La France insoumise a-t-elle cherché à enjamber les élections municipales ?

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Dans la plupart des grandes villes, la France insoumise a choisi de ne pas présenter de candidature propre à l’élection municipale. Dès le premier tour, elle a apporté son soutien à des initiatives « citoyennes » ou encore à des têtes de liste communistes ou écologistes. Cette tactique de mise en retrait de l’organisation et de son label ne s’explique pas seulement par la dégradation du rapport de force électoral au profit d’autres formations de gauche, en particulier depuis le succès d’EELV aux européennes de 2019. Une raison plus profonde et moins conjoncturelle permet de l’expliquer : la participation aux scrutins locaux est avant tout perçue par Jean-Luc Mélenchon comme une menace pour l’originalité du modèle organisationnel du « mouvement gazeux ». Elle risque de faire émerger des « chefferies locales » d’élus qui remettraient en cause la vocation première du mouvement : constituer une écurie lors du seul scrutin véritablement décisif de la Ve République, à savoir l’élection présidentielle qui doit servir de point de départ à une révolution citoyenne.


Martine Vassal, candidate LR à la succession de Jean-Claude Gaudin est un brin tendue depuis la mise en cause de plusieurs de ses colistiers, soupçonnés d’avoir eu recours à des procurations frauduleuses au premier tour des élections municipales ; c’est pourquoi la présidente du conseil général des Bouches-du-Rhône et de la métropole Aix-Marseille-Provence a la riposte lourde et caricaturale : « L’ultra-gauche est en passe de prendre Marseille. Les équipes de Mélenchon sont aux portes de la ville ». À la tête du Printemps marseillais, l’écologiste Michèle Rubirola ne serait que le « pantin de M. Mélenchon » et de son « putsch à la cubaine ou à la vénézuélienne1».

Si on laisse de côté le fait que Jean-Luc Mélenchon n’est pas d’ultra-gauche et que les événements historiques auxquels se réfère la candidate sont des révolutions et non des putschs, Martine Vassal a-t-elle au moins raison sur le fait que le leader insoumis exerce en sous-main une influence sur le Printemps marseillais ? Encore raté, c’est un nouveau contresens et une complète erreur d’analyse : quand bien même les chars soviétiques devaient débarquer après une victoire insoumise – ce qui renvoie à une manière d’argumenter plutôt datée et assez douteuse –, rien dans la stratégie de Jean-Luc Mélenchon ne laisse penser que cela passerait un tant soit peu par une élection municipale. Tout semble montrer au contraire un désintérêt de la direction de la France insoumise pour ce scrutin et même un souci actif de ne pas le laisser s’imposer à leur agenda en y prenant trop de place et d’importance.

Ce fait n’est pourtant pas passé inaperçu et Martine Vassal aurait pu le découvrir dans de nombreux titres de presse. Dans un entretien paru dans le Journal du dimanche, la question est posée de manière directe à Jean-Luc Mélenchon : « Le retrait de la réforme [des retraites] est-il plus important que les municipales pour La France insoumise ?2» Pour cause, l’activité parlementaire déployée pour combattre cette réforme a été particulièrement remarquée3, et ce jusqu’à la veille du scrutin municipal4. De sorte que l’« accusation » s’est répétée : « Les insoumis esquivent les municipales » pouvait-on lire le 14 mars dans Libération5; le mouvement « joue la stratégie de l’effacement », nous prévenait-on dans L’Express6.

De fait, le constat est suffisamment clair pour avoir été relevé à plusieurs reprises : dans la plupart des grandes villes, en dehors de Paris, le mouvement populiste s’est rangé soit derrière des têtes de liste issues d’autres partis politiques de gauche (notamment radicale)7, soit derrière des « candidatures citoyennes »8. Même si le constat mériterait certaines nuances, cette politique a de quoi surprendre si l’on tient compte de la ligne dite « dégagiste » qui a longtemps été mise en avant par les dirigeants de l’organisation ; la France insoumise (LFI) étant conçue comme un mouvement ayant pour fonction de renverser la table et le « vieux monde » et de prendre la place des anciens partis déchus.

La politique de retrait de la France insoumise vis-à-vis de l’élection municipale

Pour mesurer l’ampleur du retrait de la France insoumise, il est extrêmement révélateur d’observer les interventions de Jean-Luc Mélenchon sur la question spécifique des municipales… ou plutôt de constater la grande rareté voire la quasi-absence de ces interventions. Entre la rentrée politique de septembre 2019 et le premier tour des élections municipales, le député a écrit 95 articles et notes de blog. Parmi eux, seulement deux portaient sur les municipales9 et encore, d’une manière qu’il nous paraît intéressant d’analyser. Le dirigeant insoumis admet et justifie son relatif retrait personnel vis-à-vis de la question des municipales (et on sait quelle importance politique revêt un tel retrait dans une entreprise aussi incarnée que celle de LFI) semblant dénier à ce scrutin toute importance politique propre.

L’enjeu des municipales est essentiellement décrit dans ces articles comme une « étape » en vue du « choc » de 202210. Et encore faut-il préciser que cette étape n’est jamais envisagée comme l’occasion de gagner des positions institutionnelles, de prendre des grandes villes ou de bâtir des bastions locaux pour préparer la prochaine élection présidentielle. À aucun moment Jean-Luc Mélenchon n’a envisagé ni fait imaginer (ce qui est une de ses qualités de tribun) ce que pourrait être un municipalisme insoumis à Marseille, Toulouse, Lille, Grenoble ou dans certaines grandes villes de Seine-Saint-Denis – autant de villes où il est arrivé en tête au premier tour du scrutin présidentiel de 2017. La mise en retrait est rendue évidente par le fait qu’aucune des figures notables et médiatisées du mouvement ne s’est présentée elle-même à ce scrutin (en tête de liste) ; aucun des dix-sept députés insoumis, qui sont devenus des porte-parole médiatisés et placés au cœur du mouvement par la centralité que celui-ci attache à l’activité parlementaire, n’a cherché à convertir ce capital en conquête municipale visant à construire l’organisation par l’échelon local.

L’une des clés pour expliquer ce positionnement tient bien sûr au changement radical de contexte politique. Le rapport de force a considérablement été modifié au sein de la gauche au détriment de LFI, ce qui peut être mesuré par la forte baisse de la cote de popularité de son leader dès le lendemain de la présidentielle11; mais surtout par le mauvais résultat aux élections européennes de 2019 : LFI obtient 6,3% des suffrages, moins de la moitié du score écologiste et ne peut plus prétendre, dans ce contexte, constituer la force politique hégémonique de la gauche lors du scrutin municipal, celle autour de laquelle s’articuleraient les alliances, derrière laquelle se rangeraient écologistes, communistes et citoyens engagés.

La participation au scrutin municipal, une opportunité ou une menace pour le modèle organisationnel insoumis ?

Cependant, cette dégradation du rapport de force pré-électoral ne nous paraît pas constituer la seule ni même la principale explication du positionnement de LFI lors du scrutin municipal. Au contraire, on peut observer certaines constantes dans l’argumentation du dirigeant, au-delà des conjonctures particulières de l’opinion. Dès le lendemain des législatives et alors que LFI pouvait être considérée comme la principale force de gauche, Jean-Luc Mélenchon semblait déjà voir dans la participation aux municipales, et dans de potentielles victoires, avant tout une menace pour l’avenir de son mouvement, et en particulier pour son caractère mouvementiste.

Ce modèle repose sur une adhésion par un simple clic et sur la liberté assurée à chaque militant d’initier ses propres actions de terrain, à la seule condition qu’elles respectent l’esprit général du programme L’Avenir en commun. Cette capacité d’initiative, au principe de ce que Jean-Luc Mélenchon définira comme un mouvement « gazeux »12, est voulue affranchie du contrôle politique qui est exercé, dans les partis politiques « traditionnels », par les militants qui sont dominants politiquement et/ou qui sont les plus expérimentés. Ces cadres locaux sont stigmatisés par Jean-Luc Mélenchon comme autant de « chefferies locales ». Or, le principal danger représenté par la participation insoumise aux scrutins locaux est précisément d’asseoir ces « féodalités locales » et leur prise de contrôle sur le mouvement13, au détriment de tous les autres adhérents – mais aussi de fait au détriment du leader national. En effet, lutter contre les « chefferies », c’est indissociablement préserver la liberté d’action de terrain des adhérents, mais aussi protéger le monopole exercé par le leader sur l’orientation, souvent contre ces mêmes cadres locaux qui exigent davantage de démocratie interne. Une victoire aux municipales compromettrait alors l’équilibre de l’édifice du parti-mouvement qui repose, dans cette perspective, sur un double rapport d’égalité entre les adhérents : un rapport horizontal d’égale liberté d’initiative dans l’action de terrain, et un commun rapport de dépendance verticale vis-à-vis d’un chef charismatique qui monopolise les choix d’orientation stratégique et qui incarne la cause.

Le modèle de l’organisation insoumise a été élaboré dans un objectif clairement défini : réunir les soutiens du candidat à l’élection présidentielle de 2017. Cette priorité donnée au scrutin présidentiel repose sur la thèse d’un « moment populiste », ainsi que sur une analyse se voulant réaliste des règles du jeu institutionnel de la Ve République. Cela permet d’expliquer le retrait électoral de l’organisation lors des scrutins intermédiaires qui sont considérés comme secondaires voire négligeables ; c’est ce que tend à confirmer le soutien insoumis au Parti communiste français dans des villes gagnables de banlieue parisienne14.

Ce n’est pas la première fois que Jean-Luc Mélenchon cherche à enjamber des scrutins intermédiaires : cette démarche avait déjà été adoptée dans la période précédant la présidentielle de 2017. C’est cette préoccupation qui explique en partie que la rupture définitive avec le Front de gauche n’ait pas eu lieu avant cette échéance. Maintenir l’accord en vertu duquel l’échelon local était une prérogative du PCF qui permettait au dirigeant du Parti de gauche de conserver une posture d’extériorité vis-à-vis des scrutins intermédiaires. De la sorte, Jean-Luc Mélenchon cherchait à maximiser l’effet de rupture avec la « vieille gauche » au moment de sa candidature présidentielle et de la dimension outsider de cette candidature. Une participation en son nom propre aux régionales de 2015 a donc été exclue. Jean-Luc Mélenchon cherche ainsi à ne pas engager sa respectabilité ni à être tenu pour comptable des résultats aux régionales. La conseillère municipale de Paris Danielle Simonnet confirme cette analyse et explicite le risque encouru lors de ce scrutin : « Si on avait présenté des listes citoyennes, on se serait vautrés et on aurait plombé la candidature de Jean-Luc »16.

Le flou stratégique comme moyen du consensus et de la cohésion militante

La base militante insoumise se caractérise par une grande diversité politique entre anciens socialistes, écologistes, communistes, trotskistes ou libertaires. Au cours de l’offensive présidentielle, ces différentes sensibilités étaient tenues ensemble par un même leadership charismatique qui les mettait en mouvement. Une fois cette phase refermée, les divergences entre des traditions historiques profondément enracinées font leur retour, laissant apparaître la fragilité de l’identité politique de l’insoumission. La mise en retrait du mouvement par rapport aux municipales accentue cette tendance : les militants n’ont plus en commun ni le leader, ni le label France insoumise, ni une orientation commune fondant leur action : plus rien ne s’oppose aux forces centrifuges.

Le flou de l’orientation a alors pour fonction de faire avec cette hétérogénéité et de ne pas prendre le risque de l’explosion et de la scission. L’une des interventions les plus notables de Jean-Luc Mélenchon dans la campagne a été l’entrevue donnée à Libération un mois avant les élections européennes, appelant à une stratégie municipale de construction d’une « fédération populaire »17. Dans le contexte de rareté de ses prises de position, cette intervention a rapidement acquis le statut de ligne politique officielle du mouvement, et ce jusqu’au scrutin un an plus tard. Son caractère particulièrement vague présentait l’intérêt de permettre une multiplicité d’appropriations au sein de l’organisation, de sorte que des orientations politiques différentes, voire opposées, ont pu se prévaloir de l’autorité du leader. Les défenseurs d’une union large des forces de la gauche appelaient ce projet « fédération populaire », alors que les tenant d’une ligne plus dégagiste voyaient dans la même formule la confirmation qu’il fallait construire des listes délimitées aux citoyens mobilisés et à leurs collectifs.

La politique de retrait s’est également manifestée par le fait que la question des municipales n’a été inscrite que très tardivement à l’agenda national du mouvement. Il a fallu attendre l’Assemblée représentative des 22 et 23 juin 2019 à Paris, c’est-à-dire en pratique la rentrée de septembre 2019, pour que les militants accèdent à la « Boîte à outils programmatique pour les élections municipales »18. Et il s’en est fallu de beaucoup que cette assemblée ait tranché les divergences d’orientation d’une façon claire. Ce calendrier a conduit, pendant de longs mois, à priver les militants locaux d’une ligne politique à défendre, réduisant leurs capacités à jouer des rôles clé dans les dynamiques d’alliance. À la rentrée 2019, de nombreuses campagnes étaient déjà lancées, elles reposaient sur des alliances déjà scellées, instaurant des rapports de force de manière largement irréversible, et plaçant les militants insoumis dans une position défavorable et dépendante.

L’exemple marseillais : l’éclatement des militants insoumis entre différentes listes municipales

À titre d’exemple, on peut présenter quelques éléments du contexte marseillais. À partir de mai 2019, en l’absence de ligne émanant de la direction nationale du mouvement, la base militante s’est déchirée entre deux orientations municipales ; chacune revendiquant son inscription légitime dans le cadre de la stratégie de « fédération populaire » proposée par Jean-Luc Mélenchon, et déniant cette légitimité à l’autre. L’une d’elles s’est structurée autour de Sophie Camard (ancienne élue locale EELV, devenue députée-suppléante de Jean-Luc Mélenchon en 2017) et a participé à la coalition de partis de gauche et de « citoyens » du Printemps marseillais. L’autre orientation, structurée autour de Mohamed Bensaada (cheville ouvrière d’un écosystème de collectifs d’habitants et de citoyens de différents quartiers populaires du nord de Marseille) a adhéré à la démarche du Pacte démocratique. La première orientation a défendu une coalition relativement large des forces de gauche (y compris avec des segments importants du PS soutenus par leur direction nationale), en se donnant pour priorité de prendre la ville à la droite. La seconde, plus plébéienne (donnant la priorité aux quartiers populaires) plus radicale et « identitaire », a cherché à s’opposer frontalement au règne des réseaux clientélistes dans une orientation plus globalement dégagiste, y compris à l’encontre de certaines forces de gauche (le PS faisant office de ligne rouge).

Cette divergence renvoie en partie à des clivages socio-spatiaux assez nettement identifiables : les classes supérieures intellectuelles du centre-ville ont tendance à soutenir la démarche unitaire d’alliance avec les autres partis de gauche dans le Printemps marseillais. Les classes populaires et moyennes habitant les quartiers nord de Marseille, et qui accordent une plus grande priorité au combat antiraciste, défendent plus souvent la ligne dégagiste anticlientéliste centrée sur les quartiers populaires. Ainsi renaît le grand casse-tête de la base sociale d’une organisation que l’on souhaite de gauche et majoritaire : « Le pire de la situation présente est dans la difficulté de rassembler dans un même projet les classes moyennes et les secteurs populaires les plus abandonnés »19. Quand tout espoir de faire converger l’ensemble des militants insoumis dans une même démarche municipale a dû être définitivement abandonné, il ne restait plus à Jean-Luc Mélenchon, député de Marseille, qu’à chercher à maintenir une relative neutralité à l’égard des différentes orientations, comme lors du discours où il a présenté ses vœux, à Marseille, le 24 janvier 2020 : « Quant à moi, je me dois de vous respecter tous dans votre diversité et celle de vos choix car, dans le paysage [électoral de la gauche marseillaise] que je vois, chaque fois que je parle avec tel ou tel groupement, je ne trouve que des gens qui ont voté avec moi à l’élection de 2017. Si bien que vous devez comprendre que mon rôle est de respecter tout le monde, que mon rôle est de rester le porte-parole de tout le monde.20»

Cette attitude de relative neutralité s’est finalement articulée à une préférence « personnelle » exprimée par Jean-Luc Mélenchon pour l’orientation la plus « radicale », minoritaire et plébéienne. Le lieu choisi pour la présentation de ses vœux – un restaurant McDonald’s des quartiers nord occupé par les salariés grévistes – est en soi révélateur. Ce lieu emblématique d’un combat syndical des quartiers populaires est le symbole de l’orientation populaire et dégagiste coalisée autour de Mohamed Bensaada. Sa candidature en tête de la liste UNIR ! dans le 7e secteur est d’ailleurs la seule qui ait finalement obtenu le soutien du comité électoral21. Cette préférence plébéienne du leader s’inscrit dans une conception populiste selon laquelle le « peuple constituant » sera avant tout fondé sur l’irruption politique de la plebs, c’est-à-dire les pauvres et les exclus qui représentent un intérêt « universel » à renverser la table ; c’est autour de cette dynamique que doivent s’agréger les autres groupes sociaux. En attendant, le leader conserve une attitude de relative neutralité, inhérente à la position césariste du leader populiste, afin de réduire le risque que les forces centrifuges ne fassent exploser les premiers acquis de cette convergence. Le mouvement doit avant tout servir de socle au lancement de la campagne présidentielle de 2022.

Valentin Soubise

Doctorant en science politique à l’Université Paris 1

1François Tonneau, « L’interview de Martine Vassal : “L’ultra-gauche crée un putsch à la cubaine” », La Provence, Jeudi 18 juin 2020.

2Arthur Nazaret, Sarah Paillou, David Revault d’Allonnes, « Interview. Mélenchon : « Nous ne sommes pas dans un régime totalitaire, mais il y a des pulsions totalitaires » », JDD, le 29 février 2020: https://www.lejdd.fr/Politique/jean-luc-melenchon-sur-le-49-3-on-ne-lachera-rien-3952538

3« Pas moins de 19 000 amendements ont été déposés par les « insoumis ». » (Manon Rescan et al., « Près de 22 000 amendements et une « obstruction assumée » : la bataille sur la réforme des retraites à l’Assemblée », Le Monde, 3 février 2020).

4Outre l’activité parlementaire, entre le 19 décembre 2019 et le 27 février 2020, Jean-Luc Mélenchon intervient dans une série de cinq meetings contre la réforme des retraites, le plus souvent en duo avec un autre (euro)député insoumis (François Ruffin, Adrien Quatennens, Manuel Bompard et Mathilde Panot).

5Rachid Laïreche, « La France insoumise Les grands absents du scrutin », Libération, 14 mars 2020.

7 « Nous faisons liste commune avec [EELV] dans plus de 150 cas. 200 fois avec les communistes. 10 avec le NPA. Les insoumis veulent l’union populaire sur tous les fronts : au Parlement, dans la rue et les élections. » (https://melenchon.fr/2020/03/01/il-y-a-des-pulsions-totalitaires-interview-dans-le-jdd/ )

8LFI soutient des listes citoyennes à Toulouse (obtenant 27,6% des suffrages), Montpellier (9,25%) ou encore Saint-Ouen (3,8%). Dans ces cas, elle ne mène pas de bataille pour occuper la tête de liste ; on peut même remarquer l’énergie investie par le député Eric Coquerel pour que la liste du « Printemps Audonien » soit dirigée par une citoyenne non membre d’une organisation politique.

9« Du bon usage des municipales », 24 novembre 2019 (https://melenchon.fr/2019/11/24/du-bon-usage-des-municipales/).

« Coup d’œil sur le contexte électoral », 11 mars 2020 (https://melenchon.fr/2020/03/11/coup-doeil-sur-le-contexte-electoral/).

10 Jean-Luc Mélenchon, « Du bon usage des municipales », 24 novembre 2019 (https://melenchon.fr/2019/11/24/du-bon-usage-des-municipales/).

11 Par exemple, selon le « Baromètre politique » Ipsos, Jean-Luc Mélenchon bénéficiait de 56% d’opinion favorable au moment du 1er tour présidentiel de 2017 et seulement 35% d’opinion défavorable. Ce score est remarquablement élevé étant donné le relatif isolement idéologique du candidat dans l’opinion. Cette popularité, liée à la performance du candidat lors de la campagne présidentielle, a rapidement décliné: Jean-Luc Mélenchon n’a plus dépassé les 30% d’opinion favorable après septembre 2017. Après l’épisode médiatique des perquisitions ce taux gravite autour de 23%. (https://www.ipsos.com/fr-fr/barometre-politique)

12La qualification de « mouvement gazeux » apparaîtra seulement plus tard dans « Notre mouvement n’est ni horizontal ni vertical, il est gazeux », Le 1, 18 octobre 2017.

13Jean-Luc Mélenchon, « À propos du mouvement « La France Insoumise 2 », 10 juillet 2017 (https://melenchon.fr/2017/07/10/a-propos-du-mouvement-la-france-insoumise-2/).

14Selon Mediapart, ces concessions auraient été faites aux candidats communistes en échange de leur soutien lors des législatives de 2022 dans leurs circonscriptions, ce qui confirme à nouveau la priorité insoumise pour l’échelon national (Pauline Graulle, « France insoumise: accords et désaccords en Seine-Saint-Denis », Mediapart, 15 février 2020).

15Lilian Alemaga, Stéphane Alliès, Mélenchon, à la conquête du peuple, Paris, Robert Laffont, 2018, p.345.

16Ibid.

17Jean-Luc Mélenchon, « Mélenchon à « Libé » : « Je lance un appel à la création d’une fédération populaire » », Libération, 23 avril 2019.

19Jean-Luc Mélenchon, « Leçons de Madrid », le 3 février 2019 (https://melenchon.fr/2019/02/03/lecons-de-madrid/)

21Aucune autre liste, dans les sept autres secteurs de la ville, ne peut se prévaloir du soutien de la France insoumise ni utiliser son logo dans son matériel de campagne (https://lafranceinsoumise.fr/2020/02/18/communique-de-presse-du-comite-electoral-lfi-concernant-les-elections-municipales-a-marseille/).

N’enterrons pas le populisme de gauche

Pablo Iglesias à Madrid en 2015. © Ahora Madrid

Les revers essuyés par les partis de gauche à travers l’Europe ont conduit nombre de commentateurs à déclarer que le « moment populiste de gauche » ouvert par la crise financière de 2008 était terminé. Mais un rebond est possible et les stratégies populistes restent un outil essentiel pour mobiliser les masses. Article originel de Giorgos Venizelos et Yannis Stavrakakis pour Jacobin, traduit et édité par Mathieu Taybi et William Bouchardon.


Après la capitulation de Syriza en Grèce, les compromis de Podemos en Espagne et la défaite du Labour de Jeremy Corbyn en décembre 2019, le scepticisme semble être de mise dans les cercles de gauche quant à la viabilité du populisme comme stratégie politique. Des débats qui rappellent ceux à propos de l’Amérique latine il y a quelques années, à mesure que des administrations de droite remplaçaient les gouvernements populistes de gauche de la « vague rose » des années 2000. 

Souvent, ce scepticisme mène à l’affirmation que le moment populiste est désormais terminé pour la gauche. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui, naguère favorables à la stratégie populiste, doutent de son efficacité, allant parfois jusqu’à préconiser un retour à la pureté des stratégies de lutte des classes. Dans un récent numéro consacré au populisme de gauche, Jacobin évoquait la « fugace et cruelle expérience du populisme de gauche, qui est maintenant au point mort » en Europe. La version italienne de ce numéro titrait même « Où est passé le populisme ? ». 

Bien que conscients des limites du populisme, nous devons examiner de plus près cette affirmation d’échec. Les déclarations de ce genre trahissent souvent une logique linéaire et déterministe, qui semble ignorer la fluidité de la sphère politique et la réactivation régulière de cycles d’antagonisme politique. Pensons par exemple à l’Argentine, où la gauche populiste est revenue au pouvoir en 2019 après quatre ans d’absence. Ou plus largement à l’Amérique latine, un continent qui semble vivre un autre « moment populiste ». Nous estimons que ces cycles de déclin et de réactivation sont inscrits dans la lutte politique elle-même, ce qui implique de ne pas tirer de conclusions hâtives.

Le populisme condamné au déclin ?

Le lien entre la gauche et le populisme n’a rien de neuf. Mais le populisme de gauche a resurgi après la crise financière de 2008, à la faveur d’un exaspération sociale et du mécontentement et de la désillusion vis-à-vis de la politique. A ce titre, les mouvements d’occupation de places publiques en Espagne ou en Grèce et le mouvement Occupy Wall Street aux États-Unis ont marqué un tournant politique dans la dernière décennie. Alors que les éditorialistes européens associent couramment le populisme à une politique réactionnaire, au nationalisme et à la démagogie, ces mouvements mettaient en avant des demandes de démocratie, d’égalité, de dignité et de justice économique. Autant d’éléments à contre-courant des valeurs dominantes, auxquels les experts ont réagi avec perplexité. En traduisant d’une certaine façon l’héritage du mouvement altermondialiste dans l’arène électorale, ces mouvements ont ouvert des discussions sur la réorganisation et la réorientation de la stratégie de gauche. Au fond, ils ont remis au cœur du débat la question du parti et de la façon de gouverner.

Ces expériences populistes avaient recours à une nouvelle grammaire politique, dont la logique d’articulation et la symbolique se centraient sur « le peuple » et étaient marquées par un profond anti-élitisme, tandis que les références aux classes sociales, typiques de la gauche traditionnelle, étaient reléguées au second plan.

Dans les années qui suivirent, on vit de nombreuses tentatives visant à sortir la gauche de son impasse chronique (amplement illustrée par les événements de 1989 et de 1968). Certains soulevèrent la question de la participation et travaillèrent sur les formes digitales d’organisation, de communication et de démocratie. Si bon nombre défendaient des structures prenant la forme d’un mouvement, d’autres préféraient une organisation hiérarchique ou une forme hybride. Certains poussaient à un discours plus radical, d’autres à une rhétorique plus modérée. Au fond cette collection d’expériences politiques s’avère protéiforme tant les organisations internes ont souvent peu en commun, et cette diversité est d’autant plus forte si on y inclut l’Amérique latine. Mais de façon générale, ces expériences populistes avaient recours à une nouvelle grammaire politique, dont la logique d’articulation et la symbolique se centraient sur « le peuple » et étaient marquées par un profond anti-élitisme, tandis que les références aux classes sociales, typiques de la gauche traditionnelle, étaient reléguées au second plan.

Mais tout ne s’est pas passé comme prévu. En Espagne, Podemos nous offre un exemple-type d’un populisme de gauche qui cherchait à « restaurer la souveraineté populaire » en prenant le « contrôle de l’État ». Après d’âpres conflits au sein de sa direction et de multiples tentatives de former des coalitions avec des forces précédemment considérées comme faisant partie de l’establishment – et alors que des adversaires populistes de droite gagnaient en puissance – Podemos a perdu la plupart de sa crédibilité. Son engagement institutionnel a été accompagné de revers cinglants, et sa dynamique électorale s’est brisée – même si Podemos a réussi à conclure un accord avec les sociaux-démocrates du PSOE pour former un gouvernement autour d’un agenda de réformes sociales.

De même, en France, la popularité de Jean-Luc Mélenchon s’est estompée. Alors que la France Insoumise avait amassé un fort soutien populaire, ce qui en avait fait la première force de la gauche française, ses messages contradictoires, ses positions ambiguës (par exemple, sur l’Europe) et la personnalité souvent erratique de son leader ont rendu son positionnement politique illisible. Autant d’éléments qui ont cassé la dynamique électorale de la France Insoumise depuis son apogée à l’élection présidentielle de 2017.

L’exemple le plus prometteur du populisme de gauche radicale était Syriza en Grèce, dont l’histoire est bien connue. Syriza émerge à la suite d’un nouveau cycle de mobilisations populaires après 2008 qui exigeaient l’annulation des politiques néolibérales et voulaient disposer du pouvoir de l’Etat. Les enjeux étaient considérables, tout comme les promesses faites par Alexis Tsipras et les espoirs que les gens plaçaient en lui. Mais quelques mois seulement après sa prise de fonction, sans levier d’action dans les négociations avec les créanciers internationaux, Syriza dut signer un sévère plan d’austérité. Bientôt, l’histoire de Syriza fut décrite en de tout autres termes, évocateurs du goût amer laissé aux Grecs et à la gauche internationale : « capitulation », « échec » et même « trahison ».

Aux élections de juillet 2019, la droite grecque a repris le pouvoir. Nous voilà ainsi confrontés au retour de l’establishment. Cependant, il faut noter que le score obtenu par Syriza n’est pas très loin de celui qui lui fit accéder au pouvoir.

Certes, Syriza a tenté, à travers quelques politiques publiques, de sauvegarder ou d’étendre légèrement les derniers bastions de droits sociaux des plus marginalisés, mais le parti a clairement échoué à tenir ses promesses. Après tout, il s’était construit en promettant de restaurer les conditions de vie d’avant-crise des classes populaires et, surtout, autour de l’annulation de la dette grecque et des mesures d’austérité. C’est sur ce point que se centrent les critiques de Syriza, et par extension de la stratégie populiste de gauche. Pour autant, la vraie question est de savoir si c’est au populisme de Syriza qu’il faut imputer les raisons de son échec. Il en est de même concernant Podemos et Corbyn. Cette assertion semble fondée sur l’hypothèse selon laquelle « la bonne recette pour la gauche, c’est plus de stratégie de lutte des classes et moins de populisme ». Bien sûr, on ne peut nier que le dernier cycle de populisme de gauche (dans les urnes) n’a pas produit les résultats escomptés. Mais est-ce que l’échec de Syriza peut résumer l’échec des stratégies populistes en général ? Selon nous, il faut avant tout distinguer, au moins dans l’analyse, stratégie populiste et contenu idéologique.

Clarifications sur le populisme de gauche

Evidemment, une telle analyse se heurte aux définitions conflictuelles du populisme. Mais ne nous laissons pas embourber dans ces débats académiques souvent réducteurs. Ce que nous voulons souligner, c’est la dimension stratégique du populisme. La stratégie populiste construit performativement un puissant sujet collectif populaire : une majorité démocratique construite à travers l’action politique, et non préexistante. Ce processus inclut diverses luttes et demandes, au nom d’un « peuple » qu’il s’agit de construire et non au nom d’un « peuple » déjà existant. Bien sûr, une telle stratégie n’offre en soit aucune garantie de succès, et d’autres facteurs ont leur importance pour déterminer ce qu’il en adviendra, surtout après l’entrée au gouvernement. 

Dans des sociétés marquées par de multiples divisions, inégalités et polarisations, le populisme consiste donc en une pratique discursive qui vise à créer des liens entre les exclus et les dominés, afin qu’ils retrouvent du pouvoir dans leurs luttes contre ces exclusions. Ces discours sont articulés autour du « peuple » comme sujet politique central demandant son intégration dans la communauté politique, afin de restaurer la dignité et l’égalité, ainsi que d’honorer la promesse d’une « souveraineté populaire ». 

La stratégie populiste construit performativement un puissant sujet collectif populaire : une majorité démocratique construite à travers l’action politique, et non préexistante.

Ainsi, la centralité du « peuple » est le premier critère permettant d’identifier un discours populiste. Par ailleurs, le populisme a recours, pour créer un peuple au pouvoir politique fort à partir de mouvements et d’activités très hétérogènes, à une représentation dichotomique et antagoniste du champ sociopolitique. Celui-ci est divisé entre « Nous » et « Eux », « le peuple » et « la classe politique », les « 99 % » contre les « 1 % ». En cela, le refus de l’élitisme constitue le second critère d’une identification rigoureuse du populisme. 

Et c’est tout. Pas plus, pas moins. 

Une telle stratégie peut s’avérer efficace, et de nombreux exemples historiques le prouvent. Mais elle ne fournit ni garantie de succès de mise en place d’une politique publique, ni renversement éternel de l’équilibre des antagonismes politiques. 

En effet, il faut nous détourner de tout présupposé essentialiste sur le populisme, et plutôt se concentrer sur ses opérations stratégiques. Si l’on déconstruit la critique de gauche du populisme (fondée sur les rapports entre classes), deux courants se distinguent. Premièrement, pour certains, le populisme échouerait car il serait intrinsèquement réformiste, son refus de rentrer en conflit ouvert avec le capitalisme finissant tôt ou tard par montrer ses limites. Pour certains, c’est ainsi que l’on pourrait résumer la récente expérience du populisme de gauche en Europe. On peut cependant se demander à quelle autre option, supposément victorieuse, cette stratégie est comparée.

Deuxièmement, la critique de gauche du populisme suggère que le moment populiste pour la gauche est définitivement dépassé. Une affirmation problématique car elle se fonde sur une essence téléologique du populisme et de l’histoire en général. Mais il est important de se concentrer sur les dynamiques performatives du populisme, présentes dans sa fonction mobilisatrice, plutôt que dans une essence programmatique idéalisée. Abordons ces problèmes un par un. 

Il est vrai que les populistes de gauche européens n’ont pas réussi à tenir la plupart de leurs promesses anti-néolibérales. Il est également vrai qu’ils ont subi de profondes transformations suite à leur institutionnalisation. Mais nous considérons que ce résultat n’est pas dû au populisme, mais bien aux éléments « de gauche » des expériences récentes.

Le populisme de gauche n’entraîne pas nécessairement le réformisme. Il s’agit plutôt d’une des façons dont un programme de gauche, quel que soit son degré de radicalité, peut former des coalitions, articuler des demandes et mobiliser des soutiens, afin de construire une identité collective prenant une forme capable d’ébranler le statu quo au sein des systèmes représentatifs. En ce sens, tout projet communiste, socialiste, social-démocrate ou d’extrême-gauche peut être populiste. Par exemple, un programme de gauche autour de la redistribution des richesses, de la gratuité de la santé gratuite et de l’éducation peut formuler ces demandes d’une manière populiste, c’est-à-dire en mettant en avant la souveraineté populaire (et non la souveraineté d’une classe sociale ou de la nation toute entière).

