Pharmacolonialisme et triage monétaire : comment le coronavirus révèle les fractures Nord-Sud

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La crise du Covid-19 révèle le gouffre technologique et logistique béant entre pays de l’hémisphère Nord et de l’hémisphère Sud, qui confère un monopole de fait aux premiers quant à la gestion sanitaire de la pandémie. Ces fractures sont aggravées par le triage monétaire instauré par les États-Unis, permettant à l’Union européenne, l’Angleterre, le Canada, la Suisse et le Japon d’avoir accès à des dollars en quantité illimitée, tandis que le reste de l’humanité est invité à emprunter au FMI et à la Banque mondiale – contre de nouveaux plans d’austérité, en pleine crise financière. Par Andrés Arauz, ancien Ministre de la Connaissance et directeur général de la Banque centrale d’Équateur, traduction de Baptiste Albertone.


Faisons une expérience de pensée consistant à nous projeter dans trois mois, lorsque certains médicaments ayant des propriétés curatives auront été homologués, ou même dans un an, lorsqu’un vaccin aura été approuvé.

Ces médicaments vont être développés par les scientifiques des pays riches, et approuvés par les agences pharmaceutiques européennes (EMA) ou étasuniennes (FDA). En effet, les scientifiques des pays du Nord disposent de budgets d’État et d’entreprises incomparables à ceux des pays pauvres du Sud.

Même si un médicament venait à faire l’objet d’une étude, à être testé et développé en Amérique latine, puis approuvé par l’agence sanitaire d’un pays de la région, il n’aurait aucune crédibilité tant qu’une agence européenne ou étasunienne ne l’aurait pas approuvé. Entre le moment de l’approbation et de la production, des semaines ou des mois peuvent s’écouler. Lorsque les médicaments commenceront enfin à être distribués, la question qui se posera sera la suivante : à qui seront livrés les premiers lots de médicaments, les premiers vaccins ? Aux malades du Panama, de Guayaquil et de Saint-Domingue ? À ceux de New York ? À ceux de Lombardie ou de Madrid ?

Une autre réalité concernera la propriété intellectuelle de ces médicaments. Sera-t-il interdit de produire des versions génériques ou bio-similaires ? Les pays du Sud seront-ils sanctionnés s’ils désirent et sont en mesure de les reproduire sans l’autorisation des titulaires du brevet ? Même si nous parvenons à reproduire ces médicaments par le biais de licences obligatoires – une exception autorisée dans le capitalisme cognitif dominant – l’humanité – et le marché – feront-ils confiance aux copies qui n’ont pas reçu l’approbation de la FDA ou de l’EMA, même si elles ont l’approbation du CDSCO en Inde ou de l’APMN en Chine ?

Aujourd’hui, nous vivons déjà une avant-première : une seule entreprise dans toute l’Amérique latine propose les machines et les réactifs pour effectuer les tests. Elle fait don des équipements et génère une dépendance technologique dans les logiciels de ses appareils et dans l’acquisition des réactifs. Nous ne pouvons acheter qu’auprès d’elle, bien que les universités disposent de capacités sous-utilisées d’autres marques. Ceci fait déjà un scandale au Pérou et en Colombie.

De plus, les machines, les réactifs, et les futurs médicaments et vaccins, seront importés des pays riches, tout comme une grande partie de l’équipement et des fournitures médicales. En d’autres termes, ils ne seront pas produits dans les pays pauvres du Sud, ils devront donc être payés dans des devises fortes : en dollar.

Les États-Unis sont le seul pays en capacité d’émettre autant de dollars que nécessaires pour sauver sa population. À ce titre, le gouvernement étasunien a annoncé un plan de relance de 6 000 milliards de dollars pour soutenir son économie nationale.

Ce privilège exorbitant a récemment été partagé de manière exclusive avec cinq autres banques centrales dans le monde : la Banque centrale européenne, la Banque d’Angleterre, la Banque du Canada, la Banque nationale suisse et la Banque du Japon. Les États-Unis ont signé des accords qui permettent à ces pays d’avoir accès à des dollars illimités et infinis. Ces pays ne représentent que 11,8 % de la population mondiale. Il est nécessaire de le rappeler, car en période de crise biologique, nous devons mesurer notre action en termes de vies – ou bien devrions nous continuer à la mesurer en dollars ?

