éviter la déflation. Mais elle ne consiste pas à se fixer un objectif unique d’inflation. Le but étant de limiter la hausse des prix lorsqu’elle se manifeste, ou stimuler l’économie lorsqu’il y a un risque de baisse continue des prix et d’une rétention de la demande. En réalité, nous n’avons pas vécu la déflation, ni même le risque ouvert de l’inflation. Des facteurs structurels étaient à l’œuvre. Il y avait notamment le vieillissement de la population (peu favorable à une hausse des prix), l’impact de la globalisation sur les prix à la consommation, les salaires extrêmement bas dans certains pays… Ces éléments pesaient sur le niveau des prix. Au lieu de les comprendre et de juger que l’inflation doit être légèrement inférieure à 2%, elle se serait équilibrée autour de 1%. Ce qui correspondait à l’étiage d’équilibre. 

« Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile. »

Dans ce contexte, les banquiers centraux étaient mécontents du niveau des prix. Ils ont donc créé beaucoup de monnaie car l’objectif – arbitraire – n’était pas atteint. S’en est suivie une politique très accommodante qui a nourri la fragilité du système financier, la baisse des taux d’intérêt et la crise future. Il était évident pour celui qui observait la constance de la masse monétaire que son niveau allait au-delà des besoins de l’économie. En fait, il y a un lien entre le financement d’une part et les besoins de financement nécessaires à un accroissement de production. Lorsque ce lien est rompu, que la facilité financière est généralisée (on trouve de l’argent à 0%), on entre dans une situation de « super aisance monétaire » qui affaiblit le système financier. Tout le monde emprunte car c’est facile, mais tout le monde n’est pas nécessairement un débiteur de qualité. Il y a des emprunteurs plus ou moins résistants.

Dans ce contexte, le système n’a pas de fin car les taux d’intérêt sont très faibles donc ça ne coûte rien d’emprunter. C’est une politique plus que téméraire. Au début, elle n’a pas provoqué de désastre sur la hausse des prix « générale », mais la valeur des actifs financiers a considérablement augmenté. Il y a donc eu une très forte inflation des valorisations boursières et une faible répercussion sur les prix à la consommation. Cependant, la situation s’est déchaînée avec la crise de la pandémie, puis aggravée par la guerre en Ukraine. Les conditions de l’inflation étaient créées. L’étincelle est venue de la pandémie, mais aurait très bien pu provenir d’un autre phénomène. Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile, raison pour laquelle je me suis dissocié d’une politique hasardeuse, et non établi par le raisonnement. 

LVSL – L’indépendance des banques centrales a été légitimée par la volonté de limiter l’inflation et d’interdire le financement monétaire. Le bilan de BCE atteint aujourd’hui plus de 8800 milliards d’euros et près du tiers des émissions de dettes publiques sont détenues par l’institution monétaire. À la lueur de cet état de fait, que pensez-vous de l’indépendance des banques centrales ?

Jacques de Larosière – Nous avons cru après la grande période de hausse des prix des années 70/80, qu’il fallait que les banques centrales soient plus indépendantes pour juguler l’inflation car elles disposeraient de plus de liberté que si elles étaient dans la main du gouvernement. Il y a donc eu tout un mouvement international – auquel j’ai collaboré – pour établir juridiquement l’indépendance de la banque centrale. Ici en France, au moment du Traité de Maastricht, nous avons changé le statut de la Banque de France et institué un système d’indépendance. 

Vous avez raison de dire que jamais l’achat de titres publics par la banque centrale n’a été aussi important qu’aujourd’hui. On a ici une contradiction avec l’indépendance des banquiers centraux et le fait qu’ils soient dévoués au financement de la chose publique. Je pense que si on voulait définir la situation de manière objective, on dirait que la BCE est devenue le grand financeur des dettes publiques. Elle ne serait évidemment pas d’accord avec cette assertion car elle expliquerait que ces achats de titres ont été exécutés à des fins monétaires pour éviter les spreads (écarts de taux) entre les pays, ce qui permet d’égaliser le terrain des taux d’intérêt. Mais c’est une illusion. En réalité, elle achète ces titres publics sur le marché secondaire peu de temps après leur émission. La BCE et la FED sont les agents financiers des États qui émettent des emprunts pour financer leurs déficits. 

Je suis donc très hostile à cette dérive que l’on appelle la suprématie budgétaire. C’est en fin de compte l’impératif budgétaire qui guide la banque centrale dans cette politique. Je l’ai écrit à de nombreuses reprises. Je pense qu’il est illusoire de prétendre qu’on est indépendant lorsque l’on finance les deux tiers de la dette publique. 

LVSL – Suite à la crise du Covid-19, l’inflation ne cesse d’augmenter. Elle atteint aujourd’hui des sommets aux États-Unis et en Europe. La BCE et la FED ont annoncé une normalisation progressive de leur politique qui se caractérise par un léger relèvement des taux directeurs. Nous voyons déjà ses effets. Les marchés financiers ont chuté de plus de 20% depuis le début de l’année outre-Atlantique. En parallèle, les taux longs augmentent. Comment voyez-vous l’évolution de cette situation à moyen-terme ? 

Jacques de Larosière – La politique monétaire est depuis longtemps très laxiste. Les taux d’intérêt sont nuls voir négatifs. Dans ce contexte, il y a toujours un phénomène de surendettement qui est annonciateur d’une crise financière. Quand on conduit une voiture, on sait que l’on n’appuie pas toujours sur l’accélérateur car cela risque de se finir mal. Il faut parfois freiner. Depuis une quinzaine d’années, nous n’avons pas appuyé sur le frein… L’accélérateur est sans cesse enclenché car nous conduisions sur une autoroute libre. Mais ces temps-ci, l’autoroute s’est un peu encombrée. Des phénomènes tels que le Covid, la démondialisation, la guerre en Ukraine… compliquent énormément le terrain des échanges économiques. Nous sommes alors sujets à des hausses de prix extrêmement importantes. 

« On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse l’intensifier. »

Lorsque l’on a une inflation de 8%, avec des taux d’intérêt – dans le cas de l’Europe – situés à 0% ou -0.5% (taux de dépôt à la banque centrale), il faut prendre en compte l’inflation pour mesurer le degré de laxisme de la monnaie. Une inflation à 8% et des taux nominaux à 0% signifient que le taux réel est en fait de -8%. C’est du jamais vu. Autrement dit, on croirait que normaliser la politique va être un désastre. Mais la situation est tout autre. Nous n’avons pas connu de normalisation mais un accommodement supplémentaire de la politique monétaire du fait de l’éclosion de l’inflation. Il conviendrait donc, en principe, d’établir des taux d’intérêt réels positifs. Pour cela, il faudrait près de 10 points de taux nominal positif. Aujourd’hui, on est en dehors de tout ça. On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse s’intensifier. J’ai donc un peu de réticence à répondre à cette question. 

En créant de la monnaie très abondante et pas chère, on a favorisé les opérateurs qui gèrent des fonds pour eux-mêmes, des clients ou des institutions. Si l’on prend l’exemple du CAC40, nous voyons qu’il a doublé en 10 ans. Un tel résultat équivaut à une obligation qui rapporterait du 7% par an. Dans un contexte où la banque centrale produit de l’argent à près de 0%, les plus riches en profitent et empruntent massivement sans frais. Nul besoin d’être Einstein pour comprendre qu’un emprunt à 0% associé à un rendement annuel de 7% est un luxe que seules certaines personnes peuvent se payer. Mais la question est : quelle est la bonne politique monétaire ? La raison prescrit toujours que les taux soient positifs en terme réel car l’épargne mise de côté mérite une rémunération. Elle ne doit pas être taxée comme c’est le cas actuellement. L’ennemi dans cette affaire est donc l’inflation et non pas la normalisation des taux d’intérêts. L’expérience montre que ceux qui sont frappés par l’inflation sont les revenus les plus bas et les petits épargnants. 

