Cette gauche qui n’en finit pas de mourir

La sanction est tombée : Yannick Jadot n’a pas atteint le seuil des 5% de voix permettant le remboursement des frais de campagne et en est réduit à quémander des dons. Anne Hidalgo réussit l’exploit de diviser le score de Benoît Hamon par trois, à 1,74%, faisant découvrir au parti de François Hollande de nouveaux abysses. Il ne s’agit nullement d’un accident mais de l’aboutissement d’un processus de long terme. Pris en tenaille entre la radicalisation du bloc élitaire – qui s’est massivement tourné vers Emmanuel Macron – et la lassitude des classes populaires, ces deux partis ont peiné à exister ces derniers mois. Vestiges d’une époque où la polarisation de la société française n’avait pas atteint de tels degrés, le Parti socialiste (PS) et Europe Écologie Les Verts (EELV) semblent condamnés à se replier sur leurs bastions locaux et à abandonner toute ambition nationale.

Qu’est-ce qui explique des scores aussi faibles pour les candidatures écologiste et socialiste, qui escomptaient pour des raisons diverses de biens meilleurs résultats ? Le vote utile pour le candidat de l’Union populaire est une explication certes tentante, mais trop facile : cet effondrement des gauches est largement dû à leurs propres limites. Médiocrité des dirigeants, faiblesse des programmes, inanité des stratégies déployées, fatigue des électeurs… Celles-ci ne manquent pas. Leur premier péché semble résider dans leur cécité vis-à-vis de l’époque. Qu’on se le dise, la France, le monde, ne sont plus en 2012 et encore moins en 1981. La pandémie et la crise polymorphe qu’elle porte a renforcé une tendance de fond. Nous assistons depuis des années à une intensification des antagonismes sociaux, qui se traduit dans le paysage politique par l’obsolescence des mouvements qui l’ignorent.

2017-2022 : cinq ans de déni aboutissent à l’humiliation

L’élection d’Emmanuel Macron en 2017 avait à elle seule donné le signal d’une recomposition de ce paysage que la gauche sociale-démocrate a refusé de voir. En vampirisant ses électeurs comme ses cadres, le nouveau gouvernement lui laissait bien peu d’espace, tout en menant une politique mettant de plus en plus nettement la barre à droite. Un bloc portant un « projet d’extrême centre » se forme ainsi, comme le nomme Emmanuel Macron le 15 avril dernier au micro de Guillaume Erner. Ce bloc rassemble les « gagnants de la mondialisation » ou ceux pensant pouvoir en profiter. Face à lui, le Rassemblement national propose un bloc tentant d’unir agressivement les différentes classes contre l’ennemi intérieur qui sert d’extériorité constitutive au projet frontiste. Voilà pour les options en lice au second tour. Un troisième bloc, celui de l’Union populaire, s’affirme tout de même dans les urnes.

Beaucoup a été dit sur la composition sociale des différents électorats, et plus encore sera écrit sur cette question. Notons simplement que si le président sortant agrège très nettement les classes supérieures, ses deux challengers sont plus hétérogènes. Ce qui leur donne leur cohérence repose donc dans une adhésion identitaire à un ou une candidate, à un programme, à des symboles, voire à une histoire. Il n’est bien sûr pas certain que ces électorats soient pérennes tant les clivages évoluent rapidement en fonction des intérêts et opportunités du moment. Mais leur poids est suffisant pour avoir asséché tout espace intermédiaire.

Si ce qui reste du Parti communiste français ne pouvait attendre un miracle, le Parti socialiste comme Europe écologie faisaient leur calcul en se basant sur les bons résultats passés – en tant que principal parti de gauche pour le PS, ou lors des élections européennes et municipales favorisant l’électorat diplômé pour EELV. Ces partis refusent donc de s’inscrire dans les nouveaux blocs apparus dès 2017 : la proposition élitaire d’Emmanuel Macron comme le style populiste de Jean-Luc Mélenchon les révulsent, ne leur permettant pas d’assumer clairement de se placer dans le sillage d’un des deux. Ils ne comprennent pas le raidissement et la radicalisation du pouvoir face aux oppositions populaires. Leur logiciel est périmé. Il faut se rappeler qu’en 2011, le think tank Terra Nova proposait au PS une stratégie abandonnant définitivement les classes populaires au profit d’une coalition urbaine et diplômée. Le dégagisme chassant Nicolas Sarkozy du pouvoir semblait confirmer leur intuition. Dix ans plus tard, cette stratégie a fait exploser l’électorat socialiste, amenant le parti au bord du gouffre.

Plusieurs parcours pour une même trajectoire vers l’abîme

Si le PS a pu survivre jusqu’ici, c’est grâce à son maillage d’élus locaux, remplissant ses caisses, mettant à disposition leur logistique et leurs réseaux. Ces élus ne représentent pas un vaste soutien populaire mais résultent de conjonctures locales favorables, de jeux d’alliance et de baronnies fidélisant une clientèle. De tels élus habitués des conseils municipaux et des congrès se retrouvent soudainement propulsés dans une campagne électorale nationale, en butte à la violence sociale, à l’éternel retour du réel. Le poids du quinquennat de François Hollande les marque du stigmate de la trahison alors que le flou de leurs propositions actuelles ne les distingue guère de leurs concurrents. Anne Hidalgo comme plus tôt Christiane Taubira sont incapables de s’adresser à une vaste majorité de la population qui en retour perçoit bien que ces gens s’adressent à elle depuis leur bulle feutrée. Comment alors récolter autre chose qu’un grand mépris ?

Quant à EELV, ses cadres vieillissants ont pour la plupart abandonné les références altermondialistes au profit d’un social-libéralisme teinté d’éléments de langage environnementaux, qui feraient passer le greenwashing de la grande industrie pour un engagement radical. Le parti a bien intégré de nouvelles générations militantes avec les « marches pour le climat ». Mais celles-ci proviennent de couches sociales favorisées, rarement socialisées dans les mouvements contestataires classiques. Cadres et militants restent désespérément prisonniers de leur classe : leur progressisme est un libéralisme à l’américaine, compatible dans l’ensemble avec le gouvernement en place pour peu que celui-ci daigne leur donner quelques gages symboliques d’inclusivité verte.

EELV paye en 2022 le prix de sa terrible carence idéologique. Les pénibles interventions de son candidat Yannick Jadot, catastrophique sur les questions de géopolitique, paresseux sur les enjeux européens, inconséquent sur les questions sociales, lui aliènent des classes populaires pourtant de plus en plus sensibles aux enjeux environnementaux. Faute de pouvoir changer sa nature, EELV subsiste donc sous la forme d’un vote moral, permettant à des individus diplômés, progressistes et plutôt aisés de se donner bonne conscience. Trop bourgeois et libéral pour aller vers Jean-Luc Mélenchon, trop humaniste pour adhérer au néolibéralisme agressif d’Emmanuel Macron, l’électeur écologiste est tiraillé – et peut s’inquiéter de la survie de son parti.

Le résultat des négociations en cours en vue des élections législatives, puis de ce scrutin, sont imprévisibles : vont-elles venir parachever la marginalisation du ventre mou social-démocrate au profit d’autres forces, ou lui permettront-elles au contraire de se refaire une jeunesse sur les bancs de l’Assemblée, sous ses couleurs ou celles d’un autre parti ? Il est en tout cas probable que le mouvement de prise en tenaille ayant dévasté le PS comme EELV en ce mois d’avril 2022 ne cesse pas. Au regard des nouvelles rythmant l’actualité mondiale ces dernières années, il serait dommage de ne pas en profiter pour solder les comptes avec les représentants d’une gauche qui aura trahi les intérêts des classes populaires jusque dans la tombe.

Fuite des capitaux, dette, bras de fer avec la finance… Comment résister ?

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Et si la gauche radicale gagnait les élections ? Bien qu’une réélection d’Emmanuel Macron soit à ce stade l’hypothèse la plus probable pour l’élection présidentielle à venir, la percée de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages invite à considérer sérieusement cette possibilité. Si le programme du candidat de l’Union Populaire est très riche en propositions, il s’étend moins sur la façon de le mettre en œuvre, sans doute pour des raisons stratégiques. Or, la réaction des milieux d’affaires, des créanciers et des institutions européennes promet d’être brutale, notamment via une asphyxie budgétaire de l’Etat et la fuite des capitaux. Comment éviter un destin à la Tsipras et ne pas doucher les espoirs des classes populaires ?

« Le verdict du peuple grec signifie la fin de la Troïka » déclarait Alexis Tsipras, tout juste élu Premier Ministre, le 25 janvier 2015. Moins de six mois plus tard, celui-ci signait pourtant un troisième plan d’austérité, malgré le rejet de cette option par plus de 61% des Grecs par référendum. Cette tragique défaite de la gauche radicale rappelle combien les marchés financiers et les institutions européennes peuvent empêcher un gouvernement, pourtant légitimé par les urnes, d’adopter des mesures d’intérêt général. Certes, contrairement aux pays latino-américains, la Grèce n’a pas subi de coup d’état militaire. Mais l’expérience Syriza a laissé un goût amer aux Grecs, pour qui les promesses anti-capitalistes risquent de sonner creux pour au moins une génération.

Si la détermination de Tsipras et de son équipe peut être questionnée, cet épisode rappelle surtout l’impérative nécessité pour un gouvernement prônant une rupture avec le néolibéralisme de se préparer sérieusement à l’opposition frontale des marchés financiers, de l’Union européenne et des multinationales. En effet, si les blocages institutionnels, les éventuelles alliances avec des partis plus modérés ou encore l’opposition médiatique sont déjà de sérieux obstacles à la mise en œuvre d’un programme radical, l’adversaire principal reste le fameux « monde de la finance ». En outre, la démobilisation probable des citoyens et des corps intermédiaires suite à l’élection de la gauche radicale rend ce bras de fer d’autant plus ardu. Enfin, le capital politique dont dispose un gouvernement nouvellement élu tend à s’éroder rapidement en l’absence de gestes forts dès l’arrivée au pouvoir. La chute de Biden dans les sondages suite à ses renoncements à de nombreuses réformes promises durant la campagne (annulation de la dette étudiante, Green New Deal, mesures sociales…) l’a récemment démontré.

Organiser la résistance aux attaques spéculatives

Une récente note du think tank Intérêt Général liste un certain nombre de mesures pouvant être prises quasi-immédiatement pour envoyer un signal fort aux couches populaires. Par exemple, la hausse du SMIC, la revalorisation de certains minimas sociaux ou le blocage des prix peuvent être décidées par décret, sans nécessité d’attendre les élections législatives. Toutefois, les réformes fiscales permettant de financer ces dépenses supplémentaires nécessitent un nouveau projet de loi de finances, traditionnellement voté à l’automne. Dès lors, si un gouvernement radical prenait le pouvoir en France, le déficit de l’Etat augmenterait de manière significative durant une première phase. Depuis la fin du circuit du Trésor à partir des années 1970, c’est-à-dire le financement direct des dépenses publiques par la Banque de France, l’Etat a recours aux marchés financiers (1). Or, avant même la prise de fonction du nouveau gouvernement, ceux-ci peuvent augmenter les taux d’intérêt qu’ils exigent. Ainsi, en 2017, un « risque Mélenchon » était apparu sur les marchés à l’approche de l’élection présidentielle.

Comme le rappelle Raul Sampognaro, économiste à l’OFCE ayant contribué à la note d’Intérêt Général, « même des gouvernements qui ne sont pas de gauche radicale subissent des attaques spéculatives », mentionnant l’exemple de la coalition entre le Mouvement 5 Étoiles et la Lega en 2018 en Italie, qui avait fait bondir les taux d’intérêt, soit autant de « ressources perdues pour la transformation sociale ». Selon lui, la France pourrait connaître un sort similaire. Une situation qu’il estime « gérable » en raison du faible niveau actuel des taux d’intérêts, alors que la Grèce partait de beaucoup plus haut et avait vu ses taux augmenter de plus de cinq points lors des premiers mois du gouvernement Syriza. En outre, face à l’extrême volatilité de la Bourse, les titres de dette souveraine demeurent les actifs les plus sûrs et donc les plus convoités. Sampognaro rappelle enfin que « le fait que les politiques monétaires non-conventionnelles soient devenues plus permanentes que prévu crée un système qui atténue le pouvoir des marchés financiers ». Dès lors, la situation de la France, dont la dette reste soutenable, apparaît plus solide que celle de la Grèce.

« Si vous devez 1 000 livres à votre banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est elle qui a un problème. »

John Maynard Keynes

Toutefois, toutes les éventualités doivent être prises en compte. Ainsi, la BCE pourrait tout à fait décider de s’opposer au nouveau pouvoir en réduisant ses rachats d’obligations françaises sur le marché secondaire, mettant de nouveau en application la célèbre phrase de Jean-Claude Juncker, qui affirmait « qu’il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens » qui sanctuarisent l’austérité. Si un tel scénario invite à considérer sérieusement l’hypothèse d’une sortie de l’euro, à court terme, d’autres leviers sont actionnables pour contrer les marchés. Les trésoreries d’entreprises publiques, les banques publiques et surtout l’épargne des Français – largement gérée par la Caisse des Dépôts et Consignations – pourraient servir à financer la dette supplémentaire en attendant de lever de nouvelles recettes. L’épargne accumulée dans les banques privées pourrait aussi être mise à disposition, comme l’expliquait l’économiste Jacques Nikonoff au Monde Diplomatique : « On réalise des emprunts forcés auprès des banques et des compagnies d’assurances. En d’autres termes, l’État impose à ces sociétés l’achat d’une fraction donnée de ses émissions de dette. » Si ces dispositifs peuvent paraître risqués, il faut rappeler qu’ils ont déjà été utilisés avec succès par le passé, par exemple en 2009 par la Californie, alors dirigée par le républicain Arnold Schwarzenegger… Ces solutions reviennent en fait à « reconstruire par d’autres canaux des vieux outils qui orientent l’épargne populaire vers le financement d’actions d’intérêt général » résume Raul Sampognaro.

Enfin, dans l’hypothèse où la dette deviendrait vraiment insoutenable, l’Etat peut toujours entrer en confrontation frontale avec les créanciers en faisant partiellement ou totalement défaut. Une hypothèse certes assez extrême, mais qui a historiquement permis de purger nombre de créances illégitimes et de sortir par le haut du cercle vicieux de la dette (2). Dans ce cas, l’option la plus stratégique consiste probablement à annoncer un taux maximum auquel les créanciers seront remboursés ou même à en rembourser certains mais pas d’autres pour éviter un front uni d’adversaires. En outre, la dépendance de l’Etat à ses créanciers fonctionne dans les deux sens : comme le rappelait John Maynard Keynes, « Si vous devez 1 000 livres à votre banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est elle qui a un problème. » Fragilisé par un défaut, même partiel, les banques risqueraient de s’effondrer, permettant leur socialisation à moindre coût par la suite, bien qu’au prix d’un certain chaos temporaire. Cette option n’est donc pas sans risques, mais elle illustre que le chantage des créanciers peut être renversé si la volonté politique est forte.

La menace de la fuite des capitaux

Si la masse considérable d’épargne des Français peut permettre de résister aux pressions des créanciers, encore faut-il que celle-ci ne quitte pas le pays. En effet, une politique de redistribution forte a toutes les chances de susciter une hostilité considérable auprès des gros patrimoines et des grandes entreprises. Or, si le bulletin de vote des investisseurs pèsent autant que ceux de leurs concitoyens, ceux-ci « ont un droit de veto sur la politique démocratiquement choisie » grâce à leur portefeuille, résume Sampognaro. Lorsque ceux-ci disposent de patrimoines peu liquides, c’est-à-dire très ancrés sur un territoire, par exemple des mines ou de l’immobilier, leur préférence va à un renversement du pouvoir. A l’inverse, lorsque leurs possessions sont surtout composées de titres financiers, ils préfèrent quitter le pays pour s’installer dans un État plus accommodant. Ce « paradoxe des actifs » constitue une explication originale pour comprendre, par exemple, pourquoi Salvador Allende a été victime d’un coup d’Etat tandis que François Mitterrand n’y a pas eu droit. Mais même sans effusion de sang, l’opposition des plus fortunés peut être très violente. 10 jours avant la prise de fonction de François Mitterrand, la Bourse de Paris avait ainsi dû être suspendue en raison de sa chute continue. 

Même sans effusion de sang, l’opposition des plus fortunés peut être très violente.

Dans le régime actuel de liberté de circulation des capitaux, reconnue comme « liberté fondamentale » dans l’Union européenne, et étant donné la rapidité avec laquelle les transactions peuvent être faites par ordinateur, cette fuite des capitaux peut être très rapide. Dès lors, des mesures immédiates et fortes sont nécessaires pour l’interrompre au maximum. L’économiste Frédéric Lordon imagine par exemple s’inspirer de la Malaisie, qui, lors de la crise financière asiatique de 1997-1998, avait mis en place un système de deposit : concrètement tous les investisseurs qui possèdent des actifs sur le territoire français ou qui souhaitent s’y implanter doivent verser une part importante de leur investissement dans un fond. L’argent leur est ensuite rendu s’ils quittent le pays, mais seulement s’ils y sont restés un certain temps minimum, par exemple un an. Une mesure qui permet de bloquer les mouvements spéculatifs tout en ne bridant pas les investissements productifs ou le commerce international.

Ensuite, si un contrôle des capitaux à proprement parler ne pourrait être mis en place à très court terme, et imposerait une confrontation directe avec l’Union européenne, le maximum doit être fait pour surveiller les mouvements de capitaux. « Le renforcement des moyens de l’administration, notamment fiscale, est la clé de voûte pour atteindre ensuite les objectifs plus structurels » explique Sampognaro. Même si « légalement un millionnaire a le droit de retirer sa fortune pour quitter la France, il est aussi obligé de le déclarer au fisc. Si l’information est suivie, on pourra le retrouver. » L’instauration d’un « impôt universel », déjà en vigueur pour les citoyens américains et suisses et proposé par Jean-Luc Mélenchon, permettrait alors de demander à ces individus fortunés de payer la différence d’impôts entre le pays où ils ont placé leur fortune et le taux français.

Par ailleurs, un certain degré de contrôle des capitaux pourrait être instauré en abaissant les montants à partir desquels une transaction doit faire l’objet d’une autorisation. La note d’Intérêt général rappelle que de tels dispositifs existent déjà afin de lutter contre la fraude fiscale, le financement du terrorisme, le blanchiment d’argent ou toutes sortes d’activités crapuleuses. Une amende, idéalement d’un montant égal à celui de la transaction, pourrait être instaurée pour les établissements bancaires qui effectuent ces transactions, afin de s’assurer de leur coopération, le tout assorti de contrôles rigoureux. Un tel dispositif avait par exemple été instauré en Islande suite à la crise financière de 2008, dévastatrice pour l’île. « Techniquement on pourrait même retirer les Îles Caïmans et les autres paradis fiscaux de SWIFT » (système international de transactions interbancaires), complète Raul Sampognaro rappelant que tout est question de volonté de politique.

Une telle offensive contre le capital poserait très vite la question du maintien dans l’Union européenne et la zone euro.

Bien sûr, de telles mesures demandent un vrai courage politique et comportent des risques. De plus, bien que nécessaires pour résister aux assauts des grandes fortunes et de la finance mondiale, elles ne permettent en rien de s’assurer du soutien d’une majorité de la population, qui ne pourra être obtenu que laborieusement, grâce à des actes concrets et rapides en matière sociale. Une telle offensive contre le capital poserait aussi très vite la question du maintien dans l’Union européenne et la zone euro. Enfin, les rapports avec le patronat ne manqueraient pas d’être tendus, bien que celui-ci ne soit pas monolithique et tout entier acquis aux revendications du CAC40. Autant de questions majeures qui ne pourront être mises de côté. Certes, de tels plans d’actions ne fédèrent pas les foules. Mais face à la feuille de route parfaitement rodée des élites néolibérales, une résistance déterminée et organisée sera indispensable. Au risque sinon de connaître le même sort qu’Alexis Tsipras.

Notes :

1/ Eric Toussaint, Le système dette: Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017.

2/ Benjamin Lemoine, La démocratie disciplinée par la dette, Éditions la Découverte, 2022.

Primaire populaire : le culte de l’Union suprême

Manifestation de militants de la primaire populaire devant la mairie de Saint-Etienne le 11 décembre 2021. © Hervé Agnoux

Fondée en mars 2021 par les militants Samuel Grzybowski et Mathilde Imer, la primaire populaire semble être devenue depuis peu le centre de toutes les attentions. Récemment soutenue par Anne Hidalgo et Christiane Taubira, l’initiative vise à désigner un unique candidat de gauche pour la présidentielle de 2022. L’entreprise cristallise à n’en pas douter les espérances de nombreux militants de gauche souhaitant tourner la page de l’éreintant quinquennat Macron. Pour autant, cette démarche est-elle souhaitable ?

Si la primaire populaire a connu récemment une large médiatisation, plusieurs phases se sont déjà succédé afin de constituer la liste finale des dix candidats qui s’affronteront en janvier prochain. Pendant cinq semaines, les organisateurs de la primaire ont rencontré les responsables de différents partis politiques afin de définir le « socle commun ». Le vainqueur de l’initiative devra s’engager à respecter ce lot de dix mesures s’il parvient à l’Elysée en 2022. Est venu ensuite le temps des soutiens. Chaque membre inscrit sur la plateforme a pu parrainer les personnalités politiques qu’il pensait les plus à même de représenter la gauche en 2022. De ces processus ont émergé cinq hommes et cinq femmes qui peuvent aujourd’hui espérer gagner la primaire populaire, dont les votes finaux se tiendront du 27 au 30 janvier 2022. Si certains, à l’instar de Jean-Luc Mélenchon ou de Yannick Jadot, ont décidé de ne pas participer à la primaire populaire, il sera néanmoins possible de voter pour eux car ces derniers sont officiellement candidats à l’élection présidentielle. Il semble à première vue douteux de conserver la candidature de personnes ayant refusé de participer à un scrutin. L’Union réclamant de sacrifier quelques principes, les organisateurs de la primaire populaire ont pourtant fait fi de cette réserve.

Une primaire populaire dénuée de légitimité ?

L’initiative recueille actuellement le soutien de près de 300 000 personnes, qui pourront toutes voter à la primaire. Beaucoup s’enthousiasment de ce succès et comparent ce nombre aux 122 670 électeurs ayant participé à la primaire d’Europe Ecologie les Verts (EELV) ou aux 139 742 adhérents Les Républicains (LR) ayant pris part au congrès du parti. S’il est en effet tentant de conférer une plus grande légitimité à la primaire populaire du fait de son nombre élevé de participants, il convient de garder une certaine prudence. En effet, les personnes ayant voté à la primaire écologiste ou au congrès LR n’ont pas eu simplement à donner leurs e-mails et leurs coordonnées. Ces derniers ont dû s’acquitter d’une contribution de 2€ (EELV) ou de cotisations au parti (LR). Difficile donc, de conférer à l’une des initiatives une plus grande légitimité.

Il est inévitable qu’une confrontation de légitimité se pose lors de la publication des résultats de la primaire populaire.

De même, il y a cinq ans, la primaire « de la Belle alliance populaire » organisée par le PS et ses alliés avait réuni un peu plus de deux millions de votants, tandis que celle de la droite atteignait les quatre millions. Or, ces chiffres importants n’ont pas empêché ces deux familles politiques de se diviser, comme l’ont rappelé les défections des candidats Bruno Le Maire et Manuel Valls en faveur d’Emmanuel Macron. Par ailleurs, Jean-Luc Mélenchon dispose aujourd’hui du soutien de près de 270 000 personnes ayant elles aussi simplement donné leurs coordonnées et leur adresse mail. Ainsi, il est inévitable qu’une confrontation de légitimité se pose lors de la publication des résultats de la primaire populaire. Il y a en effet fort à parier qu’aucun des sept candidats en lice – trois des dix candidats ont renoncé à se présenter – ne recueillera plus de 270 000 votes.

Le mythe de la bataille des egos

Dans une arène politique marquée par une personnification accrue, il est souvent tentant d’attribuer aux egos et aux personnalités prononcées des leaders politiques la responsabilité de l’échec de l’union de la gauche. Untel sera moqué pour son appétence à orchestrer ses colères, taxé de populiste ou de démagogue, tandis qu’un autre sera accusé de ne penser qu’à sa carrière, ou de préserver sa dignité. À partir de ce postulat, il est ensuite assez simple de suivre le fil directeur qui sous-tend l’organisation de la primaire populaire.

Le « mur des egos » n’est qu’une fable et il serait opportun de comprendre les obstacles profonds qui viennent réellement entraver l’union de la gauche.