Ainsi, la déception des espoirs incarnés par Syriza n’a rien à voir avec le fait que ce parti utilisait une stratégie populiste, mais plutôt avec l’abandon progressif par ce parti de sa promesse de rupture nette avec le néolibéralisme. En fait, sans une stratégie de mobilisation populiste, Syriza et Podemos n’auraient même pas été en position d’honorer ou de trahir leurs engagements électoraux, tout comme Bernie Sanders n’aurait pas réussi à populariser son programme social-démocrate aux États-Unis. Nous n’aurions tout simplement pas entendu parler d’eux.

Les critiques du populisme émanant des puristes de gauche se trompent sur un autre point : elles considèrent que le moment populiste est terminé. Certes, la situation de 2020 diffère grandement du cycle de protestation proto-populiste de 2010-2012 (c’est-à-dire les mouvements du 15M, d’Occupy Wall Street et de la place Syntagma, ndlr) et de la phase de poussée électorale de partis populistes les années suivantes. Au vu de leurs performances électorales, ces derniers semblent désormais être sur la défensive, tandis que le populiste réactionnaire de la droite se porte bien. On pourrait donc considérer que la fenêtre d’opportunité populiste s’est refermée. Mais ce serait oublier que cette vague populiste n’est pas sortie de nulle part, comme un cheveu sur la soupe. Cette capacité à canaliser les frustrations et à offrir un espoir à des millions de personnes peut tout à fait resurgir. C’est précisément ce qu’il s’est passé en Argentine. Mais tout cela ne doit rien au hasard.

Anti-populisme et élitisme

On oppose souvent le populisme à une pratique de la politique fondée sur le conflit de classes, qui serait nécessairement anti-populiste. L’anti-populisme est devenu manifeste après 2008, à travers la dénonciation des mouvements des places demandant la « souveraineté populaire » et la « vraie démocratie » et a atteint son paroxysme avec le référendum du Brexit et l’élection de Donald Trump. Durant cette période, tout ce qui n’était pas apprécié en politique était taxé de populiste.

Si l’anti-populisme émane couramment d’une perspective libérale ou d’extrême-centre, des courants de gauche emploient le même régime discursif (par exemple certains communistes orthodoxes, pour qui « le peuple » n’est pas une notion suffisamment conscientisée historiquement pour mener une lutte politique, et les progressistes cosmopolites des métropoles qui n’apprécient pas cette référence au « peuple »). Bien qu’il existe des différences idéologiques fondamentales entre libéraux et militants de gauche, ces deux groupes partagent un rejet du populisme aux logiques très similaires. 

Pour les libéraux, le marché, les institutions ou les technocrates sauront toujours faire mieux que le « peuple ». Pour les anti-populistes de gauche, c’est la classe sociale et son avant-garde qui jouent ce rôle.

Ces deux formes d’anti-populisme partagent de manière inhérente un certain élitisme, fondé sur la supériorité supposée de leurs méthodes d’action politique. Pour les libéraux, le marché, les institutions ou les technocrates sauront toujours faire mieux que le « peuple ». Pour les anti-populistes de gauche, c’est la classe sociale et son avant-garde qui jouent ce rôle. Dans ces deux cas cependant, le « peuple » ou la « plèbe » est vu comme une masse amorphe dont le règne est illégitime, que ce soit pour cause d’incapacité technique ou de sous-développement de sa conscience politique. Cette hiérarchie est le cœur de l’élitisme inhérent à toutes les formes d’anti-populisme. Dans le premier cas, il est fondé sur le niveau d’éducation et d’expérience d’une aristocratie jugée “supérieure” au peuple ; dans le second, c’est le matérialisme historique qui est considéré comme supérieur, tant épistémologiquement que politiquement.

Les limites du populisme au gouvernement

Évidemment le populisme n’est pas la panacée. On peut relever un certain nombre de limites rencontrées par les projets politiques fondés sur le populisme. Tout d’abord, une stratégie populiste ne peut garantir l’hégémonie continue de l’agent politique qui y a recours, même en cas de victoire électorale. Une hégémonie profonde et durable – mais bien sûr pas éternelle – demande des outils et des ressources supplémentaires, par exemple, une certaine expertise technique et une certaine créativité vis-à-vis des structures institutionnelles, à combiner avec un ethos fermement démocratique. 

D’autre part, le danger le plus direct pour toute force populiste est celui de la cooptation de son radicalisme démocratique. Cela survient si le projet populiste succombe à des valeurs élitistes et aux institutions post-démocratiques qui lui préexistent. Ou, pour le dire autrement, s’il accepte le business as usual. En dépit de leur rhétorique radicale, les projets populistes sont en effet souvent largement façonnés par ces éléments et se révèlent incapables de pousser à un réel renouveau démocratique, en particulier lorsqu’ils rencontrent une forte opposition des institutions nationales et internationales. Ils sont alors progressivement absorbés par un élitisme démocratique et, piégés par les tensions de la politique représentative, leurs actions se réduisent à des mesures cosmétiques ou secondaires. En gros, ils échouent à amener plus de démocratie et à donner plus de pouvoir au peuple (comme en Grèce par exemple).

Dans des conditions plus favorables, un gouvernement populiste peut, comme en Argentine ou au Venezuela, réussir à accomplir la plupart de ses objectifs de base et être réélu régulièrement. Il peut ainsi impulser des changements assez considérables, qui améliorent la situation socio-économique des franges populaires et leur intégration dans la sphère politique, renversent le phénomène de déclassement des classes moyennes paupérisées, et améliorent les conditions de vie des travailleurs. Cependant, tout cela peut s’avérer insuffisant pour changer profondément les modes de production et les comportements de consommation (déterminés tant par la psychologie que par les structures sociales), qui conditionnent la majorité des identités sociales. Au Venezuela, par exemple, le changement social a reposé sur les revenus tirés des hauts prix du pétrole, mais quand ces derniers ont baissé, le mouvement chaviste n’a pas su proposer de réelle alternative. 

Et pourtant, le Venezuela fait partie des quelques pays latino-américains dans lesquels le populisme signifiait surtout l’intégration dans la vie institutionnelle des masses exclues, parfois pour la première fois. Cette seule perspective d’intégration des précaires jusqu’ici exclus a suffi à engendrer une polarisation très nocive, jusqu’à de quasi-guerres civiles. Ces phénomènes ont toutefois peu à voir avec la situation dans les « démocraties établies » d’Europe. Tournons plutôt notre attention vers l’Argentine, qui se situe bien plus près du paradigme européen. 

En Argentine, de nombreuses années d’exercice du pouvoir par des populistes hétérodoxes (à la fois nationaliste et populaire, redistributeur et anticommuniste, le péronisme est un phénomène politique unique, ndlr) ont permis de restaurer la situation d’avant-crise de la classe moyenne déchue et d’améliorer celles des couches sociales les plus précaires. Mais quand ces classes ont de nouveau ressenti un peu de stabilité et de sécurité, elles sont retournées aux vieilles habitudes consuméristes (en valorisant excessivement la libre circulation des capitaux internationaux, et en se ruant sur les biens importés après une période de privation, etc.). En conséquence, la fragile économie argentine a de nouveau été livrée aux forces de la mondialisation néolibérale, ce qui a conduit, une fois de plus, à une très profonde crise et à une autre intervention du FMI. 

L’ancien président uruguayen Pepe Mujica résume ainsi l’action des gouvernements de gauche latino-américains : bien qu’il aient plus ou moins réussi à s’occuper du problème de la pauvreté, ils l’ont fait en transformant les pauvres en consommateurs et non en citoyens.

En d’autres termes, même si de nombreuses avancées ne sont pas à négliger, la gauche péroniste contemporaine en Argentine s’est trouvée piégée dans une nostalgie et une imitation psychosociale du passé. Ce faisant, elle a reproduit les identités préexistantes tournées vers le capitalisme mondialisé, et, à long terme, cela a bénéficié aux forces politiques qui représentaient un retour à la normalité néolibérale (avec l’élection du président Mauricio Macri en 2015). L’ancien président uruguayen Pepe Mujica résume ainsi l’action des gouvernements de gauche latino-américains : bien qu’il aient plus ou moins réussi à s’occuper du problème de la pauvreté, ils l’ont fait en transformant les pauvres en consommateurs et non en citoyens.

Faut-il renouer avec le populisme ?

Sans doute avons-nous beaucoup misé sur le populisme. Mais avons-nous perdu à cause de ce pari ? La plupart des limites que nous avons évoquées ci-dessus à propos de la mise en place d’un supposé programme populiste semblent venir des difficultés qui émergent une fois au gouvernement. Evidemment, il n’est pas facile de combiner les priorités populistes avec la raison d’État. Certains populistes sont confrontés à leur incapacité de s’extraire d’une culture politique préexistante ou d’un cadre socio-économique, ou bien de gérer les menaces anti-populistes en protégeant ou en étendant la souveraineté populaire. 

Toutefois, ces problèmes ne semblent pas inhérents à la stratégie populiste en elle-même. De telles surdéterminations et cooptations par des forces extérieures peuvent affecter plus ou moins tout mouvement politique (même basé sur une classe sociale bien spécifique) lorsqu’il se retrouve confronté à des défis similaires dans des contextes historiques particuliers. En fait, on pourrait y voir les limites de tout projet de gauche au XXIe siècle visant à construire toutes sortes d’alternatives post-capitalistes.

Dans son introduction du dossier de Jacobin sur le populisme, Bhaskar Sunkara estimait que le populisme n’est pas ce que redoute le plus la classe dirigeante : « le populisme est le mot à la mode, mais ne vous trompez pas sur les raisons de la classe dirigeante pour redouter Jeremy Corbyn et Bernie Sanders. Ils ont peur de l’érosion de leurs biens mal acquis et de leurs privilèges. En d’autres termes, ils ont peur du socialisme, et non du populisme. » C’est le cas ! Mais il faut compléter cette analyse : ce qui effraie la classe dirigeante, c’est tout aussi bien la cause de certaines mobilisations (que l’on peut désigner sous l’étendard du socialisme) que la possibilité stratégique de mobilisation autour de ces causes (le populisme). 

En tout cas, il faut rappeler que sans la stratégie populiste, les idées socialistes et progressistes n’auraient jamais acquis une importance telle et un soutien aussi large. Sans une telle stratégie, les idées de Sanders n’auraient pas infusé dans une grande partie de la société américaine et appartiendraient toujours aux marges de la politique étasunienne. Cette stratégie n’est pas un phénomène récent inventé par les défenseurs du populisme de gauche, qui se contentent de la décrire et de définir ses contours. Historiquement, l’ethos populiste s’est manifesté dans les « fronts populaires » et d’autres stratégies, ainsi que dans les pratiques quotidiennes des partis de gauche, bien avant la conjoncture actuelle. 

Certains marxistes orthodoxes devraient peut-être s’intéresser un peu plus au questionnement de Marx lui-même à propos des alliances de classes et du rôle d’une représentation politique dichotomique. Voici comment il décrivait le processus instituant un sujet collectif comme acteur révolutionnaire :

“Aucune classe de la société ne peut jouer ce rôle [révolutionnaire] sans provoquer un moment d’enthousiasme pour elle-même et dans les masses, un moment dans lequel elle fraternise et se fond avec la société en général… Pour qu’un bien soit reconnu comme propriété de la société toute entière, tous les défauts de la société doivent parallèlement être attribués à une autre classe.”

Dans les dernières années de sa vie en particulier, Marx semblait en effet parfaitement conscient du besoin de s’adresser « au peuple », comme entité plus large que le seul prolétariat identifiable dans tout contexte socio-économique. En témoignent le grand nombre de travaux de recherche, depuis quelques décennies, sur l’intérêt de Marx pour le populisme russe et ses échanges épistolaires avec Vera Zasulich (écrivaine et activiste révolutionnaire menchevique, ndlr).

Si elle ignore l’intérêt de la stratégie populiste, la gauche risque de s’auto-isoler et de devenir insignifiante. Au lieu de nier les forces du populisme, nous devrions plutôt discuter des conditions historiques qui le favorisent, et ce qu’il permet à la gauche d’accomplir lorsqu’elle accède au pouvoir.

La gauche radicale et l’Union européenne : pourquoi autant d’ambiguïté ?

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Hémicycle du Parlement européen de Strasbourg ©Diliff

La question européenne demeure un point extrêmement sensible dans la plupart des partis politiques français et en particulier au niveau de la gauche radicale. Si ces atermoiements s’expliquent en grande partie par l’ambivalence de l’électorat sur cet enjeu, il n’en demeure pas moins que la gauche radicale – sous les couleurs actuelles de la France insoumise – gagnerait largement à clarifier sa position, dont découle par ailleurs toute la stratégie politique du mouvement.


Depuis les années 1980, la position de la gauche radicale vis-à-vis de l’Union européenne semblait être marquée par une lente évolution vers davantage d’euroscepticisme. Si une position totalement europhile n’a jamais été pleinement assumée, l’espoir semblait longtemps permis de pouvoir réorienter la construction européenne dans un sens plus social. Aussi chimérique que cela puisse paraître à l’heure actuelle, la profession de foi de Robert Hue, candidat pour le parti communiste à la présidentielle de 2002, indiquait vouloir la renégociation du traité de Maastricht avec notamment la transformation du pacte de stabilité, le changement des statuts de la Banque centrale européenne « pour qu’ils soient favorables à la croissance et à l’emploi », ainsi que « l’arrêt de la mise en œuvre des directives ouvrant les services publics à la concurrence ». Alors que la crise de la zone euro montra clairement l’aspect totalement irréaliste de telles ambitions, la France Insoumise, dans son programme pour l’élection présidentielle de 2017, semblait, enfin, avoir franchi le pas: la profession de foi de Jean-Luc Mélenchon signifiait vouloir « libérer le peuple français et les peuples d’Europe des traités européens et des accords de libre-échange qui les obligent à s’entre-déchirer. »

Ces modifications d’approche par rapport à l’Union européenne ne sont par ailleurs pas uniquement propres à la gauche radicale; d’autres acteurs politiques ont au cours de leur histoire récente largement modifié leurs positions sur cette dimension. Rappelons-nous ainsi qu’en 1988 le Front National militait en faveur de la mise en place d’une défense européenne et le fait de réserver en priorité les emplois aux Français et aux européens. Mais au fil des années, les positions du parti d’extrême droite se sont également largement durcies sur cette dimension jusqu’à proposer lors de la précédente élection présidentielle, un référendum sur l’appartenance de la France à l’Union européenne.

L’évolution de la position des partis politiques sur la dimension européenne semblait ainsi suivre une tendance historique d’augmentation de la défiance envers la construction européenne dans sa forme libérale avec trois ruptures assez clairement identifiables : le début des années 1990 et les discussions autour du traité de Maastricht, le référendum de 2005 sur la Constitution européenne, et le début des années 2010 marquées à la fois par la crise de la zone euro et ce qui fut qualifié de « crise migratoire ». Ainsi alors qu’en 1988, les partis pleinement europhiles obtenaient plus de 70% des suffrages, en 2017, parmi les principales formations politiques en lice, seul le mouvement En Marche d’Emmanuel Macron défendait clairement et largement l’Union européenne sans la critiquer outre mesure.

Alors qu’un clivage semblait s’instaurer et marquer clairement une ligne de rupture différente du clivage droite/gauche habituel, entre des formations politiques eurosceptiques et europhiles, la période post présidentielle de 2017 a semblé remettre en cause cette évolution.

Au sein de la France insoumise, la stratégie du plan A/plan B dans laquelle la sortie des traités européens est clairement une hypothèse prise en compte (plan B) si la renégociation des traités européens n’aboutit pas (plan A), est de moins en moins assumée. C’est au contraire uniquement une désobéissance aux traités européens qui est désormais envisagée. Du côté du Rassemblement National, les élections européennes de 2019 ont également montré une large inflexion du discours sur cette thématique, la sortie de l’euro n’étant même plus jugée prioritaire par la présidence du RN.

Faire face à des positions contradictoires sur l’Union européenne

Concernant l’enjeu européen, les mouvements politiques sont en effet pris entre deux feux largement contradictoires assez bien résumés par les données issues de l’Eurobaromètre[1]. Lors de l’étude menée cette année, 56% des Français déclaraient plutôt ne pas avoir confiance dans l’Union européenne quand 33% affirmaient avoir plutôt confiance dans cette institution. Néanmoins lorsqu’on demandait aux mêmes individus si la France ferait mieux face au futur si elle était hors de l’Union européenne, seules 32% des personnes interrogés étaient d’accord avec cette affirmation alors que 56% ne l’étaient pas.

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Hémicycle du Parlement européen de Strasbourg ©Diliff via Wikimedia

Ces données expliquent largement l’atermoiement quasi général des formations politiques sur la dimension européenne. La première question indique ainsi que le « marché » des positions pleinement europhiles est extrêmement limité et qu’il ne dépasse globalement pas la base de soutiens à Emmanuel Macron. Il faut d’ailleurs remarquer qu’en 2017, François Fillon, candidat pour un courant de droite historiquement pro-européen, et qui, dans les faits ne proposait aucune modification de la dynamique libérale actuelle de l’Union, avait fait disparaître l’enjeu européen de sa communication. Même sa profession de foi indiquait vouloir « Bâtir une nouvelle Europe, respectueuse des nations, recentrée sur ses principales priorités ».

La seconde question, quant à elle, montre que pour une majorité des Français, il est néanmoins difficile de franchir le pas et de prendre en considération une sortie de l’Union Européenne. Les incertitudes sur un possible retour au franc et le mélodrame du Brexit contribuent sans doute largement à cette incapacité d’envisager une alternative claire à l’heure actuelle. La base des citoyens pleinement eurosceptiques semble ainsi à l’heure actuelle aussi peu large que celle des citoyens pleinement europhiles. Cela explique largement la modification stratégique au sein de la FI et du RN depuis 2017.

Un choix stratégique majeur pour la gauche radicale

Cependant, si la dynamique programmatique du Rassemblement National et de la France Insoumise sur la question européenne fait apparaître quelques convergences, les deux mouvements sont dans des situations bien différentes. Le Rassemblement National ayant réussi à fédérer autour de lui une grande partie de l’électorat pleinement eurosceptique, il peut tenter une ouverture à un électorat de droite plus modéré sur cette question mais faisant face à la décomposition des Républicains, tout en espérant être suffisamment identifié à une position eurosceptique par la base de son électorat.

La gauche radicale dans son incarnation actuelle par la France Insoumise se trouve quant à elle dans une position stratégique complètement différente et est confrontée à deux positions irréconciliables. La première solution est d’adopter une position pleinement eurosceptique, qui, tirant le bilan de la construction européenne et des implications de la constitutionnalisation de politiques économiques libérales, assume pleinement la possibilité d’une sortie de l’euro et de l’Union Européenne. La seconde solution, celle qui semble davantage suivie ces derniers mois, est de concilier un discours fondamentalement eurosceptique à certains vœux pieux concernant la réorientation souhaitée des institutions et des traités européens.

Ce choix est fondamental dans la mesure où il détermine en grande partie la stratégie globale du mouvement, un choix de la transversalité dans le premier cas, contre un choix d’union de de la gauche dans le second.

Trancher la question plutôt que l’éviter

Pour ne pas choisir un électorat plutôt qu’un autre, la France Insoumise a jusqu’à présent cherché à ne pas trancher sur le moyen terme la question européenne. Lors de la campagne de 2017, l’enjeu européen se caractérisait avant tout par sa faible prise en compte dans la communication de Jean-Luc Mélenchon. De même, l’explication de la stratégie réelle voulue par le mouvement lors des élections européennes est demeurée  extrêmement précaire.

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Benoît Hamon en meeting © Marion Germa via Wikimedia

Si vouloir ménager les deux électorats en ne choisissant pas fermement une des deux positions et en ne communiquant pas sur cette dernière peut s’entendre d’un point de vue relativement abstrait, les conséquences peuvent néanmoins être extrêmement néfastes. Ne pas adopter de position claire porte en effet le risque de se couper des deux électorats plutôt que de les faire converger. Par ailleurs, même lorsqu’une position n’est pas pleinement assumée, elle prête néanmoins largement le flan à la critique. Rappelons ainsi, que lors de la campagne de 2017, Benoît Hamon, alors candidat du Parti Socialiste et de ses alliés, avait fait de la question européenne la pomme de discorde entre lui et Jean-Luc Mélenchon, mettant un terme à tout espoir d’alliance avec la France Insoumise.

La question européenne nécessite donc d’être clairement débattue et tranchée pour le moyen terme car, même si elle n’est pas à la base de la rhétorique de la gauche radicale, de la position sur cette question découle l’ensemble de la stratégie électorale. Quand la stratégie envisageant sérieusement une sortie de l’Union Européenne doit clairement déboucher sur une transversalité par rapport à l’habituel clivage gauche/droite et permet de toucher des catégories populaires intéressées par le vote Rassemblement national, voire abstentionnistes, refuser cette sortie permet de son côté de toucher des classes moyennes se situant traditionnellement davantage dans la rhétorique et le positionnement idéologique de la gauche plurielle.

Deux positions conciliables sur le moyen terme

Le problème majeur posé par ce choix stratégique est qu’il semble néanmoins difficile de se priver d’un de ces deux électorats pour une formation politique anti-libérale ambitionnant de prendre le pouvoir. C’est pourquoi contrairement à la stratégie suivie jusqu’ici, se contentant largement d’ignorer le problème plutôt que de le régler, tout l’enjeu est de pouvoir décider de la stratégie adoptée sur cette question, en amont des échéances électorales, dans les fameux « temps froids » de la politique[2].

Si dans un premier temps le choix de l’une ou de l’autre des stratégies empêche théoriquement de parler aux deux électorats, le travail de fond pouvant être mené sur la question européenne peut, sur le moyen terme, arriver à réconcilier ces électorats, l’aspect profondément libéral de la construction européenne pouvant à la foi entraîner un rejet des classes populaires sur les questions économiques et sociales et un rejet des classes moyennes sur la question environnementale. Ou, pour le dire autrement et d’une manière schématique, le besoin de protections sur le plan économique et social peut très bien converger avec un impératif de protection de l’environnement, si tant-est que l’articulation de ces dimensions soit suffisamment expliquée. Dégager ces convergences d’intérêts oblige en effet à un travail préalable de construction de l’opinion publique nécessitant lui-même une déconstruction des arguments abondamment présentés dans les médias dominants. Cela ne peut être réalisé que dans le temps court de la période électorale. Au contraire, c’est un axe majeur et impératif à traiter de la part des acteurs de la gauche radicale, pour lequel la réflexion et l’action autour de cette question doivent être envisagées durant les périodes de plus faible intensité politique.

[1]Avec toutes les réserves que peuvent susciter ce genre d’enquêtes quantitatives.

[2]https://lvsl.fr/pour-un-patriotisme-vert/

Comment la France insoumise est devenue un parti de gauche contestataire

©Blandine Le Cain

Après une campagne présidentielle en 2017 quasiment parfaite, les déconvenues se sont multipliées pour la France insoumise. Bien qu’une part de celles-ci puisse être imputée à des facteurs extérieurs, la réalité est que les erreurs stratégiques ont été nombreuses et qu’elles sont bien au cœur de la débâcle qui a conduit le mouvement à passer de 19,6% des voix aux présidentielles à 6,3% aux européennes. En cause, une vision de la politique qui relève de la guerre de mouvement permanente et d’une agressivité excessive dans le discours, notamment pendant les périodes qui se prêtaient à un récit plus consensuel et moins clivant. Analyse.


Au cours de l’année 2017, marquée par la mise en œuvre de la recomposition politique à laquelle nous continuons d’assister, nous avons identifié deux enjeux majeurs auxquels la France insoumise allait faire face si elle voulait élargir son électorat vers l’électorat macronien flottant et dégagiste et vers les classes populaires qui sont tentées par le vote Rassemblement national. Le premier passe par la construction d’une crédibilité afin qu’une candidature telle que celle de Jean-Luc Mélenchon ne soit pas perçue comme un « saut dans l’inconnu ». Car en effet, personne ne souhaite jouer son avenir sur un coup de poker. Dans une configuration où le néolibéralisme génère de nombreuses incertitudes et une forte anxiété, les populations ont besoin de certitudes et non d’aventurisme. Le deuxième enjeu consiste en la production d’un discours de protection patriotique face aux menaces de la mondialisation. La construction de ce discours patriotique doit être fondée sur un mode inclusif, et non sur celui de l’exclusion, c’est-à-dire à partir d’une conception civique et politique de la nation plutôt qu’à partir d’une conception ethnique et culturelle. Ce patriotisme est ainsi un levier fondamental pour recréer du lien et rompre le cercle infernal de l’atomisation et de l’individualisme. Très clairement, l’électorat du Rassemblement national émet une forte demande de protection qu’il est possible de capter pour lui donner un sens différent, c’est-à-dire en désignant les élites qui ont failli comme responsables des menaces qui pèsent sur la pérennité de la société plutôt qu’en désignant les plus faibles comme boucs-émissaires comme le fait le RN.

En d’autres termes, l’enjeu était de fournir une promesse d’ordre face à la pagaille néolibérale et non un simple discours de contestation et d’opposition au système. Personne n’a, du reste, besoin d’être convaincu que Jean-Luc Mélenchon est un opposant au système en place. Ce n’est donc pas sur cet aspect-là que les marges de progrès existaient. De notre point de vue, ce travail était en cours dans la France insoumise, mais il a été interrompu après la rentrée politique de septembre 2017.

Là où tout commence

Si l’on repart des suites de l’élection présidentielle, il est possible d’identifier une série d’hésitations quant à la stratégie à adopter. En manque de réponse, le mouvement est revenu à sa culture originelle qui est celle de la gauche radicale, ce qui s’est traduit par une série d’erreurs stratégiques sur lesquelles il faut revenir. Parmi celles-ci, la principale a été de vouloir mener une guerre de mouvement alors qu’il fallait mener une guerre de position. Dit autrement, la France insoumise a activé un discours adapté aux périodes chaudes au moment où il était nécessaire de développer une stratégie propre aux périodes froides où les rapports de force sont moins fluides. L’excès d’agressivité, en particulier, a laissé la formation politique désarmée et inaudible au moment de la mobilisation des gilets jaunes au cours de laquelle il fallait à la fois mobiliser un discours destituant et se présenter comme une option de recours. On nous répondra que la France insoumise n’a pas manqué de soutenir les gilets jaunes et de s’opposer au gouvernement. Sauf qu’un discours efficace ne peut pas être monotone. Plus personne n’écoute une force dont le discours n’est plus capable de produire des variations dans sa partition depuis des mois. Ce discours se mue inéluctablement en bruit de fond que tout le monde ignore ostensiblement. Pour illustrer cet argument, revenons sur les moments-clés qui ont ponctué la sortie de la présidentielle et qui démontrent que les choses ont été faites à contretemps.

Il y a d’abord eu les élections législatives qui ont été la première occurrence du retour d’une rhétorique agressive incarnée par l’attaque dirigée contre l’ancien premier ministre Bernard Cazeneuve. Ce dernier, seul membre du gouvernement relativement populaire, avait été qualifié d’« assassin de Rémy Fraisse » alors que la France insoumise allait avoir besoin des reports de voix de l’électorat socialiste aux élections de juin. À cela, il faut ajouter la ligne de campagne : l’ex-candidat Jean-Luc Mélenchon appelait vainement les électeurs à voter pour son mouvement afin qu’il devienne Premier ministre et qu’il mette en place une VIème République. Aux yeux des gens, la partie se joue lors de l’élection présidentielle qui est le rendez-vous politique majeur : on ne refait pas le match un mois plus tard en plein processus de dépolitisation et de reflux de la participation. Une alternative simple existait pourtant : appeler à voter pour la FI afin de donner de la force au projet de pays incarné par cette force politique. En somme, l’argument est de poser la première pierre d’une société qui doit advenir un jour ou l’autre. C’est par ailleurs exactement le discours qui aurait dû être mobilisé au soir du premier tour, plutôt que de livrer une image de défaite et d’aigreur.

Malgré cette mauvaise campagne, l’obtention d’un groupe parlementaire a permis au mouvement de retrouver une dynamique positive.

L’arrivée de ce nouveau groupe parlementaire a conduit à médiatiser l’action de députés fraîchement élus. Un de leurs premiers gestes a cependant été le retrait de la cravate qui est typique d’une attitude qui consiste à flatter sa propre sociologie et le cœur de son électorat : ici le segment urbain et diplômé de l’électorat insoumis. Cette transgression vestimentaire renvoie à l’imaginaire du désordre et de la contestation. Les classes populaires, de leur côté, cherchent à être représentées correctement. Il est possible de juger cela archaïque, mais c’est une donnée politique à partir de laquelle il faut composer.

La ligne qui a été choisie pour la rentrée 2017 se situe dans la suite logique de ces premiers symboles puisque le groupe parlementaire insoumis s’est mis à dénoncer le projet d’ordonnances sur le droit du travail comme étant un « coup d’État social ». Ce choix sémantique traduit une stratégie de polarisation complètement excessive au moment où, qu’on le veuille ou non, les Français attendaient de voir avant de fixer leur jugement sur l’action d’Emmanuel Macron. On entre ici pleinement dans le vocabulaire de la contestation alors que la période était celle du refroidissement politique et de l’attentisme. De façon convergente avec cette ligne, la FI a alors appelé à ce que la population sorte avec des casseroles, pratique typique de la Tunisie et de l’Amérique latine, et à ce qu’un million de personnes descendent sur les Champs-Élysées. L’absurdité de cet appel dénote une croyance selon laquelle il est possible d’appuyer sur un bouton pour provoquer une crise de régime.

Pourtant, ce discours n’était pas encore univoque comme l’illustre le premier passage de Jean-Luc Mélenchon à l’Émission politique face au Premier ministre Édouard Philippe le 28 septembre 2017. Les observateurs avaient alors été positivement étonnés de la cordialité du discours et du respect entre les deux hommes.

La stratégie contestataire

C’est dans la même Émission politique que le sort a pourtant été scellé le 30 novembre 2017. On se souviendra ainsi de l’échange extrêmement dur avec Laurence Debray, en complète contradiction avec l’image de recours au-dessus des partis qu’aurait dû chérir et préserver Jean-Luc Mélenchon. Image et attitude qu’il s’emploie deux ans plus tard à construire lors de son voyage en Amérique latine. Cette émission a marqué un choix très clair : il faut s’opposer, s’opposer et s’opposer.

C’est qu’à l’époque des premiers signes de mobilisation avaient lieu autour des étudiants et des cheminots. Le choix contestataire a donc impliqué une participation pro-active à la mobilisation. Pourtant, celle-ci marquait déjà la faiblesse des syndicats et était perdante d’avance en raison de son impopularité et de son incapacité à provoquer un débordement sociologique ou à renouveler ses formes. Comme toutes les mobilisations traditionnellement de gauche, c’est-à-dire composées de fonctionnaires, d’étudiants et de diplômés précarisés, son échec était prévisible, notamment lorsque son déclenchement intervient moins d’un an après l’élection du président de la République. De ce point de vue, le mouvement de l’hiver 1995 fait figure d’exception et la société a beaucoup changé depuis. Une attitude plus prudente aurait consisté à soutenir la mobilisation, mais en jouant le rôle de courroie institutionnelle et de porte-voix dans l’Assemblée plutôt qu’en voulant se substituer aux syndicats. Le résultat est que la déroute du mouvement est devenue celle de la France insoumise, qui a donc repris le porte-étendard du camp de la défaite.

À la suite de cette mobilisation a eu lieu le processus d’élaboration de la liste du mouvement aux européennes. Ce processus, vanté pour son originalité, a provoqué un changement de culture au sein de la FI. C’est durant cette période que cette force est devenue introvertie alors qu’elle était jusqu’alors extravertie. Les cadres se sont de fait focalisés sur les enjeux internes et ont cherché à mobiliser des ressources pour avancer leurs pions respectifs et tenter d’influencer la ligne. C’est en raison de ce processus interminable que les divergences internes se sont exacerbées et que les conflits et les départs ont été médiatisés. Quitte à ne pas être un mouvement démocratique, ce qui est revendiqué par la France insoumise et qui n’est pas un drame pour un parti ou mouvement politique, il aurait été peut-être plus prudent de régler la question en quelques jours et d’assumer l’imposition d’une liste avec autorité sans mettre en scène les divergences.

C’était sans compter sur les perquisitions au siège et chez plusieurs élus et cadres du mouvement. Cette scandaleuse opération de police politique a fait très mal à la France insoumise, notamment parce que les scènes ont montré aux Français un visage agressif, voire inquiétant, de cette force. C’est une donnée exogène, parmi d’autres, et il faut admettre que c’est une part de l’explication de la désaffection électorale à l’égard du mouvement qu’il ne faut pas négliger.

En parallèle de ce processus de sélection des candidats, une ligne illisible a été choisie pour les élections européennes. D’une part, le mouvement revendiquait le fait d’en faire un référendum anti-Macron alors que la FI n’était plus la première force d’opposition depuis de nombreux mois. In fine, l’idée d’un référendum ne pouvait faire que les choux gras du RN. D’autre part, un des présupposés de la campagne était que seul l’électorat urbain et diplômé votait aux européennes. Par conséquent, le mouvement a cru qu’il fallait « aller chercher les bobos » et venir chasser sur les terres du PS, du PCF, de Génération.s et d’EELV pour gagner des parts de marchés plutôt que de cultiver son originalité. Pour quiconque a regardé les débats des européennes à la télévision, il était clairement difficile de distinguer les lignes développées par ces différentes forces politiques qui se sont inscrites à gauche.

