L’Italie est condamnée au déclin – Frédéric Farah

©Francesco Pierantoni

Les Italiens sont convoqués aux urnes ce dimanche, après une longue et étrange période qui a vu se succéder des gouvernements sans réelle légitimité populaire. Ces gouvernements, de celui de Mario Monti en 2011 jusqu’au dernier en date dirigé par Paolo Gentiloni, ont pourtant poursuivi la transformation économique et sociale du pays à marche forcée : réformes des retraites, du marché du travail, des marchés des biens et services, ou encore de l’organisation territoriale. Par Frédéric Farah.

Cependant, aucun nouveau « miracle italien » n’est venu se présenter. Pire, le pays peine à quitter les terres de la croissance atone et ne parvient pas à échapper aux nombreux périls qui le guettent : crise bancaire de vaste ampleur, fleurons industriels nationaux rachetés par des concurrents étrangers, un chômage de masse, et, plus inquiétant encore, le départ des forces vives du pays.

Les faiblesses de l’économie italienne depuis plus de trois décennies permettent de jeter une lumière sur une construction européenne dont la nature est profondément déflationniste [ndlr, qui favorise la baisse des prix], et qui est le théâtre d’une véritable offensive du capital à l’encontre du travail.

Les commentateurs, qu’il s’agisse des journalistes ou des économistes, expliquent ce marasme en mettant en avant des facteurs essentiellement nationaux :  une dette sans précédent, une corruption endémique, un vieillissement de la population, un écart Nord/Sud plus flagrant que jamais, et une productivité en berne. Ces arguments, s’ils ne sont pas sans pertinence, font la part trop belle aux facteurs endogènes propres à l’Italie. À l’heure de l’intégration européenne, l’explication du marasme à l’aune du seul prisme national relève de l’aveuglement.

Le destin économique et social de l’Italie ne peut s’expliquer sans tenir compte des choix européens portés par les différentes majorités gouvernementales au cours de ces trois dernières décennies. Ce choix dans l’analyse permet de dresser des parallèles avec la promotion de la désinflation compétitive par la France à partir de mars 1983. La France et l’Italie ont défendu cette option avec fermeté pendant plus de deux décennies.

Les faiblesses de l’économie italienne depuis plus de trois décennies permettent de jeter une lumière sur une construction européenne  dont  la  nature  est profondément déflationniste [ndlr, qui favorise la baisse des prix], et le théâtre d’une véritable offensive du capital à l’encontre du travail.

Les choix européens de l’Italie : l’UE comme contrainte extérieure à vocation disciplinaire

Pour l’Italie, les années 1969-1982 sont des années de tensions politiques et sociales renforcées par les conséquences des chocs pétroliers. Elles ont enrayé le cercle vertueux des années antérieures, qui avaient vu la compétitivité italienne s’améliorer puisque la part de l’Italie dans le marché mondial était passée de 2% en 1951 à 4% en 1970. Le taux de croissance annuel moyen s’était établi à 5,3% entre 1951 et 1958, mais avait connu une décélération entre 1958 et 1967 pour s’établir en moyenne annuelle à 3,6%.

Romano Prodi, le président du Conseil Italien qui incarne l’entrée de l’Italie dans l’euro. ©Francesco Pierantoni

Après ses années de prospérité économique, dans les années 70, l’Italie se retrouve dans une spirale inflation-dépréciation, et sous l’impulsion de la Banque d’Italie, le choix européen apparaît alors comme un moyen d’infléchir cette direction et de procéder aux ajustements nécessaires. L’Italie comme la France – et l’ouest du continent en général, du reste – s’apprêtent à emboîter le chemin de la désinflation compétitive dont les trois piliers sont connus : austérité salariale, austérité budgétaire et monnaie forte. Toutes les nations ne l’ont pas mise en œuvre avec la même rapidité.

C’est l’adhésion de l’Italie au système monétaire européen en 1979 qui marque le premier temps de la reprise en main de l’outil monétaire par la banque centrale italienne. La lire continue sa dépréciation, mais la progression des salaires est contenue et les marges des entreprises connaissent un redressement.

Néanmoins, afin de maintenir une activité dynamique, les Italiens ne restreignent pas leurs dépenses publiques, et ce au prix d’un endettement massif. D’autant plus que, depuis 1981, le trésor italien et la banque d’Italie sont séparés. Le rachat de la dette par la banque centrale est alors impossible.

