Pourquoi le libéralisme économique est intrinsèquement autoritaire

© Hugo Baisez

La crise sanitaire a révélé le caractère autoritaire du gouvernement libéral d’Emmanuel Macron. Cherchant à sauvegarder les fondements du système économique dominant, il a imposé des mesures contraignantes aux individus plutôt qu’aux entreprises. Simple dérive conjoncturelle ou aboutissement d’une logique intrinsèque au libéralisme économique ? Grégoire Chamayou, dans La société ingouvernable, son dernier ouvrage paru en 2018 aux éditions la Fabrique, analyse la genèse du libéralisme autoritaire. Retour sur les thèses qu’il développe.

Le régime libéral-autoritaire

Le point de départ de ses travaux se situe dans les contestations très fortes qu’a subi le capitalisme à la fin des années 1960, qui ont mené les capitalistes et les dirigeants politiques conservateurs à modifier leur façon de gouverner. Ces derniers ont « élaboré des stratégies pour conjurer la crise de gouvernabilité de la démocratie »[1], selon l’expression en vigueur à l’époque. En transcrivant les débats des milieux patronaux, Chamayou décrit comment ceux-ci ont vécu cette période d’activité démocratique intense (grèves ouvrières, mouvements sociaux, nouveaux mouvements politiques comme les écologistes, etc.) comme une « attaque sur la libre entreprise », c’est-à-dire une menace pour eux-mêmes et leurs intérêts. Il s’agissait de redresser le gouvernail de leur bateau capitaliste. Les stratégies qu’ils ont déployées pour ce faire ont mené de fil en aiguille au « libéralisme autoritaire » d’aujourd’hui.

Libéral au sens économique, le libéralisme autoritaire garantit la propriété privée des moyens de production et la liberté d’entreprise, en utilisant une « boîte à outils ne contenant que quatre gros marteaux : déréglementations, privatisations, baisse des impôts, libre-échange »[2]. C’est le point commun des différents libéralismes économiques. Autoritaire ensuite, il soustrait à la délibération collective ces mêmes règles économiques, qu’il pose comme immuables et inéluctables : les « lois naturelles » de l’économie. Cet autoritarisme se caractérise par « l’affaiblissement des pouvoirs parlementaires, la répression des mouvements sociaux, l’amoindrissement des droits syndicaux, de la liberté de la presse, des garanties judiciaires, etc.», écrit Chamayou. Le quinquennat d’Emmanuel Macron coche toutes les cases de cette définition : répression de la quasi-totalité des mouvements sociaux depuis 2016, peines de prison ferme expéditives contre les Gilets Jaunes, limitation du débat parlementaire et 49-3, affaire Benalla, etc. Depuis le début de l’épidémie de coronavirus, les conseils de Défense quasi-hebdomadaires et les lois Sécurité globale et « renforçant les principes républicains » accentuent le phénomène : les libertés publiques sont plus restreintes, ou du moins plus difficiles à exercer.

Dans le libéralisme autoritaire, ces deux termes ne sont pas simplement juxtaposés : l’autoritarisme permet de maintenir le libéralisme économique dans le temps et les différentes configurations sociales. En effet, le libéralisme inflige une souffrance économique et sociale via le chômage, la précarité et les inégalités, et cette souffrance porte en elle le risque d’une révolte. Pour Karl Polanyi, qui a analysé le libéralisme économique du XIXe siècle[3], son application progressive a engendré un contre-mouvement de défense dans la société. La répression est donc une réponse possible pour les gouvernants. Finalement, comme le pose Grégoire Chamayou dans sa conclusion, « on a beaucoup dit que le libéralisme autoritaire était un oxymore, ce serait plutôt un pléonasme ». L’histoire du capitalisme est riche de ces phases d’ingouvernabilité des dominés, et de retour de bâton des capitalistes. Elles commencent avec l’essor de la production industrielle, et sa surveillance.

Discipliner les travailleurs

La surveillance se transforme au début du capitalisme moderne avec la révolution industrielle. Auparavant, une part importante de la production manufacturière était assurée à domicile. Les artisans achetaient de la laine et revendaient des tissus, confectionnés chez eux sur un métier à tisser. C’est dans ces conditions matérielles de production que démarre la Révolution industrielle en Angleterre. L’émergence des premières usines, c’est-à-dire de regroupements de machines et de travailleurs asservis à celles-ci au sein d’un même bâtiment, pendant un même temps, permet d’instaurer l’inspection du lieu et de l’activité de travail elle-même, et non plus du produit fini.

Pour maximiser les profits, les propriétaires d’usines imposaient une discipline stricte. En effet, les ouvriers étaient indisciplinés face à leurs conditions de travail épouvantables : risques d’accident élevés, environnement de travail malsain, horaires à rallonge. Le simple fait d’exiger des travailleurs des horaires précis était nouveau à cette époque. Et avec l’invention de l’éclairage artificiel à gaz puis électrique, le travail pouvait être prolongé la nuit.

Les penseurs du libéralisme économique et politique naissant s’interrogent sur l’organisation du travail à adopter pour maximiser la production. En particulier, c’est l’utilitariste Jérémy Bentham qui mit au point un outil de surveillance voué à la postérité, le panoptique. Il sera repris plus d’un siècle plus tard par Michel Foucault dans son travail sur la gouvernementalité, par lequel Chamayou introduit le livre et le titre La société ingouvernable. Pour Foucault, les institutions disciplinaires comme les panoptiques sont des instruments de pouvoir permettant d’induire des comportements chez les individus. À la rigueur, il n’y a même plus besoin que le surveillant surveille, la discipline ayant été incorporée, c’est-à-dire faite corps, par les surveillés.

Une branche récente de l’économie dominante, l’économie comportementale, s’est même spécialisée dans cette recherche de l’incitation non-coercitive. Celle-ci considère que les êtres humains sont irrationnels et doivent par conséquent subir des « coups de pouce » (nudges) pour prendre les « bonnes » décisions[4]. C’est la voie qu’a choisi le gouvernement français en créant les auto-attestations de sortie, idée lui ayant été soufflée par un cabinet privé spécialisé, BVA[5]. Si elles ont finalement peu d’applications directes, ces « nudges » illustrent le glissement moderne dans la gouvernementalité, comme le développe Grégoire Chamayou au long du livre.

Les bullshit jobs, ou le contrôle pour le contrôle ?

Le mode de production, capitaliste en l’occurrence, façonne les formes de gouvernement, c’est-à-dire les formes de pouvoir sur les hommes, mais pas de façon univoque. La volonté de pouvoir dépasse-t-elle l’impératif de maximisation du profit économique ? Ce conflit se manifeste dans l’entreprise, par exemple par l’existence de certains bullshit jobs, ces postes qui n’ont aucune raison d’exister, théorisés par l’anthropologue David Graeber[6]. Même si les entreprises ne créent pas l’emploi, un chef d’entreprise peut en général décider de créer un poste dans son entreprise – ce qui n’est pas la même chose[7]. Si les nécessités productives justifiant le poste n’existent pas, il s’agit donc d’un poste superfétatoire, un bullshit job. Dans la classification que David Graeber a établie existent ainsi deux types de postes inutiles dus à cette logique, les larbins et les petits chefs. Les premiers existent pour que leur chef se sentent supérieur (une assistante de direction). Les seconds existent car on a pensé avoir besoin d’un chef, là où ce n’était pas le cas (le manager dont les subordonnées travaillent très bien tous seuls).

Ces bullshit jobs hiérarchiques traduisent le fait que les capitalistes ne sont pas forcément motivés uniquement par le profit et l’accumulation. La crise sanitaire actuelle l’a démontré : nombre d’employeurs ont été réticents à mettre en place le télétravail, et le gouvernement n’a jamais réussi à l’imposer tout à fait, pas même pour ses fonctionnaires. Pourtant, des études ont montré que le télétravail améliore la plupart du temps la productivité des salariés[8], au moins pour ceux qui peuvent y avoir recours dans de bonnes conditions matérielles. Pour ces patrons, exiger de leurs salariés de revenir au bureau prouvait qu’ils plaçaient le contrôle et la surveillance au-dessus du profit[9]. Cet état de fait n’est cependant pas généralisable : comme le note Chamayou, une entreprise qui déciderait de s’écarter en général et de façon durable de l’impératif du profit serait rappelée à l’ordre et disciplinée par les marchés. L’exemple récent de la mise à pied d’Emmanuel Faber de Danone a montré l’impossibilité des « entreprises à mission », oxymore en soi. Les autres types de bullshit jobs, eux, apportent du profit à leur employeur.

