« Smart cities » : mirage solutionniste pour voiler l’impuissance politique

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Personnes marchant à Tokyo, Japon © Koukichi Takahashi

La smart city – ou ville intelligente – est un concept en pleine expansion. L’Hexagone ne fait pas exception puisque de nombreuses collectivités locales consacrent déjà des sommes faramineuses pour favoriser ce mode de développement. Pas moins de 25 villes françaises ont ainsi nommé un responsable chargé de rendre plus smart leur environnement urbain. Green city ou safe city : gauche et droite communient dans l’enthousiasme, misant sur le numérique pour s’attaquer au réchauffement climatique comme à l’insécurité. Un moyen commode de dépolitiser ces enjeux et de pallier la misère budgétaire par une inflation technologique.

Les villes accueilleront 75% de la population mondiale d’ici à 2050, concentrant le gros des efforts de lutte contre la criminalité, la pollution ou encore les inégalités. C’est dans ce contexte que la smart city apparaît souvent comme la solution miracle à toutes ces problématiques qui guettent la ville moderne. Selon la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL), la smart city, pourrait ainsi permettre « d’améliorer la qualité de vie des citadins […] à l’aide de nouvelles technologies ». Plusieurs domaines inhérents à la ville sont concernés : les « infrastructures publiques, les réseaux, les transports, les e-services et e-administrations ». La mise en place de la 5G en France ne fait qu’accélérer ce modèle puisqu’elle permet une circulation plus rapide des données. La mairie de Paris vient ainsi d’accepter le déploiement de cette nouvelle technologie afin de se préparer à accueillir les JO 2024.

Gauche et droite unies dans l’enthousiasme

Dans un article du Monde Diplomatique de juin 2019, le chercheur et membre de La Quadrature du Net Félix Tréguer analyse « qu’en-dehors de quelques initiatives en matière de mise à disposition des données, de gestion intelligente de l’éclairage public ou des bennes à ordures, la ville intelligente se définit surtout par son volet sécuritaire [la safe-city] ». Pourtant, s’il est vrai que les arguments sécuritaires sont largement mobilisés pour mettre en place des villes intelligentes, les promoteurs de la smart city sont capables d’adapter leurs justifications et leurs arguments au gré des enjeux locaux. La ville intelligente sera tantôt dévouée à la protection de l’environnement à Grenoble, tantôt attentive à la répression de la criminalité dans les villes marquées par une violence soudaine, comme à Nice.

Les dirigeants de certaines villes françaises ayant pris des engagements en faveur de la protection du climat s’enthousiasment face à la mise en place de technologies ultra-modernes. Le maire de Grenoble Eric Piolle, a ainsi inauguré en 2017 la construction d’un « technopôle » doté de « smart grid ready intelligent » afin de raisonner la consommation d’énergie. De même, les métropoles de la capitale des Alpes et de Besançon favorisent la mise en place d’une taxe d’habitation proportionnelle aux déchets des habitants. Pour ce faire, 150 000 nouveaux bacs personnels équipés de puces RFID vont être mis en place à Grenoble tandis que les camions de collecte équipés de matériel de pesée seront dotés de nouveaux logiciels. À Bordeaux, plus de 500 capteurs ont été installés pour la mise en place du projet Smart Lights afin de réduire la consommation d’électricité communale. Même principe à Rillieux-La-Pape, commune de 30 500 habitants ayant mis en place un éclairage intelligent. À Lyon, c’est la baisse de consommation d’énergie des habitants du quartier Hikari qui est souhaitée. Ce projet construit par le géant Bouygues équipe les immeubles de capteurs en tout genre (fournis en grande partie par Toshiba) tandis que chaque résident est équipé d’une tablette de suivi énergétique.

Les nouvelles technologies alimentées par les très polluants métaux rares transportés de l’autre bout du globe pour constituer des « cités écologiques » permettent avant tout d’exporter la pollution engendrée par le système de production et de consommation.

Cette liste n’est pas exhaustive mais permet de comprendre les arguments mis en avant par les responsables politiques soucieux de « verdir » leur image. Qu’en est-il réellement ?

À Lyon, la mise en place de ces nouvelles technologies à l’utilité douteuse – suffit-il de donner une tablette de suivi énergétique pour susciter une nouvelle manière de consommer ? – a entraîné un surcoût de 8% dans la construction du quartier Hiraki, pour le plus grand bénéfice de Bouygues ; une réalité qui jure de prime abord avec l’objectif de réduction des coûts. L’ambition affichée de construire des « cités écologiques » prête à sourire lorsque l’on connaît l’impact environnemental des métaux rares incorporés dans les technologies numériques. Ces matières premières sont en effet transportées de l’autre bout du globe jusqu’aux villes françaises sans que cet aspect ne soit discuté dans le débat public.

Pour une analyse du coût écologique du numérique, lire sur LVSL la synthèse de Nathan Dérédec sur les métaux rares : « Métaux rares : l’empire global de la Chine ».

Ici comme ailleurs, la focalisation sur l’utilité du numérique voile le coût écologique du système de production et de consommation. De même, comment comprendre cette volonté de favoriser une gestion « citoyenne » des déchets, lorsque l’on garde à l’esprit la difficulté de recycler nombre de détritus ?

Lutte 2.0 contre l’insécurité et la pauvreté

Si les arguments en faveur du climat ont souvent été mobilisés dans le contexte des smart cities, de nombreux projets dont le but est de réduire la criminalité essaiment à travers l’hexagone. Il est d’ailleurs très difficile, sinon impossible, pour un responsable politique de s’opposer à cette tendance techno-sécuritaire. En 2014, l’engagement n° 95 du futur maire de Grenoble promettait de supprimer les caméras de surveillance en espace extérieur. Ce dernier avait provoqué un tollé médiatique en plaisantant sur le fait qu’il allait revendre les caméras désinstallées à la mairie de Nice, friande de technologies sécuritaires. La ville méditerranéenne a en effet été marquée par les terribles évènements du 14 juillet 2016, qui ont entraîné une « thérapie de choc » sécuritaire à travers la ville. Ainsi, l’autorisation de portiques de reconnaissance faciale dans deux lycées fut entérinée en 2018 par le conseil régional de la région PACA. L’aéroport de la ville a subi le même traitement de faveur. L’application Reporty, largement plébiscitée par le maire de la ville Christian Estrosi, permet aux citoyens de dénoncer des délits et des incivilités à la police.

L’enthousiasme pour la magie du numérique rend inaudible les discours considérant le chômage ou le mal-logement comme des problèmes structurels, appelant des solutions politiques et non des gadgets technologiques.

À Marseille, l’entreprise Engie Ineo se voit confier le projet « d’observatoire big data de la tranquillité publique » permettant d’agréger différentes sources d’information issues des services publics (police, hôpitaux…), de partenaires externes (ministère de l’Intérieur entre autres) ou des opérateurs télécoms afin de cartographier en temps réel les flux de population. De même, avec son projet de « vidéoprotection urbaine » (VPU), la cité phocéenne suit la même voie que la mairie niçoise. Le projet S²ucre, mené par l’Allemagne et la France, repose sur l’analyse de vidéos et permet de surveiller de larges foules et de prédire leurs comportements. Le projet a déjà été déployé lors du festival d’Hambourg ainsi que lors de la manifestation du 1er mai à Paris.

Pour une analyse de la captation des données par la technologie numérique et de l’économie qu’elle alimente, lire sur LVSL l’article d’Evgeny Morozov : « Captation des données par les GAFAM : aller au-delà de l’indignation ».

Entre 2010 et 2016, le nombre de caméras de surveillance a ainsi augmenté de 126% (1,5 million d’appareils en France). Ces installations onéreuses ont largement été plébiscitées par la puissance publique. En 2009, Brice Hortefeux reprend ainsi le « Rapport sur l’efficacité de la vidéoprotection » à la méthodologie douteuse pour justifier l’utilisation d’une telle technologie. C’est la plupart du temps suite à des actes terroristes que leur mise en place est favorisée (attentats de Londres en 2005, de Boston en 2013 ou de Nice en 2016). Pourtant, de nombreuses études ont prouvé que ces technologies n’avaient qu’une efficacité limitée. Le sociologue Laurent Mucchielli, auteur de Vous êtes filmés ! Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance, analyse ainsi que lors des attentats terroristes de Nice, « les caméras n’ont fait que filmer l’horreur et n’ont servi à rien ». Il dénonce un véritable « bluff technologique qui permet plus de lutter contre un sentiment d’insécurité que contre les problèmes de sûreté réellement existants ». En revanche, les multiples coupes budgétaires imposées au Ministère de l’intérieur depuis la présidence de Nicolas Sarkozy sont rarement évoquées dans le débat public.

Dans un rapport financé par la métropole Lyonnaise destiné à « repenser la ville intelligente dans les quartiers populaires », la smart city se met également au service de l’amélioration des services publics. Le problème résiderait justement dans leur difficulté à dématérialiser les administrations. Les territoires ruraux sont accusés du même mal dans l’étude « Smart City vs. Stupid village » publiée en 2016 par la Caisse des Dépôts. Ainsi, la smart city permettrait de rapprocher les citoyens des administrations publiques à l’image de la mission « numérisation de la Seine-Saint-Denis ». La métropole de Toulouse a, quant à elle, favorisé le développement de l’application Jobijoba afin de favoriser l’emploi local tandis que d’autres plateformes sont créées afin de faciliter les demandes de logements sociaux.

Plaider pour la mise en place de la smart city permet aux décideurs politiques de montrer une attention aux problèmes rencontrés par les classes touchées par le chômage de masse ou par la ségrégation spatiale. Ici encore, l’enthousiasme pour la magie du numérique rend inaudible les discours considérant le chômage ou le mal-logement comme des problèmes structurels, appelant des solutions politiques et non des gadgets techniques.

Le projet avorté d’éco-quartier de Sidewalk à Toronto, entièrement conçu par Google, allait ainsi devenir une véritable usine à data.

Ces décisions font également fi du désintérêt de nombre de citoyens envers la dématérialisation de l’administration. Le dispositif Visio-guichets dans les Hautes-Alpes, censé rapprocher les usagers des services publics, n’a par exemple attiré qu’un faible nombre d’utilisateurs. D’autant plus que la dématérialisation des administrations permet souvent de réaliser de fortes coupes budgétaires. Pourtant, 86% des collectivités françaises sont aujourd’hui engagées dans cette voie. La numérisation, cache-misère d’administrations réduites à peau de chagrin par des décennies d’austérité ?

Les bénéficiaires cachés de la « transition numérique »

Si la mise en place de smart cities se fait pour des raisons différentes, force est de constater que ces dernières possèdent des traits communs. Les villes intelligentes sont souvent réalisées dans le cadre de Partenariats Publics-Privés (PPP). Ce mode de financement se fait avant tout au bénéfice des GAFAM américaines (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), et dans une moindre mesure de certains géants chinois ou de différentes entreprises françaises spécialisées dans les high-techs (Thales Group, Safran SA, AnyVision…).

Pour une analyse de la rivalité sino-américaine au prisme du numérique, lire sur LVSL l’article de Sarah Vennen : « Cyber-colonialisme : comment le régime chinois de techno-surveillance s’impose au Zimbabwe ».

Ces PPP permettent aux industries de faire de certaines villes françaises une vitrine de communication à bas prix. La ville de Valenciennes s’est ainsi équipée de caméras de surveillance dotées d’un système de reconnaissance faciale offertes par Huawei. Bien souvent, les « villes intelligentes » s’insèrent dans l’économie globale des données, accroissant et raffinant les moyens de procéder à leur captation. Le projet avorté d’éco-quartier de Sidewalk à Toronto, entièrement conçu par Google, allait ainsi devenir une véritable usine à data. L’opacité régnant autour du projet faisait craindre à certains spécialistes que les données soient utilisées à des fins commerciales. D’autant que le stockage et l’analyse des nombreuses données produites par les géants du web est totalement incompatible avec des impératifs relatifs au changement climatique…

Envers et contre tout, l’installation de villes intelligentes semble largement plébiscitée par l’État. Ce dernier, par le prisme de la Banque Publique d’Investissement (BPI) finance de nombreux projets (VOIE, financement du projet de safe-city de Nice à hauteur de 11 millions d’euros…). De même, les groupes Thales et Engie Ineo, qui participent à de nombreux projets de villes sécuritaires, sont possédées respectivement à 23,6% et 25,8% par l’État français. Les collectivités locales semblent également tout faire pour faciliter l’implantation des géants de la technologie. La région Grand Est a ainsi récemment accordé à Huawei une subvention de 800 000 euros pour construire un site de production, afin de fabriquer des « équipements de communication sans fil 4G et 5G destinés principalement au marché européen ». La mairie de Lyon a, quant à elle, dépensé plus de 340 millions d’euros dans des PPP au bénéfice d’une trentaine d’entreprises dont Toshiba, Bouygues, Transdev ou SPL Lyon Confluence. L’utilité et la nécessité d’un tel mode de développement n’est pourtant que très peu remise en cause.

On doit à Evgeny Morozov d’avoir forgé le concept de solutionnisme technologique, qu’il détaille dans l’un de ses livres au titre évocateur : Pour tout résoudre, cliquez ici. Il renvoie à la croyance selon laquelle des problèmes irréductiblement politiques peuvent trouver des solutions technologiques grâce au numérique. Le paradigme de la « causalité », analyse-t-il, est peu à peu remplacé par celui de la « connexion » ; plutôt que d’interroger la cause de la pauvreté, du changement climatique ou de l’insécurité, la classe politique estime qu’une meilleure « interconnexion » entre demandes et offres, problèmes et solutions, permise par les technologies digitales, permettra de les résoudre. Ce qui revient in fine à considérer que les problèmes politiques sont générés par un accès déficient à l’information, et non par des institutions dysfonctionnelles.

Les smart cities apparaissent comme l’une des têtes-de-pont de ce solutionnisme technologique. Ce leitmotiv ne permettra ni de questionner l’austérité budgétaire, ni le paradigme politique dominant.

« Notre société revendique l’égalité contre le néo-darwinisme de Macron » – Entretien avec Éric Piolle

Eric Piolle, séminaire “Construire une écologie populaire” organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Clément Tissot

Éric Piolle est maire écologiste de Grenoble depuis 2014 et candidat à sa réélection. Largement en tête des sondages, son bilan a été salué par de nombreux observateurs comme un modèle pour les grandes villes en transition. Il raconte cette expérience originale dans son livre Grandir ensemble, les villes réveillent l’espoir (éd. Broché), où il développe également un horizon ambitieux pour les métropoles, dans un contexte d’urgence climatique et de perte du lien social. Dans ce riche entretien, nous revenons particulièrement sur les conclusions politiques qu’il en tire, à quelques semaines des municipales, mais surtout à deux ans des présidentielles. Éric Piolle occupe en effet une place singulière dans le paysage politique : étiqueté EELV, il conserve une indépendance par rapport à l’appareil et a su entraîner l’ensemble des composantes de la gauche sociale et écologiste derrière lui. Retranscrit par Dominique Girod, réalisé par Pierre Gilbert.


 

LVSL – Au début de votre livre, vous dites que nous sommes une majorité culturelle et prédominante. Qui désignez-vous par ce « nous » et comment est-ce que cette majorité culturelle évolue ?  

Éric Piolle – Le « nous », ce sont des gens qui étaient déjà ancrés dans une structure écologiste, ou dans un prisme social très fort et qui évoluent face au constat qu’ils font sur la capacité du modèle ultralibéral à produire des inégalités sociales, l’épuisement des ressources, la pollution, le dérèglement climatique. Ils basculent, même si ce n’est pas leur culture d’origine, vers une perception qui est soit très explicite, soit juste un ressenti. Ils ne peuvent plus rester là, comme une espèce d’objet de la société de surconsommation qu’on ballotte, qu’on va stimuler et chez qui on va essayer de déclencher de la consommation compulsive. Il y a une sorte d’aspiration intérieure qui monte : une vie d’homme n’est pas celle d’un homo œconomicus sur lequel on va mettre plein de capteurs pour essayer de piloter ses réactions. C’est un « nous » large, indéfini. Il concerne les gens qui ont déjà réalisé cela et qui le vivent plus ou moins mal, qui sont dans l’action ou dans l’angoisse. Ce sont des personnes qui le sentent, mais qui sont encore en lien avec le système, qui ont un pied dedans, un pied dehors.

Une partie des classes moyennes et moyennes supérieures ne peut plus être conservatrice parce qu’elle ne peut plus assurer notamment à ses enfants la sécurité dont elle bénéficie. Il y a plusieurs vecteurs de bascule : d’une part, quelque chose qui interpelle parce que le monde est violent (les migrants, les guerres, les crises climatiques dans le monde, une crise sociale à proximité) et d’autre part, cette idée que tout est vain dans la réussite d’un individu de la classe moyenne supérieure, et que rien ne garantit que ses enfants feront partie des heureux élus.

LVSL – Vous avez évoqué le conservatisme. Quand on veut préserver la biosphère, on est conservateur. Est-ce que le clivage conservateur/progressiste vous parle ?

E.P. – Non, parce que parmi mes valeurs fondamentales, on trouve la joie, le partage, l’harmonie avec mes congénères ainsi que d’autres espèces, la nature, l’effort de libération sur soi-même, l’engagement et la transmission. On s’inscrit dans une histoire qu’on doit transmettre, qu’on travaille et qu’on cultive par une libération permanente pour que cela ne soit pas de la tradition conservatrice. Ce mythe de conservateur/progressiste me paraît d’autant moins pertinent que ce sont deux termes qui ont été accolés à un monde du bipartisme et il ne peut plus assumer ces fonctions-là. La gauche soi-disant progressiste, sociale-démocrate a abandonné cette transformation de cœur du modèle. Elle ne fait que gérer les externalités périphériques. Dans la droite historiquement conservatrice, l’idéologie méritocratique qui veut que la chance ne soit pas qu’une question de naissance a été balayée avec la mondialisation, l’accélération de l’évolution culturelle, le numérique et la connexion. Ce prisme me semble peu structurant.

LVSL – Vous dites vers la fin de votre livre que vous vous sentez Français et citoyen européen et non nationaliste-souverainiste. Nationaliste et souverainiste, est-ce la même chose pour vous ?

E.P. – Non. Pour moi l’arc humaniste se développe autour de six axes : gauche-droite, les rapports de domination et cette volonté de corriger les conditions initiales ; le féminisme ; le regard sur la diversité humaine ; le productivisme ; le rapport au monde ; la multi-appartenance (qui est un rapport à la frontière).

Chez les nationalistes-souverainistes, il y a un double rapport à la frontière qui est fermée, défensive. Ce n’est pas un rapport qui est élastique, on a toujours envie de déplacer une frontière. Il y a une sorte de viscosité : il faudrait que ce soit plus facile d’aller chercher des tomates à dix kilomètres plutôt qu’à 10000km tout en gardant la possibilité d’aller chercher un produit qui fait défaut à 10000km, moins souvent du fait de la complexité. Un individu appartient tout le temps à une communauté locale et à une communauté trans-spatiale, qui est ailleurs. Le souverainisme est une sorte de communautarisme à l’échelle d’une nation comme si l’appartenance à un collectif venait définir un individu entièrement. Pour moi, la subsidiarité est une question centrale.

