« La politique en France reste un sport de riches » – Entretien avec Niels Planel

La fracture territoriale française est revenue sur le devant de la scène ces dernières semaines. Alors que l’été fut marqué par des émeutes inédites dans les banlieues, le mouvement des agriculteurs, mais aussi les débats ouverts à gauche dans le cadre de la campagne des élections européennes, illustrent bien le malaise d’une société française au sein de laquelle l’égalité républicaine a été mise à mal par près d’un demi-siècle de politiques néolibérales. Crise des services publics, déserts médicaux, fermetures d’écoles, relégation des classes populaires dans des territoires en marge de la mondialisation sont autant de stigmates d’une France à deux vitesses, subissant de plein fouet la sécession de ses élites. Depuis plusieurs années, Niels Planel observe cette situation se dégrader d’un œil inquiet, l’autre optimiste. Auteur de Là où périt la République (Editions de l’Aube, 2022), il raconte de façon comparée son expérience de terrain en Seine-Saint-Denis et dans les territoires ruraux de la Haute-Côte-d’Or, où il est élu municipal depuis 2020. Appelant à une « convergence des désespérés », aussi bien des populations de la ruralité que des banlieues, il alerte également la gauche sur sa responsabilité de porter un nouveau projet de société réellement émancipateur.

LVSL – Dans cet ouvrage, vous rapportez votre expérience de terrain dans deux territoires très différents, Sevran en Seine-Saint-Denis d’une part, et la Haute-Côte-d’Or, en Bourgogne, d’autre part. Comment s’est passée votre rencontre avec ces territoires contrastés et leurs populations ? Dans quel cadre s’est-elle faite ?

Niels Planel – Cette expérience correspondait à l’origine à un manque. À l’aube de la trentaine, je travaillais pour de grandes organisations internationales et je ressentais le besoin d’aller sur le terrain. Or dans les médias, la ruralité et la banlieue étaient caricaturées, mais personne n’était interviewé sur place, et les personnes qui en parlaient n’y vivaient pas. À cette période, j’ai donc voulu, avec des amis, y monter des projets de réduction de la pauvreté, sachant que la pauvreté augmente graduellement depuis 2004 en France. L’idée était de faire une première expérience, de créer une sorte de laboratoire pour voir ce qui pouvait fonctionner sur place et être reproduit ailleurs.

J’y ai tôt observé que plus on s’éloigne des grands centres de pouvoir, plus on découvre des territoires précarisés où des élus mettent en place non pas des politiques de développement du territoire mais des politiques de contrôle du territoire, profitant du pourrissement de la situation. C’est souvent le fruit de petits arrangements, liés à la conquête et à la conservation du pouvoir.

Dès lors, les initiatives de jeunes pousses qui chercheraient à changer les choses sont interprétées comme des menaces pour le pouvoir local établi, qui va chercher à les neutraliser ou les écarter du territoire, qui se nécrose petit à petit faute d’investissements ou de projets.

LVSL – Les discours politiques, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, ont tendance à opposer ces deux types de territoires, que l’on a parfois d’ailleurs du mal à nommer. Sur quels points principaux la situation de leur population diffère-t-elle ?

N. P. – En termes de stratégie pour la conquête du pouvoir local, si je simplifie, on trouve effectivement dans la banlieue des logiques électoralistes qui font que le discours proposé est taillé sur mesure, susceptible de plaire aux populations en se complaisant dans une posture critique sans faire de proposition constructive. Pour autant, cela permet de se faire élire, de devenir maire, voire d’aller à l’Assemblée nationale, sans avoir trop à assumer les responsabilités à l’échelle locale auprès des populations des quartiers.

On peut formuler une politique commune, autour de la « convergence des désespérés », aussi bien des populations de la ruralité, comme de celles des banlieues, tout simplement parce qu’elles ont les mêmes besoins.

De son côté, l’extrême-droite divise artificiellement depuis son émergence deux types de populations qui ont des besoins semblables. Il y aurait des Français qui seraient plus français que les autres, ce qui justifierait de laisser de côté ces derniers. Au contraire, toute la philosophie du livre que j’ai écrit repose sur l’idée que l’on peut formuler une politique commune, autour de la « convergence des désespérés », aussi bien des populations de la ruralité, comme de celles des banlieues, tout simplement parce qu’elles ont les mêmes besoins.

Certes, leur situation n’est pas tout à fait identique. Dans les banlieues, la proximité avec la ville permet aussi de saisir des opportunités d’emploi qui existent dans les grands centres, à Paris, à Lyon ou à Bordeaux, mais pour autant, les défis sont nombreux pour ces populations. Il n’y a qu’à voir les dysfonctionnements structurels du RER B, sur lesquels je reviens dans les premières pages de mon livre, qui constituent un véritable obstacle pour les habitants de Seine-Saint-Denis. Plus généralement, on constate une mobilité très difficile pour les plus précaires.

Par ailleurs, du côté de la ruralité, on trouve certes les avantages de la nature, les poêlées de champignons qu’on est allé cueillir le dimanche, si l’on caricature, mais la vie n’est pas forcément plus facile là-bas. La principale différence à mes yeux est l’isolement qu’on subit dans la ruralité alors que dans la banlieue, certes il y a de la solitude, mais dans les barres HLM, dans les réseaux associatifs, il y a une solidarité et des sociabilités qui font qu’on souffre sans doute moins de l’isolement.

LVSL – Alors, au contraire, qu’est-ce qui les rapproche ?

N. P. – Tout, et c’est précisément ce qui me passionne dans ce travail que je mène depuis une dizaine d’années maintenant. Successivement, j’ai fait des projets à Sevran, au Blanc-Mesnil, dans des petits villages de la Haute-Côte-d’Or, ensuite en tant qu’élu local, dans une petite ville qui s’appelle Semur-en-Auxois. Lorsque je suis graduellement passé de la banlieue aux territoires ruraux, je m’attendais à ce que tout soit différent. Or en réalité, ce que j’appelle les incarnations de la République, c’est-à-dire non pas des figures de l’imaginaire comme Marianne mais bien plutôt les institutions, les services publics, la santé, l’éducation, les transports, les opportunités économiques ou de formation, y dépérissent autant.

Dans la ruralité comme dans la banlieue, par opposition aux grandes villes, il est aujourd’hui difficile, surtout si vous êtes né dans les couches populaires, de réaliser votre potentiel.

D’un côté, le RER B est là mais demeure dysfonctionnel, de l’autre, on compte au mieux trois ou quatre cars par jour. Il n’y a plus de service d’urgence ouvert aujourd’hui dans le 93, et bon courage aussi pour se soigner en Haute-Côte-d’Or, où vous avez plutôt intérêt à aller à Dijon. Les délais s’allongent tandis que dans des villages comme La Roche-en-Brenil, vers le Morvan, on a vu des classes à trois niveaux. Les institutions sont donc toujours en place, mais bénéficier de ce qu’elles offrent devient de plus en plus difficile. Je rattache ça à l’analyse que propose Amartya Sen de la pauvreté, estimant qu’elle n’est pas forcément monétaire, mais qu’elle s’exprime sous le prisme de la « capabilité », de la capacité des individus à réaliser ce qu’ils estiment être leur potentiel. Dans la ruralité comme dans la banlieue, par opposition aux grandes villes, il est aujourd’hui difficile, surtout si vous êtes né dans les couches populaires, de réaliser votre potentiel, comme le montrent des tas d’exemples dans le livre.

Aujourd’hui, le camp progressiste devrait pouvoir comprendre ces enjeux, s’en saisir et proposer un agenda. L’obstacle principal à cette prise de conscience et à cette volonté politique est selon moi d’ordre sociologique. Les gens se font élire sur place, mais sans vraiment y vivre et par conséquent sans s’imprégner des problématiques du quotidien. C’est sans doute ce qui me met le plus en colère, car on a des ambassadeurs qui reviennent peu sur le territoire qu’ils entendent représenter. Dès lors, il est difficilement envisageable de construire un agenda émancipateur digne de ce nom.

LVSL – Vous vous intéressez en particulier au rapport que ces populations entretiennent avec la République, parfois ambigus. Comment les qualifiez-vous et quelle est la part de responsabilité des pouvoirs publics dans ces rapports ?

N. P. – Il y a plusieurs manifestations de cette relation. Tout d’abord, on le mesure électoralement, car à chaque élection depuis les années 1980, il y a une baisse de la participation électorale, une hausse significative de l’abstention que l’on interroge rarement de façon pertinente et constructive. Des gens qui aimeraient bien faire République mais qui ne se sentent plus représentés se détournent progressivement d’un rituel au cœur de notre vie démocratique. Ce qui pose la question de savoir à partir de quel degré d’abstention un système représentatif ne l’est plus.

Un autre indicateur est en parallèle la montée de l’extrême droite. Aujourd’hui, à trois ans et demi de l’élection présidentielle, on ne se pose même plus la question de savoir si Marine Le Pen peut être présidente mais « quand ? ». La razzia des sièges faite par son mouvement à l’Assemblée nationale a été un événement important de ce processus. Sur ce point, cette construction de la défiance, toutes les forces politiques ont joué un rôle, mais ce que je regrette, c’est que celle qui est, par son logiciel, la plus à même d’incarner les aspirations des couches populaires d’où qu’elles viennent, c’est-à-dire la gauche, ne me semble pas avoir été à la hauteur pendant quarante ans.

Du tournant de la rigueur, il y a très exactement quatre décennies, à aujourd’hui, je n’ai pas suffisamment entendu la gauche défendre les classes moyennes qui se faisaient dévorer par la désindustrialisation. Au contraire, s’est imposée dans les esprits la fameuse expression « l’État ne peut pas tout » face aux fermetures d’usines, au dépérissement des classes moyennes, à l’explosion des familles monoparentales – les mères seules étant le noyau dur de la pauvreté en France – ou encore aux jeunes, sans emploi et sans formation dont regorge notre pays.

C’est précisément là que l’on aurait dû retrouver la gauche, pour investir dans l’école, pour rénover le RER B, pour remettre de la mobilité dans les territoires ruraux, etc. Un autre exemple : dans ma circonscription, la plus grande de France avec 342 communes, les violences intrafamiliales sont au sommet de la liste des crimes et délits. On n’en parle jamais, il y a un silence assourdissant sur cette question, alors que l’on y croise, au XXIe siècle, des jeunes femmes avec des bleus au visage ou au corps, et qui n’osent porter plainte, dans des logiques engendrées par ces violences. Les enfants ne sont pas épargnés. C’est un sujet primordial, et si vous avez passé plus de 30 minutes dans un commissariat de banlieue, vous savez que celle-ci est également concernée.

Nous sommes un pays qui aspire à plus d’égalité, qui est attaché à cette notion et qui refuse de voir la précarité exploser.

Alors, sincèrement, dans l’ordre des priorités des progressistes, faut-il d’abord saturer le débat avec les questions sociétales, par exemple liées à l’écriture inclusive, ou bien est-ce que l’on ne devrait pas se préoccuper d’abord de ce type de sujets ? C’est cela que les gens attendent, alors pourquoi a-t-on retrouvé la gauche sur des problématiques de déchéance de nationalité ? C’est là que se situe la rupture. Nous sommes pourtant un pays qui aspire à plus d’égalité, qui est attaché à cette notion et qui refuse de voir la précarité exploser.

Je pense qu’il y a un rendez-vous manqué avec un personnel politique qui est sociologiquement plus à l’aise que l’électorat moyen et qu’on ne retrouve pas sur place. En dix ans, j’ai croisé très peu de représentants du personnel de gauche, quand on ne se moquait carrément pas que j’aille « là-bas ». Pourtant, je peux témoigner qu’en tant que simple petit élu local, le travail que je fais a un impact sur ces questions. Alors, si on peut le faire en tant qu’élu local, il n’y a aucune raison de ne pas pouvoir le faire à l’échelle nationale. Seulement, être progressiste, c’est une exigence, et il y a comme une démission de ce point de vue.

LVSL – Vous montrez bien aussi, malgré la persistance d’un idéal égalitaire, la progression dans ces territoires de l’individualisme que vous mettez en lien avec le néolibéralisme. Sur quels aspects la percée de l’individualisme s’appuie-t-elle dans ces territoires, et en quoi participe-t-elle de la défiance vis-à-vis d’une République qui semble s’éloigner ?

N. P. – En 2022, l’IFOP avait fait une enquête qui montrait qu’un tiers des personnes en situation de précarité se sentent seules. Lorsque l’on croise cette solitude dans la précarité au développement depuis quinze ans de sociabilités virtuelles sur les « réseaux sociaux », qui polarisent fortement la société, cela ne favorise pas les projets collectifs ni la solidarité.

Mon collègue Achraf Ben Brahim montre dans plusieurs de ses ouvrages comment l’extrême droite domine la toile ou comment des groupuscules comme l’État islamique ont eu la capacité d’endoctriner en ligne. Le rôle des réseaux sociaux, aux coûts faibles, n’est pas à sous-estimer. Au demeurant, dans la ruralité, les gens qui toquent aux portes dans le contexte du militantisme ont également disparu. Ce qui reste, ce sont effectivement les réseaux sociaux, dont les algorithmes vous enferment dans des bulles idéologiques qui vous confirment dans vos opinions et ne vous invitent plus à discuter avec vos voisins.
On peut aussi partir des conditions matérielles qui font que les Français les plus précaires sont seuls : cela coûte cher d’aller boire un café, d’aller au restaurant. Le coût d’activités sociales qui peuvent sembler banales pour les catégories sociales plus aisées demeure un enjeu fondamental, dans la banlieue comme dans la ruralité, qui encourage des formes d’individualisme.

Certes, l’individualisme n’est pas un phénomène nouveau, mais il y a un mouvement moderne autour du cocon, lié à tout le confort qu’on installe chez soi, au rôle des plateformes comme Netflix ou Amazon. Ce renfermement dans la sphère privée a évidemment des répercussions politiques, participant d’un désinvestissement de la chose publique d’autant plus paradoxal que dans les enquêtes d’opinion, les relations sociales, et notamment amicales, restent très valorisées. On a donc le droit d’être optimiste, mais cela passe nécessairement selon moi par une réflexion en termes de politiques publiques qui visent à renverser cette tendance.

LVSL – Justement, vous avez parlé à plusieurs reprises de Territoires zéro chômeur de longue durée, expérimentation qui vise à recréer des formes collectives d’emploi pour permettre aux personnes qui en sont durablement éloignées de retrouver un travail. Pouvez-vous en rappeler les principes et nous dire le rôle qu’il peut avoir spécifiquement dans les territoires qui vous intéressent ?

N. P. – Cette expérimentation a été portée par Laurent Grandguillaume, ancien député socialiste de Côte-d’Or qui connaît particulièrement bien les questions de précarité et d’emploi. Elle concerne aujourd’hui une soixantaine de territoires en France, qui reposent concrètement sur des entreprises dites à but d’emploi (EBE). J’ai bâti ce projet sur ma commune. Le principe est simple : les demandeurs d’emploi de longue durée, un an ou plus, qui en font la demande, ont le droit d’accéder à un emploi, comme le garantit le préambule de la Constitution de 1946.

Le système est financé par un prélèvement chaque année sur les 40 milliards d’euros du budget national du chômage, ainsi que du RSA du côté des départements, pour proposer des activités sous la forme de CDI aux demandeurs d’emploi en fonction de ce qu’ils veulent faire et de ce qu’ils savent faire. Ce type de contrats leur permet de se projeter dans l’avenir, avec un salaire minimum qui leur permet de retrouver une place dans la société et une forme de dignité. C’est là où l’on rompt avec l’isolement que je décrivais : ce sont des personnes qui ont été marginalisées, dont on disait – ce qui me met également en colère – qu’elles n’étaient bonnes à rien, paresseuses voire « assistées », alors même que cette situation est trop souvent subie, pour des questions de mobilité, de santé, de handicap, de formation, d’âge, voire dans certains cas des discriminations de genre ou d’origine ethnique.