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Tour de contrôle. ©CC0

Par ailleurs, les bullshit jobs rappellent aussi comment le rapport des forces sociales joue sur la façon dont chacun peut, ou pas, gouverner (au sens de diriger) sa vie. Chaque dégradation de la situation économique et sociale, chaque augmentation du chômage incite les moins privilégiés à accepter des postes moins qualifiés, ou vides de sens, à accepter des cadences de travail supérieures, des heures supplémentaires non payées, etc., au bon vouloir de son employeur. Pour Grégoire Chamayou, cela est aussi une forme d’autoritarisme du libéralisme, au sein de l’entreprise : « La politique néolibérale, en ce qu’elle pratique la dérégulation, notamment du droit du travail, renforçant le pouvoir de l’employeur dans la relation contractuelle, en ce qu’elle précarise et insécurise les travailleurs, affaiblissant leur rapport de force, réduisant leur capacité de refus, leur liberté, en ce qu’elle favorise l’accumulation des richesses, creusant les inégalités, exacerbant par là encore plus les possibilités de subjugation de tous ordres, implique un raffermissement des autoritarismes privés. C’est en ce sens-là aussi que le libéralisme économique est autoritaire, au sens social, et pas seulement étatique ». Le romancier Edouard Louis l’exprimait dans son livre Qui a tué mon père[10], en rappelant que chaque attaque contre les droits des salariés se retrouvait in fine prise dans des corps, en particulier celui de son père, ouvrier, qui a été tué par son travail. Enfin, cette domination économique peut se conjuguer avec d’autres formes de domination, qui peuvent exister en dehors du capitalisme mais qui sont renforcées par lui, comme le sexisme et le racisme.

Pour un anticapitalisme antibureaucratique

L’existence des bullshit jobs contrecarre des idées fausses propagées aussi bien par les libéraux que certains marxistes. Pour les idéologues du capitalisme, les entreprises évoluent sur le marché concurrentiel et ne peuvent donc pas se permettre d’engager des gens pour rien. Ils en concluent que les personnes qui disent que leur poste est absurde doivent halluciner. De même, pour un marxiste orthodoxe, un poste est au moins utile à faire fructifier un capital, fût-ce contre l’intérêt général. La question ne se pose donc pas vraiment pour eux non plus. Mais la réalité résiste à cette interprétation.

Enfin, la théorie des bullshit jobs laisse le soin aux travailleurs de définir le caractère utile ou non de leur poste, ce qui leur redonne un pouvoir de définition sur leur travail, soit précisément ce qui leur a été enlevé par un siècle d’organisation tayloriste du travail. Ils sont capables de juger de l’utilité de leur profession à l’aune de critères qui, sans nécessairement constituer une théorie sociale de la valeur, ne sont pas moins réels et peuvent être discutés. Ces valeurs profondes sont souvent anticapitalistes ou au moins a-capitalistes.

Si les cadences ont diminué grâce aux luttes sociales, les méthodes de surveillance du travail se sont développées depuis la Révolution Industrielle et causent de plus en plus de souffrances psychiques au travail. Ces nouvelles méthodes constituent de plus en plus un gouvernement par les règles, venu du privé et qui a été transférée au public via le « Nouveau Management Public ». Il se voit dans les protocoles, procédures, évaluations et formulaires qui se multiplient aujourd’hui. Il compose une gouvernementalité bureaucratique : gouverner par la règle écrite. Pour David Graeber, dont c’était l’objet dans son précédent livre, l’attrait de la bureaucratie réside dans sa promesse d’être gouverné non plus par l’arbitraire de l’autorité, mais par la règle de droit. Mais la bureaucratie a ses revers et c’est elle qui est à l’origine de la multiplication des bullshit jobs ces dernières années[11], car les protocoles et indicateurs sont souvent superflus. Ces nouveaux postes inutiles sont ceux de chef de projet, de contremaîtres et consultants en tous genres ; ils peuvent exister dans le public comme dans le privé, au sein du capitalisme comme dans un système socialiste mal conçu, productiviste.

Du gouvernement à la gouvernance

Cette « gouvernance par les nombres »[12] a été théorisée par le juriste Alain Supiot. Il remarque (comme le fait Grégoire Chamayou) qu’une translation linguistique s’est opérée à partir des années 1980. Les termes de gouvernement et ceux associés (gouvernementalité) ont été substitués par celui de gouvernance. La gouvernance désigne toujours un mode de gouvernement, mais contrairement aux premiers termes, elle évoque un gouvernement sans gouvernants, naturalisé, incorporé en effet. Tout comme le panoptique était si efficace qu’il permettait de surveiller sans surveillant, la gouvernance est un gouvernement (au sens de méthode) qui cherche à se passer de gouvernement (au sens de conseil des ministres).

Le capitalisme moderne, armé de son idéologie néolibérale, trouve donc aujourd’hui une gouvernementalité parfaite dans la gouvernance par les nombres. Cette gouvernance programme les individus en vue d’atteindre un objectif chiffré et généralement financier. Elle repose sur une abondante bureaucratie (noter la « performance » de son chauffeur de taxi, par exemple) et un imaginaire cybernétique (qui vient du grec kubernân, gouverner). Les nombres qu’elle utilise pour tout évaluer représentent l’objectivité même, plutôt que la soumission à l’arbitraire. Ils permettent de camoufler les logiques de pouvoir à l’œuvre : l’autorité se brouille mais la subordination demeure.

La nouvelle crise d’ingouvernabilité

Mais le néolibéralisme entre lui-même en crise. Dans La finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme[13], les sociologues Marlène Benquet et Théo Bourgeron s’inscrivent dans l’histoire du libéralisme de Grégoire Chamayou et montrent via l’exemple du Brexit l’avènement d’un « nouveau régime d’accumulation » du capital. Celui-ci n’est plus porté par les institutions habituelles de la finance, c’est-à-dire les banques, les assurances et les fonds d’investissement, mais par les acteurs de la « deuxième financiarisation », à savoir les hedge funds, qui spéculent sur des actifs titrisés, les fonds de capital-investissement, qui prennent le contrôle de firmes non cotées, ou encore les fonds de trading à haute fréquence et les fonds de spéculation immobilière. Ces banquiers de l’ombre (shadow banking) sont ceux qui ont été à l’origine de la crise des subprimes de 2008.

Aujourd’hui, ces nouveaux capitalistes considèrent que le cadre institutionnel du néolibéralisme, celui de l’Union Européenne en l’occurrence, ne leur suffit plus. Ils veulent construire une « Singapour-sur-Tamise », c’est-à-dire rendre la place londonienne aussi peu taxée qu’un paradis fiscal off-shore. Les maigres réglementations créées par l’UE après la crise de 2008 leur paraissent encore trop contraignantes. Face au péril climatique, ces idéologues libertariens ne veulent donc plus aucune limite à leur liberté d’accumuler, à laquelle ils ne donnent plus de justification en dehors d’elle-même. Pour ce faire, ils soutiennent la répression des mouvements sociaux comme Extinction Rebellion, mouvement de désobéissance civile né au Royaume-Uni.

La gestion de l’épidémie par le gouvernement français a elle aussi illustré cette méthode double, et cette transition de gouvernementalité. Plutôt que de s’informer, et d’informer au mieux les citoyens avec des informations scientifiques à jour, il a choisi l’infantilisation dans ses discours et la répression dans les actes. Depuis un an il répète la même logorrhée, « les Français se laissant aller, nous sommes obligés de renforcer les contrôles ». Autrement dit, il considère la population comme une masse d’enfants à éduquer par des ruses, tout en usant de la matraque contre ceux qui auraient à y redire. Cette attitude a fait voler en éclats la croyance selon laquelle un gouvernement libéral économiquement serait peu enclin à l’autoritarisme. La France est même passé de la catégorie « démocratie complète » à « démocratie défectueuse » dans l’indice calculé par le journal libéral The Economist[14].

La liberté des propriétaires et le retour de la matraque

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Pourtant, cette contradiction était présente dès les débuts du libéralisme économique. Comme l’explique Aaron Bastani dans le magazine socialiste anglais Tribune[15], ses premiers penseurs comme John Locke soutenait le travail des enfants à partir de 3 ans ou la peine de mort pour les voleurs à la tire. Dans la même veine, Alexis de Tocqueville était contre une journée de travail à moins de 12h et contre l’encadrement des loyers. Jérémy Bentham proposait que les miséreux portent des uniformes. Aucun ne soutenait l’association des travailleurs ni le suffrage universel. Certes, l’époque était différente mais les Républicains sociaux de la Révolution française avaient déjà ouvert une autre voie possible.

Les colons américains qui ont revendiqué cette inspiration libérale au cours du XIXe siècle étaient pour la plupart des maîtres d’esclaves. On ne peut comprendre cela sans situer la liberté dont se prévalaient, et se prévalent toujours, les libéraux : la liberté des propriétaires. C’est cette liberté purement individuelle qui « s’arrête où commence celle des autres », qui permet aux commerçants de commercer et aux riches de s’enrichir sans limite, ainsi que d’user et d’abuser de ce qui leur appartient selon leur bon vouloir, que cela soit leurs enfants ou des adultes esclavagés.

Par la suite, après la première guerre mondiale et sa « mobilisation totale », ces débats ont pris un tournant plus contemporain sous la République de Weimar. Le juriste Carl Schmitt, par la suite rallié au nazisme, pose alors une formule qui allait résumer « l’Etat total » qu’il voulait construire : Etat fort et économie saine[16]. Friedrich Hayek, un des plus grands théoriciens du néolibéralisme, a encensé cette clairvoyance de Schmitt (tout en critiquant son ralliement au régime nazi). Sous cette formule, il s’agit de conserver les rapports économiques fondamentaux par la mise en place d’un Etat « fort-faible : fort, contre les revendications démocratiques de redistribution, et faible, dans sa relation au marché »[17]. Grégoire Chamayou situe à ce moment le véritable acte de naissance du libéralisme autoritaire, dans cette formule qui allait décrire parfaitement l’avènement politique du néolibéralisme plus de 40 ans plus tard, avec Margaret Thatcher. Il ajoute toutefois le fait « que la transcroissance de l’État libéral en État total totalitaire soit possible, et que, sans être nécessaire, ce phénomène ne soit pas accidentel, ne permet pas d’en conclure que le libéralisme serait par essence un crypto-fascisme »[18]. Montrer les points communs entre libéralisme et fascisme ne permet donc pas de les amalgamer, mais de mieux les comprendre pour les combattre tous les deux.

David Graeber avait saisi la dynamique libérale en nous rappelant dans son article de 2013 sur les bullshit jobs que le système capitaliste s’appuyait sur un esprit particulier, égoïste et austère[19]. Le grand économiste John Maynard Keynes souhaitait offrir à l’humanité la vraie liberté, celle d’être « libéré du problème économique »[20], et de ne plus travailler que trois heures par jour, pour enfin se consacrer aux plaisirs de la vie et aux arts, dont il était d’ailleurs amateur et mécène[21]. Tous les deux avaient compris que l’humain n’était pas que déterminismes économiques, et qu’il cherchait à s’en défaire. Il n’est que temps de rappeler que la liberté réelle ne peut s’obtenir sans l’égalité entre tous.

[1] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire, 2018, La fabrique

[2] Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière, rééd. Agone, 2012. Extrait « Le naufrage des dogmes libéraux », Le Monde Diplomatique, octobre 1998

[3] Karl Polanyi, La grande transformation, 1944, Gallimard

[4] L’économie comportementale a été récompensée en 2017 par le prix « Nobel » d’économie pour l’un de ses défenseurs, Richard Thaler. Il a publié en 2008 Nudge, La méthode douce pour inspirer la bonne décision.

[5] Barbara Stiegler dans l’émission « À l’air libre » de Mediapart, le 29 janvier 2021

[6] David Graeber, Bullshit jobs, éd. Les Liens qui Libèrent, 2018

[7] Frédéric Lordon, « Les entreprises ne créent pas l’emploi », Le Monde Diplomatique, mars 2014

[8] Selon la note « Quel avenir pour le télétravail ? Pérenniser et sécuriser une pratique d’avenir » publiée par l’Institut Sapiens, libertarien et proche du MEDEF, le 15 mars 2021.

[9] Usul, « Télétravail : pourquoi le patronat ne joue pas le jeu », Mediapart, 8 février 2021

[10] Edouard Louis, Qui a tué mon père, 2018, Seuil

[11] Guillaume Pelloquin, « À l’origine des bullshit jobs, la gouvernance par les nombres », Le Vent Se Lève, 2020

[12] Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Fayard, 2015, réédité en poche aux éditions Pluriel, 2020.

[13] Marlène Benquet et Théo Bourgeron, La finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme, Raisons d’agir, 2021. « L’ère de la finance autoritaire », Le Monde Diplomatique, mars 2021.

[14] « Global democracy has a very bad year », The Economist, 2 février 2021

[15] Aaron Bastani, « How Liberals rewrite their own history », Tribune, Dagenham, Royaume-Uni, hiver 2021

[16] Herman Heller et Carl Schmitt, présentés par Grégoire Chamayou, Du libéralisme autoritaire, La Découverte, 2020

[17] Wolfgang Streeck, « Heller, Schmitt and the Euro », European Law Journal, vol. 21, n°3, mai 2015, pp.361-370, p.362

[18] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, op. cit., p. 231

[19]On the phenomenon of bullshit jobs“, David Graeber, Strike! Magazine, 2013

[20] John Maynard Keynes, Lettre à nos petits-enfants, 1930. Edition française : Les Liens qui Libèrent, 2017, préface André Orléan.

[21] Gilles Dostaler, Keynes par-delà l’économie, éd. du bord de l’eau, 2014

Quel legs intellectuel pour la postmodernité ?

© Wolfram Huke

Les symptômes identitaires de l’activisme postmoderne font aujourd’hui partie du paysage sociopolitique et sont souvent l’objet d’une médiatisation intense. Pourtant, la pensée qui les sous-tend n’est pas toujours bien comprise. Les théoriciens de la postmodernité demeurent ambigus à ce sujet et ne font pas toujours l’économie de contradictions ni d’incohérences inhérentes à l’idée qu’il n’existe pas de connaissance stable. Un moment considéré comme un phénomène de mode intellectuel, son influence a dépassé les frontières universitaires pour s’insinuer dans le domaine public, en Europe comme outre-Atlantique et dans le reste du monde.


 

L’heure du bilan : où en est-on avec la postmodernité ?

La sorte de confusion dans laquelle le concept de postmodernité demeure enlisé depuis maintenant quelques décennies force l’interrogation. Comment opérer la synthèse d’une notion revendiquée par des disciplines aussi diverses que l’architecture, la littérature ou encore la philosophie ? Qu’y a t-il de commun entre l’usage qu’en font les auteurs ou artistes américains et européens ? Plus encore, y a t-il un sens à reconstituer une pensée qui réfute l’existence d’une réalité stable, qui intègre les incohérences et les contradictions, qui semble se définir essentiellement par la négation et qui ne se théorise elle-même jamais en tant que telle ?

L’envers refoulé de la modernité est mis à nu, son universalisme occidental dénoncé et moqué. L’abandon d’une référence à une quelconque temporalité, lorsque les modernes étaient focalisés sur l’avenir et les pré-modernes centrés sur la tradition, fait que la postmodernité investit plutôt le champ de l’espace.

Plusieurs caractéristiques paraissent tout de même récurrentes dans les nombreuses références qui sont faites à la postmodernité. Parmi elles, la critique unanime de ce que Habermas qualifie de “projet moderniste”1 et de l’idéologie du progrès dans ce qu’elle a de linéaire ou d’axiologique. L’horizon marxiste, la sublimation freudienne ou encore la conception hégélienne de l’histoire et leurs promesses déchues sont délaissées au nom du refus de reporter à l’avenir la jouissance et de se référer à la raison comme totalité transcendante. L’envers refoulé de la modernité est mis à nu, son universalisme occidental dénoncé et moqué. L’abandon d’une référence à une quelconque temporalité, lorsque les modernes étaient focalisés sur l’avenir et les pré-modernes centrés sur la tradition, fait que la postmodernité investit plutôt le champ de l’espace. Chez Baudrillard, la postmodernité consacre certes l’avènement des problématiques de l’espace, mais en tant qu’il devient virtuel, et qu’il se présente comme message plus que comme réalité.

Les philosophes à l’origine de la majeure partie de la littérature postmoderne sont nourris à l’anti-réalisme (refus de l’existence ou de l’accessibilité d’une réalité objective aux moyens de la pensée) de Nietzsche et Heidegger, desquels ils conserveront l’idée d’un rejet du concept d’individu unifié et cohérent. Pour Adorno (1966, Negative Dialektik), la raison devient instance de domination dans sa dialectique négative, où il défend l’idée d’un fossé entre le sujet et les objets dont la pensée ne peut se saisir intégralement. Dans la généalogie de Foucault, qu’il endosse comme étant une histoire de l’émergence des discours et des savoirs, le sujet est le produit de dispositifs de pouvoir (discours, institutions, aménagements architecturaux, etc.), lorsque chez Derrida, la conscience de l’individu est une illusion qui émane du langage. L’humanisme libéral de la modernité est perçu comme une naïve tentative d’universaliser une expérience occidentale et masculine. La science n’est pas épargnée dans sa quête d’une connaissance objective, assimilée à une institution oppressive reposant sur des présupposés bourgeois et occidentaux.

L’intellectuel postmoderne affiche une méfiance à l’égard des mécanismes de totalisation c’est-à-dire des grandes idéologies systémiques qui engagent une vision et une explication compréhensive du monde. Plutôt que de se lancer dans la quête moderniste du sens, les écrivains postmodernes étudient la possibilité même du sens. Le romancier critique Dale Peck décrit la postmodernité comme une tendance “qui s’est systématiquement dépouillée de toute capacité à commenter autre chose que sa propre incapacité à commenter quoi que ce soit.” À cela s’ajoute la difficulté supplémentaire d’inscrire la postmodernité dans une temporalité puisque cela impliquerait d’admettre l’idée d’une progression, puis d’admettre l’idée de progrès, elle-même critiquée par les penseurs postmodernes. 