Dans ce cadre, la politique budgétaire devient impossible en raison d’un véritable effet « boule de neige ». D’une part, la croissance se tasse et de l’autre, les taux d’intérêts s’envolent. La charge réelle de la dette devient plus lourde et le ratio d’endettement dépasse les 100% en 1991.

Le traité de Maastricht finit de resserrer le garrot sur l’économie italienne

Le traité de Maastricht représente l’acte II de la réorientation de la politique italienne. À ce moment-là, l’Italie ne peut plus adapter le taux de la lire à la réalité de la compétitivité de l’économie italienne. Le traité de Maastricht contribue à la détérioration de la compétitivité italienne. Cette surévaluation de la lire est à l’origine de la crise spéculative de 1992. L’Italie y a répondu sous la houlette du gouvernement technique de G. Amato en réduisant de moitié les déficits publics. De grandes réformes sont alors menées dans la politique sociale et le système de retraites publiques. Seule la dévaluation de la lire limite l’effet récessif de pareils choix économiques. Ces années 1990 voient l’affirmation de gouvernements techniques préfigurant ceux à venir, comme celui de Mario Monti en 2011.

La marche vers l’euro initie pour l’Italie – comme pour bon nombre de pays – des années d’austérité, et le gouvernement de Romano Prodi va jusqu’à faire naître un impôt sur l’Europe pour rendre possible l’adoption de la monnaie unique.

Là encore, cette politique est très coûteuse en matière d’emplois et de croissance. Puisque l’Italie entre dans l’euro avec une monnaie surévaluée, elle est obligée de mener une politique de rigueur qui affaiblit durablement ses performances, avec une croissance annuelle qui passe rarement au-delà de la barre des 1%.

Ce parcours nous révèle le rôle joué par la contrainte extérieure, véritable instrument disciplinaire qui est censé ramener à la raison économique les nations et les peuples européens trop dépensiers.

Ici, la définition de l’austérité proposée par la juriste italienne Clara Mattei nous semble pertinente, même si elle s’applique au départ au contexte des lendemains de la Première Guerre mondiale. « L’austérité comme message moral, économique et technocratique par lequel les experts visent à éduquer et à civiliser une société civile en proie à l’agitation aux lendemains de la guerre. » [2]

La marche vers l’euro constitue pour l’Italie – comme pour bon nombre de pays  des années d’austérité, et le gouvernement de Romano Prodi va jusqu’à faire naître un impôt sur l’Europe pour rendre possible l’adoption de la monnaie unique.

Si l’on pouvait modifier cette définition à la marge, nous dirions qu’elle vise à éduquer des sociétés européennes dont les demandes de démocratie sociale ont pu apparaître excessives à certaines élites publiques et privées durant les années 1970.

La contrainte extérieure conduit non seulement à l’austérité, mais aussi à une véritable paralysie des instruments de la politique économique. Une situation on ne peut plus dommageable pour l’économie italienne.

Une étude plus récente de C. Fernandez et Pilar Garcia Perea indique, comme le rappelle l’économiste M. Anota sur son blog : « Dès l’introduction de l’euro, l’Italie, le Portugal et la Belgique ont très rapidement pris du retard. En effet, leur niveau de vie aurait augmenté plus rapidement si l’Italie et le Portugal n’avaient pas adopté l’euro. »

En effet, l’Italie est désormais dépourvue d’instruments macro-économiques à même de soutenir sa demande intérieure. Les relais européens ne sont pas non plus au rendez-vous en matière de stratégie de croissance. L’atonie de la demande semble être alors durable et les stratégies du tout export ne peuvent compenser pareille faiblesse.

Des études économiques diverses révèlent combien ce choix européen a été dommageable. Une note de l’OFCE le souligne en 2008, à la veille de la crise : « En vérité, les performances de croissance des pays de la zone euro cachent des situations disparates entre ses États membres. Un fossé s’est creusé entre grands et petits pays de la zone euro, fossé dont témoigne le maigre surplus de croissance réalisé depuis dix ans dans les grands pays : en moyenne, entre la phase de convergence et la phase d’adoption de l’euro, les grands pays de la zone euro ont bénéficié d’un gain annuel de 0,2 point, i.e. moitié moindre de celui de l’ensemble de la zone. » [3]

Une étude plus récente de C. Fernandez et Pilar Garcia Perea indique, comme le rappelle l’économiste  M. Anota sur son blog : « Enfin, dès l’introduction de l’euro, l’Italie, le Portugal et la Belgique ont très rapidement pris du retard. En effet, leur niveau de vie a suivi une trajectoire inférieure à celle qu’il suit dans le scénario contre-factuel [ndlr, le scénario qui sert de point de comparaison dans une évaluation économique] ; il aurait augmenté plus rapidement si l’Italie et le Portugal n’avaient pas adopté l’euro. » [4]

Avant la crise des dettes souveraines, l’Italie est déjà sous la menace d’une désintégration politique et économique car elle est privée de nombreux instruments, et qu’elle s’affaiblit en raison de choix de politique économique qui ont eu des effets pénalisants sur la demande. La crise économique de 2008 et sa transformation en crise des dettes souveraines se sont traduites en choc de la demande.

L’Italie dans le piège de la crise « des dettes souveraines » entre 2008 et 2017

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Silvio Berlusconi au congrès d’European’s people party. ©EPP

L’Italie s’est retrouvée au coeur de la spéculation sur la crise des dettes souveraines. Elle a dû supporter un violent renchérissement du coût de sa dette en 2011 sous l’effet de la spéculation financière. Tout ceci sans compter la claire ingérence de l’Union européenne qui a contribué à la chute du dernier gouvernement Berlusconi. Jean Claude Trichet, dans une lettre au président du Conseil du 5 aout 2011, l’affirme d’ailleurs : « le conseil des gouverneurs considère que l’Italie doit d’urgence rétablir la qualité de sa signature souveraine et réaffirmer son engagement pour une stabilité fiscale et des réformes structurelles. » Juste après l’éviction de Silvio Berlusconi, la Banque centrale européenne et les institutions européennes saluent d’ailleurs l’arrivée au pouvoir de M. Monti, ancien commissaire européen et franc soutien au néolibéralisme.

Une violente politique d’austérité est alors mise en place par le gouvernement de Mario Monti. Elle laisse l’Italie exsangue. Son gouvernement, sans la moindre légitimité populaire, procède alors à une réduction brutale de la dépense publique, entreprend de défaire un peu plus le statut des travailleurs de 1970 et engage une réforme des retraites profondément inique : la loi Fornero. Mario Monti laisse au pays la pire récession connue depuis la guerre, après celle de 2008-2009. Le revenu par habitant, lui, recule au niveau de 1997 !

La crise que rencontre l’Italie est un véritable choc de demande et non une crise de l’offre

Sur la période 2011-2016, l’activité du pays recule de 0,4% par an en moyenne. La crise a un effet marqué sur l’investissement en Italie : il a baissé de 2,7% en moyenne par an. L’investissement en biens d’équipement s’est en particulier contracté de 1,5% par an en moyenne entre 2011 et 2016. Par ailleurs, l’investissement en construction a chuté de 4,6% en moyenne par an depuis 2011, soit bien davantage qu’en France (–0,4%).  Le fort repli de l’investissement tient surtout aux conditions de financement qui se sont nettement dégradées en Italie.

Le crédit aux entreprises, qui progressait parallèlement en France et en Italie de 2004 à 2011, décroche dans la péninsule, et entraîne la baisse de leur investissement. D’autre part, la forte hausse des coûts de financement public conduit le gouvernement italien à mettre en œuvre une consolidation budgétaire marquée. En 2012 et 2013, le solde structurel italien s’améliore ainsi de 3,2 points, contre 1,8 point en France. Cette politique budgétaire plus restrictive explique l’écart de croissance de la consommation et de l’investissement publics sur la période par rapport à la France.

Le gouvernement Renzi poursuit cette politique dans le même esprit que son prédécesseur. Il a ainsi engagé une nouvelle réforme des retraites et le fameux « Jobs Act » dont les résultats médiocres ont offert un peu plus de sécurité à l’employeur et de plus en plus de flexibilité au travailleur.

La productivité recule de 1,5% en rythme annuel depuis 2000 en Italie. Ce constat est identique lorsque l’analyse porte sur la productivité horaire.

L’Italie a perdu 600 000 emplois industriels et un quart de sa production industrielle depuis le début de la crise économique, mais l’industrie représente 16% de la valeur ajoutée. Elle dispose encore d’une véritable capacité industrielle. Le chômage, lui, dépasse les 11% de la population active et atteint 34% des jeunes actifs.

Pourtant, l’analyse qui prévaut aujourd’hui est celle d’un choc d’offre négatif. Selon ce point de vue, le seul moyen de redonner vie à la croissance italienne est d’engager les réformes de structure réclamées par les autorités européennes. C’est pourquoi le gouvernement Renzi poursuit cette politique dans le même esprit que son prédécesseur. Il a ainsi engagé une nouvelle réforme des retraites et le fameux « Jobs Act » dont les résultats médiocres ont offert un peu plus de sécurité à l’employeur et de plus en plus de flexibilité au travailleur.