Les résultats des élections, au soir du 26 mai, ont fait la démonstration inverse : les forces qui ont gagné sont celles qui avaient un message clairement identifiable. Emmanuel Macron, malgré le manque flagrant de charisme de la tête de liste LREM Nathalie Loiseau, a ramassé la mise grâce à l’image de parti de l’ordre qu’il s’est taillée dans la répression violente des gilets jaunes. EELV a essentiellement capitalisé sur une marque simple et mise à l’agenda par le mouvement climat : l’écologie. Le RN, de son côté, a prospéré sur son message de protection et sur la peur de voir LREM arriver en première position à ces élections, dans le droit fil de la logique du référendum anti-Macron. Qu’a fait la France insoumise ? Elle a proposé une « voie de l’insoumission ». Comprenne qui pourra. Ces élections étaient pourtant l’occasion d’affirmer un message de protection et de défense des intérêts de la France en Europe, au moment où des instruments essentiels de notre souveraineté sont bradés. Alors que le Rassemblement national était dans les cordes, l’occasion a été manquée de récupérer une partie de ses électeurs qui désirent avant tout le retour d’un État qui protège. On pourrait évidemment y ajouter des méthodes de campagne qui posent question, notamment en ce qui concerne les dépenses massives dans des holovans (des vans avec des interventions des candidats par hologramme) qui ne représentaient plus une innovation et qui ont fait un flop, ou encore de nombreux meetings partout sur le territoire qui ont absorbé beaucoup d’énergie et de moyens pour une campagne qui se fait en réalité essentiellement sur le terrain des médias et des réseaux sociaux.

Le retour de la gauche d’opposition

Le bilan de ces événements est la réinscription de la FI dans l’espace de la gauche contestataire, magnifiquement symbolisée par la formule de la fédération populaire, qui sonne à peu près comme un Front de Gauche 2.0. De fait, le populisme a été beaucoup trop compris comme un discours d’opposition et d’antagonisme agressif, alors que ce n’est pas le cas comme l’illustre avec succès l’expérience d’Íñigo Errejón en Espagne, très proche des idées du philosophe Ernesto Laclau. Lorsqu’on parle de populisme, on parle de recherche de transversalité à partir d’une opposition à un adversaire commun. Cependant, il n’y a aucune raison que l’opposition à Macron se mue en résistancialisme et en obsession contestataire.

Dans la période post-présidentielle, des tâches fondamentales auraient pourtant pu être accomplies afin de mener une guerre de position et d’acquérir une culture institutionnelle indispensable à la conquête de l’État et à l’exercice du pouvoir. Un des défauts des mouvements, qui sont très efficaces pour gagner des élections et pour se mouvoir au sein des périodes électoralement chaudes, est précisément le défaut d’institutionnalisation. Par conséquent, sans pour autant redevenir un parti, des formes organisationnelles parallèles auraient pu être pensées pour les temps froids afin de se déployer dans la guerre de position.

C’est une des conditions importantes pour mener un travail de légitimation qui est impératif pour toute force de changement radical. Ce travail ne peut pas se réduire au programme, il passe aussi par un ensemble de codes et une culture à s’approprier. Conquérir l’État, c’est activer des réseaux et séduire des décideurs dont les logiques sont spécifiques. L’ouvrage de Marc Endeweld sur les réseaux de Macron, publié en 2019, illustre avec brio l’existence d’un État profond qui ne peut pas être délogé par les élections. Il faut donc être prêt à jouer à l’intérieur de ses interstices et de ses contradictions. Cependant, c’est un travail de longue haleine qui se prépare bien en amont, comme par exemple par la création d’un think tank, l’Intérêt général, intervenue seulement deux ans après l’élection présidentielle du côté de la France insoumise.

De façon convergente avec cet effort à caractère institutionnel, Jean-Luc Mélenchon aurait dû prendre de la hauteur beaucoup plus tôt afin de se positionner en recours. Après 2017 et son catastrophique second tour, Marine Le Pen s’est effacée pendant presque deux ans. Cela ne l’a pas empêchée de revenir en temps voulu. De ce point de vue, le volontarisme et la guerre de mouvement se sont retournés contre la France insoumise.

En réalité, si les gilets jaunes ont émergé, c’est parce qu’il n’y a plus d’opposition en France capable de canaliser le mécontentement. Si le RN s’est légèrement remis sur pied, il semble heureusement condamné à la simple gestion d’une rente électorale. De fait, les gens ont recours à la voie extra-institutionnelle pour se faire entendre quand tous les mécanismes de canalisation de la colère à l’intérieur des institutions, politiques et syndicales, ont été sabotés. De ce point de vue, le pouvoir exacerbe les tensions lorsqu’il mène des opérations de police politique et de sabotage des forces qui lui sont opposées.

Par ailleurs, les gilets jaunes fournissent une seconde leçon stratégique : on ne déclenche pas des guerres de mouvement en appuyant sur un bouton. Il faut accepter qu’on ne choisit pas le terrain sur lequel la bataille politique a lieu. C’est pourquoi il faut s’adapter aux différents types de périodes. Quand la société est très polarisée, il est pertinent d’activer une dose supérieure de conflit dans son discours, tout en jouant la carte du recours aux insuffisances du pouvoir. Quand la conjoncture politique s’apaise, même transitoirement, il faut faire redescendre le niveau de conflictualité.

Dans le cas contraire, le risque est d’être à contretemps et de rester très éloigné du sens commun. On pourrait faire le parallèle avec la question de l’union de la gauche. Il est paradoxal de voir que c’est juste après la présidentielle que la FI aurait pu réaliser un accord à son avantage qui lui assurait une domination durable sur les autres forces, et que c’est au moment où elle était déjà en dégringolade dans les sondages qu’elle s’est mise à considérer que Macron était le champion de la droite et qu’il fallait donc devenir hégémonique à gauche, objectif qui est d’ores et déjà hors de portée par ailleurs.

Et maintenant ?

À la veille des élections municipales, la France insoumise est dans une position très affaiblie. Son capital politique a été dilapidé, c’est pourquoi il lui est beaucoup plus compliqué qu’auparavant de mener une guerre de position. Ce sera vraisemblablement le cas jusqu’à la prochaine élection présidentielle. Des efforts de reconstruction et d’institutionnalisation ont été amorcés par la nouvelle direction, incarnée par Adrien Quatennens qui semble vouloir clore la page des deux dernières années et renouer avec l’aspiration de l’élection présidentielle. À l’évidence, la tâche n’est pas simple dans un contexte dégradé. De ce point de vue, il semble d’ores et déjà acté qu’il faudra un nouvel outil et une nouvelle option transversale, non définie à partir du clivage gauche-droite, pour affronter l’échéance de 2022. Cependant, il paraît peu probable que le coup réalisé en 2017 avec la France insoumise puisse être réédité sans changements très importants.

À ce titre, il est possible d’identifier une série de conditions pour propulser une option potentiellement victorieuse. Premièrement, celle-ci doit construire une opposition entre la majorité de la société et la petite minorité privilégiée qui s’est accaparée l’État, les médias, l’économie, etc. C’est ce type de clivage qui peut être majoritaire dans la société et entrer en résonance avec l’état moral du pays. De plus, imposer ce type de clivage permet d’effacer celui que l’extrême droite cherche à mettre en avant pour conditionner l’agenda et réordonner le champ politique, c’est-à-dire celui entre nationaux et immigrés non-assimilés.

Deuxièmement, cette option électorale doit se situer, sur le plan de sa rhétorique et de son identité, en dehors du clivage gauche-droite si elle souhaite élargir vers des électorats qui lui sont accessibles et qui lui font défaut : la fraction dégagiste des électeurs macronistes de 2017, les abstentionnistes, les classes populaires captives du RN et les jeunes qui ont été un des points forts de la FI au cours de la dernière élection présidentielle. C’est ici que le patriotisme progressiste, inscrit dans le droit fil de la Révolution française, entre dans la danse. La transversalité de la référence à la patrie et à la nation civique permet de déborder l’imaginaire restreint de la gauche traditionnelle.

Troisièmement, cette force doit générer des certitudes et faire la démonstration de sa crédibilité. De ce point de vue, le discours sur la convocation d’une constituante au lendemain d’une élection semble contre-productif. Il n’est pas possible de déclarer « donnez-moi le pouvoir pour que le lendemain je l’abandonne. » Les électeurs élisent des représentants pour qu’ils assument le pouvoir et leurs responsabilités. La référence à l’Amérique latine trouve ici une de ses limites. À l’inverse, le système de shadow cabinet du Labour au Royaume-Uni est une référence intéressante.

Quatrièmement, il faudrait que cette option apparaisse comme neuve et innovante, non nostalgique des formes du passé. La France est en particulier très en retard en matière d’usage politique de l’environnement numérique. Alors qu’il y a beaucoup de place pour innover, peu de forces politiques semblent avoir pris cette voie. La France insoumise reste, à cet égard, la formation la plus en avance sur ses concurrents, exception faite d’Emmanuel Macron sur certains segments. Comme l’illustrent les champs politiques italien et étasunien, beaucoup de choses sont à faire en la matière. Enfin, il n’y a pas de discours victorieux contre Emmanuel Macron sans suivre une ligne de crête qui allie un message d’ordre et de protection d’une part, de la nouveauté, de la hype et de la disruption d’autre part. D’une certaine façon, il est nécessaire de définir un alliage complexe entre les aspirations progressistes et les aspirations défensives de conservation de l’existant.

Est-ce que la France insoumise est encore capable de se transformer en parti de gouvernement et de changement radical ? Il y a de nombreuses raisons d’en douter. Son avantage, pour l’heure, est que ses concurrents semblent encore moins en situation d’exploiter la nouvelle donne politique créée par le macronisme, qui a pour le moment annihilé toute forme d’alternative à l’intérieur du bloc oligarchique. 2022 est encore loin et ce quinquennat ne manque pas de surprises comme le démontrent l’affaire Benalla et le mouvement des gilets jaunes. Le champ politique français semble plus que jamais marqué par le sceau de l’incertitude radicale et par l’impossibilité d’établir des anticipations linéaires. À n’en pas douter, les rapports de force vont encore sensiblement évoluer et se déplacer. Rien n’est donc acté.

Íñigo Errejón : « L’axe gauche-droite est l’axe de l’establishment »

Politician Iñigo Errejon at “ Mas Madrid “ rally final campaign event during Spain Autonomic and Regional Elections in Madrid on Friday, 24 May 2019.

De passage à Paris pour notre université d’été, Íñigo Errejón nous a accordé un grand entretien qui est désormais un rite annuel. Le paysage politique a beaucoup changé depuis le début de ces échanges : notre interlocuteur a lancé son propre mouvement Más Madrid, tandis que les expériences populistes de gauche sont en crise partout en Europe et que le PSOE a repris la main sur l’agenda en Espagne. Son ancienne formation, Podemos, subit des déconfitures électorales régulières qu’il explique par « l’abandon de sa vocation transversale » et sa conversion en formation de gauche radicale traditionnelle. Le creux de la vague est cependant l’occasion parfaite pour interroger celui qui plaide pour un populisme démocratique. Entretien.

LVSL – Il semble que les partis populistes de gauche traversent à l’heure actuelle une grave crise à l’échelle européenne. La France insoumise est passée de près de 20% à l’élection présidentielle de 2017 à 6% aux dernières élections européennes. Les résultats de Podemos se sont affaissés lors des élections générales du mois d’avril et le parti a perdu deux tiers de ses élus dans les régions. Le Labour a lui aussi subi un revers. Comment analysez-vous ce recul ?

Íñigo Errejón – Tout d’abord, il me semble important de rappeler que nous devons entretenir et prendre très au sérieux les espaces de réflexion collective au service de la transformation et de l’émancipation, car il arrive que la logique partisane nous bride et nous empêche de penser. Avec les partis que vous citez, nous avons renversé l’échiquier politique de nos pays respectifs, ou tout du moins introduit d’importantes nouveautés, car nous avons osé penser au-delà de la discipline des partis. Les formations partisanes ont besoin de discipline pour fonctionner, mais c’est un mécanisme qui tue la pensée. En ce sens, il faut dans un premier temps reconnaître qu’on a assisté à un déclin général et sans palliatifs des formations que l’on a qualifiées, avec tous les problèmes que cela suppose, de populistes de gauche. Cette chute s’est produite quasiment partout.

Nous devons aussi admettre que ce déclin a des causes qui sont propres à ces mouvements. On ne peut pas s’enfermer dans une lecture qui consisterait à justifier les échecs par la mauvaise foi de médias conspirateurs ou par les manœuvres des oligarchies de nos pays, ni rejeter la faute sur nos voisins ou sur ceux qui ne pensent pas comme nous au mot près. On entrerait dans un cercle vicieux d’ailleurs très typique des formations post-communistes qui prétendent ne jamais commettre d’erreurs et qui n’admettent pas l’autocritique. On ne cherche jamais à analyser ce qui aurait pu être mieux fait, ce qui n’a pas fonctionné, et celui qui ose émettre une analyse devient immédiatement un ennemi ou un traître. Dès lors, ne demeurent au sein des partis que ceux qui sont prêts à répéter trente ou cinquante fois la vérité officielle, de telle sorte que si le parti affirme qu’il pleut alors qu’en réalité il fait une chaleur infernale, les porte-paroles répètent en boucle qu’il pleut.

« En réaction à ce déclin les partis cherchent à se rassurer dans la zone de confort de la gauche. »

C’est un bon mécanisme pour assurer la survie interne d’un individu dans un parti politique, mais c’est aussi la meilleure façon de tuer le parti politique en question, qui perd toute capacité hégémonique du fait de son inaptitude à la réflexion. La série Chernobyl, qui contient par ailleurs un certain nombre de préjugés occidentaux à l’encontre de la Russie ou de l’Union soviétique, décrit bien cette réalité effrayante : la volonté de conserver son emploi, son prestige personnel, à l’intérieur d’une structure qui entre en crise et qui accentue par conséquent son autoritarisme, conduit chacun à taire ce qu’il pense réellement. De cette façon, les réunions ne sont que le théâtre de la vérité officielle, personne n’ose émettre un avis sur l’ampleur de la catastrophe nucléaire par peur de perdre sa position et sa sécurité personnelle à l’intérieur de la structure.

La première étape consiste donc à reconnaître le désastre et l’ampleur de la chute. Il est émotionnellement compréhensible qu’en réaction à ce déclin les partis cherchent à se rassurer dans la zone de confort de la gauche. Lorsque la situation se dégrade, on en revient aux fondamentaux, à ce qu’on connaît déjà. C’est une posture rassurante, qui n’exige pas un haut degré de réflexion et qui permet de survivre un temps, mais en aucun cas de gagner.

Je ne sais pas s’il en va de même en France, mais en Espagne, la gauche n’a plus qu’un seul mot d’ordre quelle que soit la question posée : l’union de la gauche. En 2014, Podemos avait cinq eurodéputés et Izquierda Unida six, soit onze au total. En 2019, les deux organisations concourent ensemble aux élections européennes et ne décrochent que six sièges. Mais même devant ce constat implacable, comme s’il s’agissait d’un dogme religieux, on continue à entendre que la solution réside dans l’union de la gauche, que la gauche n’était pas suffisamment unie, etc.

Nous qui n’appartenons pas à ces courants de la gauche plus traditionnelle, nous avons toujours défendu l’idée qu’une force aux aspirations et aux valeurs de gauche n’est utile que lorsqu’elle se transcende et se montre capable d’embrasser au-delà des convertis, d’aller chercher ceux qui manquent, d’entrer en relation avec des secteurs de la population qui ne s’identifient peut-être pas à la gauche d’un point de vue identitaire, mais qui partagent néanmoins les mêmes aspirations, les mêmes craintes, les mêmes préoccupations et les mêmes demandes.

Il est clair que la capacité des forces populistes de gauche à y parvenir a décliné ces derniers temps. Pourquoi a-t-elle décliné ? À mon avis, nous avons sous-estimé le poids des institutions, leur capacité à être les dépositaires de la volonté des classes populaires et à leur permettre de vivre plus en sécurité et plus sereinement. Je pense que nos discours ont souvent été perçus comme exclusivement utopiques ou idéalistes, voire aventuristes, comme si on proposait aux citoyens de lancer les dés et de voir ce qu’il advient. Pendant ce temps, les propositions de nos adversaires, qu’ils soient néolibéraux ou réactionnaires, sont considérées comme crédibles même lorsqu’elles ne suscitent pas la sympathie. Et parfois, dans les périodes de doute ou d’instabilité, nos peuples préfèrent les certitudes négatives aux promesses incertaines.

En venant jusqu’ici, j’ai aperçu sur la route l’affiche d’une force politique de gauche [ndlr, le Parti communiste français] qui disait « pour une Europe des gens contre l’Europe de l’argent ». Le néolibéralisme a naturalisé l’importance de l’argent dans le quotidien : au travail, à l’école, dans tous les aspects de la vie sociale. Tant que nous n’aurons pas déconstruit cette toute puissance de l’argent dans la vie sociale, prétendre vouloir l’éradiquer en un slogan est illusoire, personne ne peut le croire. D’ailleurs, il faudrait plutôt faire la preuve de notre capacité à gérer l’argent, car il est peu probable qu’il disparaisse de l’organisation de nos sociétés. Il est possible que beaucoup de citoyens sympathisent avec l’idée d’une Europe plus proche des gens que de l’argent, mais ils ne saisissent pas comment cela pourrait être possible, encore moins à court terme.

Il faudrait pour ce faire avoir longuement développé sur le terrain social un processus populaire, de transformation, écologique et tourné vers la justice sociale pour démarchandiser les relations sociales régies par l’argent et les remplacer par des relations communautaires, coopératives et publiques. En d’autres termes, faire infuser l’idée que les droits dont nous disposons sont rattachés à la qualité de citoyen et non à celle de client. Bref, c’est ce processus populaire qui permet de rendre véritablement tangible un discours, sans quoi les dizaines de milliers d’affiches soigneusement collées sur tous les murs de Paris ne pèseront rien face au téléphone portable, aux applications mobiles, aux magasins, aux séries Netflix, aux chansons qui rappellent constamment à chacun d’entre nous que c’est l’argent qui commande.

C’est la leçon de Gramsci selon laquelle en politique, il faut attaquer l’adversaire là où il est le plus faible, et non là où il est le plus fort. Ses points forts doivent quant à eux être affrontés sur le terrain culturel et intellectuel. Un écrivain, un artiste, peut se permettre de se confronter aux idées qui sont les plus fermement ancrées dans le sens commun. Mais lorsqu’on fait de la politique, on ne peut envisager son combat sur cinq siècles : une campagne électorale est un combat de quinze jours.

LVSL – Les forces politiques qui se présentent aux élections sont donc impuissantes sur le plan culturel ?

I.E. – On ne peut pas attaquer l’adversaire sur les idées qui sont les plus enracinées dans le sens commun des gens, même si ces idées nous sont détestables. Les idées les plus solidement établies ne se combattent pas par des déclarations d’intention, mais en démontrant dans la pratique, en gouvernant, qu’il est possible d’instaurer des relations sociales d’un autre type. C’est une démonstration du quotidien, à travers des politiques publiques qui déconstruisent l’emprise du marché sur les relations sociales, qui freinent la loi du sauve-qui-peut et la compétition de tous contre tous. Je crois que nos peuples reconnaissent aux forces démocratiques et populaires leur capacité à pointer du doigt les problèmes, à identifier et à dénoncer ce qui ne fonctionne pas, mais ils ne leur reconnaissent pas la faculté de proposer des solutions et de résoudre ces problèmes.

Les citoyens peuvent donc te suivre dans la critique, mais lorsqu’ils se demandent qui sera le plus en mesure d’apporter des solutions, ils ne te trouvent plus si raisonnable. Dans cette configuration, deux réponses émergent : la réponse social-libérale, qu’elle provienne de son aile traditionnelle ou bien de la social-démocratie, qui consiste à dire « il n’y a pas d’alternative au néolibéralisme mais on peut appliquer des rustines » ; ou la réponse réactionnaire, qui consiste à dire « construisons une communauté qui se cimente par l’exclusion du plus faible, de celui qui arrive de l’extérieur sur un bateau de fortune, de celui qui a la peau un peu plus foncée ou un nom à consonance étrangère. »

Nous avons devant nous un travail de taille : convaincre que notre horizon est accessible quand tout le fonctionnement de la société – le loisir, la vie privée, les relations personnelles, l’économie, le travail – indique le contraire. Nous devons être modestes et faire preuve d’esprit stratégique lorsque nous choisissons quelles batailles nous menons, car à vouloir percuter de plein fouet le mur du sens commun néolibéral, on s’ouvre le crâne. Bien souvent, nous ne sommes pas considérés comme des forces capables de garantir la sécurité et l’ordre. Nous devons nous demander quels sont les éléments de nos parcours, de notre biographie, et quels terrains de politiques publiques sont les plus susceptibles de nous rendre crédibles auprès de la population. Car personne ne vote uniquement pour une force de contestation ou de résistance. Ou alors seulement les citoyens dont la plupart des problèmes sont déjà résolus, ou les étudiants, ou les fonctionnaires. Mais les gens qui peinent à boucler les fins de mois, dont les problèmes sont perceptibles au quotidien, ne votent pas pour envoyer la voix de la contestation au Parlement – ou bien seulement au Parlement européen, comme personne ne sait très bien quel est son rôle. Mais il est crucial de démontrer qu’on a la capacité de prendre les rênes du pays, et cette confiance se gagne petit à petit, c’est un processus de longue haleine.

La défaite culturelle que nous a infligée le néolibéralisme ces trente dernières années est à prendre très au sérieux. On ne peut pas s’adresser au peuple comme si Thatcher n’avait pas existé, comme si nous n’étions pas soumis depuis trois décennies à une pensée dominante qui ne se contente pas d’un slogan sur une affiche mais irrigue tous les aspects de la vie. C’est sur ce terrain que nous avons à lutter, même si cela ne nous plaît pas. La première étape pour renverser le néolibéralisme triomphant consiste à admettre sa victoire, pour ensuite exploiter ses failles et ses interstices.

Personne ne peut sérieusement imaginer que l’on va gouverner l’Europe contre l’argent, pas même ceux qui collent les affiches. Même les expériences du socialisme bureaucratique ont été incapables d’éliminer le marché, à quoi bon répéter des mantras dans lesquels on ne croit pas ? Dire l’inverse dans une réunion de gauche est impopulaire, et on s’expose à un procès en réformisme. Mais force est de constater que même les expériences de gouvernement socialistes et démocratiques les plus avancées n’ont pas pu aller au-delà d’un certain seuil, pourquoi alors cherche-t-on à viser si haut dans nos slogans ? Car on ne cherche pas à gouverner, on cherche à être à l’aise dans notre zone de confort. Si l’on veut vraiment gouverner, la question est simple : de quoi ont besoin les gens d’en bas ? Que peut-on obtenir de ceux d’en haut ? Peut-on offrir un projet qui soit compréhensible pour ceux d’en bas et impossible à assumer pour ceux d’en haut ? Ce sont les questions clés pour penser une démarche contre-hégémonique. Faute de se les poser, tout ce que l’on fait, à mon avis, c’est écrire une lettre au Père Noël.

LVSL – Vous avez longtemps argumenté en faveur de l’idée selon laquelle l’axe gauche-droite n’est plus le clivage le plus pertinent à mobiliser pour espérer l’emporter. Mais le 26 mai, lors de votre discours au soir des résultats électoraux dans la Communauté de Madrid, vous avez salué la naissance d’une « nouvelle gauche », en référence à votre parti, Más Madrid. L’étiquette « gauche » a-t-elle repris de la valeur ? Faut-il comprendre par-là que le moment populiste est dorénavant clos ?

I.E. – Ce n’était sans doute pas l’expression la plus judicieuse à employer. J’essaie d’avancer sur deux terrains à la fois, avec un pied sur le terrain de la réflexion intellectuelle et un autre dans le combat politique, en tant que porte-parole de Más Madrid. Lorsqu’on s’investit dans le travail théorique, intellectuel, on s’exprime d’un point de vue plus réflexif, et on s’exprime moins. Un porte-parole doit parler tous les jours. Et je cours le risque de voir chacun de mes propos interprétés dans un sens ou dans un autre. Parfois, c’est sous l’effet de la pression, ou lorsque s’ouvre une conjoncture nouvelle sur laquelle je n’ai pas eu le recul suffisant pour réfléchir. C’est pourquoi je pense qu’il est plus utile de suivre mes propos dans de longs entretiens réflexifs plutôt que dans ce type de déclaration.

« L’axe gauche-droite sert à conserver l’existant. »

Cela dit, il est clair que l’axe gauche-droite est de retour dans la politique espagnole. Pour moi, c’est une mauvaise nouvelle : l’axe gauche-droite est l’axe de l’establishment. Lorsque c’est l’axe gauche-droite qui ordonne le jeu politique, chaque force peut être placée comme un curseur sur une ligne : le PSOE d’un côté, Ciudadanos plus au milieu, ensuite le PP, puis Vox, etc. Dans cette configuration, on finit par se retrouver enfermé dans un petit coin, « à la gauche du PSOE », un petit coin qui ne permet jamais de gagner les élections. L’axe gauche-droite sert à conserver l’existant. Cependant, et c’est peut-être moins le cas en France, je crois que cet axe parle encore aux gens lorsqu’il s’agit de situer les forces politiques. On continue de leur demander de se positionner sur une échelle gauche-droite qui va de 0 à 10. Je pense que nos projets politiques ne doivent pas être déterminés par l’axe gauche-droite, mais il faut avoir en tête qu’il fait encore sens dans notre société. Je dois donc trouver un certain équilibre. D’autant plus que nous n’avons pas trouvé un meilleur mot pour exprimer ce que nous sommes. Nous avons le projet de récupérer et d’approfondir la démocratie en Espagne, de mettre en œuvre des mesures de justice sociale, d’égalité entre les hommes et les femmes, de réaliser la transition écologique, etc. Alors évidemment, c’est très long à dire ! Beaucoup de gens appellent encore tous ces éléments réunis « la gauche ». Ils sont de moins en moins nombreux à s’identifier en ces termes, désormais on voit émerger les termes « progressiste », « libéral », mais aussi « écologiste » et « féministe ». Beaucoup se disent du centre ou apolitiques. Ce sont des étiquettes émergentes, mais une majorité de la population – une majorité décroissante – continue de voir dans la gauche et la droite des références, davantage pour identifier l’autre que pour se qualifier soi-même. Beaucoup de gens parlent de gauche ou de droite pour désigner l’adversaire et s’identifient donc en termes relationnels : « si eux sont de gauche, je suis de droite », et vice-versa.

Je continue de penser que nous sommes avant tout engagés pour les valeurs de l’approfondissement démocratique, de la liberté républicaine, de la justice sociale, de l’égalité et du féminisme, et que l’identité politique qui se construit autour de ces thèmes ne peut être limitée à la gauche. De fait, ce n’est pas seulement la gauche. Par exemple, nous sommes arrivés en tête aux élections municipales dans la ville de Madrid avec Manuela Carmena. Cela signifie-il pour autant qu’il y a une majorité de gauche à Madrid ? Non. Quand la figure de Manuela Carmena est absente, aux élections générales notamment, ce sont les droites qui gagnent à Madrid. Je continue de penser qu’il faut dépasser l’identité politique de la gauche et avancer vers une identité nationale-populaire démocratique plus large.

Néanmoins, l’axe principal de la vie politique espagnole est de nouveau l’axe gauche-droite. Ce phénomène est directement lié au retour de la centralité du PSOE. Le PSOE a repris l’initiative, ce qui nous a ramené à la configuration parlementaire gauche-droite que le mouvement des Indignés avait été capable d’altérer et de dépasser. De mon point de vue, c’est une mauvaise nouvelle, mais je prends acte des conditions discursives dans lesquelles je suis contraint de travailler. Je crois qu’on a toujours besoin de dépasser l’identité de gauche. Toutes les initiatives vraiment intéressantes vont au-delà et désordonnent la frontière gauche-droite. Mais comme une bonne partie de ceux qui m’écoutent donnent encore du sens à la gauche et à la droite, j’y ai toujours recours et je précise que je viens moi-même de la gauche mais qu’il est crucial de s’adresser non pas seulement à la gauche mais aussi et surtout à l’ensemble de la population pour construire un peuple. Quoiqu’il en soit, il est vrai qu’une dichotomie entre bloc progressiste et bloc conservateur s’est imposée.

LVSL – Et ce n’est pas la même chose que gauche et droite ?

I.E. – Cela peut être inclus. Cet axe peut même représenter un retour en arrière dans la mesure où les questions qui divisent le bloc progressiste et le bloc conservateur sont uniquement des questions de droits civils [ndlr, en France, on parlerait de « sociétal »], qui sont par ailleurs tout aussi importantes que les questions de redistribution des richesses et de justice sociale. Mais il est vrai que ces dernières sont occultées par l’axe qui divise le bloc progressiste et le bloc conservateur car celui-ci se crée sur un type de thèmes précis. C’est-à-dire que ce qui divise ces deux blocs n’est pas le fait de mener des politiques énergétiques au service des grandes entreprises d’énergie, de conduire des politiques de flexibilisation du marché du travail ou de favoriser la précarisation et le transfert de richesses des travailleurs vers les dirigeants d’entreprises, car ces politiques sont aussi celles du PSOE. Ce qui différencie le bloc progressiste du bloc conservateur sont la relation et les positions à l’égard des personnes LGBTI, du féminisme et de la mémoire historique. Ces questions sont fondamentales, c’est certain, mais il manque une autre partie du projet qui est la justice sociale, la défense des services publics et la reconquête de la souveraineté populaire pour que l’Espagne mène une politique de réindustrialisation intelligente au sein de l’Union européenne. L’axe progressistes-conservateurs occulte ces questions. Je dirais que c’est un axe qui convient pour les périodes de recul où il faut adopter des positions défensives. Sur le plan historique c’était encore hier, mais il y a quelques années, le débat politique s’organisait à partir du clivage entre les gens d’en bas et le haut de la société, le peuple contre la caste selon la formule consacrée. Aujourd’hui, en partie à cause de la stratégie de Podemos qui s’est réinscrit dans l’espace de la gauche traditionnelle, le débat s’organise à partir de l’opposition entre progressisme et conservatisme. Cette caractéristique de l’agenda politique facilite les choses pour le PSOE qui s’y sent particulièrement à l’aise.

LVSL – C’est ce que nous voulions vous demander. Pendant votre campagne, vous avez particulièrement mis en avant une opposition horizontale entre « ceux qui veulent faire avancer le pays » et « ceux qui veulent le faire retourner dans le passé » de façon assez macronienne. Est-ce que vous avez renoncé à la division entre ceux d’en bas et ceux d’en haut ?

I.E. – Disons que les deux axes existent. Par exemple, pendant un meeting j’ai fait un discours à Leganés [ndlr, une des banlieues populaires de Madrid] qui a eu un certain succès sur les réseaux sociaux. Il a été repris en y ajoutant du rap et d’autres musiques. Il s’agissait clairement d’un discours justicialiste en faveur de la grande majorité de la population par opposition à la petite minorité expropriatrice. J’y opposais de façon vive les intérêts populaires à ceux des privilégiés. Je crois donc qu’il y a ces deux dimensions qui traversent la politique espagnole de façon conflictuelle. Il est évident qu’il y a un axe qui domine l’agenda, qui est pour l’instant celui entre progressistes et conservateurs. Mais moi je n’oublie jamais le second axe, car les libertés conquises ne peuvent pas être durables et soutenables sans institutions et droits sociaux qui te permettent de vivre sans avoir peur du lendemain. Vous ne devez pas oublier que nous avons une droite espagnole, ou plutôt des droites, qui n’ont aucun aspect populaire et social contrairement à une partie de la droite française. Chez nous, elles sont toutes strictement néolibérales sur le plan économique. Elles mènent un projet de néolibéralisme autoritaire qui s’attaque au féminisme et à l’émancipation des femmes, aux droits des LGBTI et aux personnes migrantes. Elles font leur beurre en mettant de l’huile sur le feu sur le conflit territorial lié à la question catalane, ce qui leur permet de construire l’Espagne contre la Catalogne, et non par un accord avec les Catalans. Sur ces questions-là, nous partageons les mêmes vues que le PSOE. Mais sur les enjeux de développement économique souverain intelligent, couplés à une transition écologique et une politique de justice sociale inclusive, nous ne partageons pas la même vision que les socialistes. En conséquence, quand le premier axe domine nous sommes dans le même camp que le PSOE, quand c’est le second, nous lui sommes opposés.

Je vais vous donner un exemple. Le samedi qui vient va avoir lieu une gay pride festive de grande ampleur à Madrid. Cela sera à la fois une mobilisation festive de masse et la première grande manifestation contre la nouvelle municipalité de droite au sein de laquelle Vox [ndlr, l’extrême droite néo-franquiste espagnole] a déclaré vouloir interdire la gaypride à l’intérieur de Madrid pour l’exporter dans un parc de la Casa de campo [ndlr, le principal parc de Madrid]. Ce jour-là, l’axe qui va dominer le débat politique sera le progressisme en termes d’avancée dans la conquête de droits civils contre un conservatisme chaque fois plus réactionnaire que conservateur. Sur cet axe, nous ferons bloc avec le PSOE. Mais quand le débat aura lieu sur la réforme du marché du travail, sur la protection des retraites, sur les conséquences d’une économie fortement oligarchique et dépendante des combustibles fossiles, prédatrice à l’égard du territoire, alors nous irons beaucoup plus loin que le PSOE, et nous suspectons celui-ci de faire des annonces fallacieuses sur ces sujets en clamant ses bonnes intentions mais en ne les mettant jamais en œuvre. C’est un parti qui est réformiste jusqu’à ce qu’il ait à toucher aux intérêts des oligarchies espagnoles, auxquels il ne touche jamais. Il est réformiste en demandant « s’il vous plaît ». Lorsqu’au cours d’un projet de réforme il se retrouve face à l’oligarchie, il s’excuse platement, demande pardon et s’efface. Donc même si on partage des positions avec le PSOE sur un axe, sur l’autre nous cherchons à mettre en œuvre des politiques de changement que celui-ci ne va jamais oser appliquer. Notre défi est de relier les deux axes existants, ce que nous essayons de faire en permanence, de telle sorte qu’aucun des deux ne domine l’autre.