LVSL – On dit souvent que l’échelle de l’État est un impensé pour EELV dans le sens où ils représentent traditionnellement le diptyque global/local. Pourtant, en France, on a quand même un attachement des classes populaires vis-à-vis de l’État, car celui-ci est protecteur à travers les services publics, les prestations sociales et la planification économique, par exemple, lors des Trente Glorieuses qui ont permis le plein emploi. De ce fait, les classes populaires sont très mobilisées pendant les élections présidentielles, mais moins pendant les autres. En ne considérant pas cette échelle, comment est-ce qu’on peut parler à d’autres gens qu’aux gagnants de la mondialisation ?

E.P. – Je pense qu’il faut considérer cette échelle, elle produit du cadre. Il y a deux échelles qui produisent du cadre : l’échelle européenne et l’échelle de l’État. On ne peut donc pas ne pas penser à l’échelle de l’État. Quand j’écris que les villes révèlent l’espoir, c’est parce que dans le processus de réappropriation de nos conditions de vie, de gain en confiance par l’entraînement à l’action, l’espoir part du local parce que, là, on va toucher à notre vie quotidienne : la mobilité, l’alimentation, le logement, la gestion des déchets, etc. On peut donc se réapproprier cela. C’est cette réappropriation qui permet de reconstruire un discours sur le fait qu’il faut aussi que l’État donne le cadre et les règles qui permettent de redéfinir un nouveau modèle de fonctionnement.

L’approche qui consiste à dire que la seule solution est d’arriver au sommet de l’État est un aveu d’impuissance comme il pouvait y avoir il y a dix ans ce discours d’impuissance de dire que les problèmes se régleront à l’échelle mondiale ou ne se régleront pas. Cela ne marche pas comme ça : c’est dans l’autre sens que l’on arrive à redéfinir nos conditions d’existence. On est obligé de penser à l’échelle de l’État. Je parlais tout à l’heure de viscosité, même si on a toujours envie de déplacer les frontières, il y a quand même des périmètres d’impact et l’État est un périmètre d’impact qui est intéressant aujourd’hui. On a une communauté de vie dans laquelle il y a une transmission de l’histoire. La France est donc une communauté de vie dans laquelle il y a une transmission de l’histoire qui fait qu’on a tous un attachement, quand bien même on appartient à plein de communautés différentes, on est alors multi-appartenants, nous avons en plus tous un lien singulier avec la France, un lien direct qui ne passe pas par des communautés.

Eric Piolle, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Guillaume Caignaert

LVSL – Vous dites dans votre livre que réussir la transition écologique est le point de jonction entre l’ensemble des appareils de l’arc humaniste qui sont en concurrence électorale. Pensez-vous que 2022 soit l’ultime chance pour le climat, dans le sens ou si le bloc libéral macroniste ou si le bloc réactionnaire d’extrême droite gagne, nous n’aurons aucune possibilité de réduire par deux nos émissions en 2030 et de flécher nos efforts diplomatiques et commerciaux vers la transition mondiale ? Si oui, quelles conséquences politiques en tirez-vous ?

E.P. – Je ne crois pas que ce soit l’ultime chance. C’est une mécanique inversée qui me fait refuser cela. Je suis convaincu qu’un des vecteurs aujourd’hui de la peur, des angoisses de la société, qui, du coup, se retrouve en situation de burnout, c’est le fait que la crise environnementale vient tout d’un coup mettre un mur derrière la fenêtre de l’horizon. Cela est extrêmement violent pour le cerveau humain parce que sa métaphysique est faite de deux impensés : il n’arrive pas à appréhender l’infini du temps et l’infini de l’espace. Si on se vit avec cet infini bouché, on se vit dans une urgence, car il faut bien réfléchir aux solutions pour bouger et qu’en pratique l’urgence est une réponse à un danger, le danger suscite la peur qui n’est pas un vecteur de transformation. La peur vient de notre cerveau reptilien et provoque la paralysie, la soumission, la fuite en avant ou alors du combat quand l’animal est à la taille et là, ce n’est pas le cas.

La peur n’est pas un moteur d’action. Ce qui est un moteur d’action, c’est l’inspiration, la métaphysique, la spiritualité, la culture, l’art. C’est une nouvelle mythologie. Partant de cela, il n’y a jamais de point de non-retour. Le point de non-retour, on le constatera a posteriori si l’humanité disparaît ou que l’on passe de 7 milliards à 1 milliard. Avant, il n’y avait pas de trajectoire. Notre histoire humaine n’est pas faite de prolongation de courbes scientifiques, quand bien même elles seraient ultra alarmistes comme aujourd’hui. Notre histoire est faite d’événements improbables, notre avenir est fait de grains de sable qui grippent les engrenages. On ne peut pas développer une stratégie gagnante en présence d’une butée, car elle ne sera alors pas développée sur l’inspiration, mais sur la peur et le danger, et sera donc vouée à l’échec.

LVSL – Sans parler de dernière chance alors, si ce n’est pas le bloc écolo-humaniste qui gagne en 2022, pourra-t-on réduire nos émissions par deux en 10 ans comme le préconise le GIEC ? 

E.P. – Peut-être de façon ultra-radicale. C’est l’inspiration et l’entraînement à l’action qui font qu’on est débordés par nos actions et qu’on gagne en confiance. Cela fait vingt ans que je me dispute avec mon ami Pierre Larrouturou sur cette notion d’urgence parce qu’il dit toujours qu’on a une fenêtre de trois mois et que si on la rate, les choses seront plus difficiles encore. Notre désaccord vient du fait que je considère que cela ne génère pas une énergie d’action suffisante. Cela ne nous empêche pas de travailler pour que 2022 ne se passe pas comme 2017. En 2020, s’il n’y a pas une marée de villes qui enclenchent une transition écologique majeure, on pourrait craindre un échec parce que les prochaines élections seront en 2026 et qu’on ratera le coche pour 2030. On pourrait se dire que l’on a trois mois devant nous pour réussir, parce que ce n’est pas l’État qui fait les projets, il ne fait que poser un cadre.

LVSL – Tirant les leçons de l’expérience de 2017, selon vous, quel serait le scénario idéal pour 2022 ?

E.P. – On arrive à cristalliser un espace politique qui est l’espace idéologique et culturel, c’est-à-dire, un mouvement de repli sur soi, de droite et d’extrême droite, un mouvement ultralibéral sécuritaire qui s’assume pour la protection des vainqueurs du système. Pour moi, c’est ce qui est advenu avec l’effondrement du bipartisme. Le macronisme, c’est de l’entrepreneuriat politique. Avant, on avait des gouvernements de droite qui ne faisaient pas de la politique de droite et des gouvernements de gauche qui ne faisaient pas de la politique de gauche. Maintenant, on a un gouvernement ultralibéral qui fait une politique ultralibérale sécuritaire comme annoncé. Le troisième espace, c’est cet arc humaniste qui n’arrive pas à se cristalliser d’un point de vue politique alors qu’il est là d’un point de vue culturel. Dans ma lecture de 2017, si les trois candidats s’étaient retirés en disant à Nicolas Hulot qu’il serait le président d’une VIe République d’un nouveau genre, on aurait remporté les élections. Si aux Européennes on avait réussi à cristalliser cet arc humaniste, on n’aurait pas été à 10 points du duel Macron-Le Pen, mais en tête des élections. C’est ce qu’on avait vu à notre échelle à Grenoble en 2014 avec un sursaut de participation de 6 points au second tour.

LVSL – La participation à l’homogénéisation de ce troisième espace n’est-elle pas en contradiction avec un discours communaliste ? On parle de déterminer un projet national qui puisse cristalliser ce qui est déjà un acquis culturel autour d’un mouvement rassembleur.

E.P. – Je ne crois pas que ce soit autour d’un mouvement. Notre organisation sociale revendique l’égalité. Le néo-darwinisme de Macron lorsqu’il évoque les « premiers de cordée » et « ceux qui ne sont rien » brise cette égalité de fait, beaucoup plus revendiquée que par le passé. On retrouve ces nouvelles façons de faire société dans le monde de l’action de la société civile, au fonctionnement collectif, sans structure, sur un projet donné, par exemple dans le monde de l’énergie où on retrouve beaucoup de producteurs-consommateurs qui s’associent pour une mise en commun. On retrouve cette organisation dans le monde de la politique où les individus conservent leur identité, mais se retrouvent sur des projets communs à l’échelle municipale, européenne, pour la France, pour les régionales. Ces projets s’appuient sur la diversité, il ne s’agit pas d’une fusion des cultures.

Eric Piolle, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Guillaume Caignaert

LVSL – Dans la dernière partie de votre livre vous évoquez la Commune de Paris. Vous assimilez Thiers au jacobinisme et sa répression à la peur de la liberté des Communards, « raison pour laquelle l’État central, le Paris capitale de la France a fait le choix de passer les Communards au fil de la baïonnette ». Est-ce que, pour vous, l’échelle de la gestion se confond avec une politique réactionnaire antirévolutionnaire ? Est-ce que l’État central est forcément quelque chose de réactionnaire et antirévolutionnaire par essence ?

E.P. – Cela dépend aux mains de qui il est. C’est un État qui est le plus souvent au service des puissants, quand il n’est pas dirigé par les puissants eux-mêmes. C’est la nouveauté du système Macron : maintenant on a Danone, Areva et consorts qui sont directement au pouvoir. Ce ne sont plus des visiteurs du soir et dans ces cas, il est là pour écraser ceux qui veulent reprendre en main leurs conditions de vie.

Là, on broie les aspirations profondes de gens qui souhaitent définir leurs conditions de vie parce que c’est un gouvernement réactionnaire et aussi un gouvernement qui dit que la structure et l’organisation prévalent sur la subsidiarité et la liberté de communautés auto-organisées, l’autogestion étant une menace pour le système.

LVSL – Justement, au sujet de la subsidiarité, ne serait-il pas temps d’arrêter d’opposer jacobinisme et girondisme ou décentralisation face à l’urgence climatique ? Ne pourrions-nous pas nous accorder sur un principe de subsidiarité écologique ? On ferait automatiquement ce que norme l’échelle la plus ambitieuse en termes d’écologie, que ce soit la région, la commune, l’État ou l’Europe.

E.P. – Il faut garder en tête que dans cette subsidiarité l’action déborde son cadre idéologique et appartient à plusieurs imaginaires, c’est donc quelque chose qui est fondamental pour moi. C’est-à-dire que je reconnais que dans cette diversité humaine, les imaginaires peuvent s’accorder sur une mythologie commune et que finalement, une action a le mérite de faire exploser un cadre idéologique et philosophique. On est entraîné par l’action dans laquelle on met de côté son histoire pour faire avec. Il y a donc là une production humaine qui crée du commun et qui est pour moi extrêmement riche. Autant, quand la loi est la norme, je pousse pour cette subsidiarité ; autant dans les moyens de l’action et de la transformation, le projet est beaucoup plus puissant quand il est municipaliste que quand il s’agit d’un grand plan d’État. Ce dernier fonctionne pour un rattrapage, mais peut également basculer dans le totalitarisme. Ce qui va nous faire avancer, c’est la liberté et la chance.

LVSL – Quelle est pour vous la différence entre la planification écologique et le Green New Deal dont vous parlez dans votre livre ?

E.P. – Je ne tiens pas à insister sur la différence, car je suis plutôt dans la recherche de la convergence des concepts aujourd’hui. Pour prendre l’exemple de la Smart City bourrée de capteurs et de pilotage, la cité n’est pas regardée comme un foyer humain, mais comme une sorte d’usine dont il faut optimiser les déplacements et la production de déchets des pions humains. Les humains sont considérés comme des pions dont il faudrait optimiser les actions. La Smart City, avec son pilotage total, est déshumanisée. Elle est construite sur une mythologie techno-scientiste dans laquelle on n’a pas besoin de questionner à nouveau notre humanité et nos façons de vivre. On a juste besoin de se laisser piloter par le monde techno-scientiste. À l’inverse, je crois que la ville est un foyer humain qui concentre des solidarités, de la production de connaissances, de culture, d’échanges, que c’est profondément humain et que nous regardons la Smart City à rebours de ce qui est communément admis dans la littérature techno-scientiste. Nous ne sommes pas technophobe par principe, mais ça ne peut s’impliquer que dans une conversion humaine et l’exercice de la liberté humaine. Je n’ai pas envie de vivre avec une multitude de capteurs et suivant les préceptes de gens qui me pousseraient à avoir des comportements écologiques comme ils ont essayé de me pousser à consommer de façon compulsive. C’est une atteinte à mon humanité.

LVSL – Comment liez-vous « Liberté, égalité, fraternité » avec votre devise « Garantir, chérir et nourrir » ?

E.P. – Je n’ai pas encore réfléchi à cette question, qui est intelligente. J’aime bien les triptyques, cela me parle. Si je faisais un pendant, ce que j’ai cherché à faire c’est dire qu’on va se décaler du développement durable pour aller vers ce triptyque pour mener des actions qui garantissent des sécurités, chérissent les biens communs, nourrissent de sens et qui atteindront les trois échelles : l’individu dans sa solitude, le collectif (l’individu organisé) et l’institution (l’individu organisé en société). Comme dans le triptyque « Garantir, chérir et nourrir », la devise « Liberté, égalité, fraternité » parle à la fois à l’individu, au collectif et à l’individu organisé en société. C’est là que je situe le parallèle.

« Avoir de la pub est une décision politique » – Entretien avec Eric Piolle

Eric Piolle, maire de Grenoble. © Ville de Grenoble

Depuis 2014, Grenoble, jusqu’alors bastion du Parti socialiste, est dirigée par une majorité EELV-PG qui compte plusieurs militants des mouvements sociaux. Malgré cette victoire, la ville fait toujours face à une situation budgétaire difficile et les leviers du pouvoir municipal ont de nombreuses limites. Alors qu’arrivent bientôt les prochaines élections municipales, nous avons interrogé Eric Piolle, le maire de Grenoble, sur certains enjeux marquants de son mandat afin de mieux comprendre le potentiel d’une gestion municipale progressiste.


LVSL – Commençons par les élections municipales de 2014 : qu’une liste du courant municipaliste portée par les citoyens qui se revendique de la gauche et de l’écologie politique, parvienne à gouverner une des plus grandes villes de France, c’était exceptionnel. Comment avez-vous vécu les choses à l’époque et pourquoi n’était-ce pas le cas ailleurs?

Eric Piolle – Je pense qu’à Grenoble, comme ailleurs, l’écologie politique est ancrée dans la citoyenneté locale et avait démontré sa capacité à porter l’intérêt général, sa capacité de travail, d’ouverture et d’exigence. D’abord, cela était porté par des listes d’une écologie politique locale, « Ecologie et solidarité » de manière autonome depuis 1977, sauf en 1983, qui reste un mauvais souvenir pour la gauche et les écologistes à Grenoble avec l’élection du maire corrompu [Alain Carignon devient maire RPR de Grenoble, jusqu’alors bastion de la gauche, et sera condamné à de la prison ferme en 1996, il prépare son retour pour 2020, ndlr]. La reconquête de la remunicipalisation de l’eau à la fin des années 1990 est devenue emblématique, après sa privatisation liée à la corruption de Carignon et de ses équipes, puis l’atermoiement du PS lors de la victoire de 1995. Une eau pure et non traitée, des investissements triplés, une baisse du prix pour l’usager, un comité d’usagers… cette vraie exigence de bonne gestion du bien commun a marqué le territoire. Évidemment, il y a eu la rupture de 2008 quand les sociaux-démocrates ont préféré s’allier avec des anciens adjoints de Carignon, avec le président des amis de Nicolas Sarkozy pour l’Isère en 2007, tout ça pour ensuite se débarrasser de ces partenaires exigeants en 2008. On avait également le succès de la caserne de Bonne, premier écoquartier de France qui avait été porté par l’adjoint de l’urbanisme qui était la tête de liste de 2001. Des succès concrets qui parlent au quotidien, une exigence autour de l’intérêt général qui parlent aux gens donc. Ça existe ici, mais aussi sans doute dans bien d’autres endroits , parce que ces mouvements écologistes et citoyens ont cette caractéristique d’un travail des dossiers, d’un engagement etc.

Là où nous avons porté une vision politique nouvelle, c’est qu’au lieu de voir ces différents contre-pouvoirs comme des victoires particulières ou une corde de rappel sur un pouvoir social-démocrate déviant, notre parti pris a été le suivant : nous étions potentiellement en capacité de proposer un projet qui corresponde à une majorité culturelle et nous permettant, nous, de devenir les leaders de cette majorité pour la mettre en acte. Je crois que c’est ça le gros travail qui a été fait. Bien sûr, nous étions beaucoup à faire depuis longtemps le diagnostic d’un effondrement du bipartisme. Avec Macron, il s’est trouvé un avatar supplémentaire, mais qui est la fusion d’un bipartisme qui s’effondre parce qu’il n’y a plus de différences idéologiques et de capacité à apporter un progrès sur à peu près tout… Ce sont devenus des syndicats d’élus, de simples gestionnaires, incapables de saisir les défis de la société d’aujourd’hui. On a aussi un pôle de repli sur soi autour de l’extrême-droite qui a une stratégie de prise du pouvoir par les élections et qui l’a déjà fait dans l’histoire, et de l’autre côté un champ potentiellement important mais qui n’arrivait pas à accéder au pouvoir parce qu’il se vivait comme contre-pouvoir, comme une constellation de petits contre-pouvoirs et n’était pas capable de se mettre au service d’un projet qui dépasse les formations politiques.

C’est ça notre aventure. De fait, ce pari a été couronné de succès. Ça a changé notre structure mentale de devoir proposer un projet de majorité et non pas un projet de négociations à la marge entre les deux tours. Nous avons pensé une façon d’aborder l’exercice du mandat, de rassembler en amont et ça a rencontré un souffle parmi les citoyennes et les citoyens, d’abord pendant la campagne, puis après les élections. Pour moi ce n’est pas une surprise, j’ai travaillé à cela pendant trois ans quand même. Le plus compliqué, le plus long, c’est ce changement culturel au préalable, mais on s’inscrit dans une histoire. Et cette histoire elle existe différemment ailleurs. Ceux qui me disent « Oui, mais à Grenoble c’est très spécifique… », je leur rappelle que les écolos ont fait 15% à l’élection de 2008. Or, il y a d’autres grandes villes où les écolos font autour de 15% et où il y a eu des grandes victoires symboliques. Donc il y avait ces conditions ici mais elles existent aussi ailleurs.

L’écoquartier de la Caserne de Bonne © Alain FISCHER 2013, Ville de Grenoble.

LVSL – Au moment où vous récupérez la gestion de la ville, Grenoble est confronté à des difficultés financières graves. La dette de la ville la met sous la menace de la tutelle de l’État, les impôts locaux sont d’ores-et-déjà assez élevés, et en plus les dotations de l’État diminuent. Comment maintenir une gestion budgétaire correcte dans cette situation ? Quels arbitrages avez-vous fait ?

EP – D’abord on peut se battre politiquement contre le choix qui a été fait par les présidents successifs, et encore plus par l’actuel, de se soumettre à l’emprise de la finance. Il faut rappeler qu’en l’espace de moins de 5 ans, 3 000 milliards d’euros ont été créés dans la zone euro et que personne n’a vu la couleur de cet argent, ni les États pour leurs politiques publiques, ni l’Europe pour la transition énergétique et sociale, ni les collectivités qui ont vu leurs ressources baisser. Cet argent est parti dans la spéculation et prépare une bulle qui va finir par éclater. Il y aura une nouvelle crise financière, sauf que celle de 2008 a été contenue par les pouvoirs publics via une hausse de 20 points de l’endettement dans tous les États, cette fois-ci ils auront moins d’outils pour lutter contre. Donc on est plus exposé et c’est plus dangereux.