La réforme constitutionnelle qu’il a voulu mettre en place s’est soldée par l’échec du référendum de 2016, qui a vu sa démission actée. L’Italie, aux prises avec une monnaie trop forte, la perte de son outil budgétaire et monétaire, est condamnée à des politiques déflationnistes.

L’argument de la dette est systématiquement mis en avant. Cependant, il ne faut pas oublier de dire que l’Italie dégage des excédents budgétaires primaires depuis 1990. Il en va de même pour les questions conjoncturelles, comme le rappelle une note de l’Insee : « Cependant, la plupart de ces facteurs, d’ordre structurel, sont très difficiles à quantifier. Par ailleurs, ils ne peuvent rendre compte de l’ampleur du décrochage à la fois dans le temps – avant et après 2000 – et dans l’espace, relativement à la France notamment. Par exemple, le taux de recherche et développement est certes plus faible que dans le reste de l’Europe, mais il l’était déjà dans les années 1990, sans écart apparent de croissance, et a même davantage augmenté depuis 2000 en Italie qu’en France. Aussi, le taux de diplômés de l’enseignement supérieur augmente plus nettement en Italie que dans le reste de l’Europe. Par ailleurs, le taux d’investissement productif transalpin est resté proche de celui des entreprises françaises jusqu’en 2010 et n’a décroché qu’avec la crise des dettes souveraines. Enfin, les disparités régionales ne semblent pas particulièrement la cause du décrochage (concernant les rigidités du marché du travail, Hassan et Ottaviano (2013) montrent, à partir des données de l’OCDE sur la protection dans l’emploi, que l’Italie a davantage assoupli son marché que la France et l’Allemagne de 2000 à 2007. » [5]

Aujourd’hui, l’Italie connaît une reprise modeste portée par un regain d’augmentation des salaires ainsi que par une légère impulsion budgétaire de plus 0,3%. Cependant, son PIB en volume reste de plus de 6% inférieur à son niveau d’avant crise. En 2018-2019, encore une fois, la modeste croissance trouvera ses moteurs dans la demande interne et l’investissement. L’Italie paie d’un lourd tribut ses choix européens : chômage en hausse, alourdissement de la dette, perte de marchés extérieurs. Son destin, par bien des aspects, croise celui de la France. Ils sont les grands perdants de l’euro, en tant que grands pays de la zone.

Aujourd’hui, comme la France, l’Italie n’a eu de cesse de céder des grands groupes industriels, agroalimentaires, ou de la téléphonie. Pourtant, l’Italie dispose de véritables atouts qui pourraient lui permettre de rebondir. Pour espérer le faire, c’est hors de la zone euro qu’il faudra néanmoins le penser.

[2] Clara Mattei, “The Guardians of International Consensus and the Technocratic Implementation of Austerity”, in Journal of Law and Society, n°1, mars 2017

[3] La zone euro : une enfance difficile, lettre de l’OFCE, 12 decembre 2008

[4] <http://www.blog-illusio.com/2016/01/l-impact-de-l-euro-sur-les-echanges-et-le-niveau-de-vie.html>

[5] “Pourquoi la croissance de l’Italie a-t-elle décroché depuis 2000 comparée à la France ?”, note de conjoncture de l’INSEE, 20 juin  2017, <https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/2871885/062017_d2.pdf>

Crédits photos : ©Francesco Pierantoni

“Emmanuel Macron veut liquider le modèle social français” – Entretien avec Frédéric Farah

Frédéric Farah

Frédéric Farah a publié avec Thomas Porcher un ouvrage sur Emmanuel Macron, intitulé Introduction inquiète à la Macron-économie, publié en 2016 aux éditions Les petits matins. Nous avons pu nous entretenir avec lui sur l’avenir que nous propose Emmanuel Macron, et sur les liens de l’homme avec le patronat.


LVSL – Vous êtes l’auteur, avec Thomas Porcher, d’une Introduction inquiète à la macron-économie, sortie en 2016 aux éditions Les petits matins. Dans cet essai, vous décryptez douze déclarations d’Emmanuel Macron et en faites la critique argumentée. Moderne, l’homme fustige les « corporatismes » et les « rigidités » au profit de la souplesse et de la liberté. Vous réhabilitez ces « corporatismes » et ces « rigidités », pouvez-vous nous en dire plus ?