Il y a une partie de la gauche traditionnelle et une partie de la droite communautarienne [ndlr, la droite antilibérale] en Espagne qui essaient d’opposer ces deux axes en disant que si on ne parle pas d’un axe c’est parce qu’on parle de l’autre. C’est une erreur, l’enjeu est d’articuler ces deux dimensions. Il n’y a pas de demandes sociales qui soient erronées et d’autres qui soient vraies. En Espagne, les demandes de liberté et d’égalité qui proviennent du mouvement féministe et du mouvement LGBTI sont extrêmement fortes. Elles sont donc réelles. Il ne s’agit pas de demandes « culturelles » opposées à des demandes « matérielles ». Il n’y a rien de plus matériel que le fait d’avoir le droit de décider de ce qu’on fait de son propre corps ! De la même façon, légiférer pour lutter contre les agressions physiques subies par les couples homosexuels lorsqu’ils se baladent dans la rue de telle sorte qu’ils vivent dans la peur ne peut pas être réduit à du « culturel ». N’est-ce pas dingue que le droit à ne pas se faire frapper soit considéré comme culturel ? Y-a-t-il quelque chose de plus matériel qu’un coup de poing ? Il faut lutter contre cette tentative économiciste d’opposer les luttes culturelles et économiques qui plaît à une partie de la gauche et à une partie de la droite. Doit-on considérer que le droit d’une femme battue à s’en aller de la maison de son agresseur et à avoir un hébergement alternatif soit une lutte culturelle ? Avoir un toit où personne ne nous frappe est quelque chose de purement matériel ! Notre devoir est de rompre cette logique afin de permettre une alliance entre les demandes d’extension des droits civils et de la liberté, et la lutte pour la redistribution des richesses et la justice sociale. Il faut les lier et les entremêler. C’est ce que nous essayons de faire à travers notre projet de patriotisme vert, de patriotisme qui prend soin de la terre comme de la vie. Nous devons prendre soin de notre communauté nationale et de l’environnement dans lequel nous vivons. Mais il est encore tôt pour savoir si ce projet peut marcher. Nous sommes encore à l’étape du work in progress.

LVSL – L’an dernier, dans Le Figaro, vous déclariez que « la plus grande réforme, c’est l’ordre », et vous revendiquiez le fait de répondre à une certaine nécessité conservatrice. En parallèle, vous qualifiez votre populisme de « progressiste ». En France, ce terme a été hégémonisé par Macron et renvoie à l’ouverture à la mondialisation, au processus d’atomisation et à la destruction de tous les liens de solidarité. Ne pensez-vous pas qu’il y a une contradiction profonde entre ce progressisme et le conservatisme que vous revendiquez ?

I.E. – Oui, vous avez parfaitement raison. Mais la contradiction est très simple, c’est la même que lorsque je prends un avion pour atterrir à Madrid. Je crois qu’on va faire de cet entretien un entretien de confession : je me sens parfois plus à l’aise avec les termes à partir desquels le débat politique se construit en France. Mais ensuite je dois rentrer en Espagne… Dans un journal conservateur comme Le Figaro, on comprend mieux ce que je veux dire lorsque je parle d’une certaine forme de conservatisme ; alors qu’en Espagne ou bien cela provoque des polémiques, ou bien le journaliste ne prend pas de notes car cela ne lui semble pas pertinent, même s’il travaille pour un média de droite. Curieusement, je me sens plus à l’aise lorsqu’il s’agit de discuter dans les termes dans lesquels le débat politique est installé dans le champ sémantique français. Mais je ne dédie pas ma vie au travail intellectuel, même si celui-ci me passionne et que j’y consacre mon temps libre. Je suis un porte-parole politique, je m’exprime à la télévision presque tous les jours en Espagne, je dois donc m’exprimer dans des termes qui seront compris dans le débat politique espagnol. Il est en tout cas surprenant de voir comment les débats politiques français et espagnol se sont mis à diverger.

J’utilise à dessein le terme progressiste dans le contexte espagnol et parce que ma formation intellectuelle et politique est très liée aux processus nationaux-populaires en Amérique latine, et en particulier à l’expérience et au travail théorique réalisés autour du kirchnérisme et du péronisme progressiste en Argentine. De fait, je suis actuellement en train de lire la biographie de Cristina [Fernández de Kirchner, ex-présidente d’Argentine]. Ils ont toujours utilisé le terme « progressisme » par opposition aux intérêts de la petite minorité oligarchique et à la préservation de ses intérêts. Je m’inscris dans la filiation de ce travail intellectuel. C’est pourquoi je m’inquiète que dans le débat public français Macron ait hégémonisé le terme progressisme et l’ait associé à une politique de reconnaissance des droits civils, mais de destruction des droits sociaux et d’application d’un paquet néolibéral agressif qui détruit les conditions minimales pour que les gens vivent librement. C’est un problème qu’il vous appartient de régler. Est-ce qu’en France il est plus important d’abandonner le terme « progressisme », car il serait définitivement hégémonisé par le néolibéralisme et par les forces qui gouvernent en faveur des plus riches, et de revendiquer d’autres termes ? Ou faut-il disputer un terme qui a été hégémonisé par un président qui s’apparente à un caudillo néolibéral, mais qui veut dire des choses très différentes dans d’autres parties du monde ? C’est-à-dire l’avancée des droits de ceux qui en ont le moins, des plus faibles ; des plus faibles parce qu’ils ont une identité sexuelle différente, parce qu’ils sont soumis à la possibilité de la violence, parce qu’ils ont été exclus du contrat social ou d’un État social chaque fois plus étroit. Je ne le sais pas. Tout ce que je peux dire c’est que nous élaborons notre pensée stratégique dans des contextes différents. Je viens d’un pays où le progressisme signifie la reconnaissance de droits, pas nécessairement par la confrontation avec les politiques néolibérales certes. Par ailleurs je le fais en sympathie avec une tradition politique, en l’occurrence le kirchnérisme, pour laquelle ce terme est associé à des politiques d’extension des droits pour les gens ordinaires, y compris lorsqu’il faut aller à la confrontation avec les oligarchies nationales.

Cela démontre la crise profonde que révèle une situation fluide et contradictoire dans laquelle des mots aussi simples signifient des choses aussi différentes lorsqu’on prend l’avion deux heures. Pas seulement crise des gauches, mais crise de la possibilité d’ancrer des signifiés solides et partagés par l’ensemble de la population. Cela a pour conséquence que tout le monde est à la recherche de signifiants qui puissent stabiliser les choses, car la situation se modifie rapidement et reste particulièrement fluide. D’une certaine façon, Ciudadanos en Espagne essaie de conférer au terme progressisme le même sens que celui qui lui est donné par Macron. Le seul problème de ce parti est qu’il s’allie partout avec Vox, l’extrême droite néo-franquiste, donc personne ne le prend au sérieux. C’est la raison pour laquelle nous avons tendu la main à Ciudadanos afin de mettre sur pied un gouvernement de régénération minimale dans la communauté de Madrid, ce qui aurait permis de rompre avec 25 années pendant lesquelles le Parti Populaire s’est accaparé les institutions madrilènes. Même si cette tentative n’a pas abouti, le fait de leur avoir tendu la main a élargi les clivages internes au sein d’un parti qui prétend avoir une âme libérale-progressiste à la Macron, mais qui a l’air incohérent puisqu’il s’allie à Vox, de telle sorte que Macron lui-même leur dit « l’alliance avec l’extrême droite ne me plaît pas ». Cela génère d’énormes tensions au sein de Ciudadanos. Face à cela il y a deux positions. D’une part, celle de la gauche traditionnelle, c’est-à-dire Podemos et Izquierda Unida, qui considèrent qu’il faut simplement dénoncer Ciudadanos comme étant un parti de droite. Et nous qui disons : « il ne s’agit pas de le décréter, mais de le prouver aux citoyens, et cela se fait en appuyant à l’extrême sur ses contradictions internes en leur offrant une voie alternative. »

LVSL – Il semblerait que même si nous mobilisons les mêmes outils théoriques, hérités des travaux d’Ernesto Laclau, nous sommes confrontés à des moments politiques fondamentalement différents. Alors qu’une unité de conjoncture semblait se dégager après la crise de 2008, les situations politiques des pays européens divergent. Alors qu’en Espagne, le moment populiste semble s’être refermé, la France a pris la trajectoire d’une polarisation politique et sociale accrue, comme le montre le mouvement des gilets jaunes. Partagez-vous cette analyse ?

I.E. – Nos rencontres successives et nos échanges contribuent à façonner une internationale des forces nationales-populaires et démocratiques, certes encore émergente, avec des fragilités et des difficultés. Quelle est la différence entre notre internationale et les internationales communistes traditionnelles ? Comme nous sommes des forces national-populaires, nous accordons une attention particulière au sens commun de nos sociétés respectives et à la culture nationale dans laquelle nous sommes immergés. Nous n’avons pas de recette qui s’appliquerait partout et de façon uniforme. Précisément parce que nous sommes des forces national-populaires, le national prime, mais pas dans le sens de l’absence de solidarité avec autrui, car nous sommes des peuples frères et nous sommes internationalistes.

Cependant, pour nous l’internationalisme est avant tout un désir profond de comprendre autrui, de tisser des liens, et d’imbriquer nos cultures nationales et notre histoire tout en respectant nos différences. C’est la raison pour laquelle nous sommes face à la difficulté de discuter dans des termes communs, comme l’illustre le cas du terme « progressiste ». J’imagine très bien les doutes que peut avoir un ami du Vent Se Lève lorsqu’il entend Más Madrid mobiliser ce signifiant de façon répétée alors que Macron s’est emparé de cet étendard en France.

Pour les partis post-communistes, les choses sont plus simples, car ils répètent tous les mêmes mantras issus des mêmes manuels. De notre côté, comme nous concevons le langage comme un terrain de lutte, comme nous savons que la politique ne se résume pas au simple dévoilement des rapports économiques, mais qu’elle participe à les construire et qu’il s’agit d’une activité culturelle, nous faisons très attention aux termes.

Nous avons les mêmes convictions. Nous voulons reconstruire nos pays et imposer une conception plébéienne de la nation qui intègre dans son identité la transition écologique, la transformation féministe, la justice sociale et la répartition des richesses. Nous voulons la même chose, réunir le peuple et la nation de façon démocratique et ouverte. Cette nation n’existe pas en vertu du passé et des noms de famille hérités, mais par la volonté de se projeter dans le futur ensemble de manière radicalement démocratique et solidaire. Mais même si nous avons les valeurs et les objectifs en commun, il n’y a pas pour autant un schéma unique issu de cette internationale qu’il faudrait appliquer partout. D’une certaine façon, je dirais que nous fredonnons la même mélodie, mais que nous l’adaptons aux styles musicaux locaux. En particulier avec les styles les plus populaires, les plus aptes à être compris dans chaque contexte.

Il est inconcevable que le discours politique mobilisé soit le même dans un pays, la France, qui vient de connaître le très puissant mouvement des gilets jaunes et dans un pays comme l’Espagne où le parti socialiste a repris la main sur l’agenda politique en polarisant à partir de la peur du retour de la droite. Nos scènes politiques respectives sont très différentes. Qu’est-ce qui les différencie ? Ici, j’aimerais introduire deux précisions. Premièrement, il nous faut particulièrement revendiquer notre identité de forces nationales-populaires car beaucoup de gens ont mal compris le populisme en l’associant uniquement à l’antagonisme et à la phase destituante, comme si une force populiste devait sans cesse clamer « qu’ils s’en aillent tous ! » et demeurer une force anti-institutionnelle. Est-ce que les gouvernements nationaux-populaires d’Amérique latine ont été des forces anti-institutionnelles ? Dans certains cas oui, et dans les cas où ils s’en sont contentés, cela s’est mal terminé. Là où ils s’en sont le mieux sorti, c’est lorsque ces forces ont été capables de sédimenter de nouveaux droits et de solidifier un nouveau modèle de société à travers des institutions robustes, qui perdurent, qui sont faites de règles et de normes. Si nous considérons que le populisme, l’institutionnalisme et les valeurs républicaines sont des éléments antagoniques alors nous faisons un beau cadeau aux forces néolibérales. Nous n’avons pas vocation à semer le désordre, mais à construire un peuple et à consolider les liens de solidarité. Ce peuple ne va pas toujours démontrer son existence dans des manifestations de rue massives, car celles-ci ne durent qu’un temps et finissent toujours par s’achever. Nous ne sommes pas ceux qui appellent à la mobilisation populaire et au tumulte, même si c’est parfois nécessaire quand les situations sont injustes. Mais ce sentiment d’injustice doit s’exprimer de façon à se traduire in fine par des institutions nouvelles et par un nouveau modèle de vie quotidienne. Jouer la carte du tumulte et de la contestation est une erreur. Une partie de la gauche, lorsque s’est installée la mode du populisme, s’est contentée de plaquer ses propres schémas traditionnels sur la mode du moment, en parlant de peuple là où elle parlait de classe ouvrière, sans pour autant changer son mode de pensée et le cœur de son discours. Ces secteurs issus de la gauche sont en réalité des forces contestataires et résistancialistes, qui croient que les gens peuvent passer leur temps à manifester et qu’ils ont pour objectif existentiel de devenir un sujet historique. Mais ce n’est pas l’aspiration des gens, qui se résolvent à se constituer en sujet historique lorsqu’ils n’ont pas d’autre voie, et lorsque les coûts ne sont pas trop élevés.

« Nous devons lutter contre l’idée que les forces populistes ne peuvent exister que dans les moments destituants. »

Nous n’avons pas vocation à incarner en permanence le moment destituant. L’objectif est de désarticuler le rapport de forces actuel pour le remplacer par un nouveau rapport de force institutionnalisé. De ce point de vue, je crois qu’il faut revendiquer haut et fort notre conviction institutionnaliste. Il faut certes construire un nouveau peuple, mais ce peuple devra se doter de normes et d’institutions qui sont précieuses, car il n’y a qu’un gauchiste pour croire que les peuples veulent passer leur temps à faire des révolutions. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Les gens font ce qu’ils peuvent pour concrétiser leurs aspirations dans des institutions qui doivent fonctionner de façon quotidienne. Historiquement, les principales mobilisations populaires ne se sont pas produites pour imaginer un nouveau monde, mais pour défendre des acquis préexistants. Par exemple, en Espagne, la santé publique, la sécurité sociale et le système de retraites sont des fragments de socialisme à l’intérieur d’un État capitaliste. Ce sont des morceaux de socialisme car ce sont des lieux de coopération dont les principes sont « à chacun selon ses besoins » et non « à chacun en fonction de ce qu’il possède ». Ces institutions fonctionnent, malgré les tentatives répétées de la droite pour les démolir. L’oligarchie n’entend pas les détruire uniquement pour faire du profit, ils souhaitent rayer de la carte mentale des gens l’idée qu’il puisse exister des biens collectifs. Dans le système de santé publique, personne ne vous demande combien vous gagnez. Vous êtes malades, on s’occupe de vous dès que possible. Ces parcelles de socialisme démontrent qu’il est possible d’avoir des espaces de planification et de coopération. Voilà ce qu’est une institution que nous devons défendre, protéger et améliorer. Nous devons lutter contre l’idée que les forces populistes ne peuvent exister que dans les moments destituants. Ces derniers nous permettent de nous mouvoir de façon plus simple, mais il faut être capables de s’adapter aux moments plus consensualistes, où le poids des institutions est supérieur. Il faut dire les choses clairement : nous ne sommes pas venus abolir un ordre ou le défier, nous sommes venus remplacer le désordre néolibéral par un ordre différent, plus solidaire, écologiquement soutenable, égalitaire entre les genres.

Nous portons aussi une idée d’ordre, et il faut le répéter, sous peine d’être condamnés à être utiles uniquement dans les phases destituantes. Mais paradoxalement, c’est dans ces phases que nous sommes les moins utiles, car les gens n’ont pas besoin de nous pour porter un gilet jaune et se mobiliser. Dans ces situations notre rôle est de faire des propositions, d’ouvrir de nouveaux horizons et de dynamiser la situation. Mais nous sommes encore plus nécessaires lorsque le magma social n’est pas effervescent, lorsque la colère est dispersée, fragmentée, et qu’elle ne s’exprime que dans l’intimité. C’est dans ces moments-là que nous devons faire la démonstration que nous avons un ordre alternatif à proposer.

LVSL – Au cours de votre campagne, la question écologique a pris une place centrale et s’est faite l’écho de la puissance du mouvement climat, de telle sorte qu’on vous a comparé aux Grünen en Allemagne. Cependant, les partis verts du Nord ont en général une sociologie électorale centriste, urbaine et privilégiée. Est-il possible de construire une écologie politique dotée d’un sens anti-oligarchique et qui touche les classes populaires qui se sentent moins concernées par cet enjeu pour le moment ? Comment articuler la transition écologique, le green new deal, avec la volonté de reconstruire une communauté qui protège, ce qui était l’axe central de la campagne de Más Madrid ?

I.E. – Juste avant la campagne électorale, nous avons entrepris un travail théorique qui a été très important pour moi, et qui a été décisif sur la façon dont nous avons mené notre campagne par la suite. En ce qui me concerne, j’ai commencé à militer très jeune parmi les anarchistes, les autonomes et le mouvement libertaire. Cette phase a duré de mes 14 à mes 19 ans, j’ai donc eu le temps de me faire de nombreux amis dans ce milieu. La plupart de ces amis ne m’ont pas suivi dans ma bifurcation nationale-populaire. Ils ont continué leur chemin libertaire et autonome, et beaucoup d’entre eux ont fini par s’acheminer vers l’écologie politique. De mon côté, j’ai eu une évolution idéologique et politique très différente. Parfois, nous nous réunissons à nouveau, nous nous retrouvons comme de vieux compagnons qui ne se sont pas vus depuis 15 ans, en partant du principe qu’on ne va pas forcément débattre puisque nous avons désormais des parcours divergents. Certains font encore campagne en faveur de l’abstention et incitent les gens à ne pas voter, alors que moi je suis député. Mais à partir de ces retrouvailles ordinaires et amicales s’est aussi créé un espace de débats au sein duquel nous avons commencé à échanger des idées et des regards sur le monde.

Paradoxalement, alors que nous avions pris des chemins théoriques différents, nous sommes arrivés à des conclusions similaires. Il y a en particulier deux amis, Héctor Tejero et Emilio Santiago, qui travaillaient depuis longtemps sur les questions d’écologie politique. Ils cherchaient à traduire en Espagne l’idée de green new deal avec l’objectif de fonder une écologie radicale. Cela faisait un moment que j’échangeais avec eux et ils m’ont demandé si j’étais d’accord pour écrire la préface de leur livre. J’ai accepté et intitulé cette préface Ocasio-Cortez feat. Gramsci. J’ai écrit le texte juste avant d’entrer en campagne, au mois d’avril. J’ai dû réaliser un effort politico-intellectuel important, qui nous a marqué par la suite jusque dans notre identité politique, notre discours et nos propositions. J’en ai tiré quatre certitudes. Premièrement, la crise écologique et climatique est désormais centrale dans l’agenda politique et elle le sera chaque jour un peu plus, il n’y a qu’à voir la chaleur horrible qu’il fait ici [ndlr, l’entretien a eu lieu pendant la canicule de la fin du mois de juin en France]. Deuxièmement, un programme de transition écologique ne peut pas être réalisé s’il n’est pas aussi anti-oligarchique, car il exige une déconcentration du pouvoir politique et économique, en particulier économique, qui n’est pas compatible avec le néolibéralisme.

Cela ne veut pas dire que sur un plan purement rhétorique, Macron ne puisse pas parler de crise climatique tout en continuant sa politique néolibérale. Cela signifie cependant que lorsqu’on en arrive aux mesures sérieuses, il faut affronter les lobbies des énergies carbonées et les grandes entreprises de l’énergie. Pensons seulement à une transformation minime : la possibilité que chacun ait accès à des générateurs d’énergie solaire chez lui tout en pouvant revendre ses surplus énergétiques. Cela aurait des conséquences clairement antioligopolistiques et le pouvoir des grandes entreprises de l’énergie diminuerait fortement. Pendant la campagne, j’ai fait une proposition qui me tient beaucoup à cœur et en laquelle je crois fortement. J’ai proposé que la Communauté de Madrid réoriente les critères des achats alimentaires de toutes les institutions publiques (écoles publiques, maisons de retraite, centres de travail publics, hôpitaux, etc.) de telle sorte que l’on privilégie les produits locaux et le 0 km [ndlr, entre le lieu de production et celui de consommation]. L’idée était d’avantager les producteurs locaux afin que les produits consommés ne voyagent pas 3000 kilomètres mais 30. Quelles seraient les conséquences de ce type de mesure ? Cela remettrait en cause le rôle du lobby des grandes entreprises agroalimentaires qui représente un énorme oligopole qui a le pouvoir de décider comment on organise le territoire et de soumettre les pouvoirs publics.

Le troisième élément, qui croise les deux premiers, est que l’écologie me semble entrer particulièrement en résonance avec les aspirations, les peurs et les préférences esthétiques de nos sociétés. C’est-à-dire qu’il conjugue l’exigence anti-oligarchique et le besoin d’être à la mode. Lorsqu’au cours de la conférence que je vous ai donnée j’ai évoqué les hipsters ce n’était pas une blague. Le hipster est l’expression néolibérale d’une pulsion qui existe dans la société, mais qui n’est réalisée que par ceux qui ont les moyens de payer du lait d’avoine ou des muffins hors de prix. Cependant, ce phénomène traduit un sentiment généralisé de défiance croissante à l’égard de ce que l’on mange et d’angoisse à l’égard de la tournure que prennent nos vies. Nous avons le sentiment d’avoir des relations sociales et une vie toujours moins originales. Nous nous consommons les uns les autres comme si nous étions des applications pour smartphone. Nous sommes toujours plus pressés et nous profitons de moins en moins des plaisirs lents de la vie. Le néolibéralisme a l’habileté de capter cette angoisse et cette pulsion. Seulement, il la satisfait de façon perverse, il nous dit : « Pas d’inquiétude, il y a ici une application pour faire du yoga si vous êtes stressé et que vous êtes riche ; si vous êtes fortuné, vous aurez accès à une agriculture bio et à du café issu du commerce équitable. »

L’art du néolibéralisme est de donner des traductions marchandes, impitoyablement réservées à une petite minorité, à des sentiments et des pulsions qui sont réelles. L’enjeu pour les forces nationales-populaires est d’entrer en résonance avec ces désirs et ces aspirations, pour leur donner une traduction différente. Nous ne pouvons pas être des forces politiques qui réprimandent leur peuple, qui se contentent de marteler que les choses devraient être différentes et le monde plus juste. Il faut au contraire se connecter aux désirs et aux affects existants. Personnellement, je crois que le désir d’une vie plus naturelle, locale, modeste, lente et communautaire est un désir qui existe, et qu’il faut que nous représentions une option sexy quand il s’agit de lui donner forme. C’est pourquoi il est fondamental de coller au sens commun de notre époque et non à un sens commun imaginaire. C’est à l’intersection des exigences précédentes que je crois que nous pouvons formuler une option culturellement attrayante et en même temps antioligarchique. L’écologie est une des rares thématiques où l’on peut ne pas passer pour des ringards qui faisons la leçon à tout le monde. Elle offre la possibilité de formuler des propositions adaptées aux codes esthétiques de notre monde tout en chargeant un contenu antioligarchique.

Le quatrième élément, c’est que l’écologie permet de repenser tous les liens communautaires et patriotiques. Car une communauté n’existe pas seulement à travers les chants collectifs dans les manifestations, elle doit aussi trouver une traduction dans la vie quotidienne. Précisément, dans la vie quotidienne, cela s’exprime dans le temps que l’on dédie à ses amis, pas seulement pour boire des verres, mais aussi pour des activités plus lentes, comme le fait de cuisiner ensemble par exemple. Cela passe par le fait de privilégier les voyages à courte distance plutôt qu’à l’autre bout du monde. C’est par ces gestes simples que l’on prend conscience que nos loisirs ont été conditionnés par le logiciel néolibéral, qu’ils sont tristement répétitifs et sans saveur.

Notre proposition de transition écologique doit donc instituer des nouvelles formes de désir et de vie communautaire. Elle doit même aller plus loin et permettre l’émergence d’un nouveau bloc historique. Pourquoi un nouveau bloc historique ? Car nous assistons à une lutte interne au capitalisme entre le vieux capitalisme carboné et le nouveau capitalisme vert. Par exemple, une partie des grandes entreprises de l’énergie qui veulent développer le renouvelable sont des alliés objectifs du processus historique que nous voulons mettre en œuvre ; ou une partie des entreprises qui fabriquent des voitures électriques peuvent être des alliés temporaires de ce projet, etc. Pour les gauchistes, suggérer cette alliance revient à être des capitalistes, des capitalistes verts.

« Être une communauté, c’est prendre soin des autres. Cet élan, il faut l’étendre à l’environnement, car c’est un pilier de notre vie collective. »

En réalité, démanteler un bloc historique comme le bloc historique néolibéral, ce n’est pas le contester, c’est activer les forces centrifuges en son sein afin de l’écarteler. On peut pour cela s’adresser à une partie des petits commerçants, des petits producteurs, qui ont certes une mentalité conservatrice en matière d’impôts, mais qui sont prêts à se mettre de notre côté lorsqu’il s’agit d’affronter Nestlé. Si on leur laisse le choix entre le fait d’avoir du lait français dans les collèges français, plutôt que du lait produit ou acheté par Nestlé à des milliers de kilomètres dans des conditions infâmes, j’ai peu de doutes sur leur réponse. Sur ce terrain, nous avons la possibilité de séparer des éléments alliés à l’establishment et de les arrimer à un bloc différent.

Il est certain que ce bloc sera interclassiste, car les blocs historiques sont toujours interclassistes, comme tous les processus nationaux-populaires. À ce sujet, qu’ont fait les gouvernements nationaux-populaires en Amérique latine ? Ils ont convaincu une partie de l’entreprenariat national qui a davantage intérêt à l’industrialisation du pays qu’à l’ouverture des frontières au libre-échange qui détruit la production nationale. D’un côté, ces gouvernements sont entrés en confrontation avec les pouvoirs financiers et les entreprises agro-exportatrices, mais de l’autre, ils ont fait un pacte avec la bourgeoisie industrielle, un pacte national-populaire, qui intégrait les travailleurs urbains, les ruraux, les exclus, qui avaient tous intérêt au développement national. Je crois que le green new deal peut être une opportunité de réaliser une opération de triangulation qui permette de détacher une partie des secteurs capitalistes qui ont intérêt à la transition écologique pour former une alliance avec les classes populaires et l’État, dont l’impulsion budgétaire est fondamentale pour mener une industrialisation verte. Ces secteurs du capitalisme vert n’ont évidemment pas la main sur le cœur, et cherchent avant tout à faire du profit, mais c’est toujours comme ça avec les capitalistes. Il n’est pas possible de les affronter tous à la fois. Il faut donc s’allier à une partie d’entre eux pour former un nouveau bloc historique, ce qui permet d’affronter de l’autre côté le lobby du carbone. Bien évidemment, il y aura des tensions au sein de ce nouveau bloc historique pour en assurer la direction. Personnellement, j’aspire à ce qu’on en prenne la tête en gouvernant des États plus solides qui retrouvent leur capacité à planifier.

Toutes ces réflexions m’ont bousculé, dans le bon sens, car j’entrevoyais la possibilité de formuler un projet qui soit victorieux sur le plan culturel, qui se traduise concrètement dans des politiques publiques au potentiel antioligarchique, qui nous permette de construire un nouveau bloc historique et qui s’inscrive en plus dans l’agenda politique du quotidien. C’est pourquoi nous avons commencé à travailler sur cette idée, que nous avons reliée pendant toute la campagne à la reconstruction d’un lien communautaire. Qu’est-ce qu’être une communauté ? Ce n’est pas une addition d’individus et de clients, mais une société qui prend soin d’elle. Être une communauté, c’est prendre soin des autres. Cet élan, il faut l’étendre à l’environnement, car c’est un pilier de notre vie collective.

LVSL – Il n’est pas évident de voir le « potentiel anti-oligarchique » dans votre discours écologiste, ni de voir une réelle confrontation antagoniste entre « ceux du bas » contre « ceux du haut ».

I.E. – C’est vrai, mais nous avons particulièrement insisté sur le fait de rendre compatible l’équilibre social et l’équilibre environnemental. Ceux qui ont le plus besoin d’une relation harmonieuse avec l’environnement sont les moins privilégiés. Nous n’avons pas le même schéma de vote que les verts en Allemagne. En prenant la carte de Madrid, de la communauté comme de la ville, on observe qu’on obtient d’autant plus de voix que les revenus sont faibles et vice-versa. Izquierda Unida et Podemos ont appelé à voter pour la petite liste Madrid en Pie qui se situait à la gauche de Manuela Carmena et rassemblait les trotskystes et les communistes. Ils ont justifié ce soutien en expliquant que les classes populaires ne voteraient pas pour une candidature comme la nôtre qui se préoccupait seulement des vélos, de l’environnement et de la régénération démocratique. Madrid en Pie n’a cependant pas réussi à obtenir de représentation au niveau de la Communauté, et n’a pas réussi à toucher les quartiers populaires. Au contraire, Manuela Carmena l’emporte avec des scores de plus de 40% dans de nombreux cas et dans les quartiers les plus favorisés elle perd ou gagne d’une courte tête. À Madrid, notre vote est fondamentalement populaire. Nous gagnons dans les quartiers qui ont le plus été touchés par la crise car nous avons toujours insisté sur le fait que le Green New Deal était une manière de créer de l’emploi et de redistribuer la richesse.

Cependant, il est vrai que nous explicitons moins l’antagonisme. Même s’il y avait un équilibre entre les deux, nous explicitions plus ce que le Green New Deal représentait de bon pour ceux d’en bas plutôt que la manière dont il entrait en confrontation avec les intérêts de ceux d’en haut. Nous l’avons tout de même souligné, par exemple avec certaines de nos propositions, comme l’achat public alimentaire ou notre proposition énergétique, que nous avons présentées en expliquant clairement que cela bénéficierait à certaines catégories de la population et pas à d’autres.

Mais il est vrai que, de façon imprévue, nous avons hybridé notre culture politique avec celle de Manuela Carmena alors que nous venions de traditions différentes. D’une certaine manière, notre discours s’est mélangé avec celui de Manuela qui a une trajectoire différente, une autre façon de communiquer et une autre manière de comprendre la politique. Elle met beaucoup moins l’accent sur l’antagonisme que nous, et cela s’est certainement ressenti pendant la campagne. Il reste la question contrefactuelle qui porte sur le fait de savoir si en adoptant un discours plus antagonique nous aurions obtenu de meilleurs ou de moins bons résultats. Je ne sais pas. Nous avons fait face à une force politique – Podemos et Izquierda Unida – qui a clairement essayé de s’auto-positionner à notre gauche, au niveau municipal comme au niveau de la communauté autonome. Au niveau municipal, ils n’ont pas réussi à avoir des élus, alors qu’au niveau de la Communauté nous avons obtenu trois fois plus de voix qu’eux. Je pense que nous vivons un moment dans lequel l’antagonisme a moins de poids en Espagne.

LVSL – Votre ancrage électoral populaire est étonnant. Votre discours semblait avant tout dirigé vers les jeunes bobos de Chueca, Malasaña, etc. Votre soirée électorale LGBT a été organisée dans l’une des discothèques les plus bourgeoises de Madrid. La campagne semblait moins populaire que les précédentes, de telle sorte que la question se posait de savoir si on pouvait la qualifier de populiste…

I.E. – À Madrid, les résultats sont clairs : dans les zones populaires nous gagnons, alors que dans les zones plus aisées ce n’est pas le cas. En réalité, nous avons créé une alliance. Les secteurs de la classe moyenne aisée progressiste du centre de la ville – ceux qui auraient pu voter pour une formation écologiste européenne – ont également voté pour nous. Je crois qu’à Malasaña, Manuela a obtenu 52% des voix, dans un quartier où les prix des loyers sont extrêmement élevés. C’est un quartier moderne et chic… 52%, c’est une absurdité dont je me réjouis. Cependant, l’un de nos principaux axes de campagne concernait le sud de Madrid, qui concentre les zones les plus touchées par la crise. Ces zones étaient autrefois maillées par des entreprises automobiles et des entreprises d’appareils électroménagers. Notre grand pari a été celui d’une réindustrialisation verte : convertir la « ceinture sud » – ce que l’on appelait la « ceinture industrielle » de Madrid, aujourd’hui démantelée – en une « ceinture industrielle verte ». Il s’agit de notre principale proposition économique et politique. Il faut faire en sorte que les personnes de Getafe ou de Móstoles n’aient pas à aller tous les jours travailler à Madrid.

« Il est possible que nous vivions un moment politique plus consensuel et moins conflictuel. »

Nous avons lancé la liste Más Madrid lors d’un meeting à Villaverde, une zone très populaire, dans une ancienne usine automobile que la mairie a récupérée pour en faire une sorte de centre d’expertise de startups pour jeunes dans un quartier populaire. Lors de ce lancement, Manuela a expliqué que la mairie avait lancé un programme pour que les enfants puissent étudier l’anglais, qu’ils soient de Chamberí ou de Vallecas. Vallecas est un quartier très populaire et Chamberí très aisé, tous les Madrilènes le savent. Quand Manuela a dit « je veux que les enfants de Vallecas aient les mêmes opportunités et qu’ils puissent parler anglais pour demain trouver du travail », en réalité, et sans utiliser de rhétorique de classe, elle parle clairement de la justice sociale et de la lutte pour la répartition des richesses et des opportunités dans la vie. Cependant, Manuela ne le dirait jamais en termes de confrontation contre un « eux ». Elle met l’accent sur l’amélioration de la vie des gens qui en ont le plus besoin. Le leadership de Manuela a été – et continue d’être – un leadership très maternel, qui n’agresse pas mais qui prend soin d’autrui et protège. Il faut à ce titre souligner que personne n’a réalisé de scores aussi élevés, ni eu un tel impact électoral et médiatique. De mon point de vue, cela s’explique aussi par le fait que dans un moment où l’antagonisme a moins de poids, elle représente un leadership politique capable de rassembler. Cela m’a beaucoup fait réfléchir car je sais pertinemment que pour mettre en œuvre de grandes transformations qui rétablissent une certaine justice, il faut se battre et entrer parfois en collision avec les intérêts oligarchiques. Mais nous savons également que pour que cela soit possible il faut avoir la capacité de rassembler les catégories les plus touchées par la crise au-delà des identifications traditionnelles. Manuela ne parle pas de peuple, ni de « construire un peuple », mais elle est tout de même capable de rassembler les premières victimes de la crise. Elle le fait bien mieux que moi. Dans les quartiers populaires où Manuela a gagné les élections, je n’ai pas gagné. J’ai obtenu des bons résultats, mais je n’ai pas gagné. Il y a des quartiers où Manuela a obtenu 34% des voix et moi 18%. Cela m’a fait réfléchir, il faut être humble. La trajectoire politique de Manuela est beaucoup plus longue que la mienne. C’est une figure qui réussit à rassembler beaucoup plus que je ne le fais, y compris en termes de catégories de genre et d’âge.

C’est moins le cas que lorsque nous étions à Podemos mais notre électorat reste plus masculin que féminin et plus jeune qu’âgé. Manuela permet de rompre ce schéma. Elle rassemble plus de votes féminins, car ce n’est pas une figure autoritaire qui provoque de la défiance, mais une figure qui accueille et qui intègre. Elle obtient plus de votes de personnes âgées, et plus de votes de femmes, ce qui était l’un de nos grands points faibles, et un vrai problème lorsque l’on parle aux personnes touchées par la crise car celles qui en ont souffert le plus sont d’abord les femmes et les personnes âgées. En Espagne, l’exemple typique d’une personne victime de la crise, c’est une femme célibataire ou une femme seule avec une retraite qui ne lui permet pas de vivre dignement. Ce sont les catégories les plus précarisées, et ce sont les catégories que nous avons traditionnellement du mal à toucher. Même si nous sommes encore en phase de réflexion, l’une des choses qui m’a le plus marqué, c’est qu’en réalité, sans adopter une rhétorique très populiste, ou même populiste tout court, Manuela a eu beaucoup plus de capacité à rassembler les plus précaires et les plus modestes.

LVSL – La période a donc changé…

I.E. – Exact. Il est possible que nous vivions un moment politique plus consensuel et moins conflictuel.

LVSL – Depuis le 26 mai dernier, votre divorce avec Podemos est acté. La formation morada (violette) a présenté une liste menée par Isabel Serra contre la vôtre aux élections de l’Assemblée de Madrid. Les principaux leaders du parti vous ont souhaité « bonne continuation » avec « votre nouveau parti », alors que dans le même temps, on peut lire dans la presse qu’un congrès devrait être organisé à l’automne prochain afin de transformer la plateforme électorale Mas Madrid en parti politique. Vous avez justifié cet éloignement avec Podemos car le parti « n’aurait jamais dû abandonner la transversalité » mais vous affirmiez en janvier dernier ne pas pouvoir réellement abandonner Podemos car, en tant que fondateur du parti, vous l’auriez toujours « tatoué dans la peau ». Dès lors, comment imaginez-vous être capable de représenter le visage d’un mouvement politique transversal censé incarner le renouveau ? Êtes-vous en train de refaire Podemos après son virage « gauchiste » ?

I.E. – Dans l’imaginaire politique, sur la scène politique espagnole, Podemos occupe déjà de manière claire un espace très défini et très délimité. Le parti occupe l’espace qu’occupait autrefois Izquierda Unida mais avec un candidat bien meilleur que tous les leaders qu’a connus IU ces dernières années, Pablo Iglesias. Son leadership bénéficie également toujours des héritages du 15-M. Ce qui explique pourquoi, bien que Podemos perde toujours plus de voix à chaque élection, le parti n’obtient pas encore des résultats électoraux aussi bas que ceux d’Izquierda Unida. Je pense néanmoins qu’en décidant d’occuper cet espace, Podemos finira par se rapprocher de ces résultats. Choisir ce chemin était une décision idéologique et stratégique légitime, car approuvée par la majorité des militants et de la direction du parti, mais pour nous c’était une erreur. Les cinq millions de voix que nous avons reçues en 2015 étaient des voix transversales et populaires, pas seulement des voix issues de la sphère culturelle et identitaire de la gauche traditionnelle. En choisissant de suivre le même chemin qu’Izquierda Unida, Podemos finira par connaître la même destinée.

Il est vrai que d’une certain façon tout le monde me connaît en Espagne. Les gens que je croise et qui s’informent peu politiquement continuent de dire : « regarde, il est de Podemos ». De fait, nous croyons qu’il aurait été possible d’obtenir un peu plus de voix aux élections de l’Assemblée de Madrid si je n’avais pas continué à être perçu comme le candidat de Podemos par une partie de l’électorat qui m’identifiait toujours à ce parti. Ce qui est assez logique puisque, depuis 2014, ils étaient habitués à me voir comme numéro deux du parti. Ce n’est pas facile de présenter un projet comme neuf et transversal quand les gens t’associent à une autre expérience qui existe déjà. Mais j’introduirais deux nuances. D’une part, même si Podemos continue de s’appeler Podemos, ce n’est pas le même parti que celui que nous avions fondé en 2014. Pour nous, cela a été émotionnellement douloureux de l’accepter et de l’assumer, mais ce n’est plus le Podemos initial. Le Podemos actuel a décidé d’être un parti de gauche, à la gauche du Parti socialiste, et c’est légitime, mais ce n’est pas ce que nous avions construit. D’autre part, ce n’est un secret pour personne que nous avons depuis longtemps des divergences avec Pablo Iglesias sur ce point. Les gens savent parfaitement quelles sont nos divergences et pourquoi elles nous ont poussé à penser que nous devions présenter un projet différent à Madrid. Ce point de vue n’est pas uniquement le nôtre, c’est aussi celui des électeurs qui nous ont permis d’obtenir 15% des voix quand Izquierda Unida et Podemos en récoltaient 5,6%. Les résultats ont donc effectivement validé l’hypothèse qu’il existe un espace pour qu’une force politique différente émerge.

Que devons-nous faire désormais ? Nous devons avoir l’audace et le courage de réfléchir à comment concrétiser, à Madrid, notre hypothèse national-populaire dans laquelle nous avons inclue de manière centrale l’écologie comme un élément concret de construction d’une communauté solidaire et patriotique. Comment cela se concrétise lorsqu’il faut structurer le soutien électoral dont nous avons bénéficié ? Nous sommes la première force politique de la ville avec un demi-million de votes et 15% des voix dans la région. Nous devons construire une force politique capable de donner forme à ces résultats. Podemos continuera à suivre le chemin que ses militants et sa direction ont choisi. J’ai le sentiment que cela se traduira par une union toujours plus étroite avec Izquierda Unida, avec le Parti communiste, jusqu’à se convertir en une seule et même formation politique – et plus seulement une coalition électorale. C’est une décision légitime, mais de notre côté, nous continuons à penser qu’il est toujours possible de construire une nouvelle majorité transversale. Nous travaillerons dans ce sens pour le faire à Madrid. Nous avons reçu un soutien important auquel nous devons apporter des réponses. Dans la région où s’est construit le modèle néolibéral espagnol, nous devons relever le défi qui consiste à construire un projet qui ne parle pas seulement à la gauche, mais qui aspire à créer une majorité différente pour mettre les institutions au service du peuple madrilène. C’est à cette condition que nous reconstruirons une communauté.

LVSL – Pour terminer, nous voulions vous demander quelles lectures est-ce que vous recommanderiez à une personne qui voudrait se former à l’analyse stratégique…

I.E. – C’est une question à la fois très importante et très difficile. Le fait que la réponse ne soit pas évidente est un symptôme qui révèle tout ce que nous avons à reconstruire. Je suis actuellement en train de terminer l’écriture d’un livre avec Álvaro García Linera, le vice-président de Bolivie. Ce livre est une conversation autour des apprentissages que nous avons réalisés au cours de la dernière décennie de gouvernements nationaux-populaires en Amérique latine et de surgissement de forces démocratiques contre le despotisme néolibéral en Europe. Le leitmotiv de cet échange est justement de pouvoir répondre à cette question que beaucoup de jeunes gens, et de moins jeunes, qui deviennent politiquement actifs pour la première fois, nous posent : « Quelle lecture est-ce que vous me recommandez pour commencer ? »

Notre livre tente modestement de définir les questions qu’il faut traiter pour proposer une orientation à celles et ceux qui cherchent la forme adéquate afin de mettre en œuvre notre vision néogramscienne de la politique. Il est clair qu’il nous manque des textes simples et fondateurs qui structurent notre espace international d’échanges intellectuels et de fraternité politique. Je le dis de façon provocatrice, mais c’est pour moi une internationale national-populaire qui ne peut être réelle que si elle met au centre de son identité la transition écologique et la révolution féministe.

Je vais tout de même essayer de vous livrer quelques lectures que je considère indispensables. Il y a tout d’abord La notion de politique de Carl Schmitt, Le savant et le politique de Max Weber et Les cahiers de prisons de Gramsci. En ce qui concerne ces derniers, il faut prendre une bonne édition qui met de l’ordre et qui explique que les différents textes ont été produits de façon fragmentaire, désordonnée, et qu’ils sont parfois cryptique en raison de la nécessité d’éviter la censure des geôliers. En Espagne, la meilleure édition reste pour l’instant celle de Manuel Sacristán, je ne sais pas ce qu’il en est en France. Gramsci doit rester un objet d’études, de discussions et de séminaires qu’il faut diffuser.

Ensuite, je sais que ce n’est pas un texte très accessible, mais pour moi La Raison populiste d’Ernesto Laclau a été une grande inspiration au moment de la fondation de Podemos et me semble rester une référence obligatoire. D’une façon un peu différente, les Réflexions sur la violence de George Sorel m’ont été très utiles pour penser l’importance des mythes dans la lutte politique pour le sens commun et les affects. Il faut en finir avec la division forcée et fausse, héritée des Lumières, entre la politique et les émotions. La politique est une activité de production de liens affectifs et de passions.

J’ai beaucoup de mal à clore cette liste, mais je crois sans aucun doute qu’Álvaro García Linera doit figurer dedans. C’est le meilleur intellectuel « amphibien », qui combine la réflexion théorique avec la pratique politique et l’art de gouverner. Ce qui est une position certes glissante, mais particulièrement fertile. C’est un intellectuel qui ne se laisse pas emporter par la spéculation théorique et un dirigeant qui ne se laisser pas balloter par la conjoncture politique. Je crois que ses 5 tensions créatives au sein du processus révolutionnaire sont très utiles.

La retranscription a été réalisée par Carlos Benguigui et Marie Miqueu, et la traduction par Lenny Benbara, Vincent Dain, Lou Freda et Laura Chazel.

Le populisme en 10 questions

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Le populisme n’a jamais fait couler autant d’encre. Il sature depuis plusieurs années le débat public, employé à tort et à travers, souvent comme synonyme de démagogie ou d’extrémisme, afin de stigmatiser toute voix discordante à l’égard du consensus néolibéral. S’il a longtemps été associé aux droites nationalistes, à gauche certains ambitionnent aujourd’hui de retourner le stigmate en s’appropriant plus ou moins explicitement les thèses populistes d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. On en retrouve certains accents en 2017 dans la campagne du travailliste britannique Jeremy Corbyn et son « For the many, not the few », ou plus récemment dans l’ascension de la socialiste états-unienne Alexandria Ocasio-Cortez, dont la croisade contre l’establishment s’appuie sur des ressorts résolument populistes : « We’ve got people, they’ve got money ». Podemos en Espagne et La France insoumise sont les deux expériences partisanes qui se revendiquent le plus de ces théories encore largement méconnues. En France, la confusion règne : parfois associé abusivement à un souverainisme hermétique aux luttes des minorités, ou réduit à l’abandon de l’étiquette gauche, ses soubassements théoriques et l’amplitude de ses implications stratégiques demeurent souvent ignorés. Deux rédacteurs du Vent Se Lève, doctorants en science politique, abordent en dix questions les enjeux que soulève le populisme, dans l’espoir de dissiper certains malentendus et de contribuer aux débats qui agitent – ou fracturent – les gauches. Par Laura Chazel et Vincent Dain. 


1) Le populisme, c’est quoi ?

Laura Chazel : Le populisme pourrait être défini a minima comme un discours englobant une vision du monde opposant le « peuple » au « pouvoir » et une conception rousseauiste de la démocratie qui associe la politique à « l’expression de la volonté générale »[1]. Néanmoins, c’est un terme polysémique à utiliser avec précaution car il renvoie à de nombreuses réalités. Sa définition est l’objet de luttes de pouvoir dans les champs académique, politique et médiatique.

Dans le langage ordinaire, le terme de populisme est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment. C’est une arme discursive redoutable car dans l’imaginaire collectif le populisme est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties. On retrouve cette même vision péjorative dans le monde académique où le populisme se présente comme l’un des concepts les plus contestés et débattus.

Deux grandes écoles s’opposent aujourd’hui : l’approche idéationnelle (représentée par le politiste néerlandais Cas Mudde, largement hégémonique dans la science politique occidentale) et l’approche discursive (représentée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe). Derrière chaque définition du populisme se trouve une vision du politique et une défense de ce que la démocratie devrait être. Le politiste Federico Tarragoni explique ainsi que la « populologie » se serait transformée en une « ingénierie démocratique » évaluant les « menaces/risques démocratiques » posés par le populisme.

Dans le langage ordinaire, le terme de « populisme » est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment (…) Dans l’imaginaire collectif, il est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties.

Dans l’approche muddienne, hégémonique en Europe, le populisme se présente avant tout comme une « menace » pour nos démocraties libérales. Il est par essence « l’autre » du libéralisme et de la démocratie. Au contraire, l’approche laclauienne défend la possibilité de l’existence d’un populisme progressiste. Laclau et Mouffe s’inscrivent dans une « vision dissociative » du politique : le champ politique est défini « comme l’espace du conflit et de l’antagonisme »[2]. En construisant un antagonisme entre le « peuple » et le « pouvoir », le populisme conflictualiserait le champ politique et permettrait ainsi – lorsqu’il adopte une forme progressiste et construit un peuple inclusif – de revitaliser la démocratie.

Les politistes dans la lignée de Cas Mudde s’inscrivent dans une approche libérale opposant les passions et la raison et voient dans le populisme l’expression de pulsions négatives. Au contraire, Laclau et Mouffe considèrent que la politique est avant tout une lutte pour l’attribution de sens, et qu’à ce titre les affects peuvent jouer un rôle positif dans la construction des identités collectives.

Il faut préciser qu’en Europe, la confusion autour du terme de populisme est liée au fait que, depuis les années 1980, le populisme était avant tout associé aux partis d’extrême droite[3], ce qui explique en partie la connotation péjorative donnée à ce concept. Récemment, l’apparition de mouvements populistes de gauche en Europe – Podemos ; LFI – qui se réclament en partie des théories de Laclau et Mouffe, participe à la re-signification de ce terme.

2) Comment définir le populisme selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ?

Vincent Dain : Il faut d’abord préciser que pour Laclau et Mouffe, le populisme n’est pas une idéologie. C’est une méthode de construction des identités politiques à laquelle peuvent se greffer des contenus idéologiques extrêmement divers. Pour donner une définition synthétique, le populisme est un discours qui établit une dichotomie de la société en traçant une frontière antagonique qui oppose « ceux d’en bas » à « ceux d’en haut ».

C’est la construction d’un sujet politique, le « peuple », par l’articulation d’une série de demandes hétérogènes qui ont en commun – qui ont d’équivalent – leur opposition au pouvoir institué. Le populisme consiste donc à créer une chaîne d’équivalence entre une pluralité de demandes, potentiellement en tension, qui se cristallisent et trouvent leur unité autour d’un « signifiant vide » (un leader, un slogan, un symbole, une idée, etc.) : la « justice sociale » dans le cas du péronisme argentin, la « démocratie réelle » des Indignés espagnols, le gilet jaune en France.

3) Le populisme, est-ce la contestation de l’ordre établi ?

Laura Chazel : Si l’on s’en tient à une lecture « brute » de la théorie d’Ernesto Laclau, oui. Cependant, nombre de ses disciples s’éloignent de cette vision romantique du populisme comme simple opération plébéienne contre le pouvoir. Dans La raison populiste, Laclau distingue deux méthodes de construction du politique : le populisme (« l’activité politique par excellence ») et l’institutionnalisme (« la mort du politique »). En construisant une chaîne d’équivalence contre le pouvoir, le populisme obéit à la « logique de l’équivalence ». À l’inverse, l’institutionnalisme obéit à la « logique de la différence ». L’ordre institutionnel prétend pouvoir absorber chaque demande émanant de la société civile de manière individuelle (différentielle). Le populisme consisterait à transformer la logique de la différence en logique de l’équivalence.

Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

Dans la théorie de Laclau (2005), ces deux logiques, bien qu’elles aient « besoin l’une de l’autre », sont antagoniques. Au niveau analytique, cette opposition entre « populisme » (rupture avec l’ordre) et « institutionnalisme » (reproduction de l’ordre) présente des limites reconnues par Laclau (2009) lui-même lorsqu’il explique qu’un « populisme pur » ne peut exister et deviendrait « synonyme de chaos social » [4], et lorsqu’il reconnaît (2005) que « limiter » le populisme à une opération de rupture ne permet pas de penser les phénomènes populistes « dans l’horizon de l’Europe occidentale ». Le populisme devient alors une affaire de degrés.

Pour des auteurs comme Gerardo Aboy ou Julián Melo, le populisme doit être compris comme une double opération : (1) de rupture avec l’ordre institué, (2) de proposition d’un nouvel ordre alternatif. Ces lectures plus hétérodoxes de Laclau insistent avant tout sur le « double visage du populisme ». C’est par exemple le cas d’Íñigo Errejón qui insiste sur la nécessité de construire un mouvement politique capable de « remettre de l’ordre » tout en présentant les partis de l’establishment comme producteurs de désordre. Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

4) Le populisme, est-ce une rupture avec le marxisme ?

Vincent Dain : Ernesto Laclau et Chantal Mouffe reprochent au marxisme orthodoxe son « essentialisme de classe », autrement dit l’idée selon laquelle l’identité politique d’un acteur découlerait mécaniquement de la place qu’il occupe dans les rapports de production. Ils dressent une critique constructiviste du déterminisme marxiste qui postule l’existence d’une subjectivité propre à un groupe social en fonction de sa position objective. Pour Laclau et Mouffe, l’identité politique est contingente, elle n’est pas le reflet de cette position objective mais le résultat précaire du sens qui lui est attribué à un moment donné.

Ils ne sont pas davantage convaincus par la distinction classe en soi/classe pour soi et l’idée selon laquelle les ouvriers seraient objectivement liés par des intérêts communs sans en avoir nécessairement conscience. D’une manière générale, les populistes voient dans cette approche une impasse stratégique. Schématiquement, elle conduirait les gauches à se poser en avant-garde éclairée et condescendante chargée de dévoiler la vérité révolutionnaire aux masses prolétaires aliénées. Dans une vidéo populaire, Pablo Iglesias raille ainsi ses étudiants marxistes déstabilisés par la présence de « gens normaux » au sein du mouvement des Indignés et incapables de s’adresser à eux en des termes intelligibles au-delà de l’entre-soi militant.

Cette critique pourrait aussi s’appliquer aux militants de gauche fustigeant les électeurs populaires qui voteraient « contre leurs intérêts » en accordant leurs suffrages au Rassemblement national, comme s’il y avait un bug dans la matrice. Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. Il faut au contraire s’appuyer sur le sens commun de l’époque, prendre en compte les subjectivités telles qu’elles existent pour les orienter dans un sens progressiste.

Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. 

Laura Chazel : Dans le cas d’Ernesto Laclau, c’est d’abord l’étude des mouvements nationaux-populaires latino-américains du XXe siècle qui l’amène à se distancer du marxisme orthodoxe. Dès le milieu des années 1970, Laclau réfléchit à la tension existante entre le déterminisme/la nécessité d’un côté – dominants dans l’idéologie marxiste – et l’idée de contingence de l’autre. En observant les classes populaires massivement soutenir Perón en Argentine, Laclau s’éloigne progressivement du matérialisme marxiste et de l’idée selon laquelle il existerait des intérêts de classe « objectifs » qui mécaniquement mèneraient la classe ouvrière vers la révolution prolétarienne.

En effet, comme le montrent Murmis et Portantiero (1971), la lutte des classes « prend une autre forme » en Argentine où le prolétariat ne se présente pas comme le principal sujet politique du changement. Le péronisme est d’abord caractérisé par son poly-classisme, mais l’alliance entre la bourgeoisie et les classes populaires contre l’oligarchie doit être comprise dans le contexte d’une « économie dépendante » dans laquelle cette alliance permet de s’opposer au « schéma Nord/Sud ». Le cheminement intellectuel de Laclau trouve son aboutissement en 1985 dans son ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste, co-écrit avec Chantal Mouffe. Cet ouvrage est considéré comme un texte fondateur du post-marxisme. Les deux auteurs y constatent la « crise du marxisme » et l’imperméabilité des gauches marxistes aux demandes post-matérialistes issues des mouvements féministes, antiracistes ou écologistes.

 

5) Le populisme suppose-t-il de reléguer au second plan les luttes féministes, LGBTQI, antiracistes ?

Vincent Dain : Non, c’est une confusion, d’autant plus ironique lorsqu’on a en tête l’ambition originelle de Laclau et Mouffe qui entendaient précisément renouveler le projet socialiste en incorporant les demandes issues de ces luttes. Cette confusion est sans doute entretenue en France par le fait que certains parmi ceux qui ont brandi le populisme en étendard sont davantage portés sur les questions de souveraineté et moins sensibles aux enjeux du féminisme, aux luttes LGBTQI. Lorsque Andrea Kotarac quitte la France insoumise pour soutenir le Rassemblement national, il le fait au nom de la stratégie populiste selon lui abandonnée au profit de concessions à des revendications communautaristes. Cette démarche nocive n’aide probablement pas à y voir plus clair.

Plus fondamentalement, on retrouve l’idée que la priorité pour la gauche doit être de reconquérir les classes populaires tombées dans l’escarcelle du Rassemblement national. Une priorité qui supposerait selon certains de hiérarchiser les combats au profit des questions sociales et au détriment des questions dites « sociétales ». Une fraction des gauches reproche notamment aux socialistes d’avoir théorisé et mis en pratique l’abandon des milieux populaires. Le rapport produit par le think tank Terra Nova en 2011 actait en effet le basculement à droite de la classe ouvrière et privilégiait la formation d’un nouveau bloc électoral composé principalement des jeunes, des minorités, des classes moyennes, auxquels il s’agissait de s’adresser par le biais d’un discours axé sur les « valeurs ».

Il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minorisés pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques.

Dans un débat avec François Ruffin aux Amfis d’été de la France insoumise en 2017, Chantal Mouffe mettait en garde contre la tentation de « faire l’inverse de Terra Nova » en s’adressant exclusivement aux « perdants de la mondialisation » sans prendre en considération la diversité des luttes pour la reconnaissance et l’émancipation. François Ruffin, dont la stratégie s’oriente probablement davantage vers les milieux populaires dans la pratique, ne dit toutefois pas autre chose lorsqu’il plaide pour une alliance des « deux cœurs de la gauche : les classes populaires et la classe intermédiaire ».

De fait, si la France insoumise espère reconduire ou amplifier son score de 2017, la clé réside sans doute davantage dans un alliage entre l’électorat standard de la gauche radicale, les anciens électeurs socialistes désenchantés (ces fameux électeurs qui ont hésité entre Macron et Mélenchon en 2017) et une fraction des milieux populaires réfugiés dans l’abstention ou le vote RN. Ce qui suppose de prendre en charge une pluralité de demandes et d’aspirations, sans nécessairement chercher à s’adresser à un groupe social en particulier.

En somme, il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minoritaires pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques. La campagne de 2017 de Jean-Luc Mélenchon allait d’ailleurs plutôt dans ce sens.

En Espagne, la figure la plus proche des thèses de Laclau et Mouffe, Íñigo Errejón, associe récit patriotique et prise en charge d’un discours résolument féministe et LGBTQI. Dans un autre registre, on pourrait citer le discours aux accents populistes d’Alexandria Ocasio-Cortez qui a pris à contrepied l’establishment démocrate à New-York avant de conquérir le devant de la scène politique états-unienne. Ocasio-Cortez, qui a déployé une spectaculaire campagne de mobilisation sur le terrain et s’évertue à construire un leadership fondé sur l’authenticité et la proximité (« primus inter pares » selon la formule employée par Laclau), incarne très clairement les aspirations des minorités à l’égalité.

 

6) Comment Podemos et La France insoumise se sont-ils emparés du populisme ?

Laura Chazel : Il faut d’abord préciser que la mobilisation de la théorie du populisme d’Ernesto Laclau peut tout autant relever d’une appropriation idéologique que d’un simple usage stratégique. Il est vrai que leur théorie du populisme a permis à la gauche radicale, orpheline d’une idéologie, de repenser la réintroduction du conflit à partir de l’antagonisme opposant « le peuple » à « l’oligarchie » tout en restant dans le cadre de la démocratie libérale.

Mais la mobilisation de cette « référence théorique » peut également être analysée comme une stratégie partisane classique de légitimation par la mobilisation d’une autorité intellectuelle. Stratégie explicitée par Jean-Luc Mélenchon lui-même lorsqu’il explique, par exemple, que « la référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un populisme de gauche sans avoir besoin de l’assumer nous-même ».

À Podemos, on observe une théorisation beaucoup plus poussée de la théorie populiste qu’au sein de LFI. Du côté d’Íñigo Errejón, c’est une réelle appropriation idéologique car le populisme est utilisé comme un outil qui permet de repenser la construction de nouvelles identités politiques. À partir de 2016, Pablo Iglesias, qui vient d’un marxisme beaucoup plus traditionnel qu’Errejón , se détache de « l’hypothèse populiste » en partie car la dimension constructiviste de la théorie laclauienne entre en contradiction directe avec son approche matérialiste. C’est ainsi que l’on comprend pourquoi le populisme est devenu l’un des principaux facteurs expliquant la multiplication de factions au sein du parti.

Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latinoaméricaines, et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire.

Vincent Dain : L’adhésion au populisme et surtout à la vision du politique qui lui est associée est en effet plus flagrante à Podemos – a fortiori chez les proches d’Errejón – qu’à la France insoumise. Sans doute car les initiateurs de Podemos sont enseignants en science politique et se sont davantage confrontés à la foisonnante littérature laclauienne. Par ailleurs, le mouvement des Indignés et ses prolongements ont contribué à forger dans une partie de la société espagnole et des sphères militantes de nouveaux cadres de perception du type « ceux d’en bas contre ceux d’en haut ».

A la France insoumise, l’appropriation est plus circonstanciée. Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latino américaines et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire. Si la référence au peuple était présente en 2012, la campagne de 2017 marque tout de même un tournant. Quand Jean-Luc Mélenchon présente sa candidature à la présidentielle, il oppose « le peuple » à une « caste de privilégiés ». C’est du Pablo Iglesias dans le texte. L’inspiration de Podemos est très nette. Sophia Chikirou, conseillère en communication de LFI, a d’ailleurs observé les campagnes de Podemos et de Bernie Sanders avant de diriger la communication de Mélenchon en 2017.

La stratégie populiste est alors un outil pour se démarquer des primaires du PS et solder l’échec du Front de gauche avec les communistes. On parle alors de « fédérer le peuple » plutôt que d’unir les gauches. Deux ans plus tard, à l’issue des élections européennes, le populisme de gauche est ouvertement contesté au sein de la FI. Il a cependant déjà perdu de sa centralité après la campagne de 2017, cédant le pas à des oscillations stratégiques peu lisibles.

 

7) Un discours populiste est-il forcément patriote ?

Laura Chazel : D’un point de vue analytique, il est important de garder une définition minimale du populisme. De la même manière qu’il existe des mouvements populistes sans leaders – les gilets jaunes – il peut exister des discours populistes ne mobilisant pas de rhétorique national-populaire. C’est par exemple le cas du mouvement du 15-M (« ceux du bas » contre « ceux du haut ») ou du mouvement Occupy Wall Street (les « 99% » contre les « 1% »). Mais il est vrai que lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Les exemples des populismes progressistes latino-américains des années 1990-2000 sont les plus parlants. Il faut cependant préciser que leur discours patriote est construit dans l’opposition à l’impérialisme américain. Il est donc difficile d’imaginer une importation « pure » de ce modèle. À ses débuts, Podemos a d’abord mobilisé une rhétorique anti-impérialiste opposant les peuples d’Europe du Sud à l’Allemagne et à la Troïka mais ce récit, calqué sur le discours national-populaire latino-américain, a trouvé ses limites en Espagne où l’euroscepticisme reste faible.

Cela pose la question plus générale de l’importation directe et pure de la théorie populiste d’Ernesto Laclau qui est d’abord pensée dans un contexte latino-américain, et qui peine parfois à trouver un écho dans des sociétés européennes beaucoup plus institutionnalisées.

Lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Vincent Dain : La réappropriation de la patrie est un trait caractéristique des populismes de gauche réellement existants. En Europe, Podemos et LFI ont mis en valeur une conception civico-politique de la patrie qui les distingue en ce sens des nationalismes ethnoculturels. On pourrait qualifier le patriotisme de Podemos d’inclusif ou de « constructif » : il est adossé à la défense des services publics, des droits sociaux, prend la forme d’une « communauté qui se protège » de l’offensive oligarchique.

La patrie constitue alors un élément clé de l’opposition « nous » / « eux ». Le « nous », ce sont « les gens », ni plus ni moins, tandis que le « eux » est constitué de la « caste » qui brade le pays, des « Españoles de pulsera » qui portent au poignet un bracelet aux couleurs de l’Espagne mais cachent leur argent sur un compte en Suisse. On retrouve une partie de ces éléments dans le discours patriotique de Jean-Luc Mélenchon, bien que celui-ci s’inscrive dans une tradition plus ancienne, identifiant la patrie à la République, à l’héritage de la Révolution française.

Mais effectivement, il n’y a pas un lien de nécessité. Ce qui prime, c’est avant tout l’idée de construire une volonté collective, une communauté, un « nous ». Il est vrai que dans un contexte d’offensive néolibérale où l’État-nation est souvent identifié comme le périmètre de protection par excellence vis à vis des dérives de la mondialisation, la référence à la patrie est la plupart du temps privilégiée. Mais il n’est pas impossible a priori d’imaginer que des acteurs politiques s’emparent d’un discours populiste à d’autres échelles d’action, municipale, européenne.

 

8) Le populisme suppose-t-il l’abandon du clivage gauche-droite ?

Laura Chazel : Le rapport au qualificatif « de gauche » fait débat parmi les théoriciens du populisme. Certains, comme Íñigo Errejón, considèrent qu’il ne fait pas sens d’un point de vue analytique et qu’il contrevient à l’ambition fondamentalement transversale du populisme. Chantal Mouffe, lorsqu’elle écrit Pour un populisme de gauche, et se positionne dès lors dans le champ politique, invite quant à elle à resignifier le terme « gauche » afin de mettre l’accent sur les valeurs qu’il charrie – égalité, justice sociale – et se démarquer nettement du populisme « de droite ».

Vincent Dain : C’est aussi une affaire de contextes. De même que les identités politiques ne sont pas figées, les coordonnées du jeu politique ne sont pas fixées une fois pour toutes. Il est important de comprendre qu’avant même d’être une stratégie discursive, le populisme est un « moment ».

Les théoriciens et praticiens du populisme considèrent que la crise de 2008 a ouvert la voie à un « moment populiste » où l’hégémonie néolibérale vacille et l’adhésion au consensus se fait de plus en plus chancelante à mesure que s’accumulent des demandes insatisfaites dans la société. Dans cette conjoncture, les mécontentements, les résistances et les contestations ne trouvent plus à s’exprimer par le biais des canaux institués de la représentation (partis politiques, syndicats) qui sont bien souvent décrédibilisés au même titre que le pouvoir en place. Alors que les loyautés partisanes s’affaissent, le terrain devient propice à la construction de nouvelles logiques d’identification politique en dehors des lignes de clivage traditionnelles. De nouveaux « sujets politiques » peuvent ainsi voir le jour à travers l’articulation des demandes insatisfaites, dans un sens réactionnaire – le Rassemblement national à l’ère Philippot – progressiste – La France insoumise et Podemos – ou par un attelage plus difficilement qualifiable – le Mouvement cinq étoiles italien.

Plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », les populistes considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal et le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Les acteurs du populisme « de gauche » s’efforcent de prendre leurs distances avec le clivage gauche-droite car ils estiment que celui-ci n’est plus opérant aux yeux d’une majorité de citoyens déboussolés. Ils font donc un pari sur le niveau de décomposition des allégeances traditionnelles : plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », ils considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal, désencombré des marqueurs identitaires de la gauche radicale (le drapeau rouge, l’Internationale, etc.), et par le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Cela reste un pari dont l’issue dépend du degré de résilience de ces allégeances traditionnelles, comme l’explique fort justement Arthur Borriello dans Mediapart. Difficile de balayer totalement un clivage gauche-droite qui a structuré la vie politique des décennies durant en Europe occidentale. En Espagne, Podemos se trouve pris au jeu d’un système parlementaire qui oblige à nouer des alliances, et l’allié privilégié se situe à la gauche de l’échiquier politique, le PSOE. Par ailleurs, Pablo Iglesias est aujourd’hui embarrassé par une forte relatéralisation gauche-droite du système partisan, accélérée par l’émergence d’une force d’extrême-droite.

En France, l’hypothèse populiste a incontestablement contribué au succès de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon en 2017, par la capacité à conjuguer contestation plébéienne de l’oligarchie et projection d’un horizon alternatif autour de l’humanisme et de l’écologie, par le souci de s’adresser transversalement à la société. Elle a sans doute joué dans la percée de la candidature Mélenchon parmi les plus jeunes électeurs et les chômeurs, et permis de très bons reports aux législatives au cours des seconds tours. Dans le même temps, ce sont les électeurs « de gauche » qui ont fourni les gros bataillons de l’électorat du candidat insoumis, avant de se disperser entre l’abstention et une pluralité d’options à gauche en 2019.

 

9) Peut-on parler d’un moment populiste aujourd’hui en France ?