Pour six autres pays, l’Australie, le Brésil, la Corée du Sud, le Mexique, Singapour et la Suède, le gouvernement étasunien a ouvert l’accès aux dollars, bien que de façon limitée. Pour chacun d’entre eux, un plafond de 60 milliards de dollars est prévu. Pour trois autres pays, le Danemark, la Norvège et la Nouvelle-Zélande, le montant est encore plus faible, 30 milliards de dollars.

Si l’on ajoute les États-Unis, les cinq privilégiés, et les neuf autres bénéficiaires nous obtenons un total de 33 pays (la zone euro étant composée de 19 pays), qui ne représentent que 17,7 % de la population mondiale : c’est ce que j’appelle un triage monétaire.

Et pour le reste ? Rien. Ou plutôt, pour le reste, les élites étasuniennes invitent à aller emprunter auprès du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale – mieux que rien. Peut-on imaginer des pays en pleine crise humanitaire appliquant des politiques d’ajustements structurels et d’austérité sur le secteur public afin de recevoir quelques dollars ? C’est ce que souhaite le directeur de la Banque mondiale et c’est ce que la directrice du FMI a promis pour l’Équateur.

L’humanité est-elle réellement prête à tolérer qu’au milieu de la maladie, de la mort, de l’urgence sanitaire, de la paralysie économique, de la crise alimentaire et de la catastrophe humanitaire, les hommes politiques s’engagent dans des négociations avec le FMI et la Banque mondiale pour éviter les crises bancaires ou l’effondrement de leur monnaie nationale ?

Heureusement, des alternatives sont envisageables. En plus du dollar, il existe une autre monnaie mondiale : le droit de tirage spécial (DTS). Il est émis par le FMI et peut être créé à partir de rien. Au milieu de la crise de 2008-2009, le FMI a déjà émis 183 milliards de DTS et a permis d’alléger la situation de nombreux pays pauvres. Elle n’a pas exigé de conditions, ni de réformes structurelles ; ce n’est pas non plus une dette remboursable. En raison de la répartition des pouvoirs au sein du FMI, environ 10 % des DTS ont atteint les pays les plus pauvres.

Aujourd’hui, le FMI est en capacité de répéter l’opération. De fait, la directrice du FMI, Kristalina Georgieva, a déclaré qu’à la demande des pays pauvres et à revenu intermédiaire, cette possibilité était actuellement étudiée de manière conjointe avec les « membres » (entendons, les États-Unis).

En 2009, la crise était financière et a frappé l’économie réelle des familles. Mais aujourd’hui, la crise est biologique et la dimension monétaire se doit d’être subordonnée à l’économie réelle – et à la santé – des familles. C’est pourquoi, cette fois, l’émission doit être beaucoup plus importante. Si les États-Unis ont offert « 6 000 milliards de dollars » pour leur économie, le FMI doit émettre « 3 000 milliards de SDR » pour le monde, ce qui signifierait près de 400 milliards de dollars pour les pays pauvres. Il est impensable que 17,7 % de la population mondiale dispose de dollars de façon illimitée, et qu’au même moment 6 337 millions de personnes soient confrontées, en plus de la crise sanitaire, à des crises économiques. L’absence de droits de tirage spéciaux pour les pays les plus pauvres du monde est l’équivalent, à l’échelle planétaire, d’un triage monétaire. Il est temps de faire passer la vie avant tout.

L’urgence de renouer avec la “France périphérique” : la leçon de C. Guilluy

Capture Paris Première

Lorsque ses essais sont publiés, Christophe Guilluy provoque souvent des polémiques, lui valant des critiques vives venant du monde universitaire et du monde politique. Il est entre autres auteur de La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires en 2015 ou, plus récemment, du Crépuscule de la France d’en haut, et peut être qualifié de « géographe de gauche » à tendance chevènementiste. Retour sur une grille de lecture intéressante, au-delà des polémiques.

On doit à Christophe Guilluy l’élaboration d’une géographie sociale inédite, notamment par le concept de « France périphérique », qui permet de comprendre les erreurs de la gauche depuis une trentaine d’années et le désamour logique d’une partie de la population à l’égard de la classe politique.

Son analyse est simple : il divise la France en deux parties. D’une part, la France des grandes villes, les « vitrines heureuses de la mondialisation » qui bénéficient de cette dernière, qui profitent des effets du multiculturalisme, où cohabitent cadres et immigrés. Celles-ci abritent la plupart des emplois les mieux rémunérés. D’autre part, la France périphérique et périurbaine délaissée par la classe politique, notamment la gauche, qui se paupérise et qui est en quelque sorte condamnée du fait de son éloignement des bassins d’emplois les plus dynamiques situés dans les métropoles. Cette périphérie concentrerait 60% de la population répartie dans 90% des communes, pourcentages parfois remis en question, mais concentrons-nous sur la grille d’analyse qui est elle plus difficile à contester, et qui peut être très instructive pour la gauche.