Après, une fois que ce choix-là est fait au niveau national, nous, en tant que collectivité, on a des règles d’or à respecter. Or, il était clair qu’il y avait un ressentiment face à notre succès de 2014, comme si c’était un jeu de ping-pong entre la droite et la gauche et qu’on leur avait piqué la balle. Il y avait vraiment une union sacrée pour venir nous taper dessus et pour nous faire rendre la balle. Dans ce cadre-là, il était clair de notre point de vue qu’ils ne nous feraient aucun cadeau. Nous avons donc fait le choix délibéré de garder le contrôle politique de la situation. Dans les derniers comptes administratifs disponibles, ceux de 2012, on découvre une épargne nette négative et deux éléments qu’on connaissait : nous avons les impôts les locaux les plus hauts des villes de plus de 5000 habitants et nous sommes dans le top 5 de la dette par habitant des villes de plus de 5000 habitants, plus de 50% au-dessus de la moyenne.

« Deux semaines après notre élection, Valls annonce la baisse de dotations de l’État et nous perdons 20 millions d’euros sur un budget de fonctionnement de 240, un mois de budget ! »

Nous nous sommes fixés le prérequis suivant : « On garde le contrôle de la situation, on ne s’expose pas à une mise sous tutelle ou un pilotage de l’extérieur ». Deux semaines après notre élection, Valls annonce la baisse de dotations de l’État et nous perdons 20 millions d’euros sur un budget de fonctionnement de 240, un mois de budget ! Donc il nous faut à la fois retrouver une épargne nette positive pour respecter les deux règles des collectivités locales qui empêchent la mise sous tutelle et absorber cette baisse de 20 millions.

Les premières mesures sont des mesures de sobriété dans le train de vie de la mairie, qui conviennent finalement à tout le monde ou presque, ça allait très bien avec le fait qu’on voulait casser le mur entre les citoyens et les élus, donc on baisse nos indemnités. Il faut rappeler qu’en 2008, la réaction du PS face à la crise, c’était de se voter une hausse d’indemnité de 25% en 2008 et d’augmenter les impôts de 9% ! Nous, on baisse les indemnités, on rend les voitures de fonction, de toute façon on se déplace à vélo, à pied ou en transports en communs et on applique aussi une sobriété dans les notes de restaurants, qui ont été divisé par trois c’est quand même notable. D’ailleurs les restaurateurs ont senti passer la pilule, mais ces genres de restaurant ont retrouvé une clientèle.

Sobriété et efficacité aussi dans les modes de gestion : on peut souligner la régie du téléphérique qui perdait de l’argent et qui, sous l’impulsion de son président Pierre Mériaux, en regagne. On peut citer Alpexpo qui était un gouffre financier à plusieurs millions d’euros par an et qui est revenu à l’équilibre sous l’impulsion de son président Claus Habfast. On peut citer le palais des sports qui coûtait 1,7 millions d’euros d’argent public pour une gestion par une association privée qui organisait à peu près 10 événements publics par an. Maintenant, ils nous coûtent 700 000 €, on a économisé 1 million d’euros, et on l’a ouvert en termes de nombre et de diversité d’évènements, ce lieu emblématique des Jeux olympiques de 1968 est redevenu un endroit fréquenté par toute sorte de Grenoblois et de Grenobloises. Pour les 50 ans des JO, on a mis en place une patinoire gratuite pendant plusieurs semaines, on a fait des galas, des entreprises privés le loue, il y a des concerts de 7000-8000 spectateurs, il y a de tout.

Tout ça nous a permis de survivre, de passer le cap des premières baisses de dotations. Et puis derrière, nous avons lancé une réflexion autour du périmètre de l’action publique pour avaler les deux autres tiers de baisses des dotations. On l’a fait dans un format original, pas dans un pouvoir hiérarchique concentré au niveau du maire et ensuite descendant dans les services via le directeur général des services, mais dans un système de réseau où les élus et les directeurs travaillent ensemble pour questionner le périmètre d’action de la ville au regard de trois axes :

D’abord, un axe d’efficacité de bonne gestion autour du patrimoine, des tarifs, etc. Ensuite un axe autour des compétences, sur ce qu’on fait alors que ce ne sont pas nos compétences ou comme opérateur des autres, mais avec des écarts de financement colossaux entre ce qu’on nous donne et ce qu’on dépense. Enfin, un troisième axe autour de la culture urbaine est de repenser la ville. On est la troisième ville-centre la plus dense de France, il faut repenser les questions de coutures urbaines pour éviter cette fermeture latente qui s’est fait avec les années. Autour de chaque quartier, il doit y avoir tout, comme c’est un petit monde. Il faut une école primaire tout près de chez soi où l’on va à pied, avec les enfants, mais un collège ou une piscine ça peut être un peu plus loin. Par exemple, quand vous faites votre passeport une fois tous les cinq ans, si c’est dans trois lieux au lieu de sept, c’est possible. C’est un plan qui se déploie depuis mai 2016 et qui est train de se terminer. Ça ne nous permet pas de retrouver une situation financière très réjouissante, mais de rester à flot, de garder le contrôle politique et d’avoir quand même des moyens d’action.

LVSL – Grenoble est parfois dépeint comme le « Chicago français » en raison de l’insécurité. Récemment, des violences urbaines ont eu lieu suite à la mort tragique de deux jeunes sur un scooter volé. Cette question de la sécurité en pose beaucoup d’autres : la légalisation du cannabis que vous portez mais qui n’avance pas dans le débat politique en France, la question de la Police de sécurité du quotidien dont l’expérimentation vous a été refusée par Gérard Collomb, la vidéo-surveillance… Comment répondez-vous à cette demande de sécurité légitime qu’ont les citoyens, même si elle est parfois utilisée à mauvais escient à des fins politiques ?

EP – Dans ce débat sur la sécurité, il me semble d’abord important de ne pas se faire enfermer uniquement sur la question de la sécurité physique qui s’est tendanciellement quand même largement améliorée en France et partout en Europe : les homicides ont fortement baissé et désormais la catégorie majeure dans les chiffres de la criminalité, ce sont les vols de voitures et les vols d’objets dans les voitures, qui ont aussi fortement baissé. Même les cambriolages de commerces sont en forte chute, parce qu’il y a moins d’argent liquide qui circule. Et en parallèle, on a une montée générale de la violence dans la société, on le voit évidemment dans les mouvements sociaux: la parole disparaît et on se retrouve coincé entre une violence d’État et une violence sociale pour s’exprimer. La sécurité, c’est donc un champ assez large. Nous, notre objectif est de garantir des sécurités en matière de biens communs, de liberté de contribuer, de garantir la sécurité du logement, de l’alimentation, de l’accès à la mobilité… Si l’on oublie cela, on masque des enjeux relatifs à la sécurité. Nous avons donc une vue globale sur la sécurité.

« Au lieu d’avoir une police au milieu des habitants, qui est là pour les protéger, on a surtout une police d’intervention, qui est en plus mise en accusation par les habitants. Sous Sarkozy, on a perdu 120 policiers, c’est colossal. »

Maintenant, évidemment la sécurité physique à Grenoble est une question latente et réelle depuis des décennies. Nous sommes à la fois là pour assurer la tranquillité des publics via notre police municipale, l’une des plus importantes de France numériquement, et en coopérant avec l’État dans ses missions régaliennes. Dans le cadre de cette coopération, nous disons : notre politique de lutte contre la drogue est en échec total, en matière de santé publique, en matière de sécurité avec la violence entre trafiquants et de violence de ceux qui sont sous l’emprise de la drogue. Mais c’est aussi un échec dans la capacité de la République à avoir des pouvoirs régaliens en situation acceptable : il y a une violence pour les policiers dans leur travail à être exposés à des trafiquants au vu et au su des habitants sans pouvoir y répondre. C’est extrêmement violent pour les policiers de passer devant des dealers qui sont assis dans des canapés à 100 mètres du commissariat et ne pas avoir, objectivement, les moyens humains et techniques, les outils législatifs pour lutter contre cela. Donc ils sont interpellés par les habitants qui leur disent: « Regardez, vous voyez bien ! Et vous ne faîtes rien ? ». Au lieu d’avoir une police au milieu des habitants, qui est là pour les protéger, on a surtout une police d’intervention, qui est en plus mise en accusation par les habitants. Sous Sarkozy, on a perdu 120 policiers, c’est colossal.

Face à cet échec, la légalisation du cannabis est une solution, on le voit maintenant : plus de dix États américains l’ont légalisé, le Canada depuis l’automne, le Portugal il y a fort longtemps. Je suis convaincu qu’on le fera, parce que tous ceux qui ont mené des politiques ultra-répressives se sont cassé les dents sur leur propres échecs. Au-delà de la drogue, notre volonté est d’avoir une police municipale qui est connue et reconnue des habitants, qui connaît le territoire et qui coopère avec d’autres acteurs en matière de sécurité. C’est ce travail que l’on fait tous les mois lorsque l’on fait des conseils de quartiers, des conseils de prévention de la délinquance dans chaque secteur de la ville. On étudie des cas très concrets de jeunes qui sont en train de basculer et on voit comment on peut les récupérer. C’est un travail de vigilance de terrain qui est porté par des élus tous les mois, avec différents acteurs, un travail de fond sur l’éducation. C’est aussi un travail sur la parole : dans le cadre de la Biennale des villes en transition, il y avait pour la deuxième fois un concours d’éloquence avec des entraînements pour des jeunes issus de quartiers populaires qui n’ont pas forcément les codes de la parole publique ou en tout cas pas de celle qui est acceptée par les institutions. Pour nous, faire émerger la parole c’est lutter contre les inégalités sociales, c’est aller chercher des compétences, des talents qui ne peuvent pas s’exprimer, mais aussi une forme de lutte contre la violence. C’est dans la disparition de la parole que naît la violence.