Baudrillard et l’hyperréalité 

L’hyperréalité, concept théorisé par Baudrillard (1981, Simulacres et simulations) semble être une autre constante lorsque l’on se réfère à l’ère postmoderne. La volonté de transformation ou de transmission sociale est remplacée par celle de la gestion du bien-être présent. Le simulacre remplace et norme la réalité de l’individu qui puise ses standards dans une virtualité où tous les possibles cohabitent. La valeur-signe remplace progressivement la valeur intrinsèque et réelle à mesure que le paradigme de la consommation fait du consommateur un individu stimulé par des valeurs artificielles, qui trompent la conscience en lui faisant attribuer des valeurs plus réelles que le réel même.

Lyotard et la fin des métarécits

Dans La condition postmoderne (1979), Lyotard attire quant à lui l’attention sur ce qu’il qualifie de fin des métarécits, sorte de récits englobant et cohérents, porteurs d’une idéologie aussi bien explicative que normative. La focalisation du discours se fait désormais sur la narration subjective, le ressenti de l’oppression, ou le témoignage. Cette pluralité des petits récits constitue selon lui le seul critère satisfaisant pour ne pas enfermer la condition humaine dans un seul grand récit qui de toute façon échouera à saisir la complexité du réel. Le concept de lutte des classes laisse place à celui de victime et à la figure transversale de l’opprimé. En privilégiant l’expérience vécue par rapport à l’étude des superstructures, il promeut une version du pluralisme qui priorise les opinions des groupes minoritaires.

Le point essentiel, s’agissant de la critique des grands récits, est l’affirmation selon laquelle il n’y aurait plus de langue universelle qui viendrait recouvrir la totalité des jeux de langage (soit des sous-ensemble du langage dotés de leurs termes et usages propres), et qui pourrait, d’une certaine manière, en assurer la traductibilité. Il revient alors pour Lyotard de développer au maximum les expérimentations, les inventions, les nouvelles propositions de pensée. Les notions de paradigme et de jeux de langage peuvent devenir des outils pour provoquer de nouvelles possibilités de recherche.

L’éclatement de l’individu foucaldien

Bien qu’il ne s’en réclame pas directement, le travail de Michel Foucault est souvent considéré comme un des ferments de la pensée postmoderne. Dans son approche archéologique2, la connaissance est un produit direct du pouvoir. Le savoir s’inscrit toujours dans une culture donnée et à un instant donné, les individus étant eux-mêmes culturellement construits (“L’individu, avec son identité et ses caractéristiques, est le produit d’une relation de pouvoir exercée sur les corps, les multiplicités, les mouvements, les désirs, les forces.” 2006, Le débat Chomsky – Foucault : On human nature). Pour ce qui est de la détermination sociale des individus, Foucault ne laisse presque aucune place à l’action individuelle, prise dans les rouages de dispositifs de pouvoir, et présente le féodalisme médiéval et la démocratie libérale moderne comme également oppressants, préconisant la critique et l’attaque des institutions pour démasquer leur violence politique. 

Qu’à cela ne tienne, l’individu postmoderne ne se satisfait ni ne se reconnaît plus dans un modèle fixe d’identité et revendique une pluralité d’identités. Cette crise de l’individu moderne et du sujet cartésien est un des bouleversements de la postmodernité. Le je est multiple et peut appartenir à plusieurs communautés, le modèle familial stable est remis en question. En cela, l’Internet, qui joue définitivement un rôle majeur dans l’avènement de la postmodernité, agit comme une mémoire collective permanente, et facilite la rupture du contrat social moderne qui ne correspond plus aux exigences de ces individus se référant à des identités multiples. La société, les identités collectives et individuelles sont bousculées, l’offre marketing et la publicité s’en font le reflet. La juxtaposition des modèles sociaux et des valeurs de référence (comme dans la culture rétro-hipster) au nom du droit d’être soi-même légitime tous les modes de vies. C’est la fin, selon Michel Maffesoli, de la référence universaliste comme terreau de la république une et indivisible, au nom d’une volonté de réchapper à l’uniformisation qui enferme l’individu sous une identité fixe.

Inversion derridienne

Le concept d’inversion se retrouve fréquemment lorsqu’il est question de postmodernité. Pour Derrida (1967, Positions), qui s’appuie sur la notion wittgensteinienne du jeu de langage3, la signification des mots renvoie à leur usage. Plus encore, les concepts n’ont de sens les uns qu’envers les autres et ont acquis dans notre culture des connotations positives ou négatives. Le sens n’est jamais définitif, mais est construit par les différences, en particulier par les oppositions dont il entend dévoiler la nature culturellement construite, arbitraire et inégale. Le lecteur ou l’auditeur donne son propre sens tout aussi valable et chaque texte engendre “à l’infini de nouveaux contextes d’une façon absolument insaturable (1972, Signature, p.381)”

Ainsi, le concept masculin est connoté positivement par rapport à celui de féminin. Derrida prône alors un renversement hiérarchique de ces valeurs pour tourner en dérision ce qu’il perçoit comme des avatars de la pensée moderniste. C’est par exemple la base de la misandrie ironique, sorte de contre-pied par rapport à des stéréotypes considérés comme misogynes, poussés dans leurs excès de façon à les ridiculiser. Comme ces valeurs n’ont rien d’intrinsèque, il s’agit pour l’individu de les utiliser à bon escient. Ainsi le temps libre devient valorisé par rapport au travail, etc., dans le but de déconstruire ces représentations.

L’abandon du modèle représentatif pour celui du jeu de langage fait écho au doute qu’entretiennent certains penseurs postmodernes vis-à-vis de notre capacité à caractériser le réel. La phase postmoderne témoignerait d’une opacité croissante de la connaissance remettant en cause la capacité du langage à saisir ce réel. Les individus font preuve d’attentes liées aux sens, au corps, et non plus seulement à la connaissance rationnelle. C’est ce que le sociologue Michel Maffesoli (2018, Être postmoderne) qualifie de phénomène d’hétéronomie collective consacrant l’individu sur le corps politique. 

French theory : des universités américaines jusqu’à la société, en passant par la CIA

À mesure que l’épopée postmoderne continue à se diversifier, sa phase déconstructive devient secondaire, laissant place au développement d’une politique identitaire. Dans son article Quand la CIA s’intéressait à Foucault, Derrida et Althusser, Violaine Morin, journaliste au Monde raconte la genèse de ce qui sera appelé la French theory : “En 1985, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Roland Barthes ou Jacques Lacan, en perte de vitesse en France, rencontrent un succès grandissant sur les campus américains. Leurs textes, constitués en un corpus baptisé French Theory, entrent d’abord dans les départements littéraires de la côte Est, avant d’essaimer dans la création des cultural studies. Dans les universités américaines apparaissent des départements de black studies, women’s studies, postcolonial studies”.

Ce séjour américain de la French theory semble avoir donné à son interprétation une teinture identitaire et communautariste face à un public moins sensible au concept de classe sociale qu’à celui d’ethnie ou de genre.

Ailleurs que dans les universités américaines, la French Theory fait parler d’elle jusqu’à la CIA qui suit ces travaux avec attention et se réjouit d’une pensée qualifiée d’anti-marxiste ayant fini d’achever la décomposition de la gauche en France et au-delà.

Le relativisme historico-culturel foucaldien implique que les individus se forment par rapport aux idées culturelles dominantes, induites par des dispositifs de pouvoir, soit en tant qu’oppresseurs, soit en tant qu’opprimés. Judith Butler s’est inspirée de cette idée pour son rôle fondateur au début des années 90 dans l’élaboration de la théorie queer axée sur le caractère culturellement construit du genre, tout comme Edward Said (1978, L’orientalisme) dans un rôle similaire pour le postcolonialisme, l’étude des conséquences du colonialisme, et Kimberlé Crenshaw en 1989 dans sa conceptualisation de l’intersectionnalité, notion sociologique désignant la superposition de strates d’oppression que subissent certains individus. 

De nombreux militants et intellectuels postmodernes succédant à cette génération de penseurs ont appliqué leurs préceptes à un éventail de plus en plus diversifié de disciplines des sciences sociales et humaines. La pensée qu’ils développent suppose que la culture place en perpétuelle concurrence un nombre d’histoires dont la légitimité dépend moins d’une norme indépendante que d’une acceptation dans leur communauté respective. L’individu est propagateur ou victime d’un discours en fonction de sa position sociale ; une position qui dépend de l’identité plus que de l’engagement individuel en société. Les expériences vécues, les récits et les croyances des groupes marginalisés se retrouvent au premier rang, au risque parfois d’évacuer trop rapidement certaines valeurs héritées des Lumières, et de remettre excessivement en cause la science4au motif qu’elle serait une institution nécessairement oppressive et totalisante.