LVSL – On observe en Europe une divergence de plus en plus marquée quant à l’opinion des populations concernant la politique monétaire. Les Allemands souhaitent le retour à une politique orthodoxe. Les pays d’Europe du Sud, extrêmement endettés, seraient fortement touchés par ce type de mesure. Le spread (écarts de taux) entre l’Italie et l’Allemagne continue d’augmenter. Pensez-vous que le risque d’un éclatement de la zone euro soit à l’ordre du jour ? En Italie, les sondages donnent « l’Italexit » au coude à coude avec le maintien dans la zone euro dans le cas d’un référendum…

Jacques de Larosière – La volonté de faire fonctionner la zone monétaire est encore là. S’il existe des divergences entre pays européens, les Allemands ont toutefois un intérêt profond à continuer la gestion critiquable de la BCE. Car cette gestion de baisse de taux de l’euro favorise leurs exportations et augmente ainsi leur compétitivité, déjà supérieure à celle des autres pays européens. Ce qui revient finalement à une dévaluation. Les Allemands ont beau être gênés par la politique monétaire, ils vivent très bien avec. Quant aux pays du sud, ils ont la majorité au conseil de la Banque centrale européenne et ce sont eux qui déterminent la politique. 

LVSL Les défis se multiplient pour les jeunes générations : réchauffement climatique, raréfaction des ressources, prix des logements historiquement élevés, vieillissement de la population, multiplication des conflits géopolitiques…  Dans votre livre 50 ans de crises financières (Odile Jacob, 2016), vous dénoncez le fait que la politique d’endettement laisse « aux générations futures le choix entre payer une dette trop lourde ou la renier ». Comment conjuguer des dettes abyssales avec des investissements massifs et nécessaires dans des projets tels que la réindustrialisation, la transition écologique, ou l’éducation, sans faire payer les jeunes générations ?

Jacques de Larosière – Oui, il faut changer. Si l’on continue dans un système de surendettement permanent qui favorise 10% de la population la plus riche et détourne les épargnants des placements longs, on ne financera pas les grands investissements écologiques nécessaires si l’on veut vivre sur une planète à peu près vivable. L’analyse que je fais de la situation m’amène à penser que la combinaison d’une politique monétaire trop laxiste, de taux d’intérêt négatifs – c’est-à-dire la taxation de l’épargne longue – et le renflouement des gouvernements qui empruntent pour financer les dépenses courantes sans penser à l’avenir, créent une conjonction très défavorable pour les jeunes générations. On dit que l’on est intéressé par le chômage des jeunes – qui reste très élevé dans un pays comme la France – mais on ne cesse de fabriquer ce chômage.

Les arbitrages effectués ont systématiquement pénalisé les futures générations. Si l’on prend l’exemple des retraites, ce sont les jeunes qui payent pour les retraites des plus vieux. Dans ce système de répartition, les dépenses des actifs ne cessent d’augmenter du fait du vieillissement de la population. Nous observons un effet de ciseau où les recettes diminuent et les dépenses augmentent. En n’ayant fait aucune réforme sur les retraites en France depuis maintenant 5 ans, on laisse peser sur les plus jeunes des cotisations de plus en plus élevées pour financer les pertes du système des retraites.

Est-ce une bonne chose ? Je ne le pense pas. Je pense qu’il serait plus intelligent et plus honorable de laisser travailler plus longtemps les Français pour qu’ils allègent le coût des jeunes actifs. Cette proposition soulève la réprobation générale. Mais les gens ne comprennent pas que c’est en refusant l’extension de l’âge du départ à la retraite qu’ils sont entrain de sacrifier les jeunes et l’équilibre du système. On a tendance à dire que l’on « rattrape » les choses car la France est très libérale, que l’on dispose d’un système d’assurance-chômage généreux, et d’une politique de recrutement dans la fonction publique. Mais c’est une erreur. On ne rattrape rien. Ce sont les jeunes qui payent. Je constate un double langage où l’on s’apitoie sur la difficulté des jeunes à trouver un emploi et des logements alors que l’on continue de faire tout pour qu’il en soit ainsi. 

LVSL – Depuis la fin des Accords de Bretton Woods et de la convertibilité or-dollar, nous observons un accroissement considérable de la masse monétaire représenté par l’augmentation des niveaux de dettes. Certains think-tanks, comme l’Institut Rousseau, proposent d’annuler une partie de la dette publique détenue par la BCE (dans notre cas par la Banque de France), ce qui ne lèserait aucun créancier privé. Cette annulation serait alors conditionnée à des investissements productifs. Quel regard portez-vous sur cette proposition ? Faut-il penser un nouveau mode de création monétaire ?

Jacques de Larosière – Pour de nombreuses raisons, je suis tout à fait hostile à l’abandon de la dette détenue par la banque centrale. La dette est devenue la baguette magique des États pour financer leurs déficits. Elle l’est d’autant plus depuis que banque centrale peut acheter ces nouveaux emprunts. Il est tentant de répudier cette dette lorsque la pyramide des dettes a atteint des niveaux très importants. Annuler la dette serait donner raison à ceux qui empruntent sans cesse pour financer des pertes. Cela reviendrait à légitimer l’action illégitime qui convient de faire croire au public que l’on peut s’endetter indéfiniment sans conséquence. C’est moralement inacceptable. 

Par ailleurs, une annulation entraînerait une perte pour la banque centrale. Dans le bilan de la banque, cette dette a une valeur. Une perte nécessite donc une recapitalisation, qui serait payée par le gouvernement. Finalement, c’est l’histoire du serpent qui se mord la queue : le gouvernement prend un léger profit en annulant la dette, mais doit compenser le manque de capital de la banque centrale ainsi que le spread plus élevé qu’il aura à supporter à l’avenir. On pourrait aussi évoquer l’argument du « précédent ». Lorsque tu annules une fois la dette, tu peux vouloir le faire de nouveau. Ce système serait profondément inflationniste et entraine une perte subie par la banque centrale. Or, cette dernière appartient à tout le monde puisqu’elle est nationalisée. Le contribuable devra donc assumer cette perte un jour ou l’autre. 

Ce qui me dérange est aussi le fait que cette action serait produite – dans le cas de la France – par une démocratie, c’est-à-dire un système de gouvernement et de représentations qui respectent les contrats et permettent à une société d’avancer vers l’avenir. Il faut faire très attention avant de brandir une telle mesure. 

En ce qui concerne votre deuxième question, nous avons déjà pensé à différents modes de créations monétaires. Il y a notamment la « monnaie hélicoptère » qui consiste à distribuer de l’argent à partir de rien plutôt que par des intermédiaires de comptes bancaires. L’inconvénient du compte bancaire lorsque la monnaie hélicoptère est employée vient du fait qu’une partie de la population aurait tendance à épargner. Or, la volonté politique et sociale de ceux qui préconisent cette mesure nouvelle de création monétaire par voie « d’hélicoptère » est que cet argent soit dépensé, et non épargné.

Il y a une autre théorie monétaire qui a fleuri depuis plusieurs années mais qui se tient encore à l’écart du débat public du fait de l’inflation. Il s’agit de la nouvelle théorie monétaire (ou théorie monétaire moderne, appelée MMT). Pour simplifier, elle revient à dire la chose suivante : tout État qui émet de la monnaie (tant que cet État a le monopole de sa devise) peut financer l’intégralité des déficits qu’il souhaite réaliser dans sa monnaie. C’est une forme de création monétaire bien entendu. Mais elle ne répond plus à la notion historique qui a expliqué l’éclosion des banques centrales à partir du 17ème siècle, c’est-à-dire la protection de la stabilité de la monnaie. La théorie monétaire moderne n’est pas une théorie qui satisfait le principe de stabilité. Autrefois, les banques centrales considéraient que la distribution de l’argent affectait la qualité de la monnaie.

N’oubliez jamais que le fondateur de l’économie monétaire est un Français. Il écrivait dans les années 1560 et s’appelait Jean Bodin. C’était un économiste qui avait compris que la multiplication de signes monétaires face à une production stagnante/légèrement croissante, entraînerait de l’inflation. Cette pensée a donné lieu à ce que l’on appelle la théorie quantitative de la monnaie. Théorie qui n’a jamais vraiment été dénoncée puisqu’elle est valable et vérifiée par des siècles. Elle semble d’ailleurs avoir été négligée ces dernières années. Nous en payons le prix aujourd’hui avec une hausse considérable des prix.

Vers la fin de l’hégémonie du dollar ?