Après, on a pris des mesures très concrètes: on a rajouté une équipe de nuit au printemps dernier, on a équipé nos équipes de nuits de pistolet à impulsion électrique, adaptés à réguler la vie nocturne et à répondre au développement de cette violence au couteau. C’était important pour les conditions de travail des policiers et l’exercice de leurs missions. Nous avons acheté des caméras piétons pour clarifier l’interface entre notre police municipale et les citoyens. Là encore, c’est amusant : l’État nous dit : « Vous ne faîtes rien », alors qu’en fait on attendait le décret d’application depuis presque un an, il vient de sortir. On a aussi donné des moyens d’entraînement solides avec un nouveau dojo.

Nous faisons donc ce travail là, mais sans oublier les dimensions de prévention, d’une police au milieu des citoyens. Maintenant, c’est frappant mais c’est symptomatique, la présence policière ne rassure pas : aujourd’hui, quand vous voyez des policiers, vous vous dites « Je suis au mauvais endroit, c’est dangereux ! Il se passe un truc grave, il faut que je me cache ». C’est sidérant. Je le vois même avec les enfants : les parents avec des poussettes, s’ils voient un camion de police, ils pourraient se dire « Je suis en sécurité, il y a la police », or c’est l’inverse. On a totalement retourné la logique d’avoir une police parmi les habitants, qui est là pour la protéger, on a seulement une police d’intervention. Evidemment, ça amène des limites au dialogue.

C’est aussi ce qu’on voit dans les quartiers à la suite du drame de la mort de Fathi et Adam, il y a une colère qui s’exprime. Ce qui ressurgit à ce moment-là, c’est la discrimination reçue, réelle et perçue. Pourtant, l’ensemble des acteurs de terrains, des salariés, des associations, des bénévoles ont été à l’écoute. Les parents ont été extrêmement forts et dignes, ils sont sortis de leur deuil pour faire un appel au calme et demander à ce qu’il n’y ait pas de drame rajouté au drame. Nous avons été, moi y compris, à l’écoute et déterminés à continuer de tisser des liens dans ce quartier et dans les autres quartiers pour éviter cette propagation fondée sur le sentiment de l’injustice. Le procureur de la République a lancé une enquête pour connaître exactement les faits, c’est important parce que l’aspiration à la justice est grande. En définitive, je crois qu’il faut donc élargir cette thématique de la violence, on le voit avec le mouvement des gilets jaunes, c’est du jamais vu, une telle violence dans les manifestations. C’est important de le dire, ce n’est pas cantonné à des jeunes de quartiers relégués, loin de là. Il y a une sur-angoisse dans la société et peu d’espace de dialogue.

LVSL – Pour rebondir là-dessus justement : À la mairie, pour développer la démocratie participative, vous avez mis en place un budget participatif comme d’autres villes en France, mais aussi essayé quelque chose qui s’apparente au Référendum d’initiative citoyenne revendiqué par les gilets jaunes, mais celui-ci a été retoqué il y a quelque temps. Que mettez-vous en place au niveau de la démocratie directe ou participative à Grenoble et plus précisément via ce Référendum d’initiative citoyenne ?

EP – Pour nous, il faut s’entraîner à la démocratie, ça s’apprend. Pour les budgets participatifs, plus de 1000 personnes ont participé au dépôt des projets, donc ça mobilise, et c’est le cas dans tous les quartiers de la ville, à tous les âges. On l’a ouvert à l’ensemble des résidents, mais également aux mineurs et on voit que ça se diversifie. C’est réjouissant comme exercice de la démocratie, mais ça transforme aussi complètement notre ville, ça évite d’avoir des villes aseptisées où tout est partout pareil. Par définition, ce sont des projets spécifiques qui sont portés par les habitants, jamais vous retrouverez la Dragonne de la place Saint Bruno dans une autre ville. Dans les budgets participatifs il y a aussi ce changement de rapport entre les citoyens et le service public: on n’est plus dans une consommation. C’est important autant pour les agents de la ville que pour les citoyens. Sur l’idée d’Antoine Back, un des élus de secteurs, on a lancé il y a un an des chantiers « ouverts au public », comme pendant des chantiers interdits au public, ça marche extrêmement bien, beaucoup de gens viennent, portent des idées d’aménagement d’espaces publics délaissés ou en friche, et les transforment avec des agents à nous qui ont plaisir à transmettre et partager leurs savoirs. C’est un entraînement qui passe évidemment par les phases d’aménagement urbain que nous avons lancées nous, avec des diagnostics partagés et de la co-construction en amont, des phases d’informations, de concertation sur des projets déjà très cadrés. Nous avons cette volonté d’expliciter quel est l’enjeu. On a lancé des conseils citoyens indépendants qui reçoivent aussi une formation certifiée par Sciences Po. Les conseils citoyens sont indépendants, ils sont en capacité de poser des questions orales, des questions d’actualités au début des conseils municipaux, ce qu’ils font assez largement. On a aussi lancé des formations pour les citoyens sur le budget municipal organisées par nos services financiers, qui ont attiré beaucoup de monde initialement. C’est la première fois qu’un service finance va au contact des citoyens, c’est très intéressant pour eux : ils mettent en valeur leur métier, se questionnent sur le sens de leur métier, sur comment on l’explique à l’extérieur, aux citoyens. Maîtriser comment fonctionne un budget municipal, c’est de l’éducation populaire.

« Dans les budgets participatifs il y a aussi ce changement de rapport entre les citoyens et le service public : on n’est plus dans une consommation. C’est important autant pour les agents de la ville que pour les citoyens. »

Sur le référendum, dans notre cas c’était une votation citoyenne, on avait deux objectifs : d’abord pouvoir, par un droit de pétition, amener un sujet de débat au conseil municipal qui n’est pas dans le radar des élus et ou qui est connu mais remis à plus tard alors que l’enjeu est en fait immédiat. La deuxième chose, c’était la votation citoyenne comme droit de veto par rapport à une équipe : durant les élections, les citoyens choisissent un maire et une équipe avec un projet, un style, une méthode mais il se peut que sur telle ou telle propositions, les citoyens ne soient pas d’accord. Nous, on avait 120 propositions et si les citoyens veulent faire différemment, on se plie à cette décision. Effectivement, ça a été attaqué en première instance, où nous avons perdu, nous sommes maintenant en appel… On a été attaqué à la fois parce que l’État gouvernant, Macron en l’occurrence, continue les attaques lancées par Valls, à qui cela posait problème de déléguer la décision aux habitants et parce que c’était interdit de faire voter les mineurs et les résidents qui n’étaient pas inscrits sur les listes électorales. C’est totalement anachronique quand on voit maintenant les thèmes du Grand débat et le besoin d’expression dans le mouvement des gilets jaunes… Il y a une surdité. C’est assez marrant parce que pleins de gens sont venus nous voir pour ces expériences, pour mener des missions parlementaires, et dans le même temps on se fait attaquer, casser par le gouvernement Macron. Mais je pense que le débat va forcément revenir sur la table grâce à la mobilisation des gilets jaunes.

LVSL – Sur votre politique de transport : vous avez limité la place de l’automobile en ville en limitant la vitesse, en instaurant la piétonisation dans certaines rues et avec une politique différente sur les parkings. Se pose alors la question du niveau de développement des transports en communs, parce qu’il faut bien proposer des alternatives. Parmi les 120 propositions sur lesquelles vous avez été élu, l’une était la gratuité des transports publics pour les jeunes de moins de 25 ans. Aujourd’hui la gratuité des services publics progresse comme idée, en France on a l’exemple de Dunkerque pour les transports en commun. Quel regard avez-vous sur cette question de la gratuité des transports public ? Rappelons qu’il y a une enquête préliminaire sur le sujet lancée par le SMTC.

Avec Strasbourg, Grenoble est la ville où la part du vélo dans les déplacements est la plus forte en France: plus de 15% en 2017 © Sylvain Frappat – Ville de Grenoble 2017

EP – Il y a effectivement une étude lancée par le SMTC. Tout à l’heure, nous parlions de garantir des sécurités : nous, ce qui nous intéressait dans la gratuité pour les 18-25 ans, c’est que les dépenses de la mobilité sont une des contraintes de revenu les plus importantes pour cette catégorie d’âge, donc c’était pertinent. Deuxièmement, c’est le moment où le jeune on prend son indépendance, donc il ne faut pas que son imaginaire par rapport à la mobilité soit « J’ai besoin d’une voiture », mais plutôt « J’ai des solutions de mobilités qui s’offrent à moi : les transports en commun et l’autopartage par exemple, donc mon objectif premier n’est pas d’avoir une voiture ». On a donc divisé par deux les tarifs, puis on s’est retrouvé coincés parce que c’est un vote administratif des transports en communs, où il y a 17 membres, et il n’y a plus eu de majorité pour aller plus loin. Bien qu’une étude du SMTC ait montré que c’est bien sur cette catégorie-là que porte la dépense contrainte en matière de mobilité. Sur la mobilité en générale, cette étude est lancée : la question c’est le financement et le développement de l’offre.

