Insurrections : comment vaincre la tyrannie du « Et après » ?

En 2019, tandis que révoltes et insurrections ont grondé à travers le monde (France, Haïti, Liban, Équateur, Chili, Irak…), le premier réflexe a consisté à interroger les causes de ce soulèvement généralisé. Par-delà les divergences nationales, ce sont en effet les inégalités économiques et sociales ainsi que la confiscation de la souveraineté populaire qui se sont révélées être au cœur des mobilisations. Mais à l’examen des raisons a symétriquement répondu l’heure du « bilan », qui voulait, comme à chaque fois, mettre les luttes au passé, faire résonner la redoutable logique du « Et après ? » et reconduire vers les routes de la servitude et de la résignation. Un certain ton qu’il est urgent de combattre, en proposant une véritable politique du présent, capable d’interrompre le cours de l’histoire et d’opposer au « à quoi bon ? » le pouvoir de l’action.


La tyrannie du « Et après ? »

Les réflexions interrogeant la postérité des soulèvements contemporains ne se sont pas fait attendre. Elles n’en demeuraient pas moins investies, pour la plupart, d’un postulat fondamental : l’événement était clos, désormais terminé. À l’embrasement médiatique et politique succédait l’analyse froide et rigoureuse ; derrière un souci de « compréhension », le discours venait pourtant camoufler le visage de la réaction. On reprochait la violence des manifestants, on pointait l’absence de débouchés institutionnels et l’impossibilité de désigner des représentants, on soulignait la proportion moindre des insurgés au regard de la population moyenne, on affirmait l’essoufflement des mouvements mais l’on saluait les « avancées » octroyées par un pouvoir en place, qui avait « entendu son peuple », on invitait enfin au retour à l’ordre. Et c’est bien ce dernier qui couve en secret la question « Et après ? ». En faisant jouer le soulèvement selon ses propres règles, elle emprisonne la contestation et prétend pointer ses « contradictions ».  Révolte adolescente incapable de se « structurer », elle ne serait que puissance de négation, sans affirmation. Preuve en est, lorsqu’on l’invitait à comparaître au tribunal de l’opinion et de la raison, elle était piégée dans une impasse : si elle se refusait à venir, elle était coupable et désavouait « le dialogue » ; si elle acceptait, ses demandes étaient jugées « floues » ou « trop radicales ». Pis encore cependant, en se pliant aux règles du jeu, elle se compromettait et oubliait sa nature : celle qui exige, non le désordre, mais la sortie de cet ordre-ci – de l’ordre, qui toujours demande « Et après ? ».

« C’est bien l’ordre que couve en secret la question « Et après ? ». En faisant jouer le soulèvement selon ses propres règles, elle emprisonne la contestation et prétend pointer ses contradictions. »

Mais comment alors éviter l’impasse – ou plus exactement, ce qui nous est présenté comme une impasse ? En récusant précisément la fuite en avant, qui offre au futur seul le privilège du jugement. « Même si toutes ces révoltes n’aboutissent pas à une victoire des contestataires, que changent-elles dans l’histoire ? » pouvait-on, par exemple, lire dans la presse [2]. Manière subtile de reconnaître les « secousses » provoquées par les vagues de soulèvements, tout en admettant leurs défaites – ou renvoyant, au mieux, leurs effets à des éléments sédimentés qui « un jour » peut-être se concrétiseront. Un bilan toujours démobilisateur, qui renvoie les insurgés à leur incomplétude et les place immédiatement sous le signe du « manque », de même qu’il contraint les plus farouches enthousiastes à l’attentisme : « Tu verras que les choses vont changer. » ; « La politique, c’est aussi le temps long » ; « Les effets sont invisibles, mais ils seront là. » Parier sur l’avenir, la tentation est toujours grande ; mais derrière l’horizon radieux s’abrite un cadre d’intelligibilité auquel il s’agit désormais de faire l’effort de résister car il prive la réflexion d’un espace précieux. Interroger pleinement les « soulèvements » impose d’admettre une autre grammaire temporelle qui diffère de celle qui règne partout en maître. Un pas de côté qui exige de dénaturaliser l’ordre des temps dont avons hérité, depuis l’affirmation du régime moderne d’historicité [3], tout entier pensé sur le modèle de la linéarité. En d’autres termes, admettre qu’il est possible de penser autrement l’articulation entre passé, présent et futur : ces trois « temps » pouvant se succéder sur le modèle traditionnel « avant / pendant / après », mais aussi – et surtout – se superposer au profit d’un présent agissant synthétisant, au moment de l’action, le passé des luttes inachevées, le présent d’un cri de révolte et le futur déjà anticipé d’un ordre juste.

« En s’arrachant aux lois du temps, l’insurrection instaure une suspension, devrait-on dire une respiration. Elle mérite alors d’être considérée à la lueur de son seul passage, venant lézarder l’oppressante précipitation de la modernité. »

Renouer avec une pensée et une politique du présent, c’est accepter de considérer l’insurrection, non du point de vue du devenir, mais selon les modalités du « surgissement » et de « l’événement ». C’est aussi conjuguer une dynamique de prévisibilité – il y a en effet des conditions matérielles et objectives aux « révoltes », qu’une analyse sociologique peut explorer – et un « sursaut » imprévisible, qui porte en lui, le geste politique par excellence : celui capable d’interrompre le cours du monde. En s’arrachant aux lois du temps, l’insurrection instaure une suspension, devrait-on dire une respiration.

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Barricade de la Commune de Paris, 18 Mars 1871. Anonyme.

Elle mérite alors d’être considérée à la lueur de son seul passage, à l’image de la passante baudelairienne, un éclair… puis la nuit, qui appartient à ce même registre de la circonstance, venant lézarder l’oppressante précipitation de la modernité. Face à l’événement, la seule attitude qui vaille est celle qui ne s’empresse pas d’exiger des preuves et des explications, mais celle qui reconnaît son caractère politique, entreprend de répondre à son appel et enfin de lui rendre justice. Car demander « Et après ? », c’est déjà perpétuer une injustice : celle de la mise au passé et de l’oubli, qui voudrait tourner la page, sans entendre ce « nouveau-né qui crie dans les couches sales de l’époque » [4] et sans comprendre que ce sont ceux pour qui « le rapport au futur s’est refermé » [5] qui voient alors le jour. Celle aussi qui dissout la singularité du présent et ne jure que par les systèmes explicatifs. Quand se glisse parmi les insurgés l’accusation « c’est la faute du système », on n’imagine pas combien, ils touchent à une réalité plus profonde encore que la simple dénonciation d’une oligarchisation croissante des sociétés. Ils savent que l’ordre déteste le droit à l’existence, qui vient bousculer ses catégories.

« Lorsque Marx invite à considérer la Commune, d’abord selon « son existence même », il esquisse les prémices de cette politique du présent, qui au-delà de son souci de justice, est aussi une lutte contre les prophètes de la défaite anticipée et de l’alternative avortée. »

Et lorsque Marx invite à considérer la Commune, d’abord selon « son existence même » [5], il esquisse les prémices de cette politique du présent, qui au-delà de son souci de justice, est aussi une lutte contre les prophètes de la défaite anticipée et de l’alternative avortée. Un combat qu’il faut encore aujourd’hui mener pour empêcher qu’aux soulèvements succèdent l’amer sentiment du « retour au même » et l’impossibilité d’agir pour « changer l’histoire ».

L’insurrection contre l’histoire

Comment agir, en effet, face au scandale de la répétition ? Walter Benjamin, dans ses fulgurantes « Thèses sur le concept d’histoire » (1940), offre une réponse en esquissant les contours d’un marxisme hétérodoxe, capable de s’émanciper de la tradition hégélienne, ayant précipité le dix-neuvième siècle dans la « marche de l’Histoire ». Loin de s’enfermer dans des spéculations philosophiques, c’est face à la brutalité de l’époque – victoire du nazisme, échec de la social-démocratie allemande, signature du pacte germano-soviétique en 1939, perçu comme le mariage entre le fascisme et le communisme – que le théoricien de l’École de Francfort délivre dans l’urgence « le texte le plus important de la théorie révolutionnaire depuis les célèbres Thèses sur Feuerbach (1845) » [6], selon Michael Löwy, avant de se suicider à Port-Bou en 1940, pour échapper à la police allemande.

La durée poignardée
La durée poignardée, Magritte, Huile sur toile, 1938.

En 2019, ses intuitions demeurent intemporelles et témoignent de ce même paradoxe : tandis que l’histoire se présente comme moteur, comme progrès, comme accomplissement, la voici qui, suivant si bien son cours, délaisse les hommes, dépassés par le torrent de son immense machinerie. Tout en se poursuivant, elle répète inlassablement la même logique ; sa force révolutionnaire se mue en force conservatrice. Et si Marx affirmait que « les révolutions sont les locomotives de l’histoire », Benjamin soutient désormais qu’elles sont devenues « le frein d’urgence » pour stopper ce train sans conducteur.

 

« Face à l’histoire « En Marche », qui n’est plus qu’une illusion pour justifier l’éternel retour de la domination, Walter Benjamin oppose la radicalité du geste insurrectionnel. Il écrit : « Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. »

Face à l’histoire « En Marche », qui n’est plus qu’une illusion pour justifier l’éternel retour de la domination, comme en atteste plus lourdement encore l’heureuse postérité partisane de l’expression, Benjamin oppose ainsi la radicalité du geste insurrectionnel. Il écrit : « Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. La Grande Révolution introduisit un nouveau calendrier. (…) Au soir du premier jour de combat [de la révolution de Juillet], on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges. » [7] Au jour de la première mobilisation des Gilets Jaunes, on déclara aussi Acte I. Sur les places occupées, on retrouvait des inscriptions sur les sols, An Zéro. Une manifestation alternative du temps qui « sort » de l’histoire : « the time is out of joint, le temps est hors de ses gonds » [8] dira Derrida, citant l’Hamlet de Shