RUFFIN, MOUFFE : LA GAUCHE PEUT-ELLE DE NOUVEAU ÊTRE POPULAIRE ?

Mouffe Ruffin Gauche Populaire Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

Le divorce historique entre la gauche et les classes populaires est-il en train de se refermer ? Le large score de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle et le succès électoral de la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale (NUPES) semblent l’attester. Pourtant, une partie des classes populaires continue à s’abstenir massivement ou à se réfugier dans le vote Rassemblement national. Face à cet état de fait, plusieurs stratégies s’opposent pour les reconquérir. Le samedi 25 juin, Le Vent Se Lève invitait Chantal Mouffe et François Ruffin à en débattre à la Maison des métallos. Chantal Mouffe est une théoricienne majeure du populisme de gauche et l’auteure de nombreux livres, dont « L’Illusion du consensus » et « Hégémonie et stratégie socialiste » avec Ernesto Laclau. François Ruffin commence son second mandat de député de la 1ère circonscription de la Somme, il est auteur et cinéaste.

François Ruffin : « Il y a deux invisibles : les oubliés en bas et les ultra-riches en haut »

François Ruffin © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Nous nous rendons dans la Somme, sur les pas de François Ruffin et de son équipe. Le candidat y déroule sa campagne effrénée, flanqué du tumulte de ses militants. Porte à porte, poignées de main dans les bars, déambulation, ballons gonflables géants : le député se faufile, parle à tout le monde, attrape les habitants, pour 3 phrases ou 10 minutes. Aux pressés ou aux indifférents, il martèle ses slogans : « n’oubliez pas d’aller voter car les riches, eux, n’oublient jamais ! ». Pendant toute une après-midi, nous le suivons et l’interrogeons, à pied et en voiture, assis sur le bord d’un trottoir. Il nous répond par de longs développements, sans cesse interrompu, sans que jamais la cohérence de son propos en souffre, alternant avec aisance entre le registre du militant et celui de l’analyste. Politique et conflit de classe, désindustrialisation, construction européenne, sociologie électorale, écologie populaire… Nous sommes revenus avec François Ruffin sur les thématiques qu’il n’aura cessé de mettre en avant, dans ses interventions à la tribune de l’Assemblée comme dans ses livres et ses articles. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Vincent Ortiz, photographies par Pablo Porlan.

LVSL – Quel bilan tirez-vous de cinq ans de députation ? Vous vous êtes démarqué par vos interventions volontairement polémiques. Certains ont pu vous le reprocher, y compris à gauche, disant qu’on ne construit pas de la politique sur le conflit.

François Ruffin – Au contraire : la politique ne se construit que sur du conflit. La démocratie, c’est du conflit, mais du conflit organisé, organisé pacifiquement. Et le pire, ce sont les moments où l’on tait le conflit, au nom du consensus, dans une fausse démocratie. C’est comme une cocotte-minute : le conflit, étouffé, revient plus tard de manière violente.

Et le conflit qui prévaut, pour moi, c’est le conflit de classe. C’est ce que j’ai tenté de faire il y a cinq ans, en martelant certains slogans – « Ils ont l’argent, on a les gens », « le banquier à l’Élysée, le peuple à l’Assemblée »-, au prix peut-être d’un manichéisme, que j’assume. Cinq ans plus tard, rien n’a changé. Au contraire, le CAC 40 enregistre des bénéfices records : 160 milliards de bénéfices pour 2021 ! C’est supérieur de 60 % à son précédent record [NDLR : en 2007]. Ces chiffres, scandaleux, devraient être martelés à la télévision chaque soir. La question, pour nous, c’est comment on met ça en scène ? Comment on le donne à voir ? Avec mes électeurs, j’essaie ça : en sport, lorsqu’on bat un record, c’est d’un centimètre, ou d’un centième de secondes. Pour le CAC 40, c’est une augmentation de 60 % par rapport au précédent record ! Le patrimoine des cinq premières fortunes françaises, sous Macron, a été multiplié par trois : aux gens que je croise, je demande « et vos salaires, ils ont été multipliés par trois ? Vos retraites, vos allocations ? » C’est un contre-argument efficace lorsque quelqu’un me parle des assistés ou des immigrés. Ou alors, on fait un jeu, « comptez avec moi jusque trois… Un… deux… trois… » Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, vient de gagner 10 000 € ! Autant que ma suppléante, Hayat, en un an : elle est accompagnante d’enfants en situation de handicap.

Mon combat, c’est de faire ressentir cette injustice sociale, que les gens ne voient pas, ou rarement. Comme ils éprouvent tout de même un sentiment d’injustice, celui-ci est canalisé dans d’autres directions : les étrangers, les réfugiés, les assistés. Autrement dit : les plus pauvres qu’eux. C’était déjà ma bagarre il y a cinq ans, mais c’est encore davantage conscient aujourd’hui : il y a deux catégories d’invisibles que je cherche à mettre en lumière. Ceux du bas, bien sûr : les auxiliaires de vie sociale, les agents d’entretien, les ouvriers, etc., qui figurent dans mes films. Mais il y a d’autres invisibles à mettre en lumière : ceux du haut.

L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’UE. Nous avons la Révolution française, l’UE a des traités économiques incompréhensibles pour la grande masse des gens.

On vient de passer devant un magnifique château : celui de la famille Saint-Frères, un empire textile, né au XIXe siècle. Les habitants vivaient aux alentours, dans les corons, dans des taudis, dans de la terre battue. Quand ils sortaient de chez eux, ils voyaient où partait leur travail : dans ces superbes châteaux. Aujourd’hui, quand ils sortent de chez Amazon, ils ne voient pas les immenses villas, yachts et jets privés de Jeff Bezos. Alors, il faut donner à voir, à ressentir cette injustice majeure. Si on y parvient, on réactive le conflit de classe, et du vote de classe. Si on n’y parvient pas, ils vont se tourner vers des bouc-émissaires : « pourquoi est-ce que je suis au chômage alors que les immigrés ont un travail ? », etc. Mais c’est une tâche qui a été abandonnée par la gauche depuis longtemps.

Un politiste que j’apprécie, Patrick Lehingue, explique que dans les années 70, la gauche ne faisait pas dans la dentelle : c’étaient des clivages relativement simples, binaires, rustiques, les petits contre les gros, le travail contre le capital, les salariés contre les patrons, etc. Puis, dans les années 80, la gauche arrivée au pouvoir a changé de lexique : les choses devenaient plus « complexes », le marxisme était « dépassé ». Les gens, pourtant, continuaient à ressentir une injustice, le chômage s’amplifiait, les Restos du cœur ouvraient… Mais puisqu’on ne l’exprimait plus en termes de classes, ils se sont tournés vers d’autres oppositions : les vieux contre les jeunes, les hommes contre les femmes, et surtout, surtout, les Français contre les immigrés. Il faut réactiver ce conflit central du capital contre le travail – avec une nuance, tout de même : il y a davantage de petits patrons, d’indépendants, d’auto-entrepreneurs aujourd’hui qu’hier. C’est une transformation, pas seulement économique, psychologique, majeure.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Il y a cinq ans, dans ma profession de foi, je prévenais mes électeurs : ça n’allait pas être Walt Disney, aucune de mes propositions de loi ne serait acceptée, et peut-être pas même un amendement. De fait, mes amendements ont été rejetés à 99,72 % ! Ce n’est pas à l’Assemblée que se fait la loi, je l’ai déjà dit dans vos colonnes : c’est une hypocrisie de prétendre que le pouvoir législatif s’y trouve alors que, sauf cohabitation, il s’agit de la chambre d’enregistrement des désirs du Président.

Ce qui a fonctionné, en revanche, au-delà de mes espérances, c’est la fonction de caisse de résonance du député. En parlant des femmes de ménage ou des auxiliaires de vie sociale, je n’ai pas cherché à faire des coups d’éclat. J’ai cherché à décrire leur vie. Ce fut, pour elles, pour leurs enfants, un geste de reconnaissance. C’est apparu surprenant, presque choquant, que dans un lieu aussi prestigieux et couvert de dorures que l’hémicycle, on vienne évoquer des vies simples. C’est pour moi une source de grande fierté.

LVSL – Je rebondis sur votre volonté de vouloir reconstruire un front de classe. Certains sociologues estiment que la stratégie visant à reconquérir les électeurs des milieux populaires qui votent RN (les « fâchés pas fachos ») est vouée à l’échec. Manuel Cervera-Marzal, en particulier, estime que le rejet de l’immigration étant la priorité des électeurs du RN, il apparaît improbable que l’on puisse les faire basculer vers un vote de rejet de gauche. Il estime également que ce que vous avez réussi en Picardie n’est pas réplicable à l’échelle de la France.


F.R. – Tout d’abord, j’en fais un devoir moral aussi bien qu’un devoir électoral. Je refuse d’abandonner ces citoyens, souvent dans des bassins industriels, déjà frappés par la crise, je refuse de les laisser au Rassemblement national. Donc, même si c’était impossible, j’essaierai ! Mais ces sociologues doivent être satisfaits : ils estiment que les ouvriers doivent être abandonnés ? C’est ce que fait la gauche depuis quarante ans ! On le voit encore à ces législatives : malgré le bon résultat national de la NUPES, elle ne réunit même pas 20% du vote des ouvriers, alors que le RN fait, lui, 45%… La gauche, depuis les années 1980, a livré la classe ouvrière au Rassemblement national : la mondialisation a alors tracé comme un fil à couper le beurre entre les vainqueurs et les vaincus.

D’un côté, le textile qui part au Maghreb, puis à Madagascar, en Inde et en Chine. Cela a été particulièrement brutal pour les ouvriers non qualifiés, dont le chômage a triplé en une décennie.

De l’autre côté, les professions intermédiaires ont été relativement protégées, de par leur statut, leurs qualifications, etc. Cela produit ce qu’Emmanuel Todd appelle un passivisme des éduqués. Ainsi, la gauche a accompagné la mondialisation. Je parle bien sûr de la gauche sociale-libérale, celle qui signe les traités européens et de libre-échange, avec Jacques Delors à la Commission et Pascal Lamy à l’Organisation Mondiale du Commerce. Parce que la chute du textile, par exemple, ce n’est pas le fruit du hasard. L’apogée de la production de textile a eu lieu en 1975, mon année de naissance. Dix années plus tard, il ne reste plus rien. Pourquoi ? Parce qu’entre-temps on a signé les accords multi-fibres. Avec à la clé des licenciements par milliers, une véritable déshérence sociale, des tragédies, des suicides.

Mais je parle également d’une partie de la gauche « révolutionnaire », « de rupture », « altermondialiste », qui est passée de l’ « antimondialisation » à l’ « altermondialisation », qui a au fond accepté cette mondialisation – sous le prétexte d’en infléchir le cours. Cette gauche répétait à l’envi « qu’un autre monde est possible » : mais dans combien de temps ? Je pense qu’il faut accepter une perspective anti-mondialiste, ou démondialisatrice. Pour plaire aux classes intermédiaires, on a euphémisé cette approche. Pendant ce temps-là, le RN progressait.

On se focalise, bien sûr, sur le Front national et l’immigration, mais on ne dit rien de son programme économique. Je suis allé fouiller, à la Bibliothèque nationale de France, pour retrouver les premiers tracts du Front National, dans les années 1970. Tel un archéologue, j’ai tenté de retracer l’évolution de son programme économique, de sa fondation jusqu’à nos jours. Que s’est-il passé ? Dans les années 1980, le Front national est ultra-libéral. Il s’inspire de Thatcher et de Reagan. Le FN est en faveur de l’Europe libérale. Ils applaudissent à l’Acte unique et à la construction européenne, car ils voient en l’Europe un rempart contre le bolchévisme. À partir du moment où le mur de Berlin s’effondre, ils changent de perspective. Leur adversaire cesse d’être le bolchévisme pour devenir l’étranger. Le Front national aligne alors son programme économique sur une demande populaire : « il faut se protéger ; il faut protéger notre industrie ; on ne peut pas être livré au vent du libre-échange. »

Face à cela, les deux cœurs de la gauche – celle de gouvernement, et celle de rupture – ont ignoré cette demande populaire de protection. En 2001, quand j’ai vu le lave-linge de Whirlpool quitter Amiens, j’ai fait une étude très précise sur le marché du lave-linge, sur les coûts de la main-d’œuvre, de la sous-traitance, des matières premières, etc. À partir de cela, j’ai compris que le choix de délocaliser vers la Slovaquie répondait à une rationalité imparable. Le patron de cette entreprise a simplement veillé à la maximisation de son taux de profit. Non seulement il y gagnait en termes de coût de la main d’œuvre, mais il y gagnait également en termes de coût des pièces sous-traitées et importées depuis les pays de l’Est. Ce processus était parfaitement logique. Si des coûts n’étaient pas ajoutés – soit sur le transport routier, soit aux frontières -, il fallait s’attendre à ce que les délocalisations continuent. Sans surprise, c’est ce qui s’est produit. Dès lors, je suis devenu protectionniste. En 2011, j’ai d’ailleurs publié un livre : Leur grande trouille – Journal intime de mes « pulsions protectionnistes ».

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Les sociologues qui justifient l’abandon des ouvriers au RN, ils réactualisent, d’une certaine manière, le fameux rapport de 2011 produit par Terra Nova. Un rapport que j’avais apprécié : au moins, il disait ce que la gauche faisait sans le dire depuis quarante ans ! Les ouvriers doivent être abandonnés, car les reconquérir impliquerait de défendre le protectionnisme et d’abandonner un agenda libre-échangiste.

En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes.

Le vote RN dans ma région n’est pas un vote prioritairement raciste. C’est un vote de rejet de la mondialisation.

LVSL – Vous évoquez la mondialisation et la construction européenne. Le contexte nous conduit à penser que la question européenne va revenir au centre du jeu dans les prochaines années. La BCE a d’ores et déjà annoncé un relèvement de ses taux, ce qui préfigure un retour à l’austérité après une période de relative permissivité. Paradoxalement, on a peu parlé de l’Union européenne et des enjeux européens durant cette campagne présidentielle. Puis l’union de la gauche autour de la NUPES a, par la force des choses, conduit tout un chacun à lisser ses positions sur l’UE. Pensez-vous que la gauche ait intérêt à radicaliser son discours sur la souveraineté nationale et populaire face au cadre européen ?

F.R. – 2005 est une date fondatrice : 55 % des Français ont dit non à la concurrence libre et non faussée, non à la liberté de circulation des capitaux et des marchandises. 80 % des ouvriers ont voté « non», de même que 71 % des chômeurs et 67 % des employés. C’était un vote de classe marqué.

Je remonte à 2005 car il faut garder à l’esprit qu’aujourd’hui, si l’on reposait la même question à la population, on n’aurait pas 55 % de « non» mais 60 ou 65 % ! Et cela, les dirigeants le savent. Raison pour laquelle depuis 2005 ils mènent leur projet sans le démos, voire contre le démos. Le projet de Macron est un projet minoritaire : la base électorale du « oui» de 2005 ne cesse de se rétrécir. Il se passe de l’avis du peuple pour multiplier les traités de libre-échange : avec le Canada, le Vietnam et le Mexique – en plus des négociations en cours avec la Chine et l’Inde.

C’est ainsi le même projet de mondialisation, de concurrence et de croissance qui se perpétue. Il faut une triple rupture : moins de mondialisation et davantage de protection, moins de concurrence et davantage d’entraide, moins de croissance et plus de répartition. Leur projet est démocratiquement mort et ils le savent.

L’Union européenne semble moins dogmatique depuis la pandémie. Mais au-delà des déclarations des uns et des autres, intéressons-nous à ce que j’appelle le programme caché d’Emmanuel Macron : sa lettre envoyée à la Commission européenne. Il s’engage dedans à une réduction de 3 % des dépenses publiques ! Ce sont encore les hôpitaux et les écoles qui vont en faire les frais. Ces dix dernières années, la Commission européenne a exigé pas moins de soixante-sept fois que les différents États réduisent leurs dépenses de santé ! Si on est arrivé nus face à la pandémie, c’est aussi le produit des injonctions austéritaires de la Commission.

Que faire face à cet état de fait ? Désobéir. L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’Union européenne. Nous avons la révolution française, moment de surgissement du peuple sur la scène de l’histoire. L’Union européenne a des traités économiques, incompréhensibles pour la grande masse des gens. D’où son absence d’ancrage populaire. Une politique de gauche sera amenée à se heurter à l’Union européenne.

LVSL – Face aux lignes de clivages imposées par les médias, la gauche est divisée quant à l’attitude à adopter. Une partie souhaite accepter cette ligne de clivage, et se positionner dans un sens progressiste (défense des minorités, etc), une autre considère qu’il faut sortir du cadre. Où vous situez-vous ? La bonne stratégie politique est-elle ou n’est-elle pas une mise à l’agenda des choses ?

F.R. – Si on ne veut pas avoir à subir l’agenda du gouvernement, de nos adversaires ou des médias, il faut bien qu’on impose le nôtre. Cela n’a rien d’évident, car le gouvernement et les médias ont d’importants moyens pour imposer leur agenda.

Le paradoxe, c’est que nous avons perdu une élection alors que les thématiques qui étaient à l’ordre du jour étaient en partie les nôtres : l’hôpital, le pouvoir d’achat, les services publics, etc. Pendant le temps de la campagne, on est parvenu à marginaliser la question identitaire. Je fais tout mon possible pour ne pas sauter à pieds joints dans ce piège.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Je parlais tout à l’heure du divorce entre les classes populaires et les classes intermédiaires apparu dans les années 1980. En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes : les quartiers populaires d’une part, les campagnes populaires de l’autre. Mettre sur la table des questions d’ordre sociétal, culturel ou cultuel fait exploser la possibilité d’un bloc. Mettre l’accent sur les questions économiques et sociales rend possible un rapprochement. Notre objectif doit être de mettre fin à ces deux divorces qui durent depuis des décennies.

LVSL – Quid de l’écologie dans ce bloc populaire à construire ?

F.R. – C’est l’horizon qu’on doit poser. Mais avec des obstacles sur le chemin. Durant ma campagne, à plusieurs reprises, lorsque je parlais d’écologie, des gens protestaient ! Ah non, pas ça ! Ca semblait un réflexe populaire. Pourquoi ? Parce que l’écologie, ça va m’obliger à changer de voiture, alors qu’elle roule encore, à changer de chaudière, etc. Il faut donc construire une écologie populaire même si l’écologie n’est pas d’emblée populaire.

C’est une nécessité absolue parce que notre survie commune est en jeu. Face au discours de Zemmour et à son « grand remplacement », je réponds aux gens que le grand défi, la grande perte est ailleurs : durant ma vie, la moitié de ce qui vit sur terre, dans les airs et dans les mers a disparu. Quel monde va-t-on laisser à nos enfants ? La sécheresse est déjà là : on a eu trois mois sans eau en Picardie ! Alors, comment on fait du judo avec ça ? Un tableau que j’aime bien montrer dans mon coin, c’est l’empreinte carbone en fonction des classes sociales. Les 50 % les plus pauvres du pays polluent assez peu, les 40 % du dessus légèrement plus, mais pas de manière considérable, tandis que les 10 % du dessus du panier sont les plus gros émetteurs de CO2.

Comment construire une écologie populaire ? Par une écologie de conflits. Une écologie qui ne cherche pas à nier le conflit de classe. J’écoutais ce matin un reportage sur France Inter qui évoquait le coût environnemental de l’avion, et mentionnait le fait que l’avion demeurerait polluant pour longtemps encore. La question de la limitation des vols n’était même pas posée ! La perspective de limiter les vols pour ceux qui prennent l’avion entre Paris et New York comme je prends le train entre Paris et Amiens n’était même pas évoquée ! C’est pourtant à cette classe qu’il faut remettre les pieds sur terre.

Sur les transports, toujours, plutôt que de chasser la voiture individuelle : Comment faire pour mettre un maximum de marchandises et de voyageurs sur le rail ? Cela nécessite de réduire le coût des billets à un prix abordable et de construire des infrastructures qui soient à la hauteur. La seule loi ferroviaire qui a été votée sous Macron (le « pacte ferroviaire ») contient 87 fois le mot concurrence, tandis que les mots réchauffement, climat ou biodiversité n’apparaissent pas. Bien sûr, on ne s’interroge pas un seul instant sur la manière de démocratiser le rail. Voilà pourtant un biais évident pour rendre l’écologie populaire. J’avais proposé, durant mon premier mandat, que les 1000 premiers kilomètres en train soient gratuits. L’Allemagne vient de lancer le « train illimité à 9 € par mois », avec un immense succès. On doit passer ce message aux gens : « Vous pouvez y gagner ! ». Idem sur le logement, autre gros émetteur de gaz à effets de serre.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

L’urgence, là, ça devrait être de mettre fin aux passoires thermiques. Il y a cinq millions de passoires thermiques dans le pays. L’année dernière, 2500 passoires ont été rénovées. Cela signifie qu’à ce rythme, il faudra deux millénaires pour en venir à bout ! Autant qu’entre la naissance du Christ et aujourd’hui ! Mettre fin aux passoires thermiques serait pourtant une mesure gagnante à bien des égards : gagnant pour les ménages pauvres, avec moins de factures pour leur chauffage à payer. Gagnant pour l’emploi, afin de combattre le chômage par des métiers manuels qualifiés non délocalisables. Gagnant pour la planète, l’évidence. Gagnant pour l’indépendance nationale, enfin, cela nous permettra d’importer moins de pétrole et de gaz. C’est ce que je répète depuis cinq ans à l’Assemblée nationale ! C’est seulement depuis la guerre en Ukraine que notre dépendance à l’égard de ces sources d’énergie apparaît comme problématique…

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

On peut très bien, en revanche, construire une écologie anti-populaire – et certains, à gauche, savent très bien le faire ! J’ai vu récemment un reportage montrant que le centre-ville d’Amiens, bientôt, ne sera plus accessible aux voitures polluantes. Le même jour, je lis dans le journal que l’on assiste à une explosion de jets privés en France ! On décide donc de réguler les déplacements au ras du sol, d’imposer des obligations à ceux qui prennent leur voiture pour aller au travail, tandis qu’on laisse ceux qui polluent cent fois plus, là-haut, sans aucune contrainte. La priorité, c’est de les faire atterrir ! Je pense, comme Hervé Kempf, qu’il faut consommer moins et répartir mieux. Et consommer moins, cela doit commencer par ceux d’en-haut.

LVSL – L’écologie préoccupe en revanche beaucoup les classes intermédiaires, attachée culturellement au libre-échange… Pensez-vous qu’il soit possible d’unir les classes intermédiaires et les plus populaire à un agenda anti-mondialiste ?

F.R. – Il y a deux choses qui peuvent aujourd’hui rendre possible la jonction entre les classes intermédiaires et les classes populaires : un facteur social et un facteur écologique. L’européanisation et la mondialisation ont commencé par toucher les ouvriers, puis l’agriculture, et, à présent, s’attaquent aux revenus des classes intermédiaires – qui voient que leur salaire gèle, que leurs enfants sont mis en concurrence avec le monde entier, etc.

La mondialisation, comme dans le combat des trois Horaces contre les trois Curiaces, s’est attaquée à ces groupes sociaux les uns après les autres. Si elle s’était attaquée en même temps à la classe ouvrière, à la paysannerie et aux classes intermédiaires, elle aurait eu face à elle un front uni.

D’autre part, il devient chaque jour plus évident que le libre-échange est incompatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. Quelqu’un d’aussi peu radical que Nicolas Hulot affirmait que le problème central était le libre-échange, et que la multiplication des éoliennes n’allait en rien le régler.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont donc bien là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans nous bercer, et sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

« L’idée était d’apporter notre pierre au débat électoral » – Entretien avec Emmanuel Gras

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Emmanuel Gras © Film Servis Festival Karlovy Vary

Le Vent Se Lève est partenaire du dernier documentaire d’Emmanuel Gras, Un Peuple, sorti en salles le 23 février et consacré au mouvement des gilets jaunes. Tourné entre novembre 2018 et mai 2019, le film suit un groupe d’hommes et de femmes qui enfilent un gilet face à l’augmentation de la taxe sur le prix du carburant. À travers ce documentaire, Emmanuel Gras propose plus qu’un simple portrait de gilets jaunes : il embarque le spectateur dans un moment de cinéma qui prend le temps d’exposer la complexité de ce mouvement et de ce peuple aux revendications multiples et aux modes d’organisation complexes. Dans cet entretien, il revient avec nous sur sa façon de travailler et sur sa perception du mouvement des gilets jaunes. Entretien réalisé par Raphaël Martin et Léo Rosell.

LVSL – Pouvez-vous présenter brièvement votre film ?

Emmanuel Gras – C’est un film à travers lequel j’ai suivi un groupe de gilets jaunes de Chartres pendant six mois. C’est un film qui ne se contente pas de faire un portrait de gens ou un portrait d’un moment du mouvement, mais qui essaye de suivre l’évolution sur toute la durée des principales mobilisations, c’est-à-dire de novembre 2018 à mai 2019. Ce qui m’intéressait le plus, c’était à la fois de comprendre la nécessité pour laquelle ces gens se sont mobilisés mais aussi de voir ce qu’est un mouvement collectif qui se construit ainsi que les difficultés de cette construction, notamment face à une répression très dure. Je voulais donc montrer à la fois des portraits de gens, mais aussi l’évolution d’un collectif.

LVSL – Pourquoi avoir choisi de mettre en avant les gilets jaunes de Chartres en particulier et pourquoi avez-vous insisté sur la vie quotidienne dans ces zones périphériques précarisées ? 

E. G. – Début décembre, je cherchais à aller sur un rond-point, et il n’y avait pas beaucoup d’informations sur les ronds-points occupés. J’habite à Paris, où il n’y avait pas d’occupation de ronds-points. À ce moment-là, une amie m’a dit qu’il y avait un rond-point occupé à Chartres et je suis allé là-bas comme j’aurais pu aller ailleurs. J’ai décidé d’y rester parce que justement, j’ai assez vite compris que ce que je voyais là, ce qui était présent à Chartres, ressemblait à ce qui existait ailleurs. 

Il y avait des différences évidemment, de ronds-points en ronds-points, de régions en régions. Mais globalement, il y avait quand même un commun qui était un commun sociologique. Un commun dans les attitudes et un commun dans le fait que de toute façon, quel que soit le rond-point, c’étaient des gens qui ne se connaissaient pas à l’origine et qui se sont rencontrés et mobilisés ensemble sans être à l’intérieur d’une structure existante. 

Ce n’était pas la peine d’aller sur dix mille ronds-points pour filmer la même chose. Et surtout, ce qui m’intéressait, c’était de creuser un sillon, de creuser un endroit plutôt que de faire un panel de groupes ou de faire une espèce de road trip, comme l’ont bien fait François Ruffin et Gilles Perret [réalisateurs de J’veux du soleil, NDLR]. 

LVSL – Quel a été l’élément déclencheur qui vous a poussé à réaliser un film sur les gilets jaunes ?

E. G. – Au départ, c’est le fait d’être allé à la manifestation du 24 novembre à Paris. En suivant des groupes de gilets jaunes, je voyais qu’il s’agissait d’une population qui ne venait pas de Paris. Ayant fait et filmé beaucoup de manifestations, je sais reconnaître les différentes populations de manifestants. En l’occurrence, je voyais bien que ces gens venaient de province, qu’ils parlaient de « monter sur la capitale ».

J’ai aussi été marqué par la forme de la manifestation qui a convergé aux Champs-Élysées, qui était directement très virulente, avec des barricades sur les Champs-Élysées. Je trouvais la forme de mobilisation vraiment différente de ce que j’avais pu voir, et étais impressionné par le nombre de gens qui étaient présents. C’est cela qui m’intéressait, j’avais senti que c’était quelque chose de populaire et cela représente quelque chose quand on est de gauche. 

Pour certains, il y a le bon peuple et le mauvais peuple. Là, ce n’était pas le bon peuple. Cela m’a d’autant plus intéressé que ce n’était pas un mouvement syndical traditionnel, ni un mouvement de type ZAD. C’était un mouvement qui venait d’un endroit de la société auquel on ne s’attendait pas justement, des zones périphériques, des villes moyennes, mais surtout cela ne venait pas directement du monde du travail, cela venait de zones où les gens sont précarisés, isolés et assez dépolitisés. Le fait que cette mobilisation était en dehors des cadres habituels m’a donné envie d’en voir davantage. 

Finalement, la caméra est une manière comme une autre de faire parler les gens, de les rencontrer.

Il se trouve que cela fait quelques années que je filme les manifestations et les forces de l’ordre avec une idée de projet, sans que cela soit vraiment établi. J’y suis allé directement avec une caméra et j’ai filmé les premières manifestations à Paris. Ensuite, quand je suis arrivé sur le rond-point, j’y suis allé directement avec une caméra, sans avoir l’idée d’en faire un film nécessairement, mais dans l’idée que c’était aussi une manière de se présenter, une manière de rencontrer les gens. De toute façon, cela m’intéresse de discuter, de rencontrer, d’en savoir plus. Finalement, la caméra est une manière comme une autre de faire parler les gens, de les rencontrer. 

© Les films Velvet

Généralement, quand je fais un sujet documentaire, c’est après y avoir beaucoup réfléchi, après avoir fait des repérages. Or au tout départ, cela se rapprochait presque plus du journalisme : je pose des questions, j’essaye de savoir un peu ce qui se passe et je filme directement, sans être du tout sûr que cela allait faire un film puisque à ce moment-là, on ne savait pas si ce mouvement allait durer plus d’un mois. C’est vraiment à partir de janvier, au moment où le mouvement avait même repris du poil de la bête, que je me suis dit qu’il fallait vraiment faire un film sur le sujet.

LVSL – La différence de votre film par rapport à d’autres, qui traitent aussi du mouvement des gilets jaunes, est son aspect « cinématographique ». Un Peuple est un documentaire avec des moments de cinéma, qui ne peuvent exister dans un docu-reportage. Quelles ont été vos inspirations ?

E. G. – Ma démarche est toujours cinématographique, mon inspiration, c’est la mienne. Mes références, c’est le sujet. Pour moi, c’est le sujet qui amène la forme et non l’inverse. En l’occurrence, par rapport à ce que je ressentais, il y avait deux choses qui me paraissaient essentielles.

Ce qui m’intéresse, c’est de faire ressentir des sensations et des émotions. La question politique n’arrive pas à travers des idées, à travers des analyses, mais à travers un vécu humain. 

Tout d’abord, que l’on se sente en immersion, que le spectateur accompagne vraiment les gens à l’écran. Il y a des personnages qui sont ressortis au fur et à mesure du tournage et c’est à travers eux que l’on vit les expériences. Il y a cette identification et cette empathie-là, qui amènent une forme. Pendant les manifestations par exemple, je ne fais pas tellement de plans larges. Je suis vraiment avec les gens, avec un côté brut, pour sentir l’excitation. Ce qui m’intéresse, c’est de faire ressentir des sensations et des émotions. La question politique n’arrive pas à travers des idées, à travers des analyses, mais à travers un vécu humain. La répression policière, la question de l’organisation d’une manifestation, la nécessité de s’organiser, sont vécus à travers des scènes, par exemple quand Agnès essaye de faire remonter les manifestants parce qu’elle a déclaré en son nom la manifestation. C’est à travers son expérience et ses sensations que l’on vit le moment. Ce n’est pas en expliquant quelque chose.

© Les films Velvet

De même, une autre chose très importante dans le film, c’est l’aspect un peu grandiose du mouvement. Disons qu’il était continuellement sur un fil entre l’incroyable de ce que les gilets jaunes arrivaient à faire et en même temps un aspect bringuebalant. Je voulais aussi donner un souffle épique à ce qu’ils faisaient, avec des mouvements de caméra qui peuvent être très amples, avec des travellings à l’intérieur des manifestations ou dans les décors urbains, donner une certaine ampleur. Ce n’est pas l’ampleur du film en tant que tel qui est importante mais l’ampleur du mouvement. Je voulais transmettre un souffle épique et cinématographique.

LVSL – Quel est l’intérêt d’avoir choisi de traiter ce sujet sur le temps long, d’avoir pris le temps de filmer ces gilets jaunes de Chartres sur plusieurs mois ?

E. G. – Ce n’est qu’au bout de deux mois que j’ai commencé à poser des questions personnelles. Ma démarche nécessite du temps long. D’abord je regarde les choses qui se font devant moi et sans que quelqu’un me les raconte. 

Quand on veut filmer les choses en train de se faire, elles ne se font pas en une journée. Il y a un jour où ils vont occuper un péage, après ils vont monter sur Paris, puis ils vont organiser une manifestation. Pour montrer tout cela, il faut être sur place. Je n’aurais pas fait ce film si le mouvement n’avait duré qu’un mois, parce que je n’aurais pas eu le temps de voir toutes les étapes auxquelles ils ont été confrontés.

Ce que je voulais voir, c’était toutes les questions par rapport au collectif. L’enthousiasme de départ. Le fait qu’ils se sont fédérés. Qu’à l’intérieur du collectif il y a des gens qui émergent parce qu’il y a toujours des gens qui s’investissent plus et qui vont prendre des rôles. Justement, ce sont ces rôles-là qui peuvent être remis en question plus tard, ce qui pose la question de la démocratie, de l’organisation, de l’horizontalité, et ainsi de suite. 

C’est avant tout, pour moi, un mouvement de gens qui se sentaient impuissant et qui, à travers le mouvement, ont retrouvé de la puissance et du coup de l’espoir. 

Ce mouvement a été beaucoup critiqué comme étant celui de gens qui ne réfléchissent pas, qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Je voulais au contraire faire exister le fait qu’il y a un côté qui part dans tous les sens mais aussi un autre où ils vont très vite se retrouver sur le projet de vraiment changer la société. C’est forcément plus compliqué quand il n’y a pas de structure commune d’analyse, mais je les voyais faire l’effort de réfléchir collectivement, et c’est cela que je voulais faire exister dans le film, en articulant ce travail de réflexion, d’organisation et d’évolution individuelle. C’est au cours du temps que les gens se transforment. C’est avant tout, pour moi, un mouvement de gens qui se sentaient impuissants et qui, à travers le mouvement, ont retrouvé de la puissance et du coup de l’espoir. Peut-être parfois trop d’espoir par rapport à ce qui était réaliste.

LVSL – Toujours par rapport à cette question du temps long, le film sort en 2022. Est-ce un choix délibéré, pour prendre le temps du montage, ou est-ce lié à des contraintes extérieures ? 

E. G. – Le tournage a duré six mois. Ensuite le montage a été très long, il a duré un an. Par rapport à d’autres films, ce montage a vraiment été le plus compliqué à faire. Il y avait un volume considérable d’images et de rush. Quand on fait un documentaire, il faut monter les scènes avant de pouvoir se rendre compte de ce qui marche et ce qui ne marche pas. C’est un temps qui est très long et cela a duré plus longtemps que ce que j’aurais voulu.

Ensuite, il y a évidemment eu la pandémie, et le montage s’est terminé pendant le confinement. Toutes les étapes ont été retardées. Ce n’est donc pas un choix de l’avoir sorti si longtemps après. En revanche, nous avons fait exprès de le sortir au moment des élections. L’idée était de participer et d’apporter notre pierre au débat électoral. 

LVSL – Avez-vous rencontré des difficultés pour produire et diffuser ce film politique sur les gilets jaunes ?

E. G. – Je fais des films pour le cinéma, pas pour la télévision. Je ne suis pas un reporter, je suis un cinéaste qui fait du documentaire. Ma destination est donc la salle de cinéma. Il y a des systèmes d’aides pour financer les films de cinéma. Les trois quarts du temps, il faut avoir écrit le dossier avant. Pour un film comme celui-ci, l’événement surgit, il faut le saisir, et on ne peut donc pas écrire de dossier avant de commencer à tourner. De ce fait, il y a un certain nombre d’aides dont je n’ai pas pu bénéficier.

Nous avons néanmoins reçu quelques aides importantes, même si j’ai senti une réticence, pas nécessairement une réticence politique au sens où on ne veut pas entendre parler des gilets jaunes, mais plutôt une réticence du style. L’idée que l’on en a déjà largement entendu parler, qu’un film ne va pas forcément apporter grand-chose. Sans un producteur qui y a mis de sa propre poche, et un distributeur qui a pris un risque de le sortir, ce film n’aurait pas pu se faire. Par rapport aux films politiques, chacun a sa propre histoire, je ne peux pas dire qu’il y a un empêchement de film politique. Mais disons que les gilets jaunes n’était pas le sujet le plus le plus facile à financer.

LVSL – Dans votre film, vous mettez beaucoup en avant la violence symbolique de la société face aux gilets jaunes, pourquoi ? 

E. G. – Le moment où ils vont à la conférence de La République En Marche est sans doute celui qui reflète le plus cette violence symbolique. Rien que dans le style d’habillement, dans la coiffure, dans l’élocution, dans le physique. Les corps sont plus minces et moins abîmés, moins marqués par la vie. Je voulais le faire exister, parce que cela m’a frappé. On est au plus près de la violence de classe, de ce dont parlent les Pinçon-Charlot par exemple. 

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Ce que veulent nous vendre les libéraux, c’est l’idée que nous ne vivons pas dans une société de classes, mais dans une société où il y a des ponts, où il n’y a pas d’intérêts divergents. Dans laquelle, si l’on discute, on peut se rendre compte que l’on est tous d’accord. C’est ce que dit un des personnages : « votre problème, ce n’est pas d’être pauvre. Votre problème, c’est que vous ne pouvez pas évoluer socialement. » Il rétorque ça à Agnès quand elle lui dit que l’on voudrait une taxe à 0% sur les produits de première nécessité. Surtout dans son attitude, il y a quelque chose qui se veut amical et qui se transforme en un discours très paternaliste. Il fait de la pédagogie aux pauvres en leur expliquant que s’ils se prenaient un peu mieux en main, ils pourraient évoluer et quitter leur position de pauvres. C’est d’une violence symbolique terrible parce que cela montre qu’il n’y a plus de fierté ouvrière possible dans ce monde. On ne fait plus partie de la classe ouvrière, on est juste pauvres. 

LVSL – Comment cette violence symbolique est-elle vécue par les gilets jaunes ?

E. G. – Les gens se sont sentis extrêmement humiliés par les propos d’Emmanuel Macron. Ses phrases sur des gens qui ne sont rien, sur le fait de traverser la rue pour trouver du travail, entre autres Quand je suis arrivé sur le rond-point, ils les connaissaient par cœur. Les gilets jaunes, c’est aussi un mouvement de gens humiliés, qui sont en colère d’être humiliés.

Il y avait des gens qui avaient une honte sociale d’être en difficulté, d’être pauvres, d’être précaires et qui se retrouvaient souvent dans une situation d’impuissance les obligeant à accepter un travail qui n’est pas valorisant. En fait, ils ont retrouvé de la puissance et de la force avec ce mouvement. C’est un mouvement à travers lequel ils ont retrouvé une fierté.

LVSL – Qu’avez-vous pensé du traitement des gilets jaunes dans les médias ?

E. G. – C’est sans doute le mouvement qui a été le plus médiatisé, à la fois dans les médias traditionnels, mais aussi dans des médias alternatifs qui se sont parfois créés au cours du mouvement. Cela explique la très grande diversité de traitements, sans compter les analyses universitaires ou les articles de fond qui y ont été consacrés. Ce mouvement a été beaucoup critiqué parce qu’il n’avait pas une vision politique, parce qu’il n’avait pas une idéologie englobante et une vision politique déterminée, mais c’est aussi ce qui fait sa richesse et qui justifie toutes ces interprétation. Il y a toujours une part qui nous échappe. 

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À chaque fois que je participe à un débat, la question des rapports entre les gilets jaunes et les casseurs est posée. C’est une question plus complexe qu’elle n’y paraît. Il n’y a pas d’un côté ceux qui cassaient et de l’autre côté, des gentils gilets jaunes pacifistes. Même si le groupe de gilets jaunes que je filmais étaient vraiment plutôt pacifiste, dans le même groupe, d’autres allaient s’affronter avec la police.

On a donc pu observer une rupture, une absence de transmission de l’apprentissage syndical et finalement des gens qui sont arrivés en se révoltant de manière spontanée mais sans avoir la formation qui existait avant dans les syndicats et dans les partis politiques. 

Le mouvement est arrivé à un moment donné où on ne croyait plus qu’il pouvait y avoir une révolte, une vraie révolte, une réaction viscérale face à l’évolution libérale du monde. Le problème, c’est qu’il a surgi après des décennies de fragilisation et de défaite des mouvements sociaux. On a donc pu observer une rupture, une absence de transmission de l’apprentissage syndical et finalement des gens qui sont arrivés en se révoltant de manière spontanée mais sans avoir la formation qui existait avant dans les syndicats et dans les partis politiques. 

Ce sont des personnes issues des classes populaires qui se révoltent comme cela pouvait exister avant, mais avec moins d’outils idéologiques. Dans le même temps, ce sont eux qui, selon moi, sont allés le plus loin dans la radicalité de leur mouvement. Ils sont allés plus loin que les derniers mouvements syndicaux, ils ont osé faire des choses que les autres n’osaient pas faire, des manifestations sauvages sur les Champs Élysées, des opérations « péages ouverts » et avec un apprentissage très rapide de la confrontation à la répression policière.