Nombre d’hommes politiques, ont adopté une grille de lecture semblable à celle dessinée par Christophe Guilluy. Citons ici Emmanuel Macron qui avait intitulé sa conférence meeting du 4 octobre à Strasbourg « La France qui subit » parlant des gens « mis dans une situation quasi systématique de passivité et d’impuissance » face à des « contraintes professionnelles, géographiques, sociales ». François Hollande et Nicolas Sarkozy font également partie de ses lecteurs. Alors que l’auteur esquisse une analyse qui devrait avoir pour suite logique une remise en question des dynamiques ayant engendré cette fracture, pourquoi n’inspire-t-il pas plus la gauche qui pourrait, grâce à elle, sortir de l’aporie idéologique dans laquelle elle est plongée depuis les années 1980 ?

En effet, cette fracture n’est-elle pas à terme (si ce processus n’est pas déjà en marche) l’arrêt de mort du modèle républicain, pourtant garant d’un modèle social et d’un idéal politique – Liberté, Égalité, Fraternité – repris à tort et à travers dans les discours, mais de plus en plus difficilement observable dans les faits ? Dès lors, pourquoi ne pas aller au-delà du diagnostic pour en déduire un programme social adapté afin d’enrayer la fragilisation de cette France périphérique ?

Cette fracture témoigne notamment de la reconfiguration du clivage politique et du vote au sein des nouvelles classes populaires, qui se désaffilient ainsi de partis historiques : le paysan ne vote plus à droite, tout comme l’ouvrier ne vote plus à gauche. Ces deux derniers groupes vivent majoritairement dans cette France périphérique et adhèrent à une même perception de la classe politique et de la mondialisation. De là, découle un sentiment de marginalisation et de blocage à l’intérieur de territoires que les populations n’ont pas forcément choisis, et dont elles ne peuvent que très difficilement s’extraire (manque d’opportunités, peu de création d’emplois privés…). Ce qui se traduit par le vote frontiste ou l’abstention.

Ainsi, pourquoi la gauche qui assiste impuissante et coupable à la fuite de son électorat ne s’empare-t-elle pas de cette grille de lecture ?

Reconnaître et comprendre cette fracture conduirait (notamment le PS – même s’il n’est pas le seul à gauche), à reconnaître des erreurs stratégiques souvent anciennes qui ont pourtant façonné et façonnent encore son programme politique. C’est une urgence, les discours culpabilisants au sujet du vote FN ne fonctionnent plus. Il faut donc saisir les problèmes à la racine, et non entonner d’éternels couplets devenus inaudibles.

Reconnaître et comprendre cette fracture serait une invitation pour la gauche à se reprendre en main en redéfinissant un programme social ambitieux, en assumant l’importance des services publics de proximité, en enrayant la rapidité de constitution des déserts médicaux, et en faisant de l’École un outil d’émancipation et d’ascension sociale.

Reconnaître et comprendre cette fracture est un moyen de penser la France avant de penser plus d’Union Européenne et de saisir les limites des traités et des directives européennes qui entravent les politiques nationales, notamment les politiques liées aux services publics.

Reconnaître et comprendre cette fracture, c’est assumer pour la gauche les questions d’identité, de définition de ce qu’est le lien national, sur lesquels elle ne prend pas position par peur d’être accusée de verser dans le racisme, la xénophobie. C’est affirmer que ce qui fonde la nation n’est pas un lien ethnique, mais un lien politique. Cela implique de remettre au cœur des discours la citoyenneté et la primauté des principes républicains, et faire ainsi de ces enjeux dévoyés par la droite des enjeux où la gauche reprenne enfin sa place historique.

Reconnaître et comprendre cette fracture signifie enfin pour la Gauche qu’elle doit repenser ce qu’est le lien social et ce qui fonde la nation. Elle ne doit plus gouverner que pour les gagnants de la mondialisation en oubliant tous les autres sous prétexte qu’ils ne votent plus – ou en tout cas plus pour elle. En ce sens, la France périphérique, c’est l’autre nom du lâchage organisé des classes populaires par la soi-disant “Gauche de gouvernement” opéré ces trente dernières années.

 

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