La vision simpliste des organisateurs de la primaire populaire suppose une « gauche plurielle » quémandée, réclamée, par le peuple entier. Les responsables de l’organisation rappellent à qui veut l’entendre que 70% des électeurs de gauche souhaitent un candidat unique. Pourtant, cette symbiose inéluctable serait entravée par l’action intéressée d’acteurs politiques aux egos surdimensionnés. C’est là, précisément, que réside la justification de la primaire populaire. Supposée au-dessus des partis politiques, elle a l’ambition de dynamiter ce « mur des egos » mortifère. Faute de quoi, le pays tombera assurément dans les bras de l’extrême droite.

Il est parfois tentant d’installer sa pensée dans le creux d’un rêve éveillé, comme pour se protéger d’une réalité difficile à affronter. Si l’exercice est répété de manière irrégulière, presque exceptionnelle, il peut même être salvateur et servir de source d’espoir quand les temps sont sombres. Pour autant, certains semblent avoir réussi avec brio le numéro d’équilibriste consistant à organiser une primaire tout en restant continuellement dans une réalité parallèle. Le « mur des egos » n’est qu’une fable et il serait opportun de comprendre les obstacles profonds qui viennent réellement entraver l’union de la gauche.

Il n’existe a priori aucune raison de penser que le résultat de la primaire populaire dirigera vers son vainqueur toutes les voix des électeurs se considérant de gauche. Les citoyens n’étant par principe pas de vulgaires pions. Une attitude salutaire aurait consisté à observer les différences sociologiques qui composent et différencient inévitablement chaque camp politique. Une rapide attention jetée aux sondages d’opinion montre que les électeurs de Mélenchon porteraient en deuxième choix leur vote sur Jadot, tandis que les électeurs de Jadot et d’Hidalgo reporteraient davantage leurs voix sur Macron que sur Mélenchon. Rien ne garantit donc au candidat gagnant de la primaire qu’il puisse bénéficier du report de vote de tous les autres électeurs de gauche. La majorité de ces personnes n’aura d’ailleurs pas participé à la primaire ; très peu se sentiront donc contraints par son résultat.

Finalement, c’est là que réside tout le paradoxe de cette initiative : la primaire populaire aura focalisé principalement l’attention médiatique sur des personnalités plutôt que sur le terrain des idées.

De manière plus globale, c’est tous les désaccords politiques qui sont gommés. On veut faire croire que la gauche pourrait, moyennant quelques maigres changements de programmes, être unie. Pourtant, des divergences réelles, fondamentales, existent au sein des camps politiques. Personne n’a ainsi semblé s’alarmer du fait que rien, ou presque, ne rassemble les programmes de politiques de Mélenchon ou de Jadot en matière de politique étrangère, que la question européenne est adressée de manière totalement différente en fonction des partis, ou que la question nucléaire marginalise EELV et la France Insoumise (FI) du reste de la gauche.

Finalement, c’est là que réside tout le paradoxe de cette initiative : la primaire populaire aura focalisé principalement l’attention médiatique sur des personnalités plutôt que sur le terrain des idées. Partant pourtant du postulat que les egos des leaders de gauche entravaient toute union, cette entreprise n’a servi que de tremplin médiatique à des personnalités en perte de vitesse tout en permettant l’émergence de nouveaux candidats.

L’illusion du consensus

C’est bien là, sur le terrain des idées, que le bât blesse. Le socle commun, brandi comme étendard d’un programme ayant la capacité d’unir tous les fronts, a été défini en seulement cinq semaines, et ne rassemble que dix mesures que chacun peut interpréter à sa guise. Le reste de la campagne a été très pauvre en débats et en propositions politiques concrètes. Si beaucoup se réjouissent de voir Christiane Taubira rejoindre l’aventure de la primaire, très peu se sont intéressés à son projet politique. D’aucuns chantent les louanges d’une femme racisée capable, selon eux, d’accéder à l’Elysée sans s’interroger sur ses prises de positions passées et son programme présent. Qui s’est inquiété, ou tout au moins a émis des réserves, quant aux propositions défendues par Taubira lors de sa candidature à la présidentielle de 2002 ? Son soutien indéfectible à l’Union Européenne, au régime présidentialiste, à la baisse des impôts sur les plus aisés ou à la retraite par capitalisation a-t-il seulement préoccupé les militants ?

La primaire populaire apparaît ainsi comme une énième initiative de la gauche moralisatrice pour arriver au pouvoir, ou du moins pour dynamiser des campagnes en perte de vitesse. Cette gauche ne lisse pas volontairement les divergences radicales qui séparent les candidats, elle ne les voit tout simplement pas. Pour elle, tous les candidats de gauche partagent peu ou prou les mêmes mesures sociétales – au diable les questions sociales et économiques ! – et en conclut que l’Union est une réalité proche, inéluctable. Alors, une certaine gauche appelle et crie à l’Union. Elle ne le fait pas pour défendre un projet, mais avant tout pour ne pas laisser Macron gagner une seconde fois ; pour que l’extrême-droite n’arrive jamais au pouvoir.

Aucune alternative concrète n’émergera de la primaire populaire puisque la célébration de la vertu individuelle dans une démarche pacifiée, consensualiste, sera louée au détriment d’une approche agonistique salutaire.

Pourtant, un camp politique devient un bloc inerte, incapable d’attirer à lui de nouvelles personnes, s’il refuse de s’engager dans des débats prétendument stériles au nom de la protection d’une unité fantasmagorique. Cette gauche est condamnée à ne faire que peu de remous dans l’histoire puisqu’elle n’existe que pour revendiquer être contre un autre camp plutôt que d’être pour un projet. Aucune alternative concrète n’émergera de la primaire populaire puisque la célébration de la vertu individuelle dans une démarche pacifiée, consensualiste, sera louée au détriment d’une approche agonistique salutaire.

« N’allez plus seulement voter » – Entretien avec Clément Pairot

À plusieurs mois de l’échéance présidentielle, il est encore temps de faire mentir les pronostics. Du moins, c’est ce que propose Clément Pairot dans son manuel de mobilisation électorale N’allez plus seulement voter (Valeur Ajoutée Éditions). Spécialiste de la mobilisation citoyenne et chargé de la mobilisation à la Primaire Populaire, il a notamment participé aux campagnes de Bernie Sanders aux États-Unis et de Jean-Luc Mélenchon en France. Entretien réalisé par Malena Reali.

LVSL – Vous proposez dans votre livre de s’inspirer des techniques de mobilisation politique utilisées notamment aux États-Unis et souvent rassemblées sous le terme de technologie de l’organisation ou « organizing ». Pouvez-vous définir ce dont il s’agit ?

Clément Pairot – La notion d’organizing a été définie par Saul Alinsky, un activiste américain du milieu du XXe siècle. Il avait élaboré une méthode qui lui permettait de trouver, en l’espace de quelques semaines, une cause pouvant fédérer les habitants d’un quartier. Pour cela, il identifiait d’abord un acteur local sur lequel faire pression, puis soutenait les habitants dans la structuration de leurs luttes vis-à-vis de cet acteur en les aidant, notamment, à penser des actions originales pour capter l’attention de la presse et obtenir des victoires concrètes. Pour Alinsky, cela servait un objectif plus large de structuration des classes populaires en vue de mettre fin aux oppressions dont elles étaient victimes.

L’utilisation de l’organizing dans un cadre électoral s’est beaucoup développée, d’abord pendant les campagnes d’Obama puis, plus récemment, pendant celles de Bernie Sanders. Ces techniques s’appuient sur quatre leviers ou principes. Le premier est de maximiser le nombre de conversations bilatérales menées avec de potentiels électeurs. Le deuxième est de cibler les indécis et les personnes qui ont le plus de chance de nous soutenir. Le troisième est de faire passer un maximum de personnes du statut de sympathisants à celui de bénévoles. Enfin, le quatrième est d’effectuer un suivi des actions et de la croissance de la base militante par des outils informatiques appropriés. En résumé, l’organizing est la « science » de l’organisation de mobilisations politiques efficaces.

LVSL – Le développement de l’organizing est lié à la désertification militante que vivent depuis plus de 40 ans les organisations syndicales et politiques. N’est-ce pas une forme de fuite en avant ? Le Parti Communiste Français des années 1950 n’avait pas besoin d’organizing relationnel ni de facilitation. Qu’est-ce qui a changé ?

C. P. – Il y a plusieurs éléments de réponse. Le premier, c’est que le contexte général de la communication a changé. Aujourd’hui, les réseaux sociaux nous permettent de parler à beaucoup de gens, ce qui par certains aspects est une formidable vertu. Cependant, cela comporte également un risque pour la communauté militante : celui de croire que le fait de publier sur les réseaux sociaux ou d’y débattre avec des inconnus équivaut à militer et à convaincre de nouveaux votants. Il est important de produire et de partager des contenus de communication pour faire connaître son candidat ou son mouvement, mais c’est rarement suffisant pour convaincre les individus et les faire passer à l’action. Parler à tout le monde via les réseaux sociaux, cela équivaut très souvent à ne parler à personne. C’est principalement la conversation bilatérale, seul à seul, qui fait cheminer l’avis des gens et qui permet de lutter contre la résignation et la procrastination.

Un deuxième élément est que les réseaux sociaux nous font parfois débattre avec des personnes qui ne sont pas d’accord avec nous, alors que le plus important est d’emporter l’adhésion des indécis et non de faire changer d’avis nos opposants. Sur les réseaux sociaux, ces indécis sont ceux qui lisent la conversation sans y participer, et je suis convaincu qu’il est plus efficace d’aller leur parler directement.

Le troisième élément de réponse est que ce livre n’est pas révolutionnaire. Ce que propose l’organizing n’est pas nouveau. Ces principes sont déjà appliqués, même sans les nommer, dans beaucoup de luttes victorieuses. Par exemple, j’ai récemment échangé avec Rachel Kéké, porte-parole des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles [ndlr : en mai dernier, après vingt-deux mois de mobilisation face au groupe Accor et son sous-traitant du nettoyage, ces dernières ont obtenu des revalorisations salariales et de meilleures conditions de travail]. Je lui ai demandé de me raconter comment elles avaient fait pour gagner et je me suis rendu compte que c’était, à peu de choses près, la même méthode : outre des actions originales pour attirer l’attention des médias et de la direction d’Ibis, elles ont appelé les gens, un par un, tandis que leurs opposants faisaient exactement la même chose. Les « casseurs de grève » appelaient individuellement chaque employé, contactaient les maris des femmes de ménage… Tout cela montre qu’il faut ré-ancrer dans notre pratique militante l’utilité de la conversation interpersonnelle, de la discussion où l’on interroge son interlocuteur sur ses aspirations et où on l’invite à passer à l’action avec nous. C’est à la fois quelque chose de neuf par rapport à ce que l’on fait en France et à la fois simplement un retour aux sources.

C’est pour cela que je ne me retrouve pas dans le terme de « fuite en avant ». Pour employer ces méthodes à très grande échelle, nous avons effectivement besoin d’un outil digital qui implique une technologisation, mais celle-ci ne change pas la nature de la mobilisation, juste son potentiel d’ampleur. Sur le terrain, la méthode consiste à interpeller les passants, leur demander s’ils souhaitent changer de président et ce qu’ils veulent voir changer l’an prochain.

LVSL – Votre titre, volontairement provocateur, interpelle le lecteur à la fois sur la tentation abstentionniste et sur l’utilité de son vote pour faire gagner l’écologie populaire en 2022. Voter sert-il encore à quelque chose ? Pensez-vous qu’il y a suffisamment d’électeurs capables de se mobiliser pour un candidat de gauche en France ? 

C. P. – Si le taux d’abstention est extrêmement élevé, c’est cette méthode qui peut y remédier. Ce serait une erreur de prendre l’abstention comme une donnée acquise et d’essayer de convaincre uniquement les personnes qui sont déjà mobilisées. Ma conviction est l’inverse total du propos de Raphaël Enthoven, qui pense que les personnes qui s’abstiennent aux élections sont stupides ou irresponsables. Personnellement, je continue à aller voter. Mais si je veux que les personnes qui ont arrêté de voter retournent aux urnes, si je veux que ces gens-là fassent plus que ce qu’ils ne font actuellement, je dois moi-même faire plus que ce que je ne fais déjà. D’où le titre du livre : n’allez plus seulement voter. J’interpelle les personnes qui restent mobilisées en leur disant que, dans une période d’abstention forte, il ne suffit plus de voter. Il faut aller convaincre toutes les personnes de son entourage et de son quartier qui sont démobilisées ou peu politisées, pour faire changer les paramètres de l’électorat.

Pour ce qui est du nombre de voix que peut rassembler la gauche, je pense que les personnes peu politisées et les personnes abstentionnistes ne se définissent pas forcément sur un axe droite-gauche. La question est surtout de savoir si le programme que l’on propose leur parle. Concrètement, avec la Primaire Populaire nous interpellons les passants dans la rue et nous leur demandons : « Voulez-vous changer de président ? » Puis, s’ils nous répondent par l’affirmative, la question suivante est : « Que voulez-vous voir changer ? » Lorsque l’on renoue avec leurs aspirations, la plupart d’entre-eux nous parlent de social, de démocratie et d’écologie. Cette réponse est manifestement dans l’air du temps. À ce moment-là, on leur présente la solution de la Primaire Populaire.

Le programme de la Primaire Populaire n’est pas dogmatique ou idéologique : il répond simplement à des faits qui sont insupportables. 11 millions de pauvres en France, cela veut dire 11 millions de personnes forcées de choisir entre se chauffer et se nourrir, dans le sixième pays le plus riche du monde. Cela, couplé à l’urgence climatique et au déni de démocratie que nous avons vécu durant ces dernières années, amène les gens à parler de ces sujets sans forcément se définir comme étant de droite ou de gauche. C’est à nous, ensuite, de les faire cheminer et de leur faire comprendre que ces idées sont défendues par des candidats qui sont à gauche. 

LVSL – À vous lire, il semblerait que la victoire de n’importe quel candidat identifié à gauche aujourd’hui serait immédiatement une victoire pour l’écologie populaire. Ce présupposé n’écarte-t-il pas les différences de fond qui existent entre les programmes des candidats ? Se focaliser sur des méthodes et des techniques d’organisation militante ne dépolitise-t-il pas le débat ?

C. P. – Mon rôle avec ce livre était d’apporter ce sur quoi je suis pertinent et, j’espère, singulier. J’ai lu la plupart des livres d’organizing traduits en français avant d’écrire celui-ci et j’ai essayé de trouver ce que je pouvais apporter de nouveau, sans répéter ce qui s’était dit ailleurs. C’est pour cela que je n’ai pas écrit un énième livre de commentaire politique. Cela ne m’empêche pas d’avoir fait campagne pour Bernie Sanders et pour Jean-Luc Mélenchon, qui sont des gens qui ont des idées radicales très claires. Ces campagnes m’ont énormément inspiré et structuré politiquement. Je continue à soutenir leurs idées et je l’assume dès la première page.

Reste que dans le contexte du scrutin présidentiel, dont le format même est biaisé, avoir un programme parfait n’est pas suffisant. C’est frustrant, mais la politique ne passe pas uniquement par du fond, mais aussi par du souffle. C’est malheureusement Emmanuel Macron qui a eu ce souffle en 2017, comme François Hollande l’avait eu en 2012, notamment parce qu’ils avaient utilisé tous deux des techniques inspirées des campagnes d’Obama. Mon ambition est de permettre à la gauche d’avoir ce souffle en 2022. Enfin, il est important de rappeler que le niveau de radicalité du programme et du candidat n’est qu’un paramètre, l’autre enjeu est le niveau de radicalité du peuple organisé prêt à se mobiliser pour faire pression. Le Front Populaire en 1936 n’accorde les congés payés que parce qu’il fait face à un mouvement syndical fort qui se déclenche juste après l’élection. Avant cela, Léon Blum n’était pas favorable aux congés payés.

Reste que je suis convaincu que si des candidats porteurs d’idées radicales utilisent ces méthodes, il est encore possible de gagner. À la Primaire Populaire, avec des milliers de bénévoles, on expérimente avec ces méthodes-là sur la base d’un socle commun qui propose des ruptures claires sur l’agriculture, la fiscalité, le temps de travail, la justice sociale et l’écologie. Ma conviction est que l’on peut décrocher la victoire à la présidentielle sur la base de ce programme et avec ces méthodes si l’on diminue le nombre de candidatures de gauche au premier tour. En effet, le mode de scrutin uninominal à deux tours désavantage par nature le camp qui est divisé.

LVSL – Une question reste peu abordée dans votre ouvrage et dans votre propos : celle du leader et de la représentation. Vous semblez occulter l’importance de ces figures inspirantes et charismatiques pour mettre en branle les énergies individuelles et collectives…

C. P. – J’ai écrit ce livre d’après mon expérience chez Bernie Sanders, où la campagne était certes incarnée mais où les militants venaient principalement pour les idées. La Primaire Populaire constitue en quelque sorte une expérimentation à ce sujet : est-ce que l’on peut rassembler suffisamment sur la base d’un programme avec dix idées-phares et d’une proposition de processus, sans avoir de candidat désigné pour le moment ? Nous sommes aujourd’hui à 174 000 soutiens [ndlr : 300 000 en décembre 2021] rassemblés par notre seule force de mobilisation. Un tiers des personnes qui visitent le site deviennent signataires, c’est un ratio impressionnant ! 

À titre de comparaison, dans le camp d’en face, la primaire de la droite rassemble 150 000 votants. Au sein du camp de la justice sociale et environnementale, la primaire du pôle écologiste a rassemblé 120 000 votants et Jean-Luc Mélenchon a, pour sa part, obtenu 260 000 signatures sur son site de campagne. Tous partaient d’une forte visibilité médiatique et, pour Jean-Luc Mélenchon, d’une base mail bien plus importante. L’idée n’est pas de faire une compétition – nous cherchons justement à les faire coopérer ! – mais de montrer que l’on joue dans la même cour. Tout cela me fait penser que nous sommes en train de montrer que la figure du candidat n’est pas aussi indispensable qu’on ne le pense.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’un mouvement d’organizing est fondamentalement là pour « encapaciter » les citoyens et leur redonner du pouvoir d’action. Les personnes qui décident de s’impliquer viennent pour les idées, mais elles restent parce qu’elles développent un sentiment de fierté dans l’action et d’appartenance dans les liens humains tissés. Un tel mouvement gagne à relativiser la posture du candidat providentiel. C’est en cela que le slogan de Bernie Sanders en 2020, « Not me, Us », était extrêmement puissant, car il insistait sur l’importance de faire émerger une force citoyenne large. Bernie Sanders disait souvent qu’il ne voulait pas être le « commander in chief », le chef des armées, mais plutôt le « organizer in chief », soit celui qui impulse une dynamique, ensuite portée par des millions de personnes. Pendant la campagne de 2017, Jean-Luc Mélenchon développait un narratif similaire. Je me souviens de certains discours où il disait en substance que seul, il ne serait pas suffisant et qu’après l’élection, il aurait encore besoin de nous et de notre soutien.

Pour revenir à la Primaire Populaire, entre le socle commun, le processus innovant qui redonne du pouvoir aux citoyens, les méthodes de mobilisation, et la pertinence du mode de scrutin utilisé (le vote à jugement majoritaire), je sens que nous avons suffisamment d’atouts pour inspirer les gens. Après, j’ai hâte que l’on désigne la candidature de rassemblement. Je suis convaincu que la personne qui sera désignée par ce processus aura les ressources d’une force potentiellement inarrêtable. Elle bénéficiera d’un mouvement transpartisan large, qui aura ramené vers l’implication militante des personnes qui soit s’en étaient détournées soit n’y avaient jamais goûté.

Babeuf et « la conjuration des Égaux » : le premier mouvement communiste ?

Gracchus Babeuf se poignardant suite à l’échec de la conjuration. Gravure anonyme.

En 1845, dans un célèbre passage de La Sainte Famille, Marx et Engels voient dans la conspiration de Babeuf une forme embryonnaire de socialisme. Ils affirment que celle-ci « avait fait germer l’idée communiste que l’ami de Babeuf, Buonarroti réintroduisit en France après la révolution de 1830. Cette idée, développée avec conséquence, c’est l’idée du nouvel état du monde ». Alors que les expériences du jacobinisme et de la Terreur ne pouvaient constituer un modèle de révolution socialiste pour Marx et l’historiographie marxiste, la conspiration de Babeuf semble quant à elle occuper une place à part dans l’histoire du socialisme et de la gauche en tant que « première apparition d’un parti communiste réellement agissant [1] ».

NDLR : cet article s’inscrit dans la série La gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.

On ne saurait se limiter à étudier la pensée, l’action et le legs de celui qui n’a jamais employé le mot de socialisme ou de communisme à travers ce seul prisme téléologique. Cela reviendrait à se laisser aveugler par une certaine « idéologie du précurseur » qui contribuerait à nier le contexte révolutionnaire et l’originalité des idées babouvistes [2]. Aussi, il n’est pas envisageable d’interroger l’héritage de ces idées dans l’histoire des débuts du socialisme sans comprendre en premier lieu la singularité de Babeuf en son temps et sans s’intéresser au contenu stratégique et programmatique de la conspiration des Égaux.

Pour comprendre au mieux l’originalité du babouvisme, il est nécessaire de se pencher sur les aspects moins connus du cheminement intellectuel parcouru par François-Noël Babeuf dit Gracchus (1760-1797) de la veille de la révolution française au procès de Vendôme qui le conduira à l’échafaud après l’échec de la conspiration [3].

Genèse du babouvisme : le cheminement intellectuel de Babeuf avant la Révolution

« Né dans la fange, sans fortune ou plutôt au sein d’une pauvreté absolue » (d’après ses propres mots) le 23 novembre 1760, le jeune Babeuf exerce dès 1777 le métier de feudiste en Picardie, c’est-à-dire d’archiviste chargé d’établir la liste des droits et des titres seigneuriaux des aristocrates qui font appel à ses services. L’expérience concrète de l’injustice et des inégalités qu’il acquiert alors contribue à nourrir son projet utopique de refonte radicale de la société. Il écrira plus tard que « ce fut dans la poussière des archives seigneuriales que je découvris les mystères des usurpations de la caste noble [4]». C’est aussi au cours de cette période qu’il prend l’habitude archivistique de conserver la moindre note, brouillon, lettre ou discours écrit, et ce jusqu’à la fin de sa vie, pour le plus grand bonheur des historiens.

« C’est la grande propriété qui fait les oppresseurs et les opprimés ; les oisifs gonflés de vanité et les esclaves courbés, écrasés sous le poids d’un travail excessif. C’est elle qui dans les colonies donne aux nègres de nos plantations plus de coup de fouet que de morceaux de pain »

Durant ces années, il entretient également une correspondance soutenue avec le secrétaire de l’Académie d’Arras, Dubois de Fosseux. Dans ces lettres, l’autodidacte Babeuf exprime pour la première fois des réflexions et des préoccupations sociales imprégnées des idées les plus radicales, égalitaires et utopistes des Lumières. Il y fait de nombreuses références à Rousseau mais aussi à Morelly et son Code de la Nature (1755) selon lequel « rien n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne », ou encore à l’abbé de Mably et sa « république utopique », tous deux considérés aujourd’hui comme des penseurs des Lumières radicales (Stéphanie Roza), véritables précurseurs du socialisme utopique [5].

Portrait de François-Noël Babeuf, dessin d’Henri Rousseau et gravure d’Émile Thomas, dans L’Album du centenaire de la Révolution d’Augustin Challamel et Désiré Lacroix, 1889

Une de ses plus audacieuses lettres (restée à l’état de brouillon et jamais envoyée à son correspondant) est celle qui porte sur l’exploitation collective des fermes de juin 1786. En s’inscrivant là aussi dans la lignée des Lumières (ici de Montesquieu et de Mably), Babeuf y reprend la notion de droit à l’existence qu’il nomme alors droit de vivre. Devançant Robespierre et la Déclaration des droits de 1793, il y affirme la primauté de ce droit par excellence sur le droit de propriété. La grande propriété y est accusée de tous les maux du siècle : « C’est la grande propriété qui fait les oppresseurs et les opprimés ; les oisifs gonflés de vanité, énervés de mollesse […] et les esclaves courbés, écrasés sous le poids d’un travail excessif […] C’est elle qui dans les colonies donne aux nègres de nos plantations plus de coups de fouet que de morceaux de pain ». Bien que ne préconisant pas encore la propriété commune et même si sa démarche reste assez abstraite, sa proposition d’organiser la collectivisation du travail productif par l’établissement des fermes collectives dans l’intérêt conjoint de producteurs associés annonce déjà partiellement sa vision de la loi agraire [6],voire le projet babouviste de 1795-1796 de communauté des biens et des travaux. Entre autres réflexions anticipatrices, on retrouve dans cette longue lettre le premier plaidoyer féministe de Babeuf, alors qu’il assimile l’oppression masculine subie par les femmes à celle des maîtres sur les esclaves et qu’il prône une éducation similaire pour les deux sexes [7].

Babeuf révolutionnaire : défenseur des droits de l’homme de 1793 et critique de la Terreur

Lorsque la révolution française éclate, c’est enthousiasmé qu’il prend part aux évènements, bien que jouant au départ et jusqu’en 1795 un rôle modeste. Entre 1789 et 1793 il fait l’expérience de la révolution à Paris et en Picardie, luttant toujours aux côtés des laissés pour compte du grand bouleversement révolutionnaire (paysans picards protestant contre les impôts indirects, patriotes hostiles au système du cens électoral…). Après avoir été publiciste de plusieurs journaux éphémères, il est temporairement élu administrateur du département de la Somme puis employé à l’administration des subsistances de Paris où il se rapproche des sans-culottes. Ses combats et les oppositions qu’il suscite lui vaudront 3 séjours en prison durant cette période, mais c’est aussi l’occasion pour le projet babouviste de commencer à se préciser [8].

Il est intéressant de noter qu’aux lendemains du 9 thermidor, Babeuf – alors fraichement sorti de prison – laisse libre cours à une critique véhémente de la Terreur, du pouvoir de Robespierre et de la dictature du Comité de Salut Public. Cette critique est avant tout celle dite d’extrême gauche, largement partagée par les sans-culottes des sections parisiennes ayant échappé à la répression du printemps de l’an II. Multipliant opuscules, pamphlets et articles anti-Jacobins, il fustige ainsi le « pouvoir decemviral », au nom des droits de l’homme et de la Constitution de 1793 dont il demande l’application réelle et immédiate [9].

Pourtant, celui qui s’approprie désormais le titre de tribun du peuple et de défenseur des droits de l’homme se laisse également duper par la frange thermidorienne de droite aux intentions équivoques. Pendant un temps, Babeuf ne semble pas saisir la dimension réactionnaire de Thermidor : pour lui, la République est désormais divisée en deux partis, celui favorable à Robespierre, et celui motivé exclusivement par la défense des « droits éternels de l’homme » dans lequel il se range. En se joignant à leurs critiques antiterroristes, il en arrive à se rapprocher de personnages comme Tallien, Guffroy, et même Fréron et ses bandes de muscadins de la Jeunesse dorée.

Il faudra attendre le mois de décembre 1794 pour que Babeuf réalise l’ampleur de son fourvoiement, affirmant dans le n°28 de son Tribun du Peuple « Je ressaisis la foudre de la vérité […] Je redeviens moi. » Après avoir reconnu et analysé en profondeur ses erreurs, il s’imposera dès lors comme un opposant acharné face à la Convention thermidorienne et au Directoire.

Pour les conjurés, l’union politique la plus large apparaît comme le préalable indispensable à la mobilisation victorieuse des masses. Leur conspiration avait pour but de “reprendre l’ouvrage brisé par Thermidor” et d’y adjoindre “l’impartiale distribution des biens et des lumières” en instaurant la communauté des biens et des travaux.

Ce qui pourrait à première vue passer pour une méprise stratégique de la part de Babeuf contribue en réalité à l’acquisition de l’autorité politique qui lui sera nécessaire pour fédérer autour de lui les républicains plébéiens (Claude Mazauric). En effet, tout en n’ayant jamais été compromis avec la Terreur jacobine, ses critiques le font apparaitre comme un implacable défenseur des droits de l’homme et de la Constitution de 1793 autant que comme une figure capable d’opérer la synthèse entre les diverses nuances de la gauche révolutionnaire.

Le Tribun du Peuple n°34, François-Noël Babeuf, 1795 © BNF

Jeté par deux fois dans les geôles de la Convention et du Directoire (il n’a connu que 13 mois de liberté de Thermidor jusqu’à sa mort en 1796 !), Babeuf y affermit son projet de révolution sociale : il tire les leçons de l’échec des insurrections de germinal et de prairial an III et noue des relations avec des révolutionnaires qu’il côtoie directement en prison ou avec lesquels il correspond (Buonarroti, Maréchal, Germain…). Dans certaines de ses lettres de prison, Babeuf en vient à esquisser une stratégie originale s’inspirant de la récente résistance vendéenne. Cette stratégie de conquête du pouvoir consiste à expérimenter sur un territoire restreint une communauté égalitaire exemplaire, la « Vendée plébéienne ». Conçue pour convaincre pacifiquement et par l’exemple, ce modèle de société harmonieuse serait destiné à se propager par contagion imitative, à « étendre graduellement le cercle des adhésions » jusqu’à recouvrir l’ensemble du territoire français [10]. S’il abandonnera par la suite cette voie pour se rallier à la pratique de la conspiration, il faut admettre que cette idée fera son chemin.

Stratégie et programme babouviste à l’heure de la conspiration des Égaux

En octobre 1795, c’est à peine sorti de prison que le tribun du peuple publie dans son journal éponyme le « manifeste des plébéiens », premier véritable texte roboratif et programmatique du babouvisme [11]. Il y convoque les Anciens, Jésus Christ, les penseurs des Lumières, il fait siens Robespierre, Saint-Just et même certains anciens « terroristes » Tallien et Fouché pour prouver au grand jour que le régime de « l’égalité parfaite et du bonheur commun […] n’est pas une chimère » et revendiquer « l’administration commune et la suppression de la propriété particulière ». C’est sur la base de cette doctrine que se fomentera en mars 1796 la Conjuration des Égaux autour d’un comité insurrectionnel composé de Babeuf, Buonarroti, Antonelle, Darthé, Debon, Félix Lepeletier, et Maréchal.

L’analyse de la composition de ce « directoire secret de salut public » et de ses partisans livre une réponse sans équivoque sur la réussite de la stratégie d’union des révolutionnaires des différentes tendances démocrates. Qu’ils aient été jacobins robespierristes, hébertistes proches de la sans-culotterie ou ni l’un ni l’autre, tous se retrouvent dans cette conspiration qui vise à dépasser radicalement les divisions antérieures du mouvement révolutionnaire. Il faut noter que cette stratégie d’union sera poursuivie jusqu’aux derniers jours de la conjuration, lorsqu’un groupe de conventionnels montagnards proscrits finit par se joindre au projet des Égaux derrière le comité insurrectionnel après de longues et houleuses tractations le 7 mai 1796 [12]. Pour les conjurés, l’union politique la plus large apparaît comme le préalable indispensable à la mobilisation victorieuse des masses quand viendra le jour de l’insurrection.

Mais trois jours seulement après cette réunion, trahis par un agent militaire récemment recruté par les conjurés, Babeuf et ses compagnons sont arrêtés puis incarcérés à Vendôme en vue d’y être jugés en Haute-Cour de justice. Au terme du procès, seuls Babeuf et Darthé seront condamnés à mort le 27 mai 1797, les autres seront condamnés à des peines de prison ou d’exil. Lors de l’arrestation des meneurs de la conspiration, une masse importante de papiers relatifs à celle-ci est saisie par la police afin d’être utilisée comme pièce à conviction par le tribunal. C’est entre autres grâce à cet important corpus mêlant notes, lettres, rapports, actes insurrecteurs et ébauches de décrets que le projet babouviste nous est si bien connu aujourd’hui. Que contient donc précisément cette nouvelle révolution que les conjurés appellent de leurs vœux et qui ne verra jamais le jour ?

Une trentaine d’années plus tard, dans son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité dite de Babeuf, Philippe Buonarroti précise que la conjuration avait pour but définitif de « reprendre l’ouvrage brisé par Thermidor [et] d’ajouter à la révolution des pouvoirs et des grandeurs » celle de « l’impartiale distribution des biens et des lumières ». Le programme babouviste entend ainsi « détruire l’inégalité et rétablir le bonheur commun » en fondant la société nouvelle sur le modèle de la communauté des biens et des travaux.

Avec son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité parue en 1828 à Bruxelles, Buonarroti parvient tant à « venger la mémoire » de ses compagnons qu’il fait œuvre de passeur d’avenir sur le plan stratégique et doctrinal.

Tous les individus la composant seront considérés comme citoyens et co-associés. Jusqu’à 60 ans et pour un temps hebdomadaire déterminé par la loi, chacun devra à la communauté « le travail de l’agriculture et des arts utiles dont il est capable » et contribuera ainsi à l’abondance publique. En retour, chacun recevra égalitairement et directement de quoi « pourvoir à ses besoins naturels » (et Buonarroti de lister le logement, l’habillement, le blanchissage, l’éclairage, le chauffage, l’alimentation et les soins) : point de monnaie ni de salariat dans cette nouvelle République. Si la propriété privée ne sera pas immédiatement abolie, elle sera du moins limitée dans son usage et son étendue. La terre cultivable, les biens d’usage collectif, les « biens usurpés » pendant la Révolution seront nationalisés et le droit de succession sera révoqué pour les générations futures. Au terme d’une période de transition sous le régime d’une autorité révolutionnaire provisoire, des institutions nouvelles mêlant assemblées représentatives à l’échelle nationale et organes de démocratie directe au niveau local prendront le relais. Des « magistrats intègres » seront chargés de gérer la propriété nationale et d’organiser la production et la distribution des biens de production et de consommation. Des mesures seront même proposées de sorte que cette magistrature reste populaire et en constant renouvellement afin d’éviter qu’une « classe exclusivement instruite dans l’art de gouverner » ne se forme d’elle-même. Enfin, de multiples dispositions relatives à la culture et à l’éducation parachèveront ce projet en assurant l’appropriation par tous des mœurs nécessaires à la stabilité de la communauté [13].

Conjuration de Baboeuf l’an IV, estampe anonyme, 1796 © BNF

Buonarroti le passeur : transmission et héritage et des idées babouvistes

Sans chercher absolument à voir dans le babouvisme un « hypothétique chaînon manquant quelque part entre Robespierre et Marx [14] », force est de constater que l’idéal politique des conjurés porte en lui les germes des projets socialistes et communistes du premier XIXe siècle. La transmission du récit de la conspiration, du lexique et des idées babouvistes tient en grande partie au succès de la Conspiration pour l’Égalité, parue en 1828 à Bruxelles et rééditée en 1830 à Paris aux lendemains de la révolution des Trois glorieuses. Dans ce témoignage au caractère public et politique clair, Buonarroti parvient tant à « venger la mémoire » de ses compagnons condamnés qu’à faire œuvre de passeur d’avenir [15]. Passeur stratégique d’abord, car il n’y a qu’à voir la popularité des pratiques conspiratrices et des sociétés secrètes dans les années 1830 (Société des Droits de l’Homme, Société des Familles, Société des Saisons, Association des Travailleurs Égalitaires…) pour mesurer l’influence de l’infatigable carbonaro qu’est Buonarroti. Passeur doctrinal ensuite, car c’est tout un langage babouviste saturé de néologismes qui est réemployé par les théoriciens du mouvement ouvrier naissant.

Parmi les plus importantes formules héritées de la pensée de Babeuf, les notions de communauté et d’association connaîtront l’avenir le plus fécond. Elles se retrouveront respectivement chez les théoriciens des mouvements communistes et socialistes naissants.

Ainsi, dans les principes communautistes des Égaux résumés précédemment, on peut voir poindre l’adage socialiste  « de chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ». Cet aphorisme – dont la paternité a été attribuée à Louis Blanc mais qui se retrouve aussi sous d’autres formes chez Saint-Simon ou Étienne Cabet – occupe une place centrale dans la constitution de la pensée socialiste du début du XIXe siècle avant d’être repris par Marx dans sa Critique du programme de Gotha [16]. Pêle-mêle, on remarque que les questions concernant les modalités pratiques de l’abolition progressive de la propriété privée sont déjà posées ; que commence à se faire sentir l’ébauche d’une planification de l’économie par une administration commune que l’on retrouvera en partie chez Saint-Simon sous la forme d’une administration technocratique ; que la nécessité et la légitimité d’une dictature assurant l’autorité révolutionnaire provisoire au lendemain de la révolution sont déjà débattues par les conjurés [17]. Or, on sait à quel point cette dernière question traversera le mouvement ouvrier du siècle suivant, du triumvirat dictatorial prôné par Auguste Blanqui au concept marxiste de dictature du prolétariat.

Comment ne pas voir non plus une réactivation du plan de « Vendée plébéienne » de Babeuf dans les grandes entreprises communautaires des socialistes utopiques ? Comme la « Vendée » babouviste mais de façon plus approfondie, le phalanstère de Charles Fourier vise à constituer une société harmonieuse destinée à se démultiplier « par explosion » pour englober un territoire plus large. Comme elle encore, les expériences icariennes des partisans de Cabet et les expériences coopératistes de Robert Owen qui entendaient explicitement instaurer des micro-communautés égalitaires aux États-Unis et au Royaume-Uni avaient pour objectif d’essaimer « par la discussion » et par l’exemple. Dans ces trois cas – et même si les modalités précises restent spécifiques à chacun de ces modèles – c’est toujours le modèle général de la communauté ou la pratique de l’association qui sont privilégiés pour accompagner les changements du siècle et lutter contre les inégalités et la misère.

Car parmi les plus importantes formules héritées de la pensée de Babeuf, ce sont bien les notions de communauté et d’association (ou co-association) qui connaîtront l’avenir le plus fécond. Pour Alain Maillard, on voit ainsi se dessiner dès les années 1830-1840 les divergences entre le socialisme et le communisme naissants dans le débat opposant les tenants du principe de l’association aux partisans de la communauté. Selon lui, le parti qui reprend à son compte l’idée d’association – qu’il s’agisse d’une association capital-travail (Ledru-Rollin), coopérative (Philippe Buchez), en atelier de travail (Louis Blanc) ou mutuelliste (Proudhon) – est celui qui formera les premières écoles formellement socialistes. En face, le parti qui ne jure que par la communauté des biens et des travaux à l’échelle communale et nationale et qui rejette le principe d’association (en ce qu’il constituerait un nouveau corps intermédiaire et en raison de son caractère imparfait) sera celui des premiers communistes [18].

Place du babouvisme dans les débuts du mouvement socialiste et communiste

Ceux que l’histoire retient comme les « néo-babouvistes » sont à la fois les premiers à avoir distinctement revendiqué l’héritage de Babeuf et en même temps les premiers à s’être saisis du qualificatif de « communiste ». Il s’agit de personnalités qui jouissent à l’époque d’une certaine notoriété comme Théodore Dézamy, Jean-Jacques Pillot, Richard Lahautière, André-Mary Savary ou dans une moindre mesure Napoléon Lebon [19].

A l’heure de la monarchie de juillet et des banquets républicains, les deux premiers sont à l’initiative de la tenue du « premier banquet communiste » de Belleville du 1er juillet 1840. Les nombreux toasts qui y sont portés reprennent explicitement les mots d’ordre babouvistes tout en les réactualisant : « À la réelle et parfaite égalité sociale ! », « À l’égale répartition des droits et des devoirs », « À la communauté des travaux et des jouissances ! », « À la souveraineté du peuple ! Au triomphe définitif de la communauté, seul gage de bonheur pour les hommes ! », « À l’émancipation du travailleur ! [20] ». Dézamy est aussi l’auteur du Code de la Communauté (1842) où il reprend les principes généraux de Liberté, Égalité, Fraternité et d’Unité, aux côtés des idées babouvistes de Bonheur et de Communauté pour exposer les lois fondamentales de la future République sociale. Marx reconnaîtra en lui un théoricien ayant posé « la base logique du communisme », plus scientifique et matérialiste que les socialistes qu’il qualifiera d’« utopiques » (au même titre que Robert Owen et le socialiste Jules Gay) [21].

Illustration page 11 (vol. I) de l’Histoire socialiste de la France contemporaine sous la direction de Jean Jaurès, 1908 © BNF

Si l’on doit à Babeuf et aux néo-babouvistes certaines des plus audacieuses idées du socialisme et du communisme, on ne saurait toutefois résumer l’ensemble de ces doctrines à cet héritage. Des concepts exogènes apparaissent chez d’autres précurseurs du début du XIXe siècle et joueront un rôle important dans le développement de ces théories.

La doctrine et la stratégie babouvistes ne peuvent être réduites à de simples rêveries utopiques ou à un prototype lacunaire de communisme. Elles doivent être considérées comme des réflexions révolutionnaires de leur temps, déjà scientifiques et matérialistes autant qu’annonciatrices d’une forme de socialisme.

Il en va ainsi des théories saint-simoniennes qui connaissent leur âge d’or aux débuts des années 1830. En valorisant les « abeilles » (le travail, l’industrie) et en stigmatisant les « frelons » (les oisifs, les propriétaires-rentiers), Saint-Simon (1760-1825) souligne l’existence d’exploités et d’exploiteurs et ouvre la voie à une critique acerbe du capitalisme que reprendront nombre de ses disciples. N’oublions pas que c’est à Pierre Leroux (1797-1871) – qui adhéra un temps au mouvement saint-simonien avant de s’en détacher – que nous devons la première appropriation du mot socialisme. Le terme apparaît d’abord de façon éparse dans les colonnes de son journal Le Globe (ou Journal de la doctrine de Saint-Simon) avant d’être employé systématiquement dans les écrits et discours de Leroux à partir de 1834.

Il en va de même pour la philosophie associationiste et coopératiste du britannique Robert Owen (1771-1858) qui s’est construite indépendamment de la doctrine babouviste avec laquelle elle partage bien des similarités [22]. L’application concrète des idées d’Owen dans ses villages of co-operation comme New Lanark ou New Harmony et la leçon de leurs échecs apporteront beaucoup au mouvement ouvrier.

Reconnaissons enfin aux socialistes utopiques le mérite d’avoir guidé avec optimisme toute une nouvelle génération vers l’espoir de changer pacifiquement les choses. Qu’il s’agisse de Charles Fourier (1772-1837) et de son plan détaillé de phalanstère ou d’Étienne Cabet (1788-1856) et des contours qu’il donne à son projet dans son Voyage en Icarie, tous deux rejettent la violence du processus révolutionnaire pour faire advenir un monde meilleur [23]. Tous deux inspireront aussi de nombreux adeptes qui perpétueront leurs idées, comme Victor Considérant (1808-1893) qui prendra la tête de l’École sociétaire et élaborera les premiers phalanstères à la suite de Fourier, ou Théodore Dézamy (1808-1850) qui ira jusqu’à dépasser les contradictions de la pensée de Cabet dont il fut un temps le secrétaire.

Sans la surestimer, la place de Babeuf et du babouvisme dans l’histoire originelle du socialisme mérite bien d’être aujourd’hui réaffirmée. La doctrine et la stratégie babouvistes ne peuvent être réduites à de simples rêveries utopiques, à un « égalitarisme grossier » (Marx) ou à un prototype lacunaire de communisme. Elles méritent d’être considérées dans leur temps en tant que réflexions révolutionnaires bien plus concrètes, scientifiques et matérialistes que celles des utopistes, mais aussi et assurément en tant qu’idées annonciatrices d’une forme de socialisme. En effet, qu’est-ce que l’essence du socialisme si ce n’est un idéal d’émancipation collective, une interprétation scrupuleuse des droits de l’homme et une stricte application des principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité ? C’est du moins ainsi que Pierre Leroux et Louis Blanc le définissent à ses débuts [24]. Si l’on s’en tient à cette définition, parce qu’il fut à la fois le dernier avatar des Lumières « radicales », le défenseur intransigeant des droits de l’homme de 1793 et de l’héritage de la révolution, et parce qu’il fut le théoricien d’une nouvelle doctrine émancipatrice fondée sur la communauté, l’égalité réelle et le bonheur commun, Gracchus Babeuf apparaît bien comme une figure de premier plan du mouvement socialiste.

Notes :

[1] Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 145. Karl Marx, « La critique moralisante et la morale critique… », dans Marx et Engels, Sur la Révolution française, Éditions sociales, Paris, 1985, p. 91. Sur Marx et le jacobinisme, voir Karl Marx, « La bourgeoisie et la contre-révolution », 1848 ou encore « Adresse de l’autorité centrale à la Ligue des Communistes », mars 1850, Ibid.

[2] Nous reprenons ici la mise en garde de Claude Mazauric dans son avertissement liminaire à Gracchus Babeuf, 4e éd., Montreuil, Le Temps des Cerises, 2020.

[3] Pour suivre un « itinéraire biographique » général et commenté de Babeuf, voir Ibid., pp. 37-126. Sur le parcours de Babeuf avant la Révolution française, se référer à Victor Daline, Gracchus Babeuf à la veille et pendant la Grande Révolution française (1785-1794), Moscou, Editions du Progrès, 1976.

[4] Gracchus Babeuf, Le Tribun du Peuple n°29, 1795 (cité dans Claude Mazauric, Ibid., pp. 322-326. A noter que c’est également dans ce numéroque Babeuf se livre pour la première fois à une analyse de l’histoire de la révolution comme une lutte des classes avant la lettre, ou du moins comme une dispute de castes entre le « million doré » qui veulent s’accaparer la république et les « vingt-quatre millions de ventre creux » qui la veulent « pour tous ».

[5] Sur Morelly, Mably et le concept de « Lumières radicales », se référer à Stéphanie Roza, Comment l’utopie est devenue un programme politique, Paris, Classiques Garnier, 2015. Stéphanie Roza y dresse une filiation directe entre les écrits de Morelly et Mably et l’action politique concrète de Babeuf pour faire advenir cette nouvelle société égalitaire. Le Code de la Nature de Morelly y est ainsi présenté comme le « premier programme socialiste de l’histoire de France ».

[6] Contrairement à une idée répandue dès la période révolutionnaire (et sans doute encore alimentée par la référence de son surnom aux Gracques), Babeuf n’a jamais été partisan de la loi agraire dans son acception de l’époque. Il approuve la loi agraire en tant partage en usufruit des biens communaux comme un « grand acheminement vers l’égalité parfaite », mais la rejette comme une « sottise » en tant que partage des terres en propriétés individuelles, arguant que « la loi agraire ne peut durer qu’un jour ; […] dès le lendemain de son établissement, l’inégalité se remontrerait » (Gracchus Babeuf, Tribun du Peuple, n°35, 1795).

[7] Il dénonce ainsi « la vieille conjuration d’une moitié du genre humain pour retenir l’autre moitié sous le joug ». Des extraits de cette longue lettre sont reproduits dans Claude Mazauric, op. cit., pp. 143-168.

[8] Durant la période 1789-1793, Babeuf publie son Cadastre Perpétuel, ouvrage technique présentant un nouveau programme d’arpentage des terres en vue d’une prochaine rationalisation de l’impôt foncier plus égalitaire et « en faveur des opprimés », preuve s’il en est que le projet de Babeuf ne peut être résumé à des rêveries utopiques. De même, Babeuf rédige à cette période un manuscrit intitulé les Lueurs Philosophiques, sorte de carnet de notes témoignant de l’esprit de recherche qui l’animait ainsi que des fluctuations de sa pensée : on y découvre des réflexions sur le libéralisme d’Adam Smith, sur les questions du marché et de la propriété ou encore sur celles des conséquences de la mécanisation de l’agriculture et de l’industrie. Ce manuscrit fragmentaire et resté à l’état de brouillon a été retranscrit pour la première fois récemment dans Gracchus Babeuf, Œuvres, vol. 1, texte établi par Philippe Riviale, Paris, L’Harmattan, 2016.

[9] Les articles sont issus du nouveau journal de Babeuf, le Journal de la liberté de la presse qui deviendra le Tribun du Peuple ou le défenseur des droits de l’homme en octobre 1794. Parmi les autres textes critiques, on peut citer sa plus fameuse brochure Du système de dépopulation ou la Vie et les crimes de Carrier. Babeuf y assimile la guerre en Vendée à un « populicide vendéen ». Ce néologisme de son fait sera abondamment repris et interprété (à tort) à partir des années 1980 par les tenants de la théorie du « génocide franco-français » comme preuve de l’existence d’un génocide vendéen. Voir à ce sujet la réponse de Claude Mazauric « Sur Babeuf à propos de la Vendée », in Claude Petitfrère, Regards sur les sociétés modernes, Tours, CEHVI, 1997.

[10] Voir les lettres de Gracchus Babeuf à Charles Germain, citées dans Claude Mazauric, Gracchus Babeuf, Montreuil, Le Temps des Cerises, 2020, 4e ed, pp.332-344.

[11] Le texte intégral du manifeste des plébéiens a été récemment réédité par Jean-Marc Schiappa. Voir Gracchus Babeuf, Le manifeste des plébéiens, Paris, Berg International, 2017. Ce texte ne doit pas être confondu avec le Manifeste des Égaux, rédigé un mois plus tard par Sylvain Maréchal, autre membre éminent de la conjuration mais dont le texte avait été finalement rejeté par ses compagnons.

[12] Il faut dire que ces conventionnels ont dans un premier temps inspiré la méfiance à nombre des conjurés : comment ne pas redouter les manœuvres politiciennes et l’ambition de ces ex-parlementaires ? Comment ne pas craindre de devoir revoir à la baisse les aspirations des Égaux pour les faire adhérer à la conjuration ? Sur ces questions, se référer à Philippe Buonarroti, Conspiration pour l’Egalité dite de Babeuf, réed. Paris, La Ville Brûle, 2014, pp. 148-149.

[13] Buonarroti consacre une grande partie de son ouvrage à présenter en détails ce qu’aurait impliqué l’application du programme babouviste après la victoire des conjurés (Ibid, pp.165-239). Il appuie ses propos sur un corpus de pièces justificatives qu’il a pu rassembler et qu’il retranscrit à la fin du livre. C’est notamment à partir de la pièce n°29 intitulée « Fragment d’un projet de décret économique » que l’on peut saisir concrètement la substance du projet babouviste (Ibid., pp. 404-410).

[14] Jean-Marc Schiappa, « Aspects de l’implantation de la conjuration babouviste », Annales historiques de la Révolution française, n°291, 1993, p. 116.

[15] A ce sujet, se référer à Alain Maillard, « Buonarroti, témoin du passé et passeur d’avenir (sur la réception de la Conspiration) », in Philippe Buonarroti, op. cit., pp. 424-446.

[16] Notons que l’on retrouve déjà les bases de cette maxime en 1755, sous la plume de Morelly dans son Code de la Nature avec la formule « travailler selon ses forces […] puiser selon ses besoins ».

[17] Au sujet des débats autour de la question de la dictature révolutionnaire, voir Philippe Buonarroti, Ibid., p. 126 et p. 110.

[18] Sur ces questions et sur le « néo-babouvisme » dans le mouvement ouvrier du début du XIXe siècle, voir l’ouvrage de référence d’Alain Maillard, La communauté des égaux. Le communisme néo-babouviste dans la France des années 1840, Paris, Kimé, 1999. A propos des premières utilisations du mot communisme et la terminologie socialiste prémarxiste en général, se référer à Jacques Grandjonc, Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes 1785-1842, 2e éd., Paris, Éditions du Malassis, 2013.

[19] On doit cette dénomination de « néo-babouviste » à l’historien socialiste Jules Prudhommeaux, Icarie et son fondateur Étienne Cabet : contribution à l’étude du socialisme expérimental, Paris, É. Cornély, 1907, p. 344-345. On ne peut s’attarder ici sur chacun de ces théoriciens encore trop méconnus du communisme néo-babouviste, mais pour plus d’informations, on peut se référer à leurs entrées correspondantes dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (le « Maitron ») disponible en ligne.

[20] Une liste des toasts portés lors du banquet de Belleville est proposée dans Alain Maillard, op. cit., pp. 282-283.

[21] Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 158.

[22] Dans une longue note infrapaginale de son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité, Buonarroti livre même un argumentaire défendant conjointement les systèmes d’Owen et de Babeuf. Voir « Annexe 3 – Objection au système d’Owen et réponses en faisant voir la futilité », in Philippe Buonarroti, op. cit., pp. 420-423.

[23] Rejet qui n’est pas exempt de condamnations ambigües, voire très sévères à l’encontre de la Révolution française. Ainsi Fourier en parle comme du « coup d’essai des philosophes » des Lumières qui auraient engendré « autant de calamités qu’ils ont promis de bienfaits » (Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, in Œuvres Complètes, Anthropos, Paris, 1966, T.II, p. 2). Il en va de même pour Étienne Cabet qui affirme dans une phrase restée célèbre « si je tenais une révolution dans ma main, je la tiendrai fermée, quand même je devrai mourir en exil ! » (Étienne Cabet, Voyage en Icarie, Paris, 1842, p.565).

[24] Pierre Leroux proclame en 1845 : « Nous sommes socialistes si l’on veut entendre par socialisme la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : liberté, fraternité, égalité, unité, mais qui les conciliera tous. », Pierre Leroux, « De l’individualisme et du socialisme », in Œuvres (1825-1850), Paris, 1850, p. 376. Quant à Louis Blanc, il conclue en 1839 son ouvrage majeur en résumant ainsi sa pensée : « En résumé, de quoi s’agit-il ? D’aboutir pratiquement, progressivement à la réalisation du dogme : Liberté, égalité, fraternité. », Louis Blanc, Organisation du travail, 5e éd., Paris, 1848, p. 272.

« La construction européenne s’est faite contre le peuple français » – Entretien avec Aquilino Morelle

François Mitterrand et Jacques Delors, architectes de l’Union européenne d’aujourd’hui. © Aitana Pérez

Dans L’opium des élites, Aquilino Morelle, ancien conseiller politique de Lionel Jospin, d’Arnaud Montebourg et de François Hollande, propose un autre regard sur la construction européenne : celui d’un projet élitiste, jamais débattu devant le peuple. Dans ce long entretien, il revient en particulier sur le « fédéralisme clandestin » de François Mitterrand, qui a bâti une Union européenne néolibérale plutôt que le socialisme à la française qu’il avait promis. À l’aide de nombreuses références historiques, il aborde aussi l’absence de démocratie en matière européenne, la question du Frexit ou encore le manque de patriotisme des élites françaises. Entretien réalisé par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre revient sur 60 ans de construction européenne et sur l’orientation de celle-ci. À vous lire, on comprend que le projet européen était fédéraliste dès l’origine, alors qu’on nous présente souvent celui-ci comme une lente construction conduite par les États-nations. Pouvez-vous revenir sur cet aspect ?

Aquilino Morelle – Pour bien comprendre, il faut faire un détour par la généalogie de l’européisme. Ce mot, apparu dans un récit de voyage dès la fin du XVIIIe siècle, servit en premier lieu à distinguer physiquement les populations européennes des autres ; puis, au XIXe siècle, dans le contexte politique russe, il désigna l’opinion favorable à l’Europe, par opposition à la slavophilie et au panslavisme. Enfin, il fut repris par l’écrivain Jules Romains, qui lui donna en 1915 son sens actuel : la « position politique favorable à l’unification de l’Europe ». En somme, il s’agit d’un mouvement intellectuel qui voit dans l’union politique de l’Europe une nécessité première et une priorité absolue, transcendant toute autre forme de conviction, en particulier partisane.

Né de la Première Guerre mondiale et de ses massacres de masse, ce courant de pensée a connu son âge d’or entre 1923 et 1933. En octobre 1923, le comte autrichien Richard Coudenhove‐Kalergi fait paraître le livre programmatique Pan-europa et lance en parallèle un mouvement politique éponyme, qui prendra fin avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir dix ans plus tard. Cette décennie fut marquée par une intense effervescence intellectuelle autour de très nombreuses revues, le premier Congrès paneuropéen à Vienne en octobre 1926, des projets de « grand marché » fondé sur une union douanière et une unification monétaire du continent, ainsi que la recherche d’une rationalisation de l’économie européenne avec le « plan Delaisi ». Ce projet réalise une première percée politique avec l’exposé du plan Briand lors de la Xe assemblée générale de la Société des nations en 1929 et le Mémorandum pour une « Union fédérale européenne », annoncé le 1er mai 1930. 

Progressivement, l’« Europe » est apparue à un nombre grandissant d’intellectuels comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. Une idée politique possédant deux dimensions principales : le fédéralisme et le continentalisme.

Dans le prolongement de l’ouvrage fondateur de Pierre‐Joseph Proudhon, Du principe fédératif (1863), les tenants du fédéralisme voient en lui une loi centrale de l’évolution des sociétés humaines, permettant à celles‐ci de concilier, d’une part les impératifs de liberté et d’autonomie, et d’autre part l’ordre et la sécurité. Dans cette perspective historique, l’Europe unifiée est une étape nécessaire et capitale d’un fédéralisme universel. En ce sens, dès l’origine, l’européisme est un mondialisme.

« Progressivement, l’”Europe” est apparue comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. »

Quant au « continentalisme », dont le principal représentant fut Coudenhove‐Kalergi, c’est un courant inspiré du panaméricanisme, formalisé par le juriste et diplomate chilien Álvarez, qui proposa en 1926 une réforme de la SDN suivant des bases continentales. Selon Álvarez, la masse physique et humaine d’un continent est bien plus qu’une donnée géographique, elle forme un élément indépassable de solidarité, d’identité et d’unité. Il plaide donc pour une organisation politique du monde passant par le regroupement des États de chaque continent, considérés comme les seules bases géographiques culturellement cohérentes et à la mesure des enjeux économiques du temps. C’est le continentalisme qui, en 1823, a fondé la « doctrine Monroe » aux États‐Unis (formulé par le président américain James Monroe, cette politique étrangère condamne toute intervention européenne dans les affaires « des Amériques », préparant les visées impérialistes des USA sur leurs voisins du Sud, nldr), autant que suscité la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1963. 

L’européisme actuel est héritier de cette histoire. Comme son aïeul, il est à la fois un continentalisme et un fédéralisme, parfois avoué mais le plus souvent masqué. Jean Monnet est un des rares à assumer son fédéralisme. Dès août 1943, dans une note stratégique destinée au général de Gaulle, il souligne la nécessité que « les États d’Europe forment une fédération ou une “entité européenne” ». Dans la déclaration Schuman du 9 mai 1950, considéré comme le texte fondateur de la construction européenne, Monnet demande que l’on souligne cinq lignes essentielles : celles où il précise que la future CECA réalise « les premières assises concrètes d’une fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ». En tant que Président de la Haute Autorité, organisme supranational de la CECA, il déclara que « notre Communauté n’est pas une association de producteurs de charbon et d’acier : elle est le commencement de l’Europe. » Tout au long de son action, qu’il poursuivit en tant que président du Comité d’action pour les États‐Unis d’Europe (CAEUE), il confirma sa profession de foi, affirmant : « C’est au fur et à mesure que l’action des Communautés s’affirmera que les liens entre les hommes et la solidarité qui se dessinent déjà se renforceront et s’étendront. Alors, les réalités elles-mêmes permettront de dégager l’union politique qui est l’objectif de notre Communauté : l’établissement des États‐Unis d’Europe. »

Loin de se cantonner à des soi-disant « petits pas », Monnet a installé, au cœur de la mécanique européenne, la technique fédéraliste de « l’engrenage » : chaque étape atteinte, chaque point marqué, prépare l’offensive suivante et doit rendre le retour en arrière pratiquement impossible, avec un « effet de cliquet ». Ses successeurs feront de même, en particulier Jacques Delors, qui reconnaîtra que la réalisation du grand marché unique, avec la signature de l’Acte Unique, en 1986, illustre cette « théorie de l’engrenage, une mesure en appelant une autre ». Ce moment est véritablement décisif : en élargissant considérablement le recours au vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen, il affaiblit fortement la possibilité pour les États de s’opposer à de nouvelles avancées fédéralistes. 

En 50 ans (1950-2000), cette méthode aura permis de construire un édifice juridique et institutionnel européen, par trois vagues successives d’engrenage. Dans ses mémoires, Jacques Delors écrit : « Deux périodes permettent de comprendre l’apport de la méthode de Jean Monnet, celle de l’engrenage, au processus d’intégration : la première remonte à l’origine même des Communautés […]. La réalisation de l’Union douanière, prévue par le traité de Rome, témoigne de la force de cette méthode lorsqu’elle est appliquée avec diligence […]. Ainsi, l’Union douanière entra en vigueur plus vite que prévu par le calendrier initial. Elle fut achevée le 1er juillet 1968, avec 18 mois d’avance. Plus près de nous, la relance de 1985 illustre, elle aussi, la méthode de l’engrenage […]. L’engrenage par l’économique a fonctionné jusqu’en 1992 : l’Acte unique permet de décider, en étendant le vote à la majorité qualifiée, et met en place les politiques structurelles, contrepartie indispensable du grand marché. » Vient ensuite la troisième époque : « L’Union économique et monétaire (UEM) peut être considérée comme le départ d’un nouvel engrenage. »

Ainsi, dès l’origine et jusqu’à nos jours, l’européisme est un projet fédéraliste, celui des « États-Unis d’Europe ». Certains l’ont ouvertement revendiqué, tels Jean Monnet, le philosophe Jean Benda, l’écrivain suisse Denis de Rougemont ou l’homme politique italien Altiero Spinelli, hier ; le philosophe Jürgen Habermas, l’ex Premier ministre belge Guy Verhofstadt (libéral), Daniel Cohn-Bendit (écologiste) ou l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta (social-démocrate), aujourd’hui. Mais beaucoup d’autres, notamment Mitterrand et Delors, ont fait le choix de ce que Raymond Aron appelait « le fédéralisme clandestin ».

LVSL – Vous mentionnez à juste titre François Mitterrand. En France, cette orientation fédéraliste n’a-t-elle pas été bien plus portée par les socialistes que par la droite gaulliste ?

A. M. – En effet. Le général de Gaulle a toujours été un défenseur de la Nation en général et de la nation française en particulier. Pour cette raison, il était favorable à ce que l’on a appelé « l’Europe des peuples », c’est-à-dire une Europe respectueuse des identités de chaque nation et de la souveraineté de chaque État. Il a donc toujours rejeté le fédéralisme.

Quant à Mitterrand, son engagement fédéraliste commence dès sa jeunesse. En mai 1948, il participe au Congrès de La Haye, moment exalté de la relève fédéraliste d’après‐guerre et « en était ressorti très impressionné » selon Jacques Delors. Quelques mois plus tard, le 18 novembre 1948, en tant que secrétaire d’État auprès du président du Conseil Henri Queuille, il représente la France au congrès de l’Union européenne des fédéralistes à Rome. Il n’était alors pas encore socialiste, mais déjà fédéraliste. Mitterrand a cependant dissimulé cette conviction selon les aléas de sa vie publique. Comme le précise Delors : « l’engagement historique de François Mitterrand en faveur de l’Europe ne faisait pas de doute, même si l’expression en était plus ou moins explicite selon les contingences de la politique, surtout avant qu’il n’accède au pouvoir […]. C’est donc à partir de son choix décisif de mars 1983 qu’il a vraiment chaussé les bottes du grand européen qu’il était. »

« En mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, Mitterrand expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. »

Une fois aux responsabilités, il agit en fonction de ses convictions fédéralistes, en particulier lors du fameux « tournant de mars 1983 », qui ne fut pas un tournant « libéral » ou « de la rigueur », mais bien un tournant fédéraliste. A ce moment, il décide d’escamoter le socialisme et d’ériger l’européisme en idéologie de substitution. C’est une mystification politique sans précédent dans notre histoire. Contrairement à ce qu’on entend parfois, ce ne fut pas un choix dicté par les circonstances, mais bien une décision mûrement pesée et réfléchie de longue date, qui utilisa le contexte comme alibi.

On pouvait d’ailleurs le deviner dès mai 1981, à travers de ses nominations aux fonctions les plus stratégiques : Jacques Delors au ministère de l’Économie et des Finances et Claude Cheysson aux Relations extérieures. Le premier était un ancien collaborateur de Jacques Chaban‐Delmas et alors député européen. Le second un commissaire européen, nommé sous Pompidou et reconduit par Giscard d’Estaing, au Quai d’Orsay. Pour le premier gouvernement de gauche après 23 ans d’opposition, on était en droit d’attendre d’autres profils ! En tant qu’ancien adhérent du MRP (1944‐1946) et fondateur en octobre 1973 du club « Échange et projets » visant à dialoguer avec les milieux industriels et financiers, Delors fut d’ailleurs considéré par nombre de socialistes comme trop « à droite » et trop proche du patronat. Il réussit cependant à casser cette image en signant le « manifeste des Trente » en 1978, aux côtés des mitterrandistes du premier cercle (Édith Cresson, Lionel Jospin, Henri Emmanuelli, Charles Hernu, Pierre Joxe, Louis Mermaz) pour soutenir Mitterrand contre Rocard, en dépit de ses opinions affichées en faveur de la « seconde gauche ». Mitterrand le remercia ensuite en le faisant élire au Parlement européen.

Mitterrand savait ce qu’il faisait. Déjà en décembre 1965, lors du second tour de la présidentielle contre le général de Gaulle, en pleine crise « de la chaise vide », il se présentait comme « le candidat de l’Europe ». Surtout, en mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, il expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. Ce texte, publié en deux parties et intitulé « Une politique économique pour la France », présentait d’abord (29 février, « Une économie désarmée ») un lourd réquisitoire contre la politique économique et sociale conduite par les deux ministres de l’Économie successifs de Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et Michel Debré ; puis (1er mars, « Mobiliser l’économie ») un exposé de la politique alternative qu’il préconisait, qui précise que la politique socialiste a « Une stratégie : l’Europe ». Les derniers mots sont sans détours : « Une France socialiste dans une Europe libérale : cette question est d’actualité brûlante pour la gauche […]. La gauche devra‐t‐elle opter pour l’Europe contre le socialisme, pour le socialisme contre l’Europe ? » Ainsi, dès mars 1968, quinze ans avant le mois de mars 1983, tout était déjà écrit par le premier secrétaire du PS. 

LVSL – Si l’engagement européiste de Mitterrand était aussi fort, pourquoi l’a-t-il caché aux Français ?

A. M. – Ces quinze années d’ambiguïté savamment entretenue visaient à ménager les forces dont François Mitterrand avait besoin pour accéder au pouvoir. D’abord le PCF, qui était violemment hostile à la construction européenne, qu’il considérait comme un outil du « grand capital ». Mais aussi le CERES (Centre d’Etudes, de Recherche et d’Education Socialiste) de Jean‐Pierre Chevènement, qui fit partie des fondateurs du PS d’Épinay et était le stratège de l’union de la gauche. Ces quinze années ont aussi construit la légende qui entoure le personnage de Mitterrand, grand monarque qui prêtait l’oreille aux uns et aux autres, recevait, le soir venu, de très nombreux visiteurs et passa dix journées et dix nuits, du 13 au 23 mars 1983, à raturer des notes et à soupeser des arguments économiques et financiers.

Aquilino Morelle © JF Paga

En réalité, il n’avait que faire de tout cela. Le vieux roi en avait décidé autrement depuis fort longtemps. Durant cette « décade prodigieuse » de mars 1983, Mitterrand fut surtout le metteur en scène d’une pièce de théâtre dont il était le seul à connaître les tirades et le dénouement, puisqu’il les avait lui-même écrits. Toute cette comédie ne servait qu’à préparer les acteurs – le gouvernement, le PS, le PCF et la majorité parlementaire – et les spectateurs, c’est-à-dire les Français. Entre le socialisme et l’Europe, ce serait l’Europe.

Un premier avertissement avait déjà été lancé le 27 septembre 1982 à Figeac. Le Président y avait qualifié l’Europe d’« admirable construction » et rappelé : « oui, moi je suis européen de conviction, mes votes sont toujours allés dans ce sens ». Le tournant était déjà pris puisqu’il élevait au rang de « nécessité » la limite de 3 % du PIB pour le déficit budgétaire et assenait à son auditoire que « ce que j’ai appelé le socialisme à la française, je n’en fais pas une Bible ».

Pour Mitterrand, se défaire du socialisme, qu’il avait enfilé comme un costume de scène, pour retrouver sa vieille maîtresse, l’Europe, fut un vrai soulagement : celui de clore enfin ce « cycle d’Épinay » qui lui avait certes permis d’asseoir sa domination sur le PCF et d’accéder au pouvoir, mais qui lui avait tant pesé. Par ailleurs, il faisait ainsi d’une pierre deux coups, puisqu’il enclenchait l’engrenage qui aboutirait à l’« Europe de Maastricht », sa revanche posthume sur Charles de Gaulle et son « Europe des nations ».

La « rigueur » de 1982, puis l’« austérité » de 1983, plus que des objectifs en eux‐mêmes, furent conçues par Mitterrand et Delors avant tout comme des instruments, des étapes, vers une perspective fédéraliste. Maîtriser le déficit public et sauvegarder le cours du franc pour préserver ainsi la participation de notre monnaie au SME n’étaient que des préalables pour atteindre une visée autrement importante à leurs yeux. La véritable finalité de ce changement politique était de donner des gages à l’Allemagne et à son nouveau chancelier, Helmut Kohl, afin d’engager une relance politique de la construction européenne. 

Cette stratégie fédéraliste fut pleinement déployée lors la présidence française de l’Europe au premier semestre 1984 avec le Conseil européen de Fontainebleau, qui entérinait la commande du « Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur » à Jacques Delors, qui deviendrait Président de la Commission européenne l’année suivante. Delors occupera cette fonction pendant trois mandats, de janvier 1985 à janvier 1995, dix années qui ont changé le visage de l’Europe et du monde.

LVSL – Vous affirmez donc que le « tournant de la rigueur » n’en était pas un et qu’il s’agissait uniquement d’une stratégie pour construire l’Europe ?

A. M. – Oui. Hubert Védrine rappelle ainsi que le « forcing européen des années 1984‐1992 est impensable sans le préalable de la rigueur de mars 1983. » Mais en réalité, il n’y a pas eu, en mars 1983, de « tournant de la rigueur » imposé par la « contrainte extérieure » comme on nous le raconte. Quelques semaines avant sa mort, Mitterrand a d’ailleurs mis les choses au clair : « Le tournant ? Quel tournant ? Il n’a jamais existé que dans la tête des journalistes. »

En fait, les statistiques économiques furent mises au service du projet politique de François Mitterrand. Comme l’a souligné Jean‐Pierre Chevènement, le déficit commercial de la France en 1982 était quatre fois moindre que l’actuel et, avec un taux d’endettement de 20 % du PIB cette même année (contre 116% en 2020, ndlr), notre pays respectait haut la main les critères de Maastricht. Ces chiffres ont été utilisés pour dramatiser une situation, certes sérieuse, mais pas dramatique. Jacques Delors l’a reconnu vingt ans plus tard, en 2004 : « Si on compare la France de mars 1983 avec les autres pays, en termes de croissance économique et d’emploi, nous faisions mieux et nous avions un des déficits budgétaires les plus faibles d’Europe, ce qui n’empêchait pas le franc d’être attaqué. Notre taux d’inflation nous situait au milieu du peloton européen, mais très au‐dessus de l’Allemagne. Mais nous étions franchement dans le rouge pour le commerce extérieur avec un déficit proche de cent milliards. »

« Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas “un tournant libéral” mais un tournant fédéraliste . La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. »

Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas « un tournant libéral » mais un tournant fédéraliste. La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. Puis, en faisant un chèque aux Anglais pour satisfaire le « I want my money back » de Margaret Thatcher, celle-ci entérina le choix, concocté par Mitterrand et Kohl, de nommer Delors à la tête de la Commission européenne, dont la principale mission fut de préparer l’Acte unique européen (1986), le premier traité européen depuis celui de Rome (1957). Tous ces événements majeurs des années 1983 à 1986 constituent une seule et même séquence politique avec une cohérence idéologique profonde : la relance du fédéralisme européen. Qualifier le tournant de mars 1983 de « libéral » est une facilité de langage et une erreur d’appréciation politique. Ce fut un tournant fédéraliste. Il ne s’agissait pas de « ne pas sortir de l’Europe », mais de fabriquer une nouvelle Europe, plus fédérale. 

LVSL – N’est-ce pas cette adhésion des socialistes à la construction européenne, plutôt que, par exemple, la note de Terra Nova en 2011 ou la loi Travail de François Hollande, qui explique le divorce entre le PS et les classes populaires ?

A. M. – Vous avez raison. La piteuse note de Terra Nova – publiée le 10 mai 2011, un aveu involontaire autant qu’une provocation puérile – n’est qu’une conséquence lointaine de cet événement historique que fut le tournant de mars 1983. Ce retournement, jamais véritablement ni débattu, ni expliqué aux Français, ne correspondait en rien aux orientations validées en mai 1981. C’est à la fois un déni de démocratie pour la France et une trahison des électeurs de gauche, au premier rang desquels les couches populaires. Le printemps 1983 marque le début de la dislocation de l’alliance de classes qui avait porté la gauche au pouvoir deux ans plus tôt, cette longue chaîne humaine et politique qui unissait la professeure d’université, le cadre supérieur, l’institutrice, l’infirmier, l’ouvrière, les conduisait non seulement à déposer le même bulletin dans l’urne, mais aussi à rêver ensemble à une même société, plus libre et plus juste. Durant les trois décennies suivantes, la «majorité sociologique » réunie par Mitterrand en 1981 s’est de plus en plus effritée, avant de disparaître lors de la débâcle finale en 2017 avec un président socialiste empêché de se représenter et un candidat socialiste au score humiliant.

Dans son dernier livre écrit en tant que socialiste, en novembre 1980, Mitterrand portait une promesse d’« ici et maintenant ». En assumant son européisme, il la transforma en « ailleurs et plus tard ». À la place d’une France socialiste, il désigna l’Europe « sociale » comme horizon des jours meilleurs. Lorsqu’on lui demandait quand l’Europe deviendrait sociale, il répondait toujours « plus tard ». En réalité il savait que la vraie réponse était « jamais », car le cadre juridique de l’Europe s’opposait, dès le traité de Rome, à une telle évolution, puis l’a interdite avec l’Acte unique en 1986 et, plus encore, en 1992 avec le traité de Maastricht.

