Franc CFA : quand Nicolas Sarkozy activait l’arme monétaire en Côte d’Ivoire

Franc CFA - Le Vent Se Lève
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Malgré des réformes de l’institution monétaire impulsées par Emmanuel Macron et le chef d’État ivoirien Alassane Ouattara, le franc CFA est toujours en place. Il demeure critiqué par ses opposants pour l’ascendant qu’elle confère au gouvernement français sur les États africains de la zone franc. Plusieurs épisodes ont démontré qu’elle pouvait se transformer en arme au service de l’Élysée. En 2011, lors de la crise politique ivoirienne, Nicolas Sarkozy avait activé ce levier pour forcer le président Laurent Gbagbo à la démission et le remplacer par son opposant, Alassane Ouattara. Justin Koné Katinan, ministre du Budget, avait alors déclaré : « J’ai vu qu’un seul fonctionnaire en France peut bloquer tout un pays ». Cette séquence est analysée par la journaliste Fanny Pigeaud et le chercheur N’Dongo Samba Sylla dans L’arme invisible de la Françafrique : une histoire du Franc CFA(La découverte, 2018), dont cet article est issu.

Le franc CFA procure à Paris des moyens de pression, de répression et de contrôle qui lui permettent, au besoin, d’aller au-delà de la sphère économique et d’orienter la trajectoire politique des quinze États africains de la zone franc. L’histoire récente de la Côte d’Ivoire en offre un exemple particulièrement frappant.

Ce cas date de la crise politico-militaire qui a suivi le second tour de l’élection présidentielle de novembre 2010 en Côte d’Ivoire. Les résultats de ce scrutin, qui s’était tenu sous haute tension, avaient donné lieu à une forte controverse. Cette crise post-électorale avait abouti à une situation inédite : le pays s’était retrouvé avec deux présidents. Le premier, Laurent Gbagbo, président sortant, avait été reconnu réélu par le Conseil constitutionnel ivoirien et conservait donc l’effectivité du pouvoir et le contrôle de l’administration.

Le second, Alassane Ouattara, était considéré comme le gagnant par la « communauté internationale », mais ne régnait que sur l’hôtel d’Abidjan dans lequel il s’était installé. Souhaitant voir Alassane Ouattara accéder à la tête du pays, le président français Nicolas Sarkozy, son ami et principal soutien, actionna divers mécanismes et tout particulièrement ceux des institutions de la zone franc. L’idée des autorités françaises était de paralyser l’administration ivoirienne afin de pousser Laurent Gbagbo vers la sortie.

Cela se fit en plusieurs étapes. Suivant les instructions de Paris, le siège de la BCEAO, dont Alassane Ouattara avait été le gouverneur entre 1988 et 1990, commença par empêcher l’État ivoirien d’accéder aux ressources de son compte logé à la BCEAO. Il fit aussi fermer les agences ivoiriennes de la BCEAO. Abidjan ayant réussi à les faire réouvrir grâce à une mesure de réquisition du personnel, la BCEAO supprima alors une application informatique afin de bloquer leur fonctionnement. Les administrateurs de la banque obligèrent par ailleurs son gouverneur, Henri Philippe Dacoury-Tabley, à démissionner, l’accusant d’être trop complaisant avec les autorités d’Abidjan.

En avril 2011, l’arme monétaire ayant échoué à faire tomber Laurent Gbagbo « comme un fruit pourri », selon l’expression d’Alassane Ouattara, la France se résolut à utiliser son armée

Laurent Gbagbo n’ayant toujours pas quitté le pouvoir, le ministère français de l’Économie et des Finances demanda, en février 2011, aux banques françaises opérant dans le pays, soit la BICICI, filiale de BNP Paribas, et la SGBCI, filiale de la Société générale, de cesser leurs activités. Ces deux établissements obéirent. Dans le même temps, la BCEAO menaçait de sanctions les autres banques si elles persistaient à vouloir travailler avec le gouvernement de Laurent Gbagbo1. Comme elle ne pouvait ordonner aux établissements financiers non français qu’elle ne contrôlait pas de cesser toute opération extérieure, la France passa à une étape supérieure.

Elle mobilisa son arme invisible : le compte d’opérations. Avec le concours de la BCEAO, le ministère français des Finances suspendit les opérations de paiement et de change de la Côte d’Ivoire qui devaient transiter par le compte d’opérations de la BCEAO. De cette manière, les transactions commerciales et financières entre la Côte d’Ivoire et l’extérieur furent bloquées. Les entreprises ivoiriennes se trouvèrent dans l’impossibilité d’exporter et d’importer. Ce sabotage empêcha aussi les représentations diplomatiques ivoiriennes de recevoir leurs dotations budgétaires.

En procédant ainsi, les autorités françaises ont prouvé que le système du compte d’opérations peut se transformer en un redoutable instrument répressif : la France peut, à travers lui, organiser un embargo financier terriblement efficace. Justin Koné Katinan, le ministre du Budget de Laurent Gbagbo pendant cette crise, racontera en 2013 : « J’ai vu la Françafrique de mes yeux. […] J’ai vu comment nos systèmes financiers restent totalement sous domination de la France, dans l’intérêt exclusif de la France. J’ai vu qu’un seul fonctionnaire en France peut bloquer tout un pays2. » […]

En avril 2011, l’arme monétaire ayant échoué à faire tomber Laurent Gbagbo « comme un fruit pourri », selon l’expression d’Alassane Ouattara, la France se résolut à utiliser son armée3. Elle l’a fait alors que l’administration ivoirienne était en train de s’organiser en vue de créer une monnaie nationale et de faire sortir la Côte d’Ivoire de la zone franc, seule solution à même de contourner le dernier piège de la BCEAO, consistant à ne plus approvisionner ses agences ivoiriennes en billets de banque.

Un haut cadre de l’administration de cette époque nous a expliqué en 2018 les mesures prises afin de faire face à ce qu’il appelle le « boa constricteur du gouvernement français ». « Les coupures, la présentation physique de notre future monnaie étaient achevées, rapporte-t-il. Nous avions décidé de garder la même valeur nominale que le franc CFA pour ne pas perturber les populations. Les billets et les pièces devaient être produits par une puissance étrangère. Nous étions en négociation avec un pays africain ami, qui avait donné son accord de principe pour garder notre compte de devises en attendant que notre banque centrale soit fonctionnelle. Nous en étions au niveau des modalités pratiques de cette coopération monétaire quand la France, certainement consciente qu’elle risquait de perdre la Côte d’Ivoire, lança son assaut final.

Alors que nous étions en train de la battre sur son propre terrain, elle a utilisé, pour éviter une défaite, ce qu’elle avait de plus que nous : les armes4. » Après avoir bombardé pendant plusieurs jours des casernes militaires ainsi que le palais présidentiel et la résidence officielle du chef de l’État de la Côte d’Ivoire, les militaires de la base française d’Abidjan lancèrent en effet, le 11 avril 2011, une attaque de grande envergure contre l’armée ivoirienne. Cette opération s’acheva le jour même par l’arrestation de Laurent Gbagbo5.

Notes :

1 « Côte d’Ivoire : la BCEAO menace de sanctions les banques collaborant avec Gbagbo », Jeune Afrique, 11 février 2011.

2 « Koné Katinan fait des révélations sur le rôle de la France et de Christine Lagarde dans la crise des banques en Côte d’Ivoire », Le Nouveau Courrier, 23 juin 2013.

3 Sabine Cessou, « Comme un fruit pourri », Libération, 7 janvier 2011.

4 Entretien réalisé par écrit en avril 2018.

5 Fanny Pigeaud, France Côte d’Ivoire, une histoire tronquée, Vents d’ailleurs, La Roque d’Anthéron, 2015.

L’arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA, Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, La Découverte, 2024.

L’autre nuit du 4 août

© Aitana Pérez pour Le Vent Se Lève

La nuit du 4 août 1983, à la tête d’un groupe d’officiers progressistes, le capitaine Thomas Sankara s’emparait du pouvoir au Burkina Faso. Un processus politique unique allait s’enclencher, destiné à marquer durablement l’histoire du pays et de la région. Le 9 Thermidor de cette révolution survient quatre ans plus tard, lorsque Thomas Sankara est assassiné par son plus proche ami et compagnon de luttes, Blaise Compaoré. Si celui-ci a été condamné à une peine de prison à perpétuité, la justice burkinabè est demeurée silencieuse quant aux complicités internationales de cet assassinat. Les archives françaises concernant cette affaire sont pour l’essentiel demeurées scellées – malgré la promesse faite par Emmanuel Macron de les ouvrir. Près de quatre décennies après les faits, l’héritage de Thomas Sankara dérange-t-il toujours au point que lumière ne puisse pas être faite sur son assassinat ?  

Lorsque Thomas Sankara s’empare du pouvoir, l’indépendance reste une chimère pour les pays d’Afrique francophone. Des liens étroits subsistent entre le gouvernement français et ses ex-colonies. Les réseaux franco-africains, gérés par le gaulliste Jacques Foccart, favorisent les chefs d’Etat les plus à même de garantir les intérêts du gouvernement français. Le franc CFA, issu de l’époque coloniale, maintient les pays qui l’utilisent dans une véritable servitude monétaire – 50 % de leurs réserves de change demeurant prisonnières de la Banque de France. Aussi les chefs d’État de la région sont-ils pour la plupart les dociles garants des intérêts français.

Félix Houphouët-Boigny est emblématique de cette génération de leaders africains qui sont demeurés au pouvoir. Président de la Côte d’Ivoire de 1960 à 1993, il plaide pour le renforcement de la « France-Afrique ». Ce concept mélioratif a été repris par l’économiste François-Xavier Verschave qui a forgé le néologisme Françafrique afin de dénoncer les liens néo-coloniaux entre l’ex-métropole et les ex-colonies.

C’est dans ce contexte que Thomas Sankara conquiert le pouvoir en Haute-Volta – futur Burkina Faso. Il s’agit alors de l’un des pays les plus misérables de l’Afrique francophone : la mortalité infantile y est de 180 pour 1000 et l’espérance de vie à 40 ans. L’analphabétisme touche 98 % des Voltaïques. Une situation qui ne laissait pas indifférent Thomas Sankara, lequel devait déclarer plus tard, à la tribune de l’ONU : « d’autres avant moi ont dit, d’autres après moi diront à quel point s’est élargi le fossé entre les peuples nantis et ceux qui n’aspirent qu’à manger à leur faim, boire à leur soif, survivre et conserver leur dignité. Mais nul n’imaginera à quel point le grain du pauvre a nourri chez nous la vache du riche ».

Secouer le joug de l’impérialisme, depuis l’un des pays les plus pauvres du monde

Âgé de 33 ans en 1983, Thomas Sankara est alors le plus jeune chef d’Etat au monde. Influencé par Karl Marx mais aussi par la Révolution française, proche des courants communistes, il incarne l’aile la plus radicale du spectre politique. Il n’était aucunement un inconnu. Premier ministre du gouvernement de son prédécesseur Jean-Baptiste Ouedraogo, il avait été démis et emprisonné – sur ordre de la France, qui par la voix de Guy Penne, conseiller de François Mitterrand pour les affaires africaines, avait intimé Ouedraogo d’en finir avec Sankara [1]. Après moults péripéties, il arrive finalement au pouvoir le 4 août 1983, à la tête d’un groupe d’officiers progressistes, soutenu par de nombreux mouvements civils, démocrates ou marxisants.

Il engage son pays sur la voie d’une expérience révolutionnaire à marche forcée. Inspiré par Cuba, il entreprend la construction de grands chantiers (écoles, hôpitaux, logements, routes). Son but est de doter le Burkina Faso d’infrastructures modernes, mais aussi de concrétiser des droits qu’il considère comme élémentaires : logement, santé, éducation, alimentation, etc. Il mène une grande campagne d’alphabétisation, destinée à éradiquer illettrisme ; en quatre ans, le taux de scolarisation passe de 6% à 24 %. Le gouvernement parvient, en quelques années, à vacciner des millions de familles, ce qui lui a valu les compliments de l’OMS.

Cette ambitieuse politique sociale, qui s’accompagnait d’une volonté de détruire le cadre néo-colonial et féodal qui prévalait alors, multiplie les ennemis de la jeune révolution. Pour faire face aux tentatives de déstabilisation – réelles ou supposées – mais aussi pour promouvoir la participation populaire, des « Comités de défense de la révolution » (CDR) sont mis en place. Leur bilan est, aujourd’hui encore, l’objet de controverses. S’ils ont permis à de nombreux Burkinabè de participer à la vie politique du pays, ils ont également exercé une fonction de contrôle et de répression des opinions divergentes. Aussi la révolution burkinabè se brouille-t-elle rapidement avec certains mouvements syndicaux ou progressistes qui l’avaient soutenue. Ici encore, Sankara s’inspirait de Fidel Castro – et de Saint-Just, qu’il aimait à citer : « celui qui fait la Révolution à moitié creuse sa propre tombe ».

La pays est rapidement isolé sur le plan international. En France, le pouvoir mitterrandien compte peu de sympathisants à l’égard de Thomas Sankara. Il en comptera encore moins lorsque Jacques Foccart, l’homme de la Françafrique gaullienne, reprendra du service suite à la victoire de la droite aux élections législatives de 1986. Les États-Unis de Ronald Reagan, qui multiplient les guerres par procuration en Afrique sub-saharienne et cherchent à y importer leur révolution néolibérale, ne considère pas non plus la révolution sankariste du meilleur oeil. En d’autres temps, l’Union soviétique aurait été l’alliée naturelle du Burkina Faso. Mais l’arrivée au pouvoir de Sankara coïncide avec une phase de contraction de l’économie soviétique, et de retrait du reste du monde de la part de l’URSS – que la venue au pouvoir de Gorbatchev allait radicaliser.

Aussi les alliés sur lesquels Thomas Sankara peut compter s’avèrent-ils peu nombreux, et souvent peu significatifs – hormis le gouvernement voisin du Ghana, dirigé par le populiste Jerry Rawlings [2]. La grande sympathie de Fidel Castro à l’égard de la révolution burkinabè n’a pu se matérialiser en des accords de coopération substantiels, du fait du grand éloignement entre Cuba et le Burkina Faso. Quant au « guide suprême » libyen Mouammar Kadhafi, au départ allié de Sankara, il finira par se retourner contre lui.

Thomas Sankara n’entretenait pas des relations amicales avec les Etats-clients de la France dont la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny était l’archétype. Elles se sont encore détériorées après le discours de Thomas Sankara à la conférence d’Addis-Abeba sur la dette. Sankara y dénonce le mécanisme d’exploitation que constitue l’endettement des pays du sud : « Le système de la dette fait en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier, c’est-à-dire l’esclave, tout court, de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer les fonds chez nous avec l’obligation de rembourser ». Il exhortait (sans espoir) les autres gouvernements africains à refuser de payer leur dette d’un même jet ; « ceci », ajoutait-il, « pour éviter que nous allions individuellement nous faire assassiner ». « Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence », avait-il ajouté. Paroles prophétiques.

Le 9 Thermidor burkinabè, ses complices et ses secrets de Polichinelle

C’est Blaise Compaoré qui est le responsable le plus évident de l’assassinat du 15 octobre 1987, à l’issue duquel il s’empare du pouvoir au Burkina Faso pour vingt-sept ans. Reconnue par la justice burkinabè, sa culpabilité a été confessée à demi-mots par l’intéressé lui-même il y a peu.

Les motivations personnelles qui ont pu conduire Blaise Compaoré à assassiner son ami le plus proche ont intrigué et fasciné nombre de biographies. Si elles intéressent la dramaturgie, elles ne présentent en revanche qu’un faible intérêt politique [3].

De nombreuses zones d’ombre restent à élucider, et elles concernent les soutiens internationaux du coup d’État mené par Blaise Compaoré. Celui-ci avait à charge une partie importante des relations internationales du Burkina Faso, à mesure que celui-ci était devenu un État-paria et Thomas Sankara persona non grata. Dans les semaines qui ont précédé son assassinat, Blaise Compaoré dirigeait une diplomatie parallèle – et était par conséquent en contact régulier avec les adversaires les plus déterminés de Sankara.

Une relation particulièrement forte l’unissait à Félix Houphouët-Boigny. Il avait en effet épousé sa nièce d’adoption, après qu’elle lui eût été présentée par le chef d’État ivoirien. Un choix qui avait déjà occasionné une brouille entre Compaoré et Sankara, bien avant le coup d’État du 15 octobre [4].

Outre les États-vassaux de la France, pour lesquels l’existence même de la révolution burkinabè était un affront permanent, Thomas Sankara s’était attiré d’autres inimitiés régionales. En particulier celle du chef d’État libyen Mouammar Kadhafi et du chef de guerre (et futur chef d’État) libérien Charles Taylor. Tous deux avaient sollicité Sankara pour utiliser le Burkina Faso comme base militaire ; Kadhafi, dans ses lubies expansionnistes, souhaitait mener ses troupes vers le Tchad, et Charles Taylor effectuer un coup d’Etat au Libéria. Ils ont tous deux essuyé un refus de la part du gouvernement de Sankara.

Le coup d’État de 1987 a immédiatement permis une normalisation des relations entre le Burkina Faso et l’ensemble de ces pays. Le gouvernement a mis fin à ses nombreuses contestations de l’ordre institutionnel qui dominait l’Afrique de l’Ouest, et est redevenu un actif coopérant des organisations régionales. Il a cessé de repousser les recommandations de la Banque mondiale et du Fonds monétaire internationale. Il a cessé de pointer du doigt le joug de la France lors des sommets internationaux. Il a cessé de s’opposer à ce que le Burkina Faso devienne une base temporaire pour les manoeuvres de déstabilisation des uns et des autres – Blaise Compaoré, sur ordre des Américains, a notamment permis à Charles Taylor de s’y fournir en armes et en logistique.

En automne 2014, lorsque la population burkinabè contraint Blaise Compaoré à la démission à l’issue de protestations massives, l’État français lui témoigne sa reconnaissance en lui affrétant un hélicoptère pour qu’il puisse échapper à la foule. Il trouve alors refuge dans la Côte d’Ivoire d’Alassane Ouattara, ex-premier ministre de… Félix Houphouët-Boigny.

Bien sûr, ces convergences de vues entre Blaise Compaoré et ces puissances géopolitiques n’impliquent pas, à elle seules, que celles-ci aient appuyé son coup d’État le 15 octobre 1987. Or, de nombreux éléments empiriques font état de tels soutiens. Les témoignages sont même si nombreux, et proviennent de sources si diverses depuis 1987, qu’ils en viennent à se contredire, et que plusieurs scénarios coexistent dans lesquels Compaoré a bénéficié de soutiens internationaux pour l’assassinat de Sankara.

Le journaliste d’investigation italien Silvestro Montanaro a par exemple interviewé des ex-hauts gradés libériens dans un documentaire, en caméra cachée. L’un d’entre eux, proche de Charles Taylor, y évoque notamment une décision coordonnée et multilatérale. Il affirme que des représentants du gouvernement français et américain se seraient retrouvés en Libye, en compagnie de Blaise Compaoré, pour y planifier le renversement du pouvoir burkinabè. Il précise : « le piano fut accordé par les Américains et les Français. Il y avait un homme de la CIA à l’ambassade des États-Unis au Burkina qui travailla en étroit contact avec le chef des services secrets de l’ambassade française. Ce sont eux qui ont pris les décisions les plus importantes » [5].

La validité de ce témoignage a été contestée, plusieurs éléments fournis par ce témoin questionnant sa crédibilité [6]. Il n’empêche : seule une ouverture complète des archives françaises relatives au Burkina Faso permettra d’établir la responsabilité – et l’absence de responsabilité – des uns et des autres, de discriminer entre les théories du complot et les conspirations réelles. Or, une telle démarche a été constamment rejetée par le gouvernement français, malgré les promesses formulées par Emmanuel Macron en 2017 [7]. Les propositions, émanant du Parti communiste français et de la France insoumise, visant à nommer une commission d’enquête parlementaire à ce sujet, ont elles aussi été repoussées par la majorité LREM. De la même manière, le procès, au Burkina Faso, censé statuer sur les responsables internationaux de l’assassinat de Sankara n’a jamais connu un commencement de réalisation [8].

Le second assassinat de Thomas Sankara ?

À l’instar de Che Guevara qui, imprimé en format standardisé sur des T-Shirt, a fini par alimenter la société de consommation qu’il exécrait, Thomas Sankara est devenu une icône pour la jeunesse africaine, souvent à son corps défendant. Il suffit d’écouter l’influence et diplomate Aya Chebbi revendiquer l’héritage de Thomas Sankara tout en vantant les mérites de la ZLEC (Zone de libre-échange africaine) pour s’en convaincre. Personnage complexe, à bien des égards tragique et contradictoires, il ne se laisse enfermer dans aucune des représentations idyllisées ou euphémisées qui en ont souvent été faites.

Pour autant, son héritage n’est aucunement usurpé lorsque les mouvements anti-impérialistes érigent Thomas Sankara au rang de figure tutélaire, aux côtés de celle de Patrice Lumumba. Pas davantage que lorsque les mouvements féministes rendent hommage à un précurseur de la lutte pour l’émancipation des femmes. Pas davantage que lorsque les mouvements sociaux en font une icône de la résistance au néolibéralisme. Pas davantage que lorsque les biographes dressent le portait d’un l’homme intègre qui voulait s’opposer au cours de l’histoire, sachant qu’il y laisserait sa vie ; ou d’un révolutionnaire enflammé capable de prendre les décisions défiant toute Realpolitik, par souci de ne pas trahir ses convictions [9].

En refusant de faire la lumière sur les circonstances de la mort d’un personnage devenu emblématique pour la jeunesse africaine, le gouvernement français met à mal la réconciliation qu’il affirme vouloir impulser. Charge à la société civile française de mettre son gouvernement face à ses responsabilités.

Notes :

[1] L’excellent biographie de Brian J. Peterson : Thomas Sankara, a revolutionary in cold war Africa (2022, Indiana University Press), cite à cet égard plusieurs câbles diplomatiques ne laissant pas de place au doute. On y découvre que dès 1982, Thomas Sankara avait été repéré par la CIA (dont le principal bureau se trouvait à Niamey, capitale du Niger voisin) comme un danger potentiel en raison de son orientation marxiste et de sa sympathie supposée à l’égard de Mouammar Kadhafi.

[2] Peu avant son assassinat, Sankara avait proposé à Rawlings de développer une union économique et politique poussée entre son pays et le Ghana, notamment par l’introduction d’une monnaie commune. Une perspective sans doute fantaisiste, en raison des faibles infrastructures de transport existant entre les deux pays, et des fortes barrières linguistiques. La proximité entre Thomas Sankara et Jerry Rawlings n’avait pas échappé aux agents de la CIA basés en Afrique, qui avaient pour habitude de surnommer les deux leaders « Tom et Jerry » dans leurs messages (ibid).

[3] Le portrait de Blaise Compaoré dressé par Thomas Sankara quelques semaines avant son assassinat, cependant, intéressera autant la dramaturgie que la science politique : « Un jour, des gens sont venus me voir, complètement affolés : “il paraît que Blaise prépare un coup d’Etat contre toi”. Ils étaient le plus sérieusement du monde paniqués. Je leur ai répondu ceci : “le jour où vous apprendrez que Blaise prépare un coup d’État contre moi, ce ne sera pas la peine de chercher à vous y opposer ou même me prévenir. Cela voudra dire qu’il est trop tard et que ce sera imparable. Il connait tant de choses sur moi que personne ne pourrait me protéger contre lui s’il voulait m’attaquer. Il a contre moi des armes que vous ignorez…”. [Mais au fond, je n’y crois pas] C’est bon d’avoir un homme à qui l’on puisse tout confier, ou presque, en lui laissant le soin de deviner ce que vous n’aurez pas eu le courage de lui dire » (Dans archives Le Monde : « Quand Thomas Sankara parlait de Blaise Compaoré : “c’est un homme très délicat…” », 18 octobre 1987).

[4] Peterson (ibid) rapporte que le mariage entre Blaise et Chantal Compaoré, arrosé de torrents de champagne, lui a valu des reproches acerbes de la part de Sankara – l’un des slogans de la révolution burkinabè était il faut choisir entre de l’eau pour tous et du champagne pour quelques-uns.

[5] Silvestro Montanaro, Thomas Sankara : et ce jour-là ils ont tué la félicité, diffusé sur Rai3 le 18 janvier 2013.

[6] Voir par exemple Petersen (ibid).

[7] Dans un entretien au Vent Se Lève réalisé par Tangi Bihan, Bruno Jaffré rappelle à quel point Emmanuel Macron a piétiné sa promesse de rendre accessibles les archives françaises.

[8] Ibid.

[9] On citera l’abolition pour un an des loyers que devaient payer les Burkinabè les plus pauvres, prise en secret et imposée sans concertation par Sankara lors d’un conseil des ministres, provoquant une stupéfaction générale. La reconnaissance de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie par le gouvernement burkinabè, après que les relations avec la France aient déjà été abîmées. Ou le refus d’obtempérer face aux menées guerrières de Kadhafi, l’un de ses rares alliés régionaux, qui souhaitait utiliser le Burkina Faso comme base militaire temporaire.

© Les photographies sont issues du site thomassankara.net, excellent base archivistique et iconographique sur le Burkina Faso de Thomas Sankara. Le visuel de couverture de l’article a été réalisé par Aitana Pérez pour Le Vent Se Lève.

Abidjan : théâtre de la guerre entre Françafrique et Chinafrique

Emmanuel Macron lors d’une conférence de presse avec le chef d’État ivoirien Alassane Ouattara © Capture d’écran RTI

« Il n’y a plus de politique africaine de la France » affirmait le président Emmanuel Macron devant les étudiants burkinabè, en 2017. Certaines pratiques néocoloniales montrent que la Françafrique a de beaux restes. Illustration avec le cas de l’attribution du marché de l’agrandissement de l’aéroport d’Abidjan. Initialement confiés à la société China Railways, les travaux ont finalement échu à un consortium dirigé par Bouygues, après l’intervention du gouvernement français. Alassane Ouattara, le président ivoirien, a alors pu bénéficier de la complaisance de Paris lorsqu’il s’est présenté aux élections pour un troisième mandat à la légalité constitutionnelle douteuse. Retour sur une affaire passée sous les radars de la Françafrique version Macron.

Il y a un peu plus d’un an, en octobre 2020, l’actualité ivoirienne fut marquée par la candidature d’Alassane Ouattara à un troisième mandat, après une manipulation de la Constitution. Cette annonce faisait suite au décès soudain de son dauphin et successeur désigné, M. Amadou Gon Coulibaly, alors Premier ministre et seule figure crédible au sein du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), le parti présidentiel. En pleine crise politique, dix années à peine après la crise postélectorale qui a fait plus de 3 000 morts, l’attention de la société ivoirienne était focalisée sur les mouvements de l’échiquier politique en vue des élections de décembre. Dans ce contexte, personne ou presque ne s’attardait sur un discret volte-face du pouvoir en place : le 12 octobre 2020, le site d’information Africa Intelligence révèle que le chantier d’extension de l’aéroport international d’Abidjan, initialement confié au groupe chinois China Railway, avait finalement été attribué au groupe français Bouygues, en consortium avec son compatriote Colas [1].

Retour sur un chantier très disputé

L’aéroport Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan, qui porte le nom du premier président de la République de Côte d’Ivoire (de 1960 à 1993, date de sa mort), a été construit dans les années 1970 et reste à ce jour le seul aéroport international du pays. Géré initialement par un établissement public, son exploitation est concédée en 1996 à une structure privée, la Société aéroport international d’Abidjan (AERIA), dans le cadre des plans d’ajustement structurel (PAS). AERIA obtient une concession de quinze ans et hérite des missions suivantes : moderniser l’aéroport, assainir sa gestion et le développer pour accroître ses capacités. Cette concession de service public a pour conséquence immédiate un retour massif des investissements dans l’aéroport. Celui-ci est entièrement rénové et agrandi dans les années qui suivent, faisant passer sa capacité de 600 000 à 2 millions passagers par an [2]. Il atteint un pic de fréquentation à 1,25 million de passagers par an à la fin de la décennie 1990.