Ce projet permet donc de reconstruire la démocratie locale, en particulier à travers un Comité local de l’emploi, qui est en fait l’organe de gouvernance de ces territoires zéro chômeur : il associe l’État, le Département, la municipalité, des acteurs du tissu social et associatif, les entreprises, les employeurs, et bien sûr des demandeurs d’emploi de longue durée. Ainsi, des organismes qui d’habitude travaillent en silos, des collectivités qui en général ne se parlent pas entre elles, fluidifient leur travail en partant des besoins, des qualifications et des envies de ces demandeurs d’emploi.

À titre d’exemple, dans mon territoire, qui a véritablement été lancé l’été dernier, nous avons réussi à placer plusieurs personnes dans l’EBE, mais à peu près autant sur le marché du travail classique. Ce sont autant de victoires face aux drames humains provoqués par le chômage dans notre pays. Je conseille vivement à chacun d’aller voir comment cela change la vie des personnes qui reviennent à l’emploi après un an ou plus d’isolement. Voilà donc un projet qui devrait être prioritaire dans un agenda de justice sociale.

LVSL – Vous montrez également dans l’ouvrage que ces lieux dans lesquels « périt la République » sont aussi des territoires où elle peut se renouveler, trouver un terreau fertile pour se revivifier. Quels sont selon vous les axes prioritaires pour inverser cette tendance ?

N. P. – Le titre insiste en effet sur les territoires « où périt la République », ce qui ne veut pas dire que « la République périt ». Il restera toujours une unité qu’on appellera la République française. Mais on y trouve des poches de précarité qui vont s’en éloigner comme des îlots de manière durable, raison pour laquelle une volonté politiques et des efforts sont nécessaires pour ressouder ces territoires précarisés, marginalisés.

Martin Luther King, peu de temps avant sa mort, découvre que les populations blanches précarisées aux États-Unis souffrent finalement des mêmes problèmes, à des degrés divers, que les populations afro-américaines marginalisées. Sans les mettre sur le même plan, il affirme que sans créer une coalition de ces deux segments de la population, le combat pour la justice sociale ne mènera nulle part. De même, un sociologue de Harvard auprès duquel j’ai étudié, William Julius Wilson, démontre dans ses travaux qu’on peut recréer de l’interdépendance entre des groupes différents, pourvu qu’on leur fasse réaliser qu’ils ont besoin les uns des autres pour avancer.

L’agenda que je propose dans mon livre n’est donc pas révolutionnaire : il faut reconstruire une école qui fonctionne, remettre des hôpitaux là où il n’y en a plus et garantir la mobilité à toutes les échelles. Concrètement, cela nécessite un investissement sans précédent en navettes électriques, puisqu’il faut aussi s’engager dans la décarbonation des transports, et garantir des transports peu chers, quitte à les subventionner, quitte à ce que ce soit déficitaire pour la collectivité. De toute façon, au-delà de la défense de ce service public, en termes d’emplois et de capacité de générer de l’activité économique, cet investissement sera compensé.

Former et rémunérer correctement ces enseignants, leur donner les moyens de faire leur métier a certes un coût, mais là encore, n’est-ce pas un investissement rentable à long terme pour la société ?

Du point de vue de nos lycées, l’OCDE révèle que dans les quartiers privilégiés, près de 90 % du personnel est certifié ou agrégé, alors que dans les zones en difficulté, le chiffre chute à 58%. Former et rémunérer correctement ces enseignants, leur donner les moyens de faire leur métier a certes un coût, mais là encore, n’est-ce pas un investissement rentable à long terme pour la société ? Cela peut être également le point de départ d’une nouvelle fiscalité, plus progressive, notamment sur la question des héritages, de la taxation des successions et des donations. Et pourquoi pas trouver des instruments innovants comme la mise en place d’un capital de départ pour les jeunes, comme cela commence à être le cas dans certains États américains, à l’instar du Connecticut ?

Pour cela, il faut certes que des gens qui portent ces idées puissent arriver aux responsabilités, mais surtout que ces deux segments de la population se rendent compte qu’ils ont besoin l’un de l’autre, de trouver un représentant commun pour porter ces idées et de voter dans la même direction. Qu’on en finisse avec les idées nauséabondes de l’extrême droite qui ne cherche qu’à diviser sans apporter de solution concrète ou réaliste pour cette convergence des désespérés.

LVSL – Vous esquissez l’urgence de créer cette convergence des désespérés, que vous décrivez dans le livre comme « une alliance de cette France des RER et des TER ». Sur quels fondements et par quel biais cette alliance peut-elle, selon vous, être menée à bien ?

N. P. – Même si chaque situation nationale est différente, on en voit d’une certaine façon les prémices outre-Atlantique, avec une coalition au sein du Parti démocrate qui a tenu jusqu’ici, entre les électeurs blancs de la working class et les minorités afro-américaines ou hispaniques. Cela s’est fait en construisant des propositions parlant à ces deux électorats a priori très différents et ensuite en les mettant en œuvre. Lors de sa présidence, et malgré un Congrès qui n’y était pas forcément enclin, Joe Biden a investi des milliers de milliards de dollars sur des projets d’infrastructures, sur des projets liés au changement climatique, sur des projets de lutte contre la pauvreté chez les enfants qui ont réduit ce taux, en une mesure, de 12 à 6 %.

Il faut donc cette volonté politique, mais surtout, elle doit s’incarner dans des personnalités. Sur l’échiquier politique français, de la gauche de la gauche jusqu’au centre droit, on trouve des personnalités qui sont sensibles à ces problématiques. On parle beaucoup du rapport Borloo sur les quartiers prioritaires. De même, aujourd’hui, l’un des plus fervents défenseurs de la taxation des hauts revenus est Jean-Paul Mattei, du MoDem. On dirait une proposition de Piketty, et cela lui vaut de se faire taper sur les doigts dans son propre camp. Pour autant, c’est un notaire de province, il sait exactement de quoi il parle et c’est là où l’on revient selon moi à une question sociologique décisive.

L’enjeu est de ramener aux urnes, et déjà sur les listes électorales, des gens issus des milieux populaires, et de ne pas se complaire dans une élite électorale qui croit savoir ce que veulent les plus précaires mais qui en est le plus souvent totalement coupée.

Au sein de la NUPES, on trouve une surreprésentation parisienne, en particulier du Nord et de l’Est de Paris, avec une ligne droite qui va de la place de la République jusqu’à Montreuil. Les idées portées par la NUPES sont logiquement déterminées par cette sociologie urbaine et diplômée, de classes intellectuelles et artistiques, parfois en voie de précarisation. Mon propos n’est pas de dire que ces idées et ces intérêts ne doivent pas être portés, au contraire, mais qu’ils ne doivent pas pour autant devenir prédominants.
L’enjeu est de ramener aux urnes, et déjà sur les listes électorales, des gens issus des milieux populaires, et de ne pas se complaire dans une élite électorale qui croit savoir ce que veulent les plus précaires mais qui en est le plus souvent totalement coupée. La banlieue, c’est à peu près 5 millions de personnes et la ruralité, c’est 30 millions de personnes. Il y a quand même, à mon sens, une majorité électorale qui pourrait se dégager de cet univers.

Je parlais de Jean-Paul Mattei, de Jean-Louis Borloo, mais on peut aussi parler à mon sens de François Ruffin, qui arrive à parler avec les classes populaires, notamment périurbaines, mais qui semble encore un peu moins connu dans les banlieues, où l’on me dit « il n’est pas sur nos réseaux sociaux, il n’est pas sur les chaînes qu’on regarde », ou encore « il n’est pas sensible aux enjeux de la banlieue », tandis qu’un chauffeur de taxi originaire du 93 me disait quant à lui : « il est trop à gauche ».

Lorsque l’on arrivera à parler au chauffeur de taxi du 93 comme à l’ouvrier de la ruralité, alors on aura trouvé une piste.

Là aussi, on se confronte à une sociologie loin de l’idéalisation que l’on se fait parfois des classes moyennes et populaires lorsque l’on est militant de gauche : un chauffeur de taxi de la banlieue, c’est quelqu’un qui veut vivre une vie normale, qui ne veut pas être surtaxé, qui aime juste pouvoir faire son boulot convenablement, et qui n’a pas forcément des rêves révolutionnaires. Lorsque l’on aura trouvé ce point d’équilibre, lorsque l’on arrivera à parler au chauffeur de taxi du 93 comme à l’ouvrier de la ruralité, alors on aura trouvé une piste.

LVSL – Au-delà de ces questions électorales, en termes de formation comme de participation directe à la politique, comment les populations de ces territoires pourraient-elles s’engager davantage dans la vie politique ?

N. P. – Je viens de publier dans la revue Esprit un article sur l’impératif d’une réforme du statut de l’élu local. Tout le monde politique a un train de retard sur la société. Aujourd’hui, lorsque vous êtes jeune, lorsque vous travaillez avec des horaires difficiles, lorsque vous avez une famille, vous n’avez pas forcément de temps à consacrer à cette activité si chronophage qu’est la politiques, débattre pendant des heures de projets d’aménagements ou d’infrastructures, sans que cela aboutisse forcément d’ailleurs. La société a évolué, c’est chose heureuse : au sein d’un couple, tout le monde travaille ; la politique traditionnelle, elle, fait comme si une personne pouvait encore s’appuyer sur la ou le partenaire pour s’occuper du « back office » pendant que l’autre s’occupe de politique. Ces choses-là sont dépassées. Les jeunes élus sont souvent célibataires ou alors s’éloignent rapidement de la politique pour pouvoir s’occuper de leur métier et de leur famille.

Par ailleurs, les politiques de contrôle du territoire que j’ai décrites empêchent trop souvent des jeunes d’arriver aux responsabilités à l’échelle locale. Les conseils municipaux sont souvent surreprésentés par des retraités. Il faudrait davantage d’équilibre. C’est très bien qu’il y ait des retraités, mais une meilleure représentation de la société, et notamment des jeunes, favoriserait sans doute le desserrement de l’étau mis en place par des barons locaux ainsi que l’innovation.

D’autres perspectives sont ouvertes par la révolution numérique, dont je ne connaissais à peu près rien avant d’être élu en charge de ce dossier. J’ai supervisé le déploiement de la fibre dans mon territoire, mis du wifi public, nous avons noué un partenariat avec le lycée local et une start-up parisienne pour faire des initiations au no-code et bientôt à l’intelligence artificielle. Une valorisation professionnelle de ce type d’initiatives ou de compétences sur le CV pourrait inciter des jeunes à s’engager pour la communauté.

Par ailleurs, la France compte 34 945 communes. Les regroupements déjà engagés pourraient permettre à chacune de disposer de davantage de moyens, et aussi, il ne faut pas avoir peur de le dire, de meilleures indemnités pour les élus. Cela peut sembler amusant, mais au titre de ces activités, je gagne 70 € par mois. C’est symbolique, et à ce stade autant les reverser à des associations caritatives qui en font un meilleur usage, mais plus sérieusement, cela signifie que la politique en France reste un sport de riches. Les publics les plus éloignés de la politique doivent donc avoir aussi une raison économique de dégager du temps pour en faire.

Je tiens à conclure en disant que je suis à la fois pessimiste pour la capacité du camp du progrès à rebondir à court terme en France, alors même que réémerge une société d’héritiers figée, ce qui laisse un boulevard à l’extrême-droite pour user des classes moyennes comme d’un marchepied vers le pouvoir, et optimiste comme je l’ai rarement été : Des révolutions encore méconnues mais profondément progressistes comme « Territoires zéro chômeur », mais aussi « Harlem Children’s Zone », que j’ai vu à New York en juin, ou les « baby bonds », ce capital de départ que le Connecticut a mis en place en 2023 le tout avec un coût très raisonnable pour les finances publiques – peuvent, prises ensemble et portées à échelle, permettre, quand il faudra défaire cette société du privilège et reconstruire, de redessiner les trajectoires de vie des plus fragiles et de grandement contribuer à ce que la naissance ne détermine pas la destinée d’un individu – ce qui est, ce me semble, le combat fondamental du camp du progrès.

Raphaël Glucksmann, nouvel enfant prodige de la bourgeoisie de gauche

© LHB pour LVSL

Comme il y a cinq ans, une petite musique se fait entendre dans le paysage audiovisuel français : un homme providentiel incarnerait le changement tant attendu. Ce champion du progrès, de la liberté, du droit des peuples, de l’environnement, en bref de l’Europe se nomme Raphaël Glucksmann. Nous voilà sauvés, soupirent les Français – du moins, une partie d’entre eux. Une partie d’ailleurs plutôt aisée, inquiète des populismes, déçue du macronisme. Des rédactions parisiennes aux amphithéâtres de sciences politiques, on plébiscite la candidature Glucksmann. D’où vient donc ce nouveau héraut du centre-gauche, qui a désormais « la cote dans les milieux d’affaires » selon le quotidien pro-business l’Opinion ?

Certains l’ont peut-être découvert à l’occasion du récent battage médiatique engagé en sa faveur. D’autres lors de sa campagne de 2020 en faveur des Ouïghours (le carré turquoise, sur les réseaux sociaux, après le carré noir de Black Lives Matter, nouveau signe de l’indignation collective). Son entrée en politique est pourtant un peu plus ancienne. 

Né le 15 octobre 1979, Raphaël Glucksmann est un essayiste, réalisateur de documentaires et homme politique issu d’une famille intellectuellement influente : son père est le philosophe néolibéral André Glucksmann. Ce dernier appartient au courant des « nouveaux philosophes », très virulents contre l’Union soviétique, et est un proche de Bernard Henry-Lévy. Après des études au lycée Henri IV puis à Sciences Po Paris, Raphaël Glucksmann imite « BHL » en traitant de divers conflits (Tchétchénie, Géorgie, génocide rwandais) sous un prisme humanitaire, ce qui lui permet d’obtenir une notoriété médiatique. Il ne tarit d’ailleurs pas d’éloges sur son inspirateur : dans un billet publié en 2011 sur le site de « BHL », il déclare « Ce qui m’a toujours plu chez Bernard, comme chez mon père d’ailleurs, c’est ce refus chevillé au corps de confondre objectivité et neutralité ».

De 2005 à 2012, Raphaël Glucksmann conseille le président géorgien Mikheil Saakachvili qui abolit le salaire minimum, licencie 60 000 fonctionnaires et abaisse l’impôt sur les dividendes à 5 %.

Comme « BHL », son engagement est résolument pro-occidental : il soutient dès 2004 la révolution orange en Ukraine, réalisant divers documentaires sur les thématiques lui tenant à cœur. Avec un intérêt particulier pour l’ex-URSS. Sa compagne durant le début des années 2010 n’est autre qu’Eka Zgouladze, vice-ministre de l’Intérieur de Géorgie. En décembre 2014 elle est propulsée à la même fonction… en Ukraine. Naturalisée citoyenne ukrainienne par le chef d’État Petro Porochenko suite à la « révolution » Maïdan, elle obtient ce poste quelques jours plus tard tard. Il est vrai que Raphaël Glucksmann est à cette période conseiller de l’autoritaire et ultralibéral président géorgien Mikheil Saakachvili, qui s’exilera lui aussi en Ukraine pour échapper à des procès après la fin de son règne. Ukraine et Géorgie avaient alors pour point commun d’être en conflit avec la Russie, et en voie de rapprochement avec les États-Unis.

Ce épisode est opportunément omis de la plupart des portraits médiatiques de Raphaël Glucksmann. Les réformes de Saakachvili en Géorgie – conseillé par Glucksmann de 2005 à 2012 – sont pourtant loin d’être anodines : abolition du salaire minimum, licenciement de 60 000 fonctionnaires, abaissement de l’impôt sur les sociétés de 20 % à 15 %, et de l’impôt sur les dividendes de 10 % à 5 %. En 2009, la Géorgie était d’ailleurs considérée par Forbes comme le quatrième pays avec la pression fiscale la plus faible au monde.