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C’est aussi la première fois que les revendications n’étaient pas simplement des revendications défensives, pour essayer de freiner des réformes libérales, comme les mobilisations contre la loi travail, contre la réforme des retraites, contre les nouvelles réformes dans le monde hospitalier ou à la SNCF. Pour la première fois, il y avait un sens beaucoup plus offensif pour obtenir de nouveaux droits, dont le fameux Référendum d’initiative citoyenne, le RIC. 

Il est regrettable, je crois, qu’il y ait eu autant de pertes idéologiques entre la génération d’avant et celle des gilets jaunes. Dans le même temps, ils redécouvrent tout, en étant plus offensifs que ce qui existait avant. C’est extrêmement encourageant, même si la pandémie a évidemment marqué un coup d’arrêt pour le mouvement.

LVSL – Pensez-vous qu’une renaissance d’un mouvement de grande ampleur, semblable à celui des gilets jaunes, est possible ?

E. G. – Je sais que les gilets jaunes en tant que tels existent toujours. Il y a encore des groupes et des réseaux de gilets jaunes qui sont plus ou moins actifs. Je les imagine plutôt comme participant à de nouveaux mouvements sociaux, comme venant en renfort de mouvements. Les gilets jaunes sont devenus une espèce de catégorie politique activiste, qui vient en soutien à d’autres mouvements.

Dans le quotidien des auxiliaires de vie sociale – Avec Gilles Perret

Gilles Perret

Après de nombreuses avant-premières dans les lieux de culture occupés ce printemps, le réalisateur Gilles Perret sort ce mercredi un nouveau documentaire, Debout les femmes, consacré à la situation sociale des femmes exerçant ce qu’on appelle les « métiers du lien ». Tourné entre décembre 2019 et l’été 2020, ce film se fonde sur une mission parlementaire de François Ruffin (LFI) – par ailleurs co-réalisateur – et Bruno Bonnell (LREM). De ses rencontres avec les auxiliaires de vie scolaire ou les femmes de ménage, Gilles Perret a tiré des portraits poignants, celui de femmes dévouées dans leur métier malgré la dureté des conditions de travail. Dans cette interview, il revient sur sa dernière production, sa façon de travailler, sa passion pour les films de Ken Loach, la longue fermeture des cinémas ou encore la participation surprenante de Bruno Bonnell. 

Entretien réalisé par William Bouchardon, mixage par Guillaume Chaudron – Rousseau, avec la musique de Tristan Marchetti. 

Gilles Perret : « J’essaie toujours de mettre des opposants politiques dans mes films »

Le réalisateur Gilles Perret. © Gilles Perret

Après de nombreuses avant-premières dans les lieux de culture occupés ce printemps, le réalisateur Gilles Perret sort ce mercredi un nouveau documentaire, Debout les femmes, consacré à la situation sociale des femmes exerçant ce qu’on appelle les « métiers du lien ». Tourné entre décembre 2019 et l’été 2020, ce film se fonde sur une mission parlementaire de François Ruffin (LFI) – par ailleurs co-réalisateur – et Bruno Bonnell (LREM). De ses rencontres avec les auxiliaires de vie scolaire ou les femmes de ménage, Gilles Perret a tiré des portraits poignants, celui de femmes dévouées dans leur métier malgré la dureté des conditions de travail. Dans cette interview, il revient sur sa dernière production, sa façon de travailler, sa passion pour les films de Ken Loach, la longue fermeture des cinémas ou encore la participation surprenante de Bruno Bonnell. Entretien réalisé par William Bouchardon et retranscrit par Manon Milcent.

LVSL – Pouvez-vous présenter brièvement Debout les femmes à quelqu’un qui n’en a pas entendu parler, ainsi que la façon dont vous avez réalisé ce film ?

Gilles Perret – C’est un road-trip parlementaire qui nous fait découvrir ces métiers majoritairement exercés par des femmes, que François Ruffin qualifie de « métiers du lien » : aides à la personne et aux enfants en situation de handicap, auxiliaires de vie sociale, assistantes périscolaires… Le film présente ces métiers qui n’ont pas de statut, aux très faibles revenus, rarement à plein temps malgré de grosses amplitudes horaires – des emplois qui, finalement, génèrent des situations de pauvreté. Le film n’avait pas pour seul but de faire découvrir ce type de métiers mais aussi d’essayer d’améliorer leur condition sociale en s’appuyant sur une mission parlementaire menée par François Ruffin. Ingrédient supplémentaire plutôt succulent, il a conduit cette mission avec un co-rapporteur nommé par la majorité, membre de La République en Marche. Quoique ce duo soit un bon ingrédient pour un film, l’idée de base restait de montrer le quotidien de ces femmes, de faire un état des lieux de leur situation sociale. François Ruffin et Bruno Bonnell veulent faire de cette mission une occasion d’améliorer le statut de ces femmes.

LVSL – Parler de conditions de travail dans un film n’est jamais simple, même dans un documentaire. Comment construire une bonne intrigue tout en ne sacrifiant rien sur le fond ?

G.P. – Les personnages principaux, en tout cas les plus marquants, sont ces femmes. Elles font des personnages formidables, tant dans leur générosité que leur dignité ou leur analyse de leur travail. Ce n’est pas un film misérabiliste. Nous avons de très beaux portraits. François et moi avons opté pour la forme du road-trip, dans lequel humour et dérision se mêlent à la colère face à l’immobilité du gouvernement devant l’évidence de ces situations dramatiques. Finalement, pour faire découvrir ces métiers, nous laissons le temps à ces femmes de s’exprimer, en incluant tout ce qui fait un film : le rire, l’émotion, les larmes, la colère…

LVSL – Personnellement, ce film m’a rappelé Sorry we missed you de Ken Loach, qui traite de la question de l’ubérisation, bien qu’il ne s’agisse pas d’un documentaire. Quels sont les réalisateurs qui vous inspirent ?

G.P. – J’ai adoré le dernier film de Ken Loach. Je ne suis pas tellement du genre à aduler des personnes, mais s’il y a un artiste que je peux citer et que j’admire, c’est bien Ken Loach. Il montre les réalités de façon aussi juste que précise ; notre film diffère en ce qu’il s’agit d’un documentaire. Dans Debout les femmes, nous essayons de mettre du rythme, de créer un suspense autour du passage des amendements à l’Assemblée nationale, d’inclure de l’humour et de la légèreté pour faire retomber la pression ; dans les films de Ken Loach, on est davantage pris par une angoisse qui ne retombe pas souvent.

« Des scénaristes qui traitent d’histoire intra-muros, à l’intérieur du périphérique, qui racontent des histoires de psy, il y en a beaucoup. Mais pour traiter des sujets de société qui concernent des millions de gens, là il y en a peu. »

J’ai eu la chance de rencontrer Ken Loach l’année dernière, puisque nous avons des connaissances communes et qu’il avait entendu parler de mes films. C’est un homme d’une grande simplicité et d’une grande gentillesse. Sur la question des auxiliaires de vie sociale et de l’ubérisation de la société, son dernier film (Sorry We Missed You, 2019, ndlr.) est un exemple dans le genre. Il décrit la société à travers une vie familiale. J’adore cette façon d’aborder les questions sociétales, de toujours s’appuyer sur l’être humain, sur des situations simples, pour expliquer le monde. Sans vouloir me comparer à lui, j’essaie aussi de travailler de cette manière dans mes documentaires. Ce qui m’affole, c’est qu’il faut que ce soit un réalisateur anglais de 84 ans qui traite de ce sujet, pourtant tellement d’actualité, pour qu’on s’intéresse à la question. Certes, Ken Loach traite admirablement bien de l’uberisation, mais je me demande aussi ce que font le reste des réalisateurs. Des scénaristes qui traitent d’histoire intra-muros, à l’intérieur du périphérique, qui racontent des histoires de psy, il y en a beaucoup. Mais pour traiter des sujets de société qui concernent des millions de gens, là il y en a peu.

LVSL – Habituellement, vous côtoyez surtout des personnalités de gauche. Dans le cadre de ce film, vous avez été de nombreuses fois aux côtés de Bruno Bonnell, député LREM du Rhône et candidat malheureux de la majorité pour la présidence de la région Auvergne-Rhône-Alpes en juin dernier, que François Ruffin qualifie en début de film de « tête de con ». Quelle a été votre relation avec lui ?

G.P. – J’essaie toujours de mettre des opposants politiques dans mes films. Par exemple, dans La Sociale (film de 2016 consacré à la création de la Sécurité Sociale, ndlr), il y avait François Rebsamen (ministre du travail sous Hollande, maire PS de Dijon depuis 2001, ndlr) et des gens déterminés à détruire la Sécurité sociale. Dans mon premier film sorti au cinéma, Ma Mondialisation (2006), les personnages n’étaient que des patrons, dont un qui ressemblait à Bruno Bonnell. J’adore cette complexité. En l’occurrence, le personnage de Bruno Bonnell amène de la complexité : malgré son appartenance politique, il affiche une émotion sincère et une préoccupation qui, j’espère, est sincère aussi. J’essaie toujours de ne pas être trop à charge et d’être dans l’humain. La complexité d’un être humain ajoute de l’intérêt, elle engendre des réaction auxquelles on ne s’attend pas toujours.

Bruno Bonnell fait partie de ces personnages qui mettent du relief dans le film. Je lui suis très reconnaissant de sa participation – évidemment grâce à François puisqu’ils se côtoient à l’Assemblée nationale. ll n’y a pas eu de piège : Bonnell savait où il mettait les pieds et il a joué le jeu. Cette mission parlementaire lui a fait découvrir un quotidien, celui de ces femmes, dont il ne connaissait rien. Il a rencontré des personnes qu’il ne côtoie que très rarement. En cela il diffère de François, qui baigne là-dedans, qui connaît le quotidien de ces femmes et les textes de loi les concernant. On sent dans le film que le fait d’être en face de ces personnes le touche sincèrement et qu’il a envie de faire quelque chose. Notre relation, étonnamment, est plutôt bonne, mais il importe parfois de le mettre devant ses contradictions. Les bons sentiments ne suffisent pas : comment les traduire par une loi améliorant le quotidien de ces personnes ? Et là, hélas, on peut avoir à chercher une cohérence entre le discours et les actes, surtout lorsqu’on appartient à la majorité. Son camp lui a occasionné des déceptions, je pense qu’il espérait que les choses bougent plus et qu’il y a cru. Il se rend compte que c’est une affaire purement politicienne : puisque c’est en lien avec François Ruffin, LREM ne veut pas en entendre parler. Et puis, le monde des AVS n’est pas le monde de Macron.

Bonnell est quelqu’un de très avenant, il n’a pas peur de la provocation ni de la confrontation. C’est plutôt agréable. Ce n’est pas un Playmobil comme les autres députés LREM. Il se rend par ailleurs bien compte que participer à ce film lui donne aussi une visibilité que n’ont pas les 300 clones qui siègent à l’Assemblée. Je pense qu’il n’est pas dupe du rôle qu’il joue. François et moi, on ne prend personne en traître. Nous affichons la couleur et vient qui veut venir. Il n’y a pas de caméra cachée, pas de piège. Au final, Bruno Bonnell est très content du film.

Je ne juge pas, j’avais rencontré ce type de profils dans mon film avec les patrons (Ma Mondialisation, 2006). Le personnage principal était un gros patron, il a adoré le film et a acheté beaucoup de DVD pour les envoyer à ses clients. Dans les salles de cinéma, certains spectateurs ne l’ont pas apprécié mais justement, c’est toujours intéressant d’utiliser diverses grilles de lecture devant un film. Dans le cas de Bruno Bonnell, il s’agit vraiment de ça. La manière dont nous regardons un film, influencée par notre personnalité, notre milieu social, notre cercle de référence, n’est pas la même pour tous. C’est pour ça que je trouve intéressant de laisser les séquences telles quelles, afin que chacun puisse se faire son opinion.

LVSL – Avant d’en venir au film lui-même, il reste une dernière question incontournable : deux hommes qui réalisent un film qui s’appelle Debout les femmes, n’est-ce pas un peu gonflé ?

G.P. – C’est à la fois gonflé et désespérant. C’était plus difficile de trouver le titre que de faire le film. On savait bien qu’en choisissant « Debout les femmes », on allait s’attirer des ennuis. Mais cette expression, ce sont les femmes elles-mêmes qui la prononcent. Le titre a d’ailleurs été choisi par les AVS lors des premières projections, à l’unanimité, comme on le voit dans le film.

Mais certaines féministes ont mal réagi, parce que c’est un film réalisé par deux hommes – comme si nous donnions pour injonction aux femmes de se lever. C’est un film féministe, mais pour le savoir, il faut l’avoir vu. Ce titre a créé des remous inutiles. De toute façon, dès que François fait quelque chose, il y a toujours quelqu’un qui trouve à y redire. J’avais eu le même problème avec Jean-Luc Mélenchon (dans L’Insoumis, 2018, Gilles Perret filmait la campagne présidentielle du candidat de la France Insoumise, ndlr). Quand tu fais un film avec ce type de personnalités, tu sais que tu vas avoir des critiques. Mais c’est parfois un peu dur de voir des gens, dont certains que j’apprécie par ailleurs, s’en prendre à mon travail sans avoir vu le film. Nous sommes dans une période où tout le monde est tendu, où tout est prétexte à créer la polémique, et les réseaux sociaux n’arrangent rien.

Je comprends que les gens puissent réagir, mais je demande juste qu’ils regardent le film. Je trouve qu’on perd du temps à débattre sur une question très à la marge du réel contenu de ce documentaire. Quand j’ai fait un film sur le Conseil National de la Résistance (Les jours heureux, 2013), on m’avait reproché de n’y montrer que des hommes. Mais à cette époque, les femmes n’avaient même pas le droit de vote. Même réaction avec De mémoires d’ouvriers (2012), on n’y voyait que des hommes parce qu’on parlait d’une génération à majorité masculine d’ouvriers. Là, on fait un film sur des femmes précaires et on se fait quand même traiter de misogynes. Comme quoi, on ne peut pas satisfaire tout le monde. Mais je le répète : Debout les femmes est un film féministe.

LVSL – Parlons du film. À quoi ressemble la vie de « ces femmes et ces hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », pour reprendre les mots du Président de la République ?

G.P. – Ce sont des conditions de vie de personnes qui nous entourent, qu’on les connaisse personnellement ou non. Les auxiliaires de vie sociale (AVS), par exemple, ont de grandes amplitudes horaires : elles commencent tôt le matin pour lever les personnes âgées, leur ouvrir les volets, leur préparer le petit déjeuner, les habiller, les laver, et finissent tard le soir puisqu’il faut aussi les coucher. Elles sont soumises à des horaires extrêmement morcelées. Quand on a des revenus modestes, on ne rentre pas forcément chez soi pour manger, donc on attend deux ou trois heures dans sa voiture avec un sandwich, pour ensuite aller chez la prochaine personne que l’on doit aider. Les salaires tournent autour de 700 ou 800 euros, avec des amplitudes horaires qui représentent une cinquantaine d’heures par semaine. C’est en dessous du SMIC parce qu’il y a très peu de contrats à plein temps, justement parce que ces horaires n’arrivent pas à coïncider sur ce type de contrat. Les heures de trajet ne sont parfois pas comprises. Ces femmes travaillent dans une diversité de structures d’accueil – du monde associatif ou du secteur privé, des municipalités et des départements –, ou elles sont directement embauchées par certaines familles. En conséquence, elles n’ont pas de statut et c’est un peu la loi de la jungle. On constate aussi une grande diversité de rémunérations entre les départements, puisque ce sont eux qui en ont la compétence. Ces femmes, souvent seules et peu diplômées, sont heureuses et fières de venir en aide aux personnes dépendantes, mais elles-mêmes vivent sous le seuil de pauvreté tout en travaillant dur. 

« Les salaires tournent autour de 700 ou 800 euros, avec des amplitudes horaires qui représentent une cinquantaine d’heures par semaine. »

Ce qui m’affole, c’est le nombre et le niveau de compétences qu’on exige d’elles. Non seulement elles ne gagnent même pas le SMIC, mais on leur demande de préparer des repas, de procéder aux toilettes de personnes âgées qu’il faut manipuler avec précaution, d’avoir des gestes presque médicaux. On leur confie également des tâches administratives, par exemple remplir des dossiers pour les assurances. L’éventail de compétences à avoir est énorme, le tout pour un salaire de misère à la fin du mois. Notre société ne manifeste que mépris pour ce type de métier. Ces femmes vivent à l’opposé du monde de Macron et de la « start-up nation », même si cela ne date bien sûr pas de ce mandat. 

Longtemps, ces métiers étaient occupés par des personnes de l’entourage familial : les enfants ou les femmes accomplissaient ces tâches gratuitement parce que c’était la tradition. Maintenant qu’elles sont rémunérées, on continue de leur donner des clopinettes, c’est franchement scandaleux et elles sont complètement légitimes à revendiquer davantage. De plus, à exercer des métiers mal rémunérés, avec une énorme amplitude horaire, ces femmes connaissent souvent des problèmes familiaux parce qu’il leur faut travailler les week-ends, tôt le matin, tard le soir. Cela entraîne par ailleurs un gros turn-over, ce qui ne satisfait pas grand monde : les personnes dépendantes préfèrent avoir toujours les mêmes intervenantes auprès d’elles, mais comment stabiliser quiconque dans ce type d’emplois, avec de telles conditions? Beaucoup de ces femmes essayent de trouver un autre travail mieux rémunéré, au cadre plus stable, moins loin. 

Il y a cependant des alternatives : la mairie communiste de Dieppe a essayé de stabiliser ces femmes dans leur emploi, en leur offrant un salaire et un nombre d’heures fixes. Elles ont le statut d’employées municipales, avec des plannings fixes, et ne sont plus de la main-d’œuvre corvéable à merci. On voit qu’on peut les inclure dans une communauté professionnelle, avec un vrai statut et un vrai revenu.

LVSL – La mission parlementaire s’achève avec une proposition de loi minimaliste, certes adoptée, mais vidée de sa substance par la majorité. Êtes-vous pessimiste pour la suite ?

G.P. – Il y a deux façons de voir les choses. On peut d’abord se sentir très pessimiste face au fonctionnement politique de l’Assemblée et de notre République aujourd’hui : on est dans une impuissance totale à changer quoi que ce soit quand on se trouve dans l’opposition. Ni le bon sens, ni même un infime niveau d’humanité, ne passe à travers le tamis de la majorité de la République en marche. Cela peut rendre très pessimiste. 

Mais on peut quand même espérer : plus on aborde ces questions, plus François dénonce les conditions de travail et de vie des femmes de ménage à l’Assemblée ou des AVS, plus les députés ont mauvaise conscience. Et ils n’aiment pas ça. Ils ne veulent pas encore les embaucher comme fonctionnaires ou améliorer leurs conditions salariales, mais ils n’aiment pas avoir mauvaise conscience. À force de brasser sur ces thématiques, des choses finissent par sortir. Tout d’un coup, 200 millions d’euros ont été lâchés aux aides à domicile pendant les négociations à l’Assemblée. Ce n’était pas une revendication des députés ou un amendement mais une enveloppe délivrée par l’État, via le Premier ministre et sur décision de Macron, pour ne pas passer pour des méchants. On peut penser que c’est très peu, mais cela fait quand même entre 20 et 30 euros supplémentaires par mois par AVS. Quand on a un salaire si bas, ce n’est pas négligeable. C’est toujours une question d’image. François et moi n’avons jamais été dupes de l’issue ; Bonnell, lui, était très optimiste au début puisqu’il est issu de la majorité. Pour nous, tant que Macron sera au pouvoir, il faut s’attendre au pire sur l’emploi. Le changement ne viendra pas d’eux. 

En fait, le film est né quand Bruno Bonnell est devenu le co-rapporteur de ce rapport parlementaire ; François l’a alors rencontré, le courant est passé, et il m’a expliqué en quoi consistait leur mission tout en sachant que ça ne mènerait à rien. On s’est dit qu’il y a avait peut-être un film un peu complexe et humoristique à faire. Au début j’étais réticent, je pensais que cela ne servait à rien de faire un film si rien ne se passait à l’Assemblée. Finalement, on a eu l’idée de finir le film de façon fictionnelle, où l’on fait croire qu’elles gagnent. Cela a donné cette assemblée des femmes, porteuse d’espoir à la fin du film. C’était une fierté et une joie d’avoir pu faire ça. Elles ont vécu quelque chose qu’elles ne sont pas près d’oublier. 

LVSL – Ces métiers du lien, tout comme d’autres emplois essentiels et mal payés, sont rarement évoqués dans les médias. À votre avis, cela s’explique-t-il par le mépris de classe ou le désintérêt des journalistes et éditorialistes ? Ou est-ce aussi parce que ces femmes se sentent illégitimes, voire ont peur de parler ?

G.P. – Il y a un mélange des deux. Le mépris de classe, que les médias ont affiché au sujet des Gilets jaunes, provient en partie du milieu social dont les journalistes sont issus et dans lequel ils vivent. Forcément, il y a une méconnaissance, une incompréhension. Ils évitent de parler de ce qu’ils ne connaissent pas ou de ce qu’ils n’ont pas envie de voir. De l’autre côté, quand on est rangé dans ces catégories, s’exprimer est difficile, d’autant plus quand on est une femme. Et il faut aussi se sentir légitime : quand, pendant des décennies, on te fait comprendre que, de toute façon, tu seras dans le bas de l’échelle sociale, que tu n’as pas ton mot à dire, et que tu devrais te satisfaire d’avoir un emploi, il est difficile de se sentir en droit de s’exprimer.

« Le problème de ces professions-là, que l’on retrouvait chez les Gilets jaunes, c’est qu’elles sont pratiquées par des personnes qui travaillent seules. »

Du coup, quel bonheur de voir ces femmes prendre la parole ! Par exemple, la femme de ménage de l’Assemblée nationale, qui se cache la première fois qu’on filme, prend la parole avec assurance à la fin à la tribune de l’Assemblée. Pour moi, c’est un moment fort du film. Je tire une grande satisfaction de ce documentaire parce qu’il montre que tout être humain, quand on l’écoute, qu’on le reconnait, qu’on le met en confiance, est capable de se révéler. Il faut juste que le terreau autour soit propice : de l’écoute, un groupe et la force qui en découle. Le problème de ces professions-là, que l’on retrouvait chez les Gilets jaunes, c’est qu’elles sont pratiquées par des personnes qui travaillent seules. Ces femmes interviennent chez les personnes dépendantes sans appartenir à un groupe de travail ou de discussion ; leur solitude professionnelle entraîne un fatalisme et une acceptation de la situation.  En groupe, on se sent moins seul et plus fort. 

LVSL – Votre précédent film, J’veux du soleil, également aux côtés de François Ruffin, était centré sur les Gilets jaunes, dont la majorité était des « petites gens » précaires. Les femmes que vous avez rencontrées au cours de ce nouveau film ont-elles pris part à ce mouvement social inédit ?

G.P. – Je n’avais pas pensé à ça, mais c’est vrai qu’au moment des Gilets jaunes, beaucoup d’AVS ou des personnes travaillant dans le milieu de l’aide à la personne étaient mobilisées. Il y a avait beaucoup de personnes seules, qui travaillaient seules, et qui trouvaient dans le mouvement un espoir collectif. On a retrouvé cela durant ce film.

LVSL – Les cinémas ont été fermés pendant des mois pour des raisons sanitaires. En conséquence, le public et les réalisateurs se sont de plus en plus tournés vers les plateformes de streaming comme Netflix. Quel est votre regard sur cette situation ? Quel avenir dessine-t-elle pour le monde du cinéma ?

G.P. – Ça m’inquiète. La preuve : notre film a été bloqué et nous avons dû attendre des mois pour le sortir. Personnellement, je reste persuadé qu’il n’y a rien de mieux que de voir un film ensemble et de partager des émotions. Un film comme Debout les femmes mérite d’être vu sur grand écran, où l’émotion est plus forte. J’aime aller à la rencontre des spectateurs dans les salles. Je reste assez optimiste sur ça. 

Mais oui, un palier a été franchi, des habitudes ont été prises, et nous ne reviendrons pas dessus. Malgré tout, je pense quand même que beaucoup ressentent le besoin d’être ensemble. On a bien vu à quel point la société souffre de l’isolement, d’être chacun dans son coin, de devenir presque asocial. Il y a un besoin de voir des films ensemble. Je ne pense pas que ce soit la fin du cinéma. En revanche, c’est quand même la salle qui finance les films, avec la taxe du CNC, qui s’applique autant sur les blockbusters américains que sur les films français. Il va falloir réfléchir parce qu’aujourd’hui, ce n’est pas la VOD qui paie les films. Si on veut que les films vivent, il faut que les salles vivent. 

Je ne suis pas complètement pessimiste. Je suis comme tout le monde, triste de ne pas pouvoir aller au cinéma, alors qu’on a fait la démonstration qu’il n’y avait pas de contamination dans les salles. Je suis triste de l’arbitrage de ce gouvernement, mais pas surpris. Il y a eu un arbitrage purement subjectif, où l’on sert les vieux et les églises, au détriment des jeunes et de la culture. C’est un choix. Mais ce n’est pas forcément étonnant de la part du gouvernement, où la ministre de la Culture ne sert à rien, et où Castex et Macron sont à la barre. La cérémonie des Césars a tout de même offert quelques prises de position très belles, si l’on excepte le mépris de classe envers la prestation de Corinne Masiero.

Alain Gras : « Je suis pour une électricité à la mesure de ce dont on a besoin »

Envoyé par A. Gras
Alain Gras lors d’une conférence à Valencia, Espagne.

L’électricité est souvent considérée comme une solution miracle face aux changements climatiques. Décrite comme propre et durable, nombre de personnalités la pensent comme une alternative concrète aux énergies fossiles. Nous avons interrogé le chercheur Alain Gras, spécialiste des techniques et fondateur du centre d’études des techniques, des connaissances et des pratiques. Dans son dernier livre La Servitude électrique, du rêve de liberté à la prison numérique qu’il signe avec Gérard Dubey, il nous invite à réfléchir et à penser la relation malsaine qu’entretiennent nos sociétés avec l’électricité et notre rapport à la consommation énergétique.

LVSL – Vous montrez dans votre livre que depuis son invention, l’électricité est perçue comme une énergie propre, presque « magique ». Quelles sont les conséquences de ce discours, qui n’a que très peu évolué depuis plusieurs siècles ?

Alain Gras – La « fée électricité » est un terme inventé lors de l’exposition universelle de 1889. L’idée de magie conférée à cette technique était déjà présente chez les alchimistes du XVIIIe siècle. Le seul courant électrique que l’on connaît est la foudre, apanage des dieux, de Jupiter dans le cas des Romains et de Taranis chez les Gaulois. Tous les premiers dieux de l’espace indo-européen possèdent la foudre comme pouvoir suprême. Ce discours qu’on tient aujourd’hui est lié à cette apparition première de l’électricité. Elle est pensée comme quelque chose qui est hors de la terre, qui n’est pas susceptible d’avoir les difficultés et les défauts de ce qui est terrestre. C’est ce phénomène qui lui confère son aspect magique. L’électricité apparaît comme un élément qui n’a aucun aspect négatif. Pourtant, elle est produite par des éléments terrestres fossiles, le charbon au XIXe siècle, le pétrole, le gaz et l’uranium aujourd’hui. L’électricité n’est donc pas propre en soi, elle a l’apparence de la propreté.

LVSL – Certains politiques, à l’instar de Joe Biden, misent sur les énergies renouvelables pour stimuler une « croissance verte » et vertueuse. Pourtant, ce mode de développement, en apparence durable, est-il à même de nous sortir de l’impasse climatique ?

A. G. – Si je veux vous parler de manière sincère, je dois alors répondre à votre question par la négative. Premièrement car les énergies dites renouvelables sont intermittentes et ne peuvent ainsi assurer un courant continu à nos industries ou à nos ménages. Il nous sera impossible de remplacer l’électricité industrielle par des éoliennes ou du solaire. Ensuite, ces énergies conduisent irrémédiablement aux mêmes problèmes que les carburants thermiques. S’il n’est pas possible d’affirmer que ces dernières sont prédatrices de la même manière que les énergies fossiles, nous pouvons néanmoins penser qu’elles restent destructrices. Les technologies solaires ou éoliennes nécessitent ainsi une extraction d’une multitude de terres et de métaux rares. Ces processus d’extraction sont très énergivores et in fine nocifs pour l’environnement. Par exemple, pour obtenir 1 kilogramme de lutécium, il faut extraire 1200 tonnes de roche. Il est par ailleurs dommage que nous n’abordions que le problème du Peak Oil, ou pic pétrolier, dans l’espace public. Comme l’a montré dans ses ouvrages Philippe Bihouix, nous allons également devoir affronter un Peak All, à savoir le déclin des réserves mondiales de métaux. Cela vaut aussi bien pour le cuivre que pour les terres rares…

LVSL – De même, certains responsables promettent de réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre grâce aux nombreuses innovations relatives aux batteries électriques ou à l’hydrogène. Certains pays, à l’instar de l’Allemagne, financent de larges projets afin de développer ces technologies. Ces inventions, souvent destinées à des usages individuels, sont-elles réellement des « révolutions » capables de répondre aux problèmes environnementaux modernes ?

A. G. – Pour moi, l’hydrogène comme la batterie ne peuvent être considérés comme des révolutions. L’hydrogène est un leurre total. Il est fabriqué par électrolyse à l’aide de l’électricité, elle-même étant en général produite par une énergie thermique. L’hydrogène est également comprimé à 700 bars dans de très lourds réservoirs, ce qui exige de l’énergie, pour ensuite redonner de l’électricité au moteur, curieux cycle plus vicieux que vertueux ! Un ensemble de conditions rend cette technologie non rentable mais l’hydrogène sert en réalité à compenser les défauts du renouvelable, à savoir son imprévisibilité et son intermittence. Il remplace la batterie, c’est pourquoi on le range dans la catégorie « piles à combustible ». Contrairement à ce qu’affirment nombre de responsables politiques, son usage pour l’aéronautique est largement incertain. Gérard Théron, membre de l’Académie de l’air et de l’espace, estime qu’avec un trafic aérien égal à celui d’avant la crise sanitaire que nous traversons, l’aviation à hydrogène consommerait entre 30% et 40% de la production électrique mondiale. Malgré tous les doutes que nous pouvons émettre vis-à-vis de l’hydrogène, dont la liste que nous avons dressée ici n’est pas exhaustive, la France suit l’exemple de l’Allemagne et a investi 7 milliards d’euros dans l’hydrogène.

Pour une analyse détaillée de l’utilisation de l’hydrogène dans la transition énergétique, lire sur Le Vent Se Lève la synthèse de Julien Armijo : l’hydrogène : quel rôle dans la transition énergétique ?

LVSL – D’autant plus qu’en donnant à ces technologies un caractère sacro-saint, on oublie bien souvent de réfléchir à des moyens de faire décroître notre production et nos besoins.

A. G. – Totalement ! On nous vend ces technologies en nous promettant que rien ne changera par rapport à aujourd’hui. Ni notre mode de consommation, ni notre façon d’habiter la terre. On nous promet un monde propre et parfait sans que l’on change notre façon d’être. C’est une pure illusion ! Je donne toujours l’exemple du premier usage domestique de l’électricité lorsque Edison a introduit l’éclairage électrique dans le quartier de Manhattan à Pearl Street. Les bourgeois ont vu que leur intérieur n’était plus pollué par le gaz, ce qui était formidable. Pourtant à cinq kilomètres de là, il y avait deux centrales thermiques qui consommaient plusieurs tonnes de charbon par jour et jetaient leurs déchets dans l’Hudson. C’était une simple délocalisation de la pollution et le processus est resté le même. C’est pourquoi ce subterfuge originel joue un rôle éminent dans la promotion de l’électrique et nous avons baptisé « modèle Edison » cette propreté apparente.

LVSL – Les énergies « renouvelables » sont finalement l’apanage de la « société d’externalisation » …

A. G. – Actuellement en Chine, les voitures électriques fonctionnent en partie avec la fumée du pays Ouïghour qui est le plus grand producteur d’électricité du pays. On pollue quelque part et on fait croire que c’est propre ailleurs. Pour la planète, ça ne change rien… Le problème majeur aujourd’hui est celui de la démesure. 

Les États et les GAFAM sont habités par la même « quantophrénie », autrement dit la même fascination pour la quantification du réel.

Je ne suis pas contre l’électricité, au contraire, je suis pour une électricité à la mesure de ce dont on a besoin. Toutefois la question philosophique voire métaphysique, si j’ose dire, qui se pose aujourd’hui est celle de l’abondance du superflu qui conduit à des absurdités. A-t-on besoin d’une électricité verte obtenue par la destruction de nos milieux de vie ? Avons-nous besoin de produire cette énergie pour faire rouler des voitures faussement « propres », alimenter des datacenters [centres de données, ndlr.] ou faire fonctionner des « mines » à bitcoins d’une gourmandise gigantesque, apogée de la futilité marchande et financière totalement hors-sol?

LVSL – Dans votre livre, vous montrez d’ailleurs que « derrière le fonctionnement automatique des machines est un jeu de volonté, consciente ou non, d’effacement du sujet, soit une stratégie « d’évitement du politique », de la conflictualité sociale et des rapports de force qui le définissent ».

A. G. – Ce que vous dites là vaut pour l’ensemble de la technologie moderne qui est une façon de nier les rapports de force. Nous nous projetons dans un avenir qui n’a plus aucun sens mais un seul objectif : le développement technologique pour le compte du marché libéral. On nous donne maintenant le modèle du numérique, issu de l’électricité, comme étant l’avenir de ce monde. Seulement, avons-nous envie d’être des objets numériques ? La technologie n’est pas neutre contrairement à ce que prétendent nombre de cercles bien-pensants. Les algorithmes nous imposent une logique binaire du comportement, une véritable morale qui est celle de l’ingénieur informaticien mais pas celle de l’humain ordinaire. Inutile de chercher bien loin, le distanciel numérique en est un exemple flagrant. Nous avons tous pu faire à cette occasion l’expérience que le monde « en distanciel » n’est plus celui de l’animal social que nous sommes. On nous fait perdre l’intérêt pour le jeu politique qui s’efface petit à petit derrière des contraintes apparemment objectives.

LVSL – Justement, la technologie nous est imposée, et il n’est plus possible de la remettre en cause.

A. G. – Absolument, il n’y a qu’à regarder la 5G. Il y avait un mouvement en Angleterre qui dégradait des antennes mais la crise sanitaire a très vite occulté cette question. On ne discute plus du tout de cette technologie, qui est pourtant un élément éminemment politique.  Nous sommes dans une période de rupture sur tous les plans. On a urgemment besoin d’un débat sur la technologie, de savoir où nous emmène la science. Je défends la technique tant qu’on la maîtrise. La technologie est fournie par la science qui est devenue, à mon sens, totalement anémique sur le plan éthique. Je pense qu’en réfléchissant à notre usage de la technologie comme peut le faire François Ruffin [député français affilié à la France Insoumise, ndlr.], on peut questionner sa rationalité scientifique. La science est perçue comme bonne et souhaitable en soi et le progrès scientifique trop souvent pensé comme un horizon immaculé, sans tâches.

Pour en savoir plus sur le dernier livre de François Ruffin, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Arthur Beuvry : François Ruffin : « Emmanuel Macron poursuit une politique au service de sa classe »

LVSL – Comme vous l’analysez dans votre livre, la numérisation de nos activités n’est pas à voir d’un bon œil, tant pour des raisons écologiques que sociales. Les États se posent-t-il en protecteurs face à ce phénomène ou favorisent-ils son déploiement ?

A. G. – Avez-vous déjà entendu un État parler contre le numérique, contre le « progrès » technologique que nous apporte la numérisation du monde ? On n’en connaît aucun qui s’y oppose. Le RGPD – Règlement Général sur la Protection des Données, par exemple peut donner l’impression que les États ont le souci de protéger les libertés fondamentales des individus contre les géants du numériques comme les GAFAM – Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft. Mais entre ces fameux GAFAM, parfois présentés comme de dangereux prédateurs plus puissants que n’importe quel pays, et ces mêmes États, il y a plus qu’une connivence, un lien de parenté. Tout d’abord les États modernes partagent avec les GAFAM le même goût pour la puissance et la démesure. Ensuite leur puissance repose très largement sur leur capacité à compter, dénombrer, recenser tout ce qui existe. La même « quantophrénie », autrement dit la même fascination pour la quantification du réel les habite. À l’échelle moléculaire leur rivalité est donc en partie factice, sur jouée, puisqu’ils ne peuvent en réalité ni exister ni croître les uns sans les autres. Les États modernes ont besoin de la puissance algorithmique et des grands réseaux pour accroître leur contrôle des populations qu’ils administrent. Les GAFAM ont besoin d’eux pour installer et protéger leurs infrastructures vitales. On pense souvent ces dernières comme des entités déterritorialisées, mais elles sont pourtant physiquement implantées sur nos territoires. Nos paysages sont par ailleurs remodelés par des travaux de transformation titanesques engagés à l’occasion de chaque changement de standard technologique, comme le montre la 5G.  Les débats actuels sur le « passeport covid » ou la cybersécurité en apportent chaque jour de nouvelles preuves. Pour ne prendre que ce dernier exemple, les cyber-attaques récentes sur des centres hospitaliers français à Dax et Villefranche-sur-Saône, ont mis le doigt sur les dangers qui existent quant à la numérisation de nos données les plus personnelles. Mais rien n’y fait. En réponse à ces attaques, l’État français annonce le déblocage d’un milliard d’euros pour le financement des recherches en cybersécurité. Il valide et accélère à cette occasion le processus de numérisation de la santé et de l’intimité qui va avec. Les besoins en cybersécurité vont continuer à se faire sentir et vont directement provoquer une consolidation du système numérique qui entrainera à son tour de nouvelles menaces et de nouveaux besoins en protection. La seule manière de sortir ce cercle vicieux électro-numérique passe sans doute par la prise de conscience du caractère mortifère de cette puissance sécuritaire. Nous avons besoin pour ce faire d’opérer un travail sur les couches les plus enfouies de l’imaginaire social. Peut-être a-t-il déjà commencé ?

François Ruffin : « Emmanuel Macron poursuit une politique au service de sa classe »

© Célie Caraty pour LVSL

Dans son dernier livre, Leur progrès et le nôtre, le député et essayiste François Ruffin revient sur un concept historique : le progrès, un terme investi de sens radicalement opposés selon celui qui le manie. À « leur » progrès technique et économique, François Ruffin oppose « notre » progrès : non pas une fuite en avant subie, mais une amélioration des conditions de vie du plus grand nombre, par et pour le peuple. Sa critique des choix de société imposés par le haut, à la faveur des crises comme des révolutions technologiques, invite à repenser une démocratie sérieusement ébranlée par le tournant autoritaire du gouvernement.

LVSL – Nous nous trouvons actuellement dans une situation particulière, marquée par la pandémie qui dure depuis plus d’une année et qui donne lieu à une crise protéiforme, sociale, écologique, dont on peine encore à saisir l’ampleur historique. Dans ce contexte, l’intérêt de votre livre est de proposer un premier bilan de ces mutations. Après l’espoir d’un tournant à la suite du premier confinement, marqué par des appels à la justice sociale et à la prise en compte des questions environnementales, la gueule de bois est assez rude. Finalement, y a-t-il une once de positif à tirer de la situation actuelle ?

François Ruffin – La messe n’est pas dite ! Déjà dans mon précédent ouvrage, Leur folie, nos vies, je ne disais pas que la bataille était gagnée, mais je notais qu’il y avait un espoir, des interrogations, des chemins qui s’ouvraient. J’exprimais toutefois ma crainte que tout reparte comme avant, voire pire qu’avant, et avec les mêmes qu’avant… Le pouvoir n’a pas changé de mains. Après un Macron qui l’an dernier dénonçait la « folie » du libre-échange, nous sommes plutôt dans la continuité que dans la rupture, avec le CETA qui n’est pas remis en cause, le Mercosur qui se profile, et la compétitivité exigée.

Quant à l’échelle des métiers, il n’y a pas eu tellement de variations non plus. « Notre pays tout entier repose sur des hommes et des femmes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », promettait Emmanuel Macron. Mais aujourd’hui, les agents d’entretien, les auxiliaires de vie sociale, les assistantes maternelles, tous ceux qui, de fait, ont assuré la continuité des services et se sont montrés les plus utiles à la nation, on ne peut pas dire qu’ils aient basculé au-dessus des traders et des publicitaires… Mais qui se faisait vraiment des illusions ? Pas moi, en tout cas. Comme on s’y attendait, le Président a poursuivi une politique au service de sa classe : les dividendes ont été versés normalement. Il y a quelques semaines, le journal Les Échos titrait sur un CAC 40 au plus haut depuis 2007 – c’est-à-dire ayant quasiment atteint son plus haut niveau historique –, alors que nous avons un million de pauvres en plus. Ce n’est pas une surprise.