Vincent Dain : La séquence ouverte par la mobilisation des gilets jaunes réunit certaines caractéristiques majeures du « moment populiste ». Elle correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » – les catégories populaires y sont surreprésentées – cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits. L’ensemble des demandes pour le moins hétérogènes portées par les gilets jaunes sont condensées en une revendication particulière, le RIC, qui prend une dimension universelle.

Par ailleurs, il s’agit d’un mouvement qui émerge à distance des organisations syndicales et des partis politiques, qui font parfois l’objet d’un vif rejet. Les premiers résultats des enquêtes sociologiques en cours démontrent qu’une majorité d’entre eux ne s’identifient pas sur l’axe gauche-droite. A l’heure actuelle, les canaux institués de la contestation se sont montrés incapables de récupérer le mouvement, tandis que le pouvoir en place peine à intégrer les demandes qui en sont issues. Emmanuel Macron, qui entendait construire l’image d’un Président moderne à l’écoute de la société civile, incarne désormais l’oligarchie personnifiée.

Ceci dit, les gilets jaunes demeurent un mouvement sans leader, qui répugne à intégrer l’arène politico-électorale en dépit de certaines initiatives résiduelles. À court terme, comme en attestent les résultats des élections européennes, le mouvement n’a pas bouleversé le système politique, même s’il a contribué à accentuer l’identification de LREM à un « parti de l’ordre » et accéléré à ce titre le siphonnage d’une bonne partie de l’électorat des Républicains. Mais les équilibres politiques ne sont pas stabilisés, le recomposition amorcée en 2017 est toujours en cours et des chamboulements majeurs ne sont pas à exclure dans les années à venir.

Le mouvement des gilets jaunes correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits.

Laura Chazel : Laclau distingue trois situations : (1) un ordre institutionnel stabilisé dans lequel la construction d’une « chaîne d’équivalence » est limitée ; (2) un ordre institutionnel « moins bien structuré » dans lequel le discours populiste doit porter deux masques: « insider » et « outsider » du système institutionnel ; (3) une crise organique qui permet au populisme de « reconstruire la nation autour d’un nouveau noyau populaire ».

Si l’on suit cette typologie, le contexte politique français semble aujourd’hui correspondre à la seconde situation. Le mouvement des gilets jaunes, l’effondrement des partis politiques traditionnels (PS, LR), l’effacement partiel du clivage gauche-droite sont autant d’éléments qui valident cette hypothèse.

Nous sommes donc bien dans un « moment populiste » car nous pouvons observer une colère populaire autour de demandes insatisfaites que le système institutionnel n’est pas capable d’absorber. Le phénomène Macron montre dans le même temps que l’ordre institutionnel est capable de s’auto-structurer et de s’auto-régénérer en adoptant des traits « populistes » – ici, la transversalité et le bouleversement des coordonnées politiques traditionnelles. Dans un tel contexte, les mouvements populistes devraient donc, si l’on suit la théorie de Laclau, se présenter dans le même temps comme des « éléments intégrés » et des « éléments extérieurs » au système.

 

10) Peut-on dire que Macron est populiste ?

Laura Chazel : La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel. Dans la théorie de Laclau (1977), des leaders, comme Perón, Mao, Hitler, peuvent être populistes dès lors qu’ils interpellent le peuple « sous la forme de l’antagonisme » et « pas seulement de la différence ». Dans le cas de LREM, Macron dessine un nouvel horizon avec l’idée d’une France « modernisée » et participe ainsi à la construction de nouvelles identités politiques, mais il répond de manière institutionnelle, différentielle, aux demandes émanant de la société civile. La « logique de l’équivalence » est cependant présente contre une série de menaces – les populistes, les antieuropéens, les gilets jaunes violents -, auxquelles il oppose un « art d’être Français » et « une Europe qui protège ».

La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel.

Vincent Dain : Certains auteurs, comme Jorge Moruno, parlent de populisme néolibéral ou de populisme technocratique. Dans la campagne de 2017, Macron a pu intégrer certains aspects du discours populiste en opposant la société civile, avec son dynamisme et son désir de modernisation, au « vieux monde » des partis sclérosés au pouvoir. Mais le macronisme est avant tout une entreprise politique méticuleusement conçue dans l’objectif d’impulser une recomposition au centre de l’échiquier politique, en ralliant les franges libérales du PS et de LR, invitées ou contraintes de renoncer à leurs querelles artificielles pour rejoindre un projet fondamentalement néolibéral.

Lorsque Macron s’émancipe du clivage gauche-droite, ce n’est pas tant pour dénoncer la collusion idéologique des partis de gauche et de droite que pour souligner qu’il y a du bon des deux côtés, à gauche et à droite, que les digues qui séparent droite libérale et sociaux-libéraux ne font plus sens et qu’il est préférable de réunir les « bonnes volontés » pour faire « avancer » le pays. Il n’est pas dit qu’Emmanuel Macron parvienne à conserver in fine cette centralité, au regard des politiques menées – réforme du marché du travail, suppression de l’ISF, privatisations, loi asile et immigration, etc. –  et du déplacement de son socle électoral vers la droite.

Une approche gramscienne serait peut-être plus intéressante pour interpréter la manière dont une fraction des classes dominantes a décidé de faire sécession vis à vis des appareils traditionnels, par l’élaboration d’un nouveau récit politique mobilisateur censé remédier à la crise de l’hégémonie néolibérale.

 

[1] Voir : Laclau, E. (2005). On Populist Reason. London: Verso ; C. Mudde (2004). The Populist Zeitgeist. Government and Opposition. 39(4), 541–563.

[2]Mouffe, C. (2018). Pour un populisme de gauche. Paris : Albin Michel. p. 123.

[3]Voir Moffitt, B. (2018). The Populism/Anti-Populism Divide in Western Europe. Democratic Theory, 5(2), 1–16.

[4]Laclau (2005) aborde brièvement cette question lorsqu’il explique que le populisme « subverti[t] l’état des choses existant » tout en proposant un « point de départ d’une reconstruction d’un ordre nouveau ».

Entretien avec Ugo Bernalicis : “Le capitalisme est un vaste délit d’initié”

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

Ugo Bernalicis et Jacques Maire ont été chargés d’évaluer la lutte contre la délinquance financière. Dans un rapport de plus de 200 pages, ils ont formulé 25 propositions pour lutter contre cette forme de délinquance en constante augmentation qui puise notamment sa force dans l’inadéquation des moyens mis en place par l’Etat et dans la réalité complexe de ce phénomène. Ugo Bernalicis nous a présenté son analyse de la situation. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscrit par Hélène Pinet. 


 

LVSL – Pourriez-vous au préalable définir ce qu’est la « délinquance financière » ?

Ugo Bernalicis – Dans le pénal, on distingue théoriquement les délinquants des criminels, (comme par exemple le niveau de peine dans l’échelle des peines). Nous devrions donc davantage parler d’infractions financières, une infraction étant le terme générique quand la loi est enfreinte, tant au niveau des petites ou des grandes infractions. La définition la plus stable est page 48 du rapport : à cette page figurent les noms des escroqueries économiques et financières, par index. Lorsqu’un article du code pénal crée une infraction, vous avez, en face, un index, qui est un suivi statistique sur le nombre de plaintes, de procédures, etc.

Dans cette liste, vous avez deux sous-parties : les escroqueries et infractions assimilées et les « infractions économiques et financières. Cela va du faux en écriture publique et authentique à la fraude fiscale. Après, il y a les autres délits économiques et financiers. On ne sait pas à quoi ils correspondent. On retrouve également le travail clandestin, les escroqueries, abus de confiance, les achats et ventes sans facture… Il y a en plus un aspect particulier : le blanchiment est inclus dans l’index pour les services de police. Or, il n’est pas nécessairement traité par les services financiers, parce que le blanchiment est souvent lié à des affaires de stupéfiant. On se focalise donc davantage sur l’affaire de stup que sur l’affaire financière.

C’est à peu près tout. On a, de fait, essayé de se concentrer sur cette liste pour ce qui est du Ministère de l’Intérieur, parce qu’elle comprend les infractions financières.

Le terme générique d’infraction permet d’englober cela mais aussi ce qui n’est pas dans le Code Pénal, c’est-à-dire des infractions avec des amendes administratives. C’est tout ce qui va être fait, notamment, par la DGCCRF (la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes). C’est en recoupant ce que font le Ministère de l’Intérieur et le Ministère des Finances, qu’on obtient le spectre complet des infractions financières.

La difficulté, dans le rapport, c’est qu’on n’a pas de tableau compilé de toutes les infractions financières, on n’a pas de suivi global de toutes les infractions financières, que ce soit des douanes ou de la police. Cela nous permettrait d’avoir une idée de l’argent qui transite en dehors des circuits légaux. Il y a de fait des préconisations sur la gouvernance de cette lutte contre la délinquance financière, qui proposent 3 choses à mettre en œuvre dans le cadre d’une politique interministérielle de lutte contre la délinquance économique et financière. La première sous-partie, c’est un dispositif partagé de mesure et de suivi statistique.

Ce n’est pas avec 2 députés en 6 mois et 3 administrateurs qui les accompagnent qu’on peut mettre sur pied un suivi statistique détaillé, un croisement du fichier du Ministère de l’Intérieur avec celui du Ministère des Finances, et en plus, celui de la Justice. Le Ministère de la Justice n’a pas le même découpage que le Ministère de l’Intérieur. Il y a des choses qui sont considérées comme étant des infractions économiques et financières par le Ministère de l’Intérieur, qui sont mises dans d’autres sous-ensembles par le Ministère de la Justice. Donc, nous n’avons pas de suivi du début à la fin du sort qui est réservé à la délinquance financière et aux délinquants.

LVSL : Qu’est-ce qui a motivé la production de ce rapport d’information ?

Ugo Bernalicis : Il y a plusieurs éléments. Je vais d’abord vous expliquer comment fonctionne le Comité d’Évaluation et de Contrôle des Politiques Publiques. Les règles de fonctionnement de l’Assemblée ne permettent pas la production régulière de tels rapports.

“Au regard du séquençage politique, nous nous sommes dit qu’il était intéressant de travailler sur cette thématique-là, qui a été une thématique majeure pendant la campagne des européennes pour nous”

Le Comité d’Évaluation et de Contrôle des Politiques Publiques a été mis en place après la révision constitutionnelle de 2008. Elle confère aux assemblées un rôle d’évaluation des politiques publiques. Il y avait déjà un rôle – historique – de contrôle, à quoi l’évaluation a été ajoutée, conséquence du new public management d’inspiration américaine, l’évaluation et la mesure des performances sur le modèle du privé.

De cela est né le Comité d’Évaluation et de Contrôle où sont représentés tous les groupes politiques, selon leur poids dans l’Assemblée. Il y a 32 membres au sein de l’organisme de contrôle, dont un seul issu de la France Insoumise : moi. Ce Comité d’Évaluation et de Contrôle propose, sur la durée de la mandature, que chaque groupe politique puisse faire une demande d’évaluation. Nous avions un droit de tirage sur toute la mandature.

Au regard du séquençage politique, nous nous sommes dit qu’il était intéressant de travailler sur cette thématique-là, qui a été une thématique majeure pendant la campagne des européennes pour nous. Nous nous sommes également dit qu’il s’agissait d’un sujet majeur en France et en Europe.

L’objectif de ce rapport, est également de demander où il fallait augmenter les moyens, à quelle hauteur ou encore si des moyens existent déjà pour faire cela. Comment mènera-t-on cette lutte quand nous exercerons le pouvoir ?

“Selon les enquêtes de l’INSEE, 1 foyer sur 10 dit avoir été victime d’une escroquerie en ligne”

Le sujet n’est pas anodin – et vous avez bien fait de me poser la question sur le périmètre des infractions financières –, ce n’est pas un rapport sur l’évasion fiscale. L’évasion fiscale est une infraction financière importante. Elle n’est pas la seule.

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

L’objectif, partagé avec le co-rapporteur, était d’essayer d’avoir déjà des premiers éléments sur la délinquance financière du quotidien ou en tout cas de basse intensité. Elle concerne des millions de personnes. Selon les enquêtes de l’INSEE, 1 foyer sur 10 dit avoir été victime d’une escroquerie en ligne. Cela concerne des millions de personnes qui vont déposer plainte – très peu, d’ailleurs – au commissariat, qui ne reverront jamais la couleur de leur argent. Pour l’essentiel, il n’y a même pas d’enquête sur le sujet.

On a donc voulu à la fois regarder ce qui se passait sur le haut du spectre, qui attire de plus en plus – et tant mieux – l’attention médiatique : l’évasion fiscale, avec les milliards à la clef ; mais aussi ce qui est sous le radar : les escroqueries de masse.

LVSL : Aujourd’hui, quels sont concrètement les moyens pour lutter contre la délinquance financière, et comment fait-on pour quantifier, déterminer, ce qui échappe à l’impôt, et contourne l’Etat ?

Ugo Bernalicis : Pour le haut du spectre, qui intéresse souvent en premier, et sans doute à juste titre, on ne pourra montrer l’exemple que si, tout en haut de la pyramide des délinquants, on agit fortement et fermement.

Cela s’intitule « Organisation complexe des services enquêteurs » dans le rapport. Pour résumer, cela se passe dans deux Ministères, pour la détection des infractions : le Ministère de l’Intérieur, et le Ministère de l’Économie et des Finances. Ensuite, sur l’aspect répressif et pénal, c’est le Ministère de la Justice.

Concernant la détection des infractions, on a, au sein du Ministère de l’Intérieur, trois endroits qui prennent en charge le haut du spectre de la délinquance financière, la DCPJ (Direction Centrale de la Police Judiciaire), avec les deux offices centraux : l’OCLCIFF (l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales, ceux qui ont fait la perquisition à la France Insoumise), et l’OCGRDF (Office central pour la répression de la grande délinquance financière).

L’OCLCIFF s’occupe davantage de l’infraction économique et financière. L’OCGRDF traite plutôt les questions de blanchiment et des escroqueries massives. On y trouve le blanchiment, l’escroquerie massive transnationale et les fraudes et les biens mal-acquis.

Du côté de l’OCLCIFF, on va avoir à la fois la BNRDF qui s’occupe de la fraude fiscale aggravée et du blanchiment de fraude fiscale, donc plutôt les personnes comme Balkany – concrètement, c’est eux qui ont mené l’enquête . La BNLCF s’occupe du reste : atteinte à la probité, corruption d’agent public étranger, droit pénal des affaires, financement de la vie politique…

En France, 90 personnes travaillent sur les plus gros délinquants financiers au niveau de l’OCLCIFF, dont 43 uniquement sur l’évasion et la fraude fiscale. 43 personnes pour aller chercher entre 80 et 100 milliards : cela nous explique peut-être pourquoi il y a toujours une telle fraude fiscale ! Ils récupèrent les enquêtes de ce qui a été détecté du côté de Bercy. C’est-à-dire que, du côté du contrôle fiscal ils détectent quelque chose, et pour faire l’enquête derrière, ils passent le relais à la BNRDF, parce qu’on rentre dans le champ pénal.

Depuis la fin de l’année 2018, avec la dernière loi sur la fraude fiscale, une police fiscale a été créée à Bercy. Ils ont exactement la même mission qu’à la BNRDF.

Ensuite, dans les services au sein du Ministère de l’Intérieur, la Préfecture de Police de Paris constitue ce qu’on appelle communément « l’Etat dans l’Etat », et les services de police de Paris ont aussi une Direction Régionale de la Police Judiciaire, qui est en concurrence directe avec la PJ Nationale, avec une sous-direction des affaires économiques et financières.

Il y a des affaires sensibles au niveau du haut du spectre qui sont traitées par la Préfecture de Police de Paris et non pas par les offices centraux. Ce sont des règles d’attribution internes qui se valent plus ou moins. Il ne faut pas oublier que dans le cadre des affaires pénales, c’est le Parquet ou le Juge d’Instruction qui désignent le service enquêteur.

Ils peuvent soit saisir la Préfecture de Police, le service d’enquêtes, soit saisir les offices centraux, soit saisir la DGGN (Direction Générale de la Gendarmerie Nationale) qui a aussi des cellules nationales d’enquêtes, sur des infractions financières, escroqueries en bandes-organisées, atteinte à la probité, blanchiment aggravé, faux et usage de faux. Eux ont plutôt une compétence, en théorie, territoriale, sur la délinquance des campagnes, mais il peut y avoir certains sujets où c’est la Gendarmerie qui va chapeauter, mettre en place une cellule d’enquête spécifique pour une enquête en particulier.

Du côté de Bercy, on a donc la nouvelle police fiscale, et le SNDJ (le Service National des Douanes Judiciaires). Dans le code des douanes, à partir d’un certain niveau d’infraction, on sort du champ administratif pour entrer dans le champ pénal. Des douaniers ont été formés aux compétences judiciaires (comment faire une perquisition, un procès-verbal, donc, respecter le code des procédures pénales). Ils sont devenus policiers, mais qui sont au sein de Bercy. Ensuite, cela arrive au tribunal. Eux, sont 272 au niveau national.

Ils ne sont pas assez nombreux, mais sans doute mieux armés que leurs collègues au sein du Ministère de l’Intérieur, parce qu’il y a un circuit court entre le renseignement administratif, et ce qui est ensuite judiciarisé. On ne voit là que la partie des gens qui travaillent à judiciariser le dossier. Le reste des douanes fait remonter les informations qui font partie de la détection plus globale. Ça, c’est pour le haut du spectre.

Il faut ajouter le service de renseignement TRACFIN rattaché à Bercy et qui semble le service le plus armé dans cette lutte contre la délinquance financière. Elle est tout de même à relativiser quand on voit le nombre gigantesque de signalements automatisés ou non qu’ils ont à traiter. C’est le service qui a été le plus renforcé en effectifs sur les dernières années, notamment dans le cadre de la lutte contre les actes terroristes pour déceler les circuits de financement.

Du côté de la magistrature, il y a le Parquet National Financier. Il y a encore quelques parquets spécialisées au niveau de certains tribunaux en matière économique et financière (Nanterre et Bastia). Ce sont les deux seuls tribunaux à avoir une spécialité économique et financière ce qui était avant le cas de 100 % des tribunaux. Dans chaque département, il y avait des magistrats spécialisés économiques et financiers. Depuis un certain nombre de réformes, où les spécialisations ont été retirées, pour la mutualisation par la polyvalence y compris chez les magistrats, les JIRS (Juridictions Inter Régionales Spécialisées) ont été créées.

Il y en a 8 en France. Celle du Nord s’étend de la Normandie jusqu’à Troyes, une étendue géographique conséquente. Personne ne s’ennuie dans ces services ! Une enquête peut prendre jusqu’à 15 ans. Un magistrat lillois nous expliquait qu’il avait un dossier que tous ses prédécesseurs n’avaient pas voulu traiter. Cela faisait 25 ans qu’il était dans un tiroir.

Ensuite, on a des autorités bâtardes :  des autorités indépendantes de supervision et prudentielles. Il y a l’ACPR (Agence de Contrôle Prudentielle et de Régulation), qui contrôle l’activité des banques et des assurances, dans leur activité traditionnelle bancaire.

C’est finalement un assez petit service, comparé à la masse de capitaux des banques. Ils ont été dans l’actualité récente avec l’affaire Dansk Bank (une banque estonienne rachetée par le Danemark, la banque des escrocs, qui servait au blanchiment). En théorie, les directives anti-blanchiment successives obligent les banques à agglomérer les capitaux et quand ils ont des filiales, ou quand les autres banques rachètent des filiales, à faire apparaître dans leurs bilans ce qu’ils ont mis en œuvre pour lutter contre la corruption, pour contrôler qui est la clientèle, etc…

Un dispositif anti-blanchiment et anti-corruption. Et ils ne l’ont pas fait ! Il y a eu une enquête de toutes les autorités de contrôle des banques et un rapport a démontré que la banque danoise avait contrevenu à toutes ses obligations en matière de lutte contre la corruption et le blanchiment. Le rapport a été mis sous le tapis, et ça continue. Ils ont fait jurer sur l’honneur la banque en question qu’ils allaient tout remettre en ordre.

“Le capitalisme est un vaste délit d’initié”

L’AMF (Autorité des Marchés Financiers), est quant à elle dédiée à l’activité boursière. Elle a pu mettre des amendes conséquentes (pour un total de 43 millions d’euros en 2017). Les sommes sont payées de suite parce que ça veut dire que pour 43 millions d’euros, le bénéfice ou la fraude est de plusieurs dizaines de millions.

Il s’agit d’un tout petit service de 470 personnes à mettre en face des milliers de personnes travaillant sur les marchés financiers. Un de ses membres expliquait faire des contrôles par échantillons : il y a trop de transactions effectuées pour pouvoir toutes les vérifier. De plus, le trading à haute fréquence est un outil de délinquance légalisé, le délit d’initié permanent. Le capitalisme est un vaste délit d’initié, mais si on veut lutter contre cette délinquance et cette fraude-là, il faut interdire le trading à haute fréquence.

On a, dans la galaxie du haut du spectre, des créations comme l’Agence Française Anti-Corruption, dans la foulée de la création du PNF, depuis l’affaire Cahuzac. En théorie, c’est l’Agence Française Anti-Corruption qui a pour mission de contrôler 100% des associations reconnues d’utilité publique, des EPCI, des administrations d’Etat, et des collectivités. C’est-à-dire qu’ils testent des dispositifs de fraude ou de corruption, ils font les contrôles sur place, comme dans une enquête, une inspection ou un contrôle du fisc. En théorie, l’AFA fait aussi de la prévention pour toute personne physique ou morale.

Ils font alors des préconisations pour améliorer la robustesse du système dans le cadre de la lutte contre la corruption, et éviter que des délits puissent être commis en interne dans l’entreprise. Ils ont ensuite une mission d’exécution d’une partie des peines, parce que quand il y a un jugement sur de la corruption, du blanchiment, au sein d’une administration ou d’une entreprise, le jugement peut comprendre une obligation de se mettre en conformité avec les directives anti-blanchiment évoquées précédemment, c’est à dire avoir un véritable département « conformité ».

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

C’est l’Agence Française Anti-Corruption qui est chargée de vérifier la mise en œuvre de ces dispositifs prudentiels en interne de l’entreprise ou de l’administration qui aura été condamnée.

Concernant le haut du spectre, l’essentiel des moyens de détection des infractions et de lutte contre la délinquance financière est à l’intérieur des entreprises. Cela pose un problème majeur aux autorités d’analyse : on se repose sur les entreprises elles-mêmes, notamment sur les banques et les assurances elles-mêmes, pour faire du contrôle et nous faire remonter, à nous l’Etat, les problèmes ou les infractions… Dans le cas de BNP Paribas, c’est 660 millions d’euros qui sont utilisés par le département « conformité ».

Bien sûr, il n’y a pas que la détection de la fraude, la corruption ou la non-conformité, il y a aussi un processus certifié en interne, pour labelliser leurs bureaux. Ils ont 15 ou 20 fois plus de moyens de contrôle que l’organisme qui est chargé de les contrôler. Ils ont des obligations d’avoir des contrôles mais en interne. Ne pas mettre ces moyens en interne, c’est une infraction en soi. Et c’est ça, notamment, que va contrôler l’ACPR, et ils ont pu mettre des amendes à des banques, par exemple, parce qu’ils n’avaient pas mis suffisamment de moyens en interne.

Mais on pourrait se dire aussi que ces 660 millions d’euros soient taxés par l’Etat ou donnés à l’ACPR qui fasse exactement le même contrôle mais sous l’autorité de l’Etat. Quand on dit ça, on passe pour des bolcheviks !

On oblige quand même à séparer les départements « conformité » de la partie opérationnelle de la banque. Cela paraît tellement évident, même si on ne le fait même pas pour l’Etat en interne… A la fin, il n’y a qu’un seul P.D.-G., donc c’est l’information, la capacité de trancher appartient à une seule autorité hiérarchique. Là est la limite du système.

Et pour ce qui est du bas de spectre de la délinquance, vous avez les Directions Régionales de la Police Judiciaire, et le petit judiciaire qui est fait dans les Directions Départementales de Sécurité Publique ou à la Gendarmerie. Il y a très peu d’enquêteurs spécialisés sur la matière économique et financière. Localement, à Lille, il y a la DDSP du Nord (la plus grosse DDSP de France après celles de la région parisienne).

Si demain, vous vous faites voler 150 euros sur internet, vous déposez plainte à l’hôtel de police à Lille. Ils ont 16 enquêteurs plus spécialisés sur l’économique et financier (pour 9 000 plaintes par an !). Dans les tableaux de statistiques du Ministère de l’Intérieur, le taux d’élucidations est extrêmement faible, le taux de classement sans suite extrêmement élevé pour les escroqueries du bas du spectre.

Pour les cartes bleues, aujourd’hui il y a une plate-forme en ligne pour signaler une fraude à la carte bleue. C’est un dépôt de plainte uniquement en ligne qui concentre les données de manière croisée avec les banques. Et ça permet, même si c’est plein de petites infractions, de les recouper et d’aller démanteler un réseau. De fait, plein de petites infractions feront une grosse affaire, qui ensuite sera poursuivie. Et pour l’escroquerie du quotidien, même en ligne, on n’a pas cet équivalent, et c’est une des préconisations de notre rapport. Cela devait être mis en place, ce n’est toujours pas fait.

 LVSL – Comment travailler sur l’évaluation de la délinquance financière avec un élu issu de La République En Marche, quand on est un député Insoumis ? Le groupe de la France Insoumise a en effet publié une contribution au rapport d’information. Quels sont donc les éléments que vous avez dû laisser de côté ?

Ugo Bernalicis – C’est une forme d’aléa… Le rapport a été demandé par la France Insoumise. Je savais que j’allais être co-rapporteur pour le groupe, mais je ne savais pas avec qui j’allais devoir travailler. LREM a désigné Jacques Maire. Je ne suis pas mécontent d’avoir fait ce rapport avec Jacques Maire, non pas parce que c’est le fils d’Edmond Maire, ce qui fait du coup qu’il a une petite fibre syndicale. Il est énarque et a entre autres travaillé dans le privé chez AXA là où se passe une partie de la délinquance financière (AXA est un des opérateurs qui a été dans les paradis fiscaux). Nous étions tous deux intéressés par la dimension internationale du sujet.

Il a joué le jeu de tout ce pour quoi il était d’accord, et étrangement, il l’a fait avec une certaine forme de liberté (c’est-à-dire que je n’ai pas eu la voix du groupe LREM à mes côtés). Évidemment, cela a ses limites, puisqu’il demeure un élu LREM, avec ses convictions. Notamment, le fait de dire sans prendre de pincettes qu’on est en-dessous de tout au niveau des moyens, et qu’il faut augmenter drastiquement les moyens, c’est à dire embaucher des fonctionnaires. Ce n’est pas évident à faire dire cela à quelqu’un de LREM ! Et pourtant il l’a fait et continue de le faire.

Un deuxième point à traiter était celui des lanceurs d’alertes. Il ne faut pas oublier que les dispositions mises en place pour les lanceurs d’alertes suite à l’affaire Cahuzac, prévoyaient, par exemple, qu’il puisse y avoir un secours financier. Cette disposition a été censurée par le Conseil Constitutionnel qui validait certes le secours financier, mais sans accepter que ce rôle de la gestion de ce secours ne revienne au Défenseur des droits. Dont acte, la disposition a été censurée, mais personne n’a comblé le vide juridique pour permettre le versement de cette aide.

On souhaitait qu’il puisse y avoir une garantie pour le lanceur d’alerte d’avoir accès à un emploi public favorisé. Dans la plupart des cas, les lanceurs d’alerte ne retrouvent pas de travail dans leur secteur d’activité, voire dans les secteurs d’activité annexes. Il faut faire en sorte que ces gens, qui ont rendu service à l’intérêt général, puissent travailler. Il pourrait de plus être utile à l’intérieur de l’appareil d’Etat pour, justement, aider d’autres alertes à être lancées, ou avancer sur des secteurs sur lesquels ont n’est pas bon en termes de contrôle au sein de l’appareil d’Etat.

On a également parlé de la discussion qu’il y a eu au niveau européen sur le thème « faut-il parler ou pas à sa hiérarchie ? ». En effet, aujourd’hui, pour avoir le statut de lanceur d’alerte par le droit français, il faut d’abord avoir averti sa hiérarchie, et que la hiérarchie n’ait rien fait, pour ensuite lancer l’alerte à l’extérieur. C’est rarement ce qui se passe. Souvent, quand on lance l’alerte, on le fait sans prévenir la hiérarchie, parce que la hiérarchie participe souvent de l’infraction. Donc, les gens ne réclament pas le statut de lanceur d’alerte avant de lancer leur alerte.

“Quand vous mettez un salaire de 1 à 20 dans les entreprises, quand vous mettez le taux d’imposition à 90% au maximum, quand vous mettez l’impôt universel, la capacité à se dire « Je vais frauder », ou « Il y a un intérêt à frauder » diminue”

Quand vous mettez un salaire de 1 à 20 dans les entreprises, quand vous mettez le taux d’imposition à 90% au maximum, quand vous mettez l’impôt universel, la capacité à se dire « Je vais frauder », ou « Il y a un intérêt à frauder » diminue…

L’interdiction du trading à haute fréquence, on ne l’a pas développée, mais ça fait partie des mesures qui sont dans L’Avenir en commun de manière classique et basique. On avait listé les points du programme, parce que c’est ça, l’objectif. Ce rapport était un parti pris, vraiment. Je me suis dit, dans le cadre des lois actuels, celles des libéraux, quels moyens concrets met-on en oeuvre pour attraper les délinquants économiques et financiers ? Sans même parler de considérer comme délinquant des gens qui aujourd’hui ne le sont pas. D’où le fait que le débat entre optimisation/évasion/fraude fiscale est été évacué.

Conséquence : il n’y a pas de proposition politique qui peut paraître farfelue, pour un libéral, dans le rapport. C’est donc un outil politique concret irréfutable pour pointer du doigt les responsabilités politiques des gouvernants qui n’agissent pas ou peu.

LVSL : Quelles sont, selon vous, les propositions les plus importantes du rapport ?

Ugo Bernalicis : La proposition n°3 peut paraître un peu technocratique, hors-sol et pas directement opératoire, mais elle est selon moi indispensable. Il s’agit de mettre en œuvre une politique interministérielle de lutte contre la délinquance économique et financière. Quand je réponds à cette question c’est toujours l’horizon de la prise et de l’exercice du pouvoir qui m’importe.

Pour l’instant, le Ministre de l’Economie et des Finances, Monsieur Darmanin, ainsi que la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, ont donné suite à ce rapport en nous recevant, avec Jacques Maire, pour voir comment on pouvait mettre en œuvre les propositions. A ce jour aucune nouvelles de Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur… No comment.

“Il n’y a pas de proposition politique qui peut paraître farfelue, pour un libéral, dans le corps du rapport”

Je vous explique un peu le sous-jacent, pour bien comprendre cette proposition de l’inter-ministérialité. Le dispositif de mesures partagées, vous l’avez compris parce que sinon on est dans le brouillard ; les documents de politique transversale, pour dire que quand on est sur la loi de finances, on discute par missions, puis par programmes. Et comme c’est inter-ministériel par nature, si on ne met pas un document de politique transversale, nous, législateurs à l’Assemblée, quand on vote les crédits et les moyens, on n’a pas d’outils pour suivre les moyens. Troisièmement, on crée une délégation inter-ministérielle.

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

Sur la police fiscale – j’y reviens, parce que ça va vous faire une démonstration de pourquoi cette question d’inter-ministériel est aussi importante que ça – aujourd’hui, à l’OCLCIFF, il y a la BNRDF (Brigade Nationale de Répression de la Délinquance Financière). C’est eux qui reçoivent les dossiers envoyés par la Direction Générale des Finances Publiques, ils ont des éléments et ils font leur enquête.

Au sein de la BNRDF, il y a depuis bientôt une dizaine d’années, une création qui sont les Officiers Fiscaux Judiciaires  . C’est comme les douanes judiciaires : ce sont des inspecteurs des finances qui font du contrôle fiscal, donc ceux qui détectent les infractions du côté de Bercy, à qui on a appris à devenir policiers, à faire des procès-verbaux, des perquisitions, à utiliser des techniques d’enquête, bref, à respecter le code de procédure pénale. Ils sont donc détachés au sein de l’OCLCIFF.

Vous avez des inspecteurs des finances qui ont appris à être policiers et travaillent avec des policiers classiques qui, eux, ont appris le domaine financier, pour lutter contre cette délinquance-là. Ils sont 21 inspecteurs des finances, à l’heure actuelle, au sein de la BNRDF, à avoir cette qualification-là.

Cela ne fonctionne pas trop mal, parce que le contrôle fiscal, c’est d’abord leur cœur de métier, ce sont avant tout des contrôleurs fiscaux. Ils sont donc beaucoup plus pointus, plus précis quand ils font une perquisition, pour ne pas prendre tous les documents qui passent par là mais bien ceux dont on a besoin, pour ne pas éplucher tous les comptes mais éplucher au bon endroit, pour gagner du temps, être plus efficaces, et savoir où chercher l’information.

Pendant le débat sur la loi sur la fraude fiscale, deux options s’offraient pour augmenter les moyens. Former davantage d’inspecteurs des finances au métier de policier, et les transfèrer dans l’OCLCIFF ou faire ce qui a été choisi par la majorité, créer une police fiscale. C’est à dire qu’on prend des inspecteurs des finances, on leur donne la capacité de devenir policiers, c’est à dire qu’on leur apprend à respecter le code des procédures pénales, mais on les laisse à Bercy.

J’ai beaucoup critiqué cette disposition, expliquant qu’on était en train de créer un service concurrent. Je comprends que Monsieur Darmanin soit volontaire sur le sujet. Mais on peut quand même se poser des questions sur le fait que, quand en interne, le contrôle fiscal transmettra l’information à leurs collègues, qui seront Officiers Fiscaux Judiciaires de la future police fiscale (puisqu’ils sont encore en formation, ils pourront faire leurs premières enquêtes d’ici quelques mois), ils sont dans le giron de Bercy, donc du Ministre.