Des rédactions aux rédactions, en passant par le Parlement européen

Après ce séjour en ex-URSS, Glucksmann revient en France et officie comme chroniqueur sur France Info et France Inter. Par la suite, il tente de convertir sa relative popularité dans l’intelligentsia libérale en capital politique. En novembre 2018, il cofonde le parti Place Publique en vue des élections européennes. Son postulat de départ est simple : le Parti socialiste est en pleine implosion et le champ politique français se recompose rapidement. Avec un grand gagnant, Emmanuel Macron, qui remporte les élections de 2017, ce dont Raphaël Glucksmann se félicite alors. L’évolution vers la droite du gouvernement laisse un espace au centre-gauche parmi ces Français éduqués, urbains, très attachés à l’Union européenne et au progrès, mais frileux à l’idée de changements socio-économiques rapidement suspects de populisme.

Cette aile gauche de la technocratie produit effectivement à la chaîne les figures politiques comme les partis mort-nés, sans être troublée outre mesure par ses échecs répétés. Le dernier en date étant peut-être la « Primaire populaire » de 2022 ayant adoubé Christiane Taubira. Co-fondatrice de Place Publique, la militante écologiste Claire Nouvian en claque la porte après quelques mois à peine, étrillant Glucksmann et les arrivistes en tout genre qui ont vite pris le contrôle du mouvement.

Aux européennes de mai 2019, Place Publique, alliée avec le Parti socialiste, Nouvelle Donne et le Parti radical de gauche, parvient à faire élire Raphaël Glucksmann comme député européen, en réunissant 6,19 % des voix dans un scrutin boudé par un électeur sur deux. Alors que la France est alors marquée par le mouvement des Gilets jaunes, l’horizon européiste et élitiste représenté par cette liste ne rencontre guère de succès. Rien de surprenant là-dedans : comme le rappelle Pierre Rimbert dans un article intitulé « Un autre Macron est possible » pour Le Monde Diplomatique, Raphaël Glucksmann ne se signale pas particulièrement par sa fibre sociale. L’opposition aux réformes austéritaires du quinquennat Hollande le laisse de marbre.

Plus adepte des campagnes sur les réseaux sociaux que des mobilisations des travailleurs, l’eurodéputé jure aujourd’hui avoir changé : lui, le chantre de l’ouverture du marché au nom des valeurs européennes, a désormais pris conscience du rôle néfaste de la finance dérégulée et des souffrances du bas-peuple. Ses modes d’action restent pourtant les mêmes : dans une réponse aux griefs de François Ruffin à son encontre, il explique par exemple qu’« en interpellant les grandes marques de la fast fashion qui peuplent son armoire par exemple, chacun retourne l’aliénation que le marketing du capitalisme consumériste veut lui imposer pour charger son pouvoir d’achat d’un pouvoir d’influence civique. » Une conception très individualiste du combat contre la marchandisation du monde.

Raphaël Glucksmann appartient au groupe d’Eva Kaili, ancienne vice-présidente du Parlement européen, arrêtée par la justice belge et accusée de corruption par le Qatar. Ce pays n’est mentionné que trois fois dans le rapport co-signé par Glucksmann sur les « ingérences étrangères » – contre soixante-six pour la Russie.

Lorsque François Ruffin l’interpelle sur la séquence du traité européen de 2005 ou sur la récente réforme des retraites, qui ont durablement cassé la confiance des citoyens envers le personnel politique, Glucksmann répond en mettant en avant « la fin des décisions à l’unanimité au Conseil […] c’est-à-dire une avancée dans la construction de l’Europe politique. » Le tout, évidemment au nom de la lutte contre les paradis fiscaux et les régimes autoritaires.

Un droit des peuples à géométrie variable

Ce combat contre les autocraties et les régimes illibéraux, Glucksmann en a fait sa marque de fabrique. Mais au-delà de l’image, qu’en est-il réellement ? À peine élu eurodéputé, il demande la création d’une « Commission spéciale sur l’ingérence étrangère et la désinformation », dont il devient le président. Il en synthétise les conclusions un énième livre intitulé La grande confrontation. Comment Poutine fait la guerre à nos démocraties. Raphaël Glucksmann ne mâche effectivement pas ses mots pour flétrir l’ennemi russe, qui opprime ses amis géorgiens ou ukrainiens. Ardent partisan de l’aide militaire à l’Ukraine, Glucksmann fait d’ailleurs de l’intégration de cette dernière dans l’OTAN et l’Union européenne une priorité absolue, quel qu’en soit le prix économique. Cette Commission spéciale reste pourtant étrangement timide quant aux ingérences venues de l’Ouest. Quid, par exemple, du travail d’espionnage commercial et diplomatique mené en Europe par les États-Unis ?

Les foudres de Raphaël Glucksmann s’abattent uniquement sur les adversaires du bloc occidental. Ses alliés bénéficient d’une singulière mansuétude. Qu’il s’agisse de l’Arabie Saoudite, des pays d’Europe de l’Est opposés à la Russie, de la Turquie ou du Qatar. Détail significatif concernant ce dernier : Raphaël Glucksmann appartient à l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D), le groupe d’Eva Kaili, ancienne vice-présidente du Parlement européen au centre d’un scandale de corruption. En décembre 2022 on retrouvait chez elle 900 000 euros en liquide et elle était arrêtée par la justice belge, accusée de corruption par le Qatar. Quelques jours plus tôt, elle ne tarissait pas d’éloges sur ce pays, « leader en matière de droit du travail avec l’abolition du kafala [système par lequel le Qatar exploite des migrants dans des conditions proches de l’esclavage NDLR] et l’introduction d’un salaire minimum […] [qui] s’est engagé dans cette voie par choix ». Or, le Qatar n’est mentionné que trois fois dans le rapport issu de la commission sur les ingérences étrangères exigée par Glucksmann ; la Russie, elle, est mentionnée soixante-six fois.

Plus récemment, la question de la guerre à Gaza lui a valu de nombreuses critiques parmi une jeunesse de gauche sensible au droit des peuples, qui découvrait soudain l’hémiplégie morale de l’eurodéputé. La députée LFI Alma Dufour et la juriste franco-palestinienne Rima Mobarak listent ainsi ses votes au parlement européen, en opposition à toute condamnation sérieuse d’une opération militaire israélienne ayant déjà conduit à plusieurs dizaines de milliers de victimes civiles.

Les foudres de Raphaël Glucksmann s’abattent uniquement sur les adversaires du bloc occidental.

Cinq ans après son élection, qu’est ce qui a changé pour Raphaël Glucksmann ? Tout, et rien : ses campagnes menées sur les réseaux sociaux comme dans les rédactions lui ont conféré une indéniable popularité dans ce qu’il reste du centre-gauche français. Celle-ci s’érode pourtant déjà face aux apparentes contradictions du personnage. Ardent défenseur des intérêts du bloc occidental rejouant encore et encore la Guerre froide, espérant un remake de la success story macronienne de 2017 à son avantage, Raphaël Glucksmann revient. Parmi les anciens soutiens du Président actuel, il séduit déjà Daniel Cohn-Bendit. Si sa réélection est probable grâce aux jeux d’alliance et surtout à un battage médiatique bienveillant, le discours progressiste, ressassant comme un disque rayé ses poncifs européens libéraux, en période de guerre européenne et de crise économique, tourne plus que jamais à vide.

Les divisions de Die Linke, signes d’une gauche allemande à la dérive

Sahra Wagenknecht en meeting. © Die Linke

En Allemagne, Die Linke, le parti de gauche radicale, est au bord de la rupture. Son ancienne figure de proue Sahra Wagenknecht, qui jouit d’une forte popularité, entend le quitter pour fonder son propre mouvement. Elle accuse Die Linke d’avoir versé dans une surenchère « sociétale ». Avec une stratégie consistant à s’appuyer sur la « société civile progressiste » (ONG écologistes, mouvements favorables à l’accueil des migrants, etc.) dont la « jeunesse » est le cœur de cible, le parti semble bien avoir abandonné ses racines populaires. Mais la stratégie de Wagenknecht, jamais avare d’une polémique contre la « culture woke », semble également fragile. Par Loren Balhorn, traduction Camil Mokaddem [1].

Après des années marquées par des revers électoraux et des luttes internes, il semblerait que les tourments du parti de gauche radicale allemand Die Linke s’achèvent enfin.

En juin dernier, les co-présidents du parti ont annoncé que le futur de Die Linke s’écrirait sans Sahra Wagenknecht, fermant ainsi la porte à la figure la plus populaire, mais aussi la plus controversée du parti. Ancienne porte-parole au Bundestag, elle est aujourd’hui peu présente au Parlement. Ses détracteurs l’accusent depuis longtemps de défier la discipline du parti pour promouvoir son propre projet politique. Celle-ci ne rate en effet jamais une occasion de critiquer ce qu’elle nomme la « gauche lifestyle » de la classe moyenne.

Il apparaît clair que le parti tel qu’il existait depuis les années 2000 n’a plus sa place dans le contexte actuel. La décision unanime des cadres de Die Linke fait écho aux déclarations des soutiens de Wagenknecht, qui évoquent ouvertement un départ depuis des mois. Le choix de l’activiste Carola Rackete [capitaine d’un bateau transportant des immigrés, qui avait défié le ministre italien Matteo Salvini pour les faire débarquer sur l’île de Lampedusa ndlr] et du spécialiste en médecine sociale Gerhart Trabert pour représenter Die Linke aux élections européennes n’ont fait que confirmer une scission qui paraît désormais inévitable.

La désignation de Carola Rackete comme tête de liste aux européennes, célèbre pour ses actions de sauvetage en mer auprès des embarcations de migrants, est emblématique de la voie empruntée par Die Linke. Elle est d’une grande popularité auprès des militants les plus jeunes du parti et des électeurs de centre-gauche – deux franges au cœur de la nouvelle stratégie du parti

Un tel schisme comporte des risques, notamment celui de ne voir aucun élu à gauche du SPD (parti social-démocrate allemand) siéger au parlement d’ici 2025. Une perspective qui pourrait cependant être vécue comme un soulagement, tant l’atmosphère était devenue délétère à Die Linke, marquée par l’incapacité d’un bord comme de l’autre à amorcer le moindre dialogue. L’optique d’un départ de Wagenknecht donnera enfin l’occasion à chaque camp de mesurer son projet politique à l’aune de ses succès électoraux.

Il reste toutefois de nombreux doutes à éclaircir, à commencer par le programme que chacun souhaite défendre. Une fois le départ des partisans de Wagenknecht acté, Die Linke restera divisé entre une aile de centre-gauche conciliatrice et un mouvement ouvertement radical, ce qui pourrait à l’avenir approfondir les divisions. Il sera difficile de dégringoler plus bas que ces dernières années, mais remonter la pente s’annonce fastidieux.

Le pari hasardeux de Die Linke

La conférence de presse du 17 juillet intronisant Rackete et Trabert entendait marquer une nouvelle ère. La désignation de Carola Rackete, célèbre pour ses actions de sauvetage en mer auprès des embarcations de migrants, est emblématique de la voie empruntée par Die Linke. L’ancienne co-présidente du groupe, Katja Kipping, avait un temps exprimé son ambition de faire de Die Linke le catalyseur des « jeunes qui veulent changer le monde ». Pour souligner cette (relative) nouvelle orientation, la conférence de presse a été suivie par une autre devant les locaux de Die Linke, au cours de laquelle des représentants de plusieurs ONG ont pu « exprimer leurs attentes, leurs souhaits et leurs critiques du parti ».

Cette annonce a été vécue comme un « putsch » par certaines voix à gauche. Le recrutement d’une figure progressiste reconnue, extérieure au parti, permet à Die Linke de montrer qu’une page est tournée. Sans aucun doute, Rackete est une personnalité populaire auprès des militants les plus jeunes du parti et des électeurs de centre-gauche – deux franges, semble-t-il, au cœur de la nouvelle stratégie du parti. Une orientation qui semble pour l’instant convenir aux anciennes figures tutélaires du parti, comme Dietmar Bartsch. Ce virage semble confirmer l’émergence d’un nouveau « centre stratégique », longtemps exigé par ses membres. Mais les militants qui ont pris la parole au cours de la conférence de presse peuvent-ils représenter une véritable base électorale ?

Die Linke jouissait autrefois d’une base de votants à l’Est – notamment des nostalgiques de l’ancienne RDA -, qui constituait une « bouée de sauvetage » parant à tout naufrage électoral. Cette base est désormais perdue

La direction de Die Linke semble miser sa survie sur la capacité des ONG et des mouvements de la « société civile » à organiser de vastes mobilisations sociales. Ils pourraient constituer une base sociale qui s’intégrerait au parti sur le long terme. Pourtant, les manifestations « antifascistes » sous le mot d’ordre « indivisibles » (#unteilbar), tout comme les Fridays for Future, pour citer deux mouvements notoires, étaient tout sauf homogènes. L’une comme l’autre de ces marches a uni des manifestants en faveur de politiques « progressistes » (pour une politique migratoire ouverte et des mesures climatiques à la hauteur de l’urgence), mais leur composition sociologique et leur orientation politique sont quant à elles profondément hétérogènes. Le vote Die Linke pourrait conjoncturellement les séduire, mais de telles affinités électorales sont temporaires – contrairement à celles d’un front de classe. Ainsi, cette stratégie semble limitée quant à sa capacité à refonder la base sociale durable sur laquelle la gauche s’est appuyée au cours de son histoire.

Aux difficultés sociologiques que pose cette orientation du parti s’ajoute la question de la conjoncture politique. Cette annonce arrive en effet au moment où ces mouvements se trouvent dans une impasse : les vastes mobilisations climatiques de ces dernières années, parmi les plus importantes au monde, n’ont pas réussi à contraindre le gouvernement à accélérer la transition écologique. Le vice-chancelier Robert Habeck, lui-même élu du parti écologiste Die Grünen, semble abandonner sa promesse de sortir du charbon d’ici 2038, au grand dam des ONG, dont les efforts se sont avérés vains.

En dépit des mobilisations du mouvement « indivisibles », plaidant pour une politique migratoire ouverte, le gouvernement actuel, regroupant les Verts, le SPD et les libéraux du FDP, a choisi la doctrine opposée. La coalition tricolore a ainsi approuvé les réformes restrictives en termes d’octroi d’asile de l’Union européenne, tandis que la ministre de l’Intérieur Nancy Faeser a négocié des accords avec plusieurs dirigeants autoritaires nord-africains afin de maintenir les immigrés potentiels à distance des frontières européennes. La coalition « indivisibles » s’est dissoute en silence en 2022, concédant que « la dynamique du mouvement a vécu ». Relancer cet élan, comme le souhaite Die Linke, semble relever de la gageure…

À Berlin et à travers l’Allemagne, les ONG et mouvements progressistes comptent bien un certain nombre de victoires. Mais dans l’ensemble, ils semblent incapables de résister aux vents violents qui secouent la société. Reconstruire un parti autour de ce qu’il reste de la « société civile » paraît donc hasardeux. La déclaration de Janine Wissler, qualifiant Die Linke de « pôle de l’espoir », fait écho à cette impuissance. Ni son parti, ni aucun autre groupe progressiste en Allemagne n’est actuellement en progression : tout juste Die Linke peut-il espérer glaner 5 % aux prochaines élections et sauver les meubles…

À court terme, ce pari suffira peut-être à empêcher la désintégration totale du parti. Le gouvernement ayant renoncé à ses promesses de campagne et perdu toute crédibilité, Die Linke peut en profiter pour devenir le point de chute d’un fragment de l’électorat vert et social-démocrate. Mais ces reports ne constitueront pas une base solide. Die Linke jouissait autrefois d’une base de votants à l’Est – notamment des nostalgiques de l’ancienne RDA -, qui constituait une « bouée de sauvetage » parant à tout naufrage électoral. Cette base est désormais perdue. Ainsi, Die Linke semble condamné à se retrancher vers une coalition friable de votants, dont les choix dépendent de calculs politiques conjoncturels et de convictions fluctuantes. Supposons par exemple que les Verts prennent un virage inattendu à gauche lors de la prochaine campagne : rien n’indique alors que cette coalition ne volera pas en éclats. 