Frédéric Farah – Ces corporatismes et ces rigidités sont souvent invoqués mais sans que jamais on ne dise de quoi il s’agit vraiment. Plane au-dessus d’eux un halo de significations qui pourrait se résumer à mon sens par la dénonciation des syndicats, des protections des travailleurs sur le marché du travail, et du statut de la fonction publique. En somme et à en croire certains dont Emmanuel Macron, le pays se meurt économiquement car régnerait une culture du conflit, une fonction publique sclérosée et un marché du travail insuffisamment réactif.  Ce contexte écraserait la mentalité d’entreprise.

Ce discours n’a rien de neuf. Si on relit par exemple « La science économique et l’action » de Pierre Mendes France et Gabriel Ardant publié en 1954  qui fait entre autres retour sur la crise des années 1930, on ne peut qu’être frappé par le propos : «  la rigidité de l’économie est un fait réel et il n’était pas inutile de le souligner ni, dans une certaine mesure et dans certaines conditions, de la corriger. Ce qui était erroné, c’était d’en faire la cause unique, exclusive, de la dépression et du chômage : c’était méconnaitre les autres facteurs de déséquilibre économique ».

A mon sens, un double effort conceptuel et historique est nécessaire pour comprendre comment ce discours d’inspiration libérale est devenu un peu l’air qu’on respire. Si l’on prend la question des rigidités pour commencer, une grille économique et sociologique s’impose pour saisir les enjeux de la question.

Introduction inquiète à la Macro-Économie
Introduction inquiète à la Macro-Économie, Les petits matins, 2016

Économiquement, l’appel à la flexibilité revient, selon la logique de l’économie standard, à attendre des prix flexibles qu’ils régulent l’activité économique. Ainsi si le marché du travail était flexible selon les canons de la théorie néo-classique, c’est-à-dire, si la résolution des déséquilibres, comme la pénurie de main d’œuvre ou le chômage, se faisait uniquement en fonction des prix (ici les salaires), alors le problème du chômage serait résolu. En gros, cela veut dire que s’il y a du chômage, c’est que le SMIC est trop élevé.

L’objectif essentiel de la flexibilité sur le marché du travail est de modérer les salaires qui ne sont perçus que comme un coût. A en croire les Macron et autres Fillon pour ne citer que ceux-là, nous aurions à faire à un marché du travail ultra rigide.

Nous montrons dans le livre qu’il n’en est rien. Depuis 1980 , le recours aux emplois temporaires a été multiplié par 5 pour l’intérim, par 4 pour les CDD et par 3 pour les CDD et les contrats aidés.  Pire encore, la littérature scientifique révèle clairement qu’il n’est pas possible d’établir de lien positif entre une plus grande flexibilité et une création d’emplois ou une réduction du chômage.

L’OCDE pourtant chantre du libéralisme est revenu sur sa croyance en la flexibilité. En 2004, elle reconnaissait que les mesures de flexibilisation n’étaient pas la martingale en matière d’emploi. La flexibilité permet parfois des ajustements plus rapides des besoins en main d’œuvre mais ne crée pas d’emplois. Il ne faut pas oublier le rôle que jouent demande globale, c’est-à-dire le carnet de commande des entreprises, et les contraintes de l’euro.

Le marché du travail français est largement flexible et la loi El Khomri ne créera probablement aucun emploi. Lorsque l’autorisation administrative de licenciement a été supprimée en 1987, combien d’emplois ont été crées dans la foulée ? Tout simplement aucun. Au cours des Trente glorieuses, le marché du travail a vu naitre le SMIC, les contrats à durée indéterminée, une protection sociale élargie, le chômage a-t-il cru ? Absolument pas.

La modération salariale ne nous parait pas une bonne chose loin de là. Le dernier rapport du BIT s’inquiète de la modération salariale dans le monde et reconnait des vertus aux divers salaires minimums comme le SMIC. Par ailleurs en France entre 2003 et 2014, le niveau de vie des 10% les plus pauvres a diminué. Plus de flexibilité n’apportera guère plus d’emplois et encore moins de pouvoir d’achat.

La lecture uniquement économique des choses n’est pas suffisante. Il faut inscrire notre propos dans une approche sociologique pour montrer combien un emploi stable et protégé contribue à l’intégration sociale des individus. Le travail n’est pas qu’une marchandise comme les libéraux veulent nous le faire entendre, mais le travail doit demeurer un projet.