« On assiste à une concentration du pouvoir entre les mains d’un seul homme. Cette réalité s’est accélérée depuis un an, mais c’est quelque chose qui était déjà là, comme un désir personnel qui répondait aux désirs d’une classe. »

Pour moi, dans un premier temps, cette crise a déstabilisé le pouvoir : il a fallu mettre fin à la libre circulation des personnes et des marchandises, or il s’agit d’un totem – si ça s’arrête, nous basculons dans une autre dimension. C’était complètement imprévu, il faut le dire, pour eux comme pour nous. Mais très vite, ils se sont saisis de cette crise comme d’une aubaine pour avancer leurs pions. En premier lieu, on assiste à une concentration du pouvoir entre les mains d’un seul homme. Cette réalité s’est amplifiée depuis un an mais c’est quelque chose qui était déjà là, comme un désir personnel répondant aux désirs d’une classe. Et sans doute aussi à une situation historique, l’émergence du libéralisme autoritaire qu’évoque Grégoire Chamayou dans La société ingouvernable – mon ouvrage de référence dans le temps présent.

Autre constat : la disparition des corps de l’espace public. A travers l’histoire, notre camp n’existe que par les corps, le corps social, les corps rassemblés et les corps qui font front dans l’espace public. Le mouvement des Gilets jaunes, par exemple, a été un retour des corps dans les manifestations mais aussi – surtout – sur les ronds-points. Il a fallu à la fois chasser ces corps en leur faisant peur, en les blessant – des yeux perdus, des bras amochés – et les chasser avec des bulldozers, emportant les palettes et les cabanes. La crise sanitaire est venue redoubler, finaliser cela : on ne chasse plus de l’extérieur, mais de l’intérieur, la peur est intériorisée. On nous dit : « Restez chez vous ! » Alors même qu’aujourd’hui nous savons qu’en extérieur nous avons moins de risque de choper la Covid qu’en restant chez nous. Pour moi, cela traduit un réflexe : « On ne veut pas vous voir dehors ! » Quelque part le numérique dont je parlais répond à ce « restez chez-vous », en atomisant les individus pour qu’ils ne fassent plus corps, ne fassent plus corps social.

Le troisième point qui a représenté une aubaine pour eux, c’est la start-up nation, le travail qui devient télétravail, l’école qui se fait en numérique, l’université en distanciel, le commerce en clic & collect. C’était un désir sous-jacent de la macronie, avec par exemple Cap 2022, 100% des services publics en numérique. Là, ils ont saisi l’occasion, il n’est que d’écouter la déclaration du secrétaire d’État au numérique, Cédric O : « La crise offre l’opportunité d’une transformation plus volontaire encore. » « L’opportunité », voilà, c’est une aubaine pour eux, mais quid de ce « plus volontaire encore » ? Qui veut cette transformation ? Réponse : la macronie et sa classe. Est-ce que les Français veulent ça ? Je ne pense pas, non – en tout cas pour moi, c’est non. Et pourtant ils nous entraînent sur cette voie, ils saisissent cette opportunité et nous imposent ce choix.

LVSL – Pour compléter ce que vous disiez au sujet des personnes qui se sont retrouvées en première ligne, ces classes populaires sur le front depuis un an, qui font tourner la société, qui sont les plus mobilisées au travail, les plus durement touchées à tous les niveaux, dans leurs espoirs, leurs revenus, leur chair… Cette injustice semble admise par tous aujourd’hui, est-ce qu’elle pourrait conduire à une explosion sociale, à des demandes nouvelles ?

F.R. – Je ne veux pas me faire prophète en annonçant des explosions. Quand elles surgissent, elles surprennent ! Le 17 novembre 2018, j’ai immédiatement accroché le train des Gilets jaunes, j’ai même recommandé d’y aller avant, mais je ne l’avais pas prévu. De fait, il faut être modeste sur les prédictions que l’on peut faire.

J’ai vu un rapport de Christine Erhel tomber. Une économiste qui, à la demande du ministère du Travail, a listé les quatorze métiers les plus essentiels qui ont continué à nourrir le pays. Y compris au sens propre, puisque le premier c’est les agriculteurs, le deuxième les maraîchers et évidemment viennent les agents d’entretien puis les vigiles, les auxiliaires de vie sociale, et ainsi de suite. Elle indique la nécessité de revaloriser ces professions-là. Mais comment la ministre du travail a traduit politiquement son rapport ? Elle le conclut par cette phrase magnifique : « Nous faisons le pari avec confiance que le dialogue social aboutira à quelque chose d’intéressant. » C’est à dire qu’à nouveau, alors que le marché maltraite ces professions depuis des décennies, sur le plan des salaires, mais aussi des horaires qui font du temps de travail des confettis – de tôt le matin à tard le soir –, c’est quand même entre les mains du marché qu’on va laisser ça. Il n’y a pas de volonté politique. Pour moi, cela fait écho à plusieurs moments où ils ont dit qu’avec du dialogue et de la confiance, tout irait mieux…

« Et la confiance se poursuit ! En « faisant confiance » à Sanofi, en laissant faire l’industrie pharmaceutique, on n’a pas de vaccins produits en France… »

Dans les états généraux de l’alimentation, pour les agriculteurs, plutôt que de réguler les prix, on leur répondu qu’il fallait faire « confiance dans un dialogue renouvelé avec la grande distribution et les industriels » ! Qu’une meilleure rémunération procédera de ce dialogue ! Et maintenant, deux ans après cette loi, le dialogue n’a évidemment rien donné et même, la situation a empiré. Pourquoi ? Parce qu’à un moment, il faut imposer des règles au marché. Sinon il y a les forts, la grande distribution, et il y a les faibles. Et si l’État ne s’interpose pas avec des règles, les forts écrasent les faibles, il n’y a pas de secret.

Même au cœur de la crise. Quand on interroge Agnès Pannier-Runacher, l’an dernier, durant le confinement, pourquoi n’y a-t-il plus de sédatifs ? Cela signifiait, concrètement, qu’il y a des patients qui étaient en train de souffrir, que des médecins n’avaient pas les doses suffisantes. Va-t-on augmenter la production de sédatifs en France, ramener de la production ici ? Elle répond : « Je crois qu’on peut faire confiance à Sanofi ». Et la confiance se poursuit ! En « faisant confiance » à Sanofi, en laissant faire l’industrie pharmaceutique, on n’a pas de vaccins produits en France…

Ce que je vois, c’est un immense fossé. D’un côté, les individus, à qui on est capable de bien faire sentir que « nous sommes en guerre », qu’il faut porter des masques, accepter un couvre-feu… c’est du jamais vu un tel couvre-feu, même en temps de guerre il n’a jamais été à 18h ! On ferme les universités, les bars, les restaurants… En revanche, de l’autre côté, quand il s’agit de mobiliser une industrie de guerre, il n’y a plus personne, pas de régulation, pas d’obligation. L’État est un fauve face aux citoyens et une carpette face aux firmes.

LVSL D’ailleurs, cette complexité des questions économiques, environnementales ou sanitaires – que vous assumez de ne pas traiter dans votre livre pour ne pas vous restreindre à des débats de spécialistes, cette complexité semble parfois déposséder les peuples de leur expression politique. D’une manière un peu caricaturale, est-on confronté aujourd’hui à une opposition entre populistes et technocrates ?

F.R. – Le terme de populiste, je le revendique, je me réfère toujours à la nouvelle définition du Petit Robert : « courant littéraire qui s’applique avec réalisme à la vie des gens du peuple ». Je pense que connaître la vie des gens du peuple et la décrire avec réalisme, c’est quelque chose qui pourrait faire du bien à nos dirigeants.

Nous nous rendons bien compte qu’à la fin, l’arbitrage reste politique, y compris dans des débats sanitaires. C’est le politique qui tranche, et tant mieux. Emmanuel Macron est un politique, ce n’est pas un épidémiologiste, et je ne souhaite surtout pas un pouvoir qui soit confié aux médecins. Il faut un devoir d’arbitrage entre le soin, le travail, la vie sociale, entre lesquels on trouve des tensions et des contradictions. Il faut tout prendre en compte, peser, arbitrer, puis décider – et normalement ce devrait être la démocratie qui décide…

Or, depuis un an, il n’y a plus de démocratie. On peut lire des phrases dans la presse émanant de l’entourage du Président, disant que dix minutes avant ses interventions télévisées, ils ne savent pas « de quel côté la pièce va retomber ». Et les gens disent « on ne sait pas à quelle sauce on va être mangés » : je ne dis pas que le pouvoir est cannibale, je dis qu’il décrète tout au jour le jour. Même quand il est gentil, quand il rétablit un jour de présentiel pour les étudiants : où est la discussion avec les enseignants, les syndicats, les étudiants ? On a l’impression d’un nouveau Louis XIV, venant accorder cette aumône-là du jour au lendemain. Même quand c’est bien, quand ça va dans le sens de la réouverture, je conteste cette manière de faire. Aujourd’hui nous ne sommes pas dépossédés par du sanitaire mais par du politique : tous les pouvoirs sont remis entre les mains d’un seul homme.

Ma grande inquiétude est que la crise de la Covid ne soit qu’une amorce, nous en aurons des plus terribles à traverser. Il ne s’agit pas d’euphémiser : plus de 100 000 personnes en sont mortes, et sans doute bien davantage continueront à avoir des séquelles. Mais avec la crise environnementale en cours, on peut se préparer à bien pire. Si face à cette crise, notre premier réflexe est de passer la démocratie par-dessus bord et de remettre tous les pouvoirs entre les mains d’un seul homme, ça ne me va pas du tout ! Au fond, cela répond aux désirs d’une classe qui veut aller vers un libéralisme autoritaire dans la durée et qui trouve là une opportunité.

LVSL – Sortir de cette logique mortifère qui domine jusqu’ici implique à la fois de réfléchir à l’international, mais aussi de s’intéresser aux initiatives locales. Comment réussir à concilier des échelons aussi différents que les affrontements géopolitiques et les associations de quartier ?

F.R. – Je ne sais pas si ça va répondre à votre question, mais je regarde plutôt avec sympathie l’expérience de la Convention citoyenne sur le climat. L’Assemblée nationale aussi devrait jouer un rôle dans des crises de ce genre-là. Et on en revient à la démocratie.

Pendant la guerre de 14, on a eu droit à six mois de dictature de l’État-major. C’est-à-dire que les pleins pouvoirs ont été remis aux mains des généraux, l’Assemblée nationale s’est démise pensant qu’il s’agirait d’une guerre courte. Puis, au bout de six mois, quand on a vu que cette guerre allait durer, l’Assemblée nationale a repris la main. Elle est allée dénicher les planqués, elle a mis en place une industrie de guerre, elle s’est demandée comment on gérait les armées… Bref, elle a repris le pouvoir. Par les commissions plus que par l’hémicycle, parce qu’il y avait la crainte d’être espionné et que si ça partait dans des grands débats publics, les Allemands allaient savoir quelle était la stratégie mise en œuvre… Mais a priori le virus n’a pas d’oreille, ni d’yeux, et il ne nous espionne pas, ce qui fait une différence majeure qui devrait permettre d’avoir un débat ample à l’Assemblée nationale sur ces questions-là.

Ceci dit je ne suis pas surpris que celle-ci se soit auto-démise. Depuis le début de mon mandat, je vois à quel point elle n’est que la chambre d’enregistrement des désirs du Président. Avec l’état d’urgence, depuis un an, l’Assemblée nationale regarde ailleurs. C’est assez étrange, non ? Les vaccins, le couvre-feu, la fermeture des lieux culturels ou des commerces : rien n’est discuté à l’Assemblée. Nous avons certes des débats intéressants sur les langues régionales, sur la maltraitance des animaux, sur des tas de choses. Mais c’est comme si la gestion de la pandémie ne nous regardait pas.

Par ailleurs, aujourd’hui, l’Assemblée n’est pas représentative du peuple français. On ne croise personne d’origine ouvrière à l’Assemblée, alors que les ouvriers représentent 20% de la population. Cela montre le fossé qui existe entre les Français et leurs représentants théoriques. Malgré tout, je maintiens qu’elle aurait un rôle à jouer.

Je regarde avec sympathie l’expérience de la Convention citoyenne sur le climat, avec néanmoins ses limites. Ainsi, penser qu’en seulement quelques week-ends on va traiter de comment on consomme, comment on produit, comment on se loge, comment on se transporte, cela me parait fort bref. Mais je regarde cela avec sympathie, et à l’automne j’ai réclamé une « Convention citoyenne sur le Coronavirus », une espèce d’amphithéâtre permanent, qui ferait se mêler les soignants, les enseignants, les étudiants, les commerçants, les scientifiques… Qu’il y ait un vaste débat, chacun travaillant sur ses thématiques, avec son regard. Qu’on puisse examiner les initiatives locales, l’analyse des eaux usées, les extracteurs d’air, etc. Ou que faire pour l’université, pour le sport, pour le cinéma. Je serais favorable à ce qu’il y ait une caméra en permanence sur cette assemblée, et que cela participe à faire émerger des idées, même si c’est un peu brouillon. Et que cela stimule le débat intellectuel.

« Nous devrions être à l’ère polyphonique, mais non, nous sommes dans le temps du monologue présidentiel. »

Avec, également, un regard géopolitique : quel problème, quand même, le non-accès des pays du Sud aux vaccins. La France doit réclamer la levée des brevets devant l’Organisation mondiale du commerce, parce qu’il n’est pas normal que les pays pauvres ne puissent pas vacciner aujourd’hui et que les pays riches s’attribuent la totalité des vaccins…

Ce qui me navre, c’est que la France est un pays intelligent. La France est un pays éduqué, avec des compétences dans à peu près dans tous les domaines. Par exemple, comment fait-on pour régénérer l’air dans une pièce ? C’est un débat technique, qui doit devenir un débat politique. Est-ce dans le cerveau du seul génial Emmanuel Macron qu’il doit y avoir la totalité de ces idées-là qui germent ? Ce qui me déçoit le plus, c’est que depuis un an la France se prive de son intelligence en ne fonctionnant qu’avec un seul homme…

Ainsi j’imaginerais une espèce de Loft Story sur le Coronavirus, quasiment 24 heures sur 24. Les décisions n’y seraient peut-être pas prises, mais ça serait un lieu de débats, d’animations et de stimulations. Dans la lignée de cette période que je mythifie, celle de la Révolution française. On avait alors à la fois une Assemblée principale, mais également d’autres assemblées partout, comme le club des Cordeliers, le club des Jacobins, des tas de clubs dans tous les quartiers de Paris et dans toutes les tavernes du pays. Par ailleurs il y avait une Assemblée nationale qui n’était pas close, arrivaient à la tribune des citoyens du dehors, apportant une nouvelle qu’ils tenaient à lire. Des députés étaient scandalisés par ces manières de faire, mais les gens leur répliquaient : « Ce problème-là, vous devez le résoudre parce que le pain, nous on en manque ! » Cela participait à la stimulation.

Rien à voir avec l’Assemblée d’aujourd’hui :  elle est organisée pour empêcher le peuple d’y pénétrer. Jamais un non-parlementaire ne peut s’y exprimer à la tribune. Pas un oh ou un ah qui ne soit toléré dans les tribunes. Et le nombre de vigiles, de portiques, ou de CRS interdit toute entrée populaire à l’Assemblée nationale. Par temps de Covid, c’est d’autant plus renforcé  : nous ne pouvons même pas rencontrer les gens dans notre bureau, ni dans les bistrots alentour… C’est un réflexe de fermeture de la part des décideurs, alors que les grands patrons peuvent être auditionnés sans trop de difficultés dans les commissions.

Mikhaïl Bakhtine, un linguiste russe du début du XXème siècle, a beaucoup travaillé sur le dialogisme et la polyphonie. Il montre comment, dans les romans, ce n’est pas un point de vue qui s’impose à tous, mais ce sont des voix diverses, de la polyphonie. Ce que nous dit Bakhtine, et à sa suite Milan Kundera, c’est que le roman est le genre de la démocratie, de la pluralité des « Je », tandis que le discours peut être davantage le lieu de la vérité autocratique, du « nous » de majesté. Nous devrions être à l’ère polyphonique, mais non, nous sommes dans le temps du monologue présidentiel. Là encore la messe n’est pas dite, pour moi la bataille est en cours. Et de quel côté va-t-on basculer ? On assiste à une montée de tentation autoritaire dans le pays, mais aussi à un fort désir démocratique, qui coexistent, et parfois chez les mêmes personnes !

LVSL Pour revenir à votre livre, vous pointez une ironie assez cruelle : les partisans du progrès humain, du progrès social, se voient aujourd’hui taxés de conservatisme, étant réduits à tenter de défendre des acquis. Est-ce que sortir de cette posture défensive implique de passer par un retour à un sujet commun, voire même un mythe mobilisateur, tel que le peuple, la classe, la Nation, selon son positionnement politique ?

F.R. – Je crois au « nous » contre « eux ». C’est leur progrès et le nôtre. Je crois à l’opposition, et à la construction d’un « nous » – qui suppose donc qu’il y ait une adversité. Le « eux », chez moi, ce sont les dirigeants politiques et économiques actuels dont le mantra, depuis trente ans, est concurrence, croissance, mondialisation. Et « nous », nous devons poser à la place de la concurrence, l’entraide, à la place de la croissance, le partage, à la place de la mondialisation, la relocalisation…

LVSL Dans le monde que vous décrivez, la foi irrationnelle dans la technique provoque une fuite en avant vers l’abîme. On constate alors que beaucoup de personnes tentent de réenchanter le monde à leur façon : on assiste aujourd’hui à un retour du fait religieux, des parasciences, des théories du complot. Comment envisagez-vous ces thèmes à la mode dans l’imaginaire collectif ?

F.R. – C’est presque pour cette raison que j’ai écrit ce livre, ainsi que Il est où, le bonheur. C’est la réponse à un vide métaphysique, à un vide politique. Quand on nous propose comme progrès la 5G, quand les médias nous disent « Il arrive ! » et que « Il » n’est plus le messie, mais le nouvel i-Phone, c’est que nous sommes dans un vide. Et ce sentiment de vacuité, de non-sens, je pense que c’est largement partagé. Ce vide demande à être habité, de manières diverses et parfois perverses. Quand Jean Birnbaum avait publié Un silence religieux, il y montrait que la gauche ayant renoncé à une espérance, à une transcendance, la religion l’avait parfois remplacée. Il voyait dans les partisans du djihad des gens qui étaient en crise métaphysique, et qui venaient combler ça. Il interpellait la gauche et lui demandait : « Quel au-delà proposez-vous ? » Je tente d’y répondre : il faut aux hommes et aux femmes un autre idéal, une autre espérance que le dernier i-Phone…

LVSL Avec les Gilets jaunes, l’Histoire a fait un bond, le peuple s’est réveillé… C’en est fini de la « fin de l’Histoire » qu’on nous annonçait depuis les années 90 ! Mais bien sûr le mouvement des Gilets jaunes est retombé, c’est aussi le jeu des mouvements. On peut imaginer qu’il ne se répétera pas sous cette forme-là. Chaque mouvement a ses spécificités, et sans être dans la prédiction, comment envisagez-vous les mouvements contestataires d’aujourd’hui ?

F.R. – La première chose à dire, c’est que l’Histoire s’est remise en marche, mais dans la durée. Les années 90, c’était la « fin de l’histoire ». Le Traité constitutionnel européen de 2005 prétendait « graver dans le marbre le libéralisme », mais les Français viennent dire non, ils ont refusé que l’Histoire se fige. Depuis, elle s’est remise en marche, pour le meilleur et pour le pire. Parce que l’Histoire est aussi une tragédie. Donc le Brexit, Bolsonaro, le Mouvement 5 Étoiles, mais je dirais même Macron, sont l’expression d’une Histoire qui s’est remise à trembler, et où le libéralisme ne va plus de soi non plus. Ainsi je pense que nous vivons un temps de bascule. Macron, qui constituait un surgissement inattendu, tente de maintenir ça sur le fil du libéralisme. Je ne suis pas certain que cela tienne, tout va basculer, d’un côté ou de l’autre. En tout cas, nous sommes sortis de ce temps figé.

LVSL Une dernière question : en parallèle de votre mandat de député, vous publiez de nombreux livres et vous réalisez des documentaires. Dans cette période, comment envisagez-vous votre rôle ?

F.R. – Il est toujours le même, j’ai toujours considéré qu’il fallait être dedans et dehors. Je suis partisan des urnes et de la rue, et de fait il n’y aura rien de grand qui se passera dans notre camp sans la jonction des deux. Il y a un risque en étant au pouvoir – ou presque au pouvoir, parce qu’il y en a si peu à l’Assemblée nationale que c’en est risible ! Néanmoins, en se retrouvant là-dedans, le risque c’est de se détacher des gens, pour des questions d’agenda, d’organisation, et puis aussi parce que l’Assemblée est organisée pour vous couper. Si vous n’êtes pas présent sur les bancs, vous êtes pointés du doigt, alors que finalement si je suis avec les salariés, je suis peut-être plus utile pour ramener leur parole à l’intérieur, dans des lieux où on n’a pas l’habitude de les entendre. Par exemple, j’étais très fier de faire un discours sur les assistantes maternelles, sur leurs galères, très fier qu’elles se reconnaissent dans mes propos. C’est peut-être la première fois qu’à la tribune de l’Assemblée, dans ce lieu qui reste prestigieux malgré son vide de pouvoir, que des assistantes maternelles se sentent représentées.