Alors que les premiers postmodernes ont surtout remis en question le discours par le discours, les activistes motivés par leurs idées deviennent plus autoritaires et suivent ces idées jusqu’à leur conclusion logique. La nécessité d’argumenter un cas de manière convaincante en utilisant un argument raisonné est maintenant parfois remplacée par des références à l’identité, des utilisations abusives de la terminologie liée au genre, à la race ou à la sexualité. Cette nouvelle orthodoxie langagière élimine la raison en tant qu’arbitre des différends, obligeant à résoudre les conflits politiques par la violence ou l’anathème. En contexte dit postmoderne, un individu contesté dans ses croyances morales et politiques peut invalider toute critique sous prétexte que la raison elle-même serait construite par des dispositifs de pouvoir qui marginalisent son opinion. Les universitaires de la gauche postmoderne et les activistes de la ‘Social Justice’, abreuvés d’interprétations valorisant le biais de confirmation abusent parfois d’un pouvoir autoritaire invisible bien qu’apparent à tous les autres via son emprise sur le discours.

Ce genre de dérive intellectuelle indirectement issue de la pensée postmoderne ne se limite pas au milieu universitaire. Les idées relativistes, complotistes, la sensibilité au langage politiquement correct et l’obsession identitaire ont souvent cours dans la société en général. Il est devenu banal de constater que l’extrême droite utilise désormais la politique identitaire et le relativisme épistémique de la même manière que la gauche postmoderne. Bien sûr, certains éléments de l’extrême droite ont toujours été source de division pour des raisons de race, de sexe et de sexualité et sont sujets à des opinions irrationnelles et anti-scientifiques ; mais la postmodernité a produit une culture plus largement réceptive à cela, en plus de s’être fragmentée dans son exigence de pureté.

Ailleurs que dans les universités américaines, la French theory fait parler d’elle jusqu’à la CIA qui suit ces travaux avec attention et se réjouit d’une pensée qualifiée d’anti-marxiste ayant finit d’achever la décomposition de la gauche en France et au-delà.

Quelques limites conceptuelles : hypermodernité5 vs postmodernité

En réalité, il est possible de distinguer deux phases didactiques de la pensée postmoderne. Celle plutôt nihiliste et négative d’une déconstruction de ce qui est perçu comme incarnant les institutions et les normes modernes, mais sur un mode opératoire qui pourrait finalement se référer aux critères modernistes dans leurs aspects critique et désenchanteur, puis une seconde phase que l’on pourrait qualifier de révolutionnaire, qui tente d’esquisser un projet politico-identitaire qui soit fondé sur la tolérance et la pluralité. Ainsi l’apparente hétérogénéité des discours fondateurs de la postmodernité fait peut-être finalement preuve d’une certaine cohérence, bien qu’elle puisse aussi mener à un relativisme épistémologique intenable dans sa version radicale.

Pour Richard Rorty, si l’échec philosophique des Lumières est manifeste, son succès politique l’est tout autant. L’abandon de la conception métaphysique d’une connaissance de la réalité inaccessible n’empêche en rien de continuer à lutter pour les libertés civiles, la démocratie ou encore la résistance aux autorités de natures arbitraires ou religieuses. 

De même, Jürgen Habermas, qui partage pourtant l’idée que nous puissions assister à l’avènement d’une condition postmoderne et qu’une partie des postulats avancés par ses précurseurs soient pertinents, se montre plus réticent face au programme de démolition que tout cela implique. Sa critique logique au sujet du problème de l’auto-référentialité dans la philosophie postmoderne est sûrement la plus notable. Il reproche notamment à ces concepteurs de réduire le projet moderniste à sa dimension négative, puis, en excluant le rôle dominateur de la raison, de s’exclure par là même des normes de justification et d’argumentation du discours. Il affirme notamment que Derrida et Foucault, comme Nietzsche et Heidegger avant eux, commettent la même contradiction dans leurs critiques de la modernité en ayant recours à des concepts et des méthodes que seule la conception moderne de la raison est à même de fournir. Le constat de départ que fait Lyotard constitue lui-même un méta-narratif, auquel il souscrit, et qui reflète sa condition, celle de son appartenance à un cercle restreint, académique et bourgeois. De la même façon que les prétentions de Foucault à propos de la contingence historique du savoir produisent un discours, qui se fait lui aussi le reflet d’une contingence historique, et qu’une interprétation radicale du déconstructivisme derridien, donnerait à ses longues dissertations sur le logocentrisme le même degré d’autorité épistémique qu’un ouvrage de scientologie.

La fragmentation de l’individu, apparemment caractéristique du moment postmoderne, a pu représenter pour ses auteurs une émancipation de l’individu vis-à-vis de son carcan social. Mais il semble au contraire qu’il s’agisse d’une tendance obéissant plutôt à un métarécit supplémentaire, celui de la flexibilité, qui paraît animer nos sociétés contemporaines.

Si les grands récits contiennent sans doute un danger intrinsèque, et si les structures du langage déterminent en grande partie notre pensée, ce constat encourage finalement plus un scepticisme à l’égard du langage et des récits qu’une mise au rebut inconditionnelle des Lumières. Cette crise de la modernité, cette impossibilité de dire l’époque en tout cas à la manière des grands récits d’antan, semble davantage annonciatrice d’une modernité remaniée que d’une révolution postmoderne dont les penseurs en question pourraient bien avoir surestimé la supposée découverte.

La pensée postmoderne offre une critique de la modernité sans pour autant parvenir totalement à la dépasser, ni à fournir de contre-modèle sous peine de tomber sous la critique même qu’elle déploie. L’articulation faite par Foucault entre savoir et pouvoir comme notions indistinctes instaure de fait une position de doute par rapport à la fondation de toute connaissance. Le chercheur, par conséquent, doit adopter une position critique par rapport au savoir qu’il est lui-même en train de développer. Il est question d’une autocritique constante, ce qui rend cette position délibérément instable. La postmodernité est plus à prendre comme une inflexion de la modernité, peut-être un passage transitoire vers un prochain grand récit, une forme de paradigme qui semble malgré tout persister. La fragmentation de l’individu, apparemment caractéristique du moment postmoderne, a pu représenter pour ses auteurs une émancipation de l’individu vis-à-vis de son carcan social. Mais il semble au contraire qu’il s’agisse d’une tendance obéissant plutôt à un métarécit supplémentaire, celui de la flexibilité, qui paraît animer nos sociétés contemporaines.


1 Projet d’ordonner la société autour de la raison comme norme transcendantale.

2 Les écrits de Foucault constituent un hybride de philosophie et de recherche historique, tout comme Lyotard combine les jeux de langage de l’expert et du philosophe. Ce mélange de philosophie avec des concepts et des méthodes d’autres disciplines semble caractéristique de la postmodernité.

3 La signification réelle d’un mot est dans son usage, car la définition verbale conduit à une régression à l’infini et la définition ostensive est insuffisante.

4 B. Latour, Le métier de chercheur : « … À l’évidence, l’émergence d’un fait [scientifique] résulte d’un processus social de construction qui se déroule à l’intérieur de la communauté scientifique. Tout le problème du chercheur consiste donc à faire émerger des faits, qui vont lui permettre d’obtenir une certaine reconnaissance, un certain crédit. »

5 Gilles Lipovetsky (Les Temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004), lui, choisit plutôt de qualifier notre époque d’hypermodernité capitaliste indiquant une marchandisation croissante de la vie sociale depuis le milieu des années 80. Les illusions de la période postmoderne qu’il situe comme une brève utopie des années 60, nous ont fait passer d’une société de l’épanouissement de soi à une société de l’obsession de soi. C’est l’avènement d’un âge hédoniste libertaire recentré sur l’individu. L’extinction des repères et des structures d’encadrement respectant les traditions, et la toute-puissance de la société de marché, auraient débridé la modernité qui s’élève alors à la puissance superlative : tout y devient “hyper”. Le paradigme de l’efficacité remplace celui de la légitimité, la gestion celle du politique, le primat des organes de régulations autoréférentielles et automatiques comme le marché, les technologies ou les médias, ne se rapportant qu’à leur propre expansion, remplace les institutions politiques. Les agents calquent leur comportement relativement à un calcul de gain ou perte, de compétitivité et de résolution de problème.

Les nouvelles têtes de la politique

Trump et Louis XIV

Qu’aurait dit Michel Foucault de la communication politique sur les réseaux sociaux ? Qu’est devenu le fameux “corps du roi”? Du profil sur la pièce de monnaie au “profil” des réseaux sociaux, la “tête” du politique a changé. Loin de rendre les politiques plus proches et accessibles par leurs vagues de tweets quotidiens, le numérique les a désincarnés, sans les rendre moins caricaturaux.


« Les têtes de la politique » : du corps du roi au corps du politique

Dans un article intitulé « Les têtes de la politique » publié dans En attendant le grand soir, Michel Foucault analysait l’évolution de l’apparition du souverain et du politique dans l’espace public.

Selon lui, le « corps du roi » s’incarnait dans des signes : sceptre, couronne, profil sur une pièce de monnaie : « Les souverains n’avaient pas de visage. Un roi pouvait courir les routes, se déguiser en cocher et souper à l’auberge. Nul ne le reconnaissait, sauf au hasard d’un écu dans le creux d’une main ». Toutes les « têtes » du roi avaient le même « visage », celui de la monarchie.

Au corps du roi, unique, s’est opposée ensuite la « foule des figures politiques » post-révolutionnaires qui étaient constituées d’un corps différent. « La souveraineté [ancienne] fonctionnait au signe, à la marque creusée sur le métal, sur la pierre ou la cire ; le corps du roi se gravait. La politique elle, fonctionne à l’expression : bouche molle ou dure, nez arrogant, vulgaire, obscène, front déplumé et buté, les visages qu’elles émet montrent, révèlent, trahissent ou cachent. Elle marche à la laideur et à la mise à nu». La présence de l’homme politique passe alors par les multiples moyens de communication : les journaux, la radio, la télévision et aujourd’hui les réseaux sociaux.

Dans le domaine de la communication, comment le numérique a-t-il donc façonné de « nouvelles têtes de la politique » ? Alors que la représentation des dirigeants était passée jusque-là par le média journalistique (caricatures, portraits-charges), elle est de nos jours infléchie considérablement par la révolution numérique qui ouvre de nouveaux modes de présence aux hommes d’état. Où est passé le « corps du politique » à l’ère de Twitter et Facebook ?

La nouvelle tête désincarnée du politique

Le numérique désincarne. Contrairement à ce qu’on pourrait penser de l’hégémonie supposée du visuel dans nos sociétés actuelles, le numérique ne passe pas seulement par l’image. Du profil de la pièce de monnaie, on est passés au profil Twitter : le slogan, le hashtag, la devise, remplacent la figure et le visage. La fabrique de la « nouvelle tête des politiques » passe non seulement par les supports photos et vidéos, mais également par les tweets et autres discussions Facebook, c’est-à-dire de courts messages textuels.

C’est pour cette raison que le compte Twitter de Donald Trump, par exemple, a quelque chose d’étrangement désincarné. Le président américain tweete en moyenne 15 fois par jour, soit près de 5500 fois par an. Sa « page » n’est pas un profil figé de visage, elle agrémente tout un arsenal de hashtags répétitifs : de #MakeAmericaGreatAgain (#MAGA) à #StandForOurAnthem, en passant par l’incontournable #FakeNews, Trump produit une « tête » à slogans et non plus un corps de signes institutionnels. La représentativité socio-numérique s’assimile aujourd’hui davantage à la tweetosphère qu’aux grands discours de l’histoire politique de nos pays. La « tête » du politique n’est plus statufiée dans un profil de pièce ; elle est production d’une identité kaléidoscopique de messages succincts postés sur le net. Avant, la « tête » du dirigeant passait par des images et des discours historiques prononcés devant la télévision ou à la radio. Désormais, la « tête » du politique est davantage une présence sans cesse actualisée de brefs messages déliés.

Du profil de la pièce de monnaie, on est passé au profil Twitter : le slogan, le hashtag, la devise remplacent la figure et le visage.

Le faciès de l’homme d’état est donc moins visuelle que narrative : c’est un soi qui s’exprime et se raconte sur un mur. Ainsi Donald Trump raconte-il récemment son histoire de président américain pseudo-pacifiste en quelques lignes à propos du cessez-le-feu conclu entre la Turquie et les Kurdes : « C’est un grand jour pour notre civilisation. Je suis fier que les États-Unis me suivent dans ce chemin nécessaire, mais quelque peu non conventionnel. On a tenté de le faire depuis des années. Des millions de vies seront sauvées. » Et l’on se comporte comme s’il fallait chercher notre destin de peuple au fond de ces messages, de même qu’on croyait trouver la quintessence de notre identité politique dans les grands discours des politiques d’autrefois.

Quand le politique revendique sa propre caricature

De même que les journaux du 19e siècle avaient transformé le symbole du corps du roi en « laideur », comme le disait Foucault, le numérique favorise une dimension caricaturale du politique : Salvini s’adressant à ses followers au format selfie mal cadré, s’enlaidit volontairement ou du moins ne cherche pas à se présenter sous son meilleur jour, probablement en vue de l’authenticité de sa communication. Répétant ses hashtags à tout bout de champ, Donald Trump cristallise sa « tête », son image, dans une sorte d’icône parlante farcesque, dont l’identité politique se reconnaît justement à la farce ou la dérision. Le président américain n’a rien du grand et imposant président Lincoln ou du beau Kennedy, de ce corps et de cette voix qu’on écoutait dans le fameux discours de 1962 sur le défi de la conquête spatiale pour la puissance américaine. Outre la brièveté et le caractère hétéroclite de ses messages, la caricature chez Trump passe par des slogans répétés sans relâche : « Make America great again », pour n’en prendre qu’un seul. Trump se double ainsi d’une effigie tonitruante, d’une caricature de lui-même. Il n’a par ailleurs jamais changé sa photo de profil, ce qui montre bien que l’essentiel de sa communication réside non pas dans l’image mais dans le post continuel de messages.

Répétant ses hashtags à tout bout de champ, Donald Trump cristallise sa « tête », son image dans une sorte d’icône parlante farcesque, dont l’identité politique se reconnaît justement à la farce ou la dérision.

Le « profil » numérisé des dirigeants, de nos jours, aurait sans doute inspiré beaucoup de nouvelles pensées à Foucault. L’analyse des « nouvelles têtes de la politique » ne peut faire l’économie d’un passage dans la tweetosphère politique : du profil-esquisse du roi sur une pièce de monnaie à l’image caricaturale des politiques post-révolutionnaires, de la gravité immobile du portrait au réalisme de la laideur caricaturale, on avait déjà fait un pas. Mais le web des identités numériques nous donne actuellement à voir une tout autre sorte de « profil » : celui d’informations, de messages succincts et de slogans. La nouvelle tête de l’homme d’état est la synthèse presque hégélienne des deux précédentes : un profil institutionnel constitué de signes et de symboles comme sous la monarchie et une caricature qui rappelle les figures du XIXe siècle. Or aujourd’hui, la caricature est alimentée par le politique lui-même et la farce s’invite dans le portrait institutionnel.

 

 

Où est Steve ? Un disparu et le silence assourdissant des pouvoirs publics

Les Champs Elysées © Marion Beauvalet

Steve Caniço a disparu le soir de la Fête de la musique à Nantes. A 4h30, les forces de l’ordre sont intervenues pour disperser un groupe. Les premiers témoignages évoquaient des tirs de grenades lacrymogènes en direction de la Loire. Il y a plus d’un mois maintenant, les appels pour comprendre se multiplient sans réponse de la part du gouvernement et du ministre de l’Intérieur Christophe Castaner.


 

À ce jour, peu de réponses sont apportées par le gouvernement de plus en plus pressé concernant la disparition de Steve. Les initiatives et rassemblements se multiplient : à Nantes, 700 personnes se sont rassemblées le 20 juillet. Sur Twitter, le hashtag #OùEstSteve exhorte Christophe Castaner. La maire de Nantes, Johanna Rolland a adressé un courrier au ministre de l’Intérieur après avoir sollicité le préfet à la fin du mois de juin.

Emmanuel Macron s’est dit « très préoccupé par cette situation » lorsqu’il a été interpellé à Bagnères-de-Bigorre sur une étape du Tour de France. Il a néanmoins ajouté que s’il faut « que l’enquête soit conduite jusqu’à son terme », « il ne faut pas oublier le contexte de violence dans lequel notre pays a vécu » et que « le calme doit revenir dans le pays ».

Un point pour le chef de l’Etat. Depuis le 17 novembre, le pays connaît bel et bien des épisodes de violence.

Ces violences ont cela de différent avec celles du passé qu’elles ne sont plus invisibilisées. Cela serait en effet se leurrer que d’estimer que la répression et l’usage d’une violence disproportionnée sont un phénomène inédit dans notre pays. Il y a un peu plus de trois ans maintenant mourait Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise. En octobre 2014, Rémi Fraisse recevait une grenade offensive. Avec les gilets jaunes, les chaînes d’information ont montré des mois durant des rues en feu et des heurts entre manifestants et forces de l’ordre.

La question qui se pose est la suivante : comment justifier l’usage d’un tel arsenal répressif en France ? Plus précisément, comment est-on parvenu à le faire passer comme justifié sans qu’il ne puisse en être autrement ? Si certains sont pour faire interdire certains dispositifs, il s’agit souvent de personnes issues de la sphère politique, en témoigne la proposition de loi des députés insoumis pour faire interdire les tirs de Flash-Ball en janvier 2019. Par répression, ce n’est pas uniquement ce qui se passe lors des manifestations qu’il faut prendre en compte. Début juin, les donateurs à la cagnotte pour Christophe Dettinger étaient convoqués pour être auditionnés. Le 14 juillet, les figures du mouvement des gilets jaunes Eric Drouet, Maxime Nicolle et Jérôme Rodrigues ont été interpellées peu de temps après leur arrivée sur les Champs Élysées.

Si Emmanuel Macron est le président qui incarne l’arrivée des intérêts du capital au pouvoir, ce que n’incarnaient pas à ce point les présidents précédents, il est aussi un des membres du parti de l’Ordre. Le libéralisme est économique, par contre pas de liberté pour les adversaires du système. Les grands de ce monde peuvent dormir tranquillement, le président veille.

En portant les intérêts des dominants économiques au sommet de l’État et en tenant le pays avec fermeté, il tâche à nous faire croire qu’il est, qu’il incarne la fin de l’Histoire. Son gouvernement est celui de l’inéluctable : les réformes doivent se faire, il ne peut pas en être autrement. La vision du monde qu’il porte, opposant les progressistes aux réactionnaires, cristallise ce fatalisme. Son projet est le bon, toute remise en cause est le fait d’une incompréhension de la part de la population. Le cap doit être tenu, il ne faut que mieux l’expliquer. Sa figure est légitimée par un groupe dont il défend les intérêts.

La dissolution du Peuple est une des conséquences du système néolibéral et une des conditions du maintien de ce dernier.

Tout va pour le mieux pour les dominants. Cependant, à regarder la société française en bas, on ne peut pas en dire de même. Le mouvement des gilets jaunes a pu mettre en avant des éléments saillants en les médiatisant. Plus personne ne pouvait se refuser à voir ce que les études de l’INSEE montrent : plus de 40% des Français ne partiront pas en vacances cet été, plusieurs millions d’entre eux ne peuvent vivre un mois avec ce qu’ils gagnent.

La fin du mois commence par ailleurs bien tôt pour nombre d’entre nous. La vie de toute une partie de nos compatriotes pourrait se résumer de la manière suivante : travailler, consommer, rembourser des crédits et se serrer la ceinture. Ce tableau révoltant prend forme dans des espaces dédiés : des vastes zones commerciales où on peut aller en famille le week-end, à défaut d’avoir encore des centres-villes attractifs. Cela a pour conséquence de diluer le commun au profit d’une individualisation de l’existence contrainte et forcée.

Là où les dominants, les 1%, peu importe la manière dont on les nomme, sont unis, ont conscience de leurs intérêts et constituent une classe tant en soi que pour soi, les dominés sont en fait des personnes qui s’additionnent et se juxtaposent. Malgré les points communs, plus rien ne les relie. La dissolution du Peuple est une des conséquences du système néolibéral et une des conditions du maintien de ce dernier.

La situation est en ce sens paradoxale : ce qui pourrait unir le Peuple, ce qui rassemble une majorité d’entre nous fait que par là-même nous n’avons pas l’envie de nous battre, de faire cause commune. Tout est fait pour nous maintenir dans une forme d’engourdissement et les conditions de vie objectives ne facilitent pas le désir de se ré-approprier son existence. Le système aliène et le lien social s’en trouve désintégré.

C’est là que réside l’intérêt de ce dont témoigne la répression du mouvement des gilets jaunes. La répression peut être violente, sans mesure aucune, elle est assumée et légitimée. Il faut de l’ordre et garder coûte que coûte le cap. Pour cela, tous les moyens sont bons. Tout cela se fait cependant de manière progressive, maîtrisée comme pour acclimater le pays à cette petite musique qui est celle des tirs de sommation et à l’odeur qu’est celle du souffre.

“L’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle”

Pour comprendre cette dynamique, les travaux de Giorgio Agamben sont particulièrement éclairants. Le philosophe italien spécialiste de Carl Schmitt et disciple de Martin Heidegger s’intéresse notamment à la question de l’état d’exception. Sa thèse majeure est que l’état d’exception tend à devenir la norme dans les Etats-nations contemporains. En 1922, Carl Schmitt écrit dans Théologie politique : « est souverain, celui qui décide de la situation exceptionnelle » là où Walter Benjamin estime que « l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle ». Le paradoxe qu’est celui de la normalisation de l’exception constitue le « point de départ » de l’analyse de Giorgio Agamben selon le sociologue Razmig Keucheyan dans Hémisphère Gauche.

L’état d’exception est défini par ce dernier comme « la suspension provisoire de la constitution et du droit afin de les sauver d’un péril ». C’est une absolue nécessité qui guide cette suspension : il faut temporairement suspendre le droit pour le préserver et envisager un rétablissement à venir une fois le péril passé.

Cependant, face à cette définition classique, Giorgio Agamben indique que l’état d’exception est devenu un « paradigme de gouvernement ». Le déclenchement d’une « guerre infinie » contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001 sont symptomatiques de cela. Les travaux de Bernard Harcourt vont également dans ce sens. Agamben estime de plus que les mutations qui ont entrainé l’émergence de ce nouveau mode d’exercice du pouvoir trouve ses racines profondes dans les modifications du droit pendant la Première Guerre mondiale. Ce n’est donc en soi pas un phénomène nouveau mais une lente dérive depuis un peu plus d’un siècle maintenant.

911: President George W. Bush Signs Patriot Act, 10/26/2001.
© Eric Draper, Courtesy of the George W. Bush Presidential Library

Si le cas étasunien semble épuiser les exemples (le Patriot Act, Guantanamo ce qui correspond à ce que Foucault qualifierait d’hétérotopie…), il peut être intéressant de retourner de l’autre côté de l’Atlantique et envisager l’état d’exception par le biais des exemple qu’est celui de la France.

La place croissante des décrets dans la vie politique est intéressante. Agamben explique que dans l’état d’exception permanent, les pouvoirs législatif et judiciaire sont comme absorbés par le pouvoir exécutif. Qu’est-ce qu’un décret si ce n’est l’effectivité de cette idée ? « Un décret est un acte réglementaire ou individuel pris par le président de la République ou le Premier ministre dans l’exercice de leurs fonctions respectives. En effet, la plupart des activités politiques et administratives de ces deux autorités se traduisent, sur le plan juridique, par des décrets. Ils constituent des actes administratifs unilatéraux » peut-on lire sur le site vie publique.

En 2018, ce ne sont pas moins de 1267 décrets réglementaires qui ont été pris. En 2017, ils étaient 1769. Ainsi, la manière de produire des textes évolue, correspond à une cadence plus élevée. De même, l’activité législative a tendance à croître, cette inflation entraînant ce qui est parfois vu comme un abaissement de la qualité de la norme.

Dans ce cadre, les techniques de répression déployées possèdent une acuité particulière. « Le régime contre-insurrectionnel de la guerre devint le mode de gouvernement américain à l’étranger, mais aussi sur le territoire national » écrit Bernard Harcourt. Le spécialiste des questions de surveillance et de la théorie juridique dessine une dynamique en trois temps pour ce qui est des Etats-Unis :

Lors des guerres menées en Irak et en Afghanistan, l’armée a redéployé des techniques utilisées pendant les guerres coloniales comme par exemple les éliminations ciblées sur de nouveaux terrains. Ces stratégies ont ensuite été étendues pour par exemple s’appliquer en-dehors des zones de guerre, tout en collectant des informations (l’exemple du Patriot Act est encore une fois un exemple majeur).

Le dernier temps qui est peut-être le plus intéressant pour comprendre ce qu’est la contre-insurrection est le retour et l’application de ce qui s’est fait hors du territoire sur le sol étasunien. « Ils militarisèrent à l’extrême une police local dotée d’un arsenal guerrier excessif pour affronter des manifestants afro-américains sans armes et en T-shirts : fusils d’assaut classés comme armes de guerre, véhicules blindés, lunettes infrarouges, lance-grenades. La police new-yorkaise infiltra des mosquées et des groupes d’étudiants et se mit à surveiller des commerces pour la simple raison qu’ils appartenaient à des musulmans » écrit-il dans une pièce théorique donnée au site Grand Continent.

Selon lui, la présidence de Donal Trump constitue un parachèvement qui lie ces trois temps en mettant en place une contre-révolution sans révolution. Dans son essai Exposed, il analyse le fait que le numérique dessine une « société d’exposition », dépassant ainsi ce que Foucault et Debord ont pu étudier, il n’y a que peu de temps. Entre surveillance et spectacle, les médias et réseaux sociaux viennent divertir, distraire et diminuent l’attention en saturant l’espace public de petites informations.

Tout cela conduit à une forme de normalisation de ce qui n’était pas initialement censé être la « norme ». L’intensité, la fréquence des informations qui deviennent de par leur nombre difficiles à hiérarchiser diminuent l’attention et rendent difficile l’opposition. Comment s’étonner d’une arrestation presque préventive de figures des gilets jaunes sur les Champs Élysées le 14 juillet quant tout cela ne semble qu’être la suite logique de la trame de fond de ce qui se passe dans le pays depuis maintenant 8 mois ?

Comment être choqué de la violence d’une nasse place de la République quand toutes les images produites par certains médias ne font qu’accoutumer et acclimater à des images de violence que les discours politiques tendant à rendre légitimes ? Ces scènes qui se sont banalisées ont également mis en avant le recours à un arsenal particulièrement violent : une sur-utilisation des agents de la BAC, la présence de motards qui rappellent étrangement les voltigeurs. Leur arme a changé, ils ne disposent plus de matraques mais de Flash-Balls.

La manière dont les images sont produites, leur orientation et la fréquence avec laquelle elles abondent tendent ainsi à normaliser ce qui devrait surprendre. Est érigé en norme ce qui ne devrait l’être.

Ainsi, outre le fait que les violences policières n’ont pas émergé avec les gilets jaunes, la grande différence avec l’avant, c’est qu’une forme d’état d’exception a été rendu public, sans discontinuer des mois durant et a transformé en une forme de routine hebdomadaire le déploiement d’un arsenal répressif sans pareil. Indépendamment des personnes touchées par la répression, c’est la manière dont la répression s’est imposée dans le paysage français comme une norme qui permet d’envisager un avant et un après gilets jaunes. Les discours du chef de l’État, du ministre de l’Intérieur et des membres du parti présidentiel qui invoquaient la nécessité d’un retour à l’ordre étaient légitimés par ces images et les discours légitimaient la répression.

Pour celles et ceux qui ne manifestaient pas, peu importe le fait de soutenir ou non la mobilisation, ce sont les images qui ont imprimé dans les esprits.

L’accoutumance de la population marque une rupture progressive entre la surprise des premiers actes et le moment où voir défiler les agents de la BAC, les tirs de LBD, l’usage à outrance des gaz lacrymogènes et des instruments de dispersion semblait devenir la règle pour quiconque voulait se rendre à un acte des gilets jaunes : dans certaines villes, on allait aux gilets jaunes malgré la peur, malgré la possibilité de subir la répression. Le 5 juillet, le journaliste David Dufresne recensait 859 signalements. Parmi eux, un décès, 314 blessures à la tête, 24 éborgnés et 5 mains arrachées.

Pour celles et ceux qui ne manifestaient pas, peu importe le fait de soutenir ou non la mobilisation, ce sont les images qui ont imprimé dans les esprits. Il est certes possible de s’émouvoir de l’utilisation de tel ou tel dispositif, pourtant il a bel et bien été utilisé des mois durant. La question de la légitimité, de l’intérêt ou non à utiliser des grenades de désencerclement, des LBD semble ne pouvoir que difficilement se poser.

Tout est fait pour générer de l’indifférence, normaliser l’anormal. De plus, comment se mobiliser ? Les syndicats peinent à mobiliser et à construire des rapports de force. Outre la prise de conscience générée, les débouchés politiques obtenues par les gilets jaunes sont très minces. Les images scandaleuses se succèdent mais que faire ? Des lycéens agenouillés, les mains sur la tête le 6 décembre à Mantes-la-Jolie, des manifestants écologistes gazés à outrance lors d’un rassemblement pour le climat, les images se succèdent et se ressemblent du fait de la violence qu’elles montrent.

Sans tomber dans une forme de fatalisme, le fait de comprendre les phénomènes à l’oeuvre actuellement permet de donner à voir un autre horizon, d’envisager une autre voie à tracer. Les images qui imprègnent les esprits tendent à normaliser ce qui devrait n’être qu’une exception. Déconstruire ce qui constitue aujourd’hui la norme et les mécanismes qui ont permis de faire glisser l’exception vers la norme est déjà une première manière de reprendre le contrôle et de quitter une forme d’anomie.

Ainsi, la disparition de Steve, l’absence de réponse et de responsabilité concernant sa disparition de même que l’indigence de la justification apportée par le chef de l’Etat se situe dans la continuité de ce qui se passe depuis de longs mois maintenant en France et trouve ses racines dans un état d’anomie profonde. La répression est disproportionnée et cette fois-ci, elle a fait une victime : un jeune homme de 24 ans qui a pour seule tort d’avoir voulu poursuivre sa soirée. La normalisation des dispositifs d’exception prouve toute son absurdité.

Combien de Steve, combien d’Adama, combien de mains arrachées avant de confiner à nouveau l’état d’exception à ce qu’il devrait être : une parenthèse pour sauvegarder l’Etat de droit et non le fil conducteur d’une politique violente ?

Prisons françaises : détruire plutôt qu’instruire

Un article du Monde publié le 1er juin relatait qu’un détenu, Michel Cardon, avait été « oublié » en prison par le Parquet de Lille. Entré en 1977, il n’a été libéré « en conditionnelle » que le 1erjuin dernier. Les expertises relèvent « une dégradation importante des fonctions cognitives du détenu ». Ce que nous montre ce fait divers, ce n’est pas tellement l’incompétence de la justice que la mauvaise fonction qu’on lui a assignée et qui fut historiquement légitimée. Il convient de remettre à nouveau la fonction disciplinaire en question : veut-on punir les détenus pour soulager les familles ou veut-on éduquer un individu qui n’a pas su se comporter en société ? Pour l’instant, la prison a toujours préféré la première option.


La destruction du corps du prisonnier

Historiquement [2], commettre un crime en société, c’est insulter directement le roi. En effet, commettre un acte en désaccord avec les lois que le roi a données au pays, c’était être en désaccord avec le roi. Donc la punition qui frappait le prisonnier, par la torture notamment, était une manière symbolique pour le roi de marquer le prisonnier de son pouvoir et de lui rappeler à qui il devait obéir. Enfin, l’enfermement, ce n’est pas seulement la privation de liberté, c’est aussi une façon d’éloigner le prisonnier de la société.

Entre le XVIIIe et le premier XXe siècle, la punition s’est rationalisée en terreur, de façon bien plus efficace, bien plus rapide et économique en moyens. En ce sens, l’invention de la guillotine est une innovation technologique considérable qui économise du temps, de la souffrance, et de l’argent. Viennent ensuite la chaise électrique et l’injection létale, jusqu’à l’abolition de la peine de mort en 1981 par la loi Badinter. Quel rôle la prison remplit-elle depuis quarante ans ? Puisqu’on n’élimine plus les prisonniers les plus dangereux, qui ne méritent donc plus de vivre en société, l’univers pénitentiaire aurait-il changé de fonction ?

Le mirage d’une prison éducative

Aujourd’hui, dans les prisons, des cours sont dispensés pour apprendre à lire et à écrire. Il y a notamment un suivi psychologique et médical des détenus, et à leur sortie, des organisations de réinsertion s’occupent d’eux. Serait-on donc passé d’une prison disciplinaire à une prison éducative ?

Si l’on souhaite une prison qui éduque ses détenus, les moyens assignés à cette fonction sont loin d’être efficaces. Le taux d’occupation des prisons françaises est de 119% [3]. Cela signifie qu’on a plus de prisonniers que de places dans nos prisons. Par exemple, 1 648 détenus dorment sur un matelas à même le sol ou dans des lits superposés, alors même que le principe d’encellulement individuel était réaffirmé par la loi pénitentiaire de 2009 [4].

Entendue au sens large comme la recondamnation d’une même personne pour des crimes ou délits qui peuvent être différents, la récidive concerne 61% des individus dans les cinq années qui suivent leur sortie de prison [5]. Ce chiffre énorme montre une prison française qui produit du crime et du délit plus qu’elle ne le réduit. Il y a, de fait, un problème avec la justice française. Les détenus qui n’ont pas fait de prison ferme récidivent eux en moyenne deux fois moins que ceux emprisonnés fermement [6].

La prison française produit des « bons délinquants »

En France, depuis que la torture et la peine de mort sont interdites, la prison s’est assignée une autre fonction que disciplinaire, elle est devenue un moyen pour les plaignants d’obtenir réparation et vengeance. En effet, qu’est-ce que la simple mort à côté d’un enfermement à perpétuité ? Comme nous l’avons vu, elle ne remplit aucune fonction éducatrice, puisque la récidive n’est pas fréquente mais banale.

Ce que la lecture de Foucault nous apprend, c’est que les prisons produisent de « bons délinquants », en ceci qu’ils créent toute une économie de la délinquance : les “bons délinquants” sont multirécidivistes et apolitiques. Ils créent, à leur manière, de la richesse parce qu’ils emploient du personnel pénitentiaire, carcéral, judiciaire… et montrent un exemple à ne pas suivre. Économiquement profitable, cette prison française est également politiquement neutre.

Le cas de Michel Cardon est probablement rare et isolé, mais là n’est pas le sujet. Il ne témoigne non pas de l’incapacité de la justice française qui oublie ses détenus — la plupart du temps, lorsqu’il s’agit d’écrouer, elle écroue très bien. Non, c’est la façon dont la prison française abîme le corps de ses citoyens qui est choquante, alors qu’elle devrait en éduquer l’esprit.

 


[1] Les informations historiques proviennent de Michel Foucault, Surveiller et punir, Tel Gallimard, Paris, 1975

[2] cf. http://www.europe1.fr/societe/la-surpopulation-carcerale-en-cinq-chiffres-2816041

[3] cf. article 716 du Code pénal

[4] 61% des personnes condamnées à une peine de prison ferme sont recondamnées à une peine de prison ferme dans les cinq ans, cf. http://www.justice.gouv.fr/include_htm/reforme_penale_chiffres_cles_plaquette.pdf, p. 5

[5] Ibid.