Par rapport à Dunkerque, je connais bien Patrice Vergriete, j’ai eu l’occasion d’en parler avec lui, les ressources usagers c’était 4 millions d’euros, et en pratique il n’y avait presque pas de réseau de transports et il était peu utilisé. Les enjeux sont différents dans une métropole où on a 90 millions de voyages, donc plus de 200 voyages par habitants par an, et un réseau qui est problématique. Aujourd’hui il faut rajouter des transports urbains et essayer de désengorger les lignes actuelles en proposant des alternatives de cheminement. Il y a toute une section, dans le centre-ville notamment, où les trams sont blindés, ils sont à la queue leu leu. Donc la question de la gratuité est aussi celle de l’impact du report modal : quand c’est voiture versus transport en commun c’est super, si c’est piéton versus transports en communs, il faut faire attention. A Dunkerque, ça a coûté 4 millions, la gratuité des 18-25 c’était 3 millions et quelques, mais toutes les recettes passagers c’est plus de 30 millions. Dont une partie très significative est financée par les entreprises parce que les abonnements de ces passagers sont pris en charge, au moins à moitié, par les entreprises. Donc en pratique, avant de faire une croix sur cette recette de plus de 30 millions financée en partie par les entreprises, il faut identifier quel est l’autre modèle économique que l’on propose. Donc les études, et notamment celles sur la gratuité ciblée et ce qu’elle permettrait comme bascule, nous donneront des éléments d’indication.

LVSL – Pour l’instant vous préférez donc continuer à avancer vers une gratuité ciblée pour des question de faisabilité ?

EP – Oui.

LVSL – Un projet est problématique pour de nombreux Grenoblois : celui de l’élargissement de l’A480 [autoroute périphérique de Grenoble, qui va être élargie de 2 à 3 voies dans chaque sens, ndlr]. Bien que la mairie ne soit pas entièrement compétente et entièrement responsable de cet aménagement, comment voyez-vous les choses par rapport à ce genre de projet ?

EP – D’abord, ce projet fait partie du plan de relance des autoroutes de Valls, qu’il faut combattre, et qui est d’ailleurs combattu au tribunal sur sa légalité…

LVSL – Oui, c’est un cadeau aux sociétés d’autoroute qui augmentent les prix des péages…

EP – Exactement. C’est une gabegie totale en terme d’argent public et en termes de vision. Ce plan, nous continuons donc de le combattre au plan national. Nous disons que ce projet ne peut se faire qu’à condition qu’il soit un pas vers la mobilité de demain, qu’il soit connecté à notre plan de déplacement urbain et c’est pour ça que nous demandons une voie de covoiturage qui serait une première en France. Nous avons demandé et obtenu le passage à 70km/h. On demande aussi une voie réservée aux transports en commun depuis l’axe Sud, on avait été le premier territoire à le faire il y a une dizaine d’année pour l’axe Nord-Ouest. Deuxièmement, il faut que cela améliore les conditions des riverains, d’où le 70km/h pour le bruit, des murs anti-bruit, des mesures autour de la pollution sur la nature des revêtements pour agir sur le bruit etc. Et puis il y a un troisième volet autour de la préservation de la nature, donc on coupe des arbres parce que c’est nécessaire, mais on en replante deux pour un sur site etc. Enfin, je pense qu’il y a une demande tout à fait légitime qui monte pour évaluer l’impact en matière de circulation puisqu’on a gardé les verrous Nord et Sud, parce que nous avons aussi demandé à abandonner le projet de l’A51, ce qui a été fait. Le département a clairement énoncé qu’il ne soutenait plus l’A51 [autoroute non-terminée devant relier Grenoble à Marseille en passant par Gap, ndlr]. Sinon on était en train de faire une deuxième vallée du Rhône en fait, c’est une victoire. Et le fait de garder les verrous Nord et Sud évite d’aspirer plus de voiture depuis l’extérieur et de continuer cette folie humaine dans laquelle nous sommes engagés depuis des décennies.

Il faut garder cette exigence pour que le projet amène quelque chose. De même, nous avions affirmé la nécessité de faire des travaux autour du Rondeau et de passer ce contournement à 2 fois 2 voies contre 2 fois 1 voie aujourd’hui, où les deux autoroutes se connectent dans un entonnoir, un goulot d’étranglement géant, et cela également fait partie du projet. Il faut garder une exigence extrêmement forte pour que ce projet à 300 millions, s’il doit se faire, se fasse pour améliorer les choses dans ces trois domaines, surtout qu’on ne va pas y revenir avant longtemps. C’est pour ça qu’on bataille beaucoup, on a obtenu les 70km/h mais on continue de se battre pour le covoiturage et la voie réservée parce que c’est un impératif.

LVSL – Donc si le projet se fait, autant qu’il soit fait correctement ?

EP – Il faut retourner la question: il ne peut pas se faire si toutes ces conditions ne sont pas remplies, sinon c’est vraiment de la gabegie, un non-sens de la part de l’État, et pour le territoire ça n’a aucun intérêt non plus.

LVSL – Quelque chose de très différent dont on entend jamais parler dans le débat public en France c’est la question de la publicité. Aujourd’hui, à Grenoble, à l’exception des vitrines de magasins et des abris-bus, il n’y a plus de publicité. Pourquoi avoir pris cette décision ?

EP – D’abord réduire la place de la publicité, c’était dans nos engagements. Il y a eu l’opportunité pour faire très vite puisque la concession de JCDecaux arrivait à son terme en 2014 et on ne l’a pas renouvelée. On a leur quand même laissé 6 mois pour enlever leurs panneaux, ce qui n’est pas prévu dans le contrat, normalement ils devraient les enlever dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier. Ça montre à quel point ces contrats sont faits pour ne jamais être rompus. C’est intéressant à pleins de titres. D’abord parce que le premier retour qu’on a eu c’est « Ah mais c’est possible ! », parce que c’est une décision politique d’avoir de la pub. Je trouve que c’est important parce que ça redonne du pouvoir et de la légitimité au politique, qui n’est pas seulement là pour organiser la disposition des chaises sur le pont du Titanic en quelque sorte. En réalité, nous sommes une communauté, nous avons des moyens de décider comment nous voulons vivre, même s’il y a des contraintes et qu’on ne peut pas tout faire. Donc cette symbolique autour de la décision politique était très forte.

« Ça satisfait l’imaginaire des grands-parents qui n’ont pas envie de voir ça quand ils amènent leur petits-enfants à l’école, mais aussi l’anticapitaliste qui lutte contre la surconsommation, l’environnementaliste pur et dur qui veut mettre des arbres à la place des panneaux, le commerçant de proximité qui de toute façon ne pouvait se permettre de faire de la publicité sur ces affichages vu le prix… »

Ensuite c’est intéressant parce que c’est le genre de mesures qui appartiennent à pleins d’imaginaires différents : ça satisfait aussi bien l’imaginaire de grands-parents qui amènent leurs petits enfants à l’école et que ça ulcère de passer devant des panneaux de pub pour des bagnoles, de la lingerie féminine et de l’alcool. L’image de la femme véhiculée est d’ailleurs assez marquée. Ça satisfait donc cet imaginaire des grands-parents qui n’ont pas envie de voir ça quand ils amènent leur petits-enfants à l’école, mais aussi l’anticapitaliste qui lutte contre la surconsommation, l’environnementaliste pur et dur qui veut mettre des arbres à la place des panneaux, le commerçant de proximité qui de toute façon ne pouvait se permettre de faire de la publicité sur ces affichages vu le prix… Si on avait dû se mettre d’accord avant sur les raisons pour lesquelles on prend chaque décision, jamais on y arrive. On s’engueule sur les raisons, que ne partageons pas tous, alors que l’action nous réunit tous.

On a quand même enlevé plus de 320 panneaux, plus de 2 000 mètres carrés de publicité ! Nous sommes maintenant en train de revoir le règlement local des publicités, qui est intercommunal désormais. Il y a également le renouvellement de la concession pour les transports en commun qui arrive, où je pense que nous allons enlever à nouveau à peu près le même nombre de panneaux [depuis l’interview, une forte réduction de la pub a été prévue sur ces deux terrains, voir ici et ici, ndlr]. Il n’y aura pas de suppression totale mais on va continuer la trajectoire de forte baisse de la pub. C’est important, puisqu’on dit avec raison qu’on est une société de la surconsommation, que notre espace public soit un espace public de projets, où l’on fait de l’agriculture, où l’on plante des arbres… L’espace public peut amener des conflits d’usage mais c’est aussi un espace de rencontre, un espace social. Pour une ville qui n’a été construite qu’avec des rues, qui ne sont pas des rues mais des routes, des axes de circulation, avec de la surexcitation de consommation un peu partout, c’est un enjeu majeur. Ce changement de pied est donc central.

LVSL – Pour finir, je voulais savoir ce que vous pensez de 2020 et des enjeux de l’élection municipale à venir.

EP – Je pense que la dernière fois, l’enjeu finalement c’était : il y a des propriétaires du système, est-ce qu’on a une alternance à proposer à cela ? Pour 2020, est-ce que tout cet appétit de transition sociale et environnementale, par exemple le fait qu’on ait mis tous nos tarifs en tarifications solidaire, même pour l’eau etc., sera encore là ? Notre démarche a été de dire : « Non, on n’est pas obligé de faire comme d’habitude juste parce que c’est comme ça, nous sommes une majorité à avoir des aspirations qui sont autres ». Et cette majorité, si elle change de stratégie, peut gagner et conduire les affaires publiques.

Je pense que les électeurs ont confirmé leur vote en faveur de cette expérience, on l’a vu aux cantonales, aux régionales, aux législatives, aux présidentielles, même s’il n’y a pas eu de scrutin depuis maintenant deux ans. Nous exerçons le pouvoir dans l’intérêt commun autour d’un projet de démocratie, de boucliers sociaux, environnementaux, d’une ville à taille humaine. Plein de décisions que nous prenons viennent heurter des changements, sont mal comprises, ou sont parfois des erreurs, évidemment on en fait aussi. Ça peut donc créer un petit questionnement, « Oh oui, mais ça va m’embêter en bas de chez moi ça, c’est plus compliqué ainsi » ou « Telle décision je ne la comprends pas » etc. Donc est-ce qu’on tient ce cap déterminé, exigeant, cohérent, courageux, plutôt que d’être face au mur du dérèglement climatique et des enjeux sociaux et de se dire en permanence: « Bon, c’est pire que l’année dernière, ça veut dire qu’il faudra qu’on fasse plus dans l’avenir » ?

