“Les socialistes en sont venus à s’accommoder du libéralisme par petites touches” – Entretien avec Frédéric Sawicki

Frederic Sawicki

Le 15 mars prochain, les militants sont invités à se prononcer sur les textes d’orientation du Parti socialiste, avant de déterminer le 29 mars qui de Stéphane Le Foll, Luc Carvounas, Emmanuel Maurel et Olivier Faure en deviendra le premier secrétaire. Un peu moins d’un an après l’échec de Benoît Hamon à l’élection présidentielle, où en est le PS ? Pour en savoir plus, nous avons interrogé Frédéric Sawicki, professeur de science politique à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les socialistes français. 


 

LVSL : Après une première sanction lors des élections intermédiaires de 2014 et de 2015, le Parti socialiste a essuyé une débâcle historique aux élections présidentielle et législatives de 2017. Où sont passés les 10 millions d’électeurs que François Hollande était parvenu à rassembler au premier tour en 2012 ?

Si l’on se fie à l’enquête post-électorale réalisée par Ipsos pour le compte du Cevipof, 15% seulement des électeurs de François Hollande de 2012 ont voté pour Benoît Hamon, 26% ont opté pour Jean-Luc Mélenchon, 46% pour Emmanuel Macron, les 12% restant choisissant l’un des autres candidats en lice. La fraction de cet électorat sympathisant avec la politique économique mise en œuvre par François Hollande et Manuel Valls s’est reportée massivement sur Emmanuel Macron, qui a également bénéficié d’un vote utile de la part de toutes celles et de tous ceux qui craignaient un second tour Fillon/Le Pen.

LVSL : Depuis la victoire d’Emmanuel Macron, les socialistes semblent inaudibles et désorientés. Ils peinent manifestement à trancher quant à leur positionnement à l’égard de la nouvelle majorité, et oscillent entre coopération bienveillante et opposition. Comment expliquez-vous cette indécision ?

Entre l’élection présidentielle et les élections législatives, une partie des cadres socialistes, groggy de la défaite, ont pu être tentés par la stratégie de la main tendue à Emmanuel Macron, d’autant que celui-ci avait donné un coup de pouce à quelques députés sortants. L’orientation droitière de la politique gouvernementale a vite refroidi leurs ardeurs. Les sénateurs socialistes, soucieux de leur réélection, ont adopté une position plus conciliante, pensant pouvoir jouer un rôle clé dans la formation d’une majorité présidentielle au Sénat. Le mauvais score des candidats d’En Marche aux sénatoriales de septembre et le relativement bon score du PS ont permis de rapprocher députés et sénateurs.

“Les responsables socialistes ont dû parer au plus pressé ! Négocier un plan social, recaser leurs permanents mais aussi des centaines de collaborateurs parlementaires, mettre en vente leur siège et préparer un congrès.”

Mais l’absence de clarification de la ligne du PS vis-à-vis de la majorité tient aussi bien sûr à l’état de désorganisation du parti. Privé de leader (Jean-Christophe Cambadélis, démissionnaire, a été remplacé par une direction collégiale, les deux finalistes de la primaire, Benoît Hamon et Manuel Valls, ont quitté le PS, Arnaud Montebourg, l’autre challenger, s’est mis en retrait de même que Bernard Cazeneuve et plusieurs autres ministres quadragénaires…), confronté à une crise financière sans précédent (sa dotation publique est divisée par 5 à partir de 2018), les responsables socialistes ont dû parer au plus pressé ! Négocier un plan social, recaser leurs permanents mais aussi des centaines de collaborateurs parlementaires, mettre en vente leur siège et préparer un congrès de refondation qui, dans les faits, est d’abord un congrès visant à désigner une nouvelle équipe de direction à qui incombera la lourde charge de refonder ce parti.

LVSL : Encore sonné par les conséquences de la défaite, le Parti socialiste s’achemine vers un congrès placé sous le signe de la « refondation ». A l’exception peut-être d’Emmanuel Maurel, les candidats au poste de premier secrétaire présentent avant tout des profils de techniciens et semblent peu se distinguer les uns des autres sur le fond. Le PS est-il devenu un astre mort idéologique ?

Frédéric Sawicki, Les réseaux du parti socialiste, Sociologie d’un milieu partisan, 1997.