Wagenknecht avance dans le brouillard

Qu’en est-il de Wagenknecht ? Si sa popularité ne se dément pas au sein d’une partie de Die Linke et auprès d’un plus large public, les soutiens de Wagenknecht sont désormais loin du « centre stratégique » du parti. Depuis le dernier congrès, son camp n’est d’ailleurs pas représenté dans la direction. En public, Wagenknecht assure qu’elle doit encore déterminer si elle fondera un nouveau parti. En privé pourtant, son cercle s’y prépare activement et tâte le terrain auprès des cadres de Die Linke dans tout le pays.

Une chose est sûre, ce mouvement ne sera pas un nouvel Aufstehen – tentative ratée de créer un mouvement de masse peu structuré sur le modèle des Gilets jaunes. En attestent les déclarations de Wagenknecht, affirmant que la création d’un nouveau parti attirera dans son sillage des « personnalités exigeantes ». À en croire la rumeur, elle tenterait plutôt de mettre sur pied un « parti de cadres », aux effectifs plus resserrés, laissant de côté les newsletters adressées à 100.000 personnes sans tactique clairement définie. Il faudrait donc s’attendre à une organisation verticale, contrôlée, misant sur la popularité de sa figure de proue pour la propulser dans les sondages.

Ce calcul est tout sauf irréfléchi. Les sondages indiquent régulièrement qu’elle figure parmi les personnalités politiques les plus populaires en Allemagne, bien au-delà de l’électorat de gauche. Une récente enquête suggère qu’un parti dirigé par Wagenknecht pourrait arriver en tête dans le Land de Thuringe l’année prochaine. En juin, un autre sondage indiquait que 19 % des votants se montraient ouverts à glisser un bulletin en faveur de son hypothétique parti.

Des chiffres qui impressionnent et contrastent avec les 4 ou 5 % d’intention de vote en faveur de Die Linke. D’autre part, l’idée de voir une formation Wagenknecht arracher une importante portion de l’électorat de l’AfD (Alternative pour l’Allemagne, parti d’extrême droite) est particulièrement encourageante, au vu de la progression actuelle de ce parti.

Toutefois, les sondages ne sont pas tous dithyrambiques, une étude YouGov démontre que seulement 2 % d’Allemands seraient prêts à la soutenir dans une élection nationale. De plus, il reste encore à savoir si elle se présentera elle-même comme candidate ou se cantonnera à un rôle tutélaire plus symbolique.

Pour l’heure, outre les difficiles estimations d’un soutien à un parti inexistant, les sondages très contrastés en faveur de Wagenknecht témoignent d’une faiblesse inhérente au projet : ce dernier repose totalement sur la volonté ou non de sa figure de proue à se présenter aux élections. Un point faible qui en dévoile un autre : celui du manque criant de personnel politique à ses côtés. Un problème que connaît également Die Linke, qui peine à faire émerger de nouveaux cadres du calibre de ses fondateurs. Cette faille risque cependant de pénaliser davantage la dissidente de Die Linke. 

Mais arrive inévitablement un moment où il faut opérer un jugement d’importance : concernant la manière de faire connaître ses positions, les sujets à mettre en lumière, la vision du progrès social porté par le parti. Choisira-t-on de privilégier une posture « progressiste » ou préférera-t-on s’adresser aux « sans voix » et aux « laissés pour compte » ?

En effet, Wagenknecht ne pouvant se présenter à toutes les élections, il faut prendre les estimations des sondages avec des pincettes. Et si elle ne se présente pas et opte pour un rôle plus symbolique, convertir ces enquêtes d’opinion encourageantes en résultats – sans parler d’une organisation politique nationale -, sera encore plus compliqué. Il est donc probable qu’une liste de candidats « d’inspiration Wagenknecht » voie le jour d’ici les élections européennes de 2024, sorte de ballon d’essai avant le lancement d’un véritable parti politique.

Les voies vers la reconstruction d’un mouvement populaire

Au-delà des sondages, les interrogations autour de la scission à venir posent la question de la capacité de chaque camp à consolider une gauche toujours plus fragmentée, et à renouer avec des syndicats qui, eux, demeurent puissants. Là aussi, la situation n’a rien d’encourageant…

Les nominations de Carola Rackete et Gerhard Trabert confirment globalement les accusations de Wagenknecht envers Die Linke, à savoir l’abandon progressif du bassin électoral ouvrier « traditionnel », au profit de l’électorat des classes moyennes urbaines. Bien sûr, Die Linke n’a pas délaissé les sujets sociaux ; en juillet, le coprésident Martin Schirdewan et le doyen du parti Gregor Gysi ont par exemple proposé une série de mesures visant à s’attaquer à la crise du coût du logement en taxant les plus riches. Indéniablement, le parti a toutefois opéré un virage rhétorique visant à se présenter, avec un succès mitigé, comme une formation favorable à la « société civile » plutôt qu’un parti de la classe ouvrière.

Les cadres de Die Linke réfutent cette accusation, arguant qu’il est possible d’aborder simultanément différentes luttes sociales pour les faire converger. Une affirmation en théorie correcte, mais qui passe à côté de problèmes majeurs. Bien sûr, les partis de gauche doivent prendre position sur un large éventail de sujets. Mais arrive inévitablement un moment où il faut opérer un jugement d’importance : concernant la manière de faire connaître ses positions, les sujets à mettre en lumière, la vision du progrès social porté par le parti. Choisira-t-on de privilégier une posture « progressiste » ou préférera-t-on s’adresser aux « sans voix » et aux « laissés pour compte » ? Die Linke a choisi la première option.

Tout porte à croire que cette stratégie peine à porter ses fruits auprès des électeurs, Die Linke ayant subi un revers retentissant parmi la classe ouvrière et les syndicats lors des élections de 2021. Même à Berlin, pourtant plus réceptive aux orientations « sociétales » du parti que le reste du pays, le soutien se fissure, comme on l’observe dans les bastions historiques de l’Est de la ville – tandis que la progression observée dans l’Ouest sont trop minces pour équilibrer la balance. Peut-on attribuer ce déclin au nouveau visage du parti ou à des dynamiques plus profondes ? Le débat reste entier, mais nul besoin d’être professeur en sciences politiques pour comprendre que les problèmes du parti ne sont pas entièrement imputables aux charges médiatiques de Sahra Wagenknecht.

De son côté, si cette dernière a reproché à juste titre à Die Linke de s’éloigner du mouvement ouvrier, ses solutions sont peu convaincantes. Loin de l’image radicale qu’elle se plaît à renvoyer dans la sphère publique, la plupart de ses idées renvoient plutôt à un programme social-démocrate des années 1980. Sur le plan économique, sa vision s’aligne plus ou moins sur celle des syndicats, qu’elle double parfois sur leur droite. En attestent ses sorties sur la dette publique, qu’elle juge excessive, ses critiques contre les tentatives du gouvernement d’interdire progressivement les chaudières à gaz, ou encore… ses charges contre la faiblesse des taux d’intérêt, coupables, selon elle, de ruiner la classe moyenne !

Alors qu’elle accuse ses anciens camarades d’aliéner la classe ouvrière en cédant aux guerres culturelles de la gauche libérale, Wagenknecht consacre elle-même de plus en plus d’attention à ces combats culturels en alimentant les polémiques contre la culture « woke ».

Du reste, Wagenknecht n’évoque que très rarement les organisations syndicales dans ses interventions. Il est rare de la voir au contact de grévistes ou, d’échanger avec les « gens normaux » qu’elle accuse pourtant son parti de délaisser. Ces dernières années, elle a préféré critiquer la gestion de la pandémie de COVID-19 ou l’engagement de l’Allemagne dans le conflit ukrainien. Alors qu’elle accuse ses anciens camarades d’abandonner la classe ouvrière en cédant aux guerres culturelles de la gauche libérale, Wagenknecht consacre elle-même de plus en plus d’attention à ces combats culturels en alimentant les polémiques contre la culture « woke ».

En adoptant une position intransigeante sur de tels sujets, Wagenknecht se place au centre d’une attention massive et devient un point de convergence pour les électeurs « mécontents » de tous bords. Bien que des sujets plus fondamentaux de répartition des richesses soient abordés dans ses apparitions médiatiques ou ses newsletters, ils sont souvent submergés par une marée de critiques et par une liste exhaustive de doléances adressées au gouvernement. On peut toutefois faire le même reproche à ses adversaires au sein de Die Linke. On peut dès lors déplorer l’absence d’une critique plus cohérente du système néolibéral.

La gauche allemande est donc prise entre deux feux. En l’état actuel des choses, Die Linke et un hypothétique parti conduit par Wagenknecht semblent conduire à une impasse symétrique. Die Linke s’était en partie construit en s’appuyant sur les organisations syndicales de l’Allemagne de l’Ouest dans les années 2000, mais le parti a échoué à pérenniser cette base et à l’étendre. Wagenknecht, elle, paraît en mesure de mobiliser une large part de l’électorat ouvrier, mais son équipe, qu’ils fassent partie du groupe parlementaire ou de son réseau déclinant de sympathisants internes à Die Linke, semble trop peu structurée. Utiliser la popularité de Wagenknecht pour refonder un mouvement sur le modèle des campagnes électorales de Bernie Sanders pourrait peut-être fonctionner – mais le fiasco d’Aufstehen établit que ce scénario est peu probable.

Organiser les classes populaires

Ces vingt dernières années, au sein de la gauche radicale européenne, de nombreux militants ont pris conscience de l’insuffisance de la protestation sociale en tant que moyen d’action et ont redoublé d’efforts pour créer de nouvelles formations politiques – ou tenté de transfigurer les partis traditionnels, comme le parti travailliste en Grande-Bretagne. En Allemagne, Die Linke semble emprunter le chemin inverse et se rapproche des organisations « progressistes » de la « société civile », un terme vague qui englobe aussi bien les organisations de protection sociale que les ONG luttant pour les droits des réfugiés ou encore Fridays for Future

Die Linke fait donc marche arrière, et revient aux orientations de la gauche européenne de la fin des années 1990 et du début des années 2000. À l’époque, l’énergie des mouvements altermondialiste avait conduit des marées de militants devant les parlements – mais guère plus. La transformation partisane la plus aboutie, celle du Parti de la refondation communiste en Italie, est totalement marginalisé depuis la fin des années 2000…

La crise financière de 2008 et le bouleversement politique qui s’ensuivit semblaient offrir la possibilité de remodeler la société sur des enjeux de classe, et d’unifier ainsi l’immense majorité des citoyens contre une élite capitaliste à l’origine de cette catastrophe. Certains pionniers politiques comme Pablo Iglesias ou Jean-Luc Mélenchon, frustrés par l’immobilisme de ces nouvelles gauches, ont alors fondé des formations politiques qui ont connu très rapidement d’importants progrès sur le plan électoral. Malgré tout, eux aussi ont eu du mal à pérenniser ces dynamiques en s’appuyant sur une base sociale cohérente. Podemos et la France Insoumise ont donc chacun tenté d’orienter leur parti vers une organisation plus traditionnelle. Wagenknecht semble elle aussi s’engager dans cette voie, mais les questions de classe sont aujourd’hui éclipsées par la guerre en Ukraine, et le contexte politique est largement dicté par l’extrême droite.

Ainsi, la gauche allemande ignore l’éléphant dans la pièce : les travailleurs, dont la place dans l’appareil de production confère une capacité inégalée à le transformer. La vague de grève du printemps dernier en Allemagne en a encore apporté la démonstration, des travailleurs de plusieurs secteurs étant parvenus à obtenir des augmentations de salaire supérieures à l’inflation.

Ce potentiel est pour l’heure ignoré. La gauche allemande semble incapable de s’adresser à l’ensemble des travailleurs, et encore moins de les organiser en mouvement politique. Travailler en ce sens reste pourtant le meilleur espoir de la voir entrer au gouvernement et de défier le statu quo.

Notes :

[1] Article de notre partenaire Jacobin, initialement publié sous le titre « The Split in Die Linke Reflects a Rudderless German Left ».

« Il y a un intérêt collectif à poursuivre la NUPES » – Entretien avec Laura Chazel

Discours de Jean-Luc Mélenchon lors de la Convention de la NUPES le 7 mai 2022. © Hugo Rota

Un an après son entrée en force à l’Assemblée nationale, la NUPES semble déjà appartenir au passé. A l’exception de la France insoumise, qui souhaite reconduire l’alliance pour les élections à venir, tous les partis entendent proposer leur propre liste aux européennes de 2024. Si chaque parti entend se distinguer de ses alliés, les divergences stratégiques sur la question européenne sont également souvent mises en avant comme raison du retour à une gauche divisée. Qu’en est-il vraiment ? Dans une note pour la fondation Rosa Luxembourg, la politiste Laura Chazel étudie l’évolution des programmes des quatre partis et leurs votes au Parlement européen. Selon elle, la théorie des « deux gauches irréconciliables » est désormais dépassée, la proximité idéologique étant de plus en plus forte. La chercheuse plaide donc pour la poursuite de la NUPES, qui serait dans l’intérêt de chaque parti et leur permettrait de peser face aux blocs libéral et d’extrême-droite. Entretien.

LVSL : Votre note débute par le fait qu’une nouvelle phase politique aurait été ouverte à partir de 2020, avec la crise sanitaire, puis la crise énergétique causée par la guerre en Ukraine. Selon vous, ces deux événements ont conduit à des réformes importantes de l’UE, par exemple sur les questions environnementales ou le fédéralisme budgétaire qui vont dans le sens des demandes portées depuis longtemps par la gauche. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Laura Chazel : Je n’irai pas jusqu’à parler de réformes majeures, mais trois événements pourraient être à l’origine d’un nouveau cycle politique au niveau européen : l’accélération du changement climatique et la prise de conscience de ses effets, la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine. Pour faire face à ces crises, l’UE et ses États-membres ont pris des mesures inédites. On peut notamment citer le Pacte vert pour l’Europe, le retour de l’État-providence durant la crise sanitaire, le plan de relance « NextGenerationEU », la suspension du pacte de stabilité et de croissance (traité d’austérité, ndlr), des interventions nationales et européennes sur le prix de l’énergie ou encore la taxe sur les superprofits.

« Ce que j’essaie de dire, c’est que ces crises ont affaibli le sens commun néolibéral, qui avait notamment prévalu durant la crise de la zone euro et avait entraîné des politiques d’austérité. »

Bien sûr, de nombreuses critiques peuvent et doivent être apportées à toutes ces mesures qui ne sont pas à la hauteur des crises que nous traversons. Par exemple, le Pacte vert ne rompt pas avec les logiques du libre-échange, ou encore des contreparties néolibérales, sous forme de réformes structurelles, sont demandées aux États-membres dans le cadre du plan de relance. On a aussi vu des multinationales polluantes profiter de subventions européennes. De même, le retour de la rigueur est prévu pour 2024. La gauche ne peut donc pas encore crier victoire. Ce que j’essaie de dire, c’est que, malgré la domination de la droite au Parlement européen, ces crises ont affaibli le sens commun néolibéral, qui avait notamment prévalu durant la crise de la zone euro et avait entraîné des politiques d’austérité.

LVSL : En effet, ces réformes restent cependant très mineures pour l’instant et pas du tout à la hauteur des crises que nous traversons. Peut-on néanmoins espérer qu’elles ouvrent une fenêtre d’opportunité pour la gauche ?

L. C. : Effectivement, il n’y a pas eu de changement drastique au niveau européen. Je ne suis pas naïve : toutes ces mesures ne signifient pas la fin du dogme néolibéral, de l’austérité ou de la logique de marché. Mais des principes défendus par la gauche jugés irréalistes il y a encore peu de temps entrent désormais dans le sens commun. Cela ne signifie pas que la bataille culturelle est gagnée, mais plutôt qu’une fenêtre d’opportunité s’est ouverte pour la gauche, et qu’elle doit être saisie rapidement. Si nos adversaires politiques reprennent nos idées ou notre lexique politique – comme le « Green New Deal » promu par Alexandria Ocasio-Cortez –  on peut, bien sûr, crier à la récupération politique, mais dans la note, j’envisage plutôt cela comme un moment clé pour la  réarticulation de l’hégémonie culturelle autour de nouveaux principes et comme une occasion pour la gauche d’imposer son récit dans l’espace public.

LVSL : À l’aide d’une vaste base de données, vous analysez les évolutions des programmes nationaux du PS, du PCF, d’EELV et de LFI depuis le milieu des années 2000. Selon vous, il y a eu deux moments de rupture importants : le référendum de 2005 et le quinquennat de François Hollande. A chaque fois, une fracture entre « deux gauches irréconciliables », l’une radicale et l’autre néolibérale, apparaît. Est-on toujours dans cette phase, ou les choses ont-elles changé, du moins dans les programmes électoraux ?

L. C. : La donne a un peu changé. Il y a une première phase, au moins de 2005 à 2017, durant laquelle la gauche s’est fortement divisée, sur toutes les dimensions (européenne, économique, sociale, culturelle, environnementale, internationale). On avait alors, d’un côté, EELV et le PS et, de l’autre, LFI et le PCF, qui se sont opposés sur la construction européenne – notamment sur le TCE – et sur le quinquennat du socialiste François Hollande, qui a été analysé comme un « virage à droite » de la social-démocratie et a renforcé l’idée de « deux gauches irréconciliables ».

La politiste Laura Chazel.

Mais l’analyse quantitative et qualitative des programmes des quatre partis en question montre qu’à partir de 2014, les divergences commencent à diminuer. Par exemple, LFI et le PCF deviennent plus favorables à l’intégration européenne, tandis qu’EELV devient plus critique des politiques néolibérales de l’UE et que le PS commence à se diviser en interne. Les programmes pour l’élection présidentielle de 2022 confirment ces résultats et surtout le programme partagé de la NUPES montre cette trajectoire convergente entre ces partis. La Sixième République, le SMIC à 1500€ net, la retraite à 60 ans, le gel des prix des produits de première nécessité, la planification écologique forment désormais un socle commun. Le rapprochement se fait sur toutes les dimensions : l’ambition de « radicaliser » la démocratie libérale, pour reprendre l’expression de Chantal Mouffe ; l’écologie, avec le « verdissement » de la gauche radicale ; ou encore un programme plus social de la part d’EELV et du PS. Bref, la parenthèse ouverte en 2005 s’est refermée en 2022. 

Il faut aussi ajouter que cette convergence s’est faite notamment autour de LFI, qui est devenue hégémonique à gauche en 2017 puis en 2022, tandis que la social-démocratie a été balayée avec le mandat de François Hollande. On voit que le programme de la NUPES reprend largement celui de LFI, car c’est celui que les électeurs de gauche ont plébiscité.

LVSL : Vous effectuez aussi une comparaison des votes au Parlement européen lors du dernier mandat, débuté en 2019. L’analyse de ces votes, bien que le PCF ne soit pas représenté car il n’a plus d’élus européens, fait apparaître une forte convergence sur de nombreux points (questions de genre, respect de l’Etat de droit, et dans une moindre mesure, sur les questions économiques et environnementales). Finalement, quels sont les enjeux sur lesquels les différences restent les plus fortes ?

L.C. : Déjà, il était important de regarder ces votes pour savoir ce qui se passait concrètement dans l’arène politique européenne, au-delà des programmes et des divergences qui sont souvent mises en avant par les uns et les autres pour se différencier. Je me suis appuyée sur près de 15.000 votes, répartis en 21 catégories. Le résultat est celui d’une assez forte cohésion : 76% entre LFI et le PS, 91% entre LFI et EELV et 86% entre le PS et EELV. Cette convergence s’observe sur à peu près tous les sujets, y compris les questions liées aux institutions européennes. L’opposition un peu réductrice entre le PS et EELV, qui seraient très pro-européens, et LFI qui serait anti-européen est donc à nuancer, car, dans les faits, ils votent de manière similaire.

Analyse des votes des partis de gauche français au Parlement européen depuis 2019. © Fondation Rosa Luxembourg

En matière de politiques internationales, les divergences restent importantes, par exemple sur la question des rapports de l’UE avec les États-Unis. Malgré tout, l’analyse montre tout de même des taux de votes identiques non négligeables : 58% entre LFI et le PS, 64% entre LFI et EELV et 83% entre EELV et le PS. Sur la guerre en Ukraine, contrairement à ce qui a été fortement mis en avant, la convergence est forte. Les trois partis ont ainsi tous voté en faveur de 29 rapports concernant la guerre. La différence se voit surtout entre le soutien militaire demandé par EELV et le PS, par rapport à la nécessité de faire pression pour une sortie diplomatique de la guerre, soutenue par LFI.

LVSL : Concernant ces points de divergence, vous évoquez de possibles compromis, telle que la création d’une défense européenne autonome de l’OTAN, un élargissement de l’UE conditionné à une convergence fiscale et sociale, la démocratisation de l’UE etc. Si ces positions semblent possibles, voire souhaitables sur le papier, n’est-il pas un peu naïf de penser qu’elles pourront être appliquées ?

L. C. : Ces possibles compromis ne seront certes sans doute pas directement appliqués. Mais les divergences souvent mises en avant par les médias de masse et les politiques eux-mêmes se résument souvent à de simples stratégies de différenciation. Compte tenu de la forte convergence programmatique entre les quatre partis et de ces compromis possibles, la division entre « pro » et « anti » UE est en réalité assez artificielle, ou du moins très réductrice. De même pour l’opposition entre « gauche  viandarde » représentée par Fabien Roussel et une « gauche soja » qui serait incarnée par EELV.

Les quatre partis ont mené des stratégies de campagne identitaires (c’est-à-dire faisant appel à l’identité propre de chaque parti, ndlr) afin de se distinguer de ses concurrents, alors qu’ils votent globalement la même chose au Parlement européen, et que l’on trouve de fortes similarités dans leurs programmes nationaux. Même si ces divergences seront sans doute difficiles à dépasser, je pense que ces forces ont une responsabilité à travailler ensemble, étant donné leur cohésion générale et la nécessité de faire bloc pour battre les libéraux et endiguer la montée de l’extrême-droite.

LVSL : En effet, chaque parti cherche à se distinguer des autres et met en avant sa singularité sur les points de désaccord. On le voit bien en ce moment : la FI souhaite la poursuite de la NUPES, les Verts veulent partir seuls aux européennes, le PCF de Fabien Roussel est assez critique de l’alliance et le PS est divisé. La désunion et le retour à ces stratégies de différenciation ne sont-ils pas inéluctable ?

L. C. : Au-delà du programme commun et des compromis dont nous parlions, la poursuite de l’alliance est aussi dans l’intérêt individuel de chaque parti. Bien sûr, il est légitime que le PS, le PCF et EELV ne souhaitent pas voir leur identité diluée dans celle de la NUPES, dominée par LFI. Mais la survie de leur identité ne nécessite pas forcément de candidatures individuelles. Par exemple, les quatre partis pourraient siéger dans leur propre groupe européen, tout en formant, comme à l’échelle nationale, un intergroupe qui leur permet de mener des batailles communes. On peut aussi repenser un peu l’équilibre des forces au sein de la NUPES : LFI a ainsi proposé la tête de liste aux européennes aux Verts.

« Les observations faites à l’étranger plaident dans l’intérêt d’EELV, du PCF et du PS à faire partie d’une alliance. »

Par ailleurs, à moyen terme, les observations faites à l’étranger plaident dans l’intérêt d’EELV, du PCF et du PS à faire partie d’une alliance. Par exemple, la social-démocratie ne pourra renaître de ses cendres que par un rapprochement avec la gauche radicale. Les cas grec et français montrent qu’une social-démocratie qui persévère dans le néolibéralisme est condamnée, alors que le PSOE espagnol de Pedro Sánchez, qui a opéré une certaine rupture avec le libéralisme de Zapatero et a tendu la main à Podemos, obtient depuis de très bons résultats électoraux et a réussi à conquérir le pouvoir.

En ce qui concerne les Verts, il faut d’abord noter que LFI a déjà un programme très écologique et qu’EELV n’est pas propriétaire des électeurs préoccupés par ces questions. En quittant la NUPES, EELV prendrait donc le risque de prendre ses distances avec son électorat marqué à gauche et d’adopter une posture plus centriste. C’est ce qui s’est passé au début du mandat de François Hollande et les Verts y ont perdu beaucoup d’électeurs. On voit aussi ça en Allemagne depuis 2021, où l’entrée dans la coalition « en feu tricolore » des Grünen avec le SPD et les libéraux (FDP), en 2021, les a forcés à des concessions importantes sur les questions énergétiques, d’où une déception des militants et sympathisants.

Enfin, concernant les communistes, le PCF a soutenu la candidature de Jean-Luc Mélenchon aux élections présidentielles de 2012 et de 2017 et les points de désaccords historiques portaient moins sur le programme que sur la structure organisationnelle et la survie du parti politique. Le succès de la stratégie de différenciation poursuivie par Fabien Roussel peut être questionné compte tenu de son score d’à peine plus de 2%.

LVSL : On parle pour l’instant beaucoup des élections européennes car ce sont les prochaines qui arrivent, mais en réalité, elles sont assez secondaires dans le système politique français par rapport à la présidentielle, notamment car la participation y est plutôt faible. En outre, les européennes se jouent paradoxalement beaucoup sur des enjeux nationaux. Finalement, le véritable enjeu d’une potentielle union en 2024 n’est-il pas d’arriver devant Renaissance et le RN et donc de se présenter comme une alliance solide, capable de gouverner pour 2027 ?

L. C. : Oui. Il y a à la fois un intérêt collectif pour 2024 et un intérêt de plus long terme. Sur ce sujet, je m’appuie notamment sur les travaux du politiste Pierre Martin, qui a montré, qu’à partir de 2015, trois blocs émergent dans les systèmes politiques européens : une gauche « démocrate-écosocialiste », un centre « néolibéral- mondialisateur » et une droite « conservatrice- identitaire ». Le premier intérêt de la consolidation de la NUPES réside dans le fait qu’à moyen et long terme, une stratégie d’alliance peut permettre une consolidation du bloc progressiste de gauche aux niveaux national et européen et ainsi favoriser l’opposition aux forces libérales et réactionnaires.

« La NUPES pourrait arriver devant Renaissance et le Rassemblement national en 2024. Ce serait un moyen important pour se positionner comme première force alternative pour la présidentielle. »

D’après les sondages, la NUPES pourrait arriver devant Renaissance et le Rassemblement national en 2024. Ce serait un moyen important pour se positionner comme première force alternative pour la présidentielle, sachant qu’il n’y a que deux places pour le second tour. Par ailleurs, durant toute la séquence autour de la réforme des retraites, la NUPES a été unie, à l’Assemblée et dans la rue, contre le centre libéral de Macron et la droite radicale de Le Pen. Si différentes listes de gauche se présentaient, cela brouillerait ce message d’unité et entraînerait sans doute de l’incompréhension chez les électeurs, notamment les moins politisés. Cela pourrait aussi donner l’impression que les enjeux partisans priment sur l’adoption de politiques publiques démocratiques, sociales et écologiques, c’est-à-dire ce que réclament les électeurs de gauche. 

Enfin, le contexte plaide pour une alliance. D’une part, parce que le bloc libéral s’érode et que l’extrême-droite est pour l’instant bien placée pour prendre le pouvoir. D’autre part, car la fenêtre d’opportunité dont nous parlions précédemment doit être saisie rapidement.

« La gauche face à la fracture territoriale » – Entretien avec Thibault Lhonneur

Thibault L’honneur.

Le gouffre entre la gauche et les classes populaires a-t-il été réduit ces dernières années, ou est-il plus béant que jamais ? Thibault Lhonneur offre une analyse nuancée dans une note pour la Fondation Jean Jaurès. Il salut la progression de la France insoumise dans les banlieues, mais s’inquiète du décrochage de la gauche dans les sous-préfectures. Parmi les facteurs explicatifs : la fracture entre l’imaginaire politique de ses habitants et celui qui domine dans la sphère militante de gauche. Entretien.

LVSL – Vous avez fait paraitre une note pour la Fondation Jean Jaurès intitulée « Être majoritaire : la gauche face à la fracture territoriale ». L’un des principaux enseignements de votre note est le décrochage net de la gauche dans les sous-préfectures. Comment l’expliquez-vous ?

Thibault Lhonneur – Tout d’abord, merci à vous de vous intéresser à ce travail. Il y a de multiples facteurs, liés à l’époque, aux tendances économiques et sociales, à la bataille culturelle. Mais dans l’analyse que je propose, j’émets des pistes qui permettent d’expliquer ce décrochage par ce que la gauche, dans son ensemble, fait et ne fait pas : imaginaire, incarnation, ingénierie militante et programme.

D’une part, donc, l’imaginaire : cette France des sous-préfectures est systématiquement diluée dans des référentiels géographiques qui ne correspondent pas à leur réalité ou qui pointent la marginalité de ces territoires (France périphérique).

Ensuite, les leaders politiques, dans leur extrême majorité, sont élus et/ou issus de métropoles : Amiens, Lille, Marseille, Paris. Ils n’incarnent pas ou plus ces territoires ! Or, à gauche, il existe des figures potentielles pour les incarner nationalement : Marie Pochon, Patrick Proisy, Fabien Verdier, Léo Walter pour ne citer qu’eux. Il est donc théoriquement possible de faire mieux, dès maintenant.

De fait, et c’est le résultat des deux premiers points, les méthodes militantes utilisées par les partis politiques ne correspondent pas à la réalité des territoires : on ne peut pas faire la même campagne sur la première circonscription de Seine-Saint-Denis que dans la troisième circonscription du Cher.

Enfin, la conséquence, c’est un effacement des propositions politiques ou programmatiques qui penseraient rapidement, efficacement la vie des gens dans les sous-préfectures. D’ailleurs, j’ajoute ici une proposition non citée dans la note : aucune force politique ne propose de refaire des sous-préfectures le lieu de gestion des cartes grises, alors même que le site de l’ANTS est incompréhensible, systématiquement pointé comme une source d’angoisse pour ceux qui y ont à faire, au point – tenez-vous bien ! – que des sociétés se développent afin de gérer pour vous l’établissement de la carte grise, quand il y a à peine 15 ans, vous aviez un service préfectoral qui répondait à ces demandes. Ne pourrait-on pas, au regard de la configuration de l’Assemblée Nationale, trouver une majorité parlementaire sur cette question lors des niches ?

Cette note porte une exigence : les défaites ou le décrochage ne sont pas une fatalité ! Il est possible de regagner le cœur et le vote des Français de ces territoires de sous-préfectures.

LVSL – Vous félicitez la France insoumise pour son ancrage nouveau dans les « banlieues » désormais réunies sous le qualificatif de « quartiers populaires ». Comment expliquez-vous ce succès ?

TL – Tout d’abord, ça a pris du temps. Entre 2008 et la création du Parti de Gauche, 2012, l’avènement du Front de Gauche puis 2017 et 2022 autour de la France Insoumise, la gauche dite « radicale » a réussi à recréer un imaginaire désirable dans ce que l’on appelle désormais « les quartiers populaires ». Et c’est très fort. Parce qu’aux élections nationales et locales, globalement, ça fonctionne ! La preuve, c’est le maintien de villes communistes ou socialistes dans le 93 avec, en plus, la reconquête de Saint-Ouen et de Bobigny.

Les gens votent massivement pour nos candidats. Et se reconnaissent donc dans cette offre politique. Côté partis, avec des candidats de toutes les formations très implantées dans ces territoires, ça irrigue de fait sur leurs orientations politiques, sémantiques et programmatiques : on est capable d’avoir un discours sur les logements collectifs, sur l’invasion des punaises de lit, sur les problèmes liés à l’amiante dans les logements publics, sur les transports urbains défectueux ou manquants, etc.

Et de fait, on a une pratique militante qui est liée à ces territoires : porte-à-porte organisé de façon quasi militaire, intervention dans les AG de locataires, campagne contre la hausse du pass navigo, distribution aux métros. Un des évènements majeurs, c’est la tenue des assises des Quartiers populaires organisées par Éric Coquerel le…18 novembre 2018, soit le lendemain du premier jour des Gilets Jaunes, que la gauche a initialement regardé avec défiance et méfiance, avant, fin octobre, de se dire en faveur du mouvement.

Cet ancrage territorial permet aussi des liens étroits entre les acteurs associatifs des quartiers populaires, qui utilisent ce terme, et les leaders politiques. Cette proximité permet une réactivité, une considération forte des formations politiques sur tous les thèmes qui touchent les quartiers populaires. Demeure un bémol : un nombre non négligeable d’élus nationaux dans les quartiers populaires n’y vivent pas ou sinon depuis peu. Ces territoires demeurent encore le lieu des principaux parachutages du fait de succès électoraux évidents, en privant, parfois, des leaders qui en sont issus d’accéder à des fonctions politiques importantes.

LVSL – Vous pointez le vocabulaire comme étant un des principaux obstacles pour mobiliser la France des sous-préfectures : ruralité, France périphérique, etc. Les termes vous semblent inadéquats. Les mots ont-ils tellement d’importance ?

TL – On est dans le champ politique où tout part d’un discours, donc des mots employés. Et ceux que l’on utilise sont l’expression de la bataille culturelle, que l’on remporte ou que l’on perd.

Deux exemples, avec toujours, le terme « Quartiers populaires » : ce dernier s’est imposé dans l’espace politique, médiatique, intellectuel. Plus personnes ou presque ne parle de « banlieues », de « cités » pour décrire ces espaces. Ces termes renvoyaient à un imaginaire collectif négatif : les « plans banlieues » qui n’en finissent pas d’un président à l’autre, les émeutes en banlieue ou cité, bref, les termes ne disaient rien de bon et de fait, stigmatisaient les gens qui y vivaient ou défendaient ces espaces. Aujourd’hui, tout le monde parle de « Quartiers populaires » et commence sa réflexion, son propos à partir de ce terme. Quand, Valérie Pécresse, qui refuse de l’employer, utilise « quartiers prioritaires de la ville », qui sait ce dont elle parle ? C’est un terme administratif, qui renvoie à des politiques de la ville, loin donc de la façon dont les gens parlent.

Autre exemple : pouvoir d’achat. C’est le candidat Nicolas Sarkozy qui l’impose dans sa campagne en 2006/2007, en voulant, je cite, « être le Président du pouvoir d’achat ». Depuis, même la CGT fait des manifestations pour le pouvoir d’achat, comme si, le salaire, n’était qu’un outil de consommation ! La droite libérale a clairement remporté la bataille culturelle en imposant ce terme à tous. Depuis, donc, on réfléchit d’abord à partir de ce que l’on peut acheter ! Et ça justifie tout : les baisses de cotisations en vue d’augmenter le salaire net, les suppressions d’impôts locaux (taxe professionnelle, taxe d’habitation) qui laisse les villes exsangues, et notamment les petites et moyennes villes. Tout ça au nom du « pouvoir d’achat ».

Donc, oui, c’est central.

J’habite Vierzon. Je ne suis ni dans « un bourg », ni en « ruralité », ni dans un « quartier populaire ». Et systématiquement, il y a un vide de représentation spatiale dans les propos des leaders politiques nationaux qui maitrisent insuffisamment la réalité de ces territoires. Résultat ? Les repères républicains sont perçus avec méfiance : les écoles privées accueillent de plus en plus d’élèves, les services publics ont fermé, les élections sont boudées.

LVSL – A la suite de votre note, plusieurs observateurs ont pointé des angles morts potentiels vis-à-vis de la France des sous-préfectures, en particulier la sécurité. Est-ce un enjeu important à vos yeux ?

TL – J’assume ces angles morts. Oui, la sécurité est un sujet important. Récemment, un ami me faisait la remarque que dans les petites et moyennes villes se développait une insécurité de « métropoles », avec les rodéos urbains, les places de deal, le développement des trottinettes sur les routes (entendons-nous bien, chacun de ces délits ou incivilités n’ont pas la même gravité). Cette perception est hyper pertinente. Et de fait, les villes sont sous-équipées pour y faire face. Donc, il va falloir s’en saisir, rapidement.

Mais, est-ce moins important que l’incarnation politique ? Que le respect que l’on doit pour les pratiques culturelles et sociales des gens d’ici ? Que la disparition des partis politiques dans ces espaces ? Que l’incapacité des programmes de gauche à parler de ce qui fait la vie des gens de ces sous-préfectures, avec, en priorité, la voiture en tant qu’objet politique ou les zones pavillonnaires en bordure de ville qui aliènent une partie de la vie quotidienne ? Je ne le crois pas.

Mon objectif est clair : donner modestement à mon camp politique, même élargi, des clefs de compréhension et des éléments de discussion, pour qu’enfin, en 2027, on ait la possibilité d’offrir une perspective majoritaire à nos électeurs. Si je commence mon propos en disant « hé ho, il est temps d’arrêter de taper sur les flics ! », je vais crisper tout le monde, inutilement. Alors, voilà, avançons sur ce que l’on peut saisir rapidement et qui incombe immédiatement aux forces politiques.

LVSL – La fracture que vous observez en France existe dans la plupart des démocraties occidentales. La gauche perd du terrain dans les zones les moins denses en population dans de nombreux pays, et gagne du terrain chez les diplômés et dans les centres-villes. N’est-ce pas la loi de l’Histoire et une grande mutation irréversible ?

TL – Il y a deux éléments dans cette question : les grandes tendances mondiales, et ce qui serait immuable. Les deux idées ne peuvent pas se mélanger.

D’une part, sur la question des tendances et la loi de l’Histoire : oui, nous traversons depuis 2012/2015 une période mondiale de repli sur soi, de retour aux nationalismes : Brésil jusqu’à récemment, USA, Angleterre, Pologne, Inde, Philippines, Russie, Hongrie, Italie, etc., bref, il y a clairement un retour à des conceptions très à droite en Europe et ailleurs, dans les résultats électoraux de nombreux pays. La France n’y échappe pas : le RN progresse d’élection en élection, son socle électoral se consolide, et aujourd’hui, il est parfois moins difficile de dire « je vote Le Pen » que « je vote Mélenchon ». Mais est-ce irréversible ? Certainement pas ! Rien ne l’est en politique.

On arrive donc au deuxième point : comment changer « la grande mutation irréversible » ? Si la gauche perd du terrain, alors interrogeons la gauche ! Pourquoi réussissons-nous aussi bien dans des territoires et moins bien dans d’autres, au-delà des questions sociologiques ?

La gauche radicale a réussi l’exploit d’obtenir des députés dans la très bourgeoise cité parisienne et dans des villes limitrophes nettement plus populaires : c’est un exploit. La gauche est parvenue à construire cette communauté de destin entre la bourgeoisie de centre-ville et les quartiers populaires. Leurs intérêts politiques semblent liés, et il est désormais facile pour un candidat de gauche de produire un discours qui s’adresse aux deux populations.

Cela n’est pas vrai dans les territoires de ma note : il y a à l’heure actuelle un conflit politique qui n’est pas encore résolu. L’exemple classique est la place de la voiture : pour la gauche urbaine, elle doit disparaître, et comporte tous les inconvénients possibles, elle pollue, elle prend de la place, elle consomme du pétrole, elle est donc moralement inacceptable et devrait donc disparaître, au profit de mobilités plus « douces », comme le vélo. À l’inverse, pour les gens habitant dans petites et moyennes villes, elle est le moyen de transport nécessaire, l’outil d’émancipation numéro un et le dernier espace réel de liberté dans un affaissement économique et social généralisé. Tout cela produit une tension voire un rejet, visible dans les résultats électoraux.

Quand on subit comme on l’a subi un « front national républicain » dans des seconds tours face au Rassemblement National, alors, on doit prendre le temps de comprendre pourquoi. C’est ce qu’il s’est produit dans trop d’endroits. Ce n’est pas acceptable pour nous comme pour nos électeurs.

Donc bref, et c’est la thèse que je défends : il faut parvenir à parler à la classe moyenne des villes moyennes, sans perdre ce qui a été obtenu jusqu’alors, en incarnant ces réalités territoriales dans les propositions, dans les actions et dans le vocabulaire.

Interrogeons-nous, donc. Réorganisons-nous, analysons, discutons, essayons. Avec l’élection présidentielle érigée en couronnement, on a 5 ans entre deux moments démocratiques forts. On a perdu en 2022, et le lendemain du second tour, tous les regards étaient déjà braqués sur le premier de 2027. On a donc 5 ans pour tenter des campagnes, essayer des propositions, lancer des nouvelles figures, parcourir le pays, s’inspirer de ce qui se dit, s’écrit, se fait. Et peut-être, parvenir enfin à changer la loi de l’Histoire.

Ruffin, Binet : la gauche et le travail

À l’occasion de la sortie du dernier livre de François Ruffin, « Je vous écris du front de la Somme », aux Liens qui libèrent, Fakir, LVSL et le SNJ-CGT organisaient une conférence autour du rapport de la gauche et du travail. François Ruffin, député de la Somme, débattait avec Sophie Binet, secrétaire générale de l’UGICT-CGT. La conférence était animée par Laëtitia Riss, rédactrice en chef du Vent Se Lève. Découvrez la captation de cette conférence, donnée le 7 septembre 2022 à la Bourse du Travail à Paris.

NUPES : L’ivresse de la victoire

Allégorie de la Victoire (Fresques de Moregine, Pompéi)

À l’occasion d’un débat avec la philosophe Chantal Mouffe, organisé le 25 juin dernier par la rédaction du Vent Se Lève, François Ruffin a souligné à plusieurs reprises les raisons de sa venue : acter la récente victoire de la gauche, pour mieux comprendre là où elle continue d’échouer. À n’en pas douter, en effet, l’alliance NUPES a permis de faire entrer à l’Assemblée une force politique d’opposition majeure, dont les rangs comptent des profils prometteurs. Elle a aussi permis d’éviter la disparition d’un camp, que certains prédisaient pourtant depuis longtemps. Néanmoins, il est indispensable de se demander si cette séquence électorale ne consacre pas une « victoire par le haut » plutôt qu’une « victoire par le bas », creusant encore davantage l’écart entre ceux qui croient qu’un autre monde est possible et ceux qui n’y croient plus.

« On a gagné, mais… »

Les appareils sont saufs, les militants enthousiasmés, les votants rassurés ; les désaffiliés, les indifférents et les abstentionnistes sont en revanche les grands absents des célébrations. Ils ne reviennent qu’à demi-mots dans les conversations, comme si leur silence pesait soudain trop lourd : « On a gagné, mais… » Mais, ce n’est pas gagné. Et pour cause, les résultats électoraux dessinent un bloc qui doit, pour les langues les plus provocatrices, davantage à la réalisation malencontreuse de la stratégie Terra Nova qu’aux succès socialistes et communistes des siècles passés. La note du think tank, datée de 2011, suggérait notamment d’abandonner la majorité historique de la gauche, composée d’ouvriers et d’employés, au profit d’une articulation des électorats acquis aux nouvelles « valeurs culturelles progressistes » : les jeunes, les femmes, les diplômés et les minorités. Dix ans ont coulé sous les ponts depuis lors, et nombreux à gauche ont dénoncé la trahison d’une telle proposition, pour mieux rappeler la nécessité de rester solidaires des classes populaires.

« La situation est telle qu’aujourd’hui les progressistes se demandent comment reconquérir les anti-progressistes. »

Problème, les bonnes intentions ne résolvent pas toujours les divorces culturels : la situation est telle qu’aujourd’hui les progressistes se demandent comment reconquérir les anti-progressistes. Ce qui n’est pas sans provoquer un dialogue de sourds ou, pire, une démonstration de paternalisme politique. Si les aspirations communes décrochent du « progressisme », ce n’est pourtant pas parce qu’elles sont rétrogrades, mais parce qu’elles constatent chaque jour la dégradation des conditions de vie et n’ont plus le coeur aux lendemains qui chantent. « Qu’est-ce qui nous arrive ? » brûle ainsi plus volontiers les lèvres que les traditionnels « Qu’est-ce qui nous attend ? », écrasant l’horizon des possibles sur les inquiétudes du présent. L’erreur est donc de croire que le temps du futur est communément partagé ; il se fabrique, au contraire, depuis des réalités concrètes, que seuls quelques privilégiés ont désormais le loisir d’éprouver. 

Un hiatus d’autant plus profond qu’ils recoupent une dissociation sociologique, où les habitus des uns n’ont rien à voir avec les habitudes des autres. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à s’interroger sur le pourcentage des cadres politiques issus des milieux populaires. Le compte n’est pas très glorieux ; et même lorsqu’ils sont présents, ils occupent les places très convoitées de « transfuges de classe », qui servent à la fois d’alibi aux camarades et d’excuses personnelles pour justifier l’éloignement des périphéries d’origine. Parallèlement, l’élection de quelques députés « populaires » a donné lieu à un enthousiasme mâtiné d’incompréhensions de classes. La fabrication de nouvelles égéries prolétaires, réduites à leur fonction sociale – « femme de ménage », « aide soignante », « ouvrier » – en dit long sur une gauche, qui essaie de se rassurer, en veillant à cocher toutes les cases de la mixité. L’entrée à l’Assemblée de ces nouvelles figures, et la réception médiatique qui en a été donnée, aurait dû à l’inverse signaler l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir.

Mots d’ordre ou diagnostics ? 

Si la gauche doit alors retrouver ce qu’elle a perdu, il convient de lui rappeler quoi chercher : sa base sociale, certes, mais avant toute chose sa lucidité. Elle protège contre l’ivresse des victoires – d’autant plus intense que ces dernières tendent à se faire rares – et conduit à troquer les mots d’ordre contre les diagnostics. La « Nouvelle Union Populaire » est à ce jour plus unie que populaire ; près de la moitié des ouvriers et employés s’abstiennent ou votent en faveur du Rassemblement national. Il importe d’en tirer les conséquences pour guider les années de bataille qui s’annoncent, sans déprécier celles qui ont déjà été menées. Deux scénarios semblent se disputer les faveurs des responsables politiques actuels : un retour à l’agenda propre des différents groupes parlementaires (EELV, PS, FI, PCF) composant la NUPES ou un approfondissement de la logique d’union, anticipant les élections intermédiaires et favorisant les futures candidatures uniques. Un air de « déjà-vu » pour qui connaît les dilemmes insolubles d’une gauche, oscillant souvent entre sectarisme stérile ou unionisme béat, selon son expression la plus caricaturale.

Quid cependant d’une troisième option, certes moins attractive et plus laborieuse, qui miserait sur un renouvellement politique organique, capable de retisser les liens entre l’extraordinaire des Assemblées et l’ordinaire des tablées ?

Quid cependant d’une troisième option, certes moins attractive et plus laborieuse, qui miserait sur un renouvellement politique organique, capable de retisser les liens entre l’extraordinaire des Assemblées et l’ordinaire des tablées ? Pour trancher entre l’une ou l’autre direction, le conseil d’un ancien sage politique, auteur d’un Contrat Social qui ne fut pas sans incidence sur les soulèvements révolutionnaires, mérite une oreille attentive : en distinguant la volonté particulière, la volonté de tous et la volonté générale, Jean-Jacques Rousseau nous lègue des concepts pour interpréter différemment les trois chemins qui s’offrent à nous. Ainsi, le jeu partisan n’est-il qu’une émanation de la volonté particulière, favorisant la juxtaposition d’intérêts divergents, tandis que les alliances occasionnelles relèvent de la volonté de tous et s’en remettent à la simple accumulation numérique des forces en présence. Le travail de ré-association ravive quant à lui la quête de la volonté générale et suit la boussole du bien commun afin d’empêcher le dépérissement du corps politique. Réduire l’écart qui s’est creusé entre « la chose publique » et les citoyens apparaît en effet comme un impératif pour empêcher que ne s’installent trop durablement la désillusion et la lassitude. « Sitôt que quelqu’un dit des affaires de l’État, que m’importe ? on doit compter que l’État est perdu » suggère notamment Jean-Jacques Rousseau en 1762, comme un ultime avertissement. 

Reste ensuite à déterminer quelle volonté peut l’emporter sur les autres. La philosophie rousseauiste n’est, à cet égard, pas très optimiste gageant que la gradation des volontés s’établit toujours en opposition « à celle qu’exige l’ordre social » et que « la volonté générale est toujours la plus faible ». Il n’est pas sûr que la situation contemporaine autorise davantage de confiance : sans une organisation depuis laquelle concrétiser cet horizon, la promesse de majorité réelle, dépassant l’électoralisme de circonstances, a toutes ses chances de demeurer lettre morte. Les moyens ne sont pourtant pas totalement inexistants, comme en témoigne la réussite de certaines campagnes législatives, parvenus à détrôner des macronistes de premier rang, à l’instar de Christophe Castaner, d’Amélie de Montchalin, de Richard Ferrand ou encore de Roxana Maracineanu. Les énergies mobilisées en vue de ces succès, plutôt que d’être mises en sommeil jusqu’au prochain scrutin, pourraient être autrement investies. C’est qu’il s’agit d’identifier les braises des colères sourdes sur lesquelles souffler afin de préparer le terrain des victoires futures. 

Vers une stratégie populaire

Les débats à gauche ne sont pas rares pour imaginer les solutions capables de « reconstruire » le camp de l’émancipation : quelle doctrine après la longue parenthèse social-libérale ? Quels arguments pour rallier le plus grand nombre ? Le travail effectué autour du programme de « L’Avenir en commun » mérite à ce titre d’être salué, tant il promeut un projet de rupture, qui est parvenu à se rendre crédible auprès d’un socle numérique non négligeable (7,7 millions de voix) et à radicaliser un électorat pour qui, par exemple, la « planification écologique » a finalement remplacé les transitions trop timides. Mieux même, il semble avoir inquiété quelques tenants de l’ordre néolibéral qui, lors des soirées présidentielles et législatives, n’ont pas oublié d’agiter l’épouvantail de « la menace rouge »  pour discréditer leur adversaire. À nouveau cependant, le plus difficile est encore à faire : les divergences stratégiques traversent la récente union et la diffusion des idées socialistes – si l’on accorde à ce terme abîmé le sens que lui a donné sa tradition politique depuis le dix-neuvième siècle – se heurte à de nombreux malentendus. 

À commencer par celui qui explique, peut-être, le plafond de verre idéologique auquel sont confrontées les formations politiques de gauche. Alors qu’elles furent pendant longtemps les alliés de la marche de l’Histoire, contribuant à achever le processus démocratique ouvert par la Révolution française, elles font aujourd’hui face à un nouveau défi : sauver l’héritage du passé et conserver les acquis des grandes avancées sociales face aux offensives libérales et réactionnaires. Selon un bouleversement, dont seule l’histoire politique a le secret, il n’est ainsi pas impossible que les matrices révolutionnaires et conservatrices se soient inversées. Les formations de droite, elles, l’ont bien compris, misant sur l’étiquette « subversive » et déclinant les « révolutions conservatrices » depuis plusieurs décennies pour répondre aux inquiétudes populaires. À gauche, on tarde encore, par devoir de pureté et par peur de compromission, à prendre la mesure, de ce que pourrait être « un conservatisme révolutionnaire ».

Selon un bouleversement, dont seule l’histoire politique a le secret, il n’est ainsi pas impossible que les matrices révolutionnaires et conservatrices se soient inversées.

Il y a néanmoins fort à parier qu’un tel positionnement ait toutes ses chances auprès des classes populaires – plus en tout cas que le mouvementisme généralisé. Pour une raison simple : il s’appuie sur le déjà-là qui, précisément, est en train de disparaître et livre à elle-même une part grandissante de la population. Le retour de l’insécurité généralisée n’est pas le fait de coupables bien désignés, comme la droite s’emploie à l’affirmer, mais le résultat de la destruction de l’héritage socialiste, dont les combats avaient jusqu’à présent garanti la protection collective. Le conservatisme révolutionnaire est en ce sens un protectionnisme, qui ne doit pas craindre de se présenter comme tel. Il ne signifie ni repli sur soi, ni limitation des libertés, mais pose comme priorité la préservation de ce qui fait une société : ses citoyens, ses institutions, son environnement, chaque jour plus absents de l’agenda des décideurs coalisés en élite mondialisée. Que les plus hostiles à cette grammaire se rassurent, le philosophe Günther Anders, peu suspect de fraternisation avec l’ennemi, avait déjà nommé dès 1960 la contradiction qui caractérise notre époque : « Aussi paradoxal que cela puisse sembler, la conservation du monde ne peut réussir que par son changement. Continuer à exister n’est possible que si le monde qui reste est différent du monde actuel. » Voilà en substance un programme qui peut séduire les adeptes du tout fout le camp, dont l’angoisse est à la mesure du siècle.

Selon les lois imprévisibles du devenir, c’est donc parce que la gauche a trop bien gagné hier, qu’elle perd aujourd’hui. Elle poursuit, comme avant, sa fuite en avant, là où la situation lui impose de revenir sur ses pas. On aurait tort d’y voir une paralysie historique. C’est plutôt que le vent de l’Histoire a changé de direction, comme l’avaient diagnostiqué de nombreux intellectuels marxistes pendant l’entre-deux guerres – Theodor Adorno, Max Horkheimer, Walter Benjamin, pour n’en citer que quelques uns –, dont la clairvoyance est rétrospectivement éblouissante. Ils avaient aussi identifié les raisons pour lesquelles ce n’est plus la gauche qui fait l’Histoire, mais l’Histoire qui exige une politique de gauche. Une nuance essentielle, qui oblige à nommer et à affronter l’obscurité de notre temps, sans pessimisme néanmoins – c’est depuis les nuits les plus noires que s’entendent les échos graves d’une formule d’Ernst Bloch dans L’Esprit de l’utopie : « C’est entre nos mains qu’est la vie. » À cette gauche qui vient, il faut par conséquent souhaiter de retrouver l’usage simultané de ses jambes et de ses esprits, afin de rattraper le retard accumulé par prétention au monopole de l’avant-garde. C’est à cette condition, seulement, que l’alternative deviendra crédible. 

RUFFIN, MOUFFE : LA GAUCHE PEUT-ELLE DE NOUVEAU ÊTRE POPULAIRE ?

Mouffe Ruffin Gauche Populaire Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

Le divorce historique entre la gauche et les classes populaires est-il en train de se refermer ? Le large score de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle et le succès électoral de la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale (NUPES) semblent l’attester. Pourtant, une partie des classes populaires continue à s’abstenir massivement ou à se réfugier dans le vote Rassemblement national. Face à cet état de fait, plusieurs stratégies s’opposent pour les reconquérir. Le samedi 25 juin, Le Vent Se Lève invitait Chantal Mouffe et François Ruffin à en débattre à la Maison des métallos. Chantal Mouffe est une théoricienne majeure du populisme de gauche et l’auteure de nombreux livres, dont « L’Illusion du consensus » et « Hégémonie et stratégie socialiste » avec Ernesto Laclau. François Ruffin commence son second mandat de député de la 1ère circonscription de la Somme, il est auteur et cinéaste.

La fin du consensus néolibéral ?

Le Vent Se Lève vous invite à une après-midi de réflexion et d’analyse sur la séquence politique, en compagnie de Chantal Mouffe, Evgeny Morozov, Barbara Stiegler, Alain Supiot et François Ruffin. Rendez-vous le samedi 25 juin à la Maison des Métallos à Paris à partir de 15h. [Retrouvez ici le lien vers l’événement facebook]

PROGRAMME

LES NOUVEAUX VISAGES DU LIBÉRALISME (15h-17h)

➕ Barbara Stiegler, Professeure à l’Université de Bordeaux
➕ Alain Supiot, Professeur au Collège de France
➕ Evgeny Morozov, chercheur et auteur

« Retour de l’État », « éclipse du néolibéralisme », « réhabilitation de la souveraineté » : à lire les principaux médias, une véritable révolution est en cours depuis la pandémie. Du « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron à l’élection de Joe Biden en passant par l’interventionnisme croissant des banques centrales, une observation superficielle de la séquence pourrait laisser croire que l’on s’écarte du paradigme néolibéral. Pourtant, celui-ci a toujours toléré un certain degré d’interventionnisme étatique et juridique. Et bien souvent, cet interventionnisme a même été la condition de son fonctionnement ordinaire… Les travaux de Barbara Stiegler, d’Evgeny Morozov et d’Alain Supiot apportent des éclairages sur ces problématiques et nous invitent à penser les mutations du néolibéralisme.

RECONSTRUIRE L’AVENIR : LA GAUCHE PEUT-ELLE ÊTRE DE NOUVEAU POPULAIRE ? (17h-19h)

➕ François Ruffin, député et auteur
➕ Chantal Mouffe, Professeure de philosophie à l’Université de Westminster

Le divorce historique entre la gauche et les classes populaires est-il en train de se refermer ? Le haut score de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle et le succès électoral de la NUPES semblent l’attester. Pourtant, une partie des classes populaires continue à s’abstenir massivement ou à se réfugier dans le vote Rassemblement national. Face à cet état de fait, plusieurs stratégies s’opposent pour les reconquérir. Chantal Mouffe est une théoricienne majeure du populisme de gauche et l’auteure de nombreux livres, dont « L’illusion du consensus » et « Hégémonie et stratégie socialiste » avec Ernesto Laclau. François Ruffin, député de la France insoumise de la 1ère circonscription de la Somme, débattra avec elle.

François Ruffin : « Il y a deux invisibles : les oubliés en bas et les ultra-riches en haut »

François Ruffin © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Nous nous rendons dans la Somme, sur les pas de François Ruffin et de son équipe. Le candidat y déroule sa campagne effrénée, flanqué du tumulte de ses militants. Porte à porte, poignées de main dans les bars, déambulation, ballons gonflables géants : le député se faufile, parle à tout le monde, attrape les habitants, pour 3 phrases ou 10 minutes. Aux pressés ou aux indifférents, il martèle ses slogans : « n’oubliez pas d’aller voter car les riches, eux, n’oublient jamais ! ». Pendant toute une après-midi, nous le suivons et l’interrogeons, à pied et en voiture, assis sur le bord d’un trottoir. Il nous répond par de longs développements, sans cesse interrompu, sans que jamais la cohérence de son propos en souffre, alternant avec aisance entre le registre du militant et celui de l’analyste. Politique et conflit de classe, désindustrialisation, construction européenne, sociologie électorale, écologie populaire… Nous sommes revenus avec François Ruffin sur les thématiques qu’il n’aura cessé de mettre en avant, dans ses interventions à la tribune de l’Assemblée comme dans ses livres et ses articles. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Vincent Ortiz, photographies par Pablo Porlan.

LVSL – Quel bilan tirez-vous de cinq ans de députation ? Vous vous êtes démarqué par vos interventions volontairement polémiques. Certains ont pu vous le reprocher, y compris à gauche, disant qu’on ne construit pas de la politique sur le conflit.

François Ruffin – Au contraire : la politique ne se construit que sur du conflit. La démocratie, c’est du conflit, mais du conflit organisé, organisé pacifiquement. Et le pire, ce sont les moments où l’on tait le conflit, au nom du consensus, dans une fausse démocratie. C’est comme une cocotte-minute : le conflit, étouffé, revient plus tard de manière violente.

Et le conflit qui prévaut, pour moi, c’est le conflit de classe. C’est ce que j’ai tenté de faire il y a cinq ans, en martelant certains slogans – « Ils ont l’argent, on a les gens », « le banquier à l’Élysée, le peuple à l’Assemblée »-, au prix peut-être d’un manichéisme, que j’assume. Cinq ans plus tard, rien n’a changé. Au contraire, le CAC 40 enregistre des bénéfices records : 160 milliards de bénéfices pour 2021 ! C’est supérieur de 60 % à son précédent record [NDLR : en 2007]. Ces chiffres, scandaleux, devraient être martelés à la télévision chaque soir. La question, pour nous, c’est comment on met ça en scène ? Comment on le donne à voir ? Avec mes électeurs, j’essaie ça : en sport, lorsqu’on bat un record, c’est d’un centimètre, ou d’un centième de secondes. Pour le CAC 40, c’est une augmentation de 60 % par rapport au précédent record ! Le patrimoine des cinq premières fortunes françaises, sous Macron, a été multiplié par trois : aux gens que je croise, je demande « et vos salaires, ils ont été multipliés par trois ? Vos retraites, vos allocations ? » C’est un contre-argument efficace lorsque quelqu’un me parle des assistés ou des immigrés. Ou alors, on fait un jeu, « comptez avec moi jusque trois… Un… deux… trois… » Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, vient de gagner 10 000 € ! Autant que ma suppléante, Hayat, en un an : elle est accompagnante d’enfants en situation de handicap.

Mon combat, c’est de faire ressentir cette injustice sociale, que les gens ne voient pas, ou rarement. Comme ils éprouvent tout de même un sentiment d’injustice, celui-ci est canalisé dans d’autres directions : les étrangers, les réfugiés, les assistés. Autrement dit : les plus pauvres qu’eux. C’était déjà ma bagarre il y a cinq ans, mais c’est encore davantage conscient aujourd’hui : il y a deux catégories d’invisibles que je cherche à mettre en lumière. Ceux du bas, bien sûr : les auxiliaires de vie sociale, les agents d’entretien, les ouvriers, etc., qui figurent dans mes films. Mais il y a d’autres invisibles à mettre en lumière : ceux du haut.

L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’UE. Nous avons la Révolution française, l’UE a des traités économiques incompréhensibles pour la grande masse des gens.

On vient de passer devant un magnifique château : celui de la famille Saint-Frères, un empire textile, né au XIXe siècle. Les habitants vivaient aux alentours, dans les corons, dans des taudis, dans de la terre battue. Quand ils sortaient de chez eux, ils voyaient où partait leur travail : dans ces superbes châteaux. Aujourd’hui, quand ils sortent de chez Amazon, ils ne voient pas les immenses villas, yachts et jets privés de Jeff Bezos. Alors, il faut donner à voir, à ressentir cette injustice majeure. Si on y parvient, on réactive le conflit de classe, et du vote de classe. Si on n’y parvient pas, ils vont se tourner vers des bouc-émissaires : « pourquoi est-ce que je suis au chômage alors que les immigrés ont un travail ? », etc. Mais c’est une tâche qui a été abandonnée par la gauche depuis longtemps.

Un politiste que j’apprécie, Patrick Lehingue, explique que dans les années 70, la gauche ne faisait pas dans la dentelle : c’étaient des clivages relativement simples, binaires, rustiques, les petits contre les gros, le travail contre le capital, les salariés contre les patrons, etc. Puis, dans les années 80, la gauche arrivée au pouvoir a changé de lexique : les choses devenaient plus « complexes », le marxisme était « dépassé ». Les gens, pourtant, continuaient à ressentir une injustice, le chômage s’amplifiait, les Restos du cœur ouvraient… Mais puisqu’on ne l’exprimait plus en termes de classes, ils se sont tournés vers d’autres oppositions : les vieux contre les jeunes, les hommes contre les femmes, et surtout, surtout, les Français contre les immigrés. Il faut réactiver ce conflit central du capital contre le travail – avec une nuance, tout de même : il y a davantage de petits patrons, d’indépendants, d’auto-entrepreneurs aujourd’hui qu’hier. C’est une transformation, pas seulement économique, psychologique, majeure.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Il y a cinq ans, dans ma profession de foi, je prévenais mes électeurs : ça n’allait pas être Walt Disney, aucune de mes propositions de loi ne serait acceptée, et peut-être pas même un amendement. De fait, mes amendements ont été rejetés à 99,72 % ! Ce n’est pas à l’Assemblée que se fait la loi, je l’ai déjà dit dans vos colonnes : c’est une hypocrisie de prétendre que le pouvoir législatif s’y trouve alors que, sauf cohabitation, il s’agit de la chambre d’enregistrement des désirs du Président.

Ce qui a fonctionné, en revanche, au-delà de mes espérances, c’est la fonction de caisse de résonance du député. En parlant des femmes de ménage ou des auxiliaires de vie sociale, je n’ai pas cherché à faire des coups d’éclat. J’ai cherché à décrire leur vie. Ce fut, pour elles, pour leurs enfants, un geste de reconnaissance. C’est apparu surprenant, presque choquant, que dans un lieu aussi prestigieux et couvert de dorures que l’hémicycle, on vienne évoquer des vies simples. C’est pour moi une source de grande fierté.

LVSL – Je rebondis sur votre volonté de vouloir reconstruire un front de classe. Certains sociologues estiment que la stratégie visant à reconquérir les électeurs des milieux populaires qui votent RN (les « fâchés pas fachos ») est vouée à l’échec. Manuel Cervera-Marzal, en particulier, estime que le rejet de l’immigration étant la priorité des électeurs du RN, il apparaît improbable que l’on puisse les faire basculer vers un vote de rejet de gauche. Il estime également que ce que vous avez réussi en Picardie n’est pas réplicable à l’échelle de la France.


F.R. – Tout d’abord, j’en fais un devoir moral aussi bien qu’un devoir électoral. Je refuse d’abandonner ces citoyens, souvent dans des bassins industriels, déjà frappés par la crise, je refuse de les laisser au Rassemblement national. Donc, même si c’était impossible, j’essaierai ! Mais ces sociologues doivent être satisfaits : ils estiment que les ouvriers doivent être abandonnés ? C’est ce que fait la gauche depuis quarante ans ! On le voit encore à ces législatives : malgré le bon résultat national de la NUPES, elle ne réunit même pas 20% du vote des ouvriers, alors que le RN fait, lui, 45%… La gauche, depuis les années 1980, a livré la classe ouvrière au Rassemblement national : la mondialisation a alors tracé comme un fil à couper le beurre entre les vainqueurs et les vaincus.

D’un côté, le textile qui part au Maghreb, puis à Madagascar, en Inde et en Chine. Cela a été particulièrement brutal pour les ouvriers non qualifiés, dont le chômage a triplé en une décennie.

De l’autre côté, les professions intermédiaires ont été relativement protégées, de par leur statut, leurs qualifications, etc. Cela produit ce qu’Emmanuel Todd appelle un passivisme des éduqués. Ainsi, la gauche a accompagné la mondialisation. Je parle bien sûr de la gauche sociale-libérale, celle qui signe les traités européens et de libre-échange, avec Jacques Delors à la Commission et Pascal Lamy à l’Organisation Mondiale du Commerce. Parce que la chute du textile, par exemple, ce n’est pas le fruit du hasard. L’apogée de la production de textile a eu lieu en 1975, mon année de naissance. Dix années plus tard, il ne reste plus rien. Pourquoi ? Parce qu’entre-temps on a signé les accords multi-fibres. Avec à la clé des licenciements par milliers, une véritable déshérence sociale, des tragédies, des suicides.

Mais je parle également d’une partie de la gauche « révolutionnaire », « de rupture », « altermondialiste », qui est passée de l’ « antimondialisation » à l’ « altermondialisation », qui a au fond accepté cette mondialisation – sous le prétexte d’en infléchir le cours. Cette gauche répétait à l’envi « qu’un autre monde est possible » : mais dans combien de temps ? Je pense qu’il faut accepter une perspective anti-mondialiste, ou démondialisatrice. Pour plaire aux classes intermédiaires, on a euphémisé cette approche. Pendant ce temps-là, le RN progressait.

On se focalise, bien sûr, sur le Front national et l’immigration, mais on ne dit rien de son programme économique. Je suis allé fouiller, à la Bibliothèque nationale de France, pour retrouver les premiers tracts du Front National, dans les années 1970. Tel un archéologue, j’ai tenté de retracer l’évolution de son programme économique, de sa fondation jusqu’à nos jours. Que s’est-il passé ? Dans les années 1980, le Front national est ultra-libéral. Il s’inspire de Thatcher et de Reagan. Le FN est en faveur de l’Europe libérale. Ils applaudissent à l’Acte unique et à la construction européenne, car ils voient en l’Europe un rempart contre le bolchévisme. À partir du moment où le mur de Berlin s’effondre, ils changent de perspective. Leur adversaire cesse d’être le bolchévisme pour devenir l’étranger. Le Front national aligne alors son programme économique sur une demande populaire : « il faut se protéger ; il faut protéger notre industrie ; on ne peut pas être livré au vent du libre-échange. »

Face à cela, les deux cœurs de la gauche – celle de gouvernement, et celle de rupture – ont ignoré cette demande populaire de protection. En 2001, quand j’ai vu le lave-linge de Whirlpool quitter Amiens, j’ai fait une étude très précise sur le marché du lave-linge, sur les coûts de la main-d’œuvre, de la sous-traitance, des matières premières, etc. À partir de cela, j’ai compris que le choix de délocaliser vers la Slovaquie répondait à une rationalité imparable. Le patron de cette entreprise a simplement veillé à la maximisation de son taux de profit. Non seulement il y gagnait en termes de coût de la main d’œuvre, mais il y gagnait également en termes de coût des pièces sous-traitées et importées depuis les pays de l’Est. Ce processus était parfaitement logique. Si des coûts n’étaient pas ajoutés – soit sur le transport routier, soit aux frontières -, il fallait s’attendre à ce que les délocalisations continuent. Sans surprise, c’est ce qui s’est produit. Dès lors, je suis devenu protectionniste. En 2011, j’ai d’ailleurs publié un livre : Leur grande trouille – Journal intime de mes « pulsions protectionnistes ».

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Les sociologues qui justifient l’abandon des ouvriers au RN, ils réactualisent, d’une certaine manière, le fameux rapport de 2011 produit par Terra Nova. Un rapport que j’avais apprécié : au moins, il disait ce que la gauche faisait sans le dire depuis quarante ans ! Les ouvriers doivent être abandonnés, car les reconquérir impliquerait de défendre le protectionnisme et d’abandonner un agenda libre-échangiste.

En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes.

Le vote RN dans ma région n’est pas un vote prioritairement raciste. C’est un vote de rejet de la mondialisation.

LVSL – Vous évoquez la mondialisation et la construction européenne. Le contexte nous conduit à penser que la question européenne va revenir au centre du jeu dans les prochaines années. La BCE a d’ores et déjà annoncé un relèvement de ses taux, ce qui préfigure un retour à l’austérité après une période de relative permissivité. Paradoxalement, on a peu parlé de l’Union européenne et des enjeux européens durant cette campagne présidentielle. Puis l’union de la gauche autour de la NUPES a, par la force des choses, conduit tout un chacun à lisser ses positions sur l’UE. Pensez-vous que la gauche ait intérêt à radicaliser son discours sur la souveraineté nationale et populaire face au cadre européen ?

F.R. – 2005 est une date fondatrice : 55 % des Français ont dit non à la concurrence libre et non faussée, non à la liberté de circulation des capitaux et des marchandises. 80 % des ouvriers ont voté « non», de même que 71 % des chômeurs et 67 % des employés. C’était un vote de classe marqué.

Je remonte à 2005 car il faut garder à l’esprit qu’aujourd’hui, si l’on reposait la même question à la population, on n’aurait pas 55 % de « non» mais 60 ou 65 % ! Et cela, les dirigeants le savent. Raison pour laquelle depuis 2005 ils mènent leur projet sans le démos, voire contre le démos. Le projet de Macron est un projet minoritaire : la base électorale du « oui» de 2005 ne cesse de se rétrécir. Il se passe de l’avis du peuple pour multiplier les traités de libre-échange : avec le Canada, le Vietnam et le Mexique – en plus des négociations en cours avec la Chine et l’Inde.

C’est ainsi le même projet de mondialisation, de concurrence et de croissance qui se perpétue. Il faut une triple rupture : moins de mondialisation et davantage de protection, moins de concurrence et davantage d’entraide, moins de croissance et plus de répartition. Leur projet est démocratiquement mort et ils le savent.

L’Union européenne semble moins dogmatique depuis la pandémie. Mais au-delà des déclarations des uns et des autres, intéressons-nous à ce que j’appelle le programme caché d’Emmanuel Macron : sa lettre envoyée à la Commission européenne. Il s’engage dedans à une réduction de 3 % des dépenses publiques ! Ce sont encore les hôpitaux et les écoles qui vont en faire les frais. Ces dix dernières années, la Commission européenne a exigé pas moins de soixante-sept fois que les différents États réduisent leurs dépenses de santé ! Si on est arrivé nus face à la pandémie, c’est aussi le produit des injonctions austéritaires de la Commission.

Que faire face à cet état de fait ? Désobéir. L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’Union européenne. Nous avons la révolution française, moment de surgissement du peuple sur la scène de l’histoire. L’Union européenne a des traités économiques, incompréhensibles pour la grande masse des gens. D’où son absence d’ancrage populaire. Une politique de gauche sera amenée à se heurter à l’Union européenne.

LVSL – Face aux lignes de clivages imposées par les médias, la gauche est divisée quant à l’attitude à adopter. Une partie souhaite accepter cette ligne de clivage, et se positionner dans un sens progressiste (défense des minorités, etc), une autre considère qu’il faut sortir du cadre. Où vous situez-vous ? La bonne stratégie politique est-elle ou n’est-elle pas une mise à l’agenda des choses ?

F.R. – Si on ne veut pas avoir à subir l’agenda du gouvernement, de nos adversaires ou des médias, il faut bien qu’on impose le nôtre. Cela n’a rien d’évident, car le gouvernement et les médias ont d’importants moyens pour imposer leur agenda.

Le paradoxe, c’est que nous avons perdu une élection alors que les thématiques qui étaient à l’ordre du jour étaient en partie les nôtres : l’hôpital, le pouvoir d’achat, les services publics, etc. Pendant le temps de la campagne, on est parvenu à marginaliser la question identitaire. Je fais tout mon possible pour ne pas sauter à pieds joints dans ce piège.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Je parlais tout à l’heure du divorce entre les classes populaires et les classes intermédiaires apparu dans les années 1980. En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes : les quartiers populaires d’une part, les campagnes populaires de l’autre. Mettre sur la table des questions d’ordre sociétal, culturel ou cultuel fait exploser la possibilité d’un bloc. Mettre l’accent sur les questions économiques et sociales rend possible un rapprochement. Notre objectif doit être de mettre fin à ces deux divorces qui durent depuis des décennies.

LVSL – Quid de l’écologie dans ce bloc populaire à construire ?

F.R. – C’est l’horizon qu’on doit poser. Mais avec des obstacles sur le chemin. Durant ma campagne, à plusieurs reprises, lorsque je parlais d’écologie, des gens protestaient ! Ah non, pas ça ! Ca semblait un réflexe populaire. Pourquoi ? Parce que l’écologie, ça va m’obliger à changer de voiture, alors qu’elle roule encore, à changer de chaudière, etc. Il faut donc construire une écologie populaire même si l’écologie n’est pas d’emblée populaire.

C’est une nécessité absolue parce que notre survie commune est en jeu. Face au discours de Zemmour et à son « grand remplacement », je réponds aux gens que le grand défi, la grande perte est ailleurs : durant ma vie, la moitié de ce qui vit sur terre, dans les airs et dans les mers a disparu. Quel monde va-t-on laisser à nos enfants ? La sécheresse est déjà là : on a eu trois mois sans eau en Picardie ! Alors, comment on fait du judo avec ça ? Un tableau que j’aime bien montrer dans mon coin, c’est l’empreinte carbone en fonction des classes sociales. Les 50 % les plus pauvres du pays polluent assez peu, les 40 % du dessus légèrement plus, mais pas de manière considérable, tandis que les 10 % du dessus du panier sont les plus gros émetteurs de CO2.

Comment construire une écologie populaire ? Par une écologie de conflits. Une écologie qui ne cherche pas à nier le conflit de classe. J’écoutais ce matin un reportage sur France Inter qui évoquait le coût environnemental de l’avion, et mentionnait le fait que l’avion demeurerait polluant pour longtemps encore. La question de la limitation des vols n’était même pas posée ! La perspective de limiter les vols pour ceux qui prennent l’avion entre Paris et New York comme je prends le train entre Paris et Amiens n’était même pas évoquée ! C’est pourtant à cette classe qu’il faut remettre les pieds sur terre.

Sur les transports, toujours, plutôt que de chasser la voiture individuelle : Comment faire pour mettre un maximum de marchandises et de voyageurs sur le rail ? Cela nécessite de réduire le coût des billets à un prix abordable et de construire des infrastructures qui soient à la hauteur. La seule loi ferroviaire qui a été votée sous Macron (le « pacte ferroviaire ») contient 87 fois le mot concurrence, tandis que les mots réchauffement, climat ou biodiversité n’apparaissent pas. Bien sûr, on ne s’interroge pas un seul instant sur la manière de démocratiser le rail. Voilà pourtant un biais évident pour rendre l’écologie populaire. J’avais proposé, durant mon premier mandat, que les 1000 premiers kilomètres en train soient gratuits. L’Allemagne vient de lancer le « train illimité à 9 € par mois », avec un immense succès. On doit passer ce message aux gens : « Vous pouvez y gagner ! ». Idem sur le logement, autre gros émetteur de gaz à effets de serre.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

L’urgence, là, ça devrait être de mettre fin aux passoires thermiques. Il y a cinq millions de passoires thermiques dans le pays. L’année dernière, 2500 passoires ont été rénovées. Cela signifie qu’à ce rythme, il faudra deux millénaires pour en venir à bout ! Autant qu’entre la naissance du Christ et aujourd’hui ! Mettre fin aux passoires thermiques serait pourtant une mesure gagnante à bien des égards : gagnant pour les ménages pauvres, avec moins de factures pour leur chauffage à payer. Gagnant pour l’emploi, afin de combattre le chômage par des métiers manuels qualifiés non délocalisables. Gagnant pour la planète, l’évidence. Gagnant pour l’indépendance nationale, enfin, cela nous permettra d’importer moins de pétrole et de gaz. C’est ce que je répète depuis cinq ans à l’Assemblée nationale ! C’est seulement depuis la guerre en Ukraine que notre dépendance à l’égard de ces sources d’énergie apparaît comme problématique…

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

On peut très bien, en revanche, construire une écologie anti-populaire – et certains, à gauche, savent très bien le faire ! J’ai vu récemment un reportage montrant que le centre-ville d’Amiens, bientôt, ne sera plus accessible aux voitures polluantes. Le même jour, je lis dans le journal que l’on assiste à une explosion de jets privés en France ! On décide donc de réguler les déplacements au ras du sol, d’imposer des obligations à ceux qui prennent leur voiture pour aller au travail, tandis qu’on laisse ceux qui polluent cent fois plus, là-haut, sans aucune contrainte. La priorité, c’est de les faire atterrir ! Je pense, comme Hervé Kempf, qu’il faut consommer moins et répartir mieux. Et consommer moins, cela doit commencer par ceux d’en-haut.

LVSL – L’écologie préoccupe en revanche beaucoup les classes intermédiaires, attachée culturellement au libre-échange… Pensez-vous qu’il soit possible d’unir les classes intermédiaires et les plus populaire à un agenda anti-mondialiste ?

F.R. – Il y a deux choses qui peuvent aujourd’hui rendre possible la jonction entre les classes intermédiaires et les classes populaires : un facteur social et un facteur écologique. L’européanisation et la mondialisation ont commencé par toucher les ouvriers, puis l’agriculture, et, à présent, s’attaquent aux revenus des classes intermédiaires – qui voient que leur salaire gèle, que leurs enfants sont mis en concurrence avec le monde entier, etc.

La mondialisation, comme dans le combat des trois Horaces contre les trois Curiaces, s’est attaquée à ces groupes sociaux les uns après les autres. Si elle s’était attaquée en même temps à la classe ouvrière, à la paysannerie et aux classes intermédiaires, elle aurait eu face à elle un front uni.

D’autre part, il devient chaque jour plus évident que le libre-échange est incompatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. Quelqu’un d’aussi peu radical que Nicolas Hulot affirmait que le problème central était le libre-échange, et que la multiplication des éoliennes n’allait en rien le régler.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont donc bien là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans nous bercer, et sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.