Au moins, quand ça passait à l’Intérieur, ça donnait une petite garantie, et puis surtout, les policiers du côté de Bercy n’auront pas à leur disposition ce qu’il y a dans la maison Police au sens plus global.

Dans la maison Police, quand vous êtes dans la Direction Centrale de la Police Judiciaire, vous avez sous le coude les services-support, le SIAT, qui pose les balises pour vous, qui pose les micros, tout ce qui est autour et vous permet d’être efficace dans votre enquête et d’utiliser tous les moyens d’enquête possibles et imaginables qu’on utilise d’habitude pour celui qu’on croit être un terroriste, sans aucun scrupule, sans aucun état d’âme, et qu’on fait avec plus d’états d’âme et de scrupules quand il s’agit du domaine économique et financier…

En plus, ils n’auront pas tous les outils à leur disposition pour le faire, et finalement, quand ils trouveront des infractions connexes, ces Officiers Fiscaux Judiciaires s’arrêteront là et n’iront pas creuser plus loin.

Le PNF, pour la fraude fiscale aggravée a la compétence exclusive, donc c’est forcément au PNF. Le PNF aujourd’hui, travaille exclusivement sur ces dossiers-là avec l’OCLCIFF et la BNRDF. Demain, il pourra faire appel soit à la police fiscale de Bercy, soit continuer de faire appel à l’OCLCIFF.

Donc, ce sera au Parquet de voir, s’il y a une infraction connexe à un moment donné, de co-saisir l’OCLCIFF. La charge de travail poussant les uns et des autres à boucler rapidement des enquêtes, fera que, s’il y a des infractions connexes, on n’ira pas chercher. On fera au plus efficace, et on tapera au portefeuille, on fera une CJIP, etc.

Les syndicats avec lesquels on a bien travaillé sur les domaines fiscaux, comme Solidaires Finances Publiques sont favorables à la création de la police fiscale au sein de Bercy, et n’est pas d’accord avec moi sur ce point-là, alors même qu’on a une vue assez similaire sur le sujet, au global.

A Bercy on estime par ailleurs qu’il y avait très peu de fuites dans la presse dans les enquêtes fiscales, alors qu’il y a souvent côté Intérieur. On a préféré avoir une police fiscale, où au moins on sait que ce sera fait, c’est leur cœur de métier, ils ont le contrôle fiscal, il y a une synergie chez les agents, une émulation, donc on sait qu’ils iront chercher le pognon. Et que ce sera fait efficacement.

Mais je me dis que, pour moi qui ne suis ni Ministre de l’Intérieur, ni Ministre de l’Economie et des Finances, c’est quand même dommage d’avoir deux services pour faire la même chose. Donc, l’idée d’avoir une délégation inter-ministérielle qui mette tout le monde d’accord me paraît essentiel ! Sinon, on sera toujours dans ce rapport de forces entre ministères, qui va nuire à l’efficacité du dispositif au global. Ce n’est pas vrai qu’à Bercy, ils auront tous les éléments pour mener les enquêtes jusqu’au bout, parce qu’il y a des trucs qu’ils ont dans la police qu’ils ne vont pas mettre sur pied à Bercy.

Donc la question inter-ministérielle, que ce soit pour le suivi statistique, que ce soit pour les parlementaires et donc pour les citoyens par extension, puisque ces documents-là sont publics, suivre les moyens qu’on y met en œuvre, et, d’un point de vue opérationnel, c’est un truc qui est extrêmement important.

La proposition n°16 traite de l’augmentation des effectifs de police spécialisés. Il s’agit de services au sens large, pas uniquement de la police nationale. Cela comprend par exemple également la police administrative, la police au sens générique du terme. En troisième position, j’aimerais mettre la TVA.

La question du paiement scindé pour éviter les fraudes à la TVA et pas uniquement la fraude carrousel. L’estimation de la fraude à la TVA s’élève à 20 milliards d’euros. Cette somme est élevée et ce n’est pas une estimation contestée puisqu’elle émane de l’OCDE. En interne, la DGFIP chiffre la fraude à 7,5 milliards d’euros (estimation basse). On est donc entre 8 et 20 milliards, mais si ne récupérait que 2 milliards, cela serait déjà bien.

Qu’est-ce que le paiement scindé ? Il est déjà en vigueur en Bulgarie, en Roumanie et en Pologne (depuis 2018 pour les deux derniers). Pour la Bulgarie, cela servait de garanti concernant leur système fiscal lors de leur entrée dans l’Union Européenne en 2007. Concrètement, le paiement scindé correspond au moment où on paye avec la carte bleue. Deux circuits coexistent : le hors-taxe est versé sur le compte de l’entreprise et la partie TVA est versée directement à l’administration fiscale par le biais du circuit bancaire. Il n’y a plus de paiement TTC à l’entreprise qui doit ensuite restituer la TVA au fisc.

Avec le paiement scindé, il n’y a plus possibilité de frauder. Elle pourrait uniquement avoir lieu avec le paiement en liquide mais pour contrôler ça, il faut mettre en place des contrôles sur place et relever la comptabilité de caisse. Aujourd’hui, une entreprise doit avoir un logiciel qui applique des normes reconnues par l’Etat pour la comptabilité.

De même, la caisse enregistreuse doit respecter des normes en vigueur. Si on n’a pas la bonne caisse enregistreuse, c’est une infraction. Pour le vérifier, il faut aller sur place. M. Darmanin a été sensible à mon argument proposant (je ne dis pas que ça va être le cas) le fait que les gens qui effectuent le contrôle de la TVA puissent se concentrer exclusivement au contrôle sur place sur ce qui restera de la délinquance.

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

C’est une proposition très intéressante. C’est au niveau du terminal bancaire et du circuit informatique qu’il faut avancer. Cela correspond également à une simplification des démarches des entreprises. J’ai bon espoir que cela avance sur ce sujet. Dans certains pays comme par exemple l’Italie, le paiement scindé a été mis en place uniquement dans le cadre des marchés publics. Lorsqu’une entreprise répond à un appel d’offre d’un marché public, elle doit verser la TVA directement à l’administration fiscale. Ce sujet de TVA est bien. Il est technique, sans enjeu de brouille politique majeur et il permet de récupérer quelques milliards d’euros facilement.

Autre proposition importante. Je pensais également à l’assujettissement des plateformes de crypto-monnaie aux dispositifs de lutte contre le blanchiment conformément aux préconisations du GAFI. On assiste à une montée en puissance des crypto-monnaies. Nous avons voté contre la loi PACTE. Dedans, il a été autorisé le fait qu’on puisse créer des actifs dématérialisés, des levées de fonds pour créer une crypto-monnaie – sous le sigle ICO.

L’idée est la suivante : la crypto-monnaie est une monnaie parfaite dans la définition de la monnaie. La blockchain permet en effet de respecter la théorie de la monnaie sans en supporter les coûts, notamment d’émission. Demain -et c’est ce qui se développe- des supermarchés accepteront qu’on paye en bitcoin. C’est donc une monnaie parallèle qui apparaît.

C’est intéressant pour les délinquants : on peut acheter des crypto-actifs avec l’argent dans un paradis fiscal et les ressortir en euros voire acheter directement avec dans des entreprises qui acceptent ce mode de paiement. Les banques de crypto-monnaies ne sont pas assujettis aux mêmes règles qu’une banque normale. Une banque normale doit connaître son client, transmettre des informations à TRACFIN. Avec internet, comme on perd à un moment la traçabilité, c’est l’autoroute du blanchiment !

“Des moyens sont mis pour lutter contre la criminalité organisée, mais quand il s’agit du haut du panier, c’est considéré comme trop compliqué”

J’aimerais revenir sur la question de la détection. On utilise peu, voire pas les techniques d’infiltration. Dans les enquêtes de stup, on a des agents infiltrés qui se font passer pour des vendeurs et qui vont démanteler des réseaux, du moins mieux connaître la délinquance en question. On ne retrouve pas du tout ça dans le domaine économique et financier. Nous avons fait une proposition qui vise à élargir les enquêtes sous pseudonymes (quand des policiers se font passer pour quelqu’un d’autre sur les réseaux sociaux).

Concernant les infiltrations, Maxime Renahy a sorti un ouvrage : il était informateur de la DGSE pour Jersey, dans un cabinet qui crée des sociétés écrans pour les multinationales. On ne peut pas rêver mieux pour avoir les informations. Seulement son interlocuteur était la DGSE donc le Ministère de la Défense et pas Bercy. Il n’y a pas la culture de l’infiltrations, des indics. La loi sur la fraude fiscale a prévu des « aviseurs fiscaux » en matière de fiscalité. Il y en a moins de 10. Des moyens sont mis pour lutter contre la criminalité organisée, mais quand il s’agit du haut du panier, c’est considéré comme trop compliqué.

LVSL : Le rapport d’information explique que la prévention contre la fraude est notamment déléguée à des acteurs privés du fait de « considérations budgétaires » (à l’échelle du G7 ou de l’Union Européenne). Éminemment internationale, la question de la délinquance financière est en proie à des contraintes définies par des acteurs supranationaux. Comment articuler les deux échelles et coordonner des acteurs qui peuvent attribuer au problème de la délinquance financière des définitions variables ?

Ugo Bernalicis : Le fait que cela repose sur de l’auto-détection et des acteurs privés est une difficulté majeure. On ne dit pas qu’il ne faut pas de département conformité dans les entreprises mais ce n’est pas un sujet budgétaire. C’est ainsi que l’affichent les libéraux. Ils expliquent que cela coûte de l’argent mais c’est hypocrite !

Quand cela repose sur des entreprises qui vendent des services dont on ne peut pas se passer, on paye quand même en dernier recours. Tout le monde paye des frais bancaires. Quitte à les payer, il faudrait que cela passe par l’impôt et que le système de contrôle soit déconnecté du privé. Nous en avons parlé avec Jacques Maire et nous sommes en désaccord : la divergence est éminemment idéologique. Il pense que le secteur privé doit être libéré des contraintes, ce n’est ni plus ni moins que le libéralisme classique du bon vieux Smith.

“Si on ne remet pas en cause le paradigme capitaliste dans lequel on se trouve on sera toujours coincé dans les mêmes difficultés”

L’exemple des banques en ligne est à cet égard intéressant : nous proposons tous les deux une identité numérique sécurisée par l’Etat. Il est très facile d’usurper l’identité de quelqu’un. Comment ? On met une annonce sur Le Bon Coin disant qu’un logement est à louer. Des particuliers répondent à l’annonce. La personne vous demande de constituer un dossier avec la pièce d’identité, la fiche de paye et l’avis d’imposition.

Ce sont les documents dont on a besoin pour ouvrir un compte en ligne. Ce sont également les documents dont on a besoin pour faire un prêt en ligne. L’argent sera versé ensuite sur un autre compte avec une carte bleue prépayée comme le service N26. Cela paraît facile et c’est facile. Il n’y a plus de contrôle physique avec internet. Les banques en ligne ne cherchent pas à sécuriser davantage les systèmes car même si certains fraudent, cela ramène énormément d’argent par rapport aux pertes de la faiblesse des contrôles.

On aperçoit bien la tension entre le fait de laisser les acteurs privés se réguler eux-mêmes et le fait de mettre en place des dispositifs étatiques qui viennent certifier, contrôler ou encadrer. Cette identité numérique demanderait aux banques en ligne à s’accorder un surcoût par rapport à ce qu’elles génèrent. C’est là où l’idéologie des libéraux l’emporte sur le pragmatisme de la lutte contre la délinquance financière. C’est ainsi que le système tient. Si on ne remet pas en cause le paradigme capitaliste dans lequel on se trouve on sera toujours coincé dans les mêmes difficultés.

LVSL : Les fraudes fiscales et sociales sont définies comme les principales atteintes aux finances publiques. La construction européenne a entraîné un appel d’air en 1993 qui fait que certains types de fraude comme le carrousel ont été rendus plus faciles pour les entreprises. Existe-t-il des dispositifs à l’échelle européenne pour lutter contre ces stratégies de contournement ?

Ugo Bernalicis : Il s’agit du GAFI mais c’est à l’échelle mondiale. Les Etats européens en sont moteurs et c’est d’ailleurs la France qui en était à l’origine. Seulement, cela demeure crépusculaire. Chaque pays contrôle son plan d’action à tour de rôle : cette année c’est la France qui est évaluée par ses pairs. Ils vérifient que les recommandations précédentes ont été suivies de faits.

Il n’y a pas de mécanisme coercitif, seulement un mauvais classement. Les outils de coopération sont assez faibles. Les conventions fiscales bilatérales prévoient les contournements. Si on estime que l’harmonisation fiscale contrevient à la logique de la concurrence, cela pose problème : si on ne met pas au pas le Luxembourg et les Pays-Bas par exemple, cela ne fonctionne pas. Il y a également un problème de légitimité de l’existence du GAFI. De manière opérationnelle, la coopération judiciaire et policière est faible et limitée. Si vous ouvrez un compte en ligne en Allemagne, la France va faire une réquisition aux autorités allemandes.

Comme les Allemands n’ont pas de fichier centralisé comme le FICOBA en France, le temps que les autorités regardent dans chacune des banques, plusieurs mois se sont écoulés. Dans les conventions passées, les pays ne sont pas obligés de donner les informations. Israël ne donne les informations qu’une fois sur deux, or ils ont une filière de délinquance financière très active comme la fraude au président ou les faux virements : quelqu’un se fait passer pour quelqu’un connu par le président d’un grand groupe et demande de faire des virements. Un homme s’était fait passer pour Jean-Yves le Drian et avait demandé un virement de trois millions afin de libérer des otages. Nombre de patrons du CAC40 se sont fait avoir. Le contournement est permis par l’absence de sévérité des outils de détection.

Le fichier des coordonnées bancaires est un fichier constitué à partir des données des banques avec les noms et numéros de compte. Cela permet à la France d’avancer plus vite. Il n’y a pas cela en Allemagne. Quand on cherche un compte, il faut interroger toutes les banques, unes à unes. Il faudrait que les autres pays d’Europe se dotent des mêmes dispositifs et qu’on suspende les transactions financières tant que ce n’est pas le cas. Personne ne fera ça évidemment, mais le plus vite serait le mieux.

 LVSL : Quand le Peuple est devenu souverain, le collecteur de l’impôt est devenu agent public. Trois axes peuvent être distingués : l’importance du privé dans le processus de collecte ou de surveillance de l’impôt, le fait que des entités supranationales puissent imposer des normes sur l’imposition (réduction donc de notre souveraineté nationale), enfin que la fraude à l’impôt doit revêtir un caractère d’atteinte à la souveraineté nationale (par exemple Simon Bolivar qui considérait les fraudeurs comme des traitres à la patrie). Comment tenir cette notion de souveraineté avec des contraintes inhérentes au système libéral ?

Ugo Bernalicis : Il s’agit là d’une contradiction majeure du système. La TVA par exemple c’est une collecte par le privé avec 20 milliards de fraude. Il y a cependant quelques parades comme le paiement scindé. Le meilleur moyen serait de transférer une partie des taxes sur l’impôt sur le revenu. En France et en Europe, il y a un mouvement général de diminution de l’impôt sur le revenu et d’une augmentation des taxes. Il faut donner davantage de visibilité en diminuant les taxes et en augmentant les impôts. C’est possible dans le cadre du système actuel. Les acteurs supranationaux n’imposent pas de règles.

“On peut rééquilibrer la compétitivité en faisant le choix de politiques protectionnistes : il ne s’agit pas purement de questions de fiscalité, également de questions écologiques et sociales”

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

Ce sont des incitations fortes qui se font par le dumping fiscal. Dans l’Avenir En Commun, on proposait de baisser l’impôt sur les sociétés de 33 à 25. Il ne s’agissait pas tant de s’aligner sur les autres. La norme de la petite entreprise est de 33%. Comme on prévoit d’augmenter le SMIC, pour les petites boites il faut un mécanisme de compensation a minima, par contre ceux qui sont à 8 (les grandes entreprises) et 16% (les entreprises de taille intermédiaire), ils augmentent et on met fin aux niches.

La République En Marche a également prévu de passer l’impôt sur les sociétés à 25% d’ici 2022. Sauf qu’ils ne touchent pas aux tranches basses. Ils le font en comparant avec les Etats voisins : « si on ne veut pas que nos entreprises partent ailleurs en Europe, il faut qu’on s’aligne sur la fiscalité des autres ». Voilà comment on nivelle tout par le bas. Cela se raccroche aux débats concernant l’harmonisation sociale et l’harmonisation fiscale. C’est donc la taxe qui est privilégiée mais qui est payée par les gens, d’où l’effet de vase communiquant : aujourd’hui la première recette de l’Etat c’est la TVA. C’est un problème car il s’agit de l’impôt le plus injuste.

On peut rééquilibrer la compétitivité en faisant le choix de politiques protectionnistes : il ne s’agit pas purement de questions de fiscalité, mais également de questions écologiques et sociales.

LVSL : Dans un autre volet du rapport d’information est évoquée la question de la formation et des vocations des officiers, gradés et gardiens. Le new public management a fait que le managérial a pris le pas sur le procédural, ce qui a une incidence très concrète sur la police financière. Au regard de l’injonction à avoir un turn over toujours plus important dans les services et une plus grande flexibilité au sein des carrières publiques, comment sortir de cette impasse qui touche aujourd’hui la fonction publique ?

Ugo Bernalicis : Il faut faire tout le contraire et redonner de la stabilité aux fonctionnaires. Dans un premier temps, en étant cynique, la réforme de la fonction publique pourrait avoir un effet bénéfique en permettant le recrutement de contractuels hors des circuits RH actuels. En effet peu de gens sont intéressés par les domaines économiques et financiers au sein de la police. Il y a un problème de recrutement, au-delà même du turn over. Dans l’OCLCIFF, ils étaient 70 avant septembre 2018. Mi-octobre, son responsable nous annonçait qu’il avait 20 personnes de plus.

Ils ont contourné leurs propres règles en recrutant des policiers novices dans un service d’élite. Ils n’avaient même pas une personne pour chaque poste. De manière pragmatique, le recours aux contractuels pourra permettre d’embaucher des personnes intéressées. Dans les faits, il y a un souci : dans toutes les administrations, la norme cardinale d’une belle carrière est la mobilité. Si on veut avancer dans sa carrière, il faut bouger. Cependant, dans ce genre d’offices, il faut de la stabilité. Il faut avoir trois à quatre années d’ancienneté pour commencer à être efficace. C’est cependant le moment où on commence à partir. On est donc moins efficace et moins productif.

Il y a également le fait que cela n’intéresse pas car les enquêtes sont décourageantes. Elles sont trop longues. Les policiers ne rentrent pas dans la police pour aller chercher les délinquants en col blanc. La solution est celle du recrutement fléché. Il s’agirait de dire que les candidats savent qu’ils vont entrer dans un service spécialisé.

C’est selon moi la solution la plus intéressante tout en mettant en place une formation interne et continue. Il serait également possible de mettre des augmentations en place si la personne ne part pas de son poste pour valoriser la stabilité. Oui, il y a des administrations où il faut un turn over. Il est important que les comptables publics bougent car des phénomènes de corruption peuvent effectivement se mettre en place.

Mais la mobilité n’est pas nécessaire partout. Si on veut des gens qualifiés, on s’est dit que dans le cas de l’OCLCIFF, la manière de recruter n’était pas la bonne. Quand les postes ont été ouverts en septembre pour recruter des officiers fiscaux-judiciaires (donc de proposer à des inspecteurs des finances de devenir policiers), il y avait plus de candidats que de postes ouverts.

Cela s’explique par le fait que les postes étaient dans le prolongement de leur activité professionnelle : d’abord ils chassent les délinquants fiscaux avec leur compétence administrative, pour se dire ensuite qu’ils aimeraient mettre le délinquant en prison eux-même. C’est un modèle où on part des compétences déjà acquises pour aller vers la qualification judiciaire qui vient compléter cela. On pourrait imaginer choisir des personnes qui travaillent à l’URSAFF pour les former au Code de procédure pénale et quand il y aura une infraction, le parquet pourra les solliciter.

J’entends l’argument de Gérald Darmanin qui explique que le Ministère de l’Intérieur a d’autres priorités, donc que la lutte contre la délinquance financière demeurera le parent pauvre. Cela ne serait pas le cas si j’étais ministre de l’Intérieur par parenthèse. Dans l’Avenir En Commun, nous proposons que des personnes aux qualifications judiciaires, les OPJ, puissent être détachées auprès des magistrats. Qui conduit l’enquête ? C’est le magistrat, pas le policier qui est sous contrôle de l’instruction. Cela éviterait les remontées d’informations au sein de l’Intérieur plus vite qu’au sein de la Justice et donc leur politisation. On aurait des groupes d’enquête dont on verrait les avancées. Encore une fois, plusieurs cases sont à cocher : la stabilité, le fait qu’on ait des services robustes et des sanctions au rendez-vous. C’est ce qui fait qu’on a un engouement pour le métier.

Une des autres possibilités serait de passer la formation du policier de un à deux ans. Cela permettrait une pré-affectation après la première année, le choix d’un service et une spécialisation avec des stages. Cela permet de créer des parcours. Je suis favorable à des académies de police avec des échelons à gravir. Sur une carrière militaire, on ne peut pas devenir directement général. Cela permet de connaître les techniques et également d’avoir du respect de ses subordonnés. Le new management public fait du mal à ces secteurs où on a besoin de spécialistes, il faut donc le proscrire en général et aussi en particulier.

Ian Brossat : « Nous sommes populaires, pas populistes »

Ian Brossat, adjoint à la mairie de Paris. ©Vidhushan

Ian Brossat est tête de liste du PCF pour les élections européennes. Une tâche compliquée dans un contexte de morcellement des candidatures considérées comme étant de gauche, après des élections difficiles et un congrès tumultueux pour sa formation. L’aisance médiatique et la prestation remarquée de cet ancien professeur de français redonnent pourtant le sourire aux militants communistes puisqu’il a pratiquement remporté un premier pari : redonner un peu de visibilité au PCF. Atteindre 5% des suffrages semble cependant encore difficile alors que la liste du PCF ne récolte dans les intentions de vote qu’entre 2 et 3% des voix. Un score qui signifierait pour la première fois l’absence de députés communistes Français au Parlement européen… Entretien retranscrit par Loïc Renaudier.


LVSL – Dans le cadre des élections européennes, il y a toute une série de candidats classés à gauche : Jadot, Hamon, Aubry ou encore Glucksmann. Quelle est la particularité de votre candidature par rapport à ces différents candidats ? Dans les débats on ne voit pas forcément de démarcation franche.

IB – D’abord, ce ne sont pas des candidatures, ce sont des listes. Ce sont des listes qui sont constituées de 79 noms, d’hommes et de femmes. Personnellement, je conçois cette campagne comme une campagne collective. Pour le reste, j’ai d’abord une première remarque. Il y a effectivement beaucoup de dispersion à gauche avec une multiplication du nombre de listes, sans doute liée au mode de scrutin. C’est un scrutin proportionnel, à un tour, et c’est le seul scrutin national de ce type. Ceci ne favorise pas les rassemblements.

La deuxième remarque, c’est que la particularité du Parti communiste dans cette campagne, c’est sa cohérence sur la question européenne. Le PCF a rejeté tous les traités européens sans exception. C’est une constance que personne ne pourra nous enlever. Nous avons voté contre l’Acte unique en 1986. Nous avons voté contre le Traité de Maastricht. Nous avons voté contre le Traité constitutionnel européen. Pour nous c’est une position constante, non pas par refus de l’Europe mais parce que nous avons perçu très tôt l’ADN libérale de cette Union européenne. Ainsi sur cette question européenne, nous n’avons jamais menti, jamais fait croire que l’on pourrait construire une Europe sociale avec des traités européens qui disent tout l’inverse, de manière explicite.

Troisièmement, c’est le choix de présenter une liste à l’image de la société française : 50% d’ouvriers et d’employés, avec une représentation très forte du monde du travail tel qu’il est aujourd’hui. Nous avons en deuxième position de notre liste une ouvrière textile, Marie-Hélène Bourlard ; des ouvriers en lutte comme Franck Saillot, de la papeterie Arjowiggins, ou Nacim Bardi d’Ascoval ; et puis aussi des secteurs ubérisés que l’on voit peu dans le monde politique comme Arthur Hay, qui est livreur à vélo et qui a créé le premier syndicat des livreurs ; ou encore un salarié d’Amazon Khaled Bouchajra. Nous avons eu la volonté de représenter le monde du travail sur notre liste pour une raison simple : depuis trop longtemps maintenant, l’UE est la propriété des banques et de la grande bourgeoisie. Il nous semble important d’envoyer au Parlement des combattants et des hommes et femmes qui sont très différents des personnes qui ont l’habitude de siéger au Parlement européen.

LVSL – Le PCF a connu des mouvements récents avec l’élection de Fabien Roussel. L’analyse habituelle du dernier congrès est qu’il a confirmé la volonté du PCF d’exister par lui-même. Partagez-vous cette analyse ?

IB – Oui. Le PCF a vocation à exister dans le paysage politique. Il a souffert ces dernières années de n’avoir pas été suffisamment investi. On peut ne pas aimer l’élection présidentielle, mais c’est l’élection structurante de la vie politique française. Le fait d’avoir été absents à deux reprises de l’élection présidentielle nous a compliqué la tâche. Je suis militant communiste depuis l’âge de 17 ans. Dans le cadre de cette campagne, je parcours le territoire. J’ai fait plus de 5 ans de déplacements dans des centaines de départements et à chaque fois que je suis au contact des militants de notre parti, je me dis que le PCF mérite mieux que l’image que beaucoup de gens en ont. C’est un parti d’une richesse incroyable composé d’hommes et de femmes désintéressés, généreux, qui se battent pour leurs idées, qui ne cherchent pas à faire carrière. Dans un monde politique où chacun pense d’abord à lui, j’ai une admiration sans bornes pour ces militantes et militants. Ce que nous souhaitons effectivement, c’est que cette force militante là puisse se voir à l’échelle nationale. Cela suppose que le PCF soit présent aux élections nationales.

LVSL – Cela implique donc une candidature du PCF seul…

IB – Seul, je n’en sais rien. En tout cas le PCF a vocation à être présent à toutes les élections nationales et a vocation à retrouver sa place dans le paysage politique. Ça j’en suis convaincu. Je ne le dis pas avec un raisonnement opportuniste. Mais je suis convaincu que le PCF peut être utile pour la période que nous traversons. C’est une période politiquement très confuse. Le PCF peut être un repère, car composé d’hommes et de femmes fiables qui ne changent pas d’avis comme de chemise, qui n’ont pas de convictions à géométrie variable. L’autre jour, je me suis fait la réflexion lorsque j’étais au débat de France 2. J’étais entouré de gens qui appartiennent à des partis qui, soit n’existaient pas il y a quelques mois, ou soit ont changé de nom. Finalement, j’étais le seul à être représentant d’un parti qui n’est pas né hier et qui ne disparaîtra pas demain. Le PCF défend ses convictions dans la durée.

LVSL – À propos de ce débat, une grande partie des français vous a découvert. Les observateurs ont signalé une bonne prestation de votre part. On sait que l’aisance médiatique a longtemps fait défaut au PCF, du moins ces dernières années. On l’a vu aussi au dernier Congrès, avec une bifurcation stratégique qui consiste à vouloir remettre un peu d’incarnation dans votre projet. Quelle a été votre stratégie auprès des grands médias audiovisuels ?

IB – Ce serait prétentieux de dire que l’on a élaboré une stratégie pour être médiatisés. En l’occurrence pour France 2, on s’est surtout battus pour être présents, ce qui n’était pas prévu au départ. Or j’étais convaincu qu’il fallait qu’on y soit et que ce débat serait structurant puisque même s’il a été peu regardé, c’était le premier débat des élections européennes. Si nous avions été absents de ce premier débat, cela aurait engendré une multiplication de débats dont nous aurions été absents par la suite. La stratégie que nous avons eue à ce moment-là a été de le traiter par l’humour plus que par l’agressivité, notamment par des vidéos avec des chats qu’ont diffusées les militants communistes. Cela a été une stratégie payante. Nous avons bien fait de faire comme ça.

LVSL – Jusqu’alors, il y avait au PCF un certain refus de la personnalisation. Or aujourd’hui il y a un retour de la visibilisation par l’incarnation du projet, ce qui semble être une rupture vis-à-vis des dernières années…

IB – C’est une question redoutable. Le PCF se bat pour que le pouvoir soit partagé entre un nombre de mains plus important. Marier cette conviction avec la nécessaire incarnation politique, cela vous confronte à des contradictions importantes. Je pense que l’on est contraint de tenir compte des règles du jeu. On ne joue pas au tennis avec un ballon de football. Il faut tenir compte des réalités. Moi j’assume la part d’incarnation qu’il y a dans la politique. Parce que la politique est ainsi faite aujourd’hui, on ne peut pas passer à côté de cette réalité-là si on veut changer la société.

LVSL – Sur des aspects plus programmatiques, nous avons noté lors du débat sur France 2 que vous aviez déclaré que la pratique libérale de l’Union européenne n’était pas compatible avec les traditions et les valeurs françaises. Selon vous, il ne faut pas que l’UE entraîne les peuples sur une voie qu’ils n’ont pas choisie en matières économique et sociale. Et dans un tout autre domaine, c’est justement un argument qui est employé aussi par des gouvernements d’extrême-droite, lorsqu’ils refusent d’accueillir des migrants. Est-ce que le droit européen est à géométrie variable sur les questions économiques et non sur les droits fondamentaux ?

IB – Tel que je le conçois moi, oui bien sûr. Je dirais qu’on ne peut pas traiter la question des droits fondamentaux de la même manière que les questions économiques. Mais surtout je voudrais insister sur un point. La France, au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale, a élaboré un modèle économique différent avec un secteur public puissant adossé à des entreprises puissantes qui disposaient d’un monopole dans certains secteurs. Dans le domaine de l’énergie, dans le domaine du transport ferroviaire et dans le domaine des télécoms, par exemple. Parce que, à l’époque, le gouvernement, sous l’impulsion du Conseil National de la Résistance, avait considéré que ces secteurs n’avaient pas vocation à être livrés aux marchands, parce que ce sont des réponses à des besoins fondamentaux. À partir de là, on a considéré qu’il appartenait aux pouvoirs publics de prendre en charge ces secteurs. Ce système donnait satisfaction : il permettait un – relatif – égal accès à ces droits fondamentaux ; il permettait un maillage territorial. Et là-dessus est intervenue l’Union européenne. De manière dogmatique, l’UE nous a contraints à mettre en concurrence ces services publics. Elle va au bout de cette démarche puisque d’autres secteurs qui avaient jusque-là échappé à cette mise en concurrence risquent d’y être confronté, notamment les barrages hydrauliques.

Cela pose une question : est-ce que nous acceptons que l’UE nous fasse entrer de force dans un moule libéral ? Je me dis que c’est insupportable. Tout pays dans ce cas-là devrait faire valoir une clause spéciale de non régression. C’est-à-dire que nous devrions pouvoir dire à la Commission européenne : « vous nous pourrissez la vie avec vos directives, nous avons un système qui fonctionne bien et donc laissez-nous développer notre propre modèle économique ». En somme, l’UE doit accepter l’idée qu’en son sein puissent cohabiter des modèles économiques différents. Et je pense que l’UE se meurt aujourd’hui d’être incapable d’accepter cette diversité. La voie que nous proposons est donc la plus pragmatique. J’insiste sur un point. Ça ne peut marcher qu’à une seule condition, c’est que nos entreprises publiques ne doivent pas elles-mêmes, dans le modèle que je propose, aller chercher à récupérer des marchés dans d’autres pays de l’UE. C’est ça qui doit cesser. Le cœur de métier de ces entreprises doit être de s’occuper de ces services publics, en France. Si nous faisons valoir ce système de clause de non régression, il faut évidemment qu’il y ait une réciprocité. C’est-à-dire que la SNCF devrait pouvoir disposer d’un monopole en France mais ne doit pas elle-même concurrencer des entreprises publiques ailleurs. J’en viens à l’autre question qui pointait une éventuelle contradiction. Comment peut-on, dans ce contexte, dire à la Pologne qu’elle doit prendre sa part à l’accueil des réfugiés ? La Pologne reçoit 12 milliards d’euros chaque année de l’UE. Dès lors elle ne peut pas considérer que les pays du Sud devraient assumer seuls la charge d’accueillir les réfugiés. Là encore le principe qui s’applique est celui de la solidarité. Elle fonctionne dans les deux sens : si l’UE verse 12 milliards d’euros à la Pologne, la Pologne se doit en échange d’assumer sa part de l’accueil.

LVSL – À propos de la possibilité de développer un modèle différent au sein de l’Union Europénne, outre les services publics, quels domaines pourraient être concernés ? En termes de directives, nous pensons par exemple aux travailleurs détachés ou à la question du protectionnisme ; les GAFA, les investissements chinois ou américains… quel est le modèle que vous proposez ? À quelle échelle envisager le protectionnisme ?

IB – Le PCF s’est longtemps battu autour du slogan Produisons français. J’assume parfaitement ce slogan. Et je veux que la France reste une terre de production agricole comme de production industrielle. Or force est de constater que le fonctionnement de l’UE conduit au fait que la France risque d’être, demain, un pays sans usines. Et nous voyons bien à quel point les règles qui s’appliquent à l’échelle de l’Union, par exemple la règle de la concurrence libre et non faussée, conduisent à une désindustrialisation de notre pays en l’absence d’harmonisation sociale. Je suis donc favorable à ce qu’au moins dans les marchés publics, nous puissions instituer une clause de proximité. Il devrait être possible de choisir de privilégier les entreprises qui produisent en France. Typiquement, j’ai rencontré en début de semaine les salariés de Saint-Gobin, en Meurthe-et-Moselle, cette entreprise ne fonctionne que par la commande publique (ils fabriquent des canalisations d’eau), et aujourd’hui dans les marchés publics ils sont mis en concurrence avec des entreprises qui produisent en Inde ou en Europe de l’Est. Or, pour le moment nous n’avons pas la possibilité d’instituer des clauses de distance. Idem dans les cantines scolaires où on ne peut pas privilégier des produits alimentaires issus d’exploitations à proximité du lieu où ils vont être mangés, ce qui est absurde. Ce serait, à mon sens, juste et légitime de rompre avec ces règles de libre-concurrence non-faussée.