Dans un tel paysage, on ne sera pas étonné que les candidats à la direction du parti soient issus du sérail. On voit mal comment aurait pu surgir du chapeau une candidature atypique ! Y compris Emmanuel Maurel, tous les prétendants sont des professionnels de la politique depuis plus de 25 ans. Ce qui distingue ce dernier, c’est son ancrage dans l’aile gauche du parti (en l’espèce l’ancien courant poperéniste continué par Alain Vidalies, dont E. Maurel a longtemps été le collaborateur), mais il n’en a pas moins participé aux instances nationales du parti depuis très longtemps : sa première entrée au bureau national remonte à 1994. Stéphane Le Foll et Olivier Faure, de leur côté, ont co-dirigé le cabinet de François Hollande pendant tout le temps où il a été premier secrétaire du PS (de 1997 à 2008). Ils n’ont conquis un mandat de député et développé un ancrage local que dans un second temps.

Celui qui correspond le moins à la figure de l’homme d’appareil est finalement Luc Carvounas, qui n’en est pas moins typique d’une autre figure omniprésente au PS : le militant collaborateur d’élu local qui finit par lui succéder. Luc Carvounas doit en effet sa position à René Rouquet pour qui il a travaillé et à qui il a succédé en 2012 à la mairie d’Alfortville, un fief socialiste inexpugnable depuis 1947 en plein Val-de-Marne communiste. Rompus à la gestion d’appareil (Carvounas a été premier secrétaire de la fédération du Val-de-Marne), maîtres dans l’art de monter des coups politiques, s’ils ne sont pas dépourvus de réelles compétences techniques acquises à travers l’exercice de leurs mandats ou de leurs fonctions de cabinet, ce sont plutôt pour l’instant des hommes qui ont grandi dans l’ombre d’autres dirigeants dont ils ont été les bras armés. Aucun ne s’est distingué par la production d’ouvrages exprimant une vision politique globale, même curieusement Emmanuel Maurel qui affiche un vrai goût pour le débat d’idées.

“La présidentialisation a ainsi conduit à transférer le travail programmatique du parti vers les écuries présidentielles et les think tanks (…) L’un des principaux défis que le PS aura à relever, c’est de réinternaliser la production d’idées et de programmes.”

Ces candidatures sont-elles le symptôme que le PS serait devenu un « astre mort idéologique » ? Les dirigeants que produisent les institutions sont de bons reflets de l’état de ces institutions, mais il ne faut pas oublier que les acteurs sont souvent prisonniers de routines et de logiques de fonctionnement qui les dépassent. Si, depuis au moins une vingtaine d’années, la production intellectuelle, qu’elle soit doctrinale ou même programmatique, occupe une place si marginale dans les activités du parti, cela tient bien sûr aux personnes, mais aussi aux logiques que leur impose le champ politique : la présidentialisation a ainsi conduit à transférer le travail programmatique du parti vers les écuries présidentielles et les thinks tanks qui leur sont proches, comme l’a montré dans sa thèse récente Rafaël Cos. La multiplication des mandats locaux a donné aux élus locaux et à leurs préoccupations une place démesurée au sein du parti au détriment des enjeux nationaux, européens et internationaux, et ce d’autant plus qu’elle a contribué à confier à des collaborateurs d’élus la gestion locale des sections et fédérations du parti. Même quand des secrétaires nationaux ont pris au sérieux leur rôle (ils sont rares), leur travail a ainsi largement été ignoré. Je ne dirais donc pas que les socialistes n’ont pas au cours de ces dernières années produit des idées, cessé de réfléchir, mais qu’ils l’ont fait largement en dehors de leur parti et sans souci de cohérence et de continuité. L’un des principaux défis que le PS aura à relever, c’est de réinternaliser la production d’idées et de programmes.

LVSL : En décembre dernier, Benoît Hamon dévoilait les contours de son nouveau parti, Génération.s. Le lancement de cette nouvelle initiative partisane peut-elle, en exerçant une attraction sur les Jeunes socialistes et les militants de l’aile gauche, menacer la future réorganisation du PS ?