Le coup d’État de 1999 et la décennie de crise politico-militaire qui s’ensuit font chuter la fréquentation de l’aéroport, jusqu’au retour à la paix et à une relative stabilité fin 2011. La reprise économique assure le rétablissement des échanges entre la Côte d’Ivoire et le reste du monde, qui se traduit par une augmentation de la fréquentation de l’aéroport. En 2019, la fréquentation est chiffrée à 2,2 millions de passagers et, à l’heure actuelle, malgré la baisse du trafic liée à la pandémie de Covid-19, les prévisions font état d’une croissance soutenue pour les années à venir.

Dès les premières années de la présidence Ouattara, la société concessionnaire AERIA et les autorités ivoiriennes prennent conscience de la nécessité d’augmenter une nouvelle fois les capacités de l’aéroport. Poursuivant sur le mode du partenariat public-privé (PPP), l’État lance rapidement un appel d’offre et deux concurrents principaux se présentent : Bouygues et China Railway [3]. Ces deux acteurs majeurs du BTP africain ont de solides arguments à faire valoir. Le groupe Bouygues est traditionnellement proche du pouvoir ivoirien, Ouattara étant un ami de son président-directeur général, Martin Bouygues (devenu président du groupe en février 2021). En 2014, le groupe français a livré le troisième pont d’Abidjan, qui porte le nom « Henri Konan-Bédié », président en place de 1993 à 1999. China Railway est, pour sa part, l’un des plus grands groupes de construction au monde, avec un chiffre d’affaires de 111 milliards de dollars en 2019, et propose des prix sensiblement plus faibles que son concurrent.

En 2018, le président Ouattara signe un mémorandum d’entente avec Zhang Zongyang, le président de China Railway [4]. Le groupe Bouygues n’abandonne pas pour autant le projet : il fait une contre-offre et multiplie les opérations de séduction pour obtenir un revirement du gouvernement ivoirien. Bouygues revoit le prix de son offre à la baisse tout en cherchant à rentrer dans le capital d’AERIA, en proposant de le faire passer de 2 à 105 millions de dollars – offre refusée par le conseil d’administration d’AERIA. Le temps passe et le dossier semble clos : Bouygues a perdu la bataille de la concurrence d’abord puis celle de l’influence, le gouvernement ivoirien n’ayant pas intérêt à irriter la Chine, son premier partenaire commercial (la France est en deuxième position). Dans le même temps, Bouygues remporte l’appel d’offre pour le chantier du métro d’Abidjan, un projet colossal à 1,4 milliard d’euros, financé par un prêt français. Tout le monde paraît satisfait.

En octobre 2020, alors que l’affaire semblait close, le président Ouattara décide, contre toute attente, d’accorder finalement le chantier d’extension de l’aéroport d’Abidjan à Bouygues. S’ensuit une période de battement, où les élections présidentielles et la crise sanitaire – laquelle affecte de nombreuses activités de l’aéroport – laissent planer le doute. Tout semble encore possible et les cadres d’AERIA, rencontrés à cette période, manifestent eux-mêmes de nombreuses incertitudes quant à l’avenir du projet. En avril 2021, la venue de Bruno Le Maire, ministre français de l’Économie et des Finances, semble confirmer la passation du chantier au groupe français. Il signe avec Amadou Koné et Adama Coulibaly, ministres ivoiriens des Transports et de l’Économie et des Finances, un accord-cadre de financement pour le projet chiffré à 1,8 milliard de dollars [5] pour un chantier de douze mois destiné à faire passer les capacités de l’aéroport de 2 à 5 millions de passagers par an.

Une Françafrique toujours puissante

Cette affaire est symptomatique de la puissance persistante de la Françafrique dans le secteur des infrastructures. En Afrique, et notamment de l’Ouest, de grands groupes français ont encore la mainmise sur de nombreuses infrastructures clés pour le développement. Le groupe Bolloré s’illustre de ce point de vue dans les secteurs portuaire et ferroviaire dans la sous-région. En Côte d’Ivoire, Bolloré Logistics est l’actionnaire principal du premier terminal à conteneurs du Port autonome d’Abidjan et se positionne stratégiquement sur le second en construction. Via sa filiale Sitarail, qui a succédé à une entreprise publique en 1995, il détient également la concession de l’exploitation de la ligne ferroviaire Abidjan-Ouagadougou. 70 % du PIB de la Côte d’Ivoire et 50 % du PIB du Burkina Faso transitent par le port d’Abidjan, ce qui témoigne de la puissance économique et géopolitique du groupe Bolloré dans ces deux pays.

Lire sur LVSL nos entretien avec Thomas Dietrich « Macron n’est pas le fossoyeur de la Françafrique mais son continuateur » et avec Thomas Borrel et Thomas Deltombe « Il faut accepter que l’histoire de l’Afrique s’écrive sans la France ».

Depuis les années 1990 et les PAS, ces groupes, soutenus par Paris, sont les principaux représentants des intérêts économiques français dans les anciennes colonies. Ils n’hésitent pas non plus à s’ingérer dans les affaires politiques : le groupe Bolloré a géré, via sa filiale Havas, la communication des présidents Alpha Condé en Guinée et Faure Gnassingbé au Togo en 2020, qui briguaient respectivement un troisième et un quatrième mandat.

Imposées lors de la crise de la dette africaine des années 1980 sous l’égide du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, les politiques de libéralisation de l’économie et de retrait de l’État ont permis la montée en puissance de ces grands groupes privés. C’est dans ce contexte qu’en Côte d’Ivoire la gestion d’infrastructures de transport stratégiques, jusque-là détenues par des entreprises publiques, ont été concédées, via des partenariats publics-privés, à des groupes privés étrangers. Ces PPP permettent à des États aux moyens limités de réaliser des projets de grande envergure… au prix de la perte de souveraineté sur leurs infrastructures. Seuls les grands groupes sont en mesure de mobiliser les fonds et le savoir-faire exigés pour répondre aux appels d’offre.

Le cas du pont Henri-Konan Bédié l’illustre. Sa nécessité se faisait ressentir depuis longtemps, les deux autres ponts reliant les rives nord et sud d’Abidjan à travers la lagune Ébrié étant constamment engorgés. Le projet de troisième pont naît durant la présidence d’Henri Konan-Bédié dans les années 1990. À l’arrêt durant la décennie 2000 en raison de la crise politique, le projet est relancé fin 2011 avec l’arrivée d’Alassane Ouattara au pouvoir et est confié à Bouygues. L’ouvrage long d’1,5 kilomètre, d’un coût total de 126 milliards de francs CFA (200 millions d’euros), a été livré fin 2014, après 25 mois de travaux [6].

Mais, l’État ivoirien n’ayant pas les moyens de le financer, c’est Bouygues qui a apporté les fonds, en échange d’une concession de vingt-cinq ans. L’entreprise ainsi peut récupérer sa mise, grâce à un péage à l’entrée. Néanmoins, cet accord s’est révélé être un piège pour l’État ivoirien et les Abidjanais. Pour rentabiliser le projet, Bouygues avait prévu le passage de 100 000 véhicules par jour à 1 000 francs CFA le ticket (pour les petits gabarits, la grande majorité des passages). Prévoyant de nouveaux troubles politiques, le gouvernement décide, dès l’ouverture du pont, de subventionner les tickets à hauteur 50 %. L’État ivoirien, qui ne devait rien débourser pour ce projet, se retrouve à en financer la moitié… D’autre part, les Abidjanais perçoivent cette infrastructure comme le « pont des riches », puisque les deux autres ponts de la ville sont gratuits. Et les bus ne peuvent même pas le traverser ! La Société des transports abidjanais (SOTRA) n’a en effet pas obtenu de Bouygues l’autorisation d’y faire passer ses bus gratuitement… alors contraints faire un grand détour pour emprunter un pont gratuit. Ce pont profite donc avant tout aux habitants les plus riches de la capitale, qui possèdent un véhicule personnel, et ne règle en rien le problème de la mobilité urbaine. Tout ceci en permettant à Bouygues de tirer un bénéfice important et garanti par l’État ivoirien.

L’Afrique, théâtre de la rivalité entre puissances

Aujourd’hui, l’État et les entreprises françaises sont durement concurrencés par la Chine, comme l’illustre l’appel d’offres pour le chantier d’extension de l’aéroport d’Abidjan. Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères, disait en février 2021 au micro de France Inter que « l’aide au développement est certes un enjeu de solidarité, mais c’est aussi un enjeu d’influence, car il y a, sur le développement, vraiment une guerre des modèles. » L’aide au développement est donc le moyen, pour les États les mieux pourvus, d’exporter dans les pays en développement leurs propres normes et modèles, pour servir leurs propres intérêts. Plus loin, le ministre dénonce… « les pays qui font de l’aide au développement un instrument de prédation » ! Il visait cette fois la Chine.

L’Agence française de développement (AFD) est le principal bailleur français en termes d’aide au développement. Paris l’utilise comme instrument de puissance, via notamment deux mécanismes : l’expertise technique et les contrats de désendettement et de développement (C2D). Derrière le discours de transfert de compétences, l’expertise technique permet aux bailleurs internationaux comme la France de monter des équipes d’experts intervenant dans les appels d’offres de grands projets et ainsi faciliter l’acquisition de ces marchés par les entreprises françaises. Cette tâche revient à « Expertise France », agence intégrée à l’AFD en 2021. L’objectif est de favoriser la diffusion de technologies françaises et de normes juridiques encourageant la diffusion des technologies françaises.

Les C2D, eux, sous couvert de favoriser le désendettement des pays partenaires, ont vocation à convertir la dette des États bénéficiaires en marchés pour les entreprises françaises. Le principe est le suivant : la France maintient l’exigence du remboursement des dettes, mais reverse au pays concerné la même somme sous forme de dons [7]. En revanche, la France reste maître de l’usage de ces dons… et en fait bénéficier ses entreprises. La Côte d’Ivoire est le pays qui a signé les plus gros contrats de C2D avec la France : ceux-ci ont atteint un montant de 2,9 milliards d’euros depuis 2012 [8].

Un calendrier qui interroge : le jeu politique de Ouattara

Difficile de ne pas mettre en relation le brusque retournement de Ouattara au sujet du chantier l’aéroport et le calendrier électoral. Depuis son élection en 2010, Ouattara a toujours été un solide allié de la France dans la sous-région. C’est avec l’appui de l’opération Licorne – le nom de l’intervention militaire française – que Ouattara a pu accéder au pouvoir au terme de la crise post-électorale de 2010-2011 qui l’opposait au président sortant Laurent Gbagbo, crise qui causa la mort de plus de 3 000 Ivoiriens. L’ancien président avait contesté la victoire de Ouattara dans les urnes, avant d’être arrêté et traduit devant la Cour pénale internationale – et acquitté en 2021.

En 2020, à la fin du second mandat de Ouattara, s’est posée la question de son maintien au pouvoir. Son successeur désigné était Amadou Gon Coulibaly, son Premier ministre. Après le décès soudain de ce dernier, en juillet 2020, le président ivoirien a fait le choix de se présenter pour un troisième mandat, soutenu par une décision controversée du Conseil constitutionnel. Ce dernier a estimé que la nouvelle Constitution, adoptée en 2016, remettait le compteur des mandats présidentiels à zéro. Cette décision fut timidement condamnée par la communauté internationale, dont le président français Emmanuel Macron, et a suscité de vives réactions dans le pays : la quasi-totalité de l’opposition a boycotté le scrutin, permettant à Ouattara de l’emporter avec… 95 % des voix.

Dix ans après la crise postélectorale, Ouattara a mesuré les risques que comportait ce scrutin pour son pays. Il a aussi mesuré le soutien que lui apporterait la France, qui a fini par avaliser sa réélection. Rapport direct avec l’attribution du chantier de l’aéroport ou hasard du calendrier ? Quoi qu’il en soit, par cette action, Ouattara semblait chercher à s’attirer les bonnes grâces de la puissance diplomatique et militaire du pays le mieux à même de le défendre.

Notes :

[1] « En pleine campagne, Ouattara fait volte-face et offre l’aéroport à Bouygues », Africa Intelligence, 12 octobre 2020.

[2] Francis Brangier, « L’aéroport international d’Abidjan, une concession solide malgré les turbulences », Secteur privé & développement, 26 septembre 2016.

[3] Rémy Darras, « Côte d’Ivoire : duel sur le tarmac entre Bouygues et China Railway Group », Jeune Afrique, 29 août 2019.

[4] Rémy Darras, « Pourquoi China Railway a finalement remporté la bataille face à Bouygues », Jeune Afrique, 18 octobre 2019.

[5] Romuald Ngueyap, « Côte d’Ivoire : l’extension de l’aéroport international d’Abidjan va bénéficier du soutien financier de la France », Agence Ecofin, 30 avril 2021.

[6] Données SOCOPRIM (filiale de Bouygues).

[7] Mathilde Dupré, « Contrats de Désendettement et Développement (C2D) : un OVNI dans la coopération française ? », Techniques Financières et Développement, 110, 33-36, 2013.

[8] « La Côte d’Ivoire transforme 1,4 milliard d’euros de dette en don », Le Point Afrique, 28 octobre 2021.

« Il faut accepter que l’histoire de l’Afrique s’écrive sans la France » – Entretien avec Thomas Borrel et Thomas Deltombe

De gauche à droite : Léopold Sédar Senghor, François Mitterrand, Emmanuel Macron, Jacques Foccart et Félix Houphouët-Boigny © Aymeric Chouquet

« Il n’y a plus de politique africaine de la France » déclarait le président Emmanuel Macron devant les étudiants burkinabè, en 2017. Avant lui, c’était François Hollande : « Le temps de la Françafrique est révolu ». Encore avant, Nicolas Sarkozy disait vouloir « en finir avec 50 ans de Françafrique ». Cela n’empêche pas aujourd’hui Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, de mettre en garde les autorités d’un pays souverain : « Il n’est pas possible d’envisager que Wagner vienne au Mali ». Comment expliquer de telles contradictions ? Interrogés par LVSL, Thomas Borrel, membre de l’association Survie, et Thomas Deltombe, auteur et éditeur à La Découverte, reviennent sur la nature, l’histoire et l’actualité de la Françafrique. Ils sont, avec l’historien Amzat Boukari-Yabara et le journaliste Benoît Collombat, les coordinateurs de la somme de 1 000 pages L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Seuil, 2021). Entretien réalisé par Tangi Bihan.

LVSL – On fait traditionnellement commencer la Françafrique avec la mise en place des réseaux de Jacques Foccart, qui était le bras droit du général de Gaulle. Vous montrez que le système se met en place sous la IVe République, en l’absence de De Gaulle donc. Vous soulignez le rôle de François Mitterrand ministre de la France d’Outre-mer en 1950-1951. Vous montrez que les indépendances africaines sont moins une rupture qu’une continuité.

Thomas Deltombe – Il faut partir du mot « Françafrique » lui-même. Il y a une sorte de paradoxe autour de ce mot. D’un côté, il s’impose chaque fois qu’il est question des relations franco-africaines. De l’autre, il ne cesse d’être moqué et les gens qui l’utilisent sont regardés avec mépris ou condescendance, sous prétexte qu’ils seraient trop « militants » ou « mal informés ». Ce paradoxe se double de quelque chose d’encore plus paradoxal : certains commentateurs disent dans le même souffle que le mot « Françafrique » ne veut rien dire et… qu’elle a disparu !

Du côté de ceux qui utilisent le mot, pour le revendiquer comme d’ailleurs pour le contester, on constate un récit presque canonique affirmant que la Françafrique est née avec la Ve République et qu’elle serait consubstantiellement liée à la personne de Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » du gaullisme. L’âge d’or de la Françafrique serait la période où Foccart était à l’Élysée, entre 1958 et 1974 ; elle aurait ensuite progressivement dépéri jusqu’à disparaître au lendemain de la chute du mur de Berlin.

Dans L’Empire qui ne veut pas mourir, nous remettons en cause ce récit en expliquant que les origines de la Françafrique sont antérieures au retour de de Gaulle au pouvoir en 1958. Le mot lui-même apparaît bien avant la Ve République, et même avant la IVe République ! Nous avons ainsi découvert que le terme « Françafrique », en un seul mot et avec la cédille, apparaît en une dans le numéro du 15 août 1945 du quotidien L’Aurore. Le mot apparaît donc avant ce qu’il est censé décrire ? Cette découverte invite selon nous à réfléchir non seulement à la chronologie, mais également à la définition même du mot.

Les origines de la Françafrique sont antérieures au retour de de Gaulle au pouvoir en 1958.

Une des caractéristiques de la Françafrique, c’est sa malléabilité, sa capacité à évoluer pour s’adapter aux évolutions historiques – géopolitiques, géostratégiques, économiques –, aux rapports de force mondiaux, aux équilibres internes en France, etc. Concevoir la Françafrique comme un système évolutif, ainsi que nous le proposons, remet en cause l’historiographie trop rigide des relations franco-africaines. Le système que nous étudions plus spécifiquement, que nous appelons Françafrique, émerge avant les indépendances, durant la période qualifiée de « décolonisation », et sert précisément à vider ces indépendances et ce processus de décolonisation de leur substance.

Cette adaptabilité du système françafricain est perceptible dès les années 1950, et même avant, dans la question du réformisme du système colonial. Dès la Seconde Guerre mondiale et dans les années suivantes, une réflexion intense agite les milieux dirigeants français qui cherchent le moyen d’adapter le système, pour répondre aux revendications des colonisés, tout en assurant sa perpétuation, pour défendre les intérêts géostratégiques français.

Thomas Borrel – Le mot Françafrique recouvre en outre tout le pan institutionnel du système. Les gens qui font démarrer la Françafrique avec l’arrivée de De Gaulle et de Foccart à l’Élysée se concentrent sur les barbouzeries, les coups tordus, les coups d’État pour mettre en place des chefs d’État acquis aux intérêts de la France.

Mais tout le pan institutionnel, notamment à travers la coopération, fait clairement partie de la Françafrique. Sous la IVe République, il y a une réflexion sur la manière de confisquer une part de souveraineté des futurs États par ce biais. Des idées très claires à ce sujet sont par exemple posées dès 1953-1954 par des personnages comme Michel Poniatowski ou Claude Cheysson, qui arriveront aux responsabilités sous la Ve République.

TD – Parmi ces personnalités, il y a François Mitterrand, qui fut ministre de la France d’Outre-mer en 1950-1951 et qui s’est passionné pour les questions africaines dans les années suivantes. Étrangement, ses prises de position sur les questions coloniales dans les années 1950 sont très peu connues aujourd’hui alors qu’elles n’étaient pas du tout anecdotiques. Durant son passage au ministère de la France d’Outre-mer, il a mis en place une forme d’alliance politique avec les nouvelles élites africaines de l’époque, notamment avec Félix Houphouët-Boigny, alors président du Rassemblement démocratique africain (RDA), principale formation politique des colonies d’Afrique subsaharienne.

L’idée de Mitterrand est de s’allier avec ce type de leaders au sein du RDA pour réformer le système vers une forme de d’association, de façon à marginaliser les forces qui contestent les fondements mêmes du système colonial. Il s’agit de s’allier avec des réformistes pour faire perdurer le système colonial et pour casser les mouvements qui cherchent au contraire à sortir de ce système. On voit alors émerger ce qui deviendra un des piliers du système françafricain : l’alliance entre une partie des élites françaises et la frange des élites africaines perçues comme pro-françaises.

LVSL – Il s’est joué une lutte entre les élites « indigènes » à cette époque. Il y avait d’un côté des leaders pro-français, représentés par Félix Houphouët-Boigny et Léopold Sédar Senghor, et de l’autre côté des leaders indépendantistes, comme Sékou Touré ou Ruben Um Nyobè.

TD – La scène politique franco-africaine est assez complexe car le positionnement de certaines de ces personnalités a évolué au cours des années 1950. Si vous citez Houphouët-Boigny et Senghor, c’est peut-être justement parce qu’eux n’ont pas beaucoup varié dans leurs prises de position (si on excepte l’alliance de circonstances nouée par Houphouët avec le Parti communiste à la fin des années 1940). Marqués en profondeur par la logique de l’assimilation, ils sont clairement positionnés contre l’indépendance. Ils décrivaient l’alliance de l’Afrique avec la France comme une relation fusionnelle. De ce point de vue, le mot « Françafrique », qui marque sémantiquement cette logique fusionnelle, est très adapté à ces deux personnalités.

D’autres personnages ont adopté des stratégies plus fluctuantes. En raison de leurs positions ultérieures, Sékou Touré ou Modibo Keïta sont apparus comme des anti-impérialistes convaincus. Pourtant, jusqu’à très tard dans les années 1950, ils ont suivi Houphouët-Boigny dans sa ligne « réformiste » pro-française au sein du RDA, contre les leaders indépendantistes qu’étaient Ruben Um Nyobè de l’Union des populations du Cameroun (UPC) et Djibo Bakary du Sawaba, au Niger. Ces deux formations politiques, antennes du RDA dans leurs pays respectifs, en ont été exclues au milieu des années 1950.

Il y avait donc différents types de position. Évidemment les Français ont misé sur ceux qui étaient les plus favorables à leurs intérêts, ce qui a permis à Houphouët-Boigny et à Senghor de devenir ministres sous la IVe République, puis présidents après l’indépendance de leurs pays, la Côte d’Ivoire et le Sénégal.

À l’inverse, Djibo Bakary, pourtant dirigeant du gouvernement nigérien, a été éjecté dès 1958 dans ce qui s’apparente à un véritable coup d’État fomenté par les autorités coloniales françaises. Il a été remplacé par le leader houphouétiste Hamani Diori.

Quant aux leaders indépendantistes camerounais, ils ont été purement et simplement liquidés. Refusant de se soumettre à la politique néo-coloniale naissante et ayant engagé une lutte de résistance armée, les leaders de l’UPC ont été assassinés un à un. Ruben Um Nyobè a été tué, au « maquis », en septembre 1958 par l’armée française. Félix Roland Moumié, président du mouvement, a été empoisonné par les services secrets français, à Genève, en octobre 1960. Les rênes du Cameroun ont été confiées à Ahmadou Ahidjo, un leader de faible envergure mais offrant les garanties d’une solide francophilie.

LVSL – Vous montrez que la Françafrique a deux facettes : une facette institutionnelle, c’est le côté visible, et une de relations interpersonnelles, qui, elles, sont plutôt dans l’ombre.

TB – Au moment même où se discutent les indépendances, se discutent aussi les accords de coopération qui permettent à la France d’établir un maillage au sein même de l’appareil du jeune État. L’État fonctionne avec des assistants techniques placés à des fonctions de conseillers des nouvelles autorités, qui permettent d’influencer les prises de décisions.

Tout cela fait partie de la Françafrique. Michel Debré, Premier ministre sous de Gaulle, explique d’ailleurs en 1960 au Premier ministre gabonais Léon Mba qu’« il y a deux systèmes qui entrent en vigueur simultanément : l’indépendance et les accords de coopération. L’un ne va pas sans l’autre ». C’est ce qu’on oublie le plus souvent. Le ministère de l’Outre-mer a en partie muté en ministère de la Coopération, dans lequel des administrateurs coloniaux continuent leur carrière. Cette filiation-là est centrale dans la Françafrique.

Et même lorsqu’on parle des réseaux Foccart, on pense à tous les coups tordus. Mais Foccart occupait le secrétariat général des Affaires africaines et malgaches, une institution au cœur du pouvoir français, dont la « cellule africaine » de l’Élysée a été l’héritière.

TD – Il faut noter que les relations interpersonnelles ne sont pas intégralement invisibles ou occultes. La mission de Jacques Foccart, et ce n’est pas du tout caché – c’est même dans le Journal officiel – est d’entretenir des relations personnelles entre le président de la République française et les présidents des pays africains « amis ». L’amitié est très mise en scène : on se serre la main, on s’accueille chaleureusement en visite officielle, etc. Le tout s’accompagne de cette thématique omniprésente de la famille : on parle sans cesse de « famille franco-africaine » (le président centrafricain Bokassa appelle même de Gaulle « papa » !) ou encore, comme le disait Mitterrand, du « couple franco-africain ». Une des missions officielles de Foccart était de fluidifier ce type de relations, devenues presque intimes avec le temps.

Mais ses missions se doublaient d’autres, moins officielles, qui nous font entrer dans les arcanes obscurs de la Françafrique. Car ces intimités ont rapidement fait émerger des systèmes de réseaux parallèles, d’entente occulte et de corruption systémique. Le financement occulte de la vie politique française, par exemple, est une pratique très ancienne. Jacques Foccart l’évoque ouvertement dans son Journal de l’Élysée dans lequel il raconte comment Félix Houphouët-Boigny lui donnait de l’argent pour les campagnes électorales. La promiscuité entre les responsables politiques français et des leaders du tiers monde à la tête de fortunes colossales – comme Houphouët-Boigny, Omar Bongo, Mouammar Kadhafi et autres – mais ne rendant aucun compte leur propre peuple, explique pourquoi ces circuits de financements occultes se sont si facilement développés. Notamment à partir des années 1970, avec l’explosion des prix des matières premières.

TB – Les grands scandales politico-médiatiques de corruption françafricaine sont postérieurs à l’époque Foccart. Le premier vraiment retentissant et qui influe sur le cours de la vie politique en France, c’est celui des diamants que Bokassa a offerts à Giscard d’Estaing. Il y a aussi l’affaire « Carrefour du développement », dans les années 1980, qui a éclaboussé la gauche et, par ses rebondissements, la droite. Et puis, surtout, l’affaire Elf, à partir des années 1990.

Lire notre entretien avec Bruno Jaffré : « Assassinat de Thomas Sankara : le gouvernement doit lever le secret défense ».

Dans l’ombre, il y a surtout les putschs et les assassinats, par exemple celui de Sylvanus Olympio au Togo en 1963. Il y a un faisceau d’indices qui montre des liens entre les putschistes, le commando qui se rend chez Olympio et qui l’assassine, et l’ambassade de France sur place. Après l’époque de Jacques Foccart, il y a le cas célèbre de Bokassa, évincé par une double opération militaire : une première action clandestine qui remet en place son prédécesseur, David Dacko, et celle plus connue, « Barracuda », qui sécurise le nouveau régime. Autre exemple très connu, en 1987, l’assassinat de Thomas Sankara, sur lequel le rôle exact de la France reste à éclaircir.

LVSL – On a parlé de la politique de coopération qui a été mise en place au moment des indépendances, elle a pris la forme de l’aide au développement depuis quelques décennies. Selon vous, l’aide au développement est à la fois une « illusion » et un outil d’« influence » alors que, de leur côté, les journalistes Justine Brabant (Mediapart) et Anthony Fouchard (Disclose) dénoncent des « dérives ».

TB – Dès son « invention » au cours des années 1950, l’aide au développement est pensée comme un levier d’influence. C’est très clair dans l’esprit des décideurs politiques de l’époque. Michel Debré prend ainsi pour référence le plan Marshall, mais à l’échelle de la Communauté. De Gaulle le dit publiquement en 1965, pour répondre aux accusations selon lesquelles la France ferait trop de dépenses pour ses anciennes colonies, que cette politique coûterait trop cher. C’est l’époque de la célèbre formule, lâchée par un député à l’Assemblée nationale un an plus tôt : « La Corrèze avant le Zambèze ». De Gaulle explique que c’est en réalité un moyen de maintenir des liens avec « des amis particuliers » qui permettent de maintenir le « standing international » de la France et d’offrir un « grand débouché » pour les exportations. Foccart note pour sa part dans son Journal de l’Élysée que l’aide au développement est « bénéfique pour la France » mais qu’il ne faut pas en faire la démonstration publique sinon cela nourrira les accusations de néocolonialisme au sein des oppositions africaines.