© Giorgio Trovato

Depuis plus d’un demi-siècle, le dollar américain domine en tant que monnaie de réserve internationale. Cette hégémonie vigoureusement protégée permet aux États-Unis de soumettre nombre de pays à leur politique et à celle de leur Banque centrale. Mais plusieurs événements récents ont donné naissance à un mouvement de dédollarisation qui ne cesse de grandir, notamment depuis le conflit ukrainien. Vers quel nouveau système monétaire se dirige-t-on ? Si l’hégémonie du dollar n’est pas menacée à court terme, deux blocs distincts, celui de l’Occident et celui des partisans d’un autre système monétaire international, semblent en train d’émerger. Dans cet article, Julien Chevalier revient sur le rôle de la monnaie américaine et la stratégie de dédollarisation de nombreux pays.

Lors de la conférence de Bretton Woods aux États-Unis, en juillet 1944, les deux protagonistes John Maynard Keynes et Harry Dexter White, l’un britannique, l’autre américain, préparent la construction du système monétaire international. Alors que Keynes plaide pour la création d’une monnaie international – le bancor -, White défend lui l’idée d’un système étalon-or où toutes les monnaies sont indexées sur le dollar. Comme les États-Unis possèdent l’essentiel des réserves de métal jaune, ce système permet à l’Oncle Sam d’imposer la monnaie américaine comme monnaie de référence dans le monde. À l’issue de ce sommet, la proposition de White est retenue.

La toute-puissance de la monnaie américaine

En réussissant à imposer le dollar en tant que monnaie de réserve internationale, les États-Unis sont parvenus à astreindre une hégémonie monétaire et ainsi à s’endetter massivement, grâce au privilège d’avoir cette dette toujours rachetée par des investisseurs étrangers. En agissant ainsi, le pays peut donc se permettre de creuser son déficit continuellement, sans que sa monnaie ne se déprécie. Un avantage considérable qui contribue grandement à faire des États-Unis la première puissance économique mondiale.

Ce privilège fut difficile à maintenir dans le système étalon-or (1), car les États-Unis devaient augmenter sans cesse leur stock de métal jaune pour pouvoir s’endetter et ainsi financer entre autres le projet de « Grande Société » et la guerre du Vietnam. La fin des Accords de Bretton Woods en 1971, puis les Accords de la Jamaïque en 1976, leur permirent d’entretenir cette suprématie. Grâce à la suppression des limites à la création monétaire et l’élaboration des taux de changes flottants, les États-Unis peuvent poursuivre leur politique menée depuis 1945 et même l’intensifier. John Connally – alors secrétaire américain au Trésor sous l’administration Nixon – déclare ainsi : « Le dollar est notre monnaie, mais votre problème. » Depuis plus de 40 ans, malgré les plafonds établis par le Congrès, la dette américaine ne cesse d’augmenter. En 1971, elle était d’environ 450 milliards de dollars. De nos jours, elle atteint 30 trillions de dollars.

Il est devenu indispensable de disposer de dollars – donc de financer l’endettement américain – pour acquérir des ressources vitales telles que le pétrole.

Si le règne du dollar perdure, c’est aussi grâce à ce que l’on appelle le « pétrodollar. » Du fait de l’ignorance des Britanniques quant à la présence de pétrole dans les sous-sols arabes, mais aussi de la réticence des pays du golfe Persique face à l’ingérence du Royaume-Uni dans la région suite à la chute de l’Empire ottoman en 1922, les États-Unis réussissent à se rapprocher des pays du Golfe en signant notamment un accord stratégique avec l’Arabie Saoudite lors du pacte du Quincy le 14 février 1945. Le roi saoudien Ibn Saoud et le président américain Franklin D.Roosevelt s’entendent autour d’une alliance visant à ce que les États-Unis accèdent aux gisements pétroliers saoudiens en échange d’une protection militaire dans la région.

Mais en 1973 naît le premier choc pétrolier. Du fait du pic de production de pétrole aux États-Unis et de la dépréciation du dollar – sur lequel les prix du pétrole sont fixés –, les prix de l’or noir s’écroulent. Pour combler les pertes accumulées, les membres de l’OPEP s’accordent alors pour augmenter de 70% le prix du baril. En comprenant l’importance du pétrole comme première source d’énergie du monde dans une période où le déclin de production sur le territoire américain ne fit que commencer, le grand négociateur américain Henry Kessinger – alors secrétaire d’État sous la présidence Nixon – conclut avec l’Arabie Saoudite un nouvel accord s’appuyant sur les bases du Pacte de Quincy. Grâce à la promesse d’un dollar fort, d’une commercialisation permanente d’armes, et d’un soutien militaire renforcé dans la région du Golfe Persique, les États-Unis parviennent à ce que chaque baril de pétrole soit désormais échangé en dollars. Suite à cela, la majorité des échanges de matières premières se sont faits en devise américaine. Autrement dit, il est devenu indispensable de disposer de dollars – donc de financer l’endettement américain – pour acquérir ces ressources vitales.

Après plusieurs erreurs stratégiques, le vent tourne

L’intensification de l’utilisation de l’extraterritorialité du droit américain – notamment de la loi FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) de 1977 – a inévitablement accru la réticence des pays étrangers envers les États-Unis. Le fait que la possession de dollar par une entreprise étrangère rende cette dernière immédiatement passible d’enquêtes lorsqu’elle enfreint le droit américain, a contribué à ce que la monnaie américaine ne soit plus uniquement un outil de domination monétaire, mais aussi un levier juridique de coercition mettant en danger la souveraineté de l’ensemble des agents économiques. De nombreuses entreprises françaises, chinoises, iraniennes… en ont payé le prix.

Est venu s’ajouter à cela la mise en place de plusieurs embargos (Iran, Venezuela, Afghanistan…), mais aussi la menace d’une exclusion de certains pays du système de messagerie interbancaire SWIFT, outil géopolitique occidental désormais dominé par les Américains. En isolant une banque de ce réseau, le transfert d’ordres de paiement s’arrête, ce qui revient à rendre l’institution financière quasi-inerte. Les banques iraniennes en sont notamment exclues en 2012 au moment où le pays accélère le développement de son programme nucléaire. Deux ans plus tard, les États-Unis émettent la possibilité de suspendre les banques russes du réseau suite à l’annexion de la Crimée. Saisissant le danger d’une dépendance au système occidental, la Russie crée dans la foulée sa propre structure de messagerie bancaire russe nommée SPFS.

De son côté, la Chine établit, en 2015, un réseau local : le programme CIPS. Ce système offre des services de compensation et de règlement pour les échanges transfrontaliers en yuan. Quatre ans plus tard, les pays européens font de même grâce en instaurant le réseau INSTEX suite au retrait unilatéral des États-Unis de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Mais très vite, le président Trump les rappelle à l’ordre et menace ceux qui l’utiliseraient de ne plus pouvoir commercer sur le sol américain.

Si le système européen n’est que très peu utilisé, les systèmes russes et chinois sont en plein essor. Au-delà d’attirer de nombreux partenaires comme l’Iran, l’Inde et la Turquie, ils réussissent surtout à entraîner une accélération du mouvement de dédollarisation qui se traduit notamment par une diminution des réserves de dollars dans le monde. Ainsi, alors que le dollar représentait 66% des réserves mondiales en 2014, il ne représente désormais plus que 58,8% des réserves, au profit de l’euro, du yuan et de l’or.

Si la guerre en Ukraine peut s’expliquer par de multiples raisons géopolitiques (énergie, élargissement de l’OTAN, conflits internes …), la longue stratégie de dédollarisation de la Russie reste une source importante de tensions entre les États-Unis et le Kremlin.

Bien que les leaders de ce mouvement restent les « rivaux stratégiques » des américains – c’est-à-dire la Chine et la Russie – plusieurs pays commencent à tourner le dos aux États-Unis et au dollar pour se rapprocher de la Chine et du yuan. C’est notamment le cas d’Israël, qui a récemment annoncé diminuer ses réserves en dollar (baisse de plus de 5%) pour y ajouter pour la première fois du yuan (dans une quantité encore très faible). C’est aussi le cas du Brésil qui a choisi de réduire ses réserves en dollars en 2021 (de 86,03% à 80,34%), au profit du yuan (part évoluant de 1,21% à 4,99%). D’autres pays comme le Nigéria, l’Iran, ont fait de même quelques années plus tôt.