Donc je remplis ma fonction de « représentant » dans la pluralité de son sens. Quand je fais un film sur les auxiliaires de vie, elles sont représentées à l’écran, presque picturalement, et quand je porte leur voix à l’Assemblée nationale, je les représente aussi. Je vois une certaine continuité. Cependant, ce désir-là étant bien entravé par la Covid et les mesures sanitaires, comment être dehors, comment être avec les gens dans un temps où se rencontrer est presque devenu interdit ? Il va donc falloir que nous sortions le plus vite possible. Et s’ils ne nous en sortent pas, il faudra que nous en sortions sans « eux ».

Sinon, je fais aussi des livres parce que c’est la question du sens qui est posée, du sens de la société, mais aussi du sens qu’on donne à sa propre existence. Et quand on se trouve à jongler entre les dossiers, la réforme de la Pac, le projet de loi climat, le RSA pour les jeunes, etc. il faut parfois se poser, se demander : qu’est-ce que j’ai à apporter ? Cela permet de redonner un sens au travail qu’on accomplit.

François Ruffin : « 2022 ne sera pas la fin de l’Histoire »

François Ruffin.

François Ruffin vient de publier Leur folie, nos vies : la bataille de l’après, aux éditions Les Liens qui Libèrent. Véritable traversée du confinement, cet ouvrage comporte de nombreux témoignages et réflexions sur notre modèle de civilisation. Nous avons rencontré François Ruffin et voulu l’interroger sur les conclusions qu’il en tirait à l’heure où la France se déconfine. Entretien réalisé par Lenny Benbara, retranscrit par Danielle Meyniel et Clara Dadole.


LVSL – Votre livre porte un regard plutôt positif sur le confinement, comme moment de réinvention, d’ouverture des possibles et de transformation du débat public en faveur des liens, du protectionnisme, du retour de l’État, etc. A posteriori, êtes-vous toujours aussi positif sur les conséquences de ce confinement ?

François Ruffin Au moment où tout s’est arrêté et que l’on nous a dit « restez chez vous », j’ai ressenti comme un soulagement. On sortait de la bataille sur les retraites à l’Assemblée nationale. En définitive, quand on te dit « tu es obligé de rester chez toi et tu cesses de serrer des mains toute la journée », c’est un soulagement. Dans mon précédent livre, j’en appelais au hamster qui doit sortir de sa roue : c’est comme si à ce moment-là on nous avait dit « sortez de votre roue ». On peut avoir un sentiment intime de burn-out provoqué par la consomption de la consommation, la consomption de la planète et la consomption des individus. Donc quand on nous a dit « tu arrêtes », je crois que beaucoup de personnes ont pu le ressentir comme une libération. 

D’un autre côté, une mesure policière qui limite ta zone de mouvement « à moins d’un kilomètre de chez toi » est une terrible restriction de liberté. Quand les jardiniers ne peuvent pas aller aux hortillonnages pour planter leurs radis, c’est la vie végétale qui s’arrête aussi. Quand les gens ne peuvent pas accompagner leurs parents en fin de vie, ni aller les voir dans les EHPADs, quand mes enfants ne peuvent plus voir leurs grands-parents, je ne peux pas laisser dire que je porte sur tout ça un regard positif. Il y avait le soulagement du hamster qui sort de sa cage et, simultanément, l’arrêt de tout ce qu’il y a de beau dans la vie sociale, dans les relations personnelles et familiales. 

Puis, au fil de l’écriture, on sent le désarroi qui monte. C’est à dire qu’au début du confinement, les propos du gouvernement sont bousculés, ceux du Président aussi. C’est le moment où on nous dit « il y aura un avant et un après », et cela devient « nous ne vivrons plus comme avant ». Ces discours impliquent une rupture dans les décisions du gouvernement. L’heure est à la démondialisation, aux métiers humiliés qui deviennent des métiers valorisés, etc. Au fur et à mesure de la crise, on a pu voir comment ce potentiel a été évacué, comment ils ont réussi à se remettre sur leurs pattes et à nous faire dire que le monde d’après sera pire que celui d’avant. Je crois donc que le désarroi devient palpable au fil des chapitres. 

Positif ou négatif, pour moi ce sont les hommes qui fabriquent l’Histoire. Une crise en elle-même est négative car ce sont des milliers de personnes qui meurent précocement, ce qui est déjà tragique en soi. La question est : que fait-on de cette crise-là ? La crise de 1929 est une crise tragique provoquant du chômage, mais créant le New Deal aux États-Unis, elle donne naissance au Front Populaire en France, et aboutit au nazisme en Allemagne… Je crois donc qu’il faut se poser la question de l’issue de la crise, qu’elle soit bonne ou mauvaise, sans préjugés, même si je suis plutôt pessimiste de nature. Pour ma part, je cherche à faire pencher la balance vers le positif, en indiquant une issue souhaitable. 

Dans le livre, je partage mon sentiment d’inquiétude que provoque la crise écologique et la crise climatique en cours. On sait que nous sommes en train de foncer droit dans le mur avec le triptyque « croissance, concurrence et mondialisation », et qu’ils ont le pied appuyé sur l’accélérateur. Nous devrions leur prendre le volant des mains pour changer de direction. Là, il y avait une possibilité pour que, du fait qu’on soit à l’arrêt, on en profite pour changer de direction. Mais vous le voyez, j’en parle au passé, ce qui est un peu triste.

LVSL – La question portait en particulier sur le protectionnisme, le retour de l’État… tous ces mots qui sont revenus pendant le confinement et qui semblent déjà repartis. Depuis le début du déconfinement, on a l’impression d’un retour au statu quo

F.R. Au sein d’une crise, il ne faut pas se faire d’illusion. Quand le capitalisme est en danger : il n’a aucun scrupule à recourir à l’État pour se sauver. À ce moment-là, l’État est le bienvenu avec toute sa puissance financière et policière pour sauver le capitalisme. On l’a vu en 2008, je ne sais pas quel était votre degré de conscience politique en 2008… Mais moi, je l’ai vécu pleinement. J’ai vécu les promesses de Nicolas Sarkozy sans y croire, mais ce n’est pas le souci. J’ai vécu pleinement l’impuissance de la gauche associative, syndicale, partisane à s’emparer de cette crise pour en faire quelque chose. Les leçons de la crise de 2008, je les ai déjà tirées et donc je ne me fais pas d’illusion sur cette crise-là. Même si c’est une crise d’une autre nature, je ne crois pas à une issue positive, ce n’est pas vrai. La pente nous conduit naturellement vers le pire. Si on laisse les dirigeants diriger, ils nous mèneront dans un précipice.

LVSL – Vous abordez en long et en large une de vos thématiques principales : les liens. Vous évoquez en particulier le cas des femmes de ménage des hôpitaux dont l’emploi a été externalisé. L’individualisation du rapport de travail a affaibli la conscience collective, de telle sorte que tous ces personnels sont devenus invisibles. Quelle réponse peut-on apporter à ces situations, sans se noyer dans l’incantation ? Comment créer de la conscience collective quand tout a été fait pour la rendre impossible ?

F.R. Je pense que j’y parviens un peu, c’est la fonction de représentation. Les gens qui n’apparaissent plus comme étant dans le champ politique, les faire réapparaître sous forme de représentation, je pense que ça a une fonction. Prenez par exemple les figures de Merci Patron !, Jocelyne et Serge Klur, ouvriers du sous-traitant ECCE : faire réapparaitre le monde ouvrier victorieux à l’intérieur d’un film, ça contribue à nourrir la représentation. C’est un pas, ce n’est pas suffisant. De la même manière, faire apparaître à la tribune de l’Assemblée nationale le métier de femme de ménage, qui est le plus invisible, ou avoir une proposition de loi qui porte spécifiquement sur les femmes de ménage, je pense que ça contribue à la crédibilité et à rendre possible – ce n’est pas suffisant en soi – le fait que ça redevienne un objet politique. 

Moi, je rentre dans une histoire, celle de Géraldine qui travaille à l’hôpital d’Amiens qui m’appelle et me demande s’ils vont toucher la prime Covid. Je lui réponds que je n’en sais rien, et finalement elle ne l’a toujours pas. Mais surtout, on lui fait raconter sa vie, celle d’une personne qui prend le bus le matin à cinq heures pour aller sur un premier chantier, qui commence à six heures et qui termine à vingt et une heures avec un deuxième chantier, et avec 800 euros à la fin du mois. Le résultat, c’est que le fait de porter une proposition de loi qui parle de cette situation donne un poids supplémentaire à sa cause. Elle se syndique, à la CGT surtout, elle se pose la question de la grève… Je ne dis pas que François Ruffin tout seul peut tout. Ce n’est absolument pas ce que je dis. Mais je pense que le fait de parler de ces professions-là, de les mettre en avant, de rendre compte de leurs conditions d’existence, d’ouvrir des perspectives de transformation, permet de s’en saisir et de peser avec énergie sur les choix de société.

LVSL – Vous semblez revenir à vos accents les plus antisystèmes : notre modèle serait à bout de souffle et proche de foncer dans le mur, en particulier sur la question écologique. Quel est le débouché civilisationnel à la crise en cours ? On vous sent tergiverser entre une option plus révolutionnaire et une forme de réformisme radical

F.R. – En fait, j’ai toujours eu les deux. Ce qui est bizarre c’est que vous pensiez que je reviens vers des accents antisystèmes. De fait je ne les ai jamais quittés ! Non, moi je suis un réformiste révolutionnaire, comme disait Jean Jaurès qui se définissait comme tel. Ca veut dire qu’il faut allier les capacités à avoir un horizon et à se dire quels seront les premiers pas à l’intérieur du système existant. Si jamais tu ne montres pas à Géraldine que tu es capable de proposer des mesures concrètes maintenant, pour améliorer son sort et que tu dis juste être sorti du capitalisme, je pense que tu ne vas pas emmener Géraldine ni les autres avec toi. Donc le réformisme ce sont les premiers pas qui permettent d’entraîner. Ensuite l’horizon c’est la sortie du triptyque avec lequel il faut rompre : croissance, concurrence, mondialisation. Il faut remplacer la croissance par de la répartition. Aujourd’hui le gâteau est assez gros et il n’est pas question de le faire grossir dans des pays comme le nôtre, mais de le répartir. Il faut remplacer la concurrence par de la solidarité, de la coopération, de l’entraide, et la mondialisation par de la relocalisation. Il faut donc en passer par des mesures d’ordre protectionniste.

LVSL – Votre positionnement sur la croissance pose question à l’heure où de nombreux petits commerces et PME sont en train de faire faillite en raison de l’effondrement du PIB. Est-ce que vous n’avez pas peur que cette critique quasi-décroissante du modèle productif actuel soit perçue comme une sorte de négation du quotidien de tous ces catégories « petites bourgeoises » ?

F.R. Pas seulement la petite bourgeoisie. Les ouvriers de chez Renault aussi peuvent se dire que c’est par la croissance qu’il va y avoir la relance de la production de  l’automobile et c’est comme ça qu’ils vont s’en sortir. C’est dans ces moments de crise-là que nous devons faire sauter le truc, si nous ne le faisons pas à ce moment-là ce ne sera jamais fait. 

Lors de la dernière crise dont on parlait tout à l’heure, après 2008, j’ai rédigé un petit bouquin d’entretiens avec Jean Gadrey qui est un économiste hétérodoxe acroissant. C’est à dire que ce n’est plus le PIB qui doit guider notre existence. Pendant la crise de 2008, les économistes keynésiens lui rétorquaient que ce n’était pas le moment, qu’on on verrait après la crise, que pour l’instant il fallait relancer… Mais bien entendu, lorsque la machine est relancée et se porte bien, personne ne se dit que c’est le moment de tout remettre en cause. Ce n’est donc jamais le moment. Je crois au contraire que cela fait quarante ans que la solution par la croissance ne fonctionne pas. Depuis les années 1970, il y a un décrochage entre la croissance et le niveau de bien-être. On peut dire que depuis le XIXème siècle, le plus égalait à du mieux, l’économie dirigeait par ses lois implacables : « on va produire plus et cela fera mieux vivre les gens ». Or, à partir des années 1970, cette vérité s’effondre dans nos économies développées. Le niveau de bien-être ne s’élève plus avec le taux de croissance. C’est une situation qui a été étudiée notamment par Richard Wilkinson. Ainsi à partir, environ, de vingt mille dollars par personne, ce que vous consommez en plus ne vous apporte plus un supplément de bonheur. 

Avant l’élévation du PIB, la croissance devait répondre à un certain nombre de besoins essentiels comme se loger, se nourrir, se vêtir… Une fois que vous avez un frigo, si vous en achetez un deuxième pensez-vous que cela va élever votre niveau de bonheur ? Bien sûr que non. Est-ce que vous croyez que la 5G va vous rendre heureux ?  Parce que c’est cela l’horizon que la politique veut nous proposer ! Je ne sais pas si techniquement il faut le faire. Je ne discute pas de ça, cependant je vois bien que la finalité qui nous est proposée n’est pas que la 5G soit un outil technique, mais que l’horizon politique est un horizon technologique. C’est pourquoi le moment est venu de sortir de ce raisonnement, de trouver des solutions acroissantes pour les travailleurs de l’automobile. Depuis que je suis né, le taux de croissance est d’environ 2% en moyenne, mais ça n’a pas rien produit. Depuis quarante ans, y compris quand j’étais encore dans le ventre de ma mère, j’entends parler de crise et de croissance. Aujourd’hui, la crise est très prononcée. Mais même quand tout va bien on te dit que c’est la crise… Donc 2% de croissance ce n’est pas assez. Combien faut-il : 3%, 4% ? Cela veut dire que la solution à la crise sociale, qui est bien réelle et installée et qui va provoquer des millions de chômeurs, ne peut pas être une relance par la consommation, la croissance et ainsi de suite, ça ne peut pas être ça… C’est un autre effet de ruissellement, il y a l’effet de ruissellement où on te dit qu’à partir du moment où on va enlever l’impôt de solidarité sur la fortune ça va ruisseler sur les gens en-dessous. Mais la croissance c’est une autre espérance de ruissellement. Dire que parce qu’il y a une croissance cela va bénéficier aux femmes de ménage de l’Assemblée nationale, ce n’est pas vrai. 

LVSL Comme on ne détruit que ce qu’on remplace, quelle autre forme de relance proposez-vous dans ce contexte ? L’opposition au plan de relance peut apparaître dans le champ médiatique et politique, comme une proposition d’abandon pure et simple de toutes ces personnes qui sont en difficulté. Quel est votre modèle de plan de relance ?

F.R. On relance, on repart, on rebondit, ces mots reviennent à dire que la direction c’est la même qu’avant. Mon précédent livre – Il est où, le bonheur – était un bouquin sur la crise de sens, presque individuel, ressenti comme « Où je vais ? Qu’est-ce que je fais dans la vie ? ». C’est un peu comme le hamster dans la roue : comment on sort de cette roue ? Ce livre-là est un livre sur la crise de direction, sur l’incapacité du politique à donner un horizon, c’est-à-dire à diriger l’économie et à lui dire à quoi elle doit servir. On a ainsi une économie qui se dérégule elle-même et se fixe des objectifs qui ne sont pas ceux que la société devrait se donner. Nous avons des dirigeants qui sont incapables de produire des masques, des surblouses, des médicaments, qui sont quand même des éléments de base, parce qu’ils sont incapables de diriger les énergies, le capital, le savoir-faire et la main d’oeuvre vers ces biens de production essentiels. Alors comment peut-on espérer que ces gens-là parviennent à opérer un changement de direction sur le plan écologique, et donc à faire basculer nos économies mais aussi nos sociétés vers une autre agriculture, une autre industrie, une autre énergie et d’autres transports ? C’est la clef de mon raisonnement. Nous devons opérer un mouvement considérable qui ne peut avoir lieu par la main invisible du marché qui viendrait naturellement nous fournir en masques et en blouses ou aider à une conversion de l’agriculture. Cela n’a pas marché et cela ne marchera pas. 

Il ne faut pas un plan de relance, mais un plan de conversion. Il faut penser en termes de « ciblage ». Qu’est-ce que nous voulons demain ? Si nous voulons une agriculture relocalisée, il y aura des centaines de milliers d’emplois à créer, mais ça ne va pas se faire tout seul. Ça ne pourra se faire que parce que nous allons canaliser l’énergie et les capitaux dans cette direction. Cela signifie sans doute des centaines de milliers d’emplois subventionnés parce que le marché ne paiera pas. 

Le deuxième projet que je subventionnerais massivement c’est le plan de transformation des bâtiments : la rénovation thermique. Six millions de passoires thermiques, pourquoi les a-t-on encore ? Parce que des dirigeants pensent que la main invisible du marché va le faire d’elle-même. Aujourd’hui, le problème est qu’il n’y a pas de ciblage parce qu’il n’y a pas de stratégie. Il n’y a pas d’État stratège, juste un État qui colmate ! On a besoin d’un État stratège qui nous dise : ces dernières décennies on a misé sur l’aéronautique, le nucléaire et le militaire ; demain, voilà sur quoi je mise ! Je mise sur les métiers du lien. Cela signifie que je propose toute une série d’emplois populaires dans le bâtiment mais qualifiés, dans l’agriculture mais qualifiés, les auxiliaires de vie sociale et autres mais qualifiés, qui peuvent permettre d’obtenir un statut, un revenu, un socle à des centaines de milliers de personnes dans la peine aujourd’hui.

LVSL – Le débouché à la crise en cours passe aussi par des moments électoraux. Pendant ce confinement, on a vu les positions se tendre à gauche. D’une part, et dans la foulée des municipales, le centre-gauche, en alliance avec les écologistes, semble avoir repris du poil de la bête. De l’autre, la France insoumise s’est remise en ordre de bataille. L’union de la gauche que vous avez toujours défendue n’a-t-elle pas d’autre issue qu’un débouché social-démocrate soft ? Le youtubeur Usul parle de retour de la gauche bourgeoise, craignez-vous ce retour ?

F.R. – En tout cas, il faut une gauche de rupture. Demain on ne changera pas la société en allant faire des câlins et des bisous aux PDG des multinationales en pensant que le temps est venu et qu’il y aurait juste à cueillir les fruits qui seraient mûrs. Ce n’est pas vrai. Pour nous, la transformation sociale et la transformation écologique, c’est un combat. Cela a toujours été un combat. Si jamais on veut vraiment changer les choses, les forces de l’argent seront devant nous, elles seront immenses pour nous empêcher d’agir. Il faut en être conscients, et si on prétend le contraire on arrive désarmé, en ne voulant pas changer les choses. Il faut poser le principe qu’il y aura de la conflictualité. Maintenant, quand bien même il y aurait une élection qui serait formidablement positive, elle ne peut advenir que s’il y a des forces sociales qui ont poussé avant.

Aujourd’hui, on peut dépasser un certain nombre de clivages seulement s’il y a des forces sociales qui disent aux dirigeants politiques : « arrêtez vos conneries ». On pourra avoir un programme de rupture qui s’ancre dans la société, viable demain si on est au pouvoir, uniquement s’il y a des forces sociales qui l’ont porté très fortement. Il n’y a pas de Front populaire s’il n’y a pas d’union des syndicats en amont, dès 1934. Si les ouvriers ne sortent pas pour occuper leurs usines au printemps 1936, il n’y a rien. Tout est comme ça. La Révolution française n’aurait pas existé s’il n’y avait eu que des avocats envoyés à l’Assemblée nationale. C’est l’ancrage social, c’est le fait que ça déborde qui a permis ces événements. Je suis absolument convaincu que, certes il faut les urnes, mais s’il n’y a pas la rue il n’y a rien, on est hémiplégique et on ne fait rien. 

LVSL La rue peut apparaître comme un deus ex machina dans ce contexte… Prenons l’élection présidentielle de 2022. Imaginons qu’elle a eu lieu, Jean-Luc Mélenchon rate à nouveau le second tour de peu, et le centre-gauche est cette fois-ci beaucoup plus haut, autour de 15-18%. Derrière il y a les législatives, Jean-Luc Mélenchon se retire de la vie politique et la famille insoumise au sens large disparaît des radars de l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, c’est un scénario qui ne peut pas être exclu. Ne le craignez-vous pas ? 

F.R. J’ai un bouquin d’Asimov là, mais vous devriez écrire de la science-fiction vous aussi [rires].  Il y a beaucoup de « si » qui tiennent d’autant moins dans les temps présents. Je trouve bizarre de poser cette question de cette manière-là.

LVSL – Tout le monde fait des hypothèses. Si 2017 a pu ressembler à une forme de dynamitage du système, est-ce que 2022 ne serait pas une forme de Restauration, quasiment au sens de la Sainte-Alliance, d’une social-démocratie écologisée soft ? Ce scénario semble crédible aujourd’hui. 