Nous, on a changé de pied, on agit partout, on va s’entraîner pour cette transition et on y prend plaisir : en termes de déplacements, en fait c’est agréable, un centre-ville plus piéton, avec plus de vélos. Aller au boulot en vélo, même sous la pluie, c’est agréable. Le plan que nous avons mis en place pour couvrir les besoins en électricité des Grenoblois en 2022 avec une énergie 100% verte, c’est-à-dire ni nucléaire ni fossile, n’est possible que parce qu’on a une entreprise publique locale, GEG, qui est en capacité d’investir pour cela. Nous allons réaliser la transition énergétique, qui est aussi une transition sociale : il y avait 1000 personnes qui bénéficiaient des tarifs sociaux quand on est arrivé, il y en a maintenant 7000, parce qu’on a poussé l’accès au droits. On a lutté contre la précarité énergétique, mais on travaille aussi sur la santé, sur l’alimentation etc.

Au final, on gagne en confiance dans notre capacité à être collectivement à la hauteur des enjeux qui nous font face plutôt que de se dire qu’on va dans le mur et qu’on y va de plus en plus vite. Même s’il y a des choses qui ne plaisent pas à tel ou tel et qu’il y a des problèmes de communication, la question est : est-ce que l’on fait le pari de continuer ce changement-là ? Pour nous, ce cap là est pertinent, on veut continuer à porter cette cogestion. Sinon il y aura En marche !, voilà. Et on voit la traduction concrète des politiques En marche ! sur le terrain, que ce soit sur les contrats aidés, sur le logement et le logement social, sur la politique de la ville, sur le prix de l’énergie, sur l’accès au soin, énormément de choses…

 

100 milliards d’euros : ce que coûte chaque année la pollution à la France

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Tandis que les pics de pollution atmosphériques sont désormais récurrents dans de nombreuses villes françaises, les autorités, qui en connaissent le coût démesuré pour la santé publique et l’environnement, sont réticentes à mettre en place des mesures décisives pour les combattre.

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Les ours blancs débarquent à l’enseigne 

Un peu moins d’un an après le triomphe symbolique de nos gouvernants à la COP21, le spectre du changement climatique se fait plus menaçant que jamais. Pendant tout le mois de décembre, une horde d’ours polaires avaient quitté (ou fui?) leur banquise pour venir folâtrer dans les rayons du magasin de luxe parisien l’Enseigne. Très jolie à voir, la présentation commençait par un globe terrestre dont la banquise couvrait une très grande partie du pôle nord. Ironie ? Car derrière ce conte pour enfants se cache la réalité : 2016 pulvérise les records de fonte de la banquise, avec des anomalies de température montant jusqu’à 18°C aux pôles le 22 décembre.

Pics de pollution dans toutes les grandes villes françaises

Sans parler des conséquences catastrophiques sur la libération de méthane avec le dégel annoncé du permafrost, remontons à la cause majeure de ce grignotage : les émissions de gaz à effet de serre. Le mérite des pics de pollution, si l’on peut dire, est de nous rappeler que notre modèle énergétique fondé-sur-le-nucléaire-qui-n’émet-pas-de-gaz-à-effets-de-serre est un modèle très carboné.

Pic de pollution le 7 décembre (franceinter.fr)
Pic de pollution le 7 décembre

Culotté, le sorcier Sarkozy pour rejetait la faute sur la charbonnière Merkel : “Quand je vois que les allemands viennent de rouvrir toutes leurs centrales à charbon qui envoient leurs particules jusqu’à Paris qui nous inondent…” avait-il osé déclarer. Certes, le charbon fournit 40 % de l’électricité allemande, contre un tiers pour l’ensemble des sources renouvelables. Mais le lien de cause à effet avec la pollution aux particules fines est plus que douteux. En effet, l’un des principaux émetteurs de ces particules, c’est le moteur à diesel. Or, la France est championne du diesel en Europe : l’INSEE a d’ailleurs relevé une augmentation récente de la part des véhicules diesel dans le parc automobile français (de 59,2 % à 62,4 % entre 2012 et 2015). De toute façon, même un collégien peu dégourdi serait capable en regardant une carte comme celle-ci (situation au 7 décembre) d’en tirer un constat simple : les poches de particules fines ont une tendance assez nette à se concentrer sur les grandes agglomérations.

L’effet boule de neige

Une pincée de campagne, une pincée de ville, résultat explosif (asso.airparif.fr)
Une pincée de campagne, une pincée de ville, résultat explosif 

Parmi les grands méchants pollueurs, on ne présente plus le méthane, issu de la digestion des bovins notamment. : son effet de serre est 23 fois plus puissant que celui du CO2. Le dioxyde d’azote est lui impliqué dans de nombreux scandales industriels (dernier en date chez le constructeur automobile Fiat Chrysler). Mais saviez-vous que l’ammoniac, qu’on trouve dans les nettoyants industriels à l’odeur insupportable, est lui aussi un polluant atmosphérique de premier ordre ? Ce composé, qui permet aux végétaux d’incorporer l’azote contenu dans l’atmosphère, est essentiellement émis par les engrais industriels, et le stockage du lisier, émis lui-même par l’élevage (surtout l’élevage intensif, avec les problèmes d’algues vertes qu’on lui connaît). Comme quoi, Angela n’est pas la source de tous nos maux, même si l’Europe se passerait bien volontiers de l’industrie charbonnière allemande.

 

 

Une facture très salée : des dizaines de milliards d’euros qui partent… en fumée

Pour essayer d’éclaircir le préjudice sanitaire et donc économique de la saturation de l’air en saloperies diverses et variées, une commission d’enquête sénatoriale a rendu public un rapport intitulé “Pollution de l’air : le coût de l’inaction” (juillet 2015). Spoil alert : les conclusions sont accablantes.

Il s’agissait, selon Mme Leïla Aïchi, sénatrice de Paris, de prendre en compte non seulement les répercussions des épisodes spectaculaires de pollution, mais aussi et surtout la pollution dite “de fond” : celle que les professionnels de santé rattachent à diverses maladies respiratoires (bronchopneumopathie obstructive, cancers du poumon….), cardiaques (infarctus, entre autres ), mais aussi, par un effet de prévalence, à la maladie d’Alzheimer et à l’obésité. La même qui endommage la biodiversité, défigure les bâtiments et contamine l’eau.

Première conclusion : la “faiblesse de la mobilisation de l’Etat face à un enjeu qui est durablement inscrit au premier rang des préoccupations de nos concitoyens“. Ensuite : le résultat de l’ “effet cocktail” des différents polluants, peut être évalué, en ajoutant les coûts non sanitaires (baisse des rendements agricoles, dégradation des bâtiments, etc.) aux coûts sanitaires, à hauteur de 68 à 97 milliards d’euros. Pas dans le monde, pas en Europe, en France. Et le bénéfice net de la lutte contre la pollution de l’air tourne quant à lui autour de 11 milliards d’euros par an, ce qui est tout aussi astronomique.

Mode d’emploi pour le grand nettoyage

Bien sûr, il nous faut des fables d’ours polaires facétieux pour ne pas sombrer dans le défaitisme face au réchauffement du climat, à l’acidification des océans, à l’effondrement de la biodiversité, à la chute de la fertilité des sols… et au cynisme des grandes entreprises. Mais il faut transformer l’essai esthétique en pratiques responsables.

En jetant un œil aux recommandations du rapport, les amateurs de mesures concrètes et vraiment ambitieuses resteront sur leur faim. Mise en place d’une fiscalité écologique sans risquer le “fiasco” de l’écotaxe, mieux coordonner les plans nationaux, les schémas régionaux et les plans de protection de l’atmosphère, favoriser l’innovation, accompagner les acteurs (TPE, PME) dans leur transition vers des activités non polluantes grâce à BPI France, ou encore promouvoir le coworking et le télé-travail : c’est jouer petit bras, dans la mesure où il s’agit pour l’essentiel de revendications qui ne seront pas entendues par le pouvoir en place, ou qui seront traduites qu’en termes de “recommandations” sans réel pouvoir de contrainte, morale et juridique.

La responsabilité du diesel n’est plus à démontrer : dès maintenant, il faut contraindre les industriels automobiles à organiser très rapidement l’après-diesel. Par exemple en sanctionnant très sévèrement les tricheurs (ex. Vökswagengate), en durcissant le système bonus-malus tout en organisant la possibilité, afin de ne pas créer davantage d’injustices sociales, pour les propriétaires de véhicules diesel de pouvoir se tourner à peu de frais vers des véhicules hybrides ou électriques, en sautant la case essence, et donc en boostant l’actuelle prime à la conversion. En matière de pollution de l’air intérieur, il faut tout simplement bannir les solvants et métaux lourds soupçonnés de nuire, surtout en synergie, à la santé.

De même, la nécessité d’une transition du modèle agricole productiviste actuel vers un modèle écologique (agroécologie, permaculture, fermes polyvalentes), soulevée timidement par le rapport, passe nécessairement par l’arrêt des subventions massives accordées aux méga-exploitations et leur affectation à la création de dizaines de milliers d’exploitations intensives en main d’oeuvre, afin de les réorienter vers une agriculture socialement responsable L’accompagnement pédagogique des citoyens doit lui aussi être ambitieux, à l’école, dans les médias ou sur le lieu de travail, à propos de la nécessité de réduire la part des protéines carnées dans notre alimentation, et en matière d’éco-responsabilité en général.

Histoire, au moins, de pouvoir regarder les vrais ours polaires sans frémir de honte.

Crédits photos :

  • sortiraparis.com
  • franceinter.fr
  • asso.airparif.fr
  • Patrick Kovarik-AFP (bfmtv.com)