Dans ce contexte, si la guerre en Ukraine peut s’expliquer par de multiples raisons géopolitiques (énergie, élargissement de l’OTAN, conflits internes …), la longue stratégie de dédollarisation de la Russie reste une source importante de tensions entre les États-Unis et le Kremlin. En 2013, 95% des ventes d’hydrocarbures de la Russie vers les BRICS s’échangeaient en monnaie américaine. En 2021, c’est moins de 10%. Un changement radical quand l’on sait que la Russie est un des principaux producteurs de pétrole dans le monde, que les matières premières contribuent à plus de la moitié des exportations du pays, mais qu’elles restent surtout pour les États-Unis le moyen d’entretenir leur suprématie monétaire.

Par ailleurs la banque centrale russe ne cesse de diminuer ses réserves en dollars depuis 2014. Aujourd’hui, la monnaie américaine représente seulement 16,4% de ses réserves. L’euro quant à lui constitue 32,3% des réserves, l’or 21,7% (porté notamment par l’achat de 40 milliards de dollars d’or ces 5 dernières années) et le yuan 13,1%. Une stratégie qui permet aujourd’hui de restreindre les effets des récentes sanctions économiques prises par l’Occident à l’égard de la Russie.

Si l’exclusion des banques russes du système SWIFT suite à l’invasion de la Russie en Ukraine était prévisible, le gel des avoirs de la banque centrale l’était beaucoup moins. Cette décision risque d’accroître la défiance des pays étrangers vis-à-vis de Washington, bien plus que de l’Europe qui ne dispose pas de l’hégémonie monétaire, mais qui n’a surtout pas pour coutume d’utiliser ce type de mesure. Selon Gita Gopinath, directrice générale du FMI – ces sanctions pourraient « venir compromettre la domination du dollar à l’avenir » et engendrer une « fragmentation plus forte du système monétaire international. » Elle explique notamment que cela se traduira par « des tendances à la baisse vers d’autres monnaies jouant un rôle plus important. »

Le dollar dans cette période contrastée

Malgré les conflits sino-indiens aux frontières, l’alliance Russie-Chine-Inde, peuplé de 2,8 milliards d’habitants – soit plus d’un tiers de la population mondiale -, se renforce avec le conflit en Ukraine. Au-delà de l’intensification de leurs échanges depuis le début de la guerre, ces pays commencent à commercer certaines de leurs matières premières dans leur monnaie nationale. À l’idée de voir le yuan s’internationaliser, et dans une volonté d’affaiblir le dollar, la Chine a payé ses récentes livraisons de charbon à la Russie en yuan. Les vendeurs de pétroles russes proposent de faire de même. De son côté, l’Inde explore la possibilité de régler ses échanges avec la Russie en roupies.

En parallèle, certains pays profitent de cette situation pour faire du chantage aux américains. Suite aux récentes négociations avec l’Iran et les multiples déclarations du président Biden visant à mettre fin au soutien des États-Unis dans la guerre au Yémen, l’Arabie saoudite déclare qu’elle réfléchit à l’idée d’échanger avec la Chine son pétrole en yuan plutôt qu’en dollar. Comme Riyad joue un rôle majeur dans la puissance et la pérennité de la monnaie américaine, cette menace pourrait faire l’effet d’une bombe en cas d’adoption. Mais le prince saoudien n’est pas le seul à vouloir agir de la sorte. Le candidat et ex-président brésilien Lula da Silva, a récemment révélé qu’il instaurerait, s’il était élu en octobre prochain, une monnaie unique en Amérique latine dans le but d’être « libéré de la dépendance du dollar. »

Le fait de voir de nombreux pays et de grandes puissances comme l’Inde et la Chine accentuer leurs échanges avec la Russie – responsable de la guerre en Ukraine – dans leur monnaie nationale, témoigne non seulement d’une volonté marquée de ces pays à mettre fin à l’hégémonie du dollar, mais aussi et surtout de l’impuissance des États-Unis face à un mouvement désormais unifié. À cet égard, les récentes déclarations publiques de politiciens et de grandes banques marquent un changement de communication notable. S’il était rare d’en entendre parler auparavant, le sujet est de plus en plus abordé de nos jours. Alors que la démocratie et le système financier américain semblent être menacés, l’acquiescence des États-Unis face à cette situation nous invite donc à réfléchir aux perspectives qu’induirait la croissance continue de ce mouvement anti-dollar.

Vers l’émergence d’un nouveau système monétaire ?

Dans un travail de recherche produit par Goldman Sachs, des analystes mettent en avant le fait que la devise américaine est actuellement confrontée à bon nombre de défis auxquels était la livre sterling au début du 20ème siècle, lorsqu’elle occupait le statut de monnaie de réserve internationale. En effet, la détérioration de la position nette des actifs étrangers, le développement de conflits géopolitiques potentiellement défavorables, et la faible part des volumes d’échanges mondiaux par rapport à la domination de la monnaie dans les paiements internationaux, sont des défis semblables à ceux du Royaume-Uni et de la livre sterling avant la crise de 1929. Si les années qui suivirent rebattirent les cartes d’un nouveau système monétaire international, tout laisse à croire que la décennie qui s’annonce pourrait être assez identique.

Bien que la devise américaine reste pour l’heure prédominante, son hégémonie est de plus en plus attaquée et le pouvoir de certains modes de paiements s’accentue. En plus de l’essor des crypto-monnaies donnant naissance aux monnaies numériques de banques centrales (Central Bank Digital Currency) – projets sérieusement étudiés par les institutions monétaires -, l’internationalisation du yuan et l’augmentation des réserves en or dans le monde sont le signe que plusieurs devises pourraient, à terme, concurrencer la place du dollar.

Au regard de la politique économique du pays ces dernières années, le développement du yuan suppose donc la mise en place de réformes structurelles.

Si la Chine a longtemps eu recours à la dévaluation monétaire pour soutenir ses exportations et poursuivre son expansion économique, l’augmentation de la part de la Chine dans le PIB mondial, son fort développement technologique, la puissance régionale du pays, la libéralisation de son régime de change, la mise en place du yuan numérique, le développement de son propre système de messagerie bancaire, l’augmentation de la part de la monnaie chinoise dans les DTS (2), et la création d’une instance de régulation financière unique, sont autant de facteurs qui permettent l’internationalisation du yuan. Toutefois, le prolongement de cette stratégie de long-terme implique certains sacrifices. La Chine doit investir massivement et devenir un exportateur net d’actifs ou un pays à déficit commercial. Les contrôles de capitaux doivent être abandonnés et l’accès au yuan dans le monde doit se faire en quantité illimitée. Au regard de la politique économique du pays ces dernières années, le développement du yuan suppose donc la mise en place de réformes structurelles.

De son côté, l’or reste un concurrrent de taille. Le métal jaune est notamment très apprécié des pays qui souhaitent se dédollariser. Les banques centrales qui contournent le système de financement en dollars sont celles qui ont acheté le plus d’or au cours des vingt dernières années. La Chine et la Russie ont massivement investi dans l’or, tout comme la Turquie, l’Inde et le Kazakhstan. L’or constitue aujourd’hui un sixième des réserves mondiales des banques centrales, ce qui équivaut à près de 2000 milliards de dollars. L’accélération de la dédollarisation va donc inévitablement entraîner une augmentation de la demande en or.

Mais l’hypothèse d’un système monétaire multipolaire implique alors la diminution continue de la place du dollar et la montée en puissance de ces devises concurrentes. En admettant qu’un tel scénario advienne – ce qui nécessite plusieurs années ainsi que de nombreux changements – la situation financière américaine sera transformée. La réduction d’achats d’obligations américaines dans le monde entraînera inévitablement une dépréciation du dollar. Pour combler cette chute, les États-Unis n’auront d’autres solutions que d’augmenter leurs taux d’intérêts réels à des niveaux suffisamment élevés. Ce qui pourrait engendrer d’importants effets sur la consommation et la croissance du pays.

Si cette stratégie de dédollarisation se fait progressivement, c’est aussi et surtout car une dépréciation brutale de la monnaie américaine aurait des conséquences dévastatrices pour certains pays, notamment les principaux partenaires commerciaux des États-Unis. Dans le cadre de sa politique protectionniste, la Chine a massivement acheté du dollar ses dernières années. Le pays possède environ 1000 milliards de dollars d’obligations américaines et plus de 3000 milliards de dollars dans ses réserves. Une chute soudaine de la devise américaine entraînerait des pertes colossales pour l’Empire du Milieu. La Chine réduit donc graduellement ses achats de treasuries depuis 2014.