Dès son « invention » au cours des années 1950, l’aide au développement est pensée comme un levier d’influence.

C’est aussi une époque où la France cherche à faire porter sur ses partenaires européens les coûts de son propre impérialisme en Afrique, à travers la création du Fonds européen pour le développement.

TD – C’est quelque chose qui est très lié à l’influence des Américains depuis l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale. Les Américains utilisent le « développement » comme un instrument d’impérialisme. Les années 1940-1950, au cours desquelles s’opère le passage progressif d’un système de colonialisme direct à un système de colonialisme indirect, sont marquées par une réflexion de fond, du côté français, sur cette double question de l’aide et du développement. Ces réflexions sont influencées par le plan Marshall, qui suscite de vifs débats en France à la fin des années 1940 : certes les fonds américains favorisent la reconstruction de la France, mais ils ancrent dans le même temps le pays dans le camp occidental. Les enseignements de cette expérience ambiguë se retrouvent dans la manière dont les Français vont envisager l’aide en Afrique au tournant des années 1960 : le développement comme politique d’influence géostratégique.

LVSL – Les plans d’ajustement structurel des années 1980-1990 ont permis à des entreprises, qui sont ensuite devenues des empires économiques, de s’y implanter, parmi lesquelles le groupe Bolloré ou le groupe Castel. Dans un précédent entretien, le journaliste Thomas Dietrich nous affirmait que la Françafrique reposait désormais moins sur des réseaux politiques que sur des réseaux affairistes. La Françafrique se serait partiellement privatisée. Est-ce votre opinion ?

TB – C’est une idée dangereuse car elle déresponsabilise l’État français, qui continue de favoriser les intérêts économiques et stratégiques français. Le fait qu’il y ait des acteurs économiques de plus en plus importants et puissants est indéniable. Pour autant, ce ne sont pas eux qui gèrent la coopération militaire, l’ingérence monétaire ou les politiques d’influence à travers l’Organisation de la francophonie ou l’Agence française de développement, par exemple.

TD – Il faut se méfier des choses qui paraissent nouvelles, mais qui ne le sont pas tant que cela. Dire que les intérêts privés sont quelque chose de radialement nouveau, c’est faux. Toute l’histoire coloniale est une imbrication d’intérêts privés et publics. Idem pour la période néocoloniale. Jacques Foccart lui-même est d’abord un homme d’affaires : il est dans l’import-export depuis le départ. Il n’était même pas payé par l’État français parce que ses affaires privées lui rapportaient suffisamment d’argent. Valéry Giscard d’Estaing est le fils d’Edmond Giscard d’Estaing, lequel était un des grands noms du capitalisme colonial. Il faut donc se méfier de la nouveauté. Vincent Bolloré, qui a racheté de nombreuses entreprises implantées en Afrique, s’inscrit comme beaucoup d’autres dans une longue tradition coloniale… Et par ailleurs : il fait de la politique !

TB – On a un schéma un peu préconçu selon lequel, pendant la période coloniale, l’État a colonisé les territoires puis a permis à des entreprises de les mettre en coupe réglée et de les piller. La force publique aurait été au service d’intérêts privés. C’est vrai, mais ces acteurs privés, qui assumaient même parfois le rôle de substituts de la puissance publique dans l’administration d’un territoire, servaient et nourrissaient le projet impérialiste et expansionniste de la France : ils en étaient les promoteurs.

Aujourd’hui, on retrouve aussi cette imbrication entre intérêts économiques et visées géopolitiques. Les grands groupes sont mis en avant comme vecteurs de l’influence, du rayonnement français. Il s’agit finalement de recycler l’imaginaire impérial, en parlant du « rayonnement international », pour montrer que la France est un pays qui « pèse » et qui doit « tenir son rang ». Ces grands groupes, tout en bénéficiant de cette politique, sont donc aussi au service d’un projet qui est par essence même impérialiste.

LVSL – Certains auteurs et certains observateurs, comme le journaliste Antoine Glaser, affirment que la Françafrique a existé dans le contexte de la guerre froide mais s’est considérablement affaiblie, depuis lors. Aujourd’hui, la France fait face à la concurrence de la Chine, la Russie, les États-Unis ou la Turquie. Elle a perdu son influence au Rwanda depuis la prise de pouvoir de Paul Kagame en 1994, en République démocratique du Congo (RDC) depuis la chute de Joseph Mobutu en 1997, plus récemment en Centrafrique depuis que la Russie s’y est imposée, et serait également en train de perdre son influence au Mali, qui s’est mis à négocier avec la Russie et les milices Wagner. Elle a aussi perdu beaucoup de parts de marché en Afrique francophone et elle cherche à développer une diplomatie économique avec des pays non francophones comme le Nigeria ou l’Afrique du Sud.

TD – L’idée de « concurrences étrangères » est consubstantielle au colonialisme. Le colonialisme s’est toujours construit sous l’argumentaire de la rivalité. Lisez ou relisez les livres de François Mitterrand, Aux frontières de l’Union française en 1953 et Présence française et abandon en 1957, c’est le même discours ! On est concurrencé dans nos colonies, s’inquiète-t-il à longueur de pages. On sera bientôt chassé d’Afrique par les Anglais, les Américains, les Russes, les Égyptiens !

Antoine Glaser et quelques autres tirent argument de l’intérêt croissant de la France pour des pays non francophones – le Nigéria, l’Afrique du Sud, etc. – pour affirmer qu’on aurait changé d’époque. Outre le truisme consistant à dire que toute époque est une nouvelle époque, cet argument est bancal car la France s’intéresse depuis des décennies aux pays extérieurs à son « pré carré ». Le Katanga, où la France a envoyé des mercenaires dès le début des années 1960, ou la guerre du Biafra, dans laquelle Paris s’est lourdement impliqué à la fin des années 1960, le prouvent. Idem avec l’Afrique du Sud, à laquelle la France a vendu du matériel militaire dès 1961 et pendant des décennies. Y compris, d’ailleurs, des technologies nucléaires à vocation militaire… Elle a également vendu des armes à la Libye de Kadhafi dès 1969 et soutenu l’Unita de Joseph Savimbi durant la guerre civile en Angola tout le long des années 1970-1980. Difficile dans ces conditions d’affirmer que l’intérêt français pour les pays hors « pré carré » signe la fin de la Françafrique !

TB – La France est en effet sortie de son « pré carré » tellement tôt qu’il est vite apparu normal que ce pré carré était plus large que ses seules anciennes colonies. Le Rwanda, le Burundi et le Zaïre ont été intégrés progressivement dans les années 1960 dans le champ du ministère de la Coopération alors qu’ils y n’étaient pas au départ.

Donc ces journalistes et ces observateurs oublient de regarder le temps long, pourtant nécessaire pour essayer de déceler des « ruptures ».

TD – Il faut aussi se méfier des effets d’optique. Vous avez dit que les Russes se sont imposés en Centrafrique. Certes ils ont gagné en influence sur le plan politique et militaire, c’est indéniable. Mais est-ce vrai dans tous les domaines ? Quelle est la monnaie de la Centrafrique aujourd’hui ? Ce n’est pas une monnaie russe… Les Russes et Wagner se sont effectivement implantés en Centrafrique mais ne sont pas pour autant imposés définitivement.

Autre effet d’optique : l’aspect parfois conjoncturel de certaines tensions franco-africaines. Pour s’en convaincre, un coup d’œil historique n’est pas inutile. Car il y a des pays qui, à certaines périodes, se sont en partie émancipés de la tutelle française : le Mali dans les années 1960 ou le Congo-Brazzaville après la révolution de 1963, mais ils ne sont pas pour autant sortis du système françafricain.

TB – Même en Centrafrique, l’armée française a déjà plié bagages en 1996-1997 suite à des mutineries et à un « sentiment anti-français » qui explosait dans les rangs de l’armée centrafricaine et au sein de la population. Au Mali les autorités actuelles ont un agenda qui perturbe la France. Mais c’est le résultat de huit années d’une stratégie contre-productive de « guerre contre le terrorisme ». C’est cela qui conduit à un sentiment de rejet de cette politique africaine de la France – qualifié à tort de sentiment anti-français.

Au Rwanda et en RDC, des stratégies politiques françaises ont été mises en échec. Au Rwanda, la France a soutenu ses alliés qui commettaient un génocide, pour essayer de contenir des ennemis jugés proches des Anglo-Saxons. Cette politique était contre-productive et hautement criminelle. La France a aussi soutenu jusqu’au bout le régime moribond de Joseph Mobutu, mais possède encore des intérêts économiques en RDC et y maintient une coopération militaire.

Lire « Que fait l’armée française au Sahel ? », par Raphaël Granvaud et notre entretien avec François Graner : « Rwanda : le rapport Duclert enterre-t-il le dossier ? ».

Et puis il y a des chefs d’État, qui sont de vieux alliés de la France comme Paul Biya au Cameroun ou par moments feu Idriss Déby au Tchad, qui peuvent, par calcul stratégique, jouer du sentiment populaire de rejet de la politique française dans leur pays pour essayer de se reconstruire une forme de légitimité.

TD – Ou pour faire du chantage à la France ! Ça non plus, ce n’est pas une nouveauté. C’est quelque chose qui a toujours été pratiqué par les chefs d’État africains. Antoine Glaser a développé l’idée de l’« Africafrance ». Les dirigeants français seraient devenus les « obligés » – c’est son expression – des dirigeants africains. Soit un véritable renversement de la domination ! En réalité, les tractations, les négociations et les coups de bluffs entre dirigeants français et africains sont anciens. Et les archives montrent bien que les chefs d’État africains ont toujours joué aux chats et à la souris avec leurs homologues français.

Dès la IVe République et même avant, pendant la colonisation, certains d’entre eux instrumentalisaient ce qu’on appelle aujourd’hui le « sentiment anti-français » pour négocier des postes de responsabilités ou des avantages économiques. Idem, après les indépendances, dans les années 1960 et 1970. Bokassa, par exemple ne cessait de faire du chantage à Paris. Dès qu’il avait des soucis d’argent, il appelait l’Élysée. Quand la France lui disait de modérer ses ardeurs ou que l’opinion publique française se scandalisait qu’il commette des exactions, il menaçait de se tourner vers la Libye ou l’Afrique du Sud – ce qu’il a fait ! Ce rapprochement avec la Libye est une des raisons de son éviction. Il a d’ailleurs été évincé par l’armée française alors qu’il était en visite officielle à Tripoli.

LVSL – Y a-t-il un élément qui caractérise la Françafrique en particulier et la différencie d’autres impérialismes, comme l’impérialisme américain en Amérique latine ou l’influence qu’a la Russie sur les ex-républiques socialistes d’Asie centrale ?

TD – Le terme de Françafrique se justifie parce que le néocolonialisme français en Afrique a des spécificités très fortes, en Afrique subsaharienne en particulier, notamment liées à la puissance de l’idéologie assimilationniste. Il y a une spécificité française dans ce duo universalisme-assimilationnisme. Selon l’idéologie coloniale, la France est porteuse d’un idéal universel et d’une mission civilisatrice : elle se doit d’accompagner l’évolution des peuples colonisés, y compris les plus « arriérés », vers l’idéal des Lumières.

Le néocolonialisme français en Afrique a des spécificités très fortes, en Afrique subsaharienne en particulier, notamment liées à la puissance de l’idéologie assimilationniste. La France se doit d’accompagner l’évolution des peuples colonisés, y compris les plus « arriérés », vers l’idéal des Lumières.

C’est un discours qui a partiellement fonctionné dans une partie des élites africaines, comme en témoigne l’exemple symptomatique de Senghor, évoqué dans le livre par Khadim Ndiaye. Senghor désire intimement et ardemment devenir français, dans toute l’acception du terme (il a d’ailleurs obtenu la nationalité française dans les années 1930 et s’est marié avec une jeune Normande dans les années 1950). Il place la « civilisation française » à un tel niveau d’abstraction, de hauteur et de magnificence que c’en est déroutant quand on le lit rétrospectivement. Comment un président africain peut-il aimer à ce point l’ancienne puissance coloniale ? C’est d’autant plus troublant que ce discours, sous une apparente exaltation de la « civilisation africaine », s’accompagne d’une sorte de mépris implicite et d’exotisation perverse des cultures africaines. Comme le rappelle Khadim Ndiaye, Senghor ne craignait pas de mobiliser les concepts racistes forgés par Gobineau ou Faidherbe pour parler des Africains…

LVSL – Comment expliquer d’Achille Mbembe et Kako Nubukpo aient accepté de participer au Sommet Afrique-France, qui était une grossière opération de communication ?

TB – Ce serait plutôt à eux qu’il faudrait poser la question. Est-ce la volonté de changer les choses de l’intérieur, avec une forme de naïveté ? Est-ce l’attrait pour les ors de la République et pour quelques responsabilités ? Pour Mbembe, se voir confier la mission d’animer tout le processus a pu flatter son égo.

Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont malheureusement tombés dans le piège tendu par les communicants de l’Élysée, qui cherchent à avoir de grands noms à afficher aux côtés des petites promesses d’Emmanuel Macron. En espérant que les institutions françaises donneraient du crédit à leurs éventuelles propositions, ils apportent leur légitimité à ce type de gesticulation. C’est complètement contre-productif.

Ils nourrissent ainsi la mise en scène d’une forme de politique coloniale renouvelée, avec Paris qui sélectionne ses interlocuteurs au sein d’un vivier analysé depuis les ambassades et qui décrète qui est apte ou non à débattre de l’avenir de la relation franco-africaine. C’est très clairement d’inspiration coloniale.

Lire notre entretien avec Kako Nubukpo : « La concurrence des impérialismes risque d’accroître la prédation sur l’Afrique ».

TD – Le problème, c’est que dans ces opérations de communication, il y a des segments de l’opinion publique qui y croient et des segments qui n’y croient pas. Quand on regarde le traitement de ce sommet par la presse française, on peut dire que l’opération de communication a globalement fonctionné. Quasiment tous les journaux français, y compris des journaux comme Politis, ont traité l’affaire d’une façon assez conciliante.

Or, dans le même temps, dans une partie de l’opinion publique, et notamment africaine, le Sommet de Montpellier a été perçu comme une farce, une mascarade, une moquerie, un signe de mépris. Mobiliser des « jeunes Africains », les envoyer en France pour participer à une opération orchestrée de bout en bout par l’Élysée, c’est quand même très colonial ! On dirait Blaise Diagne recrutant des « tirailleurs » pendant la Première Guerre mondiale pour les envoyer au front défendre la « patrie en danger »… Ici, il ne s’agit évidemment plus de défendre la mère-patrie mais de mettre en valeur le locataire de l’Élysée qui a, comme on sait, une élection présidentielle en ligne de mire.

Du fait de ces différences de perception, un fossé risque de se creuser entre des Français, qui se pensent généreux et ouverts, et beaucoup d’Africains, qui se sentent floués et méprisés.

LVSL – La question de l’empire colonial a toujours été taboue dans l’histoire de la gauche française et la Françafrique l’est encore. Le Parti socialiste n’a jamais fait le bilan du désastre que fut le génocide des Tutsis au Rwanda et Jean-Luc Mélenchon adopte des positions ambigües et contradictoires sur la Françafrique. D’un côté, il dénonce le soutien de la France au régime militaire tchadien ainsi que la « monarchie présidentielle » qu’est la Ve République et qui permet à la Françafrique de prospérer. De l’autre côté, il revendique sa filiation politique avec François Mitterrand et se rend au Burkina Faso pour promouvoir la francophonie.

TD – La gauche a toujours été divisée entre des courants ouvertement colonialistes, des mouvements anticolonialistes (qui ont existé à toutes les époques, il faut le souligner) et des courants se réclamant du réformisme. Ces derniers, considérant qu’il fallait éviter les « abus » de la colonisation mais en conserver l’« idéal », cherchaient à améliorer le système plutôt qu’à le remettre en cause. Ils jouent un rôle structurant dans la naissance et l’évolution de la Françafrique.

La gauche a toujours été divisée entre des courants ouvertement colonialistes, des mouvements anticolonialistes et des courants se réclamant du réformisme.

On est aujourd’hui face à une gauche complètement désorientée et les courants anticolonialistes, dont certains utilisent désormais le terme de « décolonial », sont ultra-minoritaires et peinent à se défendre face à la déferlante réactionnaire que l’on observe depuis plusieurs années. La cécité et la passivité de la gauche expliquent en partie la radicalisation d’un certain type d’anticolonialisme africain, qui, ne trouvant plus d’appui ni de solidarité dans l’ex-métropole, adopte des discours génériques sur « la France » qui effacent toute distinction entre les dirigeants français et la société française, au sein de laquelle existent pourtant des forces fidèles à la tradition anti-impérialiste.

TB – Dans les partis de gouvernement qu’on étiquette comme de « gauche », on a malheureusement affaire à un personnel politique qui a fait sa carrière tout au long de l’histoire de la Françafrique et qui en est imprégné. C’est particulièrement le cas au sein du PS, où ceux qui ont voulu réaliser un travail d’inventaire sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda ont été censurés par leurs aînés.

C’est aussi le cas à la France insoumise menée par Jean-Luc Mélenchon. Il est en rupture avec ses anciens camarades du PS, mais il ne renie pas le soutien inconditionnel qu’il a apporté à François Mitterrand. Peu critique sur les choix économiques faits par celui-ci dans les années 1980, il évite tout inventaire de sa politique africaine. Il présente même encore le discours de La Baule comme un « discours libérateur » pour l’Afrique, comme il l’a tweeté en 2018 : il reprend le storytelling du PS, imprégné d’esprit colonial, comme si c’était le président français qui avait libéré les masses africaines dans les années 1990.

Il y a donc à gauche aussi l’expression d’une forme d’imaginaire colonial, avec l’idée que la dictature et les multiples « problèmes de l’Afrique » seraient indépassables. Il y a un manque de volonté de décrypter cette histoire, de comprendre la trajectoire qui a mené à la situation actuelle et de comprendre quelles sont les responsabilités françaises. Il y a par conséquent un travail plus profond à entreprendre et qui n’est absolument pas fait dans les partis dits de gauche, en tout cas pas dans ceux pèsent le plus dans le jeu électoral.

LVSL – Dénoncer la Françafrique revient, dans une large part, à dénoncer le fonctionnement secret et vertical de la Ve République, dans laquelle l’Afrique est la « chasse gardée » de l’Élysée, qui n’a de compte à rendre à personne sur le sujet. La Françafrique a prospéré sur ce fonctionnement institutionnel. Quelles seraient selon vous les pistes de réformes qui remettraient en cause à la fois la Françafrique et le présidentialisme français ?

TB – On voit en effet dans l’histoire que le présidentialisme de la Ve République favorise la Françafrique. Il ne faut pas pour autant réduire la Françafrique à cela. On montre dans notre livre qu’elle s’est mise en place avant le présidentialisme et elle pourrait peut-être lui survivre si demain on en finissait avec celui-ci.

Le journaliste Pascal Krop disait au moment du sommet France-Afrique de 1994 qu’il faudrait accepter que l’histoire s’écrive sans la France. C’est quelque chose qu’on n’arrive pas du tout à faire. Lorsque les anti-colonialistes demandent que la France sorte des institutions du franc CFA, on va s’inquiéter de la manière dont ces pays vont gérer leur monnaie. Mais cela ne nous appartient pas ! De même, on a tendance à se demander ce qui va se passer lorsqu’il est exigé que la France se retire militairement d’Afrique : les Français répondent en général que ce serait le chaos. Mais on parle d’un processus qui ne va évidemment pas se mener en deux semaines, surtout pour les opérations extérieures : on pourrait établir un échéancier sur le retrait militaire de la France, avoir un tel agenda serait déjà un acte concret, permettant aux alternatives d’enfin exister.

Car il y a des mouvements africains qui luttent sur ces questions, il faut leur laisser la place, sans prétendre que cela pourrait être pire. Jusque-là, ces mouvements ont été réprimés avec le soutien de la France, donc Paris est la plus mal placée pour se positionner comme le tuteur ou le protecteur des pays africains face aux autres impérialismes qui guettent l’Afrique, que ce soit l’impérialisme russe, chinois ou autre.

Mais il faut avoir en tête que ce qu’on propose dans l’ouvrage, ce n’est pas un ensemble de recommandations ni des pistes d’action. On n’établit pas un programme politique : on pose un diagnostic. C’est une étude historique sur quatre-vingts années de relations franco-africaines, et même au-delà puisqu’on s’intéresse aux racines lointaines de la Françafrique. Ensuite, on souhaite que les forces politiques, que ce soient les partis ou la « société civile », s’en emparent et que cela nourrisse leurs propres propositions.

TD – Il me semble que si on nie l’histoire, si on fait de l’histoire et du passé un tabou, ou même si on considère que le passé est révolu alors qu’il continue, on aura du mal à envisager des perspectives viables et sereines. La connaissance du passé me paraît être un élément essentiel. Il y a une négation incroyable et une méconnaissance stupéfiante de l’histoire franco-africaine. Une méconnaissance que l’on perçoit y compris dans les « politiques mémorielles » actuelles.

Ces politiques mémorielles ont pour objectif paradoxal de tourner au plus vite les « pages sombres » de l’histoire et de permettre ainsi au « couple franco-africain » de poursuivre son chemin comme si de rien n’était. Le pouvoir français cherche en d’autres termes à se délester des dossiers contentieux, dans l’espoir que les Africains cessent au plus vite leurs revendications. Mais c’est oublier que ces pages sombres sont loin d’être encore correctement étudiées et largement connues. Certaines sont même encore totalement méconnues ! Je suis stupéfié qu’Achille Mbembe, historien spécialiste de la guerre du Cameroun, n’ait pas réussi à placer une seule phrase sur ce conflit dans les « recommandations » qu’il a faites à Emmanuel Macron. Il s’agit pourtant d’un conflit tragique non seulement parce qu’il a causé la mort de dizaines de milliers de personnes mais aussi parce qu’il est un des moments clés de la consolidation de la Françafrique dans les années 1950-1960.

Cette communication autour de la « mémoire » a finalement pour vocation de fermer la porte à la constitution d’un savoir solide historique et d’une reconnaissance véritable des crimes qui ont façonné les relations franco-africaines contemporaines. L’affaire de la restitution des œuvres d’art est révélatrice à cet égard. On restitue quelques statues pour faire un symbole, de belles images et de grandes déclarations. Mais derrière ces symboles, ces images et des mots, le système reste bien en place.

Lire « La restitution des objets d’art en Afrique : le gouffre entre le discours et les actes », par Philippe Baqué.

On peut par ailleurs noter que si l’on commence à ouvrir le dossier de l’histoire coloniale, l’histoire néocoloniale, elle, reste encore largement inexplorée. N’en déplaise aux contempteurs de la « repentance », on n’est pas à la fin du processus de recherche historique : on est au tout début ! J’entends d’ici les conservateurs ou réactionnaires de toutes obédiences dire que ça « commence à bien faire », qu’il faut arrêter de « remuer le passé » et qu’il y a bien d’« autres priorités ». Eh bien, il va falloir que ces gens-là s’habituent : c’est juste le début ! Il y a encore des tonnes de dossiers à explorer, dont les racines sont bien plus profondes qu’ils ne le croient.

Guinée : un coup d’État prévisible

Photo de l’arrestation d’Alpha Condé diffusée par la junte sur les réseaux sociaux.

Le dimanche 5 septembre 2021, un coup d’État a fait tomber le président guinéen Alpha Condé. Il était très critiqué et fragilisé depuis la modification constitutionnelle de mars 2020 lui permettant de s’octroyer un troisième mandat en octobre 2020. Ancienne figure de l’opposition, ses onze années au pouvoir ont été marquées par la corruption, l’autoritarisme et le trucage systématique des élections. Les putschistes, issus des forces spéciales du lieutenant-colonel Mamady Doumbouya, ont été accueillis par des liesses populaires. Pourtant, ils sont soupçonnés d’avoir participé à la répression des manifestants anti-3e mandat.

Le président Alpha Condé est tombé. Le dimanche 5 septembre au matin, des militaires des forces spéciales, dirigés par le lieutenant-colonel Mamady Doumbouya, l’ont arrêté dans le palais présidentiel Sékhoutouréya et l’ont emmené. Bien que les putschistes n’aient pas communiqué sur le sujet, les affrontements auraient fait une vingtaine de morts du côté de la garde présidentielle.

Le lieutenant-colonel et ses hommes ont été accueillis comme des libérateurs : les scènes de liesses populaires et les « Liberté ! Liberté ! » scandés par les Conakrikas sortis en nombre témoignent de la haine suscitée par le président-dictateur déchu. Les images de son arrestation ont fait le tour des réseaux sociaux, en particulier la photo insolite où il se présente l’air nonchalant, affalé pieds nus et chemise semi-ouverte sur son canapé, entouré par ses jeunes ravisseurs cagoulés.

Les premières annonces de la junte

En réalité, ce sont surtout les localités où dominent les Peuls – des quartiers de Conakry, comme Ratoma, et des villes comme Labé, cheffe-lieu du Fouta-Djalon et acquise à l’opposant Celou Dalein Diallo – qui ont célébré ce putsch. Dans les localités dominées par les Malinkés – certains quartiers proches du pouvoir à Conakry et des villes de Haute-Guinée comme Kouroussa ou Kankan, d’où sont respectivement originaires Alpha Condé et Mamady Doumbouya – la circonspection a dominé. Il faut dire qu’Alpha Condé a fortement exacerbé les tensions interethniques en les manipulant ces dernières années.

Les putschistes ont rapidement annoncé les motivations de leur coup : « L’instrumentalisation des institutions républicaines, de la justice, le piétinement des droits des citoyens, l’irrespect des principes démocratiques, la politisation à outrance de l’administration publique, la gabegie financière, la pauvreté et la corruption endémique ont amené l’armée guinéenne, à travers le Comité national du rassemblement et du développement (CNRD), à prendre ses responsabilités », puis de citer le révolutionnaire, putschiste et ex-chef d’État ghanéen : « Jerry Rawlings disait : “Si le peuple est écrasé par ses élites, il revient à l’armée de rendre au peuple sa liberté” » avant de conclure : « La Guinée est belle : nous n’avons plus besoin de la violer. On a juste besoin de lui faire l’amour. »

Les heures suivantes, les annonces de la junte, qui se fait appeler CNRD, tombent : dissolution de la Constitution, du gouvernement et de toutes les institutions. Une transition est annoncée, dont on sait pour l’instant peu de choses hormis qu’elle promet d’être « inclusive », selon la formule consacrée.

Le lendemain, les ministres et autres dignitaires du désormais ex-président – tel le président de la très controversée commission électorale – sont convoqués comme pour prêter allégeance au nouvel homme fort de Guinée. Si le lieutenant-colonel Doumbouya promet qu’il n’y aura pas de « chasse aux sorcières », il précise que les cadres de l’ancien régime sont désormais « à la disposition de la justice ». En attendant, leurs passeports sont confisqués : interdiction pour eux de quitter le territoire. Pris de court, ils sont restés muets et n’ont opposé aucune résistance.

Dans la foulée, les autres corps de l’armée – l’armée de terre, les parachutistes et la gendarmerie – ont, eux aussi, entériné le coup de force en se ralliant aux forces spéciales. Le porte-parole du ministre de la Défense, Aladji Cellou, et le chef d’état-major général, Mohamed Kaab Sylla, collaborent déjà avec le CNRD tandis que le colonel Balla Samoura, directeur régional de la gendarmerie de Conakry, est apparu du côté des putschistes lors de la convocation des ministres de Condé.

Le lieutenant-colonel Doumbouya s’exprimant à la télévision juste après le putsch. Capture d’écran Radio Télévision Guinéenne.

Une des premières décisions des nouveaux maîtres du pays fut la libération des prisonniers politiques de l’ancien régime. Plusieurs dizaines d’entre eux ont déjà retrouvé la liberté, ils seraient au total encore plus de 300 à attendre leur tour.