« La gauche est passée de la vénération du prolétariat à la “prolophobie”. »

Longtemps, la gauche s’est préoccupée en priorité de ceux qui allaient mal, dont la vie était dure, et qui réclamaient simplement de vivre mieux. Progressivement, elle s’est désintéressé d’eux, pour s’attacher à ceux qui vont bien et désirent une vie plus douce. En somme, la gauche est passée de la vénération du prolétariat à la « prolophobie », de l’ouvriérisme à la glorification du « bobo ». En devenant de plus en plus étrangère à des classes populaires qu’elle ne cherche plus à comprendre, la gauche n’a cessé de leur reprocher leur réticence à la mondialisation et à la construction européenne ou encore leur racisme, leur xénophobie, leur sexisme et leur homophobie supposés. Pour citer Bertolt Brecht, elle l’a accusé de venir grossir « le ventre encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Bref, cette gauche autoproclamée « de gouvernement », cette gauche du « oui », héritière de la deuxième gauche, a excommunié le peuple.

Désabusé, dégoûté et résigné, le peuple s’est alors progressivement détourné de cette gauche. Le chômage de masse, le poids de l’intégration de la majorité des populations immigrées, la dégradation des services publics, notamment l’école qui permettait l’ascension sociale des enfants, l’explosion des prix du foncier… sont autant de motifs pour lesquels le peuple a délaissé la gauche. Au contraire, le FN, bien qu’il n’ait pas changé dans ses tréfonds, a fait l’effort, évidemment intéressé et insincère, d’écouter le peuple et de prendre en compte ses difficultés. Le travail de dédiabolisation accompli par Marine Le Pen et les accusations de « populisme » ont achevé d’asseoir l’assise du FN dans le monde ouvrier.

Un grand schisme, tragique, s’est installé : le peuple sans la gauche, la gauche sans le peuple. La gauche, sans le peuple, ne sert plus à rien et n’est plus rien. Elle a abandonné la lutte pour la justice sociale et se contente de réformes de société et de faire des sermons. La gauche sans le peuple, c’est le moralisme. Quant au peuple, sans la gauche, il est condamné à être abusé. Il n’est plus l’agent politique du progrès, mais le supplétif de forces mauvaises qui prospèrent sur le ressentiment. Le peuple sans la gauche, c’est le populisme. 

LVSL – Un autre élément est assez frappant lorsque l’on parle de la construction européenne : alors que les enjeux sont considérables, les Français n’ont pu s’exprimer directement sur le sujet qu’à deux occasions : en 1992 et en 2005. Pourtant, l’Union était déjà très avancée avant Maastricht, comme vous l’avez rappelé. Quant à 2005, nous savons que le vote des Français n’a pas été respecté. Considérez-vous que la construction européenne s’est faite contre le peuple français ?

A. M. – Clairement, elle s’est faite contre le peuple français et sans lui. La France était une nation souveraine membre d’une structure de coopération internationale classique, la Communauté économique européenne (CEE). Prise dans une spirale fédéraliste, elle s’est faite absorber dans une entité juridique et politique supranationale, l’Union européenne. Un choix aussi considérable que celui du destin de la France, aurait justifié un débat national. Il n’y en a pas eu.

Le 23 mars 1983, lors de son allocution présidentielle inaugurant la césure européiste, Mitterrand a beaucoup parlé des enjeux du moment, comme le chômage, l’inflation et le commerce extérieur, mais n’a consacré que seize secondes à la vraie raison de cette rupture essentielle, à savoir la construction européenne. Seize secondes ! Voilà tout ce qui a suffit pour évacuer le programme commun de 1972 et ce qui restait des 110 propositions de 1981. Seize secondes pour prendre un tournant sur lequel il n’avait pas été élu, ni lui, ni les parlementaires de sa majorité. Imagine‐t‐on le général de Gaulle annoncer l’indépendance de l’Algérie en seize secondes ? Non. Après avoir signé les accords d’Evian le 18 mars 1962, il les a soumis à la ratification du peuple français par référendum le 8 avril.

En février 1986, lors de l’adoption de l’Acte unique, qui a étendu la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen et entériné l’adoption de près de 300 directives pour la réalisation du marché unique et la libéralisation des mouvements de capitaux intra-européens, pas non plus de référendum! Il s’agissait pourtant d’une étape clé vers le fédéralisme et d’un coup d’envoi de la globalisation financière qui allait submerger la planète entière. Quand le drapeau européen fut soudainement mêlé au drapeau français pour le trentième anniversaire du traité de Rome, en 1987, non plus. Ce ne fut qu’en 1992, devant la rupture flagrante représentée par le passage à l’Union européenne et la disparition du franc, et donc la nécessité de réviser la Constitution de la Ve République, que les Français ont enfin été consultés. C’était déjà bien trop tard.

« L’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. »

Hubert Védrine, conseiller diplomatique, puis secrétaire général de l’Élysée de François Mitterrand.

Les Français ont été privés du débat auquel ils avaient droit. Hubert Védrine l’avait lucidement concédé en déclarant que « l’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. » A propos des décideurs de l’époque, il explique qu ‘« autour de François Mitterrand, dans les années 1980, tout cela [la nécessité de contourner les opinions publiques] nous paraît si évident que nous ne nous posons à aucun moment la question [celle de consulter le peuple]. Au mieux pensons‐nous de temps à autre qu’il serait opportun de mieux informer le Parlement. » Le scandale démocratique de la ratification parlementaire du traité de Lisbonne, en 2008, après 56% de non des Français en 2005, ne se comprend que dans cette perspective historique. Cet événement indigne illustre bien la conception de la « démocratie » qu’ont les européistes.

LVSL – Si la religion est l’opium du peuple selon les marxistes, vous écrivez que l’Europe est « l’opium des élites ». Ce n’est pourtant pas le cas dans tous les pays, il suffit de regarder le Royaume-Uni, où l’élite économique et politique a toujours été divisée sur le sujet. De même l’Allemagne promeut une construction européenne correspondant à ses intérêts économiques. Comment expliquez-vous cette fascination de nos élites pour l’Europe ?

A. M. – La question de la loyauté des élites, qu’elles soient politiques, économiques et financières, intellectuelles et médiatiques, est devenue un enjeu central de nos sociétés. D’abord c’est un enjeu moral, puisque, comme nous l’a rappelé Raymond Aron, « la fonction d’une élite est d’assurer la grandeur d’un pays ». Nos élites nationales devraient se remémorer l’avertissement de Pareto, qui rappelait que « l’Histoire est un cimetière d’élites ». Ensuite, c’est un problème politique, puisque le peuple a répondu à la sécession des élites en faisant lui-même sécession. «Le populisme est la réponse du peuple à l’élitisme des élites » écrit si justement Jacques Julliard. Or, aucune démocratie ne saurait subsister longtemps à un tel écartèlement. Enfin, c’est un problème électoral, car cette décomposition qui perdure augmente le risque de voir l’extrémisme accéder au pouvoir.

La France souffre d’une pathologie démocratique singulière. En Europe, les élites françaises, en particulier celles de gauche, sont parmi les plus mondialistes, les plus européistes, les plus conformistes et les plus méprisantes à l’égard du peuple. Avec leur mode de vie et de pensée globalisé, elles adhèrent au discours de l’impuissance nationale et cultivent une forme de « haine de soi » bien propre à notre pays. Elle ressassent la dénonciation de l’« exception française », sans pour autant s’intéresser à la vie intellectuelle et politique de l’étranger, se contentant d’un mince vernis de culture anglo‐saxonne, baragouinant le globish et incapables de former une phrase en italien, en espagnol ou en allemand. Idéologiquement universalistes, elles se sont perdues dans une globalisation qu’elles imaginaient naïvement « heureuse » et qu’elles ont cru tout aussi naïvement pouvoir « maîtriser ». Résignées politiquement, considérant « l’Europe » comme la solution à tous les maux, elles sont adeptes de la fuite en avant fédéraliste et de l’idéologie post‐nationale. N’oublions pas la phrase de Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne : « Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

« Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne.

Les élites françaises sont dépassées, elles sont incapables d’affronter le nouveau monde, de prendre les problèmes à bras le corps et de clarifier nos relations avec l’UE, un impératif pour relever notre pays. Le constat de Pierre Mendès-France, à l’époque d’une autre crise, celle de la décolonisation, reste d’actualité : « Il semble, par moments, qu’un grand sommeil se soit emparé de la Nation, coupé de rêves pleins de nostalgie à l’égard d’un passé révolu et de cauchemars remplis de craintes à l’égard d’un avenir qui paraît sombre. Il nous faut réveiller la France. C’est là une belle tâche ; c’est une tâche difficile ; c’est une tâche possible. » Ce réveil implique le remplacement de la vieille génération européiste et l’affirmation de responsables n’opposant plus Europe et Nation. La condition sine qua non du redressement de la France et du nouveau projet politique dont l’Europe a besoin est la restauration du patriotisme au sein des élites françaises. Il ne faut plus abandonner l’Europe aux européistes. 

LVSL – Aujourd’hui, la France n’est plus souveraine en matière de monnaie ou de commerce, son budget est étroitement surveillé par Bruxelles, de nombreux domaines de nos vies sont régis par les règlements et directives de l’UE… Tout cela laisse peu de marge de manœuvre pour un gouvernement. Par ailleurs, comme vous le rappeliez, les Français n’ont pratiquement pas été consultés sur la construction européenne. Faut-il organiser un référendum sur le Frexit pour retrouver notre souveraineté ?

A. M. – Non. Mais avant d’expliquer pourquoi, je veux revenir sur certains éléments pour expliquer que la sortie de l’UE ne peut être écartée d’un revers de main moralisateur. D’abord, le malaise européen, fait de lassitude, de rejet, de distance et même de colère, est là. De plus, le Brexit nous a montré que la tentation de la sortie peut devenir une réalité tangible. De même, on ne peut écarter la sortie pour des raisons exclusivement économiques : lors de la crise financière, l’impact sur trois ans d’une sortie de la France de la zone euro avait été évalué à environ 10% du PIB, autant dire une broutille face à la crise COVID. Il faut aussi rappeler que Joseph Stiglitz et Paul Krugman, deux prix Nobel d’économie attachés à l’idée européenne, ont pointé l’échec patent de la zone euro, et proposé de la déconstruire, voyant bien qu’elle ne pouvait être réformée.

Par ailleurs, l’argument de l’« irréversibilité » est lui aussi irrecevable : bien sûr, se dégager d’un ensemble auquel on se trouve lié par d’étroites relations commerciales et des centaines de textes juridiques accumulés au fil du temps, représente une opération longue et d’une grande complexité, comme le montre le Royaume-Uni. Pour nos voisins britanniques, cette sortie signifie se défaire de 600 accords avec l’UE, puis renégocier 200 accords passés entre celle‐ci et diverses organisations internationales. Sans parler des 50 % d’exportations britanniques réalisées avec l’UE, alors que seules 6% des exportations européennes vont vers la Grande-Bretagne. Cela explique pourquoi cinq ans auront été nécessaires pour finaliser la décision prise par référendum le 23 juin 2016.

Aquilino Morelle ©JF Paga

Quoiqu’il en soit, le choix d’un peuple, démocratiquement formulé, doit être respecté, quelle que soit la difficulté de sa mise en œuvre concrète. Même si nombre d’européistes, sur le continent et outre-Manche ont refusé de l’admettre, le Brexit était indispensable, puisque décidé par le peuple britannique. Il en irait de même pour notre pays si les Français faisaient ce choix.

Cependant, une telle rupture n’est aujourd’hui souhaitée ni par le peuple français, selon les études d’opinion, ni réclamée par aucune force politique importante. Dès lors, un « Frexit » ne pourrait résulter que d’une désagrégation générale de l’Union européenne, notamment à l’occasion d’une crise financière faisant éclater la zone euro. L’intérêt de la France n’est pas de quitter l’Union, mais de la transformer ; de redéfinir le projet européen plutôt que de l’abandonner. À la fois parce que trop de sacrifices ont été consentis par la Nation, parce qu’il est encore possible de rectifier la trajectoire politique de l’UE et, enfin, parce que l’avenir de notre pays est irréductiblement inscrit dans cette Union.

Suivons l’exemple du général de Gaulle : en 1958, alors qu’il s’était opposé au traité de Rome un an plus tôt, il a fait le choix pragmatique de le conserver et de le mettre en œuvre « pour en tirer le meilleur parti possible » selon ses mots. C’est ce qu’il a fait en obtenant en contrepartie la création de la Politique agricole commune (PAC) sans laquelle « le marché commun deviendrait une duperie ». Mais, en 1965, il a su dire « non » aux visées fédéralistes de la commission Hallstein, afin de rétablir le cours de la construction européenne. Pour de Gaulle, l’Europe était vivante et incarnait l’avenir du pays, parce qu’il la concevait comme une « Europe des nations ». C’était un homme d’État pénétré par l’Histoire, soucieux de l’intérêt national, mais aussi un Européen sincère, qui déclarait en 1963 vouloir placer « notre vie nationale dans un cadre européen ». La sortie de la France de l’UE ne doit donc pas être écartée par dogmatisme ou par idéologie, mais bien du point de vue de la raison et de l’analyse.

LVSL – Quoique l’on pense de l’Union européenne, on remarque en tout cas qu’elle est rarement un sujet majeur de la politique française. En témoignent l’élection présidentielle de 2017, ou la campagne actuelle. Comment l’expliquez-vous ? 

A. M. – D’abord parce que, la plupart du temps, la méthode employée par les fédéralistes est celle du contournement. Il s’agit tant de contourner les États-nations avec des offensives fédéralistes assumées, comme la CECA en 1951, le projet de Communauté Européenne de Défense (CED) en 1954 ou l’offensive du président de la Commission Walter Hallstein en 1965, que du contournement des peuples qui résistent, à travers la politique des « petits pas » et du « fédéralisme clandestin », comme lors du tournant fédéraliste de 1983 où Mitterrand et Delors ont caché leurs intentions aux Français.

Cette pratique s’est répétée à plusieurs reprises. Par exemple, un traité aussi crucial que l’Acte unique n’a pratiquement pas été discuté. Comme le raconte Jean-Pierre Chevènement, le texte de 300 à 400 pages, présenté comme une « perfection du marché commun » a été avalisé par le Conseil des ministres en 1985 à l’unanimité et sans débat. De même lors du débat au Parlement en 1987 (la droite était alors majoritaire, ndlr), où seuls les communistes se sont opposés à ce texte qui allait faire déferler sur l’Europe une vague de déréglementation sans précédent. L’opération fut rééditée en 1990 avec la transcription de la directive sur la déréglementation des mouvements de capitaux en Europe, dont aucun ministre n’avait pris connaissance !

« Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation. »

Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre, opposant de la politique européenne de François Mitterrand.

Jean-Pierre Chevènement a des mots très justes sur le sujet. Selon lui, « il y avait sur l’Europe une diplomatie qu’on aurait pu qualifier de “secrète”. […] Elle unissait la gauche qui signait et la droite qui ratifiait, traversait les gouvernements, survivait à la cohabitation […]. Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation ». De même avec Maastricht : « Le choix de répondre à l’unification allemande par l’accélération de l’intégration européenne a été tranché en dehors de tout débat public et même sans aucun débat au sein du gouvernement ».

La méthode mitterrandienne n’est toutefois pas la seule responsable. Ce qui est en cause, c’est aussi cette vision politique, dominante depuis cinquante ans, qui considère les questions européennes comme relevant des affaires étrangères, alors que l’évolution de l’Union est indissociable de la vie de la Nation et fait donc partie des affaires intérieures. C’est parce que les deux sont si imbriquées que je parle de « FrancEurope » dans mon livre. Continuer à rattacher l’action européenne de la France au domaine de la diplomatie est absurde.

Cette tactique est cependant fort commode pour le pouvoir exécutif, puisque cela lui permet de se dispenser de tout débat public et de contourner les procédures démocratiques. Depuis 1983, les décisions européennes ont été centralisées à l’Élysée, au sein de la cellule diplomatique du président. Or, en tant que « domaine réservé » du chef de l’État, les décisions diplomatiques échappent à toute véritable discussion démocratique, alors même qu’elles entraînent les plus lourdes conséquences sur la vie de la Nation. Nous l’avons à nouveau constaté à l’occasion du plan de relance européen, qui introduit un nouveau degré de fédéralisme : alors qu’il s’agit d’« un changement historique de notre Europe et de notre zone euro » selon les mots d’Emmanuel Macron, il n’a pas été débattu au préalable. Le Parlement, régulièrement appelé à se prononcer sur quantité de points secondaires ou sans véritable contenu juridique – ce que les juristes appellent l’« inflation législative » -, est en revanche mis devant le fait accompli en matière européenne, sommé de ratifier des textes déjà signés par le chef de l’État au nom de la France.

L’opium des élites, Aquilino Morelle, Grasset, 2021

Bien sûr, cette concentration des pouvoirs est problématique. Mais il serait trop facile de dénoncer l’institution « monarchique » que serait la présidence sous la Ve République. Le général de Gaulle, qui avait certes une conception très verticale du pouvoir, informait régulièrement les citoyens des objectifs, des difficultés ou des succès de sa politique européenne durant ses conférences de presse. De même, entre les deux tours de la présidentielle de 1965, en pleine crise « de la chaise vide », il consacra un long entretien télévisé à la seule question européenne. Surtout, même s’il avait un exercice parfois solitaire du pouvoir, il considérait la souveraineté du peuple français comme inaliénable. Il l’a démontré lors de sa démission en 1969 après l’échec du référendum sur la régionalisation et la participation.

Cette « diplomatie secrète » a permis aux européistes d’imprimer un rythme beaucoup trop rapide au cours de l’Europe. A chaque fois, les doctrinaires des États-Unis d’Europe ont précipité les choses. Ce fut le cas avec la création d’une monnaie unique pour dix-neuf nations pourtant si diverses ou avec l’élargissement spectaculaire à l’Est, avec treize nouveaux États ayant adhéré en moins de dix ans, entre 2004 et 2013. Cette façon de forcer le cours des choses, qui est la marque de fabrique de l’idéologie fédéraliste, a donné à la construction européenne un caractère artificiel, déconnecté de la vie des peuples. Les nations ne se prennent pas à la légère : elles sont inscrites dans l’Histoire, elles sont la synthèse de siècles de formation et d’existence, mais aussi de cultures et de mentalités. Le temps des nations est un temps long, qu’il faut respecter. Les nations de l’Europe ne sont pas les treize colonies britanniques qui, ayant pris leur indépendance, se sont fédérées pour bâtir les États‐Unis d’Amérique.

Les affaires européennes doivent quitter le champ de la diplomatie et du secret et se soumettre aux lois de la démocratie et du débat. En sept décennies, une telle discussion publique n’a pu être ouverte que deux fois : en 1992 et en 2005. Or, la première fois, l’essentiel de la relance fédéraliste, portée par Mitterrand et Delors avec l’Acte unique, était déjà entré en vigueur, et malgré le talent de Philippe Séguin, la situation était alors trop inégale, avec une presse et une classe politique acquises à la ratification du traité de Maastricht. La deuxième fois, les Français se sont profondément intéressés au projet, pourtant aride, de TCE, mais leur choix a été piétiné par Nicolas Sarkozy, avec la complicité de François Hollande.

« Le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la “construction européenne” : les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. »

Ce temps‐là est révolu. Un vrai débat doit avoir lieu en 2022, pour deux raisons. D’une part, l’élection présidentielle est le moment privilégié où la Nation est saisie du choix entre de grandes orientations à prendre. Or, le chef de l’État consacre environ un tiers de son agenda aux enjeux européens. Si l’Europe est donc bien un enjeu national décisif, elle demeure peu abordée pour l’heure.

D’autre part, le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la « construction européenne », qui menace l’identité même de la France : après l’économie, le commerce, la monnaie, et indirectement, la fiscalité, le budget, l’industrie et le système social, les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. Cette atteinte sans précédent aux souverainetés nationales est justifiée par un alibi géopolitique, notamment la menace chinoise, face auquel « la taille nécessaire » serait celle de l’UE. Cette « souveraineté européenne » est ouvertement revendiquée par Ursula von der Leyen ou par des responsables politiques d’outre-Rhin, comme le futur chancelier Olaf Scholz, qui demande, comme Angela Merkel avant lui, que la France abandonne son siège au Conseil de sécurité de l’ONU au profit de l’UE ou d’un partage avec l’Allemagne. D’autres responsables allemands évoquent même le partage de notre arme nucléaire, notamment la ministre de la Défense allemande, Annegret Kramp‐Karrenbauer.

Nous voilà donc à un moment de vérité : après avoir limité la souveraineté économique des États membres, la Commission européenne et ses soutiens veulent s’attaquer à leur souveraineté politique. L’enjeu est décisif : la France souhaite-elle rester une nation unitaire, politiquement souveraine, avec ses prérogatives régaliennes ou devenir une de ces « grosses régions » du nouvel empire européen que souhaitent les fédéralistes comme Jürgen Habermas et Bruno Le Maire ? La France n’est ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni l’Espagne, ni la Pologne, encore moins le Benelux. Comme le Royaume‐Uni, elle entretient avec la puissance et la souveraineté un rapport forgé par l’Histoire, constitutif de son identité nationale.

Nous connaissons la stratégie du camp fédéraliste : ignorer la démocratie et avancer masqué. Emmanuel Macron a donné le ton lors du lancement de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, le 9 mai 2021, en appelant à « décider plus vite et surtout décider plus fort ». Au contraire, il nous faut un débat politique sincère, devant les citoyens. La campagne de l’élection présidentielle et la présidence française de l’UE doivent être l’occasion de plaider pour un souverainisme raisonné et raisonnable, prenant la forme d’une confédération respectant les États-nations, qui sont la chair et l’esprit de l’Europe.

Robespierre, catalyseur de la Terreur populaire

Portrait de Maximilien Robespierre, peint par Adélaïde Labille-Guiard en 1791.

Le moment fondateur de la gauche française est bien la période de la Révolution qui a proclamé les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. De 1789 à 1794, les actions des sans-culottes ont radicalisé la Révolution et les positions des différents protagonistes politiques. Maximilien Robespierre, figure toujours largement décriée de l’histoire de la gauche française, n’a cessé de déclarer défendre le peuple des sans-culottes mais s’est parfois opposé à certains de ses meneurs pour défendre la légitimité politique de la Convention. Les rapports qu’il a entretenus avec eux au sujet de l’organisation de la répression sont complexes.

NDLR : cet article s’inscrit dans la série La gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.

Robespierre et la Convention face à la Terreur populaire. Printemps 1793 – 5 septembre 1793

La chute de Louis XVI le 10 août 1792 aiguise les velléités revanchardes des sans-culottes qui vont massacrer du 2 au 6 septembre de nombreux détenus dans la région parisienne et dans la vallée du Rhône – près de 1300 seulement à Paris – ceux-ci étant considérés par les masses comme de dangereux ennemis de la Révolution. Ces tueries n’ont pas été organisées par les parlementaires, même si Danton, alors ministre de la Justice, ou Marat les laissent faire, voire les encouragent. Suite à ces événements, et en plus d’une guerre aux frontières, la Convention fait face au soulèvement de la Vendée, seule « guerre intérieure » qu’elle reconnait malgré la prise de Lyon par les royalistes, et qui l’amène à voter en février 1793 la levée en masse de 300 000 hommes. Ce rassemblement de forces disparates va connaître de nombreuses défaites durant l’année 1793. Cette situation militaire difficile, tant intérieure qu’extérieure, renforce la conviction des sans-culottes que seules la Terreur et la guillotine permettront à la toute jeune République de triompher de ses ennemis.

Le 9 mars 1793, avec la création d’un tribunal criminel extraordinaire, Robespierre et les autres Conventionnels font de la répression des ennemis de la République une affaire institutionnelle, extra-populaire. Quelques jours plus tard, des mesures viseront à réprimer aussi bien les contre-révolutionnaires que les ultra-révolutionnaires. En effet, les décrets des 18 et 19 mars 1793 envoient respectivement à la mort sous vingt-quatre heures les porteurs de cocarde blanche favorables au rétablissement de la monarchie ainsi que tout partisan de la loi agraire – qui prévoit un partage égalitaire des terres entre les paysans. Mais c’est surtout le décret visant les porteurs de cocarde blanche qui sera appliqué.
Le 31 mai, alors qu’ils sont attaqués depuis plusieurs semaines par la Gironde au pouvoir qui se sent menacée, les sans-culottes, avec à leur tête la Commune de Paris, prennent d’assaut la Convention et obtiennent, avec l’aide de la Montagne et de la Plaine, l’éviction des Girondins soupçonnés de compromission avec l’ennemi. Vingt-neuf députés et deux ministres sont assignés à résidence. Soixante-treize Conventionnels vont prendre position contre ce coup de force et seront arrêtés. Robespierre va les protéger en leur évitant le tribunal, montrant ainsi qu’il ne souhaite pas alors recourir à la Terreur contre ses adversaires politiques. La mort de Marat, assassiné le 13 juillet par une jeune femme proche des Girondins, change la position de Robespierre qui devient à la place de celui-ci l’intermédiaire privilégié entre la Commune et la Convention. De plus, il est élu au Comité de salut public quelques jours après ses proches Couthon et Saint-Just.

Durant l’été 1793, alors que la situation militaire semble plus périlleuse que jamais, certains meneurs sans-culottes réclament avec force l’instauration de la Terreur, à l’instar de Jacques Roux qui déclare le 27 juillet : « Ce n’est qu’en jetant la terreur dans l’âme des traîtres que vous assurerez l’indépendance de la patrie […]. En fait de révolution, le seul moyen de la consolider, c’est d’écraser les traîtres dans la fureur de la guerre. » La Convention essaie alors de répondre à leurs demandes. Le 27 juillet, elle décrète, face à la famine qui menace Paris et la France, que « l’accaparement est un crime capital ». Robespierre ne souhaite pas donner trop de gages à la frange la plus radicale des sans-culottes, une frange qui lui semble menacer la légitimité, voire la survie de la Convention. Le 31 juillet, il prend position contre une extension de la loi sur le prix maximum des grains et la lutte contre les accapareurs. Le 5 août, il prend la tête d’une campagne contre les Enragés, Roux et Leclerc, qualifiés d’ « hommes nouveaux », « agitateurs suspects » et « écrivains scélérats ». Afin de contenir les demandes des sans-culottes, les Conventionnels usent d’une rhétorique réclamant la Terreur. Danton, le 12 août : « Les envoyés des assemblées primaires viennent chercher parmi nous l’initiative de la terreur. Répondons à leurs vœux. » Et le 30 août, le Conventionnel Royer suggère au club des Jacobins de mettre la Terreur à l’ordre du jour.

Les sans-culottes se mobilisent le 5 septembre 1793, confortés par la rhétorique des Conventionnels. La tradition historiographique considère que la Convention vote alors la mise à l’ordre du jour de la Terreur. Il n’en est rien. Certes, la délégation de sans-culottes qui pénètre dans l’enceinte de la Convention réclame la mise en place d’une armée révolutionnaire et la mise à l’ordre du jour de la Terreur. Ce jour-là, Robespierre préside la Convention, et après avoir entendu les « réclamations » des sans-culottes, il quitte la présidence et rejoint le club des Jacobins pour se concerter. Mais les Conventionnels vont finalement brider les demandes des sans-culottes. Aucun vote ne mettra la Terreur à l’ordre du jour, escamotée au profit de la « justice ». Thuriot, qui remplace Robespierre à la présidence de la Convention, déclare : « Oui, le courage et la justice sont à l’ordre du jour. » Barère s’exprime à la fin de cette journée au nom du Comité de salut public. Il remercie les « braves sans-culottes » d’avoir demandé « la mise de la Terreur à l’ordre du jour ». Il annonce la création d’une armée révolutionnaire de 6000 hommes mais sans le tribunal ou la guillotine que réclame la délégation.

Paradoxalement, cette journée va casser la dynamique radicale des sans-culottes. La création de l’armée révolutionnaire est liée à la suspension de la permanence des assemblées des sections parisiennes, qui ne peuvent plus se réunir que deux fois par semaine. De plus, Jacques Roux, le meneur des Enragés, est jeté en prison le soir même. Les Enragés comprennent que la parole populaire est muselée. Robespierre leur répond le 17 juillet et les discrédite, considérant qu’ils ne parlent pas « au nom de l’honorable indigence, de la vertu laborieuse. » Robespierre et les Conventionnels font donc de la Terreur une rhétorique pour éviter d’en faire une politique.

Affiche de propagande des sans-culottes © BNF

L’organisation étatique de la répression et la lutte contre les meneurs sans-culottes. Automne 1793

Durant l’automne 1793, Robespierre joue un rôle central dans les prises de décisions politiques. Il dispose d’un réseau qui lui est dévoué, dont son frère Augustin, également député, ou encore Marc-Antoine Jullien, fils d’un député Montagnard qui le met au courant des affaires politiques de l’Ouest. Au cours de cette période, Robespierre lutte contre les meneurs sans-culottes les plus radicaux qui pourraient menacer le monopole du pouvoir de la Convention – comme Jacques Roux – mais il a besoin de l’appui de la masse des sans-culottes, notamment ceux qui sont proches de la Commune de Paris, qu’il ne désavoue jamais dans ses discours.

Par ailleurs, un changement a lieu dans les institutions à partir du 10 octobre 1793 : la Convention annonce la suspension de la Constitution de 1793 et proclame « le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix ». Le pouvoir est concentré entre les mains des Comités de salut public, dont Robespierre est membre, et celui de Sûreté générale. Le 29 novembre, Barère et Billaud-Varenne, deux des douze membres du Comité de salut public, affirment : « La Convention gouverne seule […] ; le Comité de salut public [est] le bras qu’elle fait agir, mais nous ne sommes pas le gouvernement. » Quelques jours plus tard, le 4 décembre, le gouvernement révolutionnaire provisoire est décrété : « La Convention nationale est le centre unique de l’impulsion du gouvernement. » La centralisation du pouvoir permet de renforcer la légitimité de la Convention mais n’évite pas l’organisation d’une opposition révolutionnaire.

À Paris et dans le Sud-Est de la France, les sans-culottes se réunissent dans des congrès afin de créer un contre-pouvoir à la Convention ; ils créent des comités centraux regroupant des sociétés populaires pour lutter contre la toute-puissance des députés envoyés en mission – une forme de soviet avant l’heure, selon Jean-Clément Martin. Face à eux, on retrouve Robespierre, qui dispose de bien plus que son officiel douzième de pouvoir au sein du Comité de salut public. Ses positions politiques lui permettent d’obtenir le ralliement d’une partie des modérés et des militants sans-culottes. Les conventionnels modérés se rallient à lui car il protège les soixante-treize députés Girondins qui se sont opposés au coup d’état du 2 juin. Et il obtient le soutien des sans-culottes les plus militants car il leur attribue des responsabilités sous le contrôle des Comités. Selon l’historien italien Haïm Burstin, les sans-culottes convertissent alors leur culture d’opposition en culture de gouvernement. Néanmoins, Robespierre, comme la plupart de ses collègues du Comité de salut public et de la Convention, est opposé à la mise en place d’une politique de Terreur. Au Comité de salut public, seuls deux députés, Collot d’Herbois et Billaud-Varenne, y sont favorables. Alors que les contre-révolutionnaires de Vendée et les « fédéralistes » de Lyon subissent une répression féroce, notamment de la part des députés envoyés en mission, Robespierre s’oppose à un tel niveau de violence.

Robespierre contre les excès de la Terreur. Décembre 1793 – février 1794

Dès le mois de décembre 1793, Robespierre s’oppose aux tendances sanguinaires de Carrier, envoyé à Nantes pour réprimer les Vendéens, et de Collot d’Herbois et Fouché, envoyés à Lyon à la suite de la rébellion de la ville. Robespierre est au courant des combats qui ont lieu en Vendée grâce à Jullien mais il reste discret. Des massacres sont commis par des généraux et des députés envoyés en mission sans qu’intervienne la Convention jusqu’en février 1794, qui laisse pourrir la situation en espérant que les menaces contre-révolutionnaires et ultra-révolutionnaires s’estomperont dans une guerre intestine. Les massacres commis contre les insurgés Vendéens s’apparentent à des crimes de guerre mais il est impossible de dire qu’ils ont été voulus par la Convention, même si le Comité de salut public laisse faire et compte les coups entre les différentes factions. Il espère un épuisement des armées sans-culottes tandis que la menace contre-révolutionnaire a diminué depuis décembre 1793. C’est l’absence d’un État organisé sur l’ensemble du territoire qui permet cette autonomie de la violence.

Face aux massacres, le Comité de salut public décide de reprendre en main la lutte contre les insurgés vendéens au détriment du ministère de la guerre et du secrétaire général à la guerre Vincent, proche des sans-culottes Cordeliers. En février 1794, les généraux sans-culottes sont remplacés par des officiers dépendant de Carnot, un des membres du Comité de salut public le plus impliqué dans les questions militaires. Robespierre n’intervient pas contre les généraux sans-culottes mais s’oppose aux députés envoyés en mission proches des idées déchristianisatrices de Hébert et responsables de massacres. Il crée aussi une commission chargée de libérer les patriotes lyonnais arrêtés le 20 décembre, marquant la fin du pouvoir des envoyés en mission à Lyon.

Le 5 février, Robespierre tient un célèbre discours à la Convention sur la terreur et la vertu – qu’il estime indissociables –, la terreur étant, d’après lui, « la justice prompte, sévère [et] inflexible » qui s’abat sur les ennemis et qui épargne les « citoyens paisibles » et vertueux. Certaines formules de ce discours sont restées célèbres, notamment celles sur l’articulation entre terreur et vertu. « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur ; la vertu, sans laquelle la terreur est funeste, la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. » Avec ce discours complexe, Robespierre entend surtout une réalité : le Comité de salut public reprend le contrôle de la violence légale. Le Tribunal révolutionnaire extraordinaire à Paris peut juger des suspects, ou les tribunaux d’Arras et d’Orange à titre exceptionnel. La centralisation de la répression entraîne une augmentation du nombre d‘exécutions dans la capitale.

Robespierre, craignant les possibles menaces du mouvement sans-culotte contre la légitimité de la Convention et des Comités renvoie dos à dos ultra-révolutionnaires et “citra-révolutionnaires” – cette expression étant utilisée pour discréditer Danton et ses proches jugés excessivement modérés. Épuisé à partir de la moitié du mois de février, il se repose pendant un mois et fait face à de nombreuses critiques de la part des Cordeliers, notamment de Momoro qui prend la tête d’une campagne contre lui et le qualifie d’ « homme égaré », de « chef du parti des modérés » et le classe parmi « ces hommes usés en république, ces jambes cassées en révolution ». Pendant son absence, Saint-Just et Barère relancent la lutte contre les Cordeliers. Le 26 février, à la Convention, Saint-Just, au nom des Comités, justifie la « justice inflexible » qu’il distingue de la terreur. Deux décrets, connus comme les décrets de ventôse, sont votés après ce discours : le Comité de sûreté générale pourra remettre en liberté les patriotes détenus ; les biens des ennemis de la Révolution pourront être redistribués aux indigents. Ces décrets n’ont pas eu le temps d’être appliqués mais ils ont permis de couper l’herbe sous le pied des Cordeliers en reprenant certaines de leurs revendications tandis que l’encadrement des prix n’était plus appliqué.

La lutte des factions ou la purge au sein de la Montagne. Printemps 1794

Le 13 mars, date du retour de Robespierre à la Convention, le Cordelier Ronsin appelle au soulèvement contre le gouvernement révolutionnaire. Ce même jour à la Convention, Saint-Just dénonce l’existence d’un « complot de l’étranger » qui causerait l’agitation des sociétés populaires. Malgré une dernière tentative de conciliation menée par Collot entre les Cordeliers et le gouvernement révolutionnaire, les chefs cordeliers sont arrêtés dans la nuit du 13 au 14 mars et emprisonnés avec de supposés « agents de l’étranger », comme le baron révolutionnaire allemand Anacharsis Cloots. Robespierre revient au club des Jacobins le 14 mars sous les applaudissements. Le lendemain, il tient un discours aux Jacobins à propos de ces arrestations : « La conspiration nouvellement découverte qui devait anéantir la liberté » a été déjouée par le Comité de salut public. Il « adjure le peuple […] de s’unir à la représentation nationale, qui va se lever encore pour sauver la liberté ». Les sections se rallient à la Convention dans un moment où elles sont divisées, certaines défendant la Commune, d’autres les Comités révolutionnaires ou les sociétés populaires.

Salle des Jacobins à Paris © Gravure de 1794, BNF


Robespierre se lance ensuite dans une nouvelle campagne de dénonciations qui aboutira notamment de façon spectaculaire à l’arrestation de Danton et de ses alliés, signée par dix-sept des vingt membres des Comités. Le 31 mars, Robespierre qualifie Danton « d’idole pourrie » et nie avoir eu des relations d’amitié avec lui. Danton est persuadé qu’il ne peut pas être exécuté en raison de sa popularité. Il prépare sa défense et Robespierre craint que l’opinion se retourne en faveur du prisonnier. Robespierre fait écourter le procès des dantonistes comme l’avait été celui de Brissot et des autres députés Girondins durant l’automne. Danton et ses proches sont finalement exécutés le 5 avril. Cette victoire de Robespierre et des Comités contre les Cordeliers et les dantonistes est à double tranchant. D’un côté, elle a permis de stabiliser les institutions dans le contexte de guerre intérieure et extérieure, mais, de l’autre, elle a mis fin à l’autonomie du mouvement populaire. « La révolution est glacée » dira Saint-Just. Les militants sans-culottes sont marginalisés, la Convention dirige l’Etat, ce qui entraîne la naissance d’une véritable classe politique.

Le pouvoir de Robespierre et les accusations de dictature. Avril – juillet 1794

À partir du mois d’avril 1794, Robespierre est considéré comme l’homme fort du gouvernement révolutionnaire. On peut prendre l’exemple de Fouché, le dernier envoyé en mission, qui lorsqu’il est rappelé à Paris le 5 avril, se rend directement chez Robespierre pour justifier de ses actes dans la répression de Lyon. Son pouvoir se trouve grandi à partir du 16 avril, lorsque Saint-Just fait décréter la création d’un « Bureau de surveillance administrative et de police générale » placé sous la dépendance du Comité de salut public, au détriment des compétences du Comité de sûreté générale. Saint-Just prend la tête de ce bureau, chargé notamment des filatures. Robespierre et Couthon vont lui succéder à sa tête, ce qui alimentera les accusations de « triumvirat » portées à l’encontre de ces trois membres du Comité de salut public. Robespierre bénéficie aussi d’appuis grâce à ses proches qui dominent la Commune et la Garde Nationale. Cependant, Robespierre ne domine plus le Club des Jacobins dont les présidents qui se succèdent d’avril à juillet lui sont hostiles.

Certains députés se servent de la loi du 22 prairial an II (10 juin 1794), présentée par Couthon et défendue par Robespierre, pour se liguer contre ce dernier. Cette loi permet en effet de traduire des députés devant le Tribunal révolutionnaire, caractère qui la rend scandaleuse pour certains députés, d’autant qu’elle reprend par ailleurs des décrets adoptés les mois précédents confirmant l’impossibilité de faire appel ou d’avoir un défenseur. Les ennemis de Robespierre se servent de cette loi – appelée de « Grande Terreur » par certains historiens comme Georges Lefebvre – pour le rendre seul responsable des exécutions. Vadier, du Comité de sûreté générale, Fouché et le procureur Fouquier-Tinville, qui craint d’être accusé par Robespierre, appliquent une large répression en juin et juillet en s’appuyant sur cette loi, arrêtant de nombreuses personnes, organisant des troubles dans les prisons parisiennes, où plus de 7000 personnes sont entassées. Entre le 14 juin et le 27 juillet, 1400 exécutions ont lieu à Paris (sur les 2700 ayant lieu entre 1793 et 1795). Cette augmentation du nombre d’exécutions choque la population parisienne, qui l’impute à Robespierre. Or, Robespierre et ses proches ne sont pas responsables : Robespierre ne se rend plus au Comité de salut public depuis début juin. Sa signature, ou celles de Couthon et Saint-Just, apparaissent rarement sur les arrêtés fixant les noms des personnes envoyées devant le Tribunal révolutionnaire. Robespierre est donc accusé d’une « Grande Terreur » dont il n’est pas responsable.

Il est désavoué à la Convention le 9 thermidor, et arrêté. Libéré par ses proches, il rejoint l’Hôtel de Ville où il est à nouveau capturé. Le lendemain, Robespierre, Couthon, Saint-Just et soixante-dix de leurs proches sont exécutés, mettant ainsi un terme aux phases successives de radicalisation de la Révolution française et ouvrant l’ère de la réaction thermidorienne puis, à partir de 1795, du Directoire, régime dominé par certains des principaux instigateurs de la Terreur, lesquels présenteront Robespierre sous ces traits de dictateur sanglant qu’il conserve encore largement aujourd’hui.

Robespierre dans la lutte des classes

Y avait-il une lutte des classes entre les sans-culottes et les Conventionnels issus de la bourgeoisie ? La question est complexe. Car s’il y avait bien évidemment des antagonismes entre riches et pauvres ainsi qu’entre élus et sans-culottes durant la Révolution française, peut-on pour autant considérer les sans-culottes comme une classe ? Et peut-on caractériser l’élément jacobin, et plus particulièrement robespierriste, de la Convention comme « bourgeois » ? De nombreux historiens marxistes de la Révolution française ont interprété la période comme une sorte de prélude à la structure de la lutte des classes du 19e siècle, qui opposera de plus en plus deux grands pôles : la bourgeoisie et le prolétariat. S’il est largement reconnu que la Révolution débute avec la lutte entre deux classes déterminées, la bourgeoisie et l’aristocratie, le thème du prolétariat semble nettement plus opaque. En 1946, le militant révolutionnaire français Daniel Guérin, alors trotskiste, publie un livre intitulé La lutte de classes sous la Première République : bourgeois et « bras nus » (1793-1797), les bras nus étant synonymes de sans-culottes. Ces sans-culottes qui sont décrits par l’historien Haïm Burstin comme une « invention », du fait de la grande diversité de leurs statuts sociaux. L’historien marxiste Albert Soboul montre ainsi dans sa thèse de 1958, « Les sans-culottes parisiens en l’an II », que les sans-culottes peuvent être salariés, indépendants mais aussi au chômage, qu’ils sont plus ou moins précaires selon les sections de Paris, et qu’ils n’ont de manière générale pas les mêmes conditions de vie et intérêts matériels. Mais malgré cette hétérogénéité, il nous semble possible d’assimiler le mouvement sans-culotte à la constitution d’un véritable prolétariat urbain qui se forge progressivement son identité, ses idées directrices, ses symboles et son propre imaginaire collectif face à l’aristocratie et à la bourgeoisie.

Quant à la question de savoir si les députés Jacobins peuvent être considérés ou non comme « bourgeois » – y compris comme bourgeois radicaux – on doit s’intéresser, au-delà de leur appartenance socio-économique à cette classe, à leurs positions politiques. Pas opposés au libéralisme économique, ils acceptent néanmoins de l’encadrer, par exemple avec le maximum qui régule le prix des marchandises. Le modèle de République des Jacobins apparaît finalement comme une République de petits propriétaires terriens, opposés à un partage égalitaire des terres comme le prônent les partisans de la fameuse loi agraire, puis plus tard Gracchus Babeuf et la Conjuration des égaux. Doit-on privilégier le critère socio-économique ou politique pour décréter la classe d’un individu ou d’un groupe ? Il semble par exemple qu’il serait réducteur de présenter Robespierre comme simple représentant de la bourgeoisie, puisque celui-ci dans ses discours a toujours cherché à justifier son action comme la plus radicale possible pour la survie de la Révolution, au risque de se couper de sa base institutionnelle. Alors, doit-on finalement comprendre Robespierre comme pragmatique radical ou fossoyeur des velléités d’émancipation populaires ? Plus de deux siècles plus tard, alors que la forme républicaine s’est depuis longtemps imposée mais que le programme jacobin attend toujours d’être pleinement appliqué, la question demeure ouverte.

Entre revenu universel et emploi garanti, une troisième voie ?

© Aitana Perez

Du revenu d’existence à la proposition d’État employeur en dernier ressort, de multiples propositions portant sur la distribution des revenus existent à gauche. Mais aucune de ces deux perspectives ne fait consensus, et toutes les deux présentent des faiblesses potentielles. Pour l’économiste Benoît Borrits, la mise hors marché d’une partie de la production privée, redistribuée pour garantir des revenus à toutes celles et ceux qui ont participé à cette production pourrait être un axe fédérateur.

Les prochaines élections présidentielles seront marquées par une forte division de la gauche et des écologistes. S’il est convenu d’étriller cette division sur la base de conflits de personnes, cet émiettement est surtout le reflet de profondes divergences. La distribution des revenus en est un exemple frappant. Tandis que les écologistes et certains socialistes promeuvent le revenu d’existence, la gauche radicale insoumise lui préfère l’emploi garanti.

Du revenu d’existence…

Le serpent du revenu d’existence hante la gauche depuis maintenant plus de vingt ans. Benoît Hamon s’en était fait le chantre à la dernière élection présidentielle. Mal lui en a pris. Si les écologistes l’ont intégré dans leur programme depuis longtemps – sans que cela soit leur mesure phare – une autre partie de la gauche y est clairement opposée pour diverses raisons. Certains ont peur que ce revenu d’existence représente un solde de tout compte d’un chômage de longue durée que l’on renoncerait à combattre. D’autres considèrent que si l’emploi est souvent synonyme d’exploitation, il est aussi un vecteur d’intégration sociale que le revenu d’existence ne représente pas ou peu.

Le principe du revenu d’existence consiste à prélever une fraction de la richesse monétaire produite pour la distribuer de façon égalitaire à toute personne quelle que soit sa position à l’égard de l’emploi, donc de sa participation à la production de cette richesse monétaire. Les partisans du revenu d’existence défendent l’idée que toute personne apporte quelque chose à la société, qu’une personne qui n’est pas en emploi dispose de temps libre pour réaliser du bénévolat, s’occuper de ses proches – ce qui n’est pas sans poser de problèmes dans une perspective féministe si cela favorise un retour des femmes à la maison – ou de ses voisins. La richesse de notre vie en commun ne peut en effet s’arrêter à la seule production monétaire.

Pour en savoir plus sur le revenu universel et ses limites, lire sur LVSL l’interview de l’économiste décroissant Denis Bayon par William Bouchardon : « Seuls les partisans libéraux du revenu universel sont cohérents »

Tout ceci comporte une part de vérité mais ne peut guère être systématisée. Pour le dire autrement, instaurer le revenu d’existence ne pourra se faire que si une majorité de citoyennes et citoyens est prête à l’expérimenter car il porte sur la confiance que nous portons en nos semblables. Il est donc, pour le moins incongru, de vouloir l’imposer dans un programme politique sans passer par une consultation populaire comme cela a pu être le cas en Suisse en 2016.

… aux minimas sociaux

Dans le cadre d’une consultation populaire comme dans celui d’un programme politique, la question de l’acceptabilité du revenu d’existence est fortement dépendante de son montant car celui-ci mesure de facto le niveau de confiance de la société en elle-même. Plus son montant sera faible, plus grande est la possibilité d’une acceptation majoritaire.

C’est pourquoi les montants proposés pour ce revenu d’existence tendent à se rapprocher des minima sociaux et, dans le cas de la France, du Revenu de solidarité active (RSA). Une critique récurrente faite au RSA est d’être soumis à une démarche d’insertion, l’appréciation de cette démarche étant réalisée par des administrations départementales plus ou moins tatillonnes, ce qui entraîne souvent des radiations abusives privant les bénéficiaires de tout moyen de vivre. Une revendication récurrente de nombreuses organisations caritatives est que ce RSA ne soit soumis qu’à des conditions de ressources. Et comme le revenu universel est complexe à mettre en œuvre puisque tout le monde doit en bénéficier et que cela demande un financement énorme, on glisse alors souvent d’un petit revenu universel qui n’a guère de portée émancipatrice à un revenu minimal garanti, comme cela a été le cas avec la proposition italienne du Mouvement cinq étoiles, une fois ce mouvement au pouvoir.

Le revenu d’existence est une aspiration noble – la possibilité d’un revenu accordé sur la base de la reconnaissance de l’apport de l’individu à la société du seul fait de son existence – qui nécessite une société de la confiance en ses semblables qui n’existe pas à ce jour. Parce que cette confiance devra se construire sur le temps long, il est dès lors difficile de considérer le revenu d’existence comme une solution.

L’État employeur en dernier ressort

Une autre proposition a récemment fait surface : la garantie d’emploi. Cette proposition a été théorisée par Hyman Minsky, économiste post-keynésien, sous le nom d’État employeur en dernier ressort (1). Dans son principe, l’État s’engage à embaucher toute personne qui le souhaite, au salaire minimum, pour réaliser des tâches que les collectivités locales vont déterminer en fonction des besoins. L’économiste Pavlina Tcherneva, conseillère de Bernie Sanders et de la gauche du parti démocrate est aujourd’hui l’égérie de cette proposition qu’elle rebaptise garantie d’emploi et qu’elle inscrit dans le programme du Green New Deal (2). En France, cette proposition a été intégrée dans le programme de la France insoumise.