L’Europe quant à elle, et notamment l’Allemagne, poursuit ses achats de bons du Trésor américain et finance ainsi le déficit du pays. L’accélération de la dédollarisation pourrait donc fortement affecter la valeur des avoirs détenus par les pays européens. Un scénario qui produirait aussi de sérieuses conséquences chez certains pays émergents car ces derniers continuent d’être acheteur net d’obligations américaines en raison de leur vulnérabilité financière.

Si l’hégémonie du dollar perdure, l’accélération de la dédollarisation vient donc ajouter un nouveau défi à la banque centrale américaine, dans un contexte de forte inflation et de baisse des marchés financiers dans le pays. En parallèle, le ralentissement de la globalisation et la multiplication des rivalités économiques et géopolitiques témoignent d’une volonté – de nombreux pays – de changer de paradigme. Le souhait grandissant d’un recours à la souveraineté monétaire se manifeste alors par une libération progressive de l’utilisation du dollar au profit d’autres devises. À cet égard, et pour d’autres raisons, la guerre en Ukraine risque de créer une bipolarisation du monde qui s’additionne à nombre d’éléments de ruptures. Mais sous quelles conditions les États-Unis accepteraient-ils de voir la place du dollar s’éroder jusqu’à perdre leur domination et vivre en dessous de leurs moyens après plus d’un demi-siècle de privilège ? Au-delà de réfléchir à l’avenir du système monétaire international, ce changement d’ère pourrait être l’occasion de penser une nouvelle forme de création monétaire qui favoriserait la stabilité mondiale.

Article originellement publié sur or.fr et réédité sur Le Vent Se Lève.

Notes :

[1] : L’étalon-or est un système monétaire dans lequel l’unité monétaire est définie en référence à un poids fixe d’or. La quantité de monnaie émise par la banque centrale est strictement limitée par ses réserves d’or. Étant donné que les réserves d’or ne sont pas infinies, les pays ne pouvaient, par le biais de leur banque centrale, se permettre de créer de la monnaie comme ils le souhaitaient.

[2] : Les DTS (droits de tirage spéciaux) représentent la monnaie que peut émettre le FMI. Ils répondent généralement à des besoins de liquidités dans le cas où un pays subirait une crise financière. Les DTS s’appuient sur cinq grandes monnaies internationales : le dollar, l’euro, le yen, la livre britannique et le yuan depuis 2016. Le Fonds Monétaire International « crée de la monnaie » en s’appuyant sur les banques centrales des pays émetteurs. Lorsqu’un pays décide d’emprunter au FMI des DTS, il obtient le moyen de convertir ses DTS dans une des monnaies acceptées par le FMI.

Six mois après les annonces d’annulation de la dette des pays du Sud : où en est-on ?

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Le président de la République française, Emmanuel Macron © Rémi Jouan, Wikimedia Commons

Face aux demandes d’annulation de dette en provenance d’une série de chefs d’État de pays du Sud et de mouvements sociaux [1], institutions financières internationales et autres groupes de créanciers mettaient sur la table fin mars/début avril différentes initiatives [2] pour libérer des ressources financières indispensables en temps de crise sanitaire et économique. Six mois après leur lancement, où en sont ces mesures ? Répondent-elles à l’urgence de la situation et aux besoins des populations ?


Rappel des faits

Février 2020, l’épidémie de Covid-19 jusque-là circonscrite à quelques pays se transforme officiellement en pandémie mondiale. Les valeurs des marchés financiers et boursiers, déjà en grande difficulté depuis l’automne 2019, s’effondrent dans la foulée. La crise sanitaire se double d’une crise économique et financière à l’ampleur inédite. Impactant de tous bords les pays du Sud, institutions financières internationales et autres grands créanciers bilatéraux se réunissent pour élaborer divers plans visant à éviter des défauts de paiement en série à l’encontre de leurs intérêts.

Fin mars 2020, Banque mondiale et FMI communiquent la mise en place de mesures de financement d’urgence à destination des pays en développement. Dans la foulée, ils appellent les pays du G20 à se réunir et se coordonner pour mettre en place des initiatives d’allègement des dettes bilatérales. D’annulation à proprement dit, il n’y aura donc pas.

Après s’être rassemblés, les pays du G20 ont invité les 22 créanciers bilatéraux réunis au sein du Club de Paris à l’instauration d’une Initiative de suspension du service de la dette, dite ISSD, pour les 73 pays IDA [3] – c’est-à-dire les pays les plus pauvres pouvant obtenir des financements de l’Association internationale de développement (AID – IDA en anglais), une des cinq filiales du groupe Banque mondiale – qui en feront la demande. Les volontaires retenus par le Club de Paris verront alors, sous couvert de respect de plusieurs conditionnalités, le remboursement de leur dette extérieure bilatérale (capital et intérêts compris) courant de mai à décembre 2020 à être différé et s’ajouter aux remboursements dus entre 2022 et 2024.

Les mesures des institutions de Bretton Woods (IBW)

L’invitation lancée par le FMI et la Banque mondiale aux créanciers bilatéraux ne manquait pas d’ironie. De fait, aucune de ces deux institutions n’a ou ne va pas procéder à des annulations de dette multilatérale (les dettes publiques dues aux institutions multilatérales, comme les IBW et autres banques de développement). Au contraire, les mesures énoncées ci-dessous s’appliquent uniquement aux pays en développement n’ayant pas d’arriérés de paiement à leur égard.

Avançant l’argument de sa solvabilité et d’une potentielle dégradation des notes des dettes souveraines des pays concernés, la Banque mondiale s’est au contraire rangée du côté des marchés financiers et des créanciers, acteurs qui par ailleurs la finance via ses émissions d’obligation. Plutôt qu’une annulation, la Banque mondiale renforcera son emprise « jusqu’à 160 milliards d’engagements au cours des 15 prochains mois (à compter d’avril 2020), afin d’aider les pays à protéger les populations pauvres et vulnérables, soutenir les entreprises et favoriser le redressement de l’économie » [4], le tout sous forme de dons (un peu) et de prêts (surtout). En réalité, depuis le début de la crise les pays les plus pauvres ont davantage remboursé la Banque mondiale qu’ils n’ont reçu d’aide de sa part [5].

Pour le FMI, la stratégie déployée est sensiblement similaire [6]. Il a mis à disposition 100 milliards de $US de financements d’urgence sous forme de prêts à taux concessionnels ou non-concessionnels. 80 pays y avaient souscrit au 15 septembre 2020 pour un montant décaissé de 87,9 milliards de $US [7]. En parallèle, il a proposé pour 28 pays une « fausse » annulation du service de la dette dû au FMI entre le 13 avril et le 13 octobre 2020. L’opération consiste à la création d’un « fonds fiduciaire d’assistance et de riposte aux catastrophes », alimenté par des pays membres du FMI [8], montants reversés à ces 28 pays sous formes de dons, puis directement redirigé au remboursement du service de la dette dû au FMI. Le serpent se mord la queue. Cette aide artificielle, 251 millions de dollars [9], correspond à moins de 1 % du total des paiements de la dette extérieure des pays à faible revenu en 2020… Pour ces deux mesures, le FMI a précisé qu’il n’était pas nécessaire « d’adopter un programme à part entière ». Plus loin dans le texte, il appelle néanmoins les gouvernements à « appliquer des mesures appropriées pour faire face à la crise » [10]. Autrement dit, un ajustement structurel soufflé par le FMI à l’oreille des gouvernements. Le FMI n’a également pas manqué d’afficher son absence de neutralité politique, en refusant un prêt de 5 milliards au gouvernement vénézuélien en conflit ouvert avec les États-Unis, tout en accordant quelques semaines plus tard 24 milliards au Chili, actuellement présidé par Sebastian Piñera et ex de la Banque mondiale, pays traversé par des mobilisations massives contre l’austérité et la précarité depuis octobre 2019. Dans le même temps, une quinzaine de pays ont vu les financements du FMI, comportant des mesures d’ajustement, être prolongés [11].