Difficile à dire, elle peut aussi au contraire l’accélérer… Génération.s fait incontestablement preuve d’une grande capacité d’innovation politique, ce qui est toujours plus facile quand on crée un mouvement politique ex nihilo, mais tous les nouveaux mouvements politiques n’adoptent pas forcément des statuts et un fonctionnement conformes à ce qu’ils proclament ! Là, on peut adhérer facilement (et gratuitement) et on peut tout aussi facilement créer des groupes locaux, mais les membres n’en sont pas moins régulièrement associés à la prise de décision. Une partie importante des dirigeants ont été tirés au sort sur la base du volontariat.

Le mouvement bénéficie en outre du capital de sympathie accumulé par Benoît Hamon durant sa campagne électorale, lié à sa capacité à avoir su mettre à l’agenda des problématiques nouvelles. La réduction du temps de travail, le revenu universel, la taxation des robots, la lutte contre les différentes formes de pollution industrielle et alimentaire sont autant de thèmes qui proposent un horizon positif manquant totalement au parti socialiste. Benoît Hamon apparaît ainsi en position de force pour marier socialisme et écologie, ce à quoi semble avoir renoncé Jean-Luc Mélenchon. Mais Génération.s reste coincé pour l’instant entre la France insoumise, qui dispose d’une tribune parlementaire, et le Parti socialiste, qui continue de pouvoir s’appuyer sur de nombreuses mairies, conseils départementaux et régionaux, et l’on voit mal comment Benoît Hamon et son mouvement pourraient couper les ponts avec le PS. Les élections locales supposeront qu’on discute alliances et programmes et l’on ne peut exclure qu’à cette occasion une convergence se dessine.

LVSL : À gauche toujours, la séquence électorale de 2017 a vu émerger la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, qui tente aujourd’hui d’affirmer son leadership dans l’opposition à Emmanuel Macron. LFI se montre peu encline à nouer de futures alliances avec les socialistes, en mettant en avant d’insurmontables divergences idéologiques et stratégiques. Existe-t-il aujourd’hui en France « deux gauches irréconciliables » ?

Il existe aujourd’hui plusieurs clivages qui traversent la gauche : à propos de l’Europe, à propos de la mondialisation (dont les querelles autour de la laïcité sont un aspect, mais où figure aussi la question de nos politiques vis-à-vis des migrants et de notre politique étrangère), à propos du modèle de société désiré (productiviste et consumériste ou plus sobre) d’où découlent de nombreux sous-clivages sur les modalités de la transition énergétique, la place du travail dans la société, le mode de répartition des richesses…

“Je vois surtout des hommes et des femmes de gauche qui ont du mal à penser le monde contemporain, qui ont du mal à s’organiser et à produire un discours cohérent qui ne soit pas uniquement défensif face à la montée de la pensée et des politiques néo-libérales.”

Je ne vois pas pour ma part deux gauches irréconciliables, je vois surtout des hommes et des femmes de gauche qui ont du mal à penser le monde contemporain, qui ont du mal à s’organiser et à produire un discours cohérent qui ne soit pas uniquement défensif face à la montée de la pensée et des politiques néo-libérales. Emmanuel Macron, son libéralisme décomplexé sur le plan économique et social et son autoritarisme tout aussi décomplexé en matière de défense des droits de l’homme et dans sa pratique gouvernementale peuvent d’autant plus facilement se déployer qu’aucune force de gauche ne parvient pour le moment à contrer son discours « modernisateur » et « pragmatique ».

LVSL : Début février, dans un entretien au Monde, Jean-Christophe Cambadélis déclarait : « la dégénérescence des socialistes les a amenés à abandonner les exclus ». Au-delà de la formule, peut-on considérer que le PS paie aujourd’hui le prix d’une déconnexion des classes populaires, de l’érosion de ses liens avec le monde syndical et associatif ?