Oumar Sylla, lui, est sorti de l’hôpital. Ainsi que d’autres membres de l’opposition, ce membre du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC) symbolise la résistance à Alpha Condé et à sa volonté de briguer un troisième mandat inconstitutionnel.

Emprisonné sans jugement en septembre 2020 lors des manifestations contre la candidature Condé aux présidentielles, il a mené une grève de la faim pour réclamer, et obtenir, un procès. Le verdict fut sévère : trois ans de prison. Affaibli par la grève de la faim et les conditions d’incarcération, il était hospitalisé au moment du putsch. Rédiger une lettre comportant la déclaration « Excellence Professeur, j’ai appris de mes erreurs et promets de ne plus jamais les répéter, ce durant tout le reste de ma vie. » aurait pu lui ouvrir une remise de peine. Il s’y refusa, comme d’autres de ses camarades.

Une « communauté internationale » critiquée

Les bonnes intentions affichées par les putschistes n’ont pas empêché une condamnation unanime par la « communauté internationale ». L’Organisation des Nations unies (ONU), la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), les États-Unis, la Russie, la France et, chose plus inattendue, la Chine, ont fait des déclarations en ce sens.

En effet, la Chine, pourtant peu coutumière de l’ingérence politique, a des intérêts considérables en Guinée. Elle pilote notamment la Société minière de Boké, qui exploite la bauxite, dont la Guinée possède les premières réserves du monde. Et bien que les putschistes se soient empressés de confirmer les contrats miniers signés sous les précédentes administrations, le cours de l’aluminium, dont la Chine est le premier consommateur, commence déjà à flamber.

Mais ces condamnations ont été mal accueillies, et pas seulement en Guinée. Sébastien Nadot, député français ex-La République En Marche et commissaire aux affaires étrangères, déclare dans un communiqué de presse : « La communauté internationale n’a aucune leçon à donner aux Guinéens. […] La condamnation du coup d’État par le Secrétaire général des Nations unies, António Guterres, est malvenue. Où était la communauté internationale quand Alpha Condé bafouait la Constitution de la Guinée et le résultat des urnes aux fins de se maintenir au pouvoir ? Quelle a été la réaction de la Communauté internationale quand les forces du régime d’Alpha Condé réprimaient l’opposition politique, à commencer par les responsables et les militants de l’UFDG (Union des forces démocratiques de Guinée) dont plusieurs sont morts en prison, faute d’accès aux soins ? »

« Les élections que M. Alpha Condé avait programmées [en octobre 2020] ont simplement servi au blanchiment de son coup de force civil du 22 mars 2020 »

Abdoulaye Oumou Sow, militant du Front national pour la défense de la Constitution

Cette critique de la « communauté internationale » et de l’ONU ne doit pas épargner la Cédéao, dont la responsabilité est immense. Abdoulaye Oumou Sow, du FNDC, regrette que l’organisation sous-régionale n’ait pas pris en considération leurs alertes : « Le 2 octobre 2020, une délégation du FNDC avait rencontré une délégation mixte de la Cédéao, de l’Union africaine et des Nations unies. […] Nous leur avions dit qu’on était conscient que les élections que Monsieur Alpha Condé avait programmées servaient simplement au blanchiment de son coup de force civil du 22 mars 2020, et que la Cédéao devrait le condamner pour éviter qu’un jour nous ne tombions dans un coup d’État militaire. Malheureusement c’est ce qui est arrivé. […] Nous pensons que la junte militaire aussi doit comprendre que si elle a eu la possibilité de faire un coup d’État contre Monsieur Alpha Condé, c’est parce que ce dernier était dans l’illégalité. »

La Cédéao semble d’ailleurs avoir confirmé son statut de « syndicat des chefs d’États », comme certains l’appellent, en accordant une place centrale au sort réservé par les putschistes au président déchu et en réclamant sa libération et son évacuation hors de Guinée.

Inquiétudes autour des intentions du lieutenant-colonel Doumbouya

Le lieutenant-colonel Doumbouya était un quasi-inconnu avant son coup de force. Militaire expérimenté et au physique impressionnant, ancien de la légion étrangère de l’armée française, il s’est aguerri en Israël et a notamment servi en Afghanistan et en Centrafrique.

Proche de son homologue malien Assimi Goïta, il est rentré en Guinée en 2018 pour mettre sur pied les forces spéciales, à la demande du président Condé. Cette unité a été créée officiellement pour lutter contre les groupes djihadistes qui menacent de s’implanter à la frontière malienne, au nord du pays. En effet, la « lutte contre le terrorisme » offrait un bon prétexte pour renforcer l’armée, qui tenait l’autocrate au pouvoir et qui a notamment servi à réprimer les manifestants.

Les promesses de lutte contre la corruption de Doumbouya ne semblent être que des velléités. Vincent Foucher et Rinaldo Depagne, analystes pour l’International Crisis Group, rappellent que, face à la puissance grandissante acquise par les forces spéciales et à l’inquiétude que les ambitions de son commandant suscitaient, Condé avait créé, le 1er juin dernier, le Bataillon d’intervention rapide, « pour les concurrencer et rééquilibrer le rapport de force. » « Il semble donc que Doumbouya ait d’abord agi pour se protéger, profitant de l’usure de la légitimité d’Alpha Condé » concluent-ils [1]. Le putsch serait alors davantage une révolution de palais qu’une révolution tout court.

De son côté, Sékou Koundouno, du FNDC, s’étonne que le lieutenant-colonel « dispose à Conakry d’un bâtiment de trois étages à Landreah […], d’un immeuble de onze étages en face de l’hôpital sino-guinéen à Kipé Kakimbo, d’un bâtiment à Kankan [et] d’une villa en finition à Dubreka », alors que « [son] salaire mensuel [n’atteint] pas cinq millions » de francs guinéens – un peu moins de 500 euros [2].

La « malédiction du troisième mandat »

Si, déjà, les élections présidentielles de 2010 étaient contestables et celles de 2015 ouvertement truquées, ce sont les événements de 2020 qui ont définitivement décrédibilisé et affaibli Alpha Condé, âgé de 83 ans et malade. Enivré par le pouvoir, il décide de convoquer un référendum constitutionnel lui permettant de briguer un troisième mandat. Des manifestations monstres éclatent alors à Conakry et dans le reste du pays, rapidement dirigées par le FNDC et l’Alliance nationale pour l’alternance démocratique (ANAD), une coalition de partis d’opposition menée par l’UFDG de Cellou Dalein Diallo.

La répression fait des dizaines de morts et quelque 400 embastillés parmi les manifestants, qui ne peuvent empêcher la tenue du référendum – remporté par Condé avec 90 % des voix. Quelques mois plus tard, les élections présidentielles confirment l’attendu : Condé conserve son trône. Une mutinerie avait éclaté deux jours avant le scrutin, laissant présager l’issue de ce mandat.

Le verrouillage des institutions par le clan Condé interdisait toute transition politique pacifique. Les élections truquées et les manifestations ne pouvant lui faire quitter le pouvoir, il ne restait que la force. Mais pourquoi n’est-il tombé que maintenant ? Pourquoi les forces spéciales, qui ont contribué à la répression des manifestations, ont-elles soudainement décidé de se retourner contre lui ?

Le verrouillage des institutions par le clan Condé interdisait toute transition politique pacifique.

Dès leur mise en place, les forces spéciales, dont les membres sont bien équipés et bien entraînés, sont apparues comme une menace pour le président Condé. Mais, s’il avait fait le choix d’écarter des généraux comme Edouard Théa ou Idi Amin, envoyés comme ambassadeurs en Angola et à Cuba, Condé a longtemps refusé de croire que Mamady Doumbouya, malinké comme lui (et comme la quasi-totalité des troupes des forces spéciales), pouvait constituer une menace, en écartant systématiquement les notes des services de renseignement le mettant en garde à son sujet [3].

Les tensions entre le lieutenant-colonel Doumbouya et le ministre de la Défense Mohamed Diané sont apparues publiquement au printemps 2021 et des rumeurs d’un éventuel limogeage de Doumbouya ont enflé peu avant le coup d’État. Mais il était déjà trop tard.

Déjà contesté en interne, l’isolement international de la Guinée a accentué la fragilité de Condé. Les tensions avec le Sénégal et le Nigeria, deux poids lourds de la Cédéao, ainsi qu’avec les États-Unis et la France, lassés par la corruption et la violence politique, ne pouvaient être compensées par le rapprochement avec la Chine, la Russie et la Turquie.

La présidence d’Alpha Condé, entre corruption et répression

La chute d’Alpha Condé laisse un sentiment de gâchis. Opposant historique, hâtivement surnommé le « Mandela guinéen », il fut contraint à l’exil et condamné à mort par contumace sous Sékou Touré (1958-1984) avant d’être jeté en prison entre 1998 et 2001 sous Lansana Conté (1984-2008). Son arrivée au pouvoir en 2010, après les premières élections libres du pays, a suscité d’immenses espoirs pour les Guinéens : la démocratie était enfin arrivée dans le pays.

Mais l’administration Condé tombe rapidement dans les travers de ses prédécesseuses et devient à son tour une kleptocratie autoritaire. Une fois au pouvoir, Condé délaisse le costume de Mandela – l’a-t-il vraiment porté ? – pour endosser celui de Mugabe. L’exploitation des richesses minières lui permet de financer un système politique clientéliste dans lequel l’armée devient bientôt son seul rempart face à l’opposition : les militaires bénéficient de financements importants pendant que le reste de la population subit la crise économique et l’austérité.

NDLR : Lire sur LVSL les entretiens avec Vincent Hugeux : « Afrique : aux origine de la régression démocratique » et Thomas Dietrich : « Macron n’est pas le fossoyeur de la Françafrique mais son continuateur »

Mohamed Condé, le fils d’Alpha, personnifie à lui seul ce système. Possédant la double nationalité guinéenne et française, il mènerait une vie de luxe dans le XVIIe arrondissement de Paris. Il est soupçonné d’avoir reçu de l’argent venant d’entreprises françaises ayant des intérêts dans les mines : « En payant le fils, on achète le père » résume un responsable d’une organisation non gouvernementale (ONG) ayant travaillé sur le dossier [4].

Le bilan de la présidence Condé est en tout point négatif : absence de développement économique malgré de gigantesques réserves minières, augmentation de la corruption au sein de l’État, aggravation des tensions ethniques et violation constante des droits de l’homme – plusieurs centaines d’opposants tués, blessés et emprisonnés figurent à son actif.

Malgré ses promesses de ruptures avec les dictatures de Sékou Touré et de Lansana Conté, il en a recyclé des cadres tels que Madifing Diané ou Fodé Bangoura. Le premier, tortionnaire au tristement célèbre camp Boiro du temps de Touré, fut nommé gouverneur de la ville de Labé, pour mieux la contrôler. Le second, proche d’Alpha Condé, fut un acteur majeur de la révision constitutionnelle de 2020. Il faut dire qu’il avait de l’expérience en la matière : il fut l’architecte de celle de 2003 permettant à Lansana Conté de briguer un troisième mandat, qui mena lui aussi au chaos et à un coup d’État.

Instrumentalisation des divisions ethniques

Alpha Condé, issu de l’ethnie malinké, disait vouloir réconcilier les différentes communautés du pays pour construire l’unité nationale. Il finit pourtant par réveiller et raviver les divisions historiques entre, d’un côté, les Malinkés (environ 30 % de la population) et les Soussous (20 %), d’où étaient respectivement issus Sékou Touré et Lansana Conté, et, de l’autre, les Peuls (40 %), dont est issu son principal opposant, Cellou Dalein Diallo.

Depuis son indépendance, en 1958, la Guinée, comme de nombreux autres pays africains, est victime de la politisation des identités ethniques. Bien qu’elle n’ait pas connu de guerre civile, à l’inverse de tous ses voisins (Liberia, Sierra Leone, Côte d’Ivoire, Sénégal, Guinée-Bissau et Mali), cette ethnicisation de la société est responsable de dizaines de milliers de morts depuis l’indépendance. Les divisions ethniques, qui existent depuis des siècles, furent instrumentalisées et exacerbées durant la période coloniale et plus encore depuis l’indépendance.

Guinée : divisions ethniques et richesses minières
© Tangi Bihan et Abdoul Salam Diallo.
Sources : CSAO/OCDE, Atlas régional de l’Afrique de l’Ouest, Éditions OCDE, 2009 ; Ministère guinéen des mines et de la géologie.

Du régime de Sékou Touré jusqu’à celui d’Alpha Condé, en passant par celui de Lansana Conté et par la transition conduite par le capitaine Moussa Dadis Camara, tous les responsables politiques eurent recourt à l’ethnicité comme instrument politique et électoral, pour accéder ou se maintenir au pouvoir. Lansana Conté avait cherché à coopter une partie de l’élite peule, dont Cellou Dalein Diallo qui occupa différents ministères avant d’être nommé Premier ministre. Alpha Condé, lui, a préféré jouer de l’opposition entre les communautés pour alimenter le clientélisme ; mais il a fini par toutes se les aliéner, menant au passage les tensions à un point qu’elles n’avaient pas connu depuis plusieurs décennies.

À ce sujet, un rapport de l’État français, publié en 2018 à la suite d’une mission effectuée en Guinée, indique que : « […] les périodes électorales [donnent] lieu à des “moments de non-acceptation” où la variable ethnique prend le dessus sur tous les autres déterminants identitaires. […] les gens continuent de voter selon leur appartenance ethnique, et non pour un programme politique. […] Ainsi, un citoyen malinké aura tendance à soutenir le Président Condé alors qu’un citoyen peul se ralliera à l’opposition conduite par Cellou Dalein Diallo. Il apparaît que l’allégeance politique repose avant tout sur une fierté ethnique et une promesse de soutien communautaire. […] Ainsi, des quartiers réputés acquis au parti gouvernemental seront favorisés par rapport à d’autres. Cette crispation communautaire via le prisme du politique prend de l’ampleur à l’approche d’échéances électorales [5]. »

Un coup d’État de plus dans un pays et une région déstabilisés

La Guinée est coutumière des coups d’État. Celui du 5 septembre est le troisième de son histoire, bien qu’il soit le premier du vivant d’un président. Le 3 avril 1984, une semaine après la mort de Sékou Touré, Lansana Conté prend le pouvoir par la force avant de remporter les élections – truquées – successives, jusqu’à sa mort le 22 décembre 2008. Le lendemain, le capitaine Dadis Camara opère lui aussi un coup de force, dénonçant, comme les putschistes d’aujourd’hui, « la corruption généralisée, l’impunité et l’anarchie ». Le peuple exulte.

Les Guinéens conservent un souvenir très vif de la période de transition 2008-2010, qui les incite à la méfiance face à celle qui s’ouvre aujourd’hui. Et pour cause : elle s’est achevée dans un bain de sang. Après avoir annoncé la remise du pouvoir aux civils et l’organisation d’élections, le capitaine Dadis Camara décide de briguer la fonction présidentielle. Le 28 septembre 2009, le stade de Conakry, dans lequel se sont rassemblés les manifestants s’opposant à la candidature de Camara, est le théâtre d’un gigantesque massacre : la garde présidentielle ouvre le feu, tue 157 personnes et viole une centaine de femmes et de filles. Ces crimes n’ont jamais été jugés sous la présidence Condé, qui en a coopté les principaux responsables [6].

En surfant sur le discrédit d’une élite politique corrompue et vieillissante et sur l’aubaine que représente pour eux la lutte contre le djihadisme, les armées se renforcent financièrement, militairement et politiquement.

Aujourd’hui, c’est toute la sous-région qui est en proie à l’agitation de militaires ambitieux. Mais les coups d’État sont-ils la source de l’instabilité politique, ou l’inverse ? En surfant sur le discrédit d’une élite politique corrompue et vieillissante et sur l’aubaine que représente pour eux la lutte contre le djihadisme, les armées se renforcent financièrement, militairement et politiquement.

Ainsi, ce putsch s’inscrit dans un tournant autoritaire régional, avec le coup d’État au carré d’Assimi Goïta au Mali (18 août 2020 et 24 mai 2021) et celui du fils Déby au Tchad (21 avril 2021). Au Mali, le coup de force de Goïta fut précédé d’énormes manifestations contre le régime honni d’Ibrahim Boubacar Keita. De son côté, Alassane Ouattara est parvenu à se faire élire en 2020 pour un troisième mandat dans une Côte d’Ivoire encore traumatisée par la crise post-électorale de 2010-2011 qui fit plus de 3 000 morts.

Le Burkina Faso, exemple à suivre

Foucher et Depagne alertent : « L’exemple guinéen doit faire réfléchir les dirigeants de la région qui sont tentés de se maintenir au pouvoir coûte que coûte, en manipulant les processus électoraux et les constitutions, ou en installant des régimes autoritaires au sein desquels l’opposition est réduite au silence [7]. »

Le parfait exemple en est le Burkina Faso. Certes, dans ce pays, c’est une insurrection populaire, et non un coup d’État, qui a chassé en 2014 le président Blaise Compaoré, au pouvoir depuis l’assassinat de Thomas Sankara en 1987. Mais lui aussi briguait un mandat supplémentaire et inconstitutionnel, et l’insurrection a débouché sur l’instauration d’un régime démocratique. Le Niger est un bon contre-exemple en termes de gouvernance. L’élection démocratique de Mohamed Bazoum en 2021 doit beaucoup au succès de la présidence de Mahamadou Issoufou (2011-2021), bien qu’une tentative avortée de putsch ait eu lieu la veille de son investiture.

NDLR : Lire sur LVSL les deux entretiens avec Bruno Jaffré, biographe de Thomas Sankara : « Assassinat de Sankara : “Le gouvernement doit lever le secret défense” » et « Au Burkina Faso, l’insurrection de 2014 n’a pas détruit le système mis en place sous Compaoré »

Alors que la transition commence à peine à dessiner ses contours, la société civile guinéenne porte sur elle de grandes responsabilités pour l’instauration d’une véritable démocratie.

À cet égard, ses dirigeants pourraient s’inspirer des succès obtenus au Burkina Faso. Dans ce pays, la société civile a joué un rôle majeur dans la chute de Compaoré et, plus important encore, dans le succès de la transition. Pendant que les partis d’opposition restaient attentistes et l’armée divisée, elle a été à l’initiative des négociations avec les militaires et de l’écriture de la charte de la transition, qui prévoyait la mise en place d’un parlement dans lequel les partis politiques étaient relativement marginalisés.

Si les partis souhaitaient l’organisation rapide des élections, la société civile a profité de la transition pour imposer des réformes structurantes comme celle du Code électoral, qui rend inéligibles « toutes les personnes ayant soutenu un changement anticonstitutionnel qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique, notamment au principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels », et celle du Code minier, améliorant les retombées locales de l’extraction minière [8].

Au risque de suivre le scénario malien où les militaires prennent peu à peu le contrôle intégral de l’administration et s’accrochent au pouvoir, le succès de la transition guinéenne dépendra de la mobilisation de sa société civile et de sa capacité à faire nation au-delà des appartenances communautaires.

Notes :

[1] Vincent Foucher et Rinaldo Depagne, « Alpha Condé a ouvert la voie au retour de l’armée à la tête de son pays », International Crisis Group, 9 septembre 2021.
[2] Sékou Koundouno, « Colonel Mamady Doumbouya : militaire et grand propriétaire immobilier en un temps records », Kalenews, 22 août 2021.
[3] François Soudan, « Guinée : l’histoire secrète de la chute d’Alpha Condé », Jeune Afrique, 8 septembre 2021.
[4] « Enquête sur le fils du président guinéen », Le Parisien, 28 septembre 2015.
[5] Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), Rapport de mission en Guinée, ministère de l’Intérieur, 2018.
[6] « Guinée : Les victimes du massacre du stade n’ont toujours pas obtenu justice », Amnesty International, 28 septembre 2020.
[7] Vincent Foucher et Rinaldo Depagne, Ibid.
[8] Bruno Jaffré, L’insurrection inachevée. Burkina Faso 2014, Syllepse, 2019.

Rwanda 1994 : dernière défaite impériale de la France ?

François Mitterrand en compagnie de son homologue rwandais, Juvénal Habyarimana, une décennie avant le génocide © Georges Gobet

Le Vent Se Lève consacre une série d’articles à la géopolitique des Grands lacs africains. Cette région a vu l’hégémonie française se déliter depuis 1994, au profit de nouvelles grandes puissances, États-Unis et Chine en tête. La responsabilité du gouvernement de François Mitterrand vis-à-vis du génocide des Tutsi constitue un enjeu mémoriel de première importance. Fréquemment mobilisée par le gouvernement de Paul Kagame comme un obstacle au rapprochement entre la France et le Rwanda, elle a ressurgi dans l’actualité à l’occasion de la publication du rapport Duclert. Ses conclusions, disculpant la France de toute complicité dans le génocide de 1994, ont suscité la controverse. Le rapport n’en souligne par moins le volontaire aveuglement de l’État français. Par Frédéric Thomas1.

Le 26 mars dernier était remis au président français, Emmanuel Macron, le « Rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994) »1. Ce rapport, très attendu, apporte peut-être moins de réponses qu’il ne soulève de questions. Et des critiques. D’abord et avant tout sur sa conclusion : « la France est-elle pour autant complice du génocide des Tutsi ? Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer » (page 971).

Deux mois plus tard, s’appuyant sur ce document, Emmanuel Macron, en visite diplomatique à Kigali, devait « reconnaître l’ampleur de nos responsabilités ». Mais, c’était pour mieux évacuer toute référence à une quelconque complicité : « les tueurs qui hantaient les marais, les collines, les églises n’avaient pas le visage de la France. Elle n’a pas été complice. Le sang qui a coulé n’a pas déshonoré ses armes ni les mains de ses soldats qui ont eux aussi vu de leurs yeux l’innommable, pansé des blessures, et étouffé leurs larmes ». Pas d’excuses officielles donc, mais une formule par laquelle est renvoyée à l’autre la charge du pardon : « seuls ceux qui ont traversé la nuit peuvent peut-être pardonner, nous faire le don de nous pardonner »2

Responsable, mais pas coupable ?

En un peu plus de trois mois, entre le 7 avril – au lendemain de l’assassinat du président, Juvénal Habyarimana –, et le 17 juillet 1994 – lorsque le Front patriotique rwandais (FPR) occupe tout le territoire du pays –, 800 000 hommes, femmes et enfants sont tués. Quel rôle la France a-t-elle joué ? Responsabilité ou complicité ? Jeu de mots, enjeu des mots. Car nommer, c’est déjà fixer un cadre de compréhension, dessiner une perspective d’action. Les conclusions du rapport rappellent la formule appelée à devenir célèbre de l’ancienne ministre française des Affaires sociales, Georgina Dufoix, en 1991, lors de l’affaire du sang contaminé : « responsable, mais pas coupable »3. La Belgique, dont la responsabilité n’est pas moins accablante dans ce génocide, suite aux travaux de la Commission parlementaire consacrée au Rwanda, n’en avait pas moins, par la bouche de son Premier ministre, Guy Verhofstadt, en visite à Kigali en 2000, demandé « au nom de mon pays, au nom de mon peuple » pardon4.

Une part des contradictions et ambiguïtés du rapport de 1.000 pages « sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994) » tient en partie à son accès aux documents : nombre d’entre eux ont disparu ou ont été détruits ; d’autres sont introuvables ou ont simplement été refusés à la Commission. Mais cela tient également à la composition de cette Commission et à sa mission : réaliser un travail scientifique, à juste distance de considérations politiques et du travail de la justice. Or, comme l’écrit François Graner, « globalement, le rapport Duclert [du nom du président de cette Commission] donne l’impression de s’arrêter devant tout ce qui pourrait ouvrir la voie à des poursuites pénales »5.

NDLR : Lire sur LVSL notre entretien avec François Graner : « Le rapport Duclert enterre-t-il le dossier ? »

Tout en ne s’estimant pas habilitée à formuler un jugement, qui est du ressort des tribunaux, « la Commission Duclert s’autorise à livrer une conclusion éminemment politique. Comme on ne trouve pas de trace d’intention génocidaire chez les décideurs français, elle les exonère de toute complicité ». Et de remarquer, avec raison, que la définition donnée de la complicité dans ce rapport est particulièrement étriquée et ne correspond pas à la jurisprudence ; notamment la condamnation de Maurice Papon pour complicité de crime contre l’humanité entre 1940 et 1945.

Autre zone d’ombre : l’opération militaro-humanitaire française, baptisée « Turquoise », sur laquelle l’analyse de la Commission semble quelque peu en retrait, même si elle met bien en évidence les enjeux en termes d’images : « la médiatisation de l’opération Turquoise a été voulue par les autorités politiques pour désarmer les critiques à son encontre, en France comme à l’étranger, et pour en justifier la légitimité » (page 593) ; les autorités « confiant à l’opération Turquoise le soin de restaurer son image » (page 973). De même, en souligne-t-elle l’ambivalence essentielle : elle est placée sous une exigence de neutralité, ce qui conduit à ne pas prendre parti, alors qu’un génocide est en cours. Enfin, elle rappelle que les Français n’ont pas arrêté les membres du gouvernement génocidaire dans la Zone humanitaire sûre – depuis laquelle ils ont, un temps, poursuivi leurs exactions –, et les en ont fait partir au plus vite, afin d’éviter leurs arrestations.

Au passage, le rapport évoque la prise de position d’alors de Médecins sans frontières (MSF), demandant que la communauté internationale cesse « une fois de plus de se cacher derrière le drapeau humanitaire ». L’organisation lance, mi-juin, une pétition à signer, « On n’arrête pas un génocide avec des médecins ! », appelant à une intervention immédiate des Nations unies6. À ce propos, les membres de la Commission font remarquer que le texte, en soulignant l’urgence et en invoquant le pouvoir d’action de la France, « semble légitimer une intervention française ». Toujours est-il qu’il est révélateur que la solution ne soit appréhendée que par le recours à une intervention armée extérieure, sans référence au FPR, alors que c’est bien son avancée rapide qui mettra fin au génocide.

Mensonges, double discours et mauvaise foi imprègnent le récit français, mais le rapport s’attache singulièrement à cerner et à détailler l’aveuglement des autorités françaises, « dans leur soutien à un régime raciste, corrompu et violent » (page 973). Cette cécité, largement documentée et démontrée à travers de nombreux exemples, fait l’objet d’une attention particulière, tant la Commission y voit l’une des clés d’explication de la diplomatie au cours de ces années.

Aveuglement

L’hostilité envers le FPR, « perçu comme une armée étrangère sanguinaire » (page 343), est généralisée et continue au sein des autorités françaises. Elle constitue l’autre face du soutien aveugle au parti au pouvoir au Rwanda ; un soutien qui se confirme et se renforce à la hauteur de la défiance envers le « machiavélisme » de son ennemi ; ennemi commun à la France et aux partisans du Hutu power. Le rapport évoque à ce propos un « raisonnement préconçu », un « biais de confirmation », qui privilégie les informations qui vont dans le sens des décisions prises, de la thèse dominante, et par lequel la France est amenée « en quelque sorte à imputer au FPR la responsabilité du génocide » (page 344), après l’avoir nié et avant de parler de massacres et de génocides au pluriel.

« Le discours français présente sur le même plan massacres de masse opérés par les FAR [Forces armées rwandaises] ou des factions hutu proches du pouvoir et représailles pratiquées par le FPR, en omettant de dire que les secondes sont la conséquence des premiers, et que les massacres de Tutsi sont d’une tout autre ampleur que les violences commises par le FPR. La terminologie employée qui, dans le meilleur des cas, fait partager les responsabilités vient au secours de la position officielle » (page 948).

Mais, plus globalement, la lecture des événements et de la réalité rwandaise est faite par les responsables français au prisme « de grilles unilatérales d’interprétation » (page 956) et, surtout, d’une « vision ethno-raciale de l’Afrique : celle d’un continent où se déroulent de façon récurrente des massacres interethniques » (page 397). Le rapport parle même « d’obsession ethniciste » de la part des autorités françaises (page 739). Les membres de la Commission concluent dès lors : « du début à la fin de la période étudiée se répètent, dans la production administrative comme dans l’expression politique, les mêmes visions stéréotypées sur les ethnies au Rwanda, sans recul critique ni prises de conscience des acteurs qu’il s’agit là d’un héritage colonial, dans lequel s’inscrit un désaveu de la connaissance scientifique qui souligne le caractère artificiel de ces catégories raciales instituées par le colonisateur belge » (page 940).

Ce que le rapport nomme un « effondrement intellectuel », un « blocage cognitif profond », ou encore une « forme de faillite intellectuelle des élites administratives et politiques » participe de la manière dont l’administration est organisée, de la soumission à l’autorité dans un cadre hiérarchique et bureaucratique, de la « pesanteur générale des représentations concernant cette région de l’Afrique (…) mais aussi des préconceptions globales concernant les pays africains, [du] poids de considérations ethnologiques ou politiques » (page 831). Cette « lecture ethniciste du Rwanda [est] systématique dans les analyses des autorités françaises » s’impose en ignorant sciemment7, en écartant et en sanctionnant toute critique, toute réflexion – ainsi que celles et ceux qui les expriment – allant à contre-courant. « Celles et ceux qui contestent cette doxa sont écartés des postes de décision et de réflexion » (page 850).

Si la faillite est collective et structurelle, celle-ci n’efface pas les responsabilités individuelles accablantes, dont celles de l’ambassadeur français à Kigali, en 1994, Jean-Michel Marlaud, du général Christian Quesnot, alors chef d’état-major de Mitterrand, et du président lui-même. En contrepoint, il faut relever les exceptions : les rares voix de militaires, fonctionnaires, journalistes, qui osèrent s’opposer à une lecture qui a autorisé sinon encouragé l’alignement sur un pouvoir génocidaire. Mais force est de reconnaître que l’aveuglement faisait système8.

Françafrique

Les 7 et 8 novembre 1994, se tient à Biarritz, le dix-huitième sommet franco-africain. La France y a invité trente-sept chefs d’États africains. Mais pas le nouveau gouvernement rwandais. Entouré d’une certaine solennité, le discours de François Mitterrand, dont c’est le dernier sommet franco-africain (son mandat se termine en mai 1995), se conclut par :

« Telle est la leçon pour demain. Je le dis solennellement devant vous : La France doit maintenir sa route et refuser de réduire son ambition africaine. Pourquoi le ferait-elle ? Elle représente pour une grande partie de votre continent africain un facteur incomparable d’équilibre et de progrès. (…) J’en appelle à ceux qui auront après moi la charge des affaires du pays. La France ne serait plus tout à fait elle-même aux yeux du monde, si elle renonçait à être présente en Afrique, aux côtés des Africains (…). Le couple France-Afrique sera un couple fort ! »9.

N’est-ce pas cette « ambition » et ce mariage forcé de la Françafrique qui constituent à la fois le terreau, la légitimité et la destination de l’aveuglement ? Et qui lui donnent ses moyens ? Le rapport de la Commission insiste à juste titre sur la responsabilité de Mitterrand, mais sa vision n’est-elle pas celle des autorités françaises dans leur ensemble, à laquelle le président donne un accent et une solennité particuliers ? Son discours à Biarritz ramasse tous les clichés sur l’Afrique, qui sont à la source de l’aveuglement politique, pour se muer en politique de l’aveuglement.

Au cours de son discours, Mitterrand évoque « le drame du Rwanda », qui hante le sommet, prétendant que « nous étions près d’une solution », et parlant de « la guerre civile » et des « génocides » (au pluriel). Sa lecture de la situation rwandaise et du rôle de la France ?

« Du Libéria au Rwanda, c’est la même logique qui prévaut, la logique de guerre, qui fait le malheur de l’Afrique depuis trop d’années.

Mais la France ne peut pas être, à elle seule, chargée d’éteindre les incendies.

En vérité, vous le savez, aucune police d’assurance internationale ne peut empêcher un peuple de s’autodétruire, et on ne peut pas demander non plus l’impossible à la communauté internationale, et encore moins à la France tant elle est seule, lorsque des chefs locaux décident délibérément de conduire une aventure à la pointe des baïonnettes ou de régler des comptes à coup de machettes. »

Le génocide ? Des chefs locaux qui règlent des comptes « à coup de machettes », un peuple qui s’autodétruit. La France ? Trop sollicitée, malgré toute sa bonne volonté, elle ne peut, à elle seule, éteindre les incendies, et constituer une « police d’assurance internationale » pour empêcher « la logique de guerre », qui prévaut en Afrique. Ce discours serait seulement imbécile et caricatural s’il n’était dangereux. Et institutionnalisé. Ainsi, treize ans plus tard, le 26 juillet 2007, le président français d’alors, Nicolas Sarkozy, prononçait un discours à Dakar autant, sinon plus, insultant et violent : « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. (…) Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès »10.

L’histoire, la politique, la sociologie s’arrêteraient donc aux portes du continent africain. D’où l’adresse à « l’homme africain » pour qu’il affronte, enfin, les drames et « le malheur de l’Afrique ». Il est paradoxal qu’un État qui se gargarise de son universalisme, et n’a de cesse de fustiger le « multiculturalisme », opère en fonction de critères ethniques et raciaux. Le complexe de rapports sociaux, du poids historique et des enjeux de pouvoir à l’œuvre sur le continent est écrasé sous une grille de lecture « ethno-raciale ». Une lecture qui a le double avantage de permettre de mettre en avant « les aspects positifs de la colonisation »11 et de légitimer la politique de la Françafrique.

La fonction stratégique de cette vision se vérifie, en 1994, dans le cas rwandais, comme le rapporte la Commission :

« Faute d’une approche historique et sociologique du Rwanda, une part de la réalité échappe totalement à la France, celle précisément qui pourrait permettre d’articuler une autre politique. Cet aveuglement résulte aussi d’un alignement plus ou moins total sur le régime d’Habyarimana dont le pouvoir se définit par des critères racistes. Cette réalité est perçue par la France, mais elle est admise comme une donnée structurelle, définitive, avec laquelle il faut composer voire qu’il faut endosser. Alors que le critère politique est avancé par le FPR pour se définir, celui-ci est rejeté, et même combattu, par les responsables français qui s’appliquent à enfermer le mouvement dans une grille ethniciste et nationale. Ce double déni de réalité (…) constitue les bases de la pensée étatique française sur le Rwanda » (pages 849-850).

L’aveuglement est le fruit (pourri) d’une vision et d’un alignement, mais il sert également une stratégie en évacuant d’autres choix possibles et en « naturalisant » la politique poursuivie. Le déni de réalité se double d’un déni du politique – de ses enjeux et de ses acteurs – et se prolonge en une politique du déni. À la question candide des membres de la Commission – « on peut se demander si, finalement, les décideurs français voulaient vraiment entendre une analyse qui venait, au moins en partie, contredire la politique mise en œuvre au Rwanda » (page 777) –, la réponse semble donc bien être : non.

Dernière défaite impériale ?

Interrogé par Le Monde, le président de la Commission Rwanda, l’historien Vincent Duclert, a insisté sur « l’incompréhension » dont ont fait preuve les autorités françaises. « La France n’a rien su ni compris des événements, alors que des outils puissants de compréhension existaient à l’époque. (…) Le problème-clé est que la France n’a rien compris au sujet. Cela peut peut-être excuser ce désastre et cette défaite »12.

« La question est de savoir, poursuit alors Vincent Duclert, si l’on peut être complice de quelque chose dont on ne comprend absolument pas l’aboutissement. Ce n’est peut-être pas à nous de répondre. Nous avons préféré chercher à connaître et à comprendre la faillite d’une histoire française au Rwanda, où les stigmates de la colonisation ont pris le pas sur la France démocratique ».

Mais la question est mal posée. Le problème n’est, en fin de compte, pas que la France n’ait rien vu ni compris, mais qu’elle n’a pas voulu voir ni comprendre, qu’elle a fait en sorte qu’on ne puisse voir ce qui se passait, qu’elle s’est arrangée pour imposer un aveuglement, qui allait de pair avec sa politique. Et elle a préféré le déni de la réalité que la remise en cause de sa stratégie. Bref, l’État français n’a pas voulu voir les implications et les conséquences de sa politique, pour ne pas dévier de la ligne qu’il s’était fixée. Tant pis pour la réalité et les 800 000 femmes, enfants et hommes massacrés.

« La faillite de la France au Rwanda (…) peut s’apparenter, à cet égard, à une dernière défaite impériale d’autant plus grave qu’elle n’est ni formulée ni regardée » conclut le « Rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994) » (page 974). Encore faudrait-il pour cela que les leçons aient été tirées, qu’un tournant politique ait eu lieu et que la France ait, définitivement, rompu avec sa vision impériale. On peut en douter.

Notes :

1 Docteur en sciences politiques, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental (www.cetri.be).

2 Le document est accessible en ligne : https://www.vie-publique.fr/rapport/279186-rapport-duclert-la-france-le-rwanda-et-le-genocide-des-tutsi-1990-1994. Sauf indications contraires, tous les extraits proviennent de ce rapport (nous indiquons à chaque fois le numéro de page).

3 « Discours du Président de la République au Mémorial du génocide perpétré contre les Tutsis », 27 mai 2021, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/05/27/discours-du-president-emmanuel-macron-depuis-le-memorial-du-genocide-perpetre-contre-les-tutsis-en-1994. Sur la réception de ce discours, lire entre autre Benjamin Roger et Mehdi Ba, « Emmanuel Macron au Rwanda : le pardon sans le demander », Jeune Afrique, 27 mai 2021, https://www.jeuneafrique.com/1178825/politique/genocide-au-rwanda-emmanuel-macron-reconnait-lampleur-des-responsabilites-francaises/.

4 « Mme Dufoix s’estime ‘responsable’ mais pas ‘coupable’ », Le Monde, 5 novembre 1991, https://www.lemonde.fr/archives/article/1991/11/05/mme-dufoix-s-estime-responsable-mais-pas-coupable_4033131_1819218.html.

5 Colette Braeckman, « Des décennies de responsabilité belge », Monde diplomatique, mai 2021, pages 14-15, https://www.monde-diplomatique.fr/2021/05/BRAECKMAN/63036. Les États-Unis et les Nations unies présentèrent également leurs excuses.

6 François Graner, « En France, des archives bien gardées », Monde diplomatique, février 2021, page 13, https://www.monde-diplomatique.fr/2021/05/GRANER/63084. De manière générale, je renvoie à cet article pour une synthèse des « insuffisances » et contradictions de ce rapport. Sauf indications contraires, les citations proviennent de ce texte.

7 « Appel de MSF », 18 juin 1994, https://francegenocidetutsi.org/63-199406JournalMSFINFOPetitionGenocide.pdf.

8 Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, dès les premiers jours du génocide, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) diffuse une note selon laquelle le FPR n’est pas impliqué dans les événements, et que les exactions sont commises par la garde présidentielle et visent les principaux chefs de file de l’opposition. Information volontairement ignorée et écartée.

9 « Au constat de ces responsabilités institutionnelles s’ajoutent des responsabilités intellectuelles qui, cumulées, font système et témoignent d’une défaite de la pensée » (page 972).

10 « Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la démocratisation de l’Afrique, la proposition de créer une force d’intervention interafricaine pour la prévention des conflits et l’organisation du développement et de la croissance du continent, Biarritz le 8 novembre 1994 », https://www.vie-publique.fr/discours/128703-discours-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-sur-la-d. Sauf indications contraires, toutes les citations proviennent de ce discours.

11 « Le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy », Le Monde, 9 novembre 2007, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2007/11/09/le-discours-de-dakar_976786_3212.html. Pour une critique de ce discours par un collectif d’intellectuels africains, lire « L’Afrique répond à Sarkozy. Contre le discours de Dakar », France, éditions Philippe Rey, 2008.

12 En référence à l’article 4 de la loi française du 23 février 2005, stipulant : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Sur toute cette controverse, lire notamment Henri Marque, « Histoire d’un fiasco », Jeune Afrique, 28 février 2006, https://www.jeuneafrique.com/67587/archives-thematique/histoire-d-un-fiasco/, et Laetitia Van Eeckhout, « Des historiens fustigent une loi prônant un enseignement positif de la colonisation », Le Monde, 14 avril 2005, https://www.lemonde.fr/societe/article/2005/04/14/des-historiens-fustigent-une-loi-pronant-un-enseignement-positif-de-la-colonisation_638962_3224.html.

13 « Vincent Duclert : ‘Le dossier rwandais a été contaminé par le mensonge, la manipulation et la passion’ », Le Monde, 26 mars 2021, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/03/26/vincent-duclert-le-dossier-rwandais-a-ete-contamine-par-le-mensonge-la-manipulation-et-la-passion_6074605_3212.html.

« Macron n’est pas le fossoyeur de la Françafrique mais son continuateur » – Entretien avec Thomas Dietrich

Emmanuel Macron lors d’une conférence de presse avec le chef d’État ivoirien Alassane Ouattara © Capture d’écran RTI

L’actualité est particulièrement tumultueuse en Afrique. Au Mali, un coup d’État a fait tomber un régime rejeté par la population le 18 août dernier. En Guinée, la réélection d’Alpha Condé en octobre, pour un troisième mandat, a été contestée. En Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara a également été réélu pour un troisième mandat, alors que les élections étaient boycottées par l’opposition. Au Tchad, un « Forum Inclusif National » proposé par le président Maréchal Déby voulait parer aux nombreuses contestations contre le régime. Thomas Dietrich, ancien haut fonctionnaire et journaliste au Média, nous livre ses analyses quant à la reconfiguration de la Françafrique dans ces pays. Entretien réalisé par Tangi Bihan et Etienne Raiga-Clemenceau, retranscrit par Dany Meyniel et Cindy Mouci. 

LVSL – Au Mali, la présence militaire de la France était contestée par le Mouvement du 5 juin. Pourtant après le coup d’Etat le nouveau gouvernement n’a pas remis en cause cette présence et l’a même confortée, comment peut-on l’expliquer ?

Thomas Dietrich – Le Mouvement du 5 juin (M5) était le mouvement de contestation contre Ibrahim Boubacar Keïta (IBK). La France voulait sauver IBK et le M5 a été discrédité : on a pu lire dans la presse française qu’il était composé de djihadistes, alors qu’il était représentatif de toute la société malienne, des communistes jusqu’aux conservateurs religieux. Mais la France n’a pas pu empêcher le coup d’Etat : on voit donc que la Françafrique est en train de péricliter et qu’il y a une prise en main de leur destin par les peuples.

Le M5 a été doublé par l’armée qui a fait un coup d’Etat le 18 août, avant que la rue ne renverse IBK et ne s’empare du pouvoir. L’armée n’était pas forcément en lien avec le M5, il y a certes des membres du Mouvement dans le nouveau gouvernement, mais peu par rapport à ce qu’il a pesé contre IBK ; le coup d’Etat n’aurait pas eu lieu sans ces manifestations et cette contestation du pouvoir en place. La junte a confirmé l’opération Barkhane et les accords d’Alger – accords avec des rebellions composées pour beaucoup d’ex-djihadistes du Nord – donc il n’y a pas de véritable changement.

Cependant on s’interroge sur la pérennité de l’opération Barkhane : 5 100 hommes, 45 morts depuis le début de l’opération, 600 millions d’euros de budget annuel. C’est une guerre asymétrique, et depuis la fin de la seconde guerre mondiale, aucune grande puissance n’a gagné de guerre de ce genre-là : contre quelques centaines d’hommes vivant parmi les populations, s’enrichissant grâce au trafic de drogue, d’armes, d’or et de migrants. Les puissances ne peuvent pas gagner de guerre en étant contestées par la population. Or au Mali il y a une incompréhension de la politique française et notamment de ce que fait l’armée dans le nord du pays. Les djihadistes avaient conquis le nord du pays en 2012, l’armée française l’a libéré, mais, par exemple, a rendu la ville de Kidal à des rebelles touaregs, plutôt proches des djihadistes, au lieu de permettre à l’armée malienne de reprendre la ville. Cela a été une vraie blessure pour les Maliens et explique en partie la défiance vis-à-vis de la politique française. Mais les Maliens font très bien la différence entre les Français et la politique de l’Etat français. Il n’y a pas de sentiment anti-français comme on peut le lire dans les médias, mais une défiance vis-à-vis de l’opération Barkhane. Ce sentiment est renforcé par les bavures des drones : depuis la fin de l’année dernière, il y a des drones offensifs qui ciblent les djihadistes et, comme on a pu le voir en Afghanistan avec l’armée américaine, des bavures contre la population civile.

Manifestation au Mali contre IBK

L’origine de la crise au Mali est très complexe. En 2011, Sarkozy a proposé à certains chefs touaregs alliés à Mouammar Kadhafi de le lâcher en échange de l’autonomie voire l’indépendance du nord-Mali. Mais la France n’avait pas vu que derrière il y avait des djihadistes qui sont venus du Pakistan, du Nigeria et d’ailleurs, qui ont doublé ces rebelles touaregs. Aujourd’hui encore ces groupes rebelles touaregs continuent de gérer le nord du Mali alors qu’ils sont en minorité. D’autres tribus touaregs se sentent exclues. Même chose pour les communautés peule et songhaï. L’armée française a utilisé comme supplétif certaines milices touaregs qui n’ont pas lutté contre les djihadistes mais qui en ont profité pour régler des vieux comptes : querelles pour le contrôle des pâturages, des points d’eau pour les troupeaux, etc. Certaines de ces milices ont massacré des Peuls, ce qui en a poussé certains dans les bras des islamistes…

La présence française contribue-t-elle à résoudre le problème du djihadisme, ou bien à l’aggraver ? On voit qu’entre 2014 – le début de l’opération Barkhane – et aujourd’hui, la zone rouge définie par le ministère des Affaires étrangères français s’est beaucoup étendue. Aujourd’hui 80 % du Mali et tout le Niger (sauf Niamey) sont en rouge et interdits aux Occidentaux. C’est un échec patent. Ce Mali est en train de devenir notre Afghanistan. Ne faut-il pas en tirer les conclusions avant que la France ne soit détestée au Sahel ?

LVSL – En Guinée, Alpha Condé semblait être un des symboles de la Françafrique. On sait qu’il était très proche de Bernard Kouchner (ancien ministre des Affaires étrangères) et de Nicolas Sarkozy. Il y a l’exploitation du port de Conakry par Vincent Bolloré, des accords pour exploiter les mines avec d’autres entreprises françaises, etc. Pourtant, sa réélection, survenue après une réforme constitutionnelle très contestée, a été mise en cause par la France qui « partage les interrogations exprimées par l’Union Européenne sur la crédibilité des résultats ». Peut-on dire que cette position de la France signale un basculement dans la Françafrique ?

T.D. – Non, parce que la Guinée a toujours été à part. C’est un pays qui a rejeté, par un référendum, la Communauté voulue par le Général de Gaulle. Ce pays est sorti de la Françafrique en 1958 et n’utilise pas le Franc CFA. Son président Sékou Touré – au pouvoir de 1958 à 1984 – était un dictateur sanguinaire, mais s’était opposé aux réseaux de Jacques Foccart – l’homme de la Françafrique – et celui-ci a essayé de le tuer à plusieurs reprises. Alpha Condé, au pouvoir depuis 2010 après plus de 30 ans en exil, était le symbole des opposants africains démocrates, condamnés à mort, qui avaient tout sacrifié pour leur pays. Arrivé au pouvoir avec l’appui du ministre Kouchner et des réseaux socialistes, il a vite déçu. Il se prenait pour Mandela alors qu’il était Bokassa. Très tôt il y eu des répressions terribles, qui ne cessent de s’aggraver.

En 2020, il modifie la Constitution pour effectuer un troisième mandat et organise des élections qu’il truque. La France a condamné ce putsch constitutionnel, mais c’est très timide à mon sens. Pourtant, Alpha Condé est finalement peu entouré de Français. Il fait des affaires avec les Russes ou les Chinois, notamment dans la bauxite et le fer. Les Français ne sont pas les plus importants dans cette clique d’affairistes.

Le président, à 82 ans, est prêt à noyer son pays dans le sang, et créer des clivages ethniques pour se maintenir au pouvoir avec l’appui d’un clan qui se remplit les poches avec la bauxite, l’or, le diamant, etc. Ce pays est un scandale géologique, la plus grosse mine de fer d’Afrique est à Simandou et des capitaux immenses en jeu. Suite au trucage des élections et de la répression sanglante de l’opposition, deux plaintes ont été déposées contre lui à la Cour pénale internationale. La Procureure générale Fatou Bensouda, en fin de mandat, s’est dite très préoccupée par ce qui se passe actuellement.

La Françafrique ne ressemble plus à celle de Jacques Foccart. À l’époque, une certaine stratégie gouvernait, même si elle était profondément détestable et machiavélique. De Gaulle avait cet homme et des vassaux partout en Afrique : ces potentats africains permettaient aux entreprises françaises de continuer leurs affaires malgré la fin formelle de la colonisation. Tout ça a tenu un certain temps, avec une césure à la fin du mandat de Jacques Chirac et au début de celui de Nicolas Sarkozy, même si Jacques Foccart meurt bien avant, en 1997.

LVSL – Dans ce cas, comment se reconfigure la Françafrique ?

T.D. – Aujourd’hui cette Françafrique-là n’existe plus. Il n’y a plus une Françafrique, mais des Françafriques. Il y a d’abord les réseaux militaires de Jean-Yves le Drian, soutien de nombreux dictateurs dont Idriss Déby au Tchad. Le centre de gravité de la politique française en Afrique est clairement passé des diplomates aux militaires sous Hollande. Evelyne Decorps, ancienne ambassadrice au Tchad et au Mali, avait critiqué la toute-puissance des militaires, le fait qu’on se concentre sur le tout-sécuritaire, qu’on ne réfléchisse absolument pas, dans la lutte contre les terroristes, aux raisons qui poussent certaines populations à rejoindre les terroristes, l’absence de développement, d’écoles, de routes, d’hôpitaux. Car c’est la misère et la mauvaise-gouvernance qui précipite les gens dans les bras des djihadistes, eux qui ont des revenus grâce aux trafics. À la suite de sa remise en cause du lobby militaire, Evelyne Decorps a été démise de ses fonctions d’ambassadrice au Mali et envoyée aux Terres Australes.

En plus des réseaux militaires, il y a les réseaux affairistes. Plusieurs réseaux s’affrontent, ceux de Nicolas Sarkozy, les réseaux socialistes, etc. On peut prendre l’exemple de la Côte d’Ivoire, où une mine d’or était détenue par Alexandre Djouhri et Pascale Perez, celle qui aurait aidé Alexandre Benalla à se cacher avec le fameux coffre que la police n’a pas réussi à retrouver. Ces réseaux s’affrontent avec parfois des intérêts divergents. Par exemple, en 2016, pendant les élections présidentielles au Gabon, les réseaux sarkozystes soutenaient plutôt Ali Bongo alors que d’autres réseaux plus à gauche soutenaient plutôt son opposant Jean Ping.

Mais il n’y a plus de logique. La France a perdu son monopole sur ses anciennes colonies, d’autres acteurs arrivent et notre pays a perdu de son influence. Jacques Foccart était prêt aux pires horreurs, pour préserver du pré-carré français en Afrique, et de puissants intérêts économiques. Aujourd’hui, je ne suis pas certain que la Françafrique soit dans l’intérêt de la France. Les réseaux se servent eux-mêmes avant de servir la France. Ils s’affrontent, ce qui rend incompréhensible la politique française en Afrique.

La France a perdu son monopole sur ses anciennes colonies, d’autres acteurs arrivent et notre pays a perdu de son influence.

Pourtant, ceci n’est pas vrai au Sahel. On parle souvent d’intérêts économiques français au Sahel et au Mali, mais ils ne sont pas importants. Il reste le Niger, avec Orano (l’ancien Areva) qui exploite la mine d’uranium d’Arlit, mais quitte progressivement ce pays pour ouvrir des mines en Asie Centrale et en Mongolie. Ce qui reste pour les militaires français, c’est la notion d’Empire, le souvenir colonial, le fameux pré carré. Comme nous sommes une puissance moyenne, nous nous accrochons à ces quelques pays d’Afrique francophones, quand bien même nous n’y avons plus d’intérêts économiques. Au Mali nous n’avons pas de ressources, ce sont les Canadiens et les Sud-Africains qui exploitent l’or ; les gisements d’uranium au Mali n’ont jamais été exploités car son cours s’est effondré après Fukushima.

Quant aux réseaux : en Libye, Jean-Yves Le Drian sert-il l’État français ou Jean-Yves Le Drian ? Il soutient le maréchal Khalifa Haftar, alors que même les Américains et les Russes se rendent compte qu’il est le mauvais cheval, et par ailleurs il n’est pas reconnu par l’ONU. Khalifa Haftar reste l’homme des Emirats Arabes Unis et de l’Egypte. Certes, Emmanuel Macron a pris ses distances avec lui, mais Jean-Yves Le Drian continue de le soutenir. On se demande si cela va dans l’intérêt de l’influence de la France en Libye et au Sahel.

LVSL – Concernant les mines en Guinée, vous aviez fait une enquête pour Le Média, pourriez-vous revenir dessus ?

T.D. – C’est une histoire assez rocambolesque. En 2013, Alpha Condé a remis à plat les permis miniers dont certains avaient été acquis dans des conditions douteuses. Il disait vouloir arrêter la corruption. Pour ce faire il a eu l’aide de Tony Blair et Georges Soros. À ce moment-là, deux jeunes hommes sortant d’HEC – dont le père de l’un d’eux était employé à l’ambassade de Guinée – arrivent dans ce pays et obtiennent, avec une petite entreprise de 1 000 euros de capital, qui va devenir Alliance Minière Responsable, un contrat d’exploration minier face au grand major Rio Tinto. Ils vont payer les droits miniers et les revendre à un consortium sino-singapourien pour plusieurs dizaines de millions d’euros. Sans jamais avoir exploité un seul gramme de bauxite, ils ont fait une plus-value totalement disproportionnée. Comment ces deux jeunes hommes, sans expérience dans le domaine des mines, ont-ils pu avoir ce permis ? On interroge la corruption dans le clan Condé. On sait aussi que l’argent a été placé dans des paradis fiscaux : on retrouve des actions de cette entreprise à l’Île Maurice, à Hong-Kong, au Luxembourg, et au Belize.

Thomas Dietrich

Derrière ces jeunes, il y a des gens comme Anne Lauvergeon (ancienne PDG d’Areva), Xavier Niel, plutôt proches des réseaux macronistes. Cette plus-value a été faite en 2017, et on se demande si elle n’a pas financé des mouvements politiques en France. Cette affaire rappelle étrangement celle d’Uramin, lorsqu’Areva avait acheté trois mines en Centrafrique, en Afrique du Sud et en Namibie à des prix complètement extravagants – 1,8 milliard d’euros – par rapport à leur valeur. On savait que ces mines ne recelaient pas beaucoup d’uranium et étaient inexploitables. Il demeure de fortes suspicions de financement de la vie politique française autour de ces valorisations fictives de mines africaines, sans jamais exploiter un seul gramme de minerai et sans rien reverser aux véritables propriétaires de ces mines que sont les populations. Est-ce que ça a été le cas dans l’Alliance Minière Responsable ? Une plainte a été déposée devant le Parquet national financier par deux collectifs. On attend les résultats de l’enquête, mais à nouveau on retrouve Anne Lauvergeon, déjà impliquée dans le scandale d’Uramin. Libération a continué mon enquête en dévoilant que, pour éviter de payer 15 % d’impôts sur les revenus miniers, ces deux jeunes hommes ont créé des sociétés fictives à Hong-Kong qui permettent de minorer les bénéfices, et donc de ne pas payer d’impôts à l’Etat guinéen.

LVSL – En Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara avait annoncé en mars sa décision de renoncer à briguer un troisième mandat. Emmanuel Macron l’avait « salué » pour sa décision. Son premier ministre Amadou Gon Coulibaly devait être le candidat de son parti, mais entretemps il est mort de maladie, ce qui a finalement poussé Alassane Ouattara à se représenter. Emmanuel Macron l’a reçu à l’Elysée début septembre pour lui faire part de sa préoccupation, mais n’a pas fait de déclaration publique quant à sa candidature. On voit qu’il y a un certain malaise dans la diplomatie française, la France ne peut plus tenir à bout de bras ses « pions » en Afrique comme à l’époque de Jacques Foccart.

T.D. – Outre l’irruption des autres puissances sur le continent, on constate l’irruption des peuples. Une vision parfois un peu biaisée considère que l’Afrique a été totalement taillée artificiellement, suite à la Conférence de Berlin de 1885. Cela est vrai dans une certaine mesure, notamment au Sahel, mais il y a aujourd’hui des consciences nationales. Les jeunes Guinéens qui meurent sous les balles de Condé sont enterrés avec le drapeau guinéen. Au Mali, le Mouvement du 5 juin s’appelle Rassemblement des Forces Patriotiques, il y a une véritable fierté malienne. Au Burkina Faso, en 2014, la population avait décidé de tourner la page de Blaise Compaoré, alors que la France le soutenait bec et ongles.

En Côte d’Ivoire, Emmanuel Macron a été tenté de soutenir Guillaume Soro – très apprécié par la presse française – alors qu’il est l’ancien leader des rebelles du nord en 2002 et qu’il a du sang sur les mains. Il a contrôlé des trafics et des caches d’armes, et était soutenu par Blaise Compaoré. Mais il avait été invité à la première Convention d’En Marche… Comme il n’avait pas pu se présenter à la présidentielle, sa candidature ayant été retoquée, il a appelé l’armée à prendre le pouvoir…

Les lobbys économiques français sont très présents en Côte d’Ivoire, notamment les « Bouygues » et « Bolloré ». Cela a trait au contexte ivoirien : il y a 18 000 expatriés français en Côte d’Ivoire, c’est le pays d’Afrique où il y a le plus de contrats de désendettement et de développement (C2D). Ce système est pervers, puisqu’il maintient la Côte d’Ivoire sous influence française : la Côte d’Ivoire endettée auprès de la France, échange cette dette contre des dons, mais ces dons restent dans les mains de Paris, puisque l’Agence française de développement décide ce qu’on finance et quelle entreprise va porter quel projet. Il y a 2,9 milliards d’euros donnés à la Côte d’Ivoire en C2D, qui servent à financer des projets hors-sol comme le métro d’Abidjan. Cela profite non seulement à Bouygues mais aussi à Alstom. Sans compter le groupe Bolloré qui a toujours le port d’Abidjan et qui fait les trois-quarts de ses profits en Afrique. Vincent Bolloré a d’ailleurs été mis en examen lors de l’acquisition contestée du port de Conakry et du port de Lomé, pour des soupçons de corruption. Ces intérêts industriels sont intervenus afin qu’Emmanuel Macron ne désavoue pas publiquement Alassane Ouattara, comme cela a été fait avec d’autres dictateurs. La Côte d’Ivoire est aujourd’hui au bord du chaos, avec des milices qui se baladent dans la rue, des tueries. Alassane Ouattara a gagné avec 94 % des voix, c’est un score soviétique. Cela montre que les pantins sont devenus Frankenstein et sont hors de contrôle… L’Afrique de l’Ouest est très clairement en régression démocratique. Outre la Côte d’Ivoire et la Guinée, le Bénin a basculé dans l’autoritarisme. Personne ne parle de l’Afrique Centrale, mais c’est un volcan aussi dangereux que le Sahel. De vieux autocrates sont maintenus sur leur trône par la France, et le jour où ils vont mourir, la région risque d’imploser. Quelques prémices émergent au Cameroun, avec des troubles dans la région anglophone et dans le nord du pays, où Boko Haram sévit. Le président camerounais Paul Biya, 87 ans, semble totalement dépassé mais garde le soutien de la France.

LSVL – Vous connaissez bien le Tchad pour y avoir vécu et aussi pour y avoir été arrêté en 2016 lors de la dernière élection présidentielle. Le mois dernier, le Président et Maréchal Idriss Déby, qui dirige d’une main de fer le pays depuis 1990, organisait le second Forum national inclusif. Quelles sont les perspectives politiques ?

T.D. – Le Tchad est la pire dictature du continent, selon un index du journal The Economist. C’est un État militaire, avec une répression très dure de l’opposition, telle que l’enlèvement et l’assassinat du professeur à l’université d’Orléans Ibni Mahamat Saleh en 2008, sur lequel j’ai publié une enquête au Média (en vidéo ici).

C’est l’un des trois pays les plus pauvres au monde, malgré la rente pétrolière. Celle-ci a fortement baissé, avec 20 000 barils par jour, ce qui est bien peu en comparaison aux 2 millions du Nigeria. Cet État tient par la guerre depuis l’indépendance en 1960, avec un soutien très fort de Paris. Idriss Déby est admiré par les militaires français, qu’il connaît bien suite à un passage à l’Ecole de Guerre dans les années 80. Il règne par la terreur dans son pays, dans une dérive autocratique digne de Jean-Bédel Bokassa ou d’Idi Amin Dada, et s’est fait couronner Maréchal du Tchad. Ce Forum est donc de la poudre aux yeux. Idriss Déby organisera sans doute les présidentielles en même temps que les législatives, mais on connaît déjà les résultats : les urnes seront bourrées. Etant donné la misère qui règne, la population pourrait se révolter…

La France justifie sa présence au Sahel par la lutte contre le terrorisme. La plupart des opérations aériennes décollent de Ndjamena, mais au Tchad on ne combat absolument pas le terrorisme… En mars 2019, la France a bombardé une colonne de rebelles, mais qui n’étaient pas des djihadistes. L’opération Barkhane n’aide d’ailleurs pas à combattre Boko Haram, la secte islamiste qui se développe autour du Lac Tchad et au nord du Cameroun. Que fait-on là-bas, sinon, comme depuis les années 60, soutenir le régime en place ? Idriss Déby est là depuis 30 ans. Les perspectives sont sombres et la France porte une lourde responsabilité.

La plupart des opérations aériennes décollent de Ndjamena, mais au Tchad on ne combat absolument pas le terrorisme… En mars 2019, la France a bombardé une colonne de rebelles, mais qui n’étaient pas des djihadistes.

Le régime est terrible et la population vit dans le dénuement le plus profond. Il suffit d’aller à Ndjamena : pas d’électricité, des inondations récurrentes, alors que c’est la deuxième ville la plus chère d’Afrique. Tandis qu’à Farcha, le quartier des dignitaires du régime, il y a des maisons de 4 ou 5 étages. La caste du pouvoir accapare toutes les ressources du pays et en met beaucoup dans les paradis fiscaux. C’est comme si c’était une razzia. Au Tchad, tout est personnalisé à l’extrême, sans aucune perspective démocratique, et pourtant Jean-Yves Le Drian dit qu’Idriss Déby est un ami !

Gardons aussi en tête le financement de la vie politique française par des dictateurs africains. Ça ne s’est pas arrêté avec la mort d’Omar Bongo (président du Gabon de 1967 à 2009). Marc Endeweld, dans son livre sur Emmanuel Macron, Le grand manipulateur, montre qu’Alexandre Benalla fait deux voyages au Tchad pendant la campagne présidentielle. Marine Le Pen aussi s’est rendue au Tchad en mars 2017. Ses comptes étaient dans le rouge, trois mois plus tard, en juin 2017, un mystérieux prêt de 8 millions d’euros parti de Centrafrique, a transité par les Emirats Arabes Unis et a permis de sauver le Rassemblement national.

Qu’est ce qui se passera à la mort d’Idriss Déby ? Le pire est malheureusement à craindre. Idriss Déby a divisé pour mieux régner. C’est la Françafrique militaire qui soutient Idriss Déby. La France a gelé les fonds d’opposants qui n’étaient absolument pas islamistes. François Hollande a donné la nationalité française à la femme d’Idriss Déby. Il a ainsi reçu un certain nombre de passe-droits qui sont totalement en décalage avec ce qu’il est réellement, un dictateur sanguinaire.

Carte de la sécurité au Sahel, selon le ministère des Affaires étrangères français. (Carte au 17 novembre 2020)

LVSL - Cette connexion africaine du prêt pour la campagne présidentielle de Marine Le Pen est peu connue. Serait-ce pour le régime tchadien un moyen de peser sur la politique française ? Ou une manière pour ses amis en France de tenir ou maintenir Marine Le Pen et le Rassemblement national ?

T.D. - C’est un homme d’affaires sulfureux, du nom Laurent Foucher qui fait le prêt en 2017, alors que le Rassemblement national a besoin de toute urgence d’argent. Ce Français proche de Claude Guéant dirige la société de télécom Télécel, équivalent de Free ou Orange en Centrafrique. C’est aussi un proche de la fameuse Seleka – horde de mercenaires, armée et soutenue par le Tchad –, qui renverse le président centrafricain François Bozizé en 2013. Laurent Foucher prête 8 millions d’euros, somme importante à son échelle. Il aurait eu « un partenaire » pour ce prêt. Qui ? On sait que la société de téléphonie de Laurent Foucher appartient à Xavier Niel.

A côté de cela, Marine Le Pen s’est rendue au Tchad pendant la campagne présidentielle pour rendre visite aux soldats français, mais elle se rend aussi à Amdjarass, petite ville à plus de 1 000 kilomètres de Ndjamena, village natal d’Idriss Déby où il loge une partie de l’année dans un palais. Idriss Déby pèse-t-il sur la politique française, comme faisait Omar Bongo à l’époque, quand il recevait à l’hôtel Meurice tous les politiques, gauche et droite confondues, et distribuait beaucoup d’argent, même à Jean-Marie Le Pen ? On peut se poser des questions. Quoi qu’il en soit, Marine Le Pen a beau jeu de dénoncer les financements qui viennent de l’étranger, mais entre les banques russes et ce prêt africain, cela fait beaucoup. Et cela devrait intéresser les juges…

L’Afrique est le dernier endroit – avec l’Asie Centrale – où on peut avoir de l’argent liquide facilement. Auprès des dictatures, on peut se faire beaucoup d’argent, via des valorisations complètement fictives comme cela s’est passé en Guinée. Cela attire énormément de convoitises. Combien de diplomates, militaires ou politiques français en profitent ? On voit que Dominique Strauss Kahn fait du conseil auprès du président togolais Faure Gnassingbé ou du dictateur congolais Denis Sassou-Nguesso, par exemple. Il a gagné 21 millions d’euros en cinq ans avec sa société de conseil. Ces sommes sont extravagantes par rapport à ce que gagne la majorité de la population africaine. Gauche et droite confondues n’ont jamais réussi à rompre avec la Françafrique. Trop d’argent est en jeu.

LVSL – Dans son interview à Jeune Afrique le président Emmanuel Macron indique qu’entre la France et l’Afrique « ce devrait être une histoire d’amour », en quoi sa vision des relations avec le continent apporte-t-elle quelque chose de nouveau ?

T.D. – Emmanuel Macron n’est pas le fossoyeur de la Françafrique. Il en est le continuateur. Il s’inscrit dans un héritage très paternaliste et très jupitérien, à ceci près que sa politique africaine est devenue complètement illisible. Il n’y a plus de vision, il est dans le brouillard. Sa cellule Afrique, dirigée par son camarade de promotion à l’ENA, Franck Paris, n’est pas à la hauteur. Le quai d’Orsay a été complètement mis sur la touche depuis la période Hollande, au profit des militaires. Emmanuel Macron a monté le Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA), qui a été un échec cuisant. Les membres de ce CPA ont passé plus de temps à faire des affaires qu’à refonder les relations entre la France et l’Afrique. Avec le CPA, l’affairisme a eu table ouverte à l’Élysée. Sans compter les petits voyages d’Alexandre Benalla, dont on n’est pas totalement sûr qu’il ait tout de suite coupé les ponts avec Emmanuel Macron.

Outre les militaires, la deuxième mamelle de la politique africaine de la France est l’Agence française de développement (AFD), dirigée par un proche d’Emmanuel Macron, Rémy Rioux, et forte d’un budget annuel de près de 15 milliards d’euros. L’AFD finance les dictatures africaines sans condition, avec le risque de voir l’argent détourné.

Emmanuel Macron dit dans sa dernière interview que « ce doit être une histoire d’amour entre la France et l’Afrique » mais pour le moment, cela ressemble plus à un mariage forcé. Il a annoncé la fin du franc CFA fin 2019, mais honnêtement, la monnaie ECO qui est appelée à la remplacer en Afrique de l’Ouest ne sera pas beaucoup plus indépendante de Paris. C’est de la poudre aux yeux. L’ECO, dont l’entrée en vigueur semble être bien hypothétique, continuera à être une monnaie coloniale, aux mains de la France.

Emmanuel Macron a avalisé l’élection truquée d’Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire, celle de Faure Gnassingbe au Togo… Il s’aveugle en pensant que la détestation qu’éprouve une grande partie de la jeunesse africaine envers la politique française est le fruit d’une manipulation des Russes ou des Turcs. La jeunesse africaine n’est manipulée par personne, et si d’autres puissances étrangères ont effectivement des visées prédatrices sur le continent, il nous faudrait d’abord balayer devant notre porte.

Il faut reconstruire une relation entre l’Afrique et la France qui ne soit plus empreinte de néo-colonialisme. Une relation basée sur une fraternité entre les peuples et sur la lutte commune contre le néolibéralisme, qui fait autant de ravages de part et d’autre que la Méditerranée. En France, nous avons des choses à apprendre des mouvements citoyens au Mali ou en Guinée, de la révolution soudanaise. Emmanuel Macron, lui, n’a jamais cessé de voir l’Afrique comme un pré-carré, qui serait encore sous la tutelle de la « métropole ». C’est une profonde erreur, et notre pays risque de la payer très cher. Avec lui, la France n’est même plus une puissance moyenne, mais une puissance médiocre.

LVSL – Est-ce qu’aujourd’hui en France un gouvernement pourrait proposer un changement radical de politique étrangère en Afrique qui serait dans l’intérêt des peuples, et non des dictateurs ?

T.D. - Il faudrait partir du Sahel, retirer les militaires, avant que la France ne soit totalement discréditée et qu’il y ait beaucoup de morts, parmi nos militaires et les populations civiles. Nous devons aussi revoir totalement notre politique vis-à-vis des régimes africains. Il ne s’agit pas tant de chasser les potentats qu’on a installés par la force, mais de cesser de les soutenir. Il faut laisser les peuples décider de leur avenir. Et la France peut se tenir au côté des peuples opprimés, il y a toujours une internationale des luttes.

L’aide au développement n’aide pas toujours les populations : il serait utile de reconsidérer cette aide. Laurent Bigot, ancien directeur du Quai d’Orsay, indiquait comment cela fait vivre des milliers de consultants et d’ONG, mais que cet argent n’arrive pas là où il devrait aller. Un exemple : entre 2010 et 2017, au Gabon, 800 millions d’euros de l’AFD ont été versés, soi-disant pour construire des écoles, mais on n’a vu aucun résultat. Au Tchad, 60 % de l’aide française réapparaît dans les bases de données de l’État tchadien : où partent les 40 % restants ? Dans la poche des potentats alliés de Paris ? On estime qu’environ 8,5 % de l’aide au développement termine dans les paradis fiscaux.

Cette aide est souvent mal calibrée et sert davantage les grandes entreprises que les populations africaines. La grande figure africaine et burkinabée, Thomas Sankara disait : « il vaut mieux faire un pas avec le peuple, que dix pas sans le peuple ». Je pense qu’il avait raison.

Dans les années 90, le Fonds Monétaire Internationale (FMI) a imposé les Programmes d’ajustement structurels, des politiques néolibérales d’austérité. Les administrations ont viré la moitié des fonctionnaires, on a fermé des écoles, on a fait des coupes dans les budgets de santé, on a tout privatisé… Cela a été une des causes de nombreux conflits de cette décennie, en Côte d’Ivoire et au Rwanda notamment. Cela a affaibli les États africains. Aujourd’hui des pays comme le Mali, le Niger ou le Burkina Faso n’arrivent pas à lutter contre les terroristes, faute de pouvoir financer une armée viable. Cela a préfiguré, via les plans d’austérité, ce qui s’est passé en Grèce, qui a dû vendre le port du Pirée. Hannah Arendt disait : « l’Occident a l’habitude d’expérimenter sur les populations périphériques les maux qu’il s’apprête à s’imposer à lui-même ».

Nous devons aussi revoir totalement notre politique vis-à-vis des régimes africains. Il ne s’agit pas tant de chasser les potentats qu’on a installés par la force, mais de cesser de les soutenir. Il faut laisser les peuples décider de leur avenir. Et la France peut se tenir au côté des peuples opprimés.

Aujourd’hui, les Guinéens sont les deuxièmes demandeurs d’asile en France, premiers pour les mineurs isolés. Les Ivoiriens sont aujourd’hui les troisièmes, à cause de la guerre civile qui menace chez eux. On le voit à la Porte de la Chapelle, à Paris. Ils ne traversent pas le Sahara et la Méditerranée par plaisir, mais parce qu’ils n’ont pas d’espoir, qu’ils tombent sous les balles, qu’ils meurent de faim. Si on arrête de soutenir les potentats, et qu’on laisse les peuples choisir leur destin, cela peut prendre du temps, comme cela a été le cas chez nous, avec plusieurs révolutions pour installer un régime viable, par ailleurs toujours remis en cause.

Il y aura toujours des migrations, mais pas autant de désespérés qui meurent par milliers dans le Sahara. Depuis qu’on a externalisé la politique de l’asile à des pays comme le Niger, qui sont devenus des frontières de l’Europe, ces pays reçoivent des aides de l’Union européenne ; on ne sait pas où part l’argent et la situation reste dramatique.

Si on arrive à construire une vraie politique africaine – qui est d’autant plus importante qu’il y a deux millions de français d’origine d’Afrique subsaharienne, qui ont des liens avec ces pays et qui y envoient de l’argent – ce sera bénéfique pour la France et pour l’Afrique. Et la France y trouvera son compte. Il y a vraiment un sentiment très dur contre la France quand on se balade en Afrique ; elle est considérée comme étant responsable de beaucoup de maux. Il faut que cela change.

Il y a des prises de position, par exemple de Jean-Luc Mélenchon, qui appelle à une solidarité entre les peuples et au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Peut-être que si demain il arrive au pouvoir, il y aura une rupture, espérons. Mais depuis trois ans Emmanuel Macron n’a apporté aucune rupture, c’est une vraie continuité. Le souvenir colonial est assez fort en France, très prégnant chez les militaires mais aussi chez les politiques… On voit comment Emmanuel Macron s’est comporté en 2017 à l’université de Ouagadougou en se moquant du président Roch Marc Kaboré, par ailleurs un des rares démocrates de la sous-région.

LVSL - Aujourd’hui, d’autres puissances s’activent en Afrique : la Chine, la Turquie, les pays du Golfe, les Etats-Unis, la Russie…

T. D. – Un exemple très frappant : la Centrafrique était vraiment le pré-carré français depuis l’époque de Jean-Bédel Bokassa. Ce pays a sombré dans un conflit en 2012-2013, notamment motivé par les immenses ressources du sous-sol – uranium où Areva avait des intérêts, or, diamant, bois précieux… Avec l’aide de la France, le Tchad a envoyé une horde de mercenaires, qui a renversé le pouvoir en place et provoqué des conflits interreligieux. Puis, alors que la situation est totalement hors de contrôle, on a envoyé une mission militaire là-bas, l’opération Sangaris, qui s’est montrée incapable de ramener l’ordre après le chaos qui avait été créé en partie à cause de la politique française et du soutien que l’on a apporté aux visées expansionnistes d’Idriss Déby.

Le nouveau président, Faustin-Archange Touadéra a fini par appeler les Russes, qui sont venus en échange de l’exploitation des mines d’or et de diamant. Et ce n’est pas directement l’armée russe qui vient mais les mercenaires de la société Wagner, proche de l’oligarque Evgueni Prigogine, lui-même proche de Poutine. Ces soldats n’ont aucune considération pour les droits de l’homme. Trois journalistes russes ont enquêté sur leurs activités en Centrafrique. Ils ont été assassinés.

Tout cela est malheureux pour la Centrafrique qui est sortie d’une tutelle française absolument pas idéale pour passer à une tutelle russe qui n’est pas meilleure. La Chine aussi, distribue des prêts assez généreusement aux États africains, mais si ces États ne peuvent pas rembourser, ils prennent l’aéroport. C’est ce qui s’est passé en Zambie, où ils prennent le port. C’est ce qui risque de se passer au Kenya avec le port de Mombassa. La France peut jouer une partition en aidant les peuples africains à s’en sortir par eux-mêmes, sans passer d’une tutelle à une autre. Nous avons une responsabilité en raison de la colonisation et de la Françafrique, qui sont des causes des problèmes qu’a traversés l’Afrique ce dernier siècle.

LVSL - Que penser de la couverture médiatique, en France, de tous les faits qu’on a évoqués ?  

T. D. – On a un gros problème dans la couverture médiatique de l’Afrique. Les milliardaires qui font des affaires en Afrique sont les mêmes que ceux qui détiennent les grands titres de la presse française. On voit très rarement sur les plateaux télé des personnes qui remettent en cause la présence militaire française, alors qu’on voit bien qu’elle n’a pas contribué à stabiliser la région, bien au contraire : les zones touchées par les attaques terroristes n’ont cessé de s’étendre depuis l’opération Serval en 2013. Très peu de gens remettent en cause le soutien de la France à de vieux autocrates qui dirigent leurs pays depuis des décennies. Ces mêmes autocrates sont pourtant une des causes du terrorisme, qu’ils engendrent à cause de leur mal-gouvernance.

Les médias ont des difficultés financières et n’ont plus les moyens d’envoyer autant de gens sur place, surtout sur de longues périodes ; donc de plus en plus d’articles sont rédigés par des personnes travaillant loin du terrain, ce qui pose un gros problème dans la compréhension des événements et des enjeux. La France, notamment ses militaires, continue de croire qu’elle est une puissance qui a un rôle à jouer en Afrique, comme à l’époque coloniale. J’ai honte quand je vois ce que fait mon pays en Afrique. Je pense que le rôle de la France devrait être aujourd’hui de soutenir les mouvements citoyens qui réclament une démocratie véritable. Sans s’ingérer, sans remettre en cause la souveraineté des États africains mais en étant, comme l’écrivait André Malraux, « une figure secourable pour tous les Hommes ».

« Au Burkina Faso, l’insurrection de 2014 n’a pas détruit le système mis en place sous Compaoré » – Entretien avec Bruno Jaffré

https://www.syllepse.net/l-insurrection-inachevee-_r_69_i_778.html

Bruno Jaffré vient de publier L’insurrection inachevée. Burkina Faso 2014, aux éditions Syllepse. Cet ouvrage retrace l’histoire du pays depuis son indépendance et livre une analyse et un récit détaillé de l’insurrection populaire qui a chassé Blaise Compaoré, au pouvoir depuis 1987 – date où il participe à un coup d’État qui renverse Thomas Sankara. Bruno Jaffré a déjà publié trois ouvrages sur Thomas Sankara et la révolution burkinabè. Il tient un blog sur le site de Mediapart, et anime l’équipe du site thomassankara.net. Il avait donné un entretien pour LVSL en 2017. Celui-ci est réalisé par Tangi Bihan.

LVSL – Pourquoi les Burkinabè se sont-ils soulevés contre leur président Compaoré en 2014 ?

Bruno Jaffré – Le mécontentement s’exprimait déjà depuis de nombreuses années dans le pays. Compaoré a accédé au pouvoir après l’assassinat de Sankara, dans lequel il est impliqué.

De violentes manifestations, voire des émeutes, et des mutineries ont éclaté en 2008 et en 2011. Le pouvoir était honni. La population n’en pouvait plus, elle avait soif de justice, ne supportait plus la pauvreté et la corruption tandis que les dignitaires du régime exposaient sans scrupule leur opulence. Plusieurs initiatives importantes avaient été organisées depuis 2011 pour réfléchir à l’alternance, car le pouvoir était très impopulaire. Et depuis juin 2013, les Burkinabè manifestaient régulièrement par milliers voire par dizaine de milliers, dans toutes les villes du pays, contre la volonté de Compaoré de rester au pouvoir.

Sa volonté de changer la Constitution via un vote au Parlement a entraîné une réaction immédiate. Il voulait modifier la Constitution pour supprimer la limitation à deux mandats présidentiels et ainsi se présenter aux élections prévues en 2015. Beaucoup sentaient qu’il s’agissait là de l’ultime affrontement. Durant une semaine, se sont succédés appels à la désobéissance civile et à l’insurrection, manifestations massives, manifestations de femmes, appels à empêcher le vote. Le jour du vote, des dizaines de milliers de personnes ont convergé vers l’Assemblée nationale, arrivant de toutes les rues voisines, affrontant les forces de l’ordre des heures durant, progressant pied à pied et finissant par les déborder. L’Assemblée, prise par la foule, est brûlée, et le vote ne peut avoir lieu. Le lendemain midi Compaoré s’enfuit, exfiltré vers la Côte d’Ivoire avec l’aide des militaires français.

LVSL – Comment expliquer la longévité de Compaoré au pouvoir et le fait que le peuple et l’opposition n’aient réussi à le faire démissionner qu’en 2014, malgré les manifestations en réaction à l’affaire Zongo de 1998 et les mouvements sociaux de 2008 et 2011 ?

BJ – On peut en effet considérer que le mouvement de protestation contre l’assassinat du journaliste d’investigation Norbert Zongo représente le réveil de l’opposition, qui ne cessera alors de lutter contre le régime jusqu’à l’insurrection.

La nature du pouvoir a évolué depuis l’assassinat de Thomas Sankara, grâce aux luttes populaires. On peut caractériser le pouvoir de Compaoré en 2014, comme étant à mi-chemin entre la dictature et la démocratie. La période qui a suivi l’assassinat de Sankara a été très répressive, avec des assassinats, de la torture, des pressions de toute sorte dans les entreprises. Une Constitution, démocratique dans les textes, a été approuvée par référendum en 1991, ouvrant le pays au multipartisme, mais pendant très longtemps les gens avaient peur de s’exprimer. C’est la période où j’ai commencé à enquêter sur la vie de Sankara et je peux témoigner que beaucoup de gens qui l’avaient côtoyé refusaient de me rencontrer ou ne venaient pas aux rendez-vous qu’ils avaient pourtant acceptés.

Par ailleurs, le pouvoir n’a cessé de déstabiliser les partis d’opposition par toutes sortes de méthodes, promettant des postes à certains dirigeants, en distribuant de l’argent, etc. Il a réussi à gangrener les mentalités par l’appât de l’argent. Par exemple, les partis n’arrivent pas à faire rentrer des cotisations et les militants monnayent souvent leur participation aux activités. Et il doit y avoir près de 200 partis politiques.

Les partis sankaristes auraient sans doute pu avoir un avenir. La demande était forte au début du multipartisme. Ils ont combattu le pouvoir, subi des attaques de toutes sortes. Mais ils se sont perdus dans des querelles qui les ont rendus finalement peu crédibles.

Les mouvements sociaux de 2008 et 2011 n’ont pas amené un changement de régime, mais ont tout de même montré la faiblesse du pouvoir. Les révoltes étaient spontanées, partant de la base, venant d’un ras-le-bol face à la vie chère ou de collégiens après le décès de quelques-uns de leurs camarades. Des foules se répandaient dans les rues en attaquant les symboles du régime, les maisons des dirigeants ou les locaux de la police et de la gendarmerie. À chaque fois, Compaoré gagnait du temps, cédait sur les revendications des syndicats qui ne représentaient que les salariés pour faire cesser la révolte et négociait des aménagements avec les partis d’opposition. Cela dit, ces mouvements ont contribué à l’émergence de l’idée d’une nécessaire alternance.

La société civile s’est organisée, ainsi que l’opposition qui s’est regroupée dans le Chef de file de l’opposition (CFOP). Cette institution résulte d’une proposition issue d’un « Conseil des sages » mis en place après les puissantes manifestations qui ont suivi l’assassinat de Norbert Zongo en 1998 et 1999. Le CFOP, financé par le gouvernement, est dirigé par le chef du parti d’opposition qui a le plus de députés. Or en 2013, après les élections législatives, l’Union pour le progrès et le changement (UPC), obtient 19 députés. L’opposition est plus forte et l’autorité de son chef Zéphirin Diabré, un libéral, sur les autres partis du CFOP est incontestée, l’Union pour la renaissance/Parti sankariste (UNIR PS) qui dirigeait le CFOP en 2007 n’en avait que 4. C’est le CFOP qui va initier les manifestations en 2013.

LVSL – Pourquoi un livre sur l’insurrection de 2014 ?

BJ – Le travail de recherche que je mène sur Thomas Sankara n’a pas cessé depuis 1989, date de sortie de mon premier livre, et il m’a amené à retourner très régulièrement au Burkina Faso. Lorsque l’insurrection a chassé Blaise Compaoré, j’ai ressenti une joie immense, une reconnaissance envers certains acteurs qui avaient été aux premiers rangs et une grande admiration pour ce peuple. Je voulais faire connaître tout cela. Ces événements m’ont redonné la capacité d’écrire que j’avais perdue.

Par ailleurs, nous vivons une époque d’insurrections dans le monde entier. C’est passionnant et cela nous redonne de l’optimisme, cependant nous les connaissons mal. J’avais du mal à me lancer, mais un militant de Survie [1] me poussait à écrire depuis un moment, puis un journaliste burkinabè, car il trouvait les livres parus au Burkina insuffisants, et enfin quelques militants de ce pays m’ont incité à le faire. J’écris ainsi dans l’introduction que mon ambition est aussi de « restituer aux Burkinabè leur insurrection ». Les enquêtes m’ont permis d’accéder à des informations que beaucoup ont reconnu, après lecture, ne pas connaître. Mais il reste des inconnues comme l’enchaînement des décisions au sein de l’armée, notamment les raisons pour lesquelles elle n’a pas ou peu tiré alors qu’un massacre était possible.

Au fur et à mesure que j’avançais se développaient les insurrections en Algérie et au Soudan. Et je voyais dans celle du Burkina des leçons à tirer, des créations originales, notamment cet amendement à la Constitution [on y revient plus bas dans l’entretien], un inédit sur la scène internationale qu’est la Charte de la Transition, permettant de régler les problèmes institutionnels alors que la communauté internationale se faisait de plus en plus pressante. Mais il était clair déjà que la situation n’était pas révolutionnaire. Je dis souvent dans les débats que cette insurrection était le meilleur que pouvait faire le Burkina, dans une situation éminemment complexe, compte tenu du rapport de forces qui existait alors dans le pays.

Il y a bien d’autres choses que je voulais partager, la stratégie des uns et des autres, le jeu des acteurs si important dans cette situation complexe, la clairvoyance de certains leaders, le courage du peuple, les réformes mises en œuvre, cette formidable résistance au putsch de 2015… bref, partager ma connaissance de ce pays. Au départ, je pensais ne faire qu’une analyse mais j’ai rapidement changé d’objectif. Je suis retourné enquêter au pays, j’ai recherché de la documentation. Je voulais que l’enchaînement des événements soit restitué dans le détail. Ce travail était passionnant. Ce qui s’est passé devait être mieux connu au Burkina, mais aussi par-delà les frontières, comme un exemple, pas forcément à reproduire, mais comme un élément de réflexion utile à tous.

LVSL – Votre livre évoque les différents acteurs de la révolution, notamment l’armée. Quel a été son rôle dans l’insurrection ? Les généraux Honoré Traoré, brièvement chef d’État après la démission de Compaoré, et Isaac Zida, Premier ministre au cours de la Transition, ont pris des positions différentes au cours des événements…

BJ – Ce pays est habitué à voir l’armée jouer un rôle politique. Dès 1966, une insurrection éclate et les manifestants demandent à l’armée de prendre le pouvoir. Elle apparaît structurée, hors des querelles politiques dans lesquelles les populations ne se reconnaissent pas, et même, à l’époque, plutôt intègre. Cette image va se dégrader à la fin des années 1970, alors que le multipartisme est institué mais que le Président reste un militaire, le général Lamizana.

L’armée revient au pouvoir à partir de 1980 et, jusqu’à la Révolution de 1983 ce sont des clans de l’armée qui s’affrontent, bien que souvent liés à des partis politiques.

Et les militaires sont clairement aux commandes après le déclenchement de la Révolution en 1983 (depuis 1980 d’ailleurs), même si quelques intellectuels, représentants des partis révolutionnaires clandestins, sont membres du Conseil national de la Révolution (CNR). L’assassinat de Sankara est l’œuvre d’une partie de l’armée, alliée avec des organisations civiles qui avaient besoin des militaires pour se débarrasser de lui.

Au vu de l’histoire du pays depuis l’indépendance, de la défiance par rapport aux partis qui ne prennent aucune initiative, on comprend mieux l’appel à l’armée en 2014. Le lendemain de la prise de l’Assemblée nationale, une réunion a lieu entre les chefs de l’armée et des dirigeants des organisations de la société civile à la demande du Balai citoyen [2], qui avaient demandé à d’autres personnalités de venir les rejoindre. Le sort différent de ces deux officiers supérieurs s’est joué lors de cette réunion. Les membres de la société civile s’inquiétaient des pillages qui se développaient en ville. Le pays se trouvait dans un vide politique et sécuritaire qu’il fallait combler rapidement.

Le lieutenant-colonel Issac Zida et Honoré Traoré n’ont pas eu la même démarche. Mais ils sont tous deux issus du régime et occupaient des postes importants. Le premier était adjoint au chef de corps du régiment de sécurité présidentiel (RSP), mais aussi officier de liaison avec Guillaume Soro, chef des rebelles ivoiriens et grand ami de Compaoré qu’il considérait comme son « mentor ». Le deuxième était le chef d’État-major de l’armée. Tous les deux ont été mus par leurs ambitions personnelles.

Disons que le général Zida a mieux appréhendé le rapport des forces. Il a participé aux négociations avec la société civile, certainement pour défendre ce qui pouvait l’être encore, alors que le chef du RSP, Gilbert Diendéré, était occupé à organiser la fuite de Compaoré avec l’armée française. Il a pu donc jouer un double jeu. Mais il a rapidement senti le parti qu’il pouvait tirer de cette situation, et que son heure était peut-être arrivée. Contrairement aux autres chefs de l’armée présents, il était le seul à avoir déclaré tout de suite que les insurgés avaient raison. Traoré était perçu comme le représentant de Compaoré, qui l’avait nommé. Il faut se rappeler que durant cette rencontre, personne ne sait encore que Compaoré va démissionner.

Après ces discussions, Zida se rend accompagné des membres du Balai citoyen sur la place qui a retrouvé son ancien nom de « Place de la Révolution » et annonce la démission de Compaoré qu’il vient d’apprendre par téléphone.

Il se retire alors avec quelques amis officiers supérieurs et des dirigeants de la société civile dans un camp militaire et discutent toute l’après-midi et une partie de la nuit. Il acquiert la confiance des civils présents en démontrant sa capacité à rétablir l’ordre dans le pays et aux frontières et finit par obtenir le soutien de toute l’armée. Les dirigeants de la société civile voulaient une personne capable d’imposer son autorité sur toute l’armée, qui accepte finalement qu’il soit Président. Les civils s’opposeront à ce qu’un militaire occupe ce poste, mais Zida réussit par la suite à manœuvrer pour devenir Premier ministre.

LVSL – Les partis d’opposition, les syndicats et la société civile – notamment le Balai citoyen – ont joué un rôle clé également, et de nombreuses tensions les ont traversés…

BJ – En effet. Rapidement d’autres secteurs de la société civile vont accuser le Balai citoyen, qui n’était pourtant pas seul, d’avoir « vendu la révolution » et d’avoir installé l’armée au pouvoir. Il y a une mouvance de la société civile très influente via la Confédération générale des travailleurs du Burkina, le Mouvement burkinabè des droits de l’homme et d’autres organisations de la société civile, plus ou moins contrôlées par le Parti communiste révolutionnaire voltaïque (PCRV) – il se réclame de Staline et de Enver Hodja – qui n’a pas participé à l’insurrection en considérant que la situation n’était pas mûre. Ils se sont lancés avec d’autres dans ces accusations, affaiblissant le Balai citoyen qui avait pourtant fait preuve de courage et de clairvoyance devant le vide dans lequel se trouvait le pays.

LVSL – Une Transition a été mise en place entre la démission de Compaoré le 31 octobre 2014 et l’élection de Roch Marc Christian Kaboré le 30 novembre 2015. Pouvez-vous revenir sur la manière dont elle s’est mise en place et sur les rapports de force qui se sont joués en son sein ?

BJ – La société civile a progressivement pris les choses en main. Elle fonctionnait par assemblées générales. Or le Mouvement du peuple pour le progrès (MPP), né d’une scission du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), le parti de Compaoré, quelques mois avant l’insurrection, manœuvrait pour infiltrer les assemblées générales avec le clair objectif d’affaiblir le Balai citoyen et de placer ses militants. D’autres militants de la société civile ont cependant réussi à prendre le relais et à passer outre ces difficultés, pour organiser le travail et arriver à un consensus à propos de la Charte de la Transition, puis à entamer les négociations avec les partis politiques puis l’armée.

Cette Charte de la Transition a été adoptée, elle a placé Michel Kafando, un civil, Président de la transition, et Isaac Zida Premier ministre. Elle a mis en place un Conseil National de la Transition (CNT), dont les représentants ont été choisis parmi les différents secteurs de la société, et qui a joué le rôle de parlement durant la Transition. Cette période est particulièrement détaillée dans l’ouvrage car elle me semble fondamentale dans l’explication du compromis obtenu, compte tenu du rapport de forces qui existait alors, et montre l’intelligence politique d’un certain nombre de leaders de la société civile.

LVSL – Les proches de Compaoré ont tenté un nouveau coup d’État à travers le régiment de sécurité présidentielle (RSP), le 16 septembre 2015. Comment expliquez-vous leur échec ?

BJ – La résistance a été immédiate et massive. À Ouagadougou, l’unité s’est réalisée y compris avec les militants du PCRV. Partout en Province, la population bravait le cessez-le-feu, se massait sur les places et autour des casernes en demandant aux militaires de s’opposer au coup d’État. Par ailleurs, Kafando et Zida étant arrêtés, le Président du CNT, Chériff Sy, est entré dans la clandestinité, comme de nombreuses personnalités de la société civile. Deux radios clandestines ont pu émettre successivement et ont relayé les différents appels à la résistance. Chériff Sy appelait les militaires à résister aux putschistes. Finalement la résistance populaire et la pression autour des camps militaires ont fini par décider les officiers intermédiaires à prendre l’initiative de monter à Ouagadougou et à lancer un ultimatum aux derniers militaires du RSP. Dès les premiers coups de feu, les derniers réfractaires du RSP se sont rendus.

Les putschistes ont été condamnés en 2019. Les verdicts, bien que relativement cléments – Diendéré, le chef des putschistes n’a écopé que de 20 ans de prison – ont été accueillis avec satisfaction, sauf par les avocats des accusés. Le procès a révélé en particulier le soutien aux putschistes de Guillaume Soro mais aussi du Mouvement national de libération de l’Azawad [3], dont les dirigeants avaient été soutenus puis accueillis à Ouagadougou dans le passé.

LVSL – Pourquoi parlez-vous d’ « insurrection » et non de « révolution » ? Et pourquoi est-elle, selon vous, « inachevée » ?

BJ – La victoire du MPP aux élections s’est traduite par le retour au pouvoir des proches de Compaoré qui l’ont lâché moins d’un an avant l’insurrection, ce parti ayant été créé en janvier 2014. Il n’y a eu aucun véritable procès contre les dirigeants de l’ancien régime jusqu’ici, ni contre les tortionnaires responsables des tortures après 1987, ni contre les organisateurs, bénéficiaires ou complices du pillage organisé des richesses du pays au profit du clan qui était alors au pouvoir. Et la corruption a fait massivement son retour. Les juges corrompus aux ordres sous l’ancien régime n’ont pas été inquiétés. Ce n’est donc pas une révolution, dans le mesure où le processus mis en place n’a pas entamé le destruction du système mis en place lors du régime précédent. Le système de corruption généralisée semble être revenu, et, si l’on écoute les Burkinabè, avec une ampleur inégalée. L’insurrection m’apparaît donc inachevée car au bout de 5 ans on constate que le même système perdure. Et comme me l’ont confié certains leaders, il est même mieux élaboré car la chute du régime précédent a servi de leçon.

Seuls les fonctionnaires ont obtenu d’importantes augmentations de salaire. Mais leurs syndicats continuent à faire grève et commencent à créer des mécontentements contre leurs mouvements jugés corporatistes, car ils ne représentent qu’une petite partie de la population.

Mais on peut se satisfaire que la procédure judiciaire sur l’assassinat de Norbert Zongo a repris. Les avocats viennent de déclarer que le procès pourra se tenir lorsque François Compaoré, le petit frère de Blaise Compaoré, aura été extradé. De même l’enquête sur l’assassinat de Sankara a pu reprendre et semble avoir beaucoup avancé. Le procès devrait se tenir fin 2020 lorsque le troisième lot de documents issu des archives françaises aura été livré.

Ce sont deux acquis importants parmi les revendications des insurgés.

LVSL – La figure tutélaire de Sankara est réapparue au cours de l’insurrection burkinabè. Quel est l’héritage du sankarisme aujourd’hui au Burkina Faso ? Les grands combats qu’avait à cœur Sankara (la lutte contre le néolibéralisme, contre la prédation des pays du Sud, etc.) trouvent-ils un écho depuis la chute de Compaoré ?

BJ – La figure de Sankara a été la référence de beaucoup d’insurgés. Elle n’est pas réapparue car elle était présente depuis de nombreuses années déjà, notamment depuis la commémoration du vingtième anniversaire de son assassinat en 2007 à Ouagadougou. 2007 correspond aussi à la sortie de nouveaux documentaires. Tous ces films sont vus et revus au Burkina grâce à l’initiative des festivals ciné droit libre créés par des leaders de la société civile. Des concours de dictions de ses discours sont régulièrement organisés. Sankara est adulé au Burkina, et dans la plupart des pays d’Afrique, beaucoup s’en réclament aujourd’hui. Mais cela entraîne une certaine confusion, comme l’explique le chercheur Ra-Sablga Ouédraogo dans cet article.

LVSL – Quel est votre regard sur la situation actuelle du Burkina Faso ? Les attaques de djihadistes se sont multipliées depuis la chute de Compaoré, la haine de la communauté peule se développe, alors que les élections de 2020 approchent…

BJ – La situation est particulièrement grave. Et pour l’instant on ne voit pas d’issue se dessiner. Les attaques ont de multiples sources : les problèmes sociaux, le recul de l’État dans le nord du pays, la désintégration de la Libye pour laquelle la France a une importante responsabilité avec le déversement d’armes et de combattants dont les intérêts sont contradictoires. Le Sahara a toujours été une voie de passage des trafiquants en tout genre, dont la drogue, et cette déstabilisation est pour eux une véritable aubaine.

La stigmatisation des Peuls, ethnie d’éleveurs nomades, n’est pas nouvelle. Il y a toujours eu un racisme latent contre eux. Le problème de la répartition entre zones de pâturage et zone de culture entraîne des conflits récurrents entre eux et les Mossis sédentaires, conflits qui ont déjà occasionnées des morts. Mais jusqu’ici les anciens avaient réussi à éviter que ces conflits se généralisent, intervenant rapidement après les premiers incidents.

Les Peuls sont presque tous musulmans et constituent une part importante de la population dans le nord du pays. Sans doute ont-ils été les premières recrues des djihadistes. Mais d’un autre côté ils subissent des pillages, des menaces, et sont pas du tout protégés. Ils constituent donc une population fragile sensible aux arguments des djihadistes. De plus, des milices d’auto-défense appelées Koglweogo se sont constituées dans les zones rurales où l’État est absent, elles pratiquent une justice expéditive et sont à l’origine des massacres contre les Peuls, comme à Yirgou où il y a eu 49 morts en janvier 2019. Dans les zones jusqu’ici épargnées par les attaques terroristes, il n’y a pas de tels recrutements et la cohabitation perdure.

Quant aux élections, le gouvernement est engagé dans un recensement de la population. L’opposition pense pouvoir l’emporter. Mais dans les conversations chacun se demande si les élections sont opportunes, étant donné le danger que court le pays, alors que, selon le chiffre couramment avancé, près de 35% du territoire échapperait au contrôle de l’État.

Notes :

[1] Survie est une association qui « dénonce toutes les formes d’intervention néocoloniale française en Afrique et milite pour une refonte réelle de la politique étrangère de la France en Afrique ».

[2] Le Balai citoyen est un mouvement citoyen fondé en 2013 sous l’impulsion des artistes Sams’K le Jah et Smockey, considérés alors comme les porte-voix de la jeunesse.

[3] Le Mouvement national de libération de l’Azawad est un mouvement séparatiste touareg engagé dans la guerre au Mali depuis 2011. Il fut soutenu par Blaise Compaoré et la France a aussi tenté de s’appuyer sur lui dans la lutte contre les djihadistes.

Au Mali, le trafic de drogue prospère sur la faillite de l’État

© Maghreb-Sahel News

Avant de rencontrer les contraintes qu’elle connaît aujourd’hui, dues au trafic et à la contrebande de cannabis venant essentiellement du Maroc, la région sahélo-saharienne a de tout temps été une terre d’échanges. Depuis le début des années 2000 cependant, l’Afrique de l’Ouest est devenue une plaque tournante du trafic de drogue, ce phénomène se conjuguant à des rébellions armées et au terrorisme. Ainsi, aujourd’hui les liens entre le trafic de drogue et le terrorisme international se posent avec d’autant plus d’acuité que les conséquences perverses sur la stabilité de l’État, la sécurité et le développement des pays sahéliens en dépendent. Ceux-ci semblent s’être embourbés dans un cercle vicieux : si ces trafics minent la pérennité des constructions étatiques d’Afrique de l’Ouest, elles sont aussi la conséquence de leur inachèvement, et prospèrent sur la défaillance des États. Par Lamine Savané et Fassory Sangaré.


Le continent africain est confronté depuis ces trente dernières décennies à une hausse du niveau de la corruption et à la fragilisation de ses États. Indubitablement, le développement de l’économie de la drogue, notamment dans le septentrion, et les mécanismes de corruption affectant les rouages de l’économie nationale ont fragilisé de manière spécifique l’État malien. Son cas n’est cependant pas isolé puisque vingt-deux États sur un total de quarante-huit États en Afrique Subsaharienne sont répertoriés par la Banque Mondiale comme étant « fragiles ».

Par État « fragile », on entend un État qui « s’avère incapable d’exercer les missions qui sont les siennes, tant dans les domaines régaliens (contrôle du territoire, sécurité des biens et des personnes, exercice de la justice), que dans ceux de la délivrance des services économiques et sociaux à la population ». Dans le cas précis du Mali, l’État est mis à mal par des rébellions armées aux revendications diverses et par les organisations terroristes. De plus, comme dans bien des zones d’Afrique de l’Ouest, le pays est devenu un haut lieu de transit pour la drogue, les migrants, pour la contrebande de cigarettes et d’armes en provenance de Libye, d’Algérie ainsi que d’Amérique Latine (Colombie). La perte du « monopole de la violence légitime » par l’État malien a eu pour conséquence le développement d’une économie informelle de la drogue, de la contrebande, faisant de cette question un enjeu géopolitique qui dépasse largement le seul cadre du Mali pour s’étendre à la zone sahélo-saharienne dans son ensemble.

La fragilité persistante de l’État malien ces cinquante dernières années est corrélée à un degré élevé de corruption. Celle-ci réduit les marges de manœuvre de l’Etat, surtout quand elle est associée à l’essor du trafic de drogue et à l’éclatement des conflits armés impliquant divers belligérants (groupes djihadistes, indépendantistes, narcotrafiquants, forces multinationales et armée nationale). 

L’État malien entre inefficacité et instabilité : le (néo) patrimonialisme versus l’impersonnalisation du pouvoir

L’article de Jean-François Médard « Le ‘Big Man’ en Afrique : esquisse du politicien entrepreneur », publié en 1992, reste encore aujourd’hui pertinent. Les notions « d’État-sous développé », « d’État mou», qu’il développe alors, rendant compte de l’instabilité et de l’inefficacité de la gestion publique, des problèmes de violence et de dépendance, s’appliquent avec toujours autant d’acuité à la situation actuelle. Par ailleurs, la notion de « patrimonialisme » au sens wébérien résume bien la faible distinction entre le secteur privé et public au Mali. Ce système de patrimonialisme est observé dans un cadre étatique moderne, d’où la création d’une expression ad hoc permettant de désigner ce phénomène, le néo-patrimonialisme. Le néo-patrimonialisme serait le fruit des interactions entre les sociétés traditionnelles locales et les États modernes étrangers. Ainsi, si la façade extérieure est moderne, étatique (droit écrit, constitution, administration), la logique de fonctionnement à l’intérieur reste patrimoniale.

Le néo-patrimonialisme qui a comme dénominateur commun des pratiques telles que « le népotisme, le clanisme, le tribalisme, le régionalisme, le clientélisme, le copinage, le patronage, le prébendisme, la corruption, la prédation, le factionnalisme » caractérise en particulier l’État post-colonial, mixte des traits traditionnels et modernes. Se juxtapose la question du rôle des décideurs politiques dans la désintégration de l’État malien. En effet, l’analyse des relations entre État et acteurs a été à la bifurcation des diverses traditions de recherche que ce soit en sociologie, en science politique et même en histoire.

Dans les sociétés occidentales, le pouvoir étant fortement institutionnalisé, les gouvernants regroupent les individus qui occupent des positions dans les directions hiérarchiques stratégiques. « Cette configuration élitaire particulière est alors qualifiée de moniste ou encore d’élitiste […] elle constitue un groupe de status (au sens anglo-saxon) modelé par des règles tacites ou proclamées, par l’éducation, par les rôles professionnels intériorisés qui confèrent alors à ce groupe une aptitude à diriger sans égal » (W. Genieys, 2011, p. 9). Dans une optique comparative et socio-historique, M. Mann (1993) a montré l’intérêt de différencier pouvoir despotique et pouvoir infrastructurel de l’État. Le pouvoir despotique désigne « l’ensemble des actions que les élites d’État peuvent entreprendre sans négociation routinisée avec les groupes membres de la société civile » (ibid). Le pouvoir infrastructurel, quant à lui, renvoie « aux capacités institutionnelles de l’État de pénétrer son territoire et de faire appliquer ses décisions ». En Afrique subsaharienne, a contrario, le pouvoir est faiblement institutionnalisé. La légitimité des gouvernants politiques demande donc une réflexion sur les représentations culturelles et les pratiques sociales traditionnelles qui en sont l’expression. « L’étude des [sociétés africaines] constitue une dimension nécessaire et incontournable des processus de stratification politique et de stratification économique et sociale qu’il faut penser simultanément et par conséquent se trouve au cœur de la dynamique de la formation de l’État  » (ibid).

Le trafic de drogue : des implications au sommet de l’État ?

Le nord du Mali est une région désertique plus grande que la France, et donc difficilement contrôlable par les autorités maliennes. Les attaques répétées des rébellions autonomistes depuis les années 1990 conjuguées à l’absence criante d’intervention étatique, vont faire le lit des trafiquants de drogue, de cigarettes ou d’armes. Si ces Katibas – unité ou bataillons formés de combattants qui se déplacent fréquemment dans la zone sahélo-saharienne – sont à l’origine issus d’entrelacs algériens, il faut aussi noter la présence croissante de djihadistes ressortissants de l’Afrique de l’Ouest qui vont former le gros du contingent du MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest). Parmi ces mouvements islamiques armés, on note en premier AQMI, dont l’origine remonte à la guerre civile en Algérie durant la décennie sanglante (1988-1998), décennie au cours de laquelle plus de 200.000 personnes ont trouvé la mort.

En se liant aux notabilités de la zone nord du Mali par le mariage, en prenant pour épouses les filles de notables pour faciliter leur implantation locale, les responsables de ces Katibas vont très vite mettre leur expertise militaire aux profits des trafiquants locaux d’armes, de drogues ou de voitures. Ainsi, en estimant « que cette jonction avec les filières du crime organisé en provenance d’Amérique Centrale, serait plus porteuse si elle se paraît des oripeaux de la lutte contre l’Occident, ces mêmes chefs du GSPC ont fait allégeance à Oussama Ben Laden en janvier 2007, proclamant la création d’AQMI ».

A partir de ce moment, la région nord du Mali va devenir « un territoire refuge et sanctuarisé de cette jonction tactique entre banditisme et fanatisme religieux, (…) l’une des plaques tournantes intercontinentales des narcotrafiquants ». 

Le « gouvernement de consensus », un « système de gestion collégiale » sans opposition réelle instauré par Amadou Toumani Touré, président du Mali de 2002 à 2012, s’est très vite transformé en un système d’impunité et de corruption qui a aussi servi de socle aux trafiquants de drogue. Pour Johanna Siméant, « cette image d’un Mali consensuel et pacifique a été renforcée par les usages politiques du consensus. Le terme ne se résume pas au consensus pratiqué et revendiqué sous la présidence d’Amadou Toumani Touré, et qui consista à digérer presque la totalité de l’opposition par l’extension de la rente clientélaire » (J. Siméant, 2014, p. 20). La corruption, le clientélisme, le népotisme et l’impunité avaient ainsi droit de cité sur Bamako. Ces mêmes pratiques au sommet de l’État, se retrouvaient dans les zones sahélo-sahariennes du nord où l’irrédentisme touareg croisait la route de contrebandiers (trafiquants de drogue pour la plupart). Certains de ces groupes armés vont très rapidement embrasser l’idéologie politique religieuse de l’islamisme radical pour justifier leurs engagements. L’absence criante de l’État a fait le lit d’une redistribution de la rente clientélaire sur une base clanique, à laquelle les grandes notabilités Touaregs du nord étaient associées. 

En l’absence de représentation officielle malienne, l’occupation du nord du Mali par les groupes narcotrafiquants et terroristes (d’avril 2012 à janvier 2013) a eu pour conséquence de renforcer le trafic de drogue. Le bénéfice colossal de ce  trafic va engendrer et renforcer l’entente tacite entre les narcotrafiquants et les groupes terroristes tels que Al-Qaïda Maghreb Islamique (AQMI), Mouvement pour l’Unicité du Djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), Ansar Dine (Les défenseurs de la foi). En plus de toutes sortes de trafic auxquels ces groupes se livraient (drogues, armes, cigarettes, rançon des otages), s’ajoute le blanchiment d’argent, autre facette de ce démentiel commerce illicite. 

Depuis l’opération « Serval » remplacée tout récemment par l’opération « Barkhane », l’État-major français à Gao n’informe plus les autorités maliennes de ses éventuelles opérations. De possibles liens entre Bamako et des membres d’AQMI en seraient la cause. En effet, une des raisons de la perpétuation du « système ATT » était de rechercher la paix à tout prix en ayant à la fois des liens avec les rebelles Touaregs et les mouvements criminels du nord-Mali. Cela explique la facilité avec laquelle le président ATT arrivait à libérer les otages occidentaux, par l’intermédiaire d’un certain Iyad Ag Ghali à l’époque consul du Mali en Arabie Saoudite. Ce laxisme aurait permis à AQMI d’élargir son cercle d’influence, y compris au sein des rouages forts de l’État malien (Défense, Affaires étrangères). Mais l’implication des hauts dirigeants maliens ne se limitaient pas à ce trafic de « prise d’otages ». Le trafic de drogue occupait une place prépondérante dans les relations étroites qui se sont tissées entre hauts dirigeants de l’institution étatique et trafiquants de drogue et groupes criminels du nord Mali. Cette faiblesse étatique qui a conditionné l’intervention française, permet à l’État français de se « substituer » à l’État malien et donc d’imposer ses volontés politiques aux dirigeants maliens qui voient leur marge de manœuvre très réduite, de par l’absence de l’État au sens wébérien du terme. 

La sanctuarisation de la zone sahélo-Saharienne comme épicentre du trafic de drogue

Les groupes rebelles font du trafic de drogue un moyen de financement de leurs entreprises guerrières à des degrés différents.

Au Mali, l’alliance jihadiste, composée des membres de l’AQMI du MUJAO et du groupe jihadiste touareg d’Iyad Ag Ghaly, privilégie le contrôle des routes transsahariennes de la drogue pour rendre durable le financement de leurs activités terroristes et de déstabilisation de l’État Malien en sus des prises d’otages principalement d’occidentaux. 

Dans le nord Malien en particulier, l’Al-Qaïda au Maghreb Islamique a toujours cherché à prendre le contrôle de la zone Saharo-Sahélienne via la main mise sur le commerce illicite de l’économie de la drogue et des activités de contrebande. Leur objectif principal étant de faire de cette partie du monde un califat original reposant essentiellement sur les fondements du salafisme

Prétextant la volonté de faire régner ce fondamentalisme religieux, ces groupes développent sans cesse de nouveaux trafics, avec en ligne de mire la montée des profits. Ainsi, la drogue prend de la valeur à chaque fois qu’elle se déplace d’une zone géographique à une autre (production-transformation-commercialisation et consommation). Le but ultime étant d’assurer l’achat des armes et d’entretenir les troupes combattantes.

Si de nombreux déterminants expliquent cette progression du trafic de drogue en Afrique de l’Ouest, c’est surtout la corruption prégnante dans certains cercles de l’exécutif, de la justice, des forces de l’ordre, le chômage de masse et le faible rendement des activités économiques licites qui ont favorisé l’essor de l’économie de la drogue. 

Globalement, en Afrique de l’Ouest ce constat est partageable en raison d’un recul de la saisie des drogues constaté par l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime dans son rapport de 2009. Le tonnage des saisies des produits stupéfiants est passé de 5,5 tonnes en 2007 à 2,6 tonnes à 2008, puis à moins d’une tonne en 2009. Cette contre-performance est la résultante d’un regain de l’activité des acteurs du trafic de drogue, caractérisé par l’escalade des profits. C’est ainsi que le trafic de la cocaïne s’est consolidé avec un gain d’environ 800 millions de dollars USD, soit l’équivalent de 0,2% du Produit Intérieur Brut des pays d’Afrique Occidentale et Centrale. L’Europe est devenue la cible des trafiquants à cause de la vigueur de son marché de la drogue, de la valeur élevée de l’Euro et de la baisse de la demande de cocaïne sur le marché états-unien et d’Amérique latine. Le prix du détail (de revente) d’un gramme de cocaïne était de 76 euros (92 dollars) en 2007, soit 76 000 euros (92 000 dollars) le kilogramme. En comparaison, en Colombie durant la même période, le prix se rapprocherait de 2 000 euros (1 650 dollars), ce qui représente une marge bénéficiaire de 74 350 euros (90 000 dollars) par Kilo, soit 440%. Cette marge phénoménale met en lumière le fort degré d’attraction de cette activité illicite et de son ancrage en Afrique de l’Ouest comme zone de transit préférée des narcotrafiquants Sud Américains et Latino-Américains, en raison, entre autres, du renforcement des contrôles dans les aéroports occidentaux.

Les défaillances de l’État malien à lutter contre l’économie de la drogue

La retentissante affaire d’Air cocaïne illustre à elle seule les difficultés des pouvoirs publics à lutter efficacement contre l’ancrage du trafic de drogue dans le nord du Mali. Le repli forcé, voire organisé vers le sud, des autorités militaires et judiciaires, suite à l’application des clauses des Accords de Paix d’Alger de 2006, a été suivi par une occupation des vastes territoires désertiques du nord par les trafiquants de drogue, les islamistes et les forces rebelles hostiles à l’unité, à la laïcité et au maintien de la forme républicaine de l’Etat. 

Ainsi, il a été découvert en novembre 2009 à Tarkint (Gao) dans le désert malien, la carcasse brûlée d’un avion de marque et type Boeing 727 ayant indubitablement acheminé des tonnes de cocaïne. A l’issue de la livraison, il a été détruit par les narcotrafiquants. L’avion a décollé du Venezuela, non loin de la frontière colombienne et avait pour destination officielle la ville de Praia (Cap-Vert). Cette rocambolesque livraison laisse penser que les trafiquants ont changé de modus operandi pour atteindre le marché lucratif européen. Elle fut suivie par d’autres acheminements en 2010 dans la région de Tombouctou (Mali), et un autre non loin de la frontière mauritanienne.

Mais c’est surtout la livraison de quatre tonnes de cocaïne dans la région de Kayes (non loin de la frontière guinéenne) qui a rendu manifeste le dépassement du gouvernement face à la situation. Pire, certains élus locaux et officiers ont facilité par endroits l’atterrissage et le transfert des matières incriminées.

De nos jours, certains narcotrafiquants utilisent les voies routières désertiques maliennes et marocaines pour acheminer de la drogue en Europe, en particulier en Espagne par la mer ou par voie aérienne. En 2010 par exemple, 34 individus ont été interpellés au Maroc en raison de leur lien avec un réseau de trafic international de drogue. Ils avaient effectué plusieurs allers-retours entre le Mali et le Maroc (en l’occurrence Tanger) en transportant 600 kilogrammes de cocaïne.

Le démantèlement de ce réseau a permis l’arrestation d’un Ukrainien, d’un Portugais, d’un Espagnol et d’un Vénézuélien qui animaient ce trafic en misant sur le savoir-faire des réseaux de l’AQMI et de certains membres du Polisario qui vivent du trafic de drogue. Ce même groupe avait crée une société-écran dans la capitale malienne pour dissimuler leur activité illicite « un consortium Espagnol d’investissement » en vue de blanchir les profits issus exclusivement de l’économie de la drogue. Sur ce plan aussi, l’État central semble être en butte face à l’existence des méthodes sophistiquées de blanchiment d’argent.  

D’une manière générale, le pouvoir central semble confronté à l’explosion de ce trafic, exacerbé par une corruption diffuse dans la chaîne du pouvoir judiciaire et militaire à l’instar d’autres États de la sous région.

L’accroissement de la quantité de drogue produite ou en circulation est, comme on le voit, la cause et la conséquence d’une grande vulnérabilité des États de la sous région. Or, les plans d’ajustements structurels appliqués par le FMI et la Banque mondiale depuis les années 1980 ont fortement miné la création d’un État unitaire au Mali. État unitaire qui demanderait des dépenses budgétaires conséquentes, condition nécessaire pour lutter efficacement contre la corruption. De la même manière, le maintien de relations néo-coloniales avec la France est un autre facteur qui empêche le Mali de parvenir à la stabilité institutionnelle qui lui permettrait de lutter efficacement contre ce fléau. La lutte contre le trafic de drogue nécessiterait donc un changement complet de paradigme, à l’heure où la mondialisation semble avoir banalisé la corruption dans l’imaginaire populaire.

 

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Le maréchal Haftar, l’ancien joker américain bientôt maître d’une Libye en cendres

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Depuis l’éclosion de la seconde guerre civile libyenne en 2014, le maréchal Haftar s’est imposé comme l’homme incontournable du pays. Il ne s’agit pas d’un personnage neuf dans le monde politique libyen. Ancien protégé des États-Unis qui comptaient sur lui pour renverser le régime de Muhammar Kadhafi, il est aujourd’hui porté par des forces géopolitiques multiples et contradictoires. Retour sur un personnage au passé trouble dont le rôle aujourd’hui est bien loin du sauveur providentiel qui lui est assigné.

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Un passé trouble

Khalifa Haftar naît le 7 novembre 1943 à Syrte. Il s’agit d’un membre de la tribu des Ferjani, dont le fief se situe dans la région de sa ville natale, et qui est également la région des Gaddhafa, la tribu de Kadhafi. En Libye, l’appartenance tribale est un élément constitutif de l’identité de l’individu et joue très profondément sur les ressentis et les comportements des Libyens. Ainsi, le fait que Kadhafi et Haftar soient issus de deux tribus qui sont implantées dans le même territoire a un impact profond sur les relations entre les deux hommes.

En 1963, Haftar fait la connaissance de Kadhafi au sein de l’armée royale libyenne (le régime en place est alors une monarchie). Très vite, le jeune militaire rejoint le colonel Kadhafi dans son entreprise de renversement de la monarchie : le 1er Septembre 1969, le roi Idris Ier est renversé et Muhammar Kadhafi prend la tête de l’État. Très vite, Haftar gravit les échelons du régime kadhafiste. Il s’illustre durant la guerre du Kippour (opposant Israël à l’Egypte du 6 au 24 Octobre 1973) à la tête d’un contingent de chars libyens. Quelques années plus tard, il est envoyé en Union Soviétique parfaire sa formation militaire.

Finalement, à l’aube des années 80, Haftar devient l’homme de confiance de Kadhafi. Il est le grand ordonnateur des expéditions militaires de Kadhafi au Tchad, alors que son régime maintient une présence dans la bande d’Aozou. Il s’agit d’une portion de territoire de 100km de long à la frontière libyenne revendiquée par le régime kadhafiste. En 1976, Kadhafi envahit la bande et l’annexe. L’armée libyenne y maintient une présence constante.

Cependant, les ambitions kadhafistes d’une hégémonie libyenne sur son flanc sud se heurte aux français, désireux de maintenir leur domination dans leur ancien espace colonial. La force libyenne est rapidement dépassée par les Tchadiens appuyés par les Français et les Américains, et Haftar est fait prisonnier à N’Djamena en Avril 1987. Prisonnier des tchadiens, Haftar renie son ancienne allégeance à Kadhafi, et organise une « force Haftar », appuyée par ses nouveaux alliés tchadiens et occidentaux, dans le but de renverser Kadhafi. En 1990, Haftar sera chassé du Tchad par un Idriss Déby désireux de ne pas trop froisser son puissant voisin du nord.

Haftar devient, à ce moment, l’un des opposants les plus importants à Kadhafi, et devient lié aux intérêts américains dans la région.

Haftar devient, à ce moment, l’un des opposants les plus importants à Kadhafi, et devient lié aux intérêts américains dans la région. Il est vite extradé aux États-Unis où il réside près de Langley, en Virginie, lieu du siège de la CIA. Il tente bien un coup d’État en 1993 qui avorte rapidement. À partir de là, Haftar n’est plus actif politiquement tandis que les américains le voient comme un joker de réserve prêt à être déployé dès que le moment sera venu.

Le retour d’Haftar

L’éclatement de la guerre civile en 2011 voit le « joker Haftar » revenir dans le jeu libyen avec la bénédiction des Américains. Très vite, il devient l’une des figures emblématiques de la rébellion au niveau militaire. Après la mort de Kadhafi le 20 octobre 2011, Haftar est à deux doigts de devenir chef d’État-major de l’armée, mais il est bloqué par les islamistes qui y voient les intérêts américains propulsés au plus haut sommet de l’armée. Désavoué par le conseil national de transition (CNT), Haftar se retire de toutes ses fonctions militaires, puis, retourne dans sa maison en Virginie. De 2011 à 2013, il reprend donc son rôle de « joker » au service des américains.

En 2014, Haftar revient dans le jeu politique libyen. Devant l’incapacité de l’État à unifier les groupes armés qui sont issus de la première guerre civile, Haftar se donne pour mission de réaliser cette tâche. Le but est clair : il s’agit de détruire les coalitions islamistes qui contrôlent des pans entiers du territoire libyen. L’objectif est de stopper l’élan d’Al Qaida.

Haftar, malgré l’évidence, a toujours nié une tentative de coup d’État, et subordonne ses actions à la nécessité de la lutte contre le terrorisme qu’il utilisera toujours comme un épouvantail afin de justifier toutes ses actions.

Pour arriver à ses fins, Haftar ne lésine devant aucun moyen, quitte à remettre en question la légalité étatique. Le 14 Février 2014, il annonce le gel provisoire des fonctions du gouvernement et de la constitution. Le 18 Mai, ses forces attaquent le parlement de Tripoli tout en menaçant d’une offensive contre les islamistes de Benghazi. Haftar, malgré l’évidence, a toujours nié une tentative de coup d’État, et subordonne ses actions à la nécessité de la lutte contre le terrorisme qu’il utilisera toujours comme un épouvantail afin de justifier toutes ses actions.

À l’été 2014, la situation libyenne a tout d’un chaos inextricable : le gouvernement national d’accord (GNA à Tripoli), et le gouvernement de l’est à Tobrouk s’affrontent pour la direction de la Libye. C’est le début de la seconde guerre civile libyenne. Le sud voit s’affronter des milices Touaregs et Toubous dans une guerre inconnue mais très sanglante, tandis que le groupe Ansar al Sharia lié à Al Qaida annonce la formation d’un émirat islamique en Cyrénaïque. Cette année voit également l’organisation État islamique (OEI) établir une tête de pont à Derna en Cyrénaïque (est du pays).

Dans cette tourmente, Haftar s’impose comme l’une des figures militaires majeures du pays. Son « armée nationale libyenne » (ANL) supporte le gouvernement de l’est à Tobrouk, qui le lui rend bien : il est promu maréchal en septembre 2016. En théorie, il n’est que le chef militaire de la branche armée du Parlement de Tobrouk, l’ANL. En pratique, il se comporte comme un véritable chef d’État, et devient l’interlocuteur principal des acteurs locaux et des puissances étrangères au niveau diplomatique.

La contribution d’Haftar à la lutte contre le terrorisme est réelle bien que limitée. Il a en effet pacifié la Cyrénaïque en libérant Benghazi de l’emprise des islamistes et des djihadistes. De même, la ville de Derna, bastion d’Al Qaida et berceau du djihadisme libyen, passe sous le contrôle de l’ANL après un siège long et difficile. De la même façon, l’irruption de l’armée d’Haftar à l’hiver dernier dans le grand sud libyen lui a permis de décapiter le commandement d’Al Qaida dans la région dont les membres ne se cachaient pas et étaient connus publiquement. Pour autant, ses succès face à Daesh sont bien plus limités. Si Haftar a vaincu des éléments de Daesh coalisés avec d’autres groupes islamistes à Benghazi, il n’est pas à l’origine de la chute du bastion de terroristes à Syrte en décembre 2016. Ce succès revient aux brigades de Misrata, qui soutiennent le gouvernement d’union nationale de Fayez El Sarraj à Tripoli à l’ouest. Les troupes d’Haftar sont incapables d’évincer Daesh du centre du pays où le groupe a trouvé refuge auprès des tribus locales. Elles se montrent incapables de repousser les raids incessants de l’EI en direction des champs pétroliers depuis 2016, et ne trouvent pas de solutions, aujourd’hui, à une insurrection qui prend de l’ampleur dans le sud du pays. Désormais, les troupes de l’EI n’hésitent pas a attaquer les troupes de l’ANL dans le grand sud libyen au sein de leurs bases.

L’armée nationale libyenne, un colosse au pied d’argile

La grande armée d’Haftar, l’armée nationale libyenne (ANL), qui parait si redoutable sur le papier, ne résiste pas au choc de la réalité. Cette milice qui a bien réussi se base autour d’une composante forte, qui est la tribu d’origine d’Haftar, les Ferjani. Ce sont eux qui trustent la plupart des grands postes au sein de l’ANL, et qui tiennent l’armée au nom d’Haftar. D’emblée, nous nous trouvons devant un premier paradoxe : Haftar n’est pas né dans cette Cyrénaïque qui est le bastion de l’ANL, et apparaît comme un étranger aux yeux de la population. Les acteurs libyens de l’est du pays tolèrent donc la présence d’Haftar, tout en lui reconnaissant sa qualité de héros face à la menace djihadiste. Néanmoins, pour être véritablement ancrée dans l’est du pays, l’ANL doit trouver des figures lcales. Abelsallam al-Hassi, général considéré comme le « bras droit » d’Haftar, en est un bon exemple. Né dans l’est du pays, al Hassi s’est fait connaitre des Occidentaux dès 2011 ou il a officié en tant qu’agent de liaison entre l’armée rebelle et l’OTAN dans le cadre des frappes aériennes de l’alliance sur les positions kadhafistes. Il apparaît comme le successeur plébiscité par les occidentaux comme par la grande majorité de l’ANL.

Pour autant, une telle succession laisserait de côté la tribu d’Haftar, les Ferjani. S’ils occupent aujourd’hui des postes à responsabilité et constituent la tête de l’ANL, l’arrivée d’al Hassi au pouvoir va amener les membres de sa tribu, les Hassa, à revendiquer des postes. Il est peu probable que les Ferjani laissent le pouvoir leur échapper des mains. Ils sont emmenés par les fils du maréchal qui sont officiers dans l’armée, conseillers, ou lobbyistes vers l’étranger, tous, au service du clan familial et de sa tribu. Le grand favori des intérêts de la tribu Ferjani est Aoun Ferjani, conseiller proche du vieux maréchal.

Le maréchal Haftar a 75 ans et sa santé est déclinante. En Avril 2018, il a été hospitalisé à Paris après un accident cardiaque assez grave où il serait tombé dans le coma. La succession est donc clairement une affaire pressante au sein de l’armée nationale libyenne, mais peut déboucher sur des événements catastrophiques.

  • Si le clan d’Haftar, les Ferjani, sécurise la succession, les tribus de l’est emmenées par Al Hassi vont être écartées de la direction de l’armée, et donc se rebeller.
  • Si les Hassa passent, ce seront les Ferjani qui seront dans cette position.

Ainsi, la succession, au mieux, débouchera sur un affaiblissement interne de l’ANL qui perdra une partie de ses soutiens. Au pire, cela peut déboucher sur une guerre interne qui fera exploser l’ANL entre les tribus de l’est et du centre du pays.

Ainsi, la succession, au mieux, débouchera sur un affaiblissement interne de l’ANL qui perdra une partie de ses soutiens. Au pire, cela peut déboucher sur une guerre interne qui fera exploser l’ANL entre les tribus de l’est et du centre du pays. Néanmoins, la solution la plus probable serait un compromis momentané, car aucune des deux parties n’a intérêt à faire exploser cette armée. En effet, les tribus du centre du pays autour de la région de Syrte sont encore exposées aux raids de Daesh en provenance du désert libyen. De même, les forces de l’est du pays n’auraient aucun allié pour s’opposer aux makhdalistes, secte salafiste qui prend une importance de plus en plus forte dans la société libyenne.

Qu’Haftar annonce combattre l’islamisme et le djihadisme et s’acoquine avec une secte salafiste pour garantir la paix dans les zones sous son contrôle n’est qu’un des nombreux paradoxes auxquels le conflit libyen nous a habitués.

De même, le maréchal Haftar, s’il est indéniablement populaire en Cyrénaïque, doit composer avec des forces politiques bien définies pour éviter que son règne ne se délite. Les makhdalistes sont un bon exemple. Il s’agit de salafistes qui se sont ralliés à Haftar dans sa guerre contre le djihadisme. Leur ralliement a payé : il s’agit de la seule force salafiste à être véritablement puissante dans la Libye d’Haftar. Les frères musulmans ont été chassés de Cyrénaïque pour trouver refuge à l’ouest dans le gouvernement de Tripoli, tandis qu’Al Qaida et Daesh ont été chassés vers le désert libyen et le sud du pays. Haftar passe donc un accord avec ces salafistes : en échange de la paix sociale, les salafistes ont carte blanche pour développer leur prosélytisme et influer sur le travail législatif. Par exemple, en 2017, une loi a interdit les femmes de moins de 60 ans de prendre l’avion seules. Dans les mosquées, la présence des salafistes est tellement importante que les autres courants de l’islam sont obligés de passer dans la clandestinité. Le soufisme, un courant de l’islam centré sur la mystique, et historiquement très présent en Libye, est ardemment combattu. Qu’Haftar annonce combattre l’islamisme et le djihadisme et s’acoquine avec une secte salafiste pour garantir la paix dans les zones sous son contrôle n’est qu’un des nombreux paradoxes auxquels le conflit libyen nous a habitués.

Nous sommes encore devant une autre ironie de l’histoire : que celui qui ai trahit son mentor et participé à son renversement apparaisse aujourd’hui, pour nombre de kadhafistes, comme son héritier politique.

De même, le maréchal Haftar compte dans ses rangs de nombreux kadhafistes. Les kadhafistes sont encore très nombreux dans le pays. Ils soutiennent un pouvoir fort sur le modèle de la Jamahiriya arabe libyenne de Kadhafi, c’est-à-dire une dictature autoritaire et un État capable de maintenir la cohésion tribale du pays tout en excluant les étrangers du jeu politique interne. Les kadhafistes associés à Haftar voient, aujourd’hui, le vieux maréchal comme l’homme le plus à même de remplir ces critères. Il arrive à maintenir la cohésion tribale à l’intérieur de l’armée, domestique temporairement ses éléments salafistes, et joue des rivalités entre les grandes puissances afin de garder une autonomie relative. Pour autant, les kadhafistes n’oublient pas la trahison d’Haftar à l’égard de Kadhafi à la fin des années 1980, ni sa participation militaire au renversement du guide libyen en 2011. Nous sommes encore devant une autre ironie de l’histoire : que celui qui ai trahit son mentor et participé à son renversement apparaisse aujourd’hui, pour nombre de kadhafistes, comme son héritier politique. L’autre grande figure des kadhafistes, le fils de l’ancien dictateur, Saif al islam Kadhafi, est traité comme un paria par la société internationale et a peu de chances de revenir sans s’attirer les foudres des occidentaux.

Enfin le maréchal Haftar, en dehors de son bastion de l’est, tient les régions qu’il contrôle grâce à l’argent du pétrole. Ainsi, le pétrole de Cyrénaïque sert à acheter les différentes tribus libyennes du centre, qui laissent les forces d’Haftar passer au travers de leurs territoires. Les tentatives de pénétration d’Haftar dans cet espace ne sont pas nouvelles, mais les tribus se sont révélées être des adversaires trop forts pour le maréchal. Le pétrole permet donc ce que la force lui refuse. Néanmoins, cela n’empêche pas certaines de ces tribus d’abriter les éléments de Daesh qui officient depuis ces mêmes zones.
Le pétrole du centre du pays ainsi sécurisé par les troupes d’Haftar sert à alimenter le second niveau des conquêtes du maréchal, c’est-à-dire le sud du pays. Haftar déboule donc dans un espace libyen déjà fragmenté. Les tribus, milices, et organisations locales sont, pour la plupart, ralliées au maréchal. La résistance à l’armée nationale libyenne est donc faible. Néanmoins, les forces d’Haftar n’occupent que les grands axes routiers. Les Toubous (une ethnie à cheval entre le Tchad et le Niger), à l’est, et les Touaregs, à l’ouest, continuent à jouir d’un espace libre. La conquête, même imparfaite, du sud, permet à Haftar de sécuriser des gisements pétroliers. Ce pétrole, à nouveau, sert à paver les prochaines conquêtes. Les milices qui sont sur la route entre le sud du pays et la Tripolitaine sont à nouveau achetées. L’ANL peut donc déboucher directement au sud de Tripoli sans opposition forte.

Un pouvoir fragile

Néanmoins, la force de l’ANL au niveau économique est à mettre en exergue avec sa faiblesse militaire. Haftar n’a pas réussi à battre totalement les Touaregs et les Toubous. Il ne peut pas empêcher les attaques de Daesh sur ses arrières, dont l’insurrection a pris un coup d’accélérateur dans le grand sud libyen. Enfin, débouchant sur Tripoli, il s’est englué dans une guerre de tranchées qui s’éternise avec le gouvernement de Tripoli. On remarque donc que, dans tous les engagements militaires d’envergure, l’armée nationale libyenne n’est pas le rouleau compresseur que l’on croit.

La dimension internationale du conflit est donc un autre facteur de cette guerre civile, qui doit déjà composer avec ce mille-feuille ethnique, religieux, tribal et politique.

Pour le maréchal Haftar, la situation est donc beaucoup plus fragile qu’il n’apparaît. Les acteurs qui le soutiennent aujourd’hui sont soit achetés, soit partenaires dans le cadre d’un accord, soit soumis faute de mieux. Ses partenaires étrangers (France, Egypte, Russie Arabie saoudite, émirats arabes unis) l’appuient sans réserve, et fournissent au maréchal ce dont il a besoin pour maintenir son armée à flot et parachever la conquête du pays. Si le GNA n’était pas appuyé par l’ONU, la Turquie, le Qatar, l’Italie, l’Algérie et la Tunisie, Haftar serait déjà le grand gagnant de la guerre. Les Etats-Unis maintiennent des contacts avec les deux entités, mais penchent davantage du côté d’Haftar. La dimension internationale du conflit est donc un autre facteur de cette guerre civile, qui doit déjà composer avec ce mille-feuille ethnique, religieux, tribal et politique.

Son pouvoir provient donc de la force théorique de son armée, et de sa manne pétrolière, dont les installations en Cyrénaïque sont protégées par des mercenaires tchétchènes. Néanmoins, son armée est tellement faible que des mercenaires soudanais et tchadiens participent aux combats.

Dans ce cadre-là, une confrontation statique entre l’ANL et le GNA est un scénario auquel Haftar est clairement perdant en Libye.

Dans ce cadre-là, une confrontation statique entre l’ANL et le GNA est un scénario auquel Haftar est clairement perdant en Libye. Si l’ANL venait à essuyer une défaite, l’armée perdrait son prestige auprès d’acteurs qui n’auraient aucun intérêt à poursuivre une politique de connivence. Daesh a très vite compris les implications politiques de la guerre statique qui se poursuit au sud de Tripoli, en se posant comme le héraut de l’insurrection dans le grand sud libyen. Une poursuite du statu quo va donc probablement voir le grand sud libyen se détacher de l’ANL et retourner à son niveau antérieur : un espace partagé entre les Touaregs, les Toubous, les tribus, les milices, et – fait nouveau -Daesh.

Il y a donc de grandes chances qu’une poursuite des combats sans gagnants fasse perdre à Haftar la majorité des conquêtes qu’il a réalisées depuis l’hiver dernier, et le renvoie dans son bastion de l’est. Le gouvernement de Tripoli et lui-même le savent, ce qui résulte de combats particulièrement durs sur la ligne du front, avec utilisation de blindés, de l’aviation et de l’artillerie. Dans ce maelstrom, les civils et les migrants sont particulièrement touchés.

Même si Haftar prend Tripoli et devient le dirigeant d’un pays en cendres, la stabilité du pays est loin d’être acquise.

Même si Haftar prend Tripoli et devient le dirigeant d’un pays en cendres, la stabilité du pays est loin d’être acquise. Le maréchal est vieux, et les possibilités d’une guerre interne à l’ANL en cas de décès sont réelles. De même, la question du son rôle politique face aux institutions démocratiques se pose particulièrement. Enfin, l’accaparement des ressources du pays par les occidentaux est un secret de polichinelle, et il apparaît clairement que la Libye d’Haftar verra l’Occident mettre la main sur le pétrole libyen. Enfin, la force de la secte makhdaliste est difficile à contenir et peut devenir hors de contrôle. Bien sûr, dans le grand sud, Haftar n’a pas, et n’aura pas les moyens de faire de cette région autre chose qu’un pays d’occupation. Dans cette optique, Daesh continuera à se développer en l’absence d’État et de futurs pour les habitants de cette région.

Présenté comme un homme providentiel qui pourrait mettre fin à la guerre civile libyenne, Haftar n’en est finalement qu’un facteur d’aggravation.