Comme l’avait indiqué le directeur général de la Banque mondiale David Malpass fin mars, il s’agit de « rassurer les marchés », de leur « envoyer un signal fort », en conditionnant les interventions à l’approfondissement de politiques ultra libérales pour « les pays pour lesquels les réglementations excessives, les subventions, les régimes de délivrance de permis, la protection du commerce ou la judiciarisation constituent des obstacles, nous travaillerons avec eux pour stimuler les marchés, favoriser de meilleurs choix et promouvoir des perspectives d’une croissance plus rapide pendant la période de redressement » [12], le tout en plein scandale du rapport Doing Business de l’institution [13].

Les pays du Sud désavouent le Club de Paris

Du côté des créanciers bilatéraux, le Club de Paris a lancé l’ISSD. Destiné à 73 pays, seuls 42 ont vu leur service de la dette bilatérale à l’égard des membres du Club être reporté entre 2022 et 2024 [14].

Le peu de souscription à l’ISSD symbolise le désaveu complet des pays du Sud à l’encontre du Club et de « solutions » toujours plus obsolètes. Malgré le caractère exceptionnel de la situation, l’ISSD reste bien inférieure à la déjà insuffisante initiative PPTE lancée en 1996. En contrepartie d’un report du paiement de leur service de la dette due au Club de Paris entre avril et décembre 2020, soit un maximum de 0,4 % de la dette extérieure publique des pays dit en développement, les pays doivent compléter une lettre de demande d’ISSD adressée au duo Club de Paris/IBW, dans laquelle ils s’engagent à ne pas avoir d’arriérés envers les IBW tout en prolongeant ou en souscrivant à un programme d’ajustement auprès du FMI [15].

Les menaces appliquées par les agences de notations et des créanciers privés, visant respectivement à dégrader leurs notes souveraines et à limiter les investissements futurs, peuvent certes expliquer en partie cette faible souscription. En partie seulement, car avoir la possibilité que le Club de Paris, créancier pratiquement toujours minoritaire pour ces pays, reporte 8 mois de remboursement en contrepartie d’une surveillance rapprochée du FMI n’est guère attrayant. La France, qui tente de redonner au Club de Paris son influence d’antan [16], l’a d’ailleurs bien compris en invitant les pays du G20 à prolonger l’ISSD en 2021. La Chine, souvent principale créancière de ces mêmes pays, soit directement soit via ses satellites privés, continue quant à elle de faire cavalier seul, sans pour autant se montrer plus généreuse en matière d’annulation [17].

Mais où sont les créanciers privés ?

A ce pied de nez des pays pauvres envers le Club de Paris, s’ajoute celui des créanciers privés. Malgré les liens privilégiés entre ces deux catégories d’acteur, officiellement ou dans les coulisses du pouvoir et des jeux d’intérêts, le Club de Paris a fait chou blanc. Ni les appels du pied des IBW, ni les réunions entre le Club et les représentants de l’International institute of finance (IIF) n’ont réussi à convaincre les créanciers privés de concéder quelconque annulation.

Il est vrai qu’habituellement, pour ne pas dire toujours, Club de Paris et IBW ont coutume de les rembourser préalablement à toute opération de restructuration de la dette. Avec les politiques de planche à billet et autres plans de relances libéraux appliqués par les grandes banques centrales occidentales depuis le début de la crise, couplés à leur position de créancier majoritaire, on comprend rapidement le peu d’intérêt qu’ils auraient à faire preuve d’humanité et complaisance. A moins de les y contraindre …

Vers une union des pays du Sud ?

Hausse sensible de la dette extérieure publique, service de la dette à des niveaux jamais atteints depuis 2004, une vingtaine de pays en défaut de paiement, hausse des taux d’intérêts, échéances de remboursement de la dette obligataire considérables, fin du super cycle des matières premières, dépréciation des devises nationales face au dollar étasunien, ralentissement sévère de la croissance, replis des investissements et fuite des capitaux, baisse des revenus, diminution des réserves de change, avenir incertain, le tout dans un contexte de crise sanitaire, économique, écologique voire alimentaire nécessitant d’augmenter les dépenses.

En dépit de la conjoncture, les États du Sud n’ont obtenu aucune aide significative des créanciers et des groupes informels d’influence (G7, G20).

En l’absence de mesures d’annulation, il est nécessaire de déplacer le débat sur les règlements de dettes souveraines aujourd’hui rendu inaccessible et inaudible tant il se focalise sur des questions technico-techniques. La dette est avant tout politique. Les États du Sud disposent d’arguments solides pour procéder à des suspensions de paiement et à des répudiations. Force majeure, état de nécessité ou encore changement fondamental de circonstances : ces trois éléments sont invocables en droit international. Les positions moralistes, illustrées notamment par l’économiste sénégalais Felwine Sarr [18], ne sont d’aucune aide en la matière.

En replaçant la dette dans la sphère publique, et donc politique, les États du Sud disposeraient d’une légitimité considérable pour constituer un front uni contre le paiement de la dette et forcer les créanciers à s’asseoir autour d’une table de négociation. Si l’UE et les États-Unis ont su débloquer 2 500 milliards de $US pour soutenir leurs économies depuis le début de la crise, effacer la dette de 3 000 milliards de $US des 135 pays du Sud, soit 83 % de la population mondiale, ne semble pas être un obstacle insurmontable.

Première parution de l’article auprès du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes : https://www.cadtm.org/6-mois-apres-les-annonces-officielles-d-annulation-de-la-dette-des-pays-du-Sud

De Mugabe à Mnangagwa, le Zimbabwe est toujours sous le joug du FMI

Le chef d’État du Zimbabwe Emmerson Mnangagwa © Joseph Nkomo
Le système fondé sur le népotisme et la répression, qui a prévalu durant les trente-sept années de pouvoir personnel de l’ex-chef d’État Robert Mugabe, se poursuit avec son ancien bras droit, Emmerson Mnangagwa. Les nouvelles autorités ont, qui plus est, tendu la main au FMI et à la Banque mondiale et initié une série de réformes inspirées par ces institutions. Les protestations massives de la population zimbabwéenne ont été réprimées avec la plus grande brutalité.

Dans un pays où 80 % de la population vit sous le seuil de la pauvreté selon les dernières données disponibles, l’annonce par le président Mnangagwa du quasi-triplement du prix des carburants (+166 %, le prix du litre d’essence passant du jour au lendemain de 1,24 $US à 3,31 $US [1]) en janvier dernier a très logiquement provoqué des révoltes de grandes ampleurs au Zimbabwe.

Grève générale et répression brutale

Cette augmentation, alors même que le prix du litre d’essence est déjà le plus élevé au monde [2], n’est pas sans répercussion à l’encontre du peuple zimbabwéen, tant au niveau des déplacements – principalement effectués en transports en communs – qu’en fourniture de denrées de première nécessité, dont les coûts s’en trouvent renchéris.

Alors que les enseignants du pays s’étaient déjà mis en grève dès le début du mois de janvier en raison de salaires non payés [3], le ZCTU, principal syndicat du pays, avait appelé à une grève générale de trois jours dès le lendemain de l’annonce de la hausse du prix des carburants, du lundi 14 au mercredi 16 janvier. Ces trois journées villes mortes ont été autant suivies par la population que réprimées brutalement par le régime en place. Depuis, les employés de la fonction publique pourraient également rejoindre le mouvement de protestation [4]. Dans le même temps, la société civile « dénonçait le silence de la communauté internationale », l’Union africaine et la Communauté de développement d’Afrique australe ne se prononçant pas face aux exactions commises [5]. Et pourtant…

La Zimbabwe Human Rights NGO Forum a dénombré par moins de 800 violations des droits humains, au moins 12 morts, 78 personnes blessées à l’arme à feu et plus de 600 arrestations arbitraires [6]. Les figures principales du mouvement ont été particulièrement visées par ces détentions, parmi lesquelles le pasteur Evan Mawarire ou encore Peter Mutasa, président de la ZCTU. D’autres encore ont relevé des scènes de torture sur les populations, sans distinction, de 7 à 77 ans [7]. Les militaires, acteurs majeurs du putsch de 2007 et réputés proches du pouvoir, ont donc appliqué avec zèle les directives du gouvernement. Ils jouissent par ailleurs d’une impunité certaine puisque l’actuel vice-président, Constantino Chiwenga, est un influent général d’armée. Tout porte donc à croire aujourd’hui que Mnangagwa, à la tête du pays depuis 2017, s’inscrit dans une logique encore plus violente que son prédécesseur Robert Mugabe, au bilan globalement négatif [8].

 La Zimbabwe Human Rights NGO Forum a dénombré par moins de 800 violations des droits humains, au moins 12 morts, 78 personnes blessées à l’arme à feu et plus de 600 arrestations arbitraires

Alors que Mnangagwa veut vendre l’image d’un Zimbabwe « apaisé », l’ampleur de la répression a même produit une certaine cacophonie entre le porte-parole de la présidence et le président lui-même. Afin d’éviter l’ébruitement de sa frénésie à l’encontre de sa propre population, et alors même que Mnangagwa voulait séduire les investisseurs étrangers qui s’étaient réunis au Forum de Davos en Suisse, le gouvernement a ainsi décidé de couper purement et simplement l’accès à Internet [9]. Cette mesure, jugée illégale par les instances compétentes du pays, est arrivée tardivement et n’a pas enrayé la persécution des internautes appelant à se mobiliser [10].

Cette pratique est aujourd’hui courante dans nombre de pays en Afrique, que ce soit au Cameroun, au Togo, au Gabon, en République démocratique du Congo ou plus récemment au Soudan dont le régime dictatorial vacille sérieusement face aux soulèvements populaires [11]. L’État chinois, actuel premier partenaire économique du continent africain, dont les intérêts au Zimbabwe et dans la région australe vont en grandissant [12], développe depuis longtemps une expertise dans l’utilisation répressive des nouvelles technologies, et pourrait avoir un rôle, même indirect, dans la mise en place de ces coupures Internet auprès d’un de ses alliés de longue date [13].

Une hausse du prix des carburants, dans quel but ?

Le gouvernement Mnangagwa a donc pris la décision de procéder à la hausse du prix des carburants, mais dans quel but ? D’après lui, cette mesure permettrait d’enrayer la pénurie de carburant auquel le pays fait face depuis une dizaine d’années. Pourtant, dès le lendemain de l’annonce, le gouvernement Mnangagwa prenait soin d’exempter partiellement de cette hausse les entreprises des secteurs manufacturiers, industriels, agricoles et de transports [14]. Si certains secteurs méritent probablement une attention particulière à cet effet – notamment ceux de l’agriculture et du transport – considérer que la pénurie de carburant va se résorber en ciblant prioritairement la population n’a pas de sens. La consommation journalière en carburant d’une industrie extractive n’est en aucun cas comparable à celle d’un individu ou d’une famille.

Plus que les réserves en carburant disponibles dans le pays, cette mesure pourrait davantage être une tentative visant à répondre à l’insuffisance de devises étrangères, en particulier du dollar américain, disponibles dans le pays. En augmentant le prix au litre, le gouvernement espère notamment diminuer la quantité de dollars engloutie par ce secteur et améliorer en conséquence les réserves en devises dont il dispose, réserves évaluées aujourd’hui à quinze jours en importation de biens et services. À titre de comparaison, le niveau de l’Afrique du Sud est actuellement de six mois [15]. En 2016 déjà, Mugabe, après avoir abandonné la monnaie nationale au profit du dollar américain, avait pour les mêmes raisons introduit des coupons monétaires dont la valeur était indexée sur le billet vert. Mais ces coupons – sorte de monnaie qui servaient notamment à payer les salaires – ne valent aujourd’hui plus rien ou presque en raison de la faiblesse de l’économie nationale. Et bien que le pays ait décidé de réintroduire sa propre monnaie [16], la crise monétaire ne devrait pas aller en s’améliorant dans les mois à venir, d’autant que les différents créanciers pourraient ne pas être tout à fait étrangers à cette mesure impopulaire.

Le Zimbabwe en suspension de paiement sur 70 % de sa dette extérieure publique

Outre la situation monétaire, le Zimbabwe est en proie à de graves difficultés pour rembourser sa dette publique qui culmine à près de 17 milliards de dollars US, soit 100 % de son PIB [17]. Le pays est actuellement en suspension de paiement sur 70 % de sa dette extérieure publique détenue à 45 % par des créanciers bilatéraux et à 27 % par des créanciers multilatéraux. Mais les créanciers n’ont pas renoncé à leur remboursement. Ainsi, lors de l’assemblée annuelle du FMI et de la Banque mondiale qui s’est tenue à Bali en octobre 2018, le Zimbabwe s’est conformé aux exigences du FMI, de la Banque mondiale, de la BAD (Banque africaine de développement) mais aussi du Club de Paris réunis pour l’occasion [18]. Mthuli Ncube, ministre des Finances du Zimbabwe et ex-Chief Economist à la BAD – principale institution du néolibéralisme en Afrique – a dû donner un certain nombre de garanties et s’est engagé à appliquer scrupuleusement le « programme de stabilisation transitoire » [19] du Zimbabwe pour rembourser la dette. Eu égard à l’engagement néolibéral du gouvernement de Mnangagwa, une participation du FMI à l’élaboration de ce programme et à l’imposition d’une hausse brutale du prix des carburants est plus que probable. En 2018, les populations d’Haïti, de Guinée et d’Égypte subissaient déjà de pleins fouets cette même mesure exigée par le FMI [20].

Pour le Zimbabwe, la situation est grave. La BAD demeure aujourd’hui le seul organisme international à lui octroyer des prêts [21]. Implacable, le FMI – à l’égard duquel le Zimbabwe avait apuré ses arriérés d’une dizaine d’années en 2016 [22] – se refuse à intervenir directement dans le pays tant que les remboursements aux autres créanciers n’auront pas repris [23]. Pour sa part, l’Afrique du Sud, allié historique du Zimbabwe dans le viseur du FMI [24], a balayé d’un revers la demande de prêt d’1,2 milliards de dollars [25] tout en appelant néanmoins à la levée des sanctions internationales imposées par les États-Unis et l’Union européenne qui asphyxient le pays [26] depuis 2002.

Que peut espérer la population zimbabwéenne pour la suite ?

Alors que le pays s’est enfoncé dans une crise économique et sociale entre 1987 et 2017, bien aidé il est vrai par les ingérences impérialistes [27], ce proche de Mugabe peut-il apporter les réponses tant attendues à la population ? Après plus de trente années de présidence de Mugabe, l’arrivée d’Emmerson Mnangagwa à la tête du pays en 2017 n’apporte que peu d’espoirs quant à la direction qu’il compte donner à son mandat. Élu à l’été 2018, les résultats avaient été fortement contestés par une partie de la population et par le principal parti d’opposition. Là encore, ces contestations avaient été réprimées dans le sang.

Tout porte à croire que le gouvernement Mnangagwa ne constitue en rien un allié des masses populaires. Après avoir « répondu » à la grogne sociale par la répression sanglante, sur le plan économique, le ministre des Finances Mthuli Ncube a déjà annoncé sa volonté d’appliquer coûte que coûte les réformes néolibérales prévues notamment dans le « programme de stabilité transitoire » 2018-2020 [28]. Au programme : privatisations massives, développement de l’agrobusiness et renforcement des activités extractivistes [29].

Alors que Mugabe devait être entendu concernant la disparation de quelques 15 milliards de dollars US (!) de revenus provenant de l’extraction diamantifère, Mnangagwa n’a, depuis lors, pas inquiété l’ancien président du pays

Pouvait-on réellement s’attendre à une autre politique de la part de Mnangagwa ? Son passé, dans l’ombre de Mugabe, ne plaide pas en sa faveur et laisse peu de doute sur sa volonté de s’affranchir d’un régime corrompu et kleptocratique. Alors que Mugabe devait notamment être entendu concernant la disparation de quelques 15 milliards de dollars (!) de revenus provenant de l’extraction diamantifère du pays – revenus qui profiteraient significativement à l’armée nationale dont la hiérarchie est au cœur du régime actuel – Mnangagwa n’a, depuis lors, pas inquiété l’ancien président du pays [30].

Plus que jamais, il est fondamental pour les populations de contester ardemment le programme néolibéral du gouvernement de Mnangagwa, incluant le remboursement de la dette publique du pays à propos de laquelle la constitution d’une commission d’audit citoyen de la dette ferait la lumière. L’état de pauvreté de l’écrasante majorité de la population est un indice que les classes populaires zimbabwéennes n’ont pas joui de l’argent emprunté. Ces dettes, illégitimes et odieuses, doivent être purement et simplement annulées et être accompagnées de sanctions véritables vis-à-vis de ces élites politiques et économiques dont Mugabe, Mnangagwa et leurs proches sont parties prenantes, et ce, sous la complicité de nombreux créanciers.

L’auteur remercie Jean Nanga et Jérôme Duval pour leur précieuse relecture.

Cet article a été initialement publié sur le site du CADTM (Comité d’annulation des dettes illégitimes) et repris sur LVSL avec l’autorisation de son auteur.

 

Notes :

[1« Tollé au Zimbabwe après le doublement des prix des carburants », Le Temps, 13 janvier 2019, disponible à : https://www.letemps.ch/monde/tolle-zimbabwe-apres-doublement-prix-carburants

[2Jean-Philippe Rémy, « Au Zimbabwe, les émeutes du désespoir », Le Monde, 18, janvier 2019, disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/01/18/au-zimbabwe-les-emeutes-du-desespoir_5411098_3212.html

[3MacDonald Dzirutwe, « Zimbabwe teachers to strike over pay as currency crisis deepens », Reuters Africa, 7 janvier 2019, disponible à : https://af.reuters.com/article/africaTech/idAFKCN1P117B-OZATP

[4« Zimbabwe : une grève des fonctionnaires annoncée pour vendredi », AfricaNews, 24 janvier 2019, disponible à : http://fr.africanews.com/2019/01/24/zimbabwe-une-greve-des-fonctionnaires-annoncee-pour-vendredi/

[5« Zimbabwe : la société civile dénonce le silence de la communauté internationale », RFI, 25 janvier 2019, disponible à : http://www.rfi.fr/afrique/20190125-zimbabwe-societe-civile-denonce-silence-communaute-internationale

[6« ZEN calls for immediate end to violent crackdown in Zimbabwe », Zimbabwe Human Rights NGO Forum, 22 janvier 2019, disponible à : http://www.hrforumzim.org/news/zen/

[7Béatrice Début, « Répression au Zimbabwe : le régime Mnangagwa version »extrême« de celui de Mugabe », TV5 Monde, 22 janvier 2019 : https://information.tv5monde.com/info/repression-au-zimbabwe-le-regime-mnangagwa-version-extreme-de-celui-de-mugabe-281262

[8Benjamin Fogel, « Why do so many Western Leftists defend Robert Mugabe ? », Africa is a country, 12 mars 2017, disponible à : https://africasacountry.com/2017/12/why-do-so-many-western-leftists-defend-robert-mugabe/

[9Farai Mutsaka, « Zimbabwe in ’total internet shutdown’ amid deadly crackdown », AP News, 18 janvier 2019 : https://www.apnews.com/7cf7713da14c46909800f74fd8f08cb2

[10Zimbabwe : la justice juge illégale la décision du gouvernement de bloquer internet, La Libre et AFP, 21 janvier 2019, disponible à : https://afrique.lalibre.be/31223/zimbabwe-la-justice-juge-illegale-la-decision-du-gouvernement-de-bloquer-internet/

[11Voir notamment « Solidarité totale avec le soulèvement populaire au Soudan », 14 janvier 2019 : http://www.cadtm.org/Solidarite-totale-avec-le-soulevement-populaire-au-Soudan

[12Craig Dube, « Doctors Strike in Zimbabwe as Government Imposes Austerity to Attract More Chinese Investment », Commons Dreams, 4 janvier 2019, disponible à : https://www.commondreams.org/views/2019/01/04/doctors-strike-zimbabwe-government-imposes-austerity-attract-more-chinese

[13Voir « La Chine façonne-t-elle l’internet en Afrique ? », Arte, 22 octobre 2018, disponible à : https://www.youtube.com/watch?v=vED-NFCDYEI

[14Ministry of Finance and Economic Development, « The Excise Duty Refund Framework Following The Fuel Price Increase Under S.1. 9 Of 2019 », Press Statements, 14 janvier 2019, disponible à : http://www.zimtreasury.gov.zw/index.php/media-centre/press-statements/153-the-excise-duty-refund-framework-following-the-fuel-price-increase-under-statutory-instrument-9-of-2019

[15Voir FMI, Regional Economic Outlook – Sub-saharan Africa, Octobre 2018, p. 57.

[16« Le Zimbabwe va relancer sa propre monnaie cette année », Jeune Afrique et AFP, 12 janvier 2019, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/703721/economie/le-zimbabwe-va-relancer-sa-propre-monnaie-cette-annee

[17Voir bulletin trimestriel du trésor zimbabwéen, disponible à cette adresse : http://www.zimtreasury.gov.zw/index.php/resources/downloads/category/16-quarterly-treasury-bulletins

[18« Choke relief… IMF, World Bank back Zim’s debt clearance strategy », Chronicle, 11 octobre 2018, disponible à : https://www.chronicle.co.zw/choke-relief-imf-world-bank-back-zims-debt-clearance-strategy/

[19Le « programme de stabilisation transitoire » est disponible à cette adresse : https://t792ae.c2.acecdn.net/wp-content/uploads/2018/10/Transitional-Stabilisation-Programme-Final.pdf

[20Voir Claude Quémar, « Le FMI met le feu en Haïti, en Guinée, en Égypte … », CADTM, 8 août 2018, disponible à : http://www.cadtm.org/Le-FMI-met-le-feu-en-Haiti-en-Guinee-en-Egypte-16476

[21« Zim will resolve debt crisis : AfDB », The Independent, 8 octobre 2018, disponible à : https://www.theindependent.co.zw/2018/10/08/zim-will-resolve-debt-crisis-afdb/

[22« IMF Executive Board Removes Remedial Measures Applied to Zimbabwe », 14 novembre 2016, disponible à :
https://www.imf.org/en/News/Articles/2016/11/14/PR16505-Zimbabwe-IMF-Executive-Board-Removes-Remedial-Measures

[23Gerry Rice, directeur de la communication du FMI, « Transcript of IMF Press Briefing », 20 septembre 2018, disponible à : « https://www.imf.org/en/News/Articles/2018/09/20/tr092018-transcript-of-imf-press-briefing

[24« L’Afrique du Sud pourrait avoir besoin d’une assistance du FMI, selon la commission nationale de planification », Ecofin, 2 octobre 2018 : https://www.agenceecofin.com/finances-publiques/0210-60481-l-afrique-du-sud-pourrait-avoir-besoin-d-une-assistance-du-fmi-selon-la-commission-nationale-de-planification

[25 »L’Afrique du Sud refuse de prêter de l’argent au Zimbabwe« , AfricaNews, 21 janvier 2019, disponible à : http://fr.africanews.com/2019/01/21/l-afrique-du-sud-refuse-de-preter-de-l-argent-au-zimbabwe/

[26 »Le monde peut aider le Zimbabwe en levant les sanctions, selon le président sud-africain”, SlateAfrique, 22 janvier 2019, disponible à : http://www.slateafrique.com/926985/le-monde-peut-aider-le-zimbabwe-en-levant-les-sanctions-selon-le-president-sud-africain

[27Le FMI avait notamment appliqué en 1991, sous la bénédiction de Mugabe, un plan d’ajustement structurel dévastateur pour le pays. Les États-Unis et l’UE ont quant à eux appliqués un lot de sanctions économiques qui a contribué à renforcer la fragilité du Zimbabwe.

[28« Zimbabwe : le ministre des Finances « déterminé » à poursuivre les réformes malgré la fronde sociale », Jeune Afrique et AFP, 23 janvier 2019, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/713585/economie/zimbabwe-le-ministre-des-finances-determine-a-poursuivre-les-reformes-malgre-la-fronde-sociale/

[29Victor Bérenger, « Zimbabwe : quelles perspectives pour l’économie après le départ de Robert Mugabe ? », Jeune Afrique, 28 novembre 2017, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/497238/economie/zimbabwe-quelles-perspectives-pour-leconomie-apres-le-depart-de-robert-mugabe/

[30« Zimbabwe : le Parlement renonce à entendre Robert Mugabe sur les milliards évaporés des diamants », Jeune Afrique et AFP, 12 juin 2018, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/576686/societe/zimbabwe-le-parlement-renonce-a-entendre-robert-mugabe-sur-les-milliards-evapores-des-diamants/