LVSL – Et sur les travailleurs détachés par exemple ?

IB – Sur les travailleurs détachés, il y a eu un certain nombre d’avancées malheureusement trop timides bien que le principe « à travail égal salaire égal » soit censé être respecté. En revanche la question des cotisations sociales n’est toujours pas réglée puisque l’ouvrier polonais qui travaille en France paie ses cotisations sociales à la mode polonaise, comprendre moins élevées qu’en France. Donc il y a toujours une forme de concurrence déloyale qui s’applique. Le principe auquel je suis favorable est le suivant : un travailleur polonais qui travaille en France devrait être protégé de la même manière qu’un travailleur français.

LVSL – Vous n’êtes donc pas pour l’abolition du travail détaché tout court ?

IB – Je suis favorable au principe suivant : travail en France, contrat français. Ce qui revient à son abolition.

LVSL – Est-ce que la clause de distance s’appliquerait au niveau intra-européen ou au-delà ?

IB – En intra-européen. Parce que j’ai bien vu la gigantesque arnaque de la proposition de Macron, dans sa lettre aux citoyens d’Europe. Non content de s’être adressé aux citoyens français, dans le cadre du grand débat national, il s’est aussi adressé aux citoyens d’Europe dans une belle missive. Il dit qu’il faut une préférence européenne dans les marchés. Mais ça ne règle rien puisque, aujourd’hui, notre industrie se délocalise en Pologne ou en Roumanie. Vous pouvez instituer une préférence communautaire, mais ça ne change rien.

Ian Brossat, dans son bureau de la mairie de Paris. ©Vidhushan Vikneswaran pour LVSL

LVSL – C’est probablement parce que c’est plus facile à faire passer qu’en intra-européen…

IB – C’est logique. Dès lors qu’il ne veut pas rompre avec les traités européens, il est logique qu’il dise cela. Mais cela ne règle rien. Quand je vois que les rames de métros et de RER qu’on vient de lancer dans le cadre d’un marché public confié à Alstom, vont en réalité être fabriquées en Pologne et en Tchéquie, c’est du délire. L’argent du contribuable devrait permettre de développer ceci en France. D’un point de vue environnemental, quel est le sens de promener des rames de métro de Pologne en France, et inversement ?

LVSL – Ces élections européennes ont lieu dans un contexte qui est un peu inédit. On voit du côté des américains des signaux très protectionnistes avec Trump qui veut taxer le vin, le fromage, les voitures… qui met des freins à la mondialisation telle qu’elle s’était construite jusqu’ici d’une certaine façon. D’autre part la situation au Royaume Uni avec le Brexit qui a encore été reporté. Ce report a provoqué une montée de Farage qui est donné à plus de 25% dans les sondages pour les européennes. Enfin, on voit l’Italie faire un virage illibéral après la Pologne et la Hongrie. Il y a une vague réactionnaire très forte qui touche un certain nombre de pays européens. Ce sont des nouvelles menaces d’instabilité qui se généralisent partout dans le monde. Dans ce contexte de demande de protection, quelle doit être l’attitude des parlementaires européens, mais aussi de la France ?

IB – D’abord je partage l’idée que nous vivons un moment particulier avec une remise en cause de la fable de la mondialisation heureuse. Ceux qui chantaient les louanges de la mondialisation ont bien du mal aujourd’hui à continuer sur ce ton-là, parce que cela ne convainc plus personne. Cela dit, Macron continue malgré tout à défendre son modèle libéral. Face à Trump, le cœur du message qu’il a développé, c’est la défense du libre-échange. La manière dont Macron cherche à structurer le débat en vue des élections européennes, avec d’un côté l’extrême droite qu’il désigne comme son principal adversaire, et de l’autre lui et ses amis libéraux, me laisse penser que c’est une alternative un peu faussée. Disons que la remise en cause de la mondialisation heureuse peut conduire au pire comme au meilleur. La voie que nous propose Trump est une voie réactionnaire. En même temps, cette remise en cause pourrait ouvrir la voie à une autre idée, celle que nous devons défendre un nouveau modèle de société à l’échelle de la France et de l’Europe. La souveraineté européenne défendue par Macron est quand même une vaste fumisterie à mes yeux. Il ne propose rien d’autre que la soumission au marché.

LVSL – La France a pourtant récemment voté contre l’ouverture de négociations de libre-échange avec les États-Unis…

IB – Oui enfin la France continue de négocier tous les jours des accords de libre-échange. C’est le principe même du libre-échange, qui est d’ailleurs contraire à la défense du climat. Il faudrait renoncer à ces traités avec l’ensemble des pays et non pas seulement avec les pays qui refusent de signer les accords sur le climat.

LVSL – Revenons à la campagne. Vous avez dit tout à l’heure que votre candidature était plus une liste qu’une candidature. De votre côté, vous êtes un urbain et un lettré qui a fait l’ENS, et vous êtes adjoint à la Mairie de Paris. Tandis que Marie-Hélène Bourlard, numéro deux sur la liste, est une ouvrière du Nord. Comment comptez-vous parler à ces deux électorats très différents ?

IB – Tout simplement, parce que les couches moyennes sont elles aussi les victimes des politiques libérales. Ce qu’on appelle les couches moyennes urbaines ce sont les enseignants, les agents de la fonction publique, les intermittents du spectacle. Et donc à mon sens la grande question qui se pose à nous, à gauche, une question stratégique qui n’est pas nouvelle, est l’alliance entre ces couches moyennes et les catégories populaires. Moi je ne pense pas que nous ayons quoi que ce soit à gagner à construire un mur entre les catégories populaires et les couches moyennes urbaines. Je ne partage pas l’analyse selon laquelle ces deux électorats seraient incompatibles. Parce que nous sommes confrontés au même ennemi, aux mêmes politiques libérales. Nous devons au contraire tout faire pour construire une alliance !

LVSL – Mais comment ? Si l’on part du postulat que les demandes de ces catégories de population sont a priori différentes… Par exemple la question de l’arrêt de la taxation de l’essence est une revendication qui parle moins aux classes urbaines qu’aux classes populaires des périphéries.

IB – Certes, mais les deux catégories ont intérêt à ce qu’on développe des transports publics qui fonctionnent et que ceux-ci soient moins chers. Je ne dis pas que les réalités sont les mêmes. Mais je ne pense pas pour autant que l’on puisse considérer que leurs sorts sont antinomiques.

LVSL – En parlant des tensions éventuelles entre ces deux catégories, on a vécu des mois exceptionnels avec le mouvement des gilets jaunes, qui a remodelé le champ politique. Parmi les revendications, il y a eu le RIC, une remise en cause de la représentation telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, et un rejet du clivage gauche-droite. À l’inverse, vous êtes très attachés à votre identité de gauche. Ne craignez-vous pas justement que cela ne vous empêche de vous adresser à cette France qui ne supporte plus la politique institutionnelle ?

IB – Le terme de gauche a été évidemment galvaudé et sali au cours des dernières années parce que certains ont appliqué une politique qui n’avait rien de gauche, tout en se présentant comme tels, notamment au cours du quinquennat Hollande. Dans ce contexte, deux stratégies sont possibles : soit on décide de renoncer à ce terme, considérant qu’il est mort à jamais ; soit on considère qu’il est de notre devoir de lui redonner vie. Cela ne veut pas dire que je pointe du doigt ceux qui ont une autre stratégie, mais celle du PCF est qu’il faut redonner du sens à la gauche. Ceci n’est possible qu’à la condition de renouer avec les catégories populaires. Ma ligne est que nous sommes populaires pas populistes. Il nous faut nous adresser aux ouvriers, aux employés, à ceux qui souffrent de ces politiques libérales appliquées à l’échelle de l’UE et de la France depuis 30 ans. Cela passe forcément par une représentation de ces catégories, y compris dans les institutions. Le PCF a ceci de particulier qu’il a été le premier dans l’histoire de France à permettre à des ouvriers d’entrer à l’Assemblée nationale, au Sénat, de devenir ministre. Nous cherchons à renouer avec cette tradition. Notre liste a été conçue comme cela. J’ai dit un peu vite que Marie-Hélène serait la première ouvrière à entrer au parlement européen. En réalité, ce serait la deuxième puisqu’il y a eu Jackie Hauffman qui a été élue au Parlement européen en 1979. Ce serait donc la deuxième fois. Je suis convaincu que le rôle du PCF c’est de travailler ça.

LVSL – Dans le numéro spécial du Monde Diplomatique sur la caractérisation des populismes, il y a une citation de Maurice Thorez en 1936 qui dit : « nous sommes le parti du peuple français », et non pas « de la gauche en France ». Ne trouve-t-on donc pas dans les origines mêmes du PCF l’ambition de dépasser ce clivage ?

IB – Le PCF a fait les deux, parce que la construction du Front populaire a rassemblé jusqu’au parti radical de gauche. Il était basé sur l’idée du rassemblement de la gauche. On peut faire les deux. Je ne vois pas pourquoi on renoncerait à l’idée que la gauche a vocation à rassembler le peuple.

LVSL – Au Parlement européen, pour l’instant, il y a un groupe qui s’appelle GUE-NGL dans lequel siège le PCF, aux côtés notamment d’autres partis européens comme SYRIZA ou la France Insoumise. Est-il possible et souhaitable de continuer dans un groupe commun avec ces deux formations politiques ?

IB – Si elles le souhaitent, oui ! Ce groupe est un groupe qui compte 52 membres, et qui a été long à construire. C’est le résultat d’un travail acharné de Francis Wurtz [ndlr, ancien député européen PCF de 1979 à 2009, président de la GUE-NGL]. Ce n’est pas facile de rassembler des formations de la gauche radicale qui ont des cultures, des identités et des positions diverses. Malgré tout, ce groupe a mené des batailles cohérentes comme sur le dumping social. Certaines batailles ont été couronnées de succès, comme par exemple sur la question des travailleurs de la honte. Notre combat a fait avancer des choses permettant d’éviter le pire. Donc ce groupe doit continuer à exister. Je préfère faire de la politique par addition plutôt que par soustraction. Malgré notre grande diversité, je pense qu’il est souhaitable que ce groupe continue d’exister.

LVSL – Souhaitable, oui, mais possible ?

IB – Cela je n’en sais rien. C’est en tout cas une question importante. Que gagnerait-on d’une dispersion supplémentaire à l’intérieur du Parlement européen ?

LVSL – Certaines personnes pensent qu’il y a un manque de cohérence au sein de ce groupe…

IB – Peut-être mais on est déjà tellement faibles au sein de ce Parlement – ceci va peut-être évoluer suite aux élections, mais enfin aujourd’hui on est 52 sur 751 eurodéputés ! Que pèserions-nous si au lieu d’être 52 dans un groupe nous étions 52 dans deux groupes ? L’attachement à la cohérence ne doit pas conduire à un affaiblissement important face aux rapports de force présents dans le Parlement européen.

LVSL – Une de vos propositions consiste à réorienter l’investissement monétaire de la BCE des banques vers le financement public et l’écologie. Le fait est que la BCE est indépendante, et que le Parlement n’a aucun poids sur elle. Comment reprendre la main sur ce type d’institution ?

IB – C’est une honte. Notre argent échappe totalement au contrôle démocratique des citoyens d’Europe et même des parlementaires. Que peut faire le parlement ? Seuls, les parlementaires ne peuvent pas reprendre le contrôle sur la BCE. C’est un combat politique à mener. Ce doit être une revendication populaire. Cela doit devenir une question politique et que les députés européens de notre groupe ne soient pas les seuls à en parler au Parlement. On parle de 3000 milliards d’euros qui ont été prêtés aux banques privées au cours des 10 dernières années, sans aucune condition. On est dans un système fou avec une BCE qui continue avec les mêmes recettes qu’avant 2008. Il faut faire en sorte que cette question-là soit connue par d’autres. Mais on a quand même quelques expériences de batailles portées par nos députés européens, au départ minoritaires, et qui ont finies par devenir des batailles dont se sont emparés d’autres gens – l’évasion fiscale par exemple. C’était une question au départ assez limitée au cénacle d’experts. Cette question, portée par des députés et sénateurs français comme Éric et Alain Bocquet, et portée par des députés européens, est aujourd’hui une bataille dont on parle sur les ronds-points et dans les manifestations. Tout le monde en parle. Cela a conduit la Commission européenne, qui n’était pas toujours combative sur le sujet, à faire en sorte qu’Apple rende de l’argent aux Irlandais.

LVSL – Il y a deux façons d’aborder la question de la démocratie au sein de l’Union européenne : est-ce que l’on considère que c’est au Parlement de prendre le pouvoir et de contraindre la Banque centrale européenne, ou est-ce que c’est aux États membres d’avoir plus de pouvoir démocratique et donc de restreindre les marges de manœuvre de la BCE ? En d’autres termes, la question est celle-ci : faut-il renforcer le pouvoir du Parlement ?

IB – Nous sommes favorables à un renforcement du pouvoir du Parlement. Il faudrait que la BCE soit sous le contrôle démocratique du Parlement européen.

LVSL – À propos de votre vision de l’Europe. Le Parti communiste parle « d’une union des nations et des peuples souverains, libres et associés ». N’y-a-t-il pas une contradiction dans ce slogan avec le fait de refuser une sortie des traités ? Quelle est votre stratégie ?

IB – Nous sommes favorables à une sortie des traités. Le PCF n’a voté aucun des traités européens. Aujourd’hui nous avons une stratégie en deux temps : premièrement il faut s’affranchir des traités européens. Les États devraient conduire leurs politiques indépendamment des contraintes contenues dans ces traités européens…

LVSL – Mais sortir des traités, n’est-ce pas sortir de l’Union européenne ?

IB – C’est plutôt mener notre propre politique. Je suis convaincu que si la France pouvait mener sa propre politique, personne ne ferait sortir la France de l’UE. Nous devons mener notre propre politique. Si la France décidait de s’affranchir de ces traités européens, la question de la renégociation des traités irait de soi. Mais il faut quand même partir d’un constat : jamais les dirigeants français n’ont choisi d’emprunter la voie du rapport de force vis-à-vis de l’UE. Parce que les politiques européennes leur allaient comme un gant. C’est le cas pour Nicolas Sarkozy, c’est le cas pour François Hollande, et c’est le cas pour Emmanuel Macron qui est très favorable aux politiques libérales. Donc si nous nous sommes soumis à l’UE depuis plus de 20 ans, ça n’est pas parce que l’UE est puissante, c’est parce que nos chefs d’État étaient faibles. Ils ne cherchaient même pas à imposer leurs objectifs.

LVSL – Quand on regarde les négociations entre la France et l’Allemagne sur le Brexit, qui ont eu lieu au dernier Conseil le 10 avril, Emmanuel Macron a été extrêmement ferme. On sait aujourd’hui que les rapports entre la France et l’Allemagne se sont dégradés au Conseil. D’un côté E. Macron voulait un report qui soit le plus court possible, voire même pas de report du tout puisqu’il est partisan du No Deal. De l’autre côté, l’Allemagne veut vraisemblablement faire annuler le Brexit. Malgré sa volonté, Macron a dû reculer alors que la position de la France était soutenue par plusieurs États dont l’Espagne, la Belgique et l’Autriche. Comment envisager une nouvelle construction de l’UE, qui semble très difficile à faire bouger ?

IB – La position que défendait Macron, c’est-à-dire pousser à une sortie rapide sans deal, n’était de mon point de vue pas la bonne. C’est une bonne question. Sa stratégie à lui est de punir les britanniques. Je suis favorable à un Brexit avec deal. Je suis favorable à ce qu’on respecte le vote des Britanniques mais je ne suis pas favorable à ce qu’on les punisse, en faisant tout pour que le Brexit ait des conséquences catastrophiques.

LVSL – Mais les brexiters appelaient Macron à mettre son veto, le comparaient à De Gaulle…

IB – Lorsqu’on défend de telles positions, on n’est pas défendu par le peuple. Du coup, il ne crée pas un rapport de force qui est soutenu par tout le monde. Alors que si l’on avait en France un Président qui menait une belle politique de justice sociale – augmentation des salaires, retour des services publics, envoyer balader la Commission européenne avec sa règle des 3%, instituer une clause de proximité dans les marchés publics… – il aurait un soutien populaire formidable. Il aurait alors un rapport de force vis-à-vis de la Commission européenne qui n’aurait rien à voir avec celui d’aujourd’hui.

LVSL – Si on prend le cas italien, le gouvernement a voulu négocier sur son budget à l’automne avec un appui dans les sondages d’environ 60%, parce que la coalition a essayé de vendre, du moins médiatiquement, des dépenses budgétaires supplémentaires, des investissements dans les infrastructures… ils se sont aussi cassés les dents ! Ils ont réussi à grappiller 1,2 point de PIB de déficit supplémentaire, mais doivent rester sous les 3%. Finalement, qu’est-ce que construire un rapport de force ?

IB – D’abord l’Italie n’est pas la France. Avec le mouvement des gilets jaunes, ce n’est pas Macron qui institue un rapport de force, c’est bien le peuple français. Certes, on aurait pu aller plus loin. Mais l’Allemagne aussi s’est un peu écrasée.

LVSL – Nous voulions juste mettre le doigt sur la dureté des relations à l’intérieur de l’Union européenne et donc sur la difficulté de subvertir une telle construction…

IB – Si la France menait une bonne politique, nous serions soutenus par une partie des Allemands.

 

« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.

Financement des campagnes électorales : l’ère des souscriptions populaires

Réunion publique de Bernie Sanders, Portland, 9 août 2015 ©Benjamin Kerensa from Portland, OR, USA

Tirer le fil de l’évolution des modes de financement des campagnes électorales, c’est observer deux ordres de dynamiques : d’une part l’ingéniosité développée par les intérêts privés pour garder la main sur le financement des campagnes, des victoires électorales et en définitive sur les décisions prises par l’État ; et d’autre part le parallélisme entre les mutations des modes de financement et les dynamiques politiques à l’oeuvre. Depuis le début de la Vème République, trois périodes se sont succédé : l’ère des financements privés largement alimentés par des commissions occultes, système permis par la manne offerte par le capitalisme d’État et la décentralisation ; l’ère des financements publics ; et l’ère des campagnes inspirées par le gigantisme américain dont l’affaire Bygmalion est le paroxysme. Toutefois, de plus en plus de mouvements politiques – Bernie Sanders aux États-Unis, la France Insoumise en France – font appel aux campagnes de dons et récoltent de nombreux petits montants. On semble donc entrer dans l’ère des souscriptions populaires.


L’ère du financement privé, des trucages de marchés publics et des commissions occultes

Jusqu’aux années 1990, les réminiscences du capitalisme d’État mènent les partis politiques à se financer essentiellement par le canal des ressources privées, entraînant des montages financiers complexes qui visaient à assurer la pérennité du financement d’un parti en percevant des commissions occultes versées par des entreprises en échange de l’octroi de marchés publics. Ce mode de financement crapuleux a largement été permis par la décentralisation qui a ouvert les vannes du clientélisme – les marchés publics étant transférés des mains de l’administration vers celle des élus locaux.

En 1990, une dalle de béton s’effondre sur un chantier de construction ordonné par la communauté urbaine du Mans. Deux salariés trouvent la mort. Au cours de l’instruction, le juge Jean-Pierre arrive à obtenir d’un responsable socialiste l’aveu que plusieurs bureaux d’études perçoivent des commissions auprès d’entreprises désireuses de s’assurer l’octroi des marchés publics délivrés par les collectivités territoriales socialistes. Ces pots de vin visent ensuite à assurer un financement pérenne au Parti Socialiste. C’est le début de l’un des plus grands scandales de corruption et de financement illégal des partis politiques : l’affaire Urba. Elle révèle un système de corruption généralisée, mis en place par le Parti Socialiste depuis 1971, pour collecter les fonds issus du racket d’entreprises privées.

Pour tirer les socialistes de ce chausse-trappe, le gouvernement dirigé par Michel Rocard intervient par le biais d’une loi d’amnistie, ce qui permettra à la plupart des responsables socialistes nationaux d’échapper aux condamnations. Le 14 septembre 1992, Henri Emmanuelli, est tout de même condamné pour recel et complicité de trafic d’influence.

La droite n’est pas en reste. Une série d’enquêtes judiciaires a ainsi révélé de nombreux montages financiers visant à assurer le financement du RPR par le biais de commissions occultes et d’emplois fictifs.

C’est ainsi que Jacques Chirac et Alain Juppé furent tous deux condamnés dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris. Un certain nombre de permanents travaillant pour le RPR étaient en réalité payés par cette dernière. Dans cette affaire, Jacques Chirac est condamné à 2 ans de prison avec sursis, tandis qu’Alain Juppé écope de 18 mois de prison avec sursis, lui aussi, assortis d’une peine d’inéligibilité de 5 ans.

Autre affaire symbolique : celle des HLM de Paris. Si le juge Riberolle n’est pas parvenu à établir formellement l’implication personnelle de responsables du RPR, de nombreux témoignages concourent à établir que Jean-Claude Méry, homme de confiance de Jacques Chirac, aurait reçu pour mission de financer le RPR par le biais de commissions occultes versées par des entreprises prestataires de l’OPAC de Paris. Cela dit, aucun financement politique occulte n’a pu être mis en évidence, en raison de l’utilisation de sociétés-écrans basées dans les paradis fiscaux. Trente-sept prévenus sur 49, dont l’ancien directeur général de l’OPAC, Georges Pérol, ont été condamnés.

Dans l’affaire des lycées d’Île-de-France, le conseil régional dirigé par le RPR a passé des marchés publics pour une valeur de 24 millions de francs de rénovation concernant  des lycées. Sur ces montants, il a été prélevé 2 % de « commissions occultes », que se sont partagés les partis représentés au conseil régional : PS, PCF, et RPR.

Ce mode de financement n’était pas seulement la norme en France. De l’autre côté des Alpes, un autre scandale, d’une toute autre ampleur, révèle que la quasi-totalité du système politique italien est financé par le biais de commissions occultes versées par des entreprises à qui l’ont accorde des marchés publics (encore).

Tout commence le 17 février 1992, lorsque la police italienne interpelle, en flagrant délit, Mario Chiesa, homme fort du Parti socialiste italien, promis à la mairie de Milan, alors qu’il empoche une enveloppe de 7 millions de lires. Détail rocambolesque : pendant son arrestation, Chiesa tente de faire disparaître un autre pot-de-vin, d’une valeur de 37 millions de lires, en le jetant dans l’eau des toilettes. Petit à petit, les enquêtes révèlent un système de financement des partis politiques caractérisé par une corruption généralisée.

Comme les socialistes français, les Italiens tentent de maquiller l’affaire par le biais d’une amnistie, à travers le décret Conso. Sous le feu des critiques, ce décret n’est pas signé par le Président de la République, Oscar Luigi Scalfaro. Les corrompus n’en démordent pas. Le 29 avril 1993, les députés refusent de lever l’immunité de Bettino Craxi, afin de permettre au président du parti socialiste italien de ne pas être inculpé. Au bout du bout, Craxi finira pas être condamné à 27 ans de prison. Au total, les juges ont prononcé 2 000 condamnations dans cette série d’enquêtes.

Ce mode de financement délictueux est caractéristique d’une époque : celle de la décentralisation et du capitalisme d’État. Ce dernier assure l’octroi d’une manne financière importante que l’on peut distribuer. Cela dit, la décentralisation, en donnant le pouvoir de décision aux élus locaux, et non plus à l’administration, a permis à ce système de corruption généralisée d’être mis en oeuvre avec bien plus de facilité.

L’ère du financement public des campagnes électorales

Par la suite, l’adoption de lois qui ont progressivement interdit le financement des partis politiques par le biais d’entreprises privées et instauré le subventionnement public de la vie politique ont mis un terme à ces pratiques.

En 1988, le financement public des partis politiques représentés au parlement et le remboursement des dépenses liées aux campagnes présidentielles, législatives et sénatoriales sont instaurés. Les dépenses de campagne sont également plafonnées. En 1990, les financements issus des entreprises sont plafonnés à 500 000 francs par an. En 1995, les financements des entreprises sont purement et simplement interdits. En 2001, les fonds spéciaux ne peuvent plus alimenter les primes de cabinet en liquide.

Toutefois, le gigantisme des campagnes politiques américaines – on s’ennuie moins avec la lutte contre la corruption outre-Atlantique – et l’effet de souffle produit par les images des meetings rassemblant des centaines de milliers de personnes ont conduit à l’explosion des plafonds de dépenses de campagne et à des systèmes de double-facturation mis en place pendant la campagne présidentielle de 2012. L’affaire Bygmalion signe le chant de cygne de cette époque. C’est la dernière campagne faite par et pour la télévision.

Dans cette affaire, la société Bygmalion aurait établi un système de double-facturation pour masquer l’explosion des dépenses de campagne de Nicolas Sarkozy. Le 24 mai 2014, Libération indique en effet que près de 70 conventions plus au moins fictives auraient été facturées à hauteur de 18 millions d’euros à l’UMP. Ces factures auraient servi à déporter les dépenses du candidat Sartkozy de ses comptes de campagne vers ceux du parti. L’affaire est encore en cours.

L’ère des souscriptions populaires

Ces développements entraînèrent deux réactions : la méfiance des banques qui prêtent de moins en moins aux partis politiques et la nécessité, pour les candidats, d’afficher une forme d’indépendance et de probité vis-à-vis des intérêts privés. Alors qu’Emmanuel Macron a assuré le financement de sa campagne, sur le mode Clintonien, par le biais de dîners de galas et de soirées de collectes de fonds réunissant de riches donateurs ; les campagnes de dons de petite valeur se multiplient. Le financement des campagnes électorales entre dans une nouvelle ère : celui de la désintermédiation.
Le lien direct que permettent les réseaux sociaux, la manne d’informations tirées du Big data et la facilitation des méthodes de crowdfunding permettent de changer radicalement les modes de financement des campagnes électorales et font tomber des barrières à l’entrée pour de nouveaux candidats.

Aux États-Unis, le financement des campagnes électorales par les entreprises est autorisé. C’est la raison pour laquelle les campagnes présidentielles américaines sont en général financées par des Super Pac, des Super political action comitees créés par des lobbies pour influencer les décideurs publics. Ils rassemblent les sommes qu’un groupe de pression souhaite abonder en faveur d’un candidat. Or, un arrêt Citizens United v FEC (2010) rendu par la Cour Suprême abolit les plafonds de dons des PAC réputés indépendants des partis politiques et des candidats. Bernie Sanders a fait de la dénonciation de ces Super PAC, un des axes centraux de sa campagne et de l’indépendance vis-à-vis de ceux-ci un des points cardinaux de sa stratégie de financement.

Résultat : en 2016, 57% (134 millions de dollars) des donations en faveur de Bernie Sanders provenaient de dons inférieurs à 200 dollars. En tout, 218 millions de dollars ont été collectés par le biais de dons en ligne, pour un montant moyen de 27 dollars. En 2019, 24 heures après le lancement de sa campagne, Bernie Sanders avait déjà rassemblé 5,9 millions de dollars, en provenance de 233 000 donateurs, dont 40% sont des nouveaux donateurs. Dans la première semaine, ce chiffre s’élève à 10 millions de dollars et 350 000 donateurs. Par ailleurs, les contributeurs ont souscrit à des donations mensuelles à hauteur de 600 000 dollars.

La stratégie de fundraising de Bernie Sanders s’inscrit dans une cohérence globale qui relie communication fondée sur des thématiques politiques structurantes (gratuité de l’enseignement supérieur et des soins, dénonciation des lobbies corrupteurs, hausse des salaires), valorisation de l’apport de chaque soutien, campagne de dons et stratégie digitale.

Alors qu’Hillary Clinton multiplie les dîners de galas pour attirer les grands donateurs qui peuvent donner dans une limite de 2 700 dollars et mobiliser les super PAC, Bernie Sanders souligne l’importance des petits dons et intensifie sa dénonciation des super PAC, perçus comme des lobbies corrupteurs.

La stratégie de Bernie Sanders s’appuie essentiellement sur des listings de mails vers lesquels son équipe cible des call-to-action. Pour accroître, sans cesse, la taille de ces listings, Sanders s’appuie sur tous les canaux des réseaux sociaux, sur la signature de pétitions, sur des événements physiques ainsi que sur sa plateforme NGP Van. Au cours de la campagne 2016, il rassemble ainsi plus de 2,5 millions de donateurs inscrits dans ces listings. Tous ces canaux servent également à appeler les soutiens de Bernie Sanders à effectuer des dons, bien que les call-to-action par mail soient les plus efficaces.

L’équipe de Bernie Sanders s’appuie sur les moments clés de la campagne pour opérer des levées de fonds records. Ainsi, dans les 24 heures qui ont suivi sa victoire dans le New Hampshire, il a réussi à collecter 7 millions de dollars. Les mails sont conçus de manière à valoriser chaque participation et à créer une communauté de valeurs autour de Bernie Sanders. Le sentiment de communauté est créé par l’adresse brothers and sisters, par l’usage de we et la destination des fonds paid for by Bernie 2016 (not the billionaires).

Au sein de la société Revolution Messaging, Tim Tagaris, Robin Curran et Michael Whitney pilotent la stratégie digitale et la stratégie de financement du candidat. Ils capitalisent sur les moments forts de la campagne pour les transformer en dons sonnants et trébuchants. Ils s’appuient sur des analyses fines en matière de big data pour cibler leurs mails et leurs campagnes publicitaires. L’enjeu central est de garder à l’esprit la connexion entre les idées motrices de la campagne et les dons.

Pour obtenir le soutien des millennials, l’équipe de Sanders recherche deux éléments : l’authenticité et une communication axée sur les sujets de préoccupation de cette classe d’âge. Si Sanders assume un lien affectif avec ses soutiens, ils ne s’adonne pas à la peopolisation américaine des candidats. Ainsi, les vidéos behind-the-scenes donnent une couleur authentique au candidat. On zoom sur des jeunes soutiens lors des meetings. Les soutiens présents aux meetings sont photographiés pour créer cette connexion authentique entre le candidat et les millennials. Ainsi, arrivé à la fin de la campagne, 42 millions de personnes ont visionné les 557 vidéos produites par l’équipe de campagne. Cette recherche d’authenticité est un des points majeurs mis en avant par l’équipe de Revolution Messaging pour obtenir le soutien des millennials.

L’équipe multiplie les canaux pour faire passer les messages du candidat et épaissir les listings mails : Facebook Canvas ads, Twitter conversational video ads, YouTube bumper ads, contenus sponsorisés sur Buzzfeed, The Hill ou Politico, filtres Snapchat ciblés géographiquement. Enfin, l’équipe de Sanders s’appuie sur Revere Mobile pour encourager les dons par le biais de smartphones. 42% des dons en ligne ont été effectués par le biais d’un téléphone mobile. L’un des événements marquants de cette stratégie fut le « Bernie’s Organizing Kickoff », durant lequel 3000 house parties réunissant 100 000 personnes furent organisées. Ces house parties se sont transformées en livestream qui ont poussé les participants à envoyer WORK à un numéro de téléphone. Sanders a ainsi pu récupérer la moitié des numéros des participants.

Bernie Sanders a également lancé une text-to-donate technology, par le biais d’Act Blue Express. Il fallait envoyer un mot clé pour donner 20 dollars en utilisant son compte Act Blue. L’équipe s’est également servie de la messagerie instantanée Slack.

En abordant la nouvelle campagne, Bernie Sanders était déjà fort d’une solide base de soutiens. Depuis 2016, celle-ci a cru par le biais d’ActBlue, la plateforme de financement participatif du parti démocrate. Les démocrates ont levé 1,6 milliards de dollars lors de la séquence électorale de 2018, pour une moyenne de 39 dollars par don. Les chiffres fournis par la plateforme indiquent que Bernie Sanders possède la plus grande communauté avec 2,1 millions de donateurs.

En France, cette nouvelle vague émerge également. Pour financer sa campagne pour les élections européennes, la France Insoumise a ainsi lancé un grand emprunt populaire, par le biais de la plateforme Finactions. En une semaine, la France Insoumise a récolté 199.287 euros de dons et 2.210.734 euros de prêts. Le prêt moyen a été d’environ 700 euros.

Si la France Insoumise parvient à rassembler des sommes aussi importantes en si peu de temps, c’est qu’elle possède les mêmes atouts que Bernie Sanders. À ses débuts, elle utilisait la même plateforme que nombre de groupes de soutien à Bernie Sanders, Nation Builder, avant de développer sa propre plateforme en interne. Cela lui permet de cibler plus facilement ses potentiels donateurs et d’acquérir des listings mail nettement plus étoffés que les partis traditionnels. Par ailleurs, à travers cet outil et les réseaux sociaux, elle désintermédie les relations qu’elle entretient avec sa base de soutien, et se rend capable de les mobiliser sur des moments clés, comme la campagne des européennes. Enfin, la France Insoumise a développé une stratégie globale qui relie dénonciation de l’oligarchie et de figures médiatiques répulsives, forme mouvementiste de mobilisation et latéralisation populiste des conflits politiques. Comme Bernie Sanders, elle aborde les prochaines échéances avec une solide base, puisqu’elle avait déjà récolté 1 million d’euros sous la forme de dons modestes en 2017.

Ce changement fera probablement des émules en France. Ainsi, le Rassemblement national vient de lancer son “emprunt patriotique”, tandis que Générations a annoncé vouloir lancer une plateforme internet du même acabit pour lever des fonds.

Au fond, cette évolution du financement des campagnes électorales épouse les dynamiques politiques actuelles : la forme mouvementiste de la mobilisation politique et le caractère populiste que prennent les conflits politiques se marient parfaitement avec les campagnes de fundraising fondées sur des dons modestes, motivées tant par le durcissement des conditions de prêts imposées par les banques que par l’exigence d’indépendance vis-à-vis des lobbies perçus comme corrupteurs.

© Benjamin Kerensa from Portland, OR, USA