Frédéric Sawicki

Le terme « exclus » est assez vague et masque le fait que le divorce du PS est particulièrement marqué avec les classes populaires (ouvriers et employés) de tout type de statut, y compris récemment les fonctionnaires. Ce divorce ne concerne d’ailleurs pas que le PS. Si une partie de ces électeurs ont pu voter pour Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle, ils ne constituent pas le noyau le plus fidèle de son électorat. L’abstention et le vote Front national sont aujourd’hui les attitudes les plus fréquentes. Les organisations syndicales elles-mêmes peinent de plus en plus à syndiquer les employés et les ouvriers en dehors du secteur public ou des grandes entreprises nationales. La convergence des politiques économiques et sociales menées par la droite et la gauche, par-delà des différences de détail difficilement perceptibles pour les personnes qui ne suivent pas l’actualité politique régulièrement, ont contribué à renforcer une attitude de rejet de la classe politique qui emporte tout sur son passage, à l’exception du FN qui peut jouer sur sa position hors jeu !

LVSL : Vous pointez le rôle de la construction européenne dans la reconfiguration idéologique du Parti Socialiste post-1983 et l’abandon du socialisme dans un seul pays. Est-ce cette question qui a joué le rôle déterminant dans l’incorporation du néolibéralisme par les élites du PS ?

Plutôt que d’incorporation, je parlerai d’accommodation dans un double sens. Après la réorientation des politiques économiques qui commence en fait dès 1982, les élites socialistes en sont vite venues à penser que la seule façon d’accommoder à leur goût le néo-libéralisme était de le réguler en développant les institutions et les règles européennes et internationales. D’où le soutien accordé à François Mitterrand et Jacques Delors pour leur politique de relance de la construction européenne. La chute du mur de Berlin va être vue par les mêmes comme l’opportunité d’affaiblir la puissance économique et monétaire allemande en se lançant dans le projet de monnaie unique, dont le traité de Maastricht est le prélude. Au niveau international, beaucoup d’espoirs ont également été placés dans l’action de l’OMC, dont un socialiste français proche de Delors devient secrétaire général en 2005, Pascal Lamy, après avoir occupé le poste de commissaire européen au Commerce sous la présidence de Romano Prodi.

Au socialisme dans un seul pays s’est substitué l’espoir non pas d’un socialisme à l’échelle de l’Europe, mais d’une Europe disposant de suffisamment de moyens de régulation, y compris dans sa capacité à négocier avec les autres grandes puissances des accords qui préservent des pans entiers de son économie. Chaque avancée dans la construction européenne a alors été présentée comme une étape de plus vers l’Europe sociale. Le problème est que ces avancées ont été très coûteuses (souvenons-nous de la politique de « déflation compétitive » menée sous l’égide de Pierre Bérégovoy ou des privatisations engagées sous le gouvernement de Lionel Jospin pour se conformer aux nouvelles règles européennes) et que l’Europe sociale n’a livré aucune de ses promesses.

“Faute d’être parvenus à construire l’Europe qu’ils espéraient, les socialistes français en sont venus à faire la politique que les institutions européennes espéraient.”

Face à cette impossibilité de peser réellement sur la manière dont s’est construit l’Europe, les socialistes en sont venus à s’accommoder du libéralisme, par petites touches. Cela a commencé très tôt dans le domaine financier où, dès 1985, Pierre Bérégovoy a été en pointe dans la libéralisation des marchés financiers pour permettre à l’État de s’endetter à moindre coût et aux entreprises de se financer plus facilement. Cela s’est poursuivi sur le plan des politiques industrielles, domaine dans lequel les socialistes ont abandonné tout volontarisme dans les années 1990. En matière de politique sociale, ils se sont montrés beaucoup plus prudents que leurs homologues allemands et britanniques. Ils se contenteront, si je puis dire, de ne pas remettre en question les réformes mises en œuvre par la droite (privatisations, réforme des retraites…).

Il faudra attendre le quinquennat de François Hollande pour que les socialistes français s’attaquent au droit du travail. À chaque fois l’argument a été le même, rendre l’économie française plus compétitive et respecter nos engagements européens. Faute d’être parvenus à construire l’Europe qu’ils espéraient, les socialistes français en sont venus à faire la politique que les institutions européennes espéraient. Ici l’échec est celui non seulement des socialistes français mais de tous les sociaux-démocrates européens, qui se sont révélés incapables de porter un projet commun. Faire le bilan de toute cette histoire me semble aujourd’hui un impératif catégorique si les socialistes veulent avoir une chance de continuer à incarner un idéal politique positif pour un nombre significatif de Français et d’européens.

Propos recueillis par Lenny Benbara et Vincent Dain