A lire également sur LVSL, l’interview de Pavlina Tcherneva par Politicoboy, « Soit on garantit l’emploi, soit le chômage »

Sur le fond, cette proposition conteste que la montée en puissance de la robotisation rendrait impossible le plein emploi. Elle met en évidence le fait qu’il existe de nombreux besoins des collectivités locales auxquels le marché ne peut répondre. La garantie d’emploi propose donc un partage des rôles entre l’État qui embauche au Smic toute personne qui le souhaite et les collectivités locales qui vont déterminer ce que les personnes payées par l’État réaliseront. À l’appui de ce partage des rôles, Pavlina Tcherneva cite l’expérience française des Territoires zéro chômeur de longue durée, ce qui est pour le moins discutable car celle-ci fonctionne sur un principe assez différent.

La proposition de l’État employeur en dernier ressort part d’un postulat : « seul le secteur public peut offrir une garantie d’emploi. Il n’est ni possible ni souhaitable d’obliger les entreprises à le faire ». À aucun moment, Pavlina Tcherneva ne démontre en quoi il n’est ni possible, ni souhaitable d’obliger les entreprises à embaucher. Ce faisant, l’État est positionné en éternel pompier du marché et ce, dans une optique très keynésienne : « l’embauche des entreprises est procyclique, la garantie d’emploi est contracyclique ». Lorsque le marché ne produit pas assez d’emplois, le rôle de l’État serait alors d’embaucher les personnes qui le souhaitent de façon à les maintenir employables par le secteur privé lorsque la conjoncture se retournera favorablement. Dès lors, deux critiques peuvent être adressées à cette proposition : le risque d’un salariat à deux vitesses et la possibilité d’une étatisation mal cadrée de l’économie.

Pour une présentation du concept d’Etat employeur en dernier ressort, lire sur LVSL l’article de William Bouchardon : « L’emploi garanti, solution au chômage de masse ? »

Comme le rôle de l’État est d’être employeur en dernier ressort, à savoir d’embaucher celles et ceux que les entreprises rejettent, le salaire qui leur est proposé pour réaliser des tâches d’intérêt général est alors forcément le Smic. Pourquoi donc les tâches d’intérêt général seraient-elles moins payées que celles proposées par des entreprises dont la production n’est pas forcément pertinente d’un point de vue écologique et/ou social ? Est-ce que nous n’allons pas créer un salariat à deux vitesses entre celui que les entreprises choisiront et qui auront des salaires supérieurs au Smic et celui qui est rejeté et condamné à travailler à ce montant ? Dualité difficilement tenable pour une gauche transformatrice.

La seconde critique porte sur une étatisation mal contrôlée de l’économie. L’État peut se décharger de cette tâche sur les collectivités locales, mais à l’inverse de l’expérience des Territoires zéro chômeurs de longue durée qui partent de l’initiative des collectivités locales, celles-ci n’ont rien demandé et il est tout à fait possible qu’elles rechignent ou ne trouvent pas d’activités réelles. Ajoutons à cela le fait que de nombreux indépendants, notamment dans le domaine de l’agriculture, peinent à obtenir l’équivalent d’un Smic, on a alors un risque réel d’éviction des emplois et de gonflement artificiel d’une sphère publique dont l’efficacité sociale et écologique serait douteuse. C’est la raison pour laquelle la proposition d’État employeur en dernier ressort peut difficilement être intégrée en l’état par ce qu’il est convenu d’appeler la « deuxième » gauche, plus souvent attirée par le revenu d’existence du fait du caractère universel de celui-ci.

Les Territoires zéro chômeur de longue durée

Ces expériences diffèrent fondamentalement de l’État employeur en dernier ressort au sens où l’employeur n’est pas l’État mais une structure ad hoc.

Cette initiative part du constat que le chômage de longue durée coûte cher à la société : 18 000 euros par an par personne qui se répartissent entre les minima sociaux versés, les cotisations sociales manquantes, les frais induits de santé et les politiques de l’emploi. Plutôt que d’imposer à ces personnes de survivre avec des minima sociaux insuffisants, ne vaudrait-il pas mieux les employer pour réaliser des tâches qui répondent à des besoins écologiques et sociaux non satisfaits ? Une loi « d’expérimentation territoriale visant à résorber le chômage de longue durée » a été adoptée en mars 2016 pour 10 premiers territoires qui seront progressivement étendus à 50 à partir de 2021.

Les collectivités territoriales candidatent auprès des pouvoirs publics pour participer à l’expérimentation. Si elles sont retenues, elles pourront alors créer une entreprise à but d’emploi (EBE) qui bénéficiera d’une subvention annuelle de 18 000 euros par chômeur de longue durée embauché au Smic. Comme l’équilibre économique de la structure est estimée à 23 000 euros par personne, l’EBE doit donc générer 5 000 euros de chiffre d’affaires par personne employée. Un comité local de l’emploi, réunissant les collectivités locales, des entreprises du territoire et des bénévoles, a pour tâche de recenser les travaux dont le besoin se fait sentir sur le territoire. Comme l’EBE est subventionnée par l’État, une règle extrêmement stricte veut que les activités de cette structure ne rentrent jamais en concurrence avec des entreprises et des emplois existants. Le comité local pour l’emploi doit vérifier le respect de ce principe. Dans les faits, l’EBE propose essentiellement des services à des structures ou personnes qui sont dans l’incapacité de payer un Smic pour ces services. Le film Nouvelle cordée de Marie-Monique Robin (3) portant sur l’expérience de Mauléon dans les Deux-Sèvres nous donne un bon aperçu de la diversité de ces activités qui, toutes, ne peuvent se réaliser que parce que l’emploi est subventionné pour assurer à chacun un Smic.

Si ces expériences sont des succès (4), notamment parce qu’elles ont sorti de la misère des personnes longtemps exclues de l’emploi et leur ont redonné confiance en elles-mêmes, il apparaît que ces EBE peinent à résorber totalement le chômage sur un territoire du fait de cette règle de non concurrence. On peut aussi apporter la même critique que celle que nous avancions pour l’État employeur en dernier ressort : pourquoi les personnes qui seraient rejetées par les entreprises devraient-elles se contenter du Smic ?

Le point fort de ces expériences par rapport à l’État employeur en dernier ressort est le fait que les créations d’emplois se font sur la base de besoins socialement exprimés qui ont été satisfaits du fait de la subvention. C’est donc la subvention de l’emploi qui est la source de la création d’emploi : sans subvention, les emplois n’auraient pas été créés. Mais le caractère discrétionnaire de cette subvention – réservée à la seule EBE – est aussi sa faiblesse puisqu’elle la restreint dans ses activités. Ne devrions-nous pas, dès lors, généraliser le principe de la subvention de l’emploi à toutes les entreprises, travailleurs indépendants compris ? Le montant de cette subvention est un objet de débat politique dont le maximum est le coût total du Smic. Comme pour les EBE des Territoires zéro chômeurs, la subvention permet aux entreprises de répondre à des besoins qui ne seraient pas solvables sans celle-ci.

La mutualisation partielle des revenus d’activité, une troisième voie

Si nous généralisons le principe de la subvention à l’ensemble des entreprises, il est probable que le budget de l’État soit alors insuffisant. L’alternative consiste à faire financer ces subventions par les entreprises elles-mêmes : il s’agit de construire un régime obligatoire à laquelle toutes les entreprises participeront comme l’est actuellement la Sécurité sociale. Le principe de base consiste à ce qu’une partie des flux de trésorerie d’activité (schématiquement, les encaissements de factures et de subventions moins les paiements de factures et d’impôts) soit affectée à payer ces subventions. C’est la proposition de Mutualisation partielle des revenus d’activité (MPRA) dans laquelle toutes les entreprises font leur déclaration en fin de mois et pratiquent l’autoliquidation : si une entreprise doit plus (la partie mutualisée des revenus d’activité) que ce à quoi elle a droit (une allocation par personne en équivalent temps plein), elle paye alors cette différence au régime ; dans le cas contraire, elle recevra la différence grâce au paiement des entreprises contributrices.

Dès lors, si le niveau de mutualisation est suffisamment élevé, le plein emploi est à portée de main. Supposons qu’il se fasse de façon à garantir un Smic pour chaque emploi. Ceci signifie que toute personne qui se déclare en indépendant se verra garantir un revenu au moins égal au Smic. Une entreprise qui embauche sait que la partie du salaire inférieure au Smic n’est plus payée par elle mais par l’ensemble des entreprises. Si elle embauche au Smic, il n’y a alors plus aucun coût salarial et la partie non mutualisée de ce que le salarié réalisera formera le profit de l’entreprise. Si, dans ces conditions, on peut penser que les entreprises proposeront de nombreux emplois au Smic, les individus auront en contrepartie un grand choix d’emplois et exigeront alors plus que le Smic, ce qui diminuera les profits. Le plus petit salaire deviendra alors supérieur au Smic, alors qu’il est le lot de 13 % des salariés aujourd’hui, pourrait concerner une plus grande part des salariés dans l’hypothèse de la mise en œuvre de l’État employeur en dernier ressort.

Répartition schématique des revenus de 10 entreprises employant chacune une personne avant et après la MPRA. La partie en orange est mutualisée. On constate une nette diminution des écarts de rémunérations après cette redistribution. © Benoît Borrits via Pleinemploi.org

Le niveau de mutualisation est un débat politique. On pourrait considérer qu’une mutualisation au niveau du Smic est excessive : ne va-t-elle pas conduire à faire subventionner par des entreprises prospères des emplois qui ne devraient pas exister ? Il est, bien sûr, possible de moins mutualiser … à la condition que ce soit suffisant pour apporter le plein emploi. Pour le dire autrement et pour faire l’analogie avec les Territoires zéro chômeurs, il faut que le niveau de contribution par subvention soit tel qu’un maximum de besoins écologiques et sociaux soient couverts en ayant permis l’embauche de toutes les personnes qui le souhaitent.

Stopper le dumping sur les cotisations sociales

Une grande partie des politiques de l’emploi de ces dernières années se sont concentrées sur les baisses de cotisations sociales sur les bas salaires. La gauche non gouvernementale a, en son temps, vilipendé le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) mis en place par Hollande et transformé en baisse de cotisations par Macron, comme un cadeau fait aux entreprises.

Pourtant, aucun des candidats de gauche à l’élection de 2022 n’a placé dans son programme la restauration des cotisations sociales sur les bas salaires. Ceci se comprend aisément : en rajoutant en gros 50 % de cotisations sociales patronales sur un Smic brut aujourd’hui à 1589 euros, ceci fera un coût salarial minimum de 2383 euros impossible à tenir pour de nombreuses activités économiques. Ceci induira des faillites dans de nombreuses PME avec une brusque remontée du chômage.

Et pourtant, le bilan des exonérations sociales sur les bas salaires est catastrophique autant sur le plan économique que social. Outre le fait qu’elles ont coûté en 2019, 66 milliards d’euros au budget (soit plus que le produit de l’impôt sur les sociétés et légèrement moins que celui de l’impôt sur le revenu), elles sont à la fois une aubaine pour des sociétés qui pourraient payer ces cotisations et une trappe à bas salaires qui dissuadent les entreprises d’augmenter les salaires.

La mise en place de la MPRA permettra de revenir sur ces exonérations en exigeant que ces cotisations sociales soient payées par l’ensemble des entreprises, en opérant des transferts des entreprises riches vers les entreprises qui ont du mal à payer le Smic et légèrement au-delà.

Un combat historique pour la gauche

La proposition de Mutualisation partielle des revenus d’activité adaptent les diverses propositions qui existent à gauche de façon à les rendre acceptables dans l’opinion. On peut ardemment souhaiter un revenu d’existence mais l’inconditionnalité de ce revenu est loin de faire majorité. La MPRA s’appuie sur le même principe qu’une partie de la rémunération soit garantie hors-marché mais la soumet au fait d’être en emploi dans un contexte dans lequel le plein emploi sera possible. Cette MPRA ne serait-elle pas alors pas un pas en direction du revenu d’existence ? Si demain, une majorité de la population souhaite expérimenter le revenu d’existence, alors tout ou partie de l’allocation de la MPRA pourra être versée directement aux individus, ce qui fera de celle-ci un outil de financement adéquat.

Il en est de même de l’État employeur en dernier ressort. Il faut convenir que l’extension de la shère économique de l’État ne fait plus l’unanimité et que l’initiative économique doit être individuelle ou collective et en tout état de cause, au plus près des citoyennes et citoyens. Pour le dire autrement, l’heure est à la démocratisation de l’économie dans la perspective du commun. En tout état de cause, si le champ d’intervention économique de l’État doit s’étendre, c’est pour répondre à des besoins précis plébiscités par la population, pas pour palier les défaillances du secteur privé. De même, un salariat à deux vitesses n’est pas acceptable surtout lorsqu’il existe d’autres solutions plus universelles pour résoudre le chômage tout en rétablissant les cotisations sociales sur les bas salaires.

La démarchandisation de l’économie est un combat historique de la gauche. La mise hors-marché de certains secteurs de l’économie en a été un axe. La Mutualisation partielle des revenus d’activité met hors-marché une partie de la production privée pour la répartir de façon égalitaire entre toutes celles et ceux qui l’ont réalisé. Ne serait-ce pas un nouveau combat historique pour la gauche ?

Notes :

(1) Quirin Dammerer, Antoine Godin et Dany Lang, « L’employeur en dernier ressort : une idée post-keynésienne pour assurer le plein emploi permanent » dans L’économie post-keynésienne, Histoires, théories et politiques, Seuil,
2018, p. 335.

(2) Pavlina R. Tcherneva, La garantie d’emploi, L’arme sociale du Green New Deal, La Découverte, 2021. Les citations suivantes sur l’emploi garanti sont également tirées de son ouvrage.

(3) Marie-Monique Robin, Nouvelle cordée, M2R Films, 2019

(4) Dares, Expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée, Rapport final du comité scientifique, Avril 2021

La gauche peut-elle encore changer les choses ?

Face à la perte actuelle de repères politiques, un retour par l’angle stratégique sur l’histoire riche et multiple des gauches en France s’est imposé à un collectif d’historiens, de philosophes et de politistes. Ce dernier revient dans une série d’articles pour LVSL sur certains moments et débats clés de la famille politique qui entend penser la transformation du monde. Avant de débuter cette fresque avec la figure de Robespierre et l’épisode de la Terreur, il s’agit en guise d’avant-propos de définir la gauche face à son pendant, la droite, en revenant tout particulièrement sur l’opposition entre force de changement contre les ordres établis et puissance conservatrice. Les limites du concept de gauche seront aussi abordées à travers les critiques marxiste et populiste qui invitent à dépasser une dichotomie jugée insuffisante, voire mystificatrice ou dépassée. D’une histoire riche de victoires à un signifiant devenu aujourd’hui obsolète aux yeux de nombreux citoyens, la gauche porte en elle sa contradiction et le défi qu’elle doit surmonter pour encore changer les choses.

Pour une histoire stratégique des gauches

Au cours des dernières décennies en Occident, la situation des travailleurs et travailleuses n’a cessé de se dégrader, en dépit des percées parfois importantes des camps de gauche. L’espoir de l’arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce en 2015, le leadership de Jeremy Corbyn au sein du Labour anglais de 2015 à 2020, les scores élevés de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle française de 2017 ou de Bernie Sanders au cours des primaires d’investiture démocrate de 2016 puis 2020 n’ont enrayé que partiellement le retour au business as usal et la progression d’une même tendance politique néolibérale. Un néolibéralisme qui s’exprime de manière plus ou moins autoritaire chez des dirigeants « sociaux-démocrates » et « républicains », à la rhétorique libérale teintée d’humanisme social ou aux accents violemment réactionnaires. Le cas français est particulièrement exemplaire, chaque gouvernement depuis près de 20 ans poursuivant toujours davantage le même cap, sous la direction successive de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron. À l’horizon les lois du libre-marché, paradoxalement encouragées et permises par la puissance de l’État 1.

Comment penser l’objet « gauche » alors que les deux derniers présidents ont largement renforcé et accéléré les politiques entreprises par leurs prédécesseurs de droite – François Hollande se revendiquant de la gauche contrairement à Emmanuel Macron pourtant issu des flancs d’un gouvernement formé par le Parti socialiste ? Est-il même possible de penser la « gauche » alors que la plupart de ses représentants partisans les plus puissants – à l’exception de ceux de l’extrême-gauche et de Jean-Luc Mélenchon pour la France insoumise – ont récemment participé à la manifestation illégale de policiers sur des thèmes de droite et d’extrême-droite ? À cette dernière question, on tentera de démontrer qu’on peut répondre par l’affirmative, avec plus d’intérêt encore dans un contexte de perte de repères politiques et historiques.

Quant à la question du « comment », cette fresque collective reviendra selon un ordre chronologique linéaire sur un ensemble de périodes ayant marqué la riche histoire de la gauche, ou plus précisément des gauches qui ont toujours été multiples en France 2. En témoigne le terreau fertile d’un pays où est né le clivage gauche-droite, où s’est inventé le socialisme républicain, où se sont produits de nombreux soulèvements et changements de régimes entre la Révolution de 1789 et la Commune de 1871, où deux forces politiques majeures, socialiste et communiste, se sont concurrencées de 1920 aux années 1980, où a été créée la Sécurité sociale, où s’est levé l’étendard de la révolte étudiante et des idées libertaires en Mai 68… pour n’en citer que les épisodes les plus marquants.

Il nous a semblé opportun d’aborder cette histoire des gauches en France par un angle stratégique, sous la forme de l’interrogation : « La gauche peut-elle encore changer les choses ? ». La gauche a bien changé les choses par le passé, tout au moins à certains moments de sa longue histoire. Reste à savoir ce qu’il en est de son destin contemporain et comment pourrait se traduire concrètement cet « encore » qui l’invite à poursuivre son projet historique. En commençant peut-être par regarder en arrière, vers les divergences et débats stratégiques passés de la gauche en France et vers les devenirs effectifs concrets de certains de ses acteurs.

Le choix de l’angle stratégique permet d’éviter deux écueils interdépendants : le moralisme et l’excès d’abstraction consistant à s’épancher sur de grandes notions (la démocratie, la République, la justice sociale, l’intérêt populaire ou national, etc) et à les éclairer au seul prisme d’une norme jugée comme le seul bon étalon. Une de ces notions apparaît néanmoins moins plus clivante politiquement, tout au moins entre la droite et la gauche, car plus ancrée matériellement : l’égalité3, comme « passion » qui n’a cessé de nourrir la gauche. L’angle stratégique contraint à penser ensemble les valeurs et les pratiques au sein de programmes, que ces derniers prennent la forme de plans vers la prise de pouvoir ou de perspectives gouvernementales elles-mêmes.

Depuis la Révolution française, les gauches poursuivent le débat de méthodes : réformisme ou révolution, centralisme ou fédéralisme, ou encore régulation ou abolition de la propriété. Mais elles achoppent aussi sur l’idée de République, qui apparaît comme un combat au dix-neuvième siècle, puis comme un conquis partagé par l’ensemble des tendances de la gauche, bien qu’elles continuent de s’opposer quand il s’agit de mettre cette idée en pratique et en discours. Afin de mener à bien cette fresque historique, il convient de poser le plus clairement possible ce que nous entendrons par ce concept de gauche, en revenant successivement sur son origine, ses contours historiques et en esquissant, à partir de ces éléments, une définition du terme.

De la gauche et de la droite : force de changement face à la conservation de l’ordre ?

L’histoire est connue : le mot « gauche » serait né en septembre 1789 en France, lors du vote sur le veto royal à l’Assemblée constituante, alors réunie dans la salle des Menus Plaisirs à Versailles. Les adversaires du veto royal (Barnave, Robespierre) se seraient placés à la gauche du président de séance, Clermont-Tonnerre, quand les partisans de l’absolutisme se seraient placés à sa droite4. Si la généalogie de l’apparition d’une gauche en politique a pu être discutée, ce récit fondateur semble pertinent. Il témoigne de ce que la gauche est aussi bien affaire de position (dans l’espace politique) que de fonction.

Les débats entourant le terme ont toujours buté sur cette double définition de la gauche. La première, la définition topologique, plus discursive et symbolique que pratique, insiste davantage sur la fidélité de telle ou telle formation à des cultures politiques ou traditions de gauche – c’est ce qui a pu conduire certains observateurs à considérer que François Hollande, en tant que candidat du Parti Socialiste, était quand même de gauche. La deuxième définition étudiait davantage la fonction dévolue à la formation politique dans le champ de la délibération démocratique. En 1789, par exemple, la gauche se composait des partisans d’un encadrement du pouvoir royal par l’affirmation de la souveraineté du peuple.

Tout au long du XIXe siècle, la gauche, par-delà ses multiples ramifications, s’est également identifiée à la notion de « progrès », bien qu’ait émergé une forte remise en cause de ce dernier, notamment dans la deuxième moitié du siècle. Le clivage majeur est cependant resté celui opposant le camp de l’ « Ordre » à celui du « Mouvement »5. Là réside sans doute la définition la plus adéquate de ce qu’est la gauche : en opposition aux droites, qui engloberaient l’ensemble des forces de conservation, les gauches regrouperaient tous les mouvements partisans d’une transformation sociale.

« En opposition aux droites, qui engloberaient l’ensemble des forces de conservation, les gauches regrouperaient tous les mouvements partisans d’une transformation sociale. »

Ce clivage est par conséquent très englobant et permet de poser des repères lisibles : au départ de tout questionnement politique vient un jugement totalisant concernant le fonctionnement de la société. Il s’agit de se demander si le fonctionnement politique que l’on observe rend possible un plein épanouissement de l’individu et du collectif ou s’il semble plutôt l’entraver. Qui estime que la société ne permet pas d’accroître le bien-être individuel et collectif désirera la transformer, il serait donc de gauche. Qui estime au contraire que le système contemporain permet d’accéder au bien-être individuel et collectif cherchera au contraire à le conserver – quitte à ce qu’il faille, pour maintenir dans ses principes l’ordre politique, le réformer6.

Il est alors possible de préciser notre clivage : en fonction de l’ampleur de la transformation sociale revendiquée, on pourrait distinguer la gauche modérée (celle qui prône une transformation superficielle) de la gauche radicale (celle qui prône une transformation d’ampleur, qui attaque à la racine les principes fondateurs d’un système social et politique) et de l’extrême-gauche, qui vise à renverser absolument la table. Cette partition devrait ensuite être complexifiée : couper le politique entre désir de transformation et désir de conservation n’est évidemment pas satisfaisant. Il n’est pas question de réduire le champ politique à cette séparation en faisant l’économie de toutes les pensées qui peuvent traverser chacun des deux camps et qui les recoupent parfois. À gauche, par exemple, il ne saurait être question de nier l’existence de traditions – écologiste, communiste, libertaire, républicaine –, dont la typologie modérée/radicale/extrême ne rend pas compte. Les conflits qui sont au coeur du monde politique ne répondent pas à des logiques binaires, mais se structurent en des sous-ensembles poreux.

Par ailleurs, l’opposition entre camp de la transformation et camp de la conservation n’est pas parfaite. L’historien Zeev Sternhell a par exemple mis à jour l’existence d’une « droite révolutionnaire », indiscutablement de droite du point de vue des valeurs, de la rhétorique ou du répertoire d’action, mais porteuse d’une volonté de transformation profonde fondée sur l’obsession de la régénération nationale6. On ne saurait affirmer que le fascisme ou le nazisme ont cherché à conserver l’ordre social et politique, sans pour autant que ces idéologies puissent être qualifiées de gauche. Car par-delà la méthode discriminante proposée plus haut, droite et gauche doivent être corrélées à des valeurs, d’ailleurs aussi formées par la posture d’accompagnement ou de rejet des normes dominantes des sociétés qu’elles ont traversées. La gauche semble ainsi s’identifier aux valeurs d’égalité et de justice, que l’on ne saurait associer aux idéologies fasciste ou nazie7. Les termes de gauche et de droite, dans leur capacité englobante et totalisante, invitent à penser la politique comme vision du monde et intègrent l’appréciation des thèmes cruciaux de l’organisation de la vie collective (travail, logement, environnement, etc).

Cette bipartition du champ politique semble donc particulièrement efficace. Penser la gauche comme camp de la transformation sociale ne signifie pas gommer les divergences qui animent les forces qui la composent, ni que cette définition épuise la complexité des rapports de forces internes au champ politique. Aussi la revalorisation des termes de « gauche » et de « droite » n’est qu’une première étape dans un processus de clarification du champ politique, destinée à mettre de la vivacité dans une société dépolitisée, où le brouillage des repères est entretenu par une profusion de discours contradictoires. Penser en termes de dyade gauche-droite (au sens où l’un ne fonctionnerait pas sans son antagoniste) constituerait de la sorte un point de départ, un outil de positionnement politique et, par conséquent, de politisation.