F.R. Il y a la vie électorale, mais il y a aussi la réalité et les faits. Vous voyez comme ça secoue dehors ? On n’est plus dans les paisibles années 1990-2000, avec le libéralisme gravé dans le marbre, une assurance-vie contre le socialisme avec l’Europe. C’est fini. Ça a pété en Grande-Bretagne avec le Brexit, ça pète aux États-Unis avec Trump, ça pète en Italie avec le Mouvement 5 étoiles et Salvini…

L’histoire s’est remise en branle, pour le meilleur et pour le pire. Imaginer ce qu’il va se passer après 2022 signifie deux choses. D’une part, j’émets un certain scepticisme sur les calculs avec des années d’avance. Déjà auparavant ils ne marchaient pas très bien. Jospin aurait été élu en 2002, Balladur aurait été élu en 1995, et on n’aurait pas eu Macron non plus en 2017. D’autre part, les réponses de raccommodage du système ne tiendront pas face aux faits. Il y aura soit une victoire totale des forces de l’argent et un écrasement, soit il y aura des réponses qui seront des réponses de rupture. Je crois que l’entre-deux, face à la crise écologique notamment, ne pourra pas être une réponse. Quand bien même il y aurait temporairement un raccommodage sur le plan électoral, cela se verra. Nous allons vivre le temps des tragédies, et dans ces temps-là ce n’est pas par le centre que ça répond. Ce n’est pas que je le souhaite. Si un mouvement révolutionnaire advient j’en serai. Mais cela veut dire qu’il restera un camp pour incarner les ruptures dont j’ai parlé : avec la croissance, la concurrence, la mondialisation, etc.

LVSL Ces calculs sont ceux des dirigeants politiques…

F.R. – Ils sont dans leur bulle. Une fois, je suis rentré dans le bureau du député Maxime Gremetz, pour qui j’avais de la sympathie, qui était une sorte d’assistant social de secteur, présent au pied des usines. La première fois que je suis arrivé à sa permanence, moi qui n’étais pas politique, un de ses collaborateurs était en train de calculer des pourcentages pour une cantonale deux ans à l’avance, sur un petit bout de papier avec des statistiques. Je me suis demandé « mais c’est quoi ce truc ? ». On ne peut pas concevoir la vie politique de cette manière-là. Je suis plutôt partisan du mouvement et de la guerre de mouvement, et on vit ce temps où l’on sent qu’on est comme sur un volcan. On peut sentir un désir de la société d’aspirer à autre chose. Je doute que les raccommodages tiennent longtemps.

LVSLVotre hypothèse est que 2022 sera une guerre de mouvement ? 

F.R. Je ne dis rien sur 2022. On ne sait pas ce qu’il en sera dans un an. Vous imaginez à quelle vitesse l’Histoire accélère, ne serait-ce qu’au niveau national ?  Entre la crise des gilets jaunes, le mouvement sur les retraites, le coronavirus, qu’est-ce qu’on peut encore avoir d’ici un an qui bousculera tout dans tous les sens ? Dire ce qu’il en sera dans un an je ne sais pas, mais 2022 ne sera pas la fin de l’histoire, de toute façon.

 

LVSL – On assiste à l’émergence d’options politiques attrape-tout en France, dans la continuité du mouvement des gilets jaunes. Jean-Marie Bigard sur les réseaux sociaux, Rémi Gaillard à Montpellier, ces formes politiques-là rencontrent un écho dans le pays. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle vague dégagiste ? Pensez-vous que 2022 peut être un moment de ce type ?

F.R. – Est-ce que je n’en suis pas ? J’ai émergé avec Merci patron ! Je connais moins Rémi Gaillard, mais je pense être plus construit politiquement que Jean-Marie Bigard, sans me lancer trop de fleurs [rires]. Mais même Macron est l’incarnation de ça. Il en est à la fois l’incarnation et le paratonnerre puisque c’est finalement l’homme de l’ENA, l’homme de l’élite. Mais bizarrement, il y a dans le vote Macron aussi un coté dégagiste. 

Ce n’est pas propre à la France. Quand on regarde ce qu’il s’est passé en Italie avec le Mouvement 5 étoiles, on a l’impression qu’on est un peu dans la suite de ça. Je lisais un papier dans le Figaro qui disait que cela peut se cristalliser autour de figures, mais au moment des élections il faut qu’il y ait un corpus programmatique. Sans corpus programmatique ça flanche complètement. Ceci dit, Coluche en 1981 était déjà une incarnation de ce dégagisme hors-système avec une figure originale.

LVSL – Coluche était quand même marqué à gauche. Là on a des figures qui sont vraiment inclassables. C’est un peu le négatif d’Emmanuel Macron, et LREM a ouvert la voie à ça. Une question légitime se pose : après le temps macronien,  n’y a-t-il pas un temps « nous sommes n’importe qui » ou Jean-Marie Bigard ? Le fait que cela rencontre un écho aussi fort pose des questions, en particulier aux forces de gauche dont vous êtes issu. Est-ce que la politique hors-système qui suit ne va pas se diriger vers ce type de figures ?

F.R. – En soi, ça ne me dérange pas. Le mouvement des gilets jaunes en a été une expression plus forte que Jean-Marie Bigard. C’est la cristallisation d’un mouvement sans corpus programmatique, sans socle idéologique au départ. Au fond, ça s’est construit dans la continuité de ce qu’il s’était passé le 29 mai 2005, c’est-à-dire les « Non » qui se retrouvent, dans leurs ambiguïtés aussi. Peut-être qu’on peut faire le lien 29 mai 2005-gilets jaunes-Jean-Marie Bigard. J’ai été assez vite à l’aise là-dedans : ça ne me met pas a priori mal à l’aise, mais ça veut dire qu’il y a une aspiration profonde à autre chose. 

 

LVSL – Cela fait désormais trois ans que vous avez été élu. Quel bilan faites-vous de votre action en tant que député ? Vous avez voulu être « député reporter », mais vous vous êtes aussi institutionnalisé dans l’espace politique. Les médias n’ont d’ailleurs pas manqué de vous mettre en concurrence avec Jean-Luc Mélenchon, comme si vous étiez devenu son Rocard. Qu’est-ce que vous avez bien fait et mal fait ? Comment échapper au poids des institutions autrement que par le confinement, qui est le moment où tout est sur pause ?

F.R. – Je pense que j’ai rempli mon contrat et beaucoup mieux que je n’espérais le faire moi-même. J’avais dit aux gens de ma circonscription : « je me tiendrai droit pour vous ». Il me semble que je n’ai pas plié, avec des moments phares qui sont les moments les plus visibles, mon coup de colère sur les femmes de ménage en Commission des affaires économiques mis à part. 

J’accorde une grande importance à la représentation. Quand j’étais jeune, j’avais le sentiment de ne pas être représenté, que ma voix n’était pas portée, et je le vivais comme une souffrance. Quand j’allume ma radio, quand j’écoute la politique, j’ai l’impression qu’il n’y a personne pour dire ce que j’ai envie de dire. Les quelques moments où j’ai eu ça, ça m’a fait un bien fou. Quand je croise les gens, ce qu’ils me disent c’est « Vous me faites du bien, vous nous faites respirer, c’est un bol d’air pur, etc. ». Cette fonction-là je l’ai remplie et je vais m’efforcer de la remplir au mieux en continuant d’essayer de rendre visible la France des invisibles.

Ensuite l’autre question c’est : « Si je n’avais pas fait ça, qu’est-ce que j’aurais fait ? ». Or mon alternative c’est reporter pour le journal Fakir, ce qui ne donne pas forcément aux classes populaires une visibilité maximale. Il faut regarder ce qu’on aurait fait si on n’avait pas été là. Je m’en doutais, mais je perçois bien à quel point l’institution est une chose enfermante. Si tu veux bien faire ton travail, d’un rapport au suivant, d’une question au gouvernement à l’autre, tu ne peux pas. Et donc la question c’est comment tu continues à ouvrir des brèches dans l’institution, à la fois pour faire rentrer de l’air à l’intérieur et aussi toi pour en chercher. C’est un combat, parce que si tu n’es pas à faire ton boulot à l’Assemblée on va te le reprocher. Je perçois ce risque d’institutionnalisation, à la fois dans le champ électoral et d’être enfermé là-dedans. Ce qu’il faut que j’arrive à construire, c’est des échappées du type de ce qu’on a fait avec Gilles sur des temps où à la fois on vient sentir l’énergie du volcan et où on aide à la faire sortir. Au moment du confinement je comptais refaire des tournées. Être bloqué et ne pas pouvoir aller rencontrer des gens après mon livre c’est problématique, parce que tu ne sens plus l’énergie qu’il peut y avoir en bas. L’enfermement je le sens bien : il va falloir le casser.

Construire une écologie populaire

Rendez-vous le 23 novembre pour une grande journée consacrée au thème de la construction d’une écologie populaire.

LVSL, en partenariat avec La Fabrique écologique, l’Institut de la Transition Environnementale de la Sorbonne et Alternatiba, organise le samedi 23 novembre une journée de conférences et de débats sur le thème de la « construction d’une écologie populaire », dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne. Alors que l’urgence climatique est devenue un élément central de la recomposition politique, dans quelle direction devons-nous aller pour faire aboutir un projet de transition radicale ?

Afin de dégager des pistes concrètes, sans tomber dans les travers d’un simple « débat d’idées », nous avons convié des grandes figures de l’écologie française : des universitaires, des activistes et des responsables politiques. Découvrez le programme et prenez vos places !

Cliquez ici pour vous inscrire

Conférence n°1 : Comment ancrer l’écologie chez les classes populaires | 10h-12h

Lenny Benbara (LVSL)

David Belliard (candidat à la mairie de Paris – EELV)

Malika Peyrault (Alternatiba)

Conférence n°2 : Municipalisme, étatisme… quel échelon pour diminuer de moitié nos émissions en 10 ans ? | 12h-14h

Éric Piolle (Maire de Grenoble)

Cédric Villani (Candidat à la mairie de Paris)

Yves Marignac (Association Négawatt)

Conférence n°3 : Réindustrialisation verte et rupture avec les traités de libre-échange | 15h-17h

Jean-Louis Vignolo (Syndicaliste GE-Alstom Belfort)

Lucile Schmid (La Fabrique Écologique)

Bruno Grandjean (Président de l’Alliance pour l’Industrie du Futur)

Conférence n°4 : L’urgence climatique peut-elle unir les forces de changement ? | 17h30-19h

François Ruffin (Député FI)

Delphine Batho (Députée Génération Écologie)

Marie Toussaint (Eurodéputée EELV)

François Boulo (avocat et gilet jaune)

Construire une écologie populaire.

François Ruffin : « Il faut essayer quelque chose »

©Clément Tissot

François Ruffin fait paraître mercredi 6 novembre son nouvel ouvrage Il est où, le bonheur, un essai rédigé à la suite de l’intervention de Greta Thunberg et des Youth for Climate à l’Assemblée nationale lors du vote sur le CETA. L’ouvrage est l’occasion pour le député picard de renouveler son soutien au mouvement de la jeunesse pour le climat et d’entamer un dialogue avec celui-ci. Nous l’avons rencontré pour échanger sur les défis qui guettent l’écologie politique et qui limitent à l’heure actuelle sa portée hégémonique. Entretien réalisé par Audrey Boulard et Vincent Ortiz.


LVSL – Dans votre ouvrage, vous parlez longuement de vos rencontres avec de jeunes militants de Youth for climate, qui vous ont visiblement inspirés. Vous écrivez : « vous n’êtes pas les comptables d’un monde qui meurt. Vous êtes les prophètes d’un monde qui vient ». Ce « vous », c’est la jeune génération. Or la crise climatique touche toutes les générations : il n’est que de constater les dégâts causés à l’agriculture française par les sécheresses de cet été. En mettant en avant un clivage générationnel, n’avez-vous pas peur que cela fausse le combat et limite l’engagement des « vieux », réduits à une posture de charité, alors que la crise climatique offre justement une occasion de refaire de l’universel ?

François Ruffin – Je n’en fais pas quelque chose « d’universel » parce qu’il y a une question de générations, ainsi qu’une question de classes. Ce phénomène ne concerne d’ailleurs pas toute une génération mais seulement une partie de celle-ci – c’est dans les grandes villes et leurs lycées généraux qu’il y a eu le plus de manifestations. Cela veut dire que l’on parle des milieux les plus éduqués.

Cependant, ce n’est pas parce que ce mouvement possède un contenu de classe et une dimension générationnelle qu’il est à mépriser. Au contraire : c’est la locomotive qui vient tirer le reste. Comment raccroche-t-on les wagons derrière ? Telle est la question.

On a bien assisté à une progression du degré de conscience écologique dans la société tout entière, mais elle est particulièrement prégnante chez les jeunes parce qu’ils sont nés avec. J’avais sans doute déjà une conscience écologique plus forte que celle de mes parents – par le biais de mon rapport aux animaux, à la croissance, etc. Mais ce n’était pas ma matrice politique, alors qu’elle le devient pour toute une génération. C’est ce que je raconte à propos de ces deux jeunes montpelliérains qui n’ont même pas eu à penser l’écologie, que je mets en regard avec de vieux intellos brillants, mais qui sont incapables d’insérer l’écologie à l’intérieur de leur mode de pensée parce que toute leur vie intellectuelle et militante y est étrangère. Je vois des députés « marcheurs » s’interroger sur le sort que l’on réserve à la planète simplement parce que leurs enfants leur en parlent. S’il y a une infusion des questions écologiques dans la société elle s’est faite par ce biais : par l’intermédiaire des jeunes générations.

C’est ici que je trouve une limite : en un sens, je ne pense pas que mon livre soit fait pour tout le monde. C’est un livre à destination des militants, et notamment à cette tête d’épingle qu’est Youth for climate – qui est la pointe avancée de cette génération, qui lui permet de se construire intellectuellement. Je viens avec ce livre lui offrir des billes, lui proposer mon regard sur les erreurs qu’ils pourraient commettre, sur la manière de construire un lien avec les classes populaires, de mener une lutte, par la rue et par les urnes. Peut-être ai-je tort. Je viens m’interroger avec eux.

“Cela fait vingt ans que je me bats pour faire la jonction entre le rouge et le vert en proposant des pistes.”

Je suis convaincu que l’on assiste à une montée du degré de conscience écologique de la même manière que Victor Serge a décrit une montée du degré de conscience socialiste chez les jeunes générations qui ont précédé la révolution russe. Va-t-elle se décourager ? Va-t-elle entrer dans une lutte armée ? Je n’en sais rien, mais je constate que quelque chose d’essentiel se déroule à ce niveau. Cela fait vingt ans que je me bats pour faire la jonction entre le rouge et le vert en proposant des pistes. Vous êtes nés avec une forte conscience que notre planète était au bord de l’effondrement. Pour vous, c’est une évidence. On pourrait même dire que ce qui vous serait difficile à envisager, c’est la remise en cause de ce cadre de pensée.

La question que l’on doit se poser est la suivante : comment fait-on pour que ce pan d’une génération qui se mobilise ne sombre pas dans le découragement, dans l’opportunisme, ou dans l’isolement ? Les locomotives sont intéressantes seulement si elles tirent des wagons derrière. Si elles n’entraînent pas des pans importants de la société, elles ne m’intéressent pas. Youth for Climate ne m’intéresserait pas s’il n’avait comme perspective d’entraîner des pans entiers de la société.

LVSL – Vous évoquez une discussion avec une membre de Youth for climate qui déclare en substance : « vous les politiques, vous devriez abandonner vos clivages rhétoriques désuets pour affronter ensemble la crise climatique ». Vous lui répondez alors que les ennemis de classe sont les ennemis du climat. Deux visions de l’écologie s’affrontent ici. Ne craignez-vous pas d’apparaître comme le “vieux gaucho” qui s’empare de la question écologique pour refourguer sa marchandise anticapitaliste ?

FR – Je ne me positionne pas comme « anticapitaliste ». J’évite les mots en –iste d’une manière générale, parce que ce sont des mots qui font fuir les gens. Maintenant, quand cette personne – Laëtitia –, à l’Assemblée nationale, le jour du vote du CETA, est en compagnie de Greta Thunberg et nous demande de mettre nos différends politiques de côté, je rétorque que ce n’est pas possible. Ce n’est pas par plaisir que je suis en désaccord. Le vote du CETA est le produit du long travail d’un lobbyiste, Jason Langrish, embauché par l’industrie pétrolière, qui a conçu ce traité il y a une vingtaine d’années et l’a présenté aux autorités canadiennes qui l’ont ensuite transmis aux autorités européennes. Le CETA naît donc d’une initiative du lobby du pétrole qui a tout de suite été soutenue par les lobbies des manufactures, de la pharmacie, ou encore de l’industrie chimique. À un certain stade, il faut donc choisir son camp. Soit on est pour le CETA, soit on est contre. Soit on pense qu’il est bon d’importer de la viande bovine nourrie aux farines animales tandis que nous exportons de la viande bovine en Chine, soit on pense que c’est une mauvaise chose et qu’il faut mettre en place une dynamique de relocalisation.

D’une manière générale, je pense que l’écologie n’efface pas la lutte des classes, mais qu’elle la renforce. Aujourd’hui, elle ne touche plus seulement à une question de niveau de vie mais de survie. La question est la suivante : qui dirige la société ? Ceux qui ont actuellement le volant entre les mains sont déterminés à nous envoyer dans le mur, soit par inconscience, soit par cynisme. Soit on récupère le volant entre nos mains et on appuie sur le frein, soit on leur laisse, mais il y a bien une bagarre à mener à ce niveau-là. On ne peut pas dire « soyez tous d’accord ». Je ne suis pas d’accord avec ceux qui conduisent notre société, qui créent les conditions pour que l’eau de demain soit imbuvable – si tant est qu’il en reste, parce qu’on entrevoit déjà des scénarios d’assèchement jusque dans des pays tempérés comme la France –, pour que l’air soit irrespirable, ou pour que l’air ou l’ombre deviennent marchandisables ! Face à une telle configuration, on trouve d’un côté ceux qui l’approuvent, de l’autre ceux qui n’en veulent pas. À l’Assemblée nationale, on trouve ceux qui, consciemment ou inconsciemment mènent par leurs choix la planète dans le mur. Rendre possible le secret des affaires, qui donne à l’industrie chimique un moyen supplémentaire pour ne pas être contrôlée, est un choix de classe ; c’est un choix en faveur de l’oligarchie.

Je ne me suis jamais senti « gaucho », mais de gauche, oui, j’assume. Et cela n’est pas en contradiction avec mon engagement écologiste. J’ai mis en cause la croissance dans mes livres dès les années 2000 pour des raisons qui étaient sociales : je considérais que parler de la croissance était un moyen de dire « attendez demain qu’il y ait deux, trois ou quatre points de croissance pour que l’on redistribue ». De mon point de vue, il n’y avait pas besoin d’attendre que le gâteau grossisse pour que l’on puisse en donner quelques miettes aux gens : celui-ci était déjà assez gros pour être partagé.

Suis-je le gaucho le service ? Ce dont je suis certain, c’est que certaines choses étaient difficilement dicibles et deviennent plus faciles à exprimer parce que l’atmosphère « écolo » rend possible cette libération. On pourrait par exemple interdire la publicité ! J’ai déjà écrit des papiers là-dessus, et c’est longtemps resté totalement inaudible. J’ai le sentiment que ce genre de choses devient audible, que l’on a aujourd’hui la possibilité de mettre en cause ce modèle de consommation et cette emprise des marques sur nos esprits. Dans La guerre des classes, qui est l’un de mes vieux livres, je remettais en cause le bien-fondé de la croissance. Désormais, on peut critiquer la croissance pour des raisons sociales, mais on peut également le faire parce qu’elle mène la planète à sa perte, et enfin parce que le bonheur ne passe plus par là. J’essaie de me saisir de cette opportunité. Le rapport aux animaux, qui relevait un peu de la sensiblerie il y a quelques années, peut maintenant s’inscrire dans un continuum de luttes. Au fond, le capital s’en est pris à la terre, aux arbres, aux hommes, et ainsi de suite. Il s’en prend aux animaux qu’il transforme en minerais et qu’il maltraite, de la même manière qu’il maltraite les hommes : c’est pourquoi on n’a pas à faire un choix entre le rouge et le vert, entre la défense des hommes et de la nature. Notre ennemi est un ennemi commun qui réduit l’homme et la nature à de pures fonctions. Il a pour seul objectif de produire et de consommer.

LVSL – Vous évoquez la dimension de classe de l’écologie. Quelle doit être l’attitude d’un mouvement écologiste par rapport à la classe dominante ? Considérez-vous que le bloc oligarchique dans son ensemble doive être mis en question, ou pourrait-on s’appuyer sur certains secteurs de l’oligarchie qui auraient peut-être intérêt à une forme de transition écologique ?

FR – Il faut un combat permanent contre l’oligarchie. Il faut lui ôter le volant des mains. Je suis un partisan du compromis, et il faut faire des alliances de circonstances si elles sont à faire. Je pense que l’on progresse par le compromis permanent, ce qui signifie que l’on sait qui est l’adversaire et qu’on le nomme comme tel, même si on passe des accords avec lui. Il n’empêche qu’il faut leur ôter le volant des mains et que c’est le nœud du problème.

Sur quel pan de l’oligarchie s’appuyer ? Sur certains secteurs de l’industrie favorables à un certain protectionnisme ? Le protectionnisme, pour moi, est un moyen et non une fin. C’est un outil dans la boîte à outils. Les taxes douanières, les barrières commerciales, sont autant de leviers que l’on peut éventuellement utiliser mais qui ne définissent pas une finalité. Lorsqu’on se rend dans les hôpitaux, dans les écoles, on entend partout parler du manque de moyens. Ce qui me paraît aujourd’hui plus frappant encore est le manque de fins. Quelle est la finalité de ce que l’on fait ensemble ? Quel est le sens de la vie ? Comment définit-on le bonheur ? Comment définit-on le progrès ? Comment définit-on la réussite ? À mon sens, un mouvement de gauche écologique doit avant tout redéfinir le bonheur, le progrès, la réussite… Je doute que l’on tombe d’accord même avec le secteur le plus protectionniste de l’industrie sur ces questions.

“On vit un déjà-là de l’effondrement écologique.”

En matière d’alliances de circonstances, si l’on parle de l’opposition commune de la FNSEA et des militants écologistes au CETA, c’est une alliance que je souhaiterais voir se pérenniser – sinon avec la FNSEA, du moins avec les agriculteurs. Cela suppose de dépasser un certain nombre de clivages en posant la question, par exemple, de la finalité de l’agriculture : c’est un questionnement qui pourrait déboucher sur une alliance puissante. Je comprends très bien que pendant la période d’après-guerre on soit allé vers un modèle de mécanisation, de chimisation, de concentration industrielle parce qu’il était au service d’un objectif et d’une finalité : garantir la souveraineté alimentaire de la France, atteinte dans les années 1970. Depuis ce temps-là, il n’y a plus d’objectif donné à l’agriculture. Elle est sans boussole et en attente que l’on redéfinisse une finalité.

On peut effectuer une analogie avec l’enseignement. Il y a de sérieux manques de moyens et d’effectifs dans les classes. Mais quelle est la finalité de l’enseignement ? Lorsque Jules Ferry met en place l’enseignement gratuit et obligatoire, il le fait en suivant l’analyse d’Ernest Renan selon laquelle nous n’avons pas perdu la guerre franco-prussienne de 1870 avec les cœurs mais avec les têtes ; selon lui, c’est l’instituteur prussien qui a gagné, parce que nos hommes n’étaient pas assez formés. Suivant cette logique, une école républicaine et patriote a été mise en place, qui avait pour objectif de former des soldats pour la première guerre mondiale. On peut le regretter, mais c’est une fin qui est posée. De la même manière, au XXème siècle, on a posé pour objectif l’élévation du niveau d’éducation parce que l’on se dirigeait vers des emplois de plus en plus qualifiés. Désormais, le marché du travail est un marché que l’on ne comprend plus, qui pour une certaine part est déqualifiant, avec une multiplication des petits boulots. Est-ce que la perspective de l’enseignement est d’épouser un marché du travail fluctuant ? Non. On voit bien que cela ne donne aucun sens au métier d’enseignant. C’est la raison pour laquelle je pense qu’aujourd’hui, au-delà de la question des moyens pour l’enseignement, il faut définir sa finalité : les enseignants doivent être les moteurs de la mutation écologique. C’est un horizon qui peut fournir une motivation : construire des hommes et des femmes qui doivent être capables d’habiter cette planète correctement. Aujourd’hui, même si les enseignants en font souvent plus, les programmes scolaires n’intègrent les questions écologiques que de façon marginale.

LVSL – Vous évoquez longuement la collapsologie qui provoque de plus en plus de débats. Sur le plan politique, beaucoup de collapsologues proposent une version verte de la théorie anarchiste, notamment en matière d’auto-organisation. Quel regard portez-vous sur les réponses offertes par ces théoriciens ? N’assiste-t-on pas, là aussi, à une forme de tentation sécessionniste ?

FR – J’aime beaucoup L’entraide de Pablo Servigne. À mon sens, c’est un ouvrage clé. C’est presque un début de réponse à une crise car je suis convaincu que l’on se dirige vers un effondrement. Nous vivons déjà dans un effondrement écologique. Durant mes quarante années d’existence, la moitié des vertébrés sauvages a disparu de la planète. Plus du tiers des oiseaux et 80% des insectes ont disparu – 95% d’ici 10 ans. À chaque fois que le GIEC établit une statistique sur le climat, il la dégrade par la suite parce que ses scénarios se révèlent plus optimistes que la réalité. Quand je me rends dans le Jura et qu’on me décrit des rivières qui sont désormais vides de poissons, j’ai l’impression de me retrouver dans le conte d’Amos Oz, Soudain dans la forêt profonde, où tous les animaux ont disparu et où la maîtresse en vient à reproduire des dessins pour que les enfants continuent de garder la mémoire de ce qu’était un renard et à leur faire imiter des cris d’animaux. Dans cette même région, on a assisté à une disparition du Doubs sur 50 km. Plusieurs villages ont été approvisionnés en eau. Cet été, plus de la moitié des départements en France ont vécu un épisode de sécheresse. On vit un déjà-là de l’effondrement écologique.

“C’est la fragilité de l’homme qui fait sa force, parce qu’il se vit ainsi comme un animal hyper social. L’humanité baigne donc dans la coopération et l’entraide.”

Et ce n’est qu’un début, à moins que l’on n’appuie très vite sur le frein et que l’on change de direction. Quelle forme va prendre cet effondrement, comment va-t-on s’y adapter, va-t-on en faire une chance ? Quand je parle de fins, c’est du sens de l’existence dont il est question. L’entraide de Pablo Servigne donne un contrepoint au discours de la concurrence permanente. Que l’on parle du CETA, de la concurrence entre le Canada et l’Europe, entre les agriculteurs français et canadiens, entre les universités, les villes, les régions, que l’on est sommés de rendre plus compétitives pour attirer les multinationales… le leitmotiv de la « concurrence » est omniprésent. J’ai vu hier le film de Ken Loach, Sorry we missed you, qui montre à quel point les conducteurs sont pris dans une concurrence institutionnalisée au sein d’une même entreprise. Contre cette concurrence généralisée, Pablo Servigne vient proposer un autre récit, fondé sur l’entraide. L’entraide existe et elle est tellement massive qu’on ne la perçoit pas, mais on y baigne. Il la montre à l’œuvre dans la nature avec les étourneaux, les abeilles, les poissons-clowns et les récifs de coraux. Il décrit comment la respiration est le fait de bactéries qui au départ ont coopéré entre elles, comment des microbiotes coopèrent à l’intérieur de notre organisme, comment la forêt constitue un vaste champ de coopération entre les vieux arbres, les jeunes arbres, les champignons, etc. Et l’homme ! Il n’y a pas un bébé qui puisse survivre si une vaste coopération n’est pas mise en œuvre autour de lui. C’est la fragilité de l’homme qui fait sa force, parce qu’il se vit ainsi comme un animal hyper social. L’humanité baigne donc dans la coopération et l’entraide.

C’est vers une telle perspective que l’on doit se diriger : moins de biens, plus de liens. À mon sens, dans le film de Ken Loach, c’est Abby, qui tient le rôle du personnage principal, qui porte quelque-chose de fort à la fois dans la construction de sa famille et dans l’aide qu’elle apporte à l’extérieur, étant auxiliaire de vie sociale. Elle va chez les personnes âgées et chez les personnes en situation de handicap pour leur apporter secours. Pour moi, voilà l’avenir : c’est Abby. Ce sont les métiers du lien : assistante maternelle, accompagnateur d’enfants en situation de handicap… ceux qui placent l’entraide au cœur ont des métiers d’avenir.

Mais pourquoi est-ce que ces métiers sont dégradés dans notre société ? Pourquoi est-ce qu’ils sont sans statut et sans revenus ? Parce que ce sont des métiers de femmes à 85 %. Et parce que ce sont des métiers de liens, et le lien est sous-valorisé et dégradé dans la société contemporaine. Ces métiers devraient être au cœur de notre projet politique. Pour des raisons sociales, car c’est 2 millions de personnes que l’on peut faire sortir de la pauvreté. Pour des raisons féministes, puisqu’à 85 % ce sont des métiers de femmes. Et pour des raisons écologiques, car cela permettrait de mettre un frein à la production illimitée de biens dont on n’a pas besoin : l’iPhone 11, l’iPhone 12, bientôt 13, 14, 15, la 5G puis la 6G, etc. Le progrès, ce n’est pas cela. Le progrès consiste à se demander comment on va continuer de parler à la grand-mère, comment elle va continuer de chantonner quand l’auxiliaire de vie lui démêle les cheveux.

LVSL – Il y a justement un sentiment auquel vous faites constamment appel dans le livre, c’est l’empathie. Vous tracez un continuum entre les êtres humains et les animaux, ce qui ouvre la question des droits que la société humaine devrait accorder aux animaux ; quel est votre vision de l’antispécisme ? Quel modèle d’élevage est-ce que vous préconiseriez ?

FR – Je suis Jocelyne Porcher, auteure de Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIème siècle. L’élevage existe dans la société humaine depuis la préhistoire. Ce qui me pose problème c’est son industrialisation et son inhumanité. Qu’il y ait la mort au bout est une chose, que la vie de ces animaux ne soit qu’une souffrance en est une autre. Que l’on se nourrisse en partie de viande, que l’homme soit omnivore donc carnivore, est pour moi un état de fait. Peut-être que l’on fera sans à l’avenir, mais ce n’est pas le cas actuellement. La question qui se pose est la suivante : comment aménage-t-on un système qui soit humain des deux côtés, pour les animaux comme pour hommes ? Comment donne-t-on de l’espace aux animaux ? L’un de mes combats originels est dirigé contre l’élevage des poules en batterie. De l’autre côté, il faut rendre cela humain pour les hommes également. Prenons l’exemple des abattoirs des poulets Doux : les hommes en font des cauchemars la nuit quand ils commencent à y travailler. Cette manière de procéder en série et de couper des têtes à la chaîne n’est pas naturelle pour l’homme. Enfin, pour que cela soit humain pour les éleveurs également, il faut d’abord qu’ils puissent en vivre dignement, ce qui suppose des garanties de prix et le fait de pouvoir être fiers de leur métier.

LVSL – Même si la préoccupation en faveur de l’écologie progresse dans l’ensemble de la société, les classes populaires en font moins leur priorité que les diplômés. De fait, l’écologie revêt un caractère élitaire qui se traduit par la prégnance du discours individualiste en matière de responsabilité écologique. Comment expliquez-vous les difficultés à construire une écologie populaire ?

FR – Ce qu’il faut d’abord prendre en compte, c’est la disjonction entre les paroles et les actes. On a affaire à une classe supérieure qui, quand on l’interroge, place l’écologie et le climat en haut de ses préoccupations. En réalité, elle est nettement plus polluante que les classes populaires. Les 10% les plus riches émettent huit fois plus d’émissions de gaz à effet de serre que les 10% les plus pauvres. Une enquête du CRÉDOC évoque l’engagement de façade des classes supérieures qui passent à Enercoop, achètent bio, mais derrière font un voyage en avion qui décuple leur bilan carbone. Quand bien même les classes populaires ne le placent pas au cœur de leurs propres préoccupations, elles sont néanmoins plus responsables que les classes supérieures.

“La mondialisation, qui avait fait sauter le bloc historique entre les classes populaires et les classes éduquées, pourrait le ressouder.”

Maintenant, je pense qu’avec l’écologie nous avons l’occasion de rassembler la classe éduquée et les classes populaires. Jusqu’à présent, les ouvriers ont pris de plein fouet la mondialisation. Chez moi, les ouvriers de Goodyear, Continental et Whirlpool se sont retrouvés seuls et les éduqués ont dit, avec compassion : « bon c’est triste, mais c’est le fait de l’Europe et de la mondialisation, on ne peut rien y faire ». Désormais, la crise écologique conduit Nicolas Hulot à dire que la mondialisation est une catastrophe, que si on se contente de trois éoliennes tout en continuant les accords de libre-échange, tout va brûler. La mondialisation, qui avait fait sauter le bloc historique entre les classes populaires et les classes éduquées, pourrait le ressouder.

Ma lecture des progrès dans l’histoire de France est la suivante : il y a eu des moments où s’est effectuée une jonction entre la classe éduquée et les classes populaires. En 1789, c’est la petite bourgeoisie, quelques propriétaires terriens et avocats, qui représente le tiers état à l’Assemblée nationale. En revanche, ce sont les classes populaires des villes qui font le 14 juillet, et les classes populaires des campagnes qui mènent la Grande peur. Ce sont six années de ce mélange-là qui font la Révolution française. Le Front populaire, ce sont les intellos qui disent « non » au fascisme et les ouvriers qui demandent les congés payés et les 40 heures. Mai 68 se décline sous la forme d’un mai 68 étudiant et d’un mai 68 ouvrier. Ce n’est pas forcément le grand amour, mais il n’empêche qu’ils vivent un temps commun. Mai 1981, c’est 74 % des ouvriers qui votent pour François Mitterrand à la présidentielle et grosso modo tous les profs.

Depuis 1981, ce bloc historique a été brisé, à cause de la mondialisation qui a fait des vainqueurs et des vaincus, comme un fil à couper le beurre. Du côté des ouvriers on a atteint 20% de chômage pour les non-qualifiés. Toutes les familles populaires sont touchées ou craignent de l’être et sont hantées par ce spectre. Côté classes intermédiaires au contraire, on n’est qu’à 5% de chômage, donc on espère encore qu’un certain niveau de diplôme nous en prémunira. La traduction électorale de cet état des choses a été catastrophique : émergence du Front national, un tiers du vote ouvrier qui va grosso modo au Front national [ndlr, 47% des ouvriers qui ont voté aux élections européennes de 2019], un tiers d’abstention et un tiers qui continue à voter vaguement à gauche. On a une disjonction, même avec le mouvement des gilets jaunes. Les sondages indiquent que 80% des Français des classes populaires sont favorables aux Gilets jaunes, tandis que dans les classes intermédiaires, seuls 50% y étaient favorables au début du mouvement. Parce qu’il y a cet adversaire commun, l’écologie constitue une occasion de rassembler. Cette fois-ci on peut avoir Nicolas Hulot et les Youth for Climate, qui mettent en cause le CETA, aux côtés des travailleurs et des éleveurs. On a l’occasion de créer une jonction. Il faut une rupture avec le trio « croissance, concurrence, mondialisation ». Il faut réaliser cette rupture et poser derrière d’autres choses positives : les métiers du lien par exemple. Il faut proposer un plan pour faire sortir deux millions de personnes de la pauvreté qui soit en même temps une mesure écologique et le levier d’une écologie populaire.

LVSL – Ceci implique a minima de faire appel à certains affects patriotiques. Pensez-vous que l’écologie est l’occasion d’articuler les affects patriotiques qui existent en France avec la préoccupation pour l’écologie, dans une perspective de rupture avec la mondialisation ? Que pensez-vous de l’idée d’un patriotisme vert ?

FR – Cela me renvoie à ce que j’entends parfois à Flixecourt : la France n’est responsable qu’à 0,9% des émissions de gaz à effet de serre mondiaux, donc à quoi bon changer ? Or les progrès ne naissent que du fait de pays ou de blocs de pays qui ont été porteurs de quelque-chose dans l’histoire et en ont entraîné d’autres. Quand en 1793 on décide d’en finir avec la royauté, on ne demande pas à l’impératrice de Russie, à l’empereur de Prusse et au royaume d’Angleterre s’ils sont d’accord : on avance et on entraîne. Cela produit quelque chose en Europe. J’ai la vision d’une France qui peut avancer sur ce terrain-là, qui peut avancer seule sur un certain nombre de points et qui peut être entraînante. Cela s’est déjà vu sur un certain nombre de dossiers mineurs : le diméthoate par exemple, molécule chimique employée sur les cerises, a été interdit d’usage en France. Cela a eu des effets d’entraînement, parce que d’autres pays l’ont interdit à leur tour. Je pense donc que l’on peut avoir un effet d’entraînement par de grands pactes mondiaux, effets d’entraînement qui ne sont pas à négliger. Si les grands accords mondiaux permettent de faire évoluer les consciences, je prends.

“Notre époque c’est celle d’un ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle sur les cœurs. L’absence d’initiative politique participe aussi de ce sentiment d’asphyxie.”

Mais à un certain stade, il faut prendre des mesures concrètes. On marche sur la tête lorsqu’on me dit que l’on ne peut pas faire interdire les publicités a minima sur les 4X4, que dans notre pays la vente de 4X4 a augmenté de 30% en 2019, que les émissions de gaz à effets de serre ont encore augmenté, etc. Sur le marché intérieur au moins, la France pourrait prendre des mesures ; contre la publicité par exemple, qui constitue, à mon sens, un combat central. Actuellement, si je parle à des journalistes, si je tiens un journal depuis vingt ans, c’est parce que je suis persuadé que l’on ne peut changer le monde que si l’on change le regard des gens sur le monde. Et on ne peut changer le regard sur le monde que si on change ce qu’on met dans la tête des gens. À quoi cela sert-il de faire nos articles, nos manifestations de Youth for Climate, quand en face les Français avalent en moyenne les images de 5000 marques par jour ?

Au fond, nous vivons un temps d’absurdité et les gens le ressentent. Cela participe de la perte de sens. Lorsqu’on se rend à Gare du nord et que le panneau des départs a été transformé par un grand panneau pour Audi, constitué avec des leds, que ce type de panneau doit consommer l’équivalent de dix foyers par an, on peut considérer que cette société a perdu son sens. Dans la répétition de « croissance, concurrence, mondialisation », à l’heure où on importe de la viande bovine en France pour exporter de la viande bovine en Chine, les gens ne vivent plus qu’un sentiment d’absurdité. Pour les personnes qui avalent des pubs toute la journée, cela produit une dissonance cognitive permanente. Gramsci parle d’un « temps de détachement de l’idéologie dominante » : les gens le voient bien et le ressentent profondément. Ils se sont détachés de cette absurdité et les gilets jaunes en sont un marqueur.

LVSL – Votre dernier chapitre s’intitule « essayer quelque chose ». Vous plaidez pour l’union des forces de transformation sociale et écologique au sein d’un « Front populaire écologique ». Ne pensez-vous pas que ce type de formules correspond à un imaginaire un peu passé, un peu ringard, alors que l’enjeu serait justement d’inventer quelque chose de neuf et de transversal ?

FR – Je pense que cela ne peut marcher que s’il y a une grosse pression d’en bas. C’est ce qui s’est passé à l’époque du Front populaire. Les organisations politiques ne se rencontrent pas à froid, les unes avec les autres. C’est une pression d’en bas qui l’exige. Je parlais il y a peu de l’idée de lancer une pétition intitulée « arrêtez vos conneries », en disant aux chefs de partis : « maintenant ça suffit, la logique partidaire est suicidaire, on ne sait pas où vous nous emmenez mais on sait que vous n’êtes pas à la hauteur des responsabilités de notre temps », ou quelque chose de cette nature. Cela ne peut marcher que s’il y a une énorme pression qui vient du bas, qui fait sauter les cloisons et les logiques d’appareils et d’individus, au sein desquelles je me trouve et dont je ne peux m’extraire complètement. Cela suppose ensuite qu’un autre imaginaire surgisse dans la société ; un imaginaire en rupture avec le triptyque « croissance, concurrence, mondialisation ». Il faut que cela se répande, et que la majorité veuille mettre en place autre chose. Et là, quoi qu’il arrive, la seule solution sera de ne pas y aller chacun seul dans son coin.

Roosevelt disait que le peuple « ne nous en voudra pas d’avoir échoué, mais il nous en voudra de ne pas avoir essayé ». Il faut essayer quelque chose, car on vit un moment où l’on voit se dessiner, pour parler très concrètement, un 2022 entre l’extrême-argent et l’extrême-droite. Cela participe également d’un sentiment d’asphyxie. C’est pourquoi je vais chercher de l’air dans Youth for climate, ou dans les gilets jaunes, dans des bulles de cette espèce. Notre époque c’est celle d’un ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle sur les cœurs, le ciel de la finance. L’absence d’initiative politique participe aussi de ce sentiment d’asphyxie.