Repartons si vous le voulez du sociologue Robert Castel,  penseur clef de la société salariale dont le livre les « Métamorphoses de la question sociale » reste fondateur. Robert Castel affirmait que l’individu n’existe pas tout seul, qu’il doit  s’inscrire dans des collectifs. C’est un beau paradoxe et pour le dire avec les mots de Norbert Elias, pour être «  je » il faut en passer par un «  nous ». Il employait le terme de supports. Il s’agit d’une série de droits que Castel nomme à la suite d’Alfred Fouillé : la propriété sociale et la propriété des non propriétaires (protection contre les risques sociaux). C’est de la sorte que le salariat, loin d’être uniquement une source d’exploitation, peut devenir source de droits. Dans cette perspective, les conditions de travail et les conditions du travail sont essentielles. Les conditions du travail renvoient à la nature de contrat dont on dispose ( CDI, CDD etc). Ces supports sont fondamentaux et en leur absence les individus peuvent connaître des situations de désaffiliation sociale.

Pour nous, l’important est de renverser la perspective et d’insister sur la nécessité de garantir aux citoyens les conditions qui permettent de se projeter dans le temps. Le travail, pour qu’il reste ce grand intégrateur, a besoin de garanties et de protection. Il n’est pas qu’un coût à réduire, ou l’objet d’un chantage à l’emploi. La mobilité vantée par les libéraux comme Macron est bien souvent synonyme de précarité pour beaucoup de travailleurs.

Aujourd’hui on voit bien combien ces supports au sens de Castel  sont essentiels. Le récent conflit Uber montre que la question sociale reste d’actualité et n’a rien perdu de son acuité. Il apparait nécessaire, comme cela a été fait avec l’affirmation de la société salariale, d’imaginer un statut protecteur des salariés à l’ère du numérique et du monde post-industriel. Les mutations économiques ne doivent pas être le moment du triomphe du précariat sur le salariat.

Quant aux corporatismes, là aussi il faudrait savoir de quoi on parle dans le fond. La France affiche un taux de syndicalisation particulièrement faible. Il est de 8,7% dans le secteur marchand privé et 19,8% dans le secteur public. Sont-ce nos syndicats qui représentent des corporations étouffantes et rendent impossibles la négociation collective ? On peut en douter.

Certains sont plus prompts à dénoncer la CGT que le MEDEF. Quant à la fonction publique, elle est un acteur clef de la création de richesses dans notre pays et les administrations publiques sont loin d’être le nid protecteur des emplois protégés. La contribution au PIB des administrations publiques est de 333 milliards d’euros en 2012 comme le souligne l’économiste Christophe Ramaux.

Les emplois publics, eux aussi, sont de plus en plus marqués par la précarité. L’université française tourne grâce à 40 000 vacataires peu ou pas syndiqués et mal protégés. l’État est un des grands pourvoyeurs de précarité. C’est un drame. On contourne le statut de la fonction publique de 1946 qui est un véritable progrès, et met à l’abri les fonctionnaires de l’arbitraire politique.

En somme le discours sur les corporatismes et les rigidités veut construire un monde binaire dans lequel il y aurait un monde en marche déterminé à entreprendre face au monde des syndicats repliés sur les acquis des trente glorieuses et sur une vieille fonction publique rétive au changement et crispée sur le statut de 1946.

LVSL – Pendant son meeting du 10 décembre, Emmanuel Macron a évoqué la question des négociations collectives entre partenaires sociaux à tous les échelons. Il a néanmoins explicité sa préférence pour les accords d’entreprise, et a déclaré que « c’est comme cela que nous créerons cette République contractuelle à laquelle nous croyons » et que « dans cette République, je veux privilégier le contrat à la loi ». Contrairement aux apparences, cette déclaration est très chargée, car la République, c’est précisément la supériorité de la loi générale et égale pour tous, sur les contrats, qui, loin d’être purement volontaires, sont emplis de rapports de force, et, plus précisément, de rapports de classe. Qu’en pensez-vous ?

F.F. – Vous avez raison, cette déclaration est lourde de sens car elle porte en elle une formidable régression, et, disons le, elle exprime des rapports de classe.

L’idée du contrat est chère à un certain libéralisme. Il y a un vieil adage de droit d’Alfred Fouillé « qui dit contractuel dit juste ». Macron, par sa formule de « République contractuelle » essaie d’habiller théoriquement son entreprise de communication politique. Elle implique la croyance que deux parties en situation de parfaite égalité se donnent mutuellement des obligations. Cette conception fait fi des rapports de force.  Pour bien le comprendre, il faut se tourner vers le droit du travail. Dans ce domaine, tout le progrès social a consisté à donner une spécificité au contrat de travail qui n’est pas un contrat comme un autre. Il a cette caractéristique de contenir ce lien de subordination qui contient un rapport de force.  Imaginer faire disparaître ce rapport de force est une mystification.

Mais l’approche contractuelle d’Emmanuel Macron est quelque peu pauvre. Il reprend à son compte une théorie juridique de l’autonomie de la volonté qui reposerait – selon l’un de ses vulgarisateurs Gounot – sur le fait que «  nul ne peut être obligé sans l’avoir voulu », et sur le fait que « tout engagement libre est juste ». On retrouve le fond libéral de Macron pour qui la volonté individuelle serait tout. Cette approche fait débat en droit et l’article 1134 du code civil affirme au contraire que «  la loi sanctionne les conventions, elle leur prête leur force ». C’est toute la force de la loi qui garantit l’exécution des contrats s’ils respectent les conditions posées.

« Entre le fort et le faible c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit »

Macron veut procéder de la sorte à un vaste retour en arrière déjà présent dans la loi El Khomri. C’est un monde fantasmé qui ferait de l’entreprise un nœud de contrats plus à même de décider de l’avenir de ses salariés. C’est l’abandon  de la formule de Lacordaire « entre le fort et le faible c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». La loi est jugée oppressive, attentatoire à la liberté d’entreprendre dans le libéralisme mode Macron.

LVSL – On s’étonne parfois de la similitude entre les propositions du MEDEF et celles d’Emmanuel Macron. Quels liens y-a-t-il entre En Marche et l’organisation patronale ?

F.F. – Les liens avec le MEDEF me paraissent nombreux. Je dirais, si je dois caricaturer Goethe, qu’entre le MEDEF et Macron les affinités électives sont nombreuses. Il y a un discours, une philosophie qui sont voisines. La nomination de Françoise Holder comme l’une des figures de proue d’En Marche ne doit pas surprendre. Elle a cofondé avec son mari les boulangeries Paul, et surtout elle est adhérente du MEDEF.

“Emmanuel Macron ne dit rien d’autre lorsqu’il affirme son souhait de liquider le modèle social français”

Certes il ne s’est pas rendu à l’université d’été du MEDEF en 2016, mais c’est de la stratégie communicationnelle. Lorsque Kessler affirmait en 2007 dans Challenges qu’il fallait en finir avec les idées du Conseil National de la Resistance et les réformes conduites après-guerre, Emmanuel Macron ne dit rien d’autre lorsqu’il affirme son souhait de liquider le modèle social  français.

Le MEDEF nourrit le réformisme de droite de Macron. Il faut distinguer le réformisme de droite et celui de gauche. Ce dernier est dans les limbes et attend une réelle incarnation. Le réformisme de droite se caractérise par une croyance qu’il faut libérer les forces de marché pour mieux organiser la société et les richesses. Il y a chez Macron comme au MEDEF une absolutisation de l’économie. Le social doit suivre, il lui est subordonné. C’est une pensée somme toute assez pauvre.

Emmanuel Macron revendique pour lui une politique d’abaissement du coût du travail et d’augmentation des marges des entreprises, alors que celles-ci ont beaucoup remonté depuis leur plus bas de 2013. Néanmoins, la balance commerciale de la France est toujours déficitaire tandis que l’euro nous empêche de dévaluer. Quels liens y-a-t-il entre les contraintes de la zone euro, les exigences de Bruxelles, et le programme d’Emmanuel Macron ?

Emmanuel Macron se veut euro compatible. Son programme s’inscrit parfaitement dans la logique d’une abdication de souveraineté entreprise plus largement depuis Maastricht. De ce point de vue, son apparent pragmatisme est une manière habile de déguiser sa résignation. Il veut nous vendre les chaines de l’euro comme expression de la liberté collective.

La zone euro illustre d’abord un beau paradoxe libéral, le libéralisme économique réclame de la flexibilité à tout va mais étrangement en matière de change, il défend une rigidité terrifiante. Comme le disait Jean-Paul Fitoussi dans les années 1990, l’Union européenne est gouvernée par la doctrine. De ce fait comme il n’est pas possible d’ajuster le change de l’euro, la flexibilité perdue doit se retrouver sur le marché du travail. Il suffit de relire à ce sujet, les recommandations récentes du conseil européen de février 2016. Dans les lendemains de la ratification du traité de Maastricht, la flexibilisation des marchés du travail est devenue le maitre mot des gouvernements européens. Ces dernières années les lois s’enchaînent : loi Treu, loi Biaggi, Job act en Italie, lois Hartz en Allemagne et Loi Macron puis Loi El Khomri – en réalité Loi Macron II – en France.

L stratégie de Lisbonne souhaitait faire de l’économie européenne l’économie de plein emploi et la plus compétitive à l’horizon 2010 voulait combler cinq déficits :  déficit de productivité, déficit d’emploi, déficit d’activité, déficit de recherche et développement et déficit dans la politique environnementale.

“Il ne s’agit de rien d’autre que de créer un ordre économique et social favorable aux marchés.”

Le social n’était pas absent de cette stratégie mais il était arrimé aux besoins du marché, il ne devait en rien constituer un frein aux marchés et à leur bon fonctionnement. C’est la logique d’adaptation. Dans ce cadre, l’État et ses interventions ne disparaissaient pas mais muaient au profit du marché. Ici toute la puissance de l’ordolibéralisme se faisait sentir puisqu’il ne s’agit de rien d’autre que de créer un ordre économique et social favorable aux marchés.

Cette stratégie n’ayant pas abouti, elle fut amendée mais conservée dans le fond par la stratégie Europe 2020. Cette architecture est renforcée à l’extérieur par le choix du libre échange comme l’illustre la promotion du TAFTA et du CETA. Pour s’assurer de la pérennité du dispositif, la crise dite des dettes souveraines a ouvert une fenêtre d’opportunité pour renforcer la discipline punitive avec le TSCG, le semestre européen, et autres dispositifs du genre. L’État social est alors mis au pas.  La Grèce devient le laboratoire de l’avenir social et économique du continent.

L’architecture qui s’est dessinée en plus de 20 ans laisse peu de place à d’autres politiques, car désormais le capital circule librement alors que les institutions de la protection sociale sont arrimées aux nations, et que le travail n’est pas aussi mobile que le capital. Désormais il ne reste alors que des politiques de l’offre c’est-à-dire créer des conditions favorables au capital : avantages fiscaux, moins disant social et flexibilité. Le capital aura toujours un coup d’avance. Et Macron dans tout ça me direz-vous ?

S’il souhaitait incarner une vraie rupture,  c’était sur ce point là qu’il fallait la mettre en œuvre.  C’est au regard de cette soumission à l’Europe telle qu’elle va et surtout telle que ne va pas, qu’Emmanuel Macron est à la fois un leurre politique et en incapacité à faire barrage au Front National. Son discours du dix décembre jugé par certains comme fondateur ne dit rien sur l’Union européenne. Il n’a fait que réitérer le catéchisme européen. Tant que l’architecture que nous avons décrite n’est pas remise en cause – à savoir  l’euro, le corps doctrinal de la politique monétaire, les politiques de production des normes, la financiarisation de l’économie, et le tout marché dans une optique ordolibérale – alors tout le reste ne sera que bavardage et mauvaise distraction.

“Macron n’est encore une fois que la énième expression de la soumission de nos élites à un ordre européen injuste et inefficace.”

Il poursuit la même voie suicidaire que la plupart de nos hommes politiques et de nos anciens présidents de la République. C’est-à-dire abandonner davantage de souveraineté pour gagner en influence en Europe. Sur le plan externe, il endosse les traités de Libre échange.

Cette stratégie a été perdante et depuis trente ans nous a couté très cher. Le choix de la désinflation compétitive des années 1980 et ses trois piliers – franc fort austérité et modération salariale – a été désastreux en matière de chômage, et a joué un rôle négatif pour notre industrie. La marche à l’euro dans les années 1990 nous a conduit à la croissance molle. L’euro fort de 2001 à 2008 a accéléré notre désindustrialisation.

Aujourd’hui, après 30 ans de réformes pour ne pas dire de régressions, Emmanuel Macron et autres Fillon demandent avec plus ou moins de brutalité d’épouser une voie allemande en matière sociale, c’est-à-dire d’accélérer la liquidation de notre modèle social. Pour eux, il faut désormais soumettre l’économie française à marche forcée à ce projet européen dont la forme brutale s’est exprimée dans les pays du sud et particulièrement en Grèce. Yannis Varoufakis l’a bien dit : l’objectif de Schäuble est l’État social français. Jean-Claude Juncker a quant à lui clairement dit que la loi El Khomri était le minimum que pouvait faire la France. Macron c’est la version high tech de ce projet tandis que François Fillon incarne la version Tweed et défense des clochers, mais en définitive il s’agit de la même histoire.