Critiques et limites du concept de gauche

Si les enquêtes d’opinion ne sont pas les seules révélatrices des tendances qui traversent les sociétés, une dynamique lourde semble néanmoins se dessiner en 2021 : l’identification de la population française à la gauche connaît une baisse historique. Au début de cette année 24% des citoyens se reconnaîtraient dans cette étiquette politique contre 38% pour la droite, selon les données du baromètre de la confiance politique du Cevipof. Cet état de fait n’a rien d’évident : le rapport de force entre gauche et droite a longtemps été inversé en France. Dans la seconde moitié du vingtième siècle, si le gaullisme domine le champ électoral, l’affirmation d’une identité de droite reste minoritaire là où les idées, symboles et thèmes associés à la gauche façonnent progressivement le débat public. La période post-68 lui est particulièrement favorable, jusqu’à la déception des années Mitterrand, à la conversion des socialistes aux recettes néolibérales et à l’effondrement de l’URSS.

La perte des repères traditionnels donnant une substance à la gauche ouvre un boulevard à ses adversaires pour lui donner une nouvelle signification négative. Une droite « décomplexée » peut alors être promue durant les années 2000, ses figures de proue comme Nicolas Sarkozy se présentant en pourfendeurs d’une intelligentsia gauchiste et dépassée face au bon sens populaire. Le déclin électoral dans le monde du travail s’accompagne d’une réduction des horizons, d’un défaut de projet collectif capable d’incarner une alternative solide.

Un paradoxe toutefois demeure : malgré l’extrême fragmentation des courants et organisations de la gauche française, malgré son affaiblissement sur presque tous les plans, les demandes traversant la société brossent un autre tableau. Les articles prophétisant une disparition de la gauche s’arrêtent souvent à son expression électorale. Pourtant, les demandes touchant à la justice sociale, à la préservation de l’environnement ou à l’encadrement de l’économie restent très majoritaires. Elles tendent même à progresser dans les classes populaires. Comment expliquer alors que les Français soutiennent massivement des politiques marquées à gauche tout en plébiscitant électoralement des figures de droite ? Ce décalage invite à réfléchir avec d’autres grilles d’analyse, permettant de dépasser les limites propres à l’axe droite-gauche.

Critique marxiste de la gauche bourgeoise

La pensée marxiste est souvent considérée comme un fondement historique de la gauche. Apparaissant dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, cette doctrine aux multiples branches progresse avec le développement du mouvement ouvrier et fournit les clés d’une compréhension globale du monde, à travers l’antagonisme fondamental qui le traverse : force de travail contre puissance du capital, prolétaire contre bourgeois. Le marxisme ne peut pourtant pas être réduit à une simple courant économique remettant en cause l’inégale possession des richesses. Il met en effet à disposition une grammaire philosophique, économique et culturelle, capable de décrire les rapports de force d’une société donnée et de promouvoir leur renversement. Il se construit dans, avec, et parfois contre la gauche électorale. Cette dernière dynamique se retrouve à travers l’Histoire de l’écrasement des grèves ouvrières et des révoltes viticoles par Georges Clémenceau au début du vingtième siècle jusqu’aux politiques répressives du socialiste Manuel Valls. Une certaine gauche de gouvernement – radicale, socialiste ou social-démocrate – s’est démarquée par sa férocité vis-à-vis des révoltes populaires. Cette « gauche du capital » a construit sa légitimité sur sa capacité à pacifier les relations sociales et à encadrer toute contestation.

En parallèle se développe un mouvement ouvrier entretenant des rapports complexes avec la gauche française. Le poids du syndicalisme-révolutionnaire jusqu’à la Première guerre mondiale, influencé par un socialisme français nourri des idées de Proudhon, de Sorel ou de Blanqui, converge à certains moments clés avec une bourgeoisie libérale défendant l’héritage des Lumières. C’est notamment le cas lors de l’affaire Dreyfus, séquence durant laquelle les camps politiques se redessinent. Mais le développement des luttes de classe au cours des décennies suivantes creuse un fossé entre les partisans d’une révolution prolétarienne et les forces politiques défendant des réformes modérées dans un cadre institutionnel. Les partis socialistes et ouvriers français émergeant dans la première moitié du vingtième siècle tentent de concilier ces deux tendances, au prix de la représentation d’intérêts de classe parfois opposés. Malgré l’épreuve de la Grande guerre, la diffusion du marxisme et la révolution d’Octobre 1917 semblent un instant tracer une voie intermédiaire synthétisant les aspirations révolutionnaires et l’action parlementaire. La jonction opérée lors des grèves de juin 36, l’expérience du Front populaire et de l’unité à la base, constituent autant de mythes fondateurs d’une jonction des forces de gauche incarnant les demandes du prolétariat et de ses alliés.

« Le marxisme existe à la fois comme référence idéologique structurant une partie de la gauche au cours du dernier siècle et comme critique de celle-ci. »

Mais les évènements de Mai 68 bouleversent les acteurs traditionnels et la lente décomposition du communisme français ainsi que du socialisme converti aux recettes néolibérales durant les années 80 rappellent les tensions toujours vives entre les demandes des classes populaires et les forces politiques qui prétendent les représenter. En cela, le marxisme existe à la fois comme référence idéologique structurant une partie de la gauche au cours du dernier siècle et comme critique de celle-ci. En proposant une grille d’analyse et de transformation de la réalité sociale, les différents courants du marxisme s’opposent à l’idéalisme sans concret comme aux politiques libérales tentant de pacifier la lutte des classes. Qu’elle soit de gauche ou de droite, la bourgeoisie comme classe bénéficie aujourd’hui d’une hégémonie totale sur le politique et ne peut donc être un agent de transformation d’un système dont elle est la principale bénéficiaire. Pour autant, la gauche historique n’a jamais été homogène en termes sociologiques : de ses penseurs à ses militants en passant par ses représentants, elle a constitué une alliance plus ou moins fragile d’intérêts divers réunis par un même horizon politique, autour de références communes.

Populisme et dépassement du clivage gauche-droite

Les défaites que connaissent les gauches française et européenne à partir des années 80 nourrissent un autre courant théorique se proposant de dépasser l’analyse marxiste tout en faisant pièce à la montée d’une extrême droite électorale. Il s’agit des partisans du populisme de gauche, stratégie théorisée notamment par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, puis mise en pratique par divers parties émergents à partir de la crise de 2008. Le terme « de gauche » est ici paradoxal puisque le populisme (qui n’est ni une idéologie, ni un programme) se propose justement de dépasser le clivage gauche-droite au profit d’une nouvelle opposition entre le peuple et des élites. Pour ce courant, il s’agit alors d’investir le populisme d’un contenu progressiste, articulant des demandes sociales diverses portées par un sujet politique : le peuple, construit de manière inclusive et positive, comme signifiant discursif plutôt que comme pure émanation d’une réalité matérielle.

Les thèmes et symboles traditionnellement associés à la gauche sont rejetés au profit de références pouvant agréger plus largement les classes populaires : drapeau national, logos neutres ou encore figures charismatiques. Si cette stratégie n’est pas pour autant exempte de limites structurelles, elle propose un bilan critique de l’échec des expériences passées. Le fossé existant aujourd’hui entre des demandes majoritaires de justice sociale et des acteurs de gauche fragmentés et décrédibilisés oblige à repenser les termes de l’équation. Certaines forces de gauche ont pu incarner les espoirs des classes populaires pour accéder au pouvoir. Les ayant souvent déçus malgré d’incontestables succès, ces mêmes forces existent aujourd’hui avant tout pour se reproduire, comme vestiges d’un passé trop lourd à porter. Ces institutions et ce qu’elles charrient constituent alors un frein à une recomposition d’un camp populaire capable de faire pièce à l’hégémonie des classes dominantes dans tous les domaines de la vie.

1 Au sujet de cette définition paradoxale du projet néolibéral, voir : Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2010.
2 L’étude critique transversale qui continue à faire autorité en la matière est le travail collectif dirigé par Becker et Candar : Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, 2 tomes, Paris, La Découverte, 2004 ; édition poche, 2005. On peut également citer le récent ouvrage : Michel WINOCK (dir.), Les Figures de proue de la gauche depuis 1789, Paris, Perrin, 2019. 
3 Sur cette puissance de l’idée d’égalité comme force émancipatrice, on renvoie à Jacques Rancière, La méthode de l’égalité. Entretiens avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan, Paris, Bayard, 2012.
4 Voir, pour une synthèse rapide, Michel Winock, La Gauche en France, Paris, Perrin, 2006.
5 Anne Rasmussen, « La gauche et le progrès », dans Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, tome 1, Paris, La Découverte, 2005, pp. 342-361.
6 Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire, 1885-1914 : les origines françaises du fascisme, Paris, Fayard, 2000 (1978).
7 Norberto Bobbio, Droite et Gauche. Essai sur une distinction politique, Paris, Seuil, 1996.

Hadrien Mathoux : « Tout mouvement politique ambitieux se doit d’élargir son socle »

© Elsa Margueritat

À l’occasion de la sortie de son ouvrage Mélenchon : la chute – Comment la France insoumise s’est effondrée aux éditions du Rocher, nous avons souhaité interroger Hadrien Mathoux, journaliste politique en charge du suivi de la gauche et de la France insoumise pour Marianne sur la trajectoire et les ressorts des difficultés auxquelles la France insoumise n’échappe pas, à la fois sur le plan stratégique mais surtout sur le plan politique. Pour le journaliste, en dépit du caractère hors norme de la personnalité de Jean-Luc Mélenchon dans le paysage politique français, la France insoumise, avant tout fondée comme locomotive pour la présidentielle, est traversée par trop de contradictions pour espérer rééditer, selon lui, le succès enregistré en 2017. Propos recueillis par Valentin Chevallier et Léo Rosell.


LVSL – Quelles ont été vos motivations pour écrire un ouvrage dédié au fonctionnement de la France insoumise ? 

Hadrien Mathoux – Elles étaient nombreuses. Lorsque je me suis mis au travail, au printemps 2018, une seule année nous séparait de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, passionnante par ses innovations de forme et de fond, mais également fructueuse électoralement. Grâce à son excellent résultat électoral, mais aussi en raison des premières orientations du quinquennat Macron, il était envisageable que les Insoumis s’imposent comme la première force d’opposition du pays.

D’un autre côté, l’on pressentait déjà les tendances que je décris dans mon ouvrage, les tiraillements entre plusieurs lignes politiques aux aspirations diverses, les ambiguïtés stratégiques à résoudre, le rapport mouvant à la gauche et au peuple etc. Ajoutez à cela une panoplie de personnalités charismatiques et un mouvement au fonctionnement atypique, et vous obtenez un matériau idéal pour tout journaliste.

J’essaie, par ailleurs et autant que possible, de privilégier un journalisme politique qui s’attache davantage aux débats idéologiques qu’aux petites manœuvres politiciennes ou à une vision excessivement psychologisante des événements et des acteurs. Les Insoumis sont bien adaptés à cette vision des choses ; je leur reconnais une certaine sincérité dans la défense de leurs idéaux, et chez eux, la vision stratégique revêt une importance primordiale.

LVSL – Vous revenez très souvent sur cette dichotomie entre une ligne populiste/républicaine versus une ligne de rassemblement de la gauche/culturelle. N’est-ce pas le problème originel de la France insoumise que d’avoir misé sur la possibilité de concilier ces deux lignes ? Est-ce qu’aujourd’hui, comme vous semblez l’indiquer, l’une de ces deux lignes l’a définitivement emporté sur l’autre ? 

H.M – Tout mouvement politique ambitieux se doit d’élargir son socle, de cadres, de militants, d’électeurs. La pureté idéologique absolue convient à des groupuscules, mais lorsqu’il s’agit de conquérir le pouvoir, il est inévitable de devoir faire cohabiter des personnes qui ne pensent pas pareil sur tous les sujets. Deux questions se posent alors : quels sont les fondamentaux idéologiques sur lesquels tout le monde doit être d’accord, et quelle méthode de gestion adopte-t-on pour gérer les divergences ? C’est peut-être sur ces deux points, et notamment le second, que la France insoumise a pu commettre des erreurs.

Il est impossible de déclarer la victoire définitive d’une ligne sur l’autre, notamment car tout cela ne tient finalement quasiment qu’aux décisions de Jean-Luc Mélenchon. Néanmoins, il est évident que la ligne de gauche culturelle a remporté beaucoup de victoires décisives : départ ou exclusion des principaux défenseurs de la ligne populiste et républicaine, amendement du discours sur la laïcité, l’immigration ou l’Europe, prolifération du discours intersectionnel, etc.

LVSL – De l’immigration à la question européenne, en passant par le positionnement par rapport aux Gilets jaunes, vous montrez que le mouvement est traversé par de nombreuses ambiguïtés, qui renvoient à la difficulté de trancher sur des sujets clivants, au risque de perdre en clarté auprès de l’opinion. N’est-ce pas là une limite fondamentale liée aux principes organisationnels si particuliers de la FI, que vous résumez à travers le concept d’« autocratisme gazeux » ?

H.M – Effectivement, il semble y avoir un lien clair entre l’incapacité de trancher sur certains sujets clefs et la forme organisationnelle adoptée par la FI. On peut néanmoins comprendre la réticence de Jean-Luc Mélenchon envers le modèle pyramidal adopté par le Parti socialiste, qui possède lui aussi de nombreux défauts et consume l’essentiel de l’énergie des cadres et des militants dans des batailles picrocholines.

L’ennui, c’est qu’à cette organisation imparfaite, les Insoumis ont substitué une forme “gazeuse” dépourvue de structures démocratiques, dans laquelle les militants sont à la fois autonomes et impuissants, et où tout le pouvoir décisionnel est concentré dans les mains de quelques cadres, pour ne pas dire Jean-Luc Mélenchon lui-même. Passée la période d’unanimisme de la campagne présidentielle 2017, lorsque les débats internes ont refait surface, LFI n’a disposé d’aucune instance pour les régler sereinement. Cela a été fait dans la confusion et la brutalité. Mais il ne faut pas non plus réduire les difficultés des Insoumis à la forme du mouvement : les principaux écueils restent de nature politique.

LVSL – Vous n’abordez que de manière parcellaire les élections municipales. La direction nationale semble d’ailleurs avoir accordé peu d’importances aux élections intermédiaires. La faiblesse des relais et de l’implantation locale n’est-elle pas un frein à la remobilisation des cercles insoumis, déjà affaiblis par l’essoufflement militant post-2017 et la crise interne du mouvement ? 

H.M – Les élections municipales ont bien montré que même si les nouveaux mouvements politiques sont sans doute plus adaptés aux réseaux sociaux et à la communication numérique, rien ne remplace la bonne vieille implantation d’élus locaux et l’implication militante pour remporter des mairies. La République En Marche, le parti au pouvoir, a ainsi éprouvé les pires difficultés lors de ces municipales, au contraire de formations pourtant moribondes au plan national comme le PS ou Les Républicains.

Du côté de la France insoumise, s’y est ajoutée la volonté pas totalement assumée “d’enjamber” ce scrutin, jugé peu adapté au mouvement. Il semble de plus en plus clair que la FI se conçoive comme une machine électorale au service des ambitions présidentielles de Jean-Luc Mélenchon. Ceci étant dit, il est difficile de contester que la vie politique française en général ne semble tourner qu’autour de cette élection.

LVSL – Jean-Luc Mélenchon a vu son image s’abîmer depuis 2017. Pour autant, comment avez-vous analysé l’émergence de Nous Sommes Pour ? Pensez-vous que ce nouveau mouvement peut lui permettre de faire un meilleur score en 2022, voire de l’emporter ? 

Je suis assez sceptique, tout d’abord parce que le résultat de Jean-Luc Mélenchon en 2017, lié à une campagne très réussie mais également à une conjonction de facteurs favorables, était en réalité assez exceptionnel. Pour ce qui est de 2022, Mélenchon va davantage s’inscrire dans la continuité que lors des deux échéances précédentes, où il avait présenté des innovations esthétiques et de fond à chaque fois.

C’est assez logique, son score de 2017 l’a définitivement installé dans le paysage et ses qualités en campagne sont indéniables. Ceci étant, Nous Sommes Pour ne fera pas oublier que depuis trois ans, les Insoumis connaissent de grandes difficultés. Les piètres résultats électoraux, des choix idéologiques douteux et l’effondrement de l’image de Jean-Luc Mélenchon après l’épisode des perquisitions en octobre 2018 ne s’effaceront pas par magie, même si le nom de la plateforme et l’habillage changent.

LVSL – Ne risque-t-il pas d’être gêné par une candidature probable d’Arnaud Montebourg, tant par un choix de « fédération populaire » que par une campagne populiste ? 

H.M – Difficile de le contester. On ne sait pas si Arnaud Montebourg sera bel et bien candidat, mais s’il y parvient, son profil politique, son programme et son positionnement en candidat “de la France plutôt que de la gauche” risquent immanquablement de séduire une partie de ceux qui avaient voté pour Mélenchon en 2017. Arnaud Montebourg présenterait une candidature encore plus proche de celle de Mélenchon que Benoît Hamon cinq ans plus tôt. Ce dernier étant toujours jugé comme l’un des responsables de la non-qualification au second tour par certains Insoumis.

LVSL – Le programme l’Avenir en commun sera celui de la FI en 2022, mâtiné de quelques ajustements. L’absence de nombreux cadres ayant joué un rôle central dans la campagne de 2017 peut-il changer en profondeur le programme ? 

H.M – Un changement massif de l’Avenir en commun m’apparaît très peu probable. Parce qu’il s’agit d’un texte très complet et travaillé, mais aussi parce que les Insoumis, militants compris, entretiennent un rapport passionnel, presque fétichiste, à ce programme. Toutefois, il sera intéressant d’observer les tendances idéologiques à l’œuvre au sein de la France insoumise, et notamment le départ massif des cadres souverainistes et laïques, se traduire par petites touches dans le texte.

On peut déjà se livrer à quelques constatations de forme, en prenant comme exemple le chapitre consacré à la laïcité : le programme de 2017 vilipendait ses « adversaires historiques, intégristes religieux et racistes qui veulent aussi en faire un prétexte pour flétrir les musulmans ». La nouvelle version, rédigée dans un esprit bien plus accommodant, appelle à faire cesser « les polémiques vaines et futiles qu’agitent les diviseurs de tout crin, souvent ses ennemis hier, et qui s’en servent pour flétrir les musulmans. » Il y a là comme un changement de ton, non ?

LVSL – Adrien Quatennens, en tant que coordinateur de la France insoumise, joue un rôle central au sein du mouvement. Apparaît-il selon vous comme l’héritier naturel de Jean-Luc Mélenchon, ou peut-il être concurrencé par d’autres figures du mouvement comme François Ruffin, Alexis Corbière voire Mathilde Panot ? 

H.M – Adrien Quatennens n’a pas été nommé coordinateur de la FI par hasard : il est talentueux, a fait ses preuves, et montre une extrême loyauté à Jean-Luc Mélenchon. François Ruffin est également très populaire mais présente un profil plus atypique et franc-tireur que Quatennens. Alexis Corbière joue davantage un rôle d’appui que de leader potentiel. Mathilde Panot fait partie des figures montantes de la FI au même titre qu’Adrien Quatennens, mais il me semble qu’elle n’a pas autant “percé” que lui aux yeux du grand public.

Gardons tout de même à l’esprit deux éléments : on ne sait pas si la France insoumise survivra à l’élection présidentielle de 2022, et si oui, on ne sait pas non plus quelle sera la modalité de sélection du prochain chef de file. Personne, à la France insoumise, ne s’impose comme le successeur évident d’un Jean-Luc Mélenchon qui, si sa personnalité est clivante, reste une figure d’une dimension hors normes dans le paysage politique.

LVSL – Le populisme de droite semble l’avoir davantage emporté que le populisme de gauche dans de nombreux pays. Quelles leçons en tirez-vous au vu de vos enquêtes sur la FI ? Pensez-vous que le fait que le populisme de droite n’ait pas de mal à attaquer de manière frontale ses ennemis, et ne s’encombre pas de nuances ni de questions morales, y joue un rôle ? 

H.M – Pour être complet, cette question devrait être précédée d’un long et fastidieux débat sur les contours de la notion de populisme, ainsi que sur la pertinence d’une distinction entre un “populisme de gauche” et un “populisme de droite” !

Je vais tenter d’être synthétique, et donc forcément un peu caricatural : le populisme, qu’on peut résumer en un mécontentement des catégories populaires envers les élites jugées coupables d’avoir trahi leurs intérêts, se décline en plusieurs dimensions. Une dimension politique, qui se traduit par une aspiration à plus de souveraineté populaire et nationale ; une dimension économique, visant à restaurer de la redistribution, de la justice sociale et des services publics ; une dimension culturelle enfin, qui peut se résumer par une crainte de voir son quotidien, ses traditions et les coutumes auxquelles on est attaché être balayées par la mondialisation, cette insécurité ayant pour corollaire une demande d’ordre et de sécurité.

Vous l’aurez noté, je ne fais pas mention des « chaînes d’équivalence » dont parle Chantal Mouffe, qui sont supposées être mises en place pour créer un lien entre les revendications matérialistes des classes populaires et les aspirations progressistes des couches moyennes. J’avoue être circonspect sur cette notion, qui me paraît être une tentative de remplumer la deuxième gauche avec les habits du populisme en s’appuyant sur une lecture artificielle des dynamiques sociales. Sans nécessairement les opposer, il n’existe pas de complémentarité naturelle entre le populisme et les aspirations progressistes.

La majorité de la gauche, y compris la France insoumise qui se revendiquait du populisme, a fait depuis 2017 le choix délibéré de complètement ignorer la dimension culturelle que j’évoque un peu plus haut, voire, pour certains, de renvoyer toute volonté de prise en compte de ces problèmes à l’expression d’un fascisme rampant.

Influencée par une petite-bourgeoisie intellectuelle surreprésentée parmi les cadres et les militants, elle a défendu une vision promouvant la fragmentation de la société en minorités et en causes à défendre, incompatible avec la dynamique unitaire que porte intrinsèquement toute stratégie populiste. Au sein des catégories populaires, des orientations perçues comme “laxistes” sur des sujets comme l’immigration, la sécurité ou la laïcité sont des repoussoirs absolus, dans un contexte de raidissement généralisé sur ces thématiques.

Le populisme de droite a davantage infléchi son discours sur l’économie que la gauche ne l’a fait sur le culturel, c’est avant tout dans cette dichotomie qu’il faut chercher l’origine du succès supérieur du premier sur le second. Le cas du Royaume-Uni est un exemple très parlant de cela. Par ailleurs, on peut le déplorer, mais l’intransigeance de l’électorat est moindre en ce qui concerne les sujets économiques : des populistes de droite peuvent prospérer auprès des catégories populaires tout en continuant à promouvoir des politiques économiques contraires à leurs intérêts.

LVSL – La publication de votre ouvrage a-t-elle changé votre relation de journaliste avec les dirigeants et parlementaires de la France insoumise ? 

H.M – J’aimerais répondre “non” à cette question ! De mon côté, je traite la France insoumise exactement de la même manière qu’avant la parution du livre. Néanmoins, force est de constater que les choses ont changé à mon égard, puisque Jean-Luc Mélenchon me consacre des attaques personnelles dans son blog ou ses vidéos, de même que certains cadres et évidemment plusieurs dizaines de militants virulents, au comportement quelque peu robotique. Il est désagréable — même si un peu comique — de se voir repeint en “militant politique”, “histéro-facho”, “collabo”, à la fois “pro-Macron, fervent défenseur de l’ultralibéralisme”, “facho” et membre de la “droite catho”. Je ne fais ici que citer quelques amabilités qui m’ont été adressées.

Même s’il faut toujours prendre du recul, je dois avouer avoir été un peu déçu sur ce plan. Je croyais que les Insoumis, parfois injustement décrits en staliniens invétérés (le comble pour ceux qui viennent du trotskisme !), se plaçaient du côté de l’exercice de la raison critique. Depuis, je les ai vus adopter des méthodes agressives relevant du sectarisme le plus obtus dès lors qu’on n’allait pas dans leur sens. Jean-Luc Mélenchon, victime de tant de caricatures, se réfugie lui-même dans la caricature en traitant le moindre contradicteur de fasciste. Pourtant, mon ouvrage est fort nuancé et ne succombe jamais à l’attaque gratuite. L’ont-ils seulement lu ?

Paradoxalement, en adoptant ce comportement, les Insoumis illustrent tout un passage du livre, qui évoque le fait que « la moindre critique est considérée comme une trahison » et que toute discussion est devenue impossible en interne. Cette campagne de dénigrement fait peut-être plaisir aux militants, mais je doute qu’elle convainque grand monde au-delà. En tout cas, ce n’est pas parce que les Insoumis ont choisi cette stratégie que je serais plus négatif à leur égard dans mes articles, mon travail est de décrire les choses de la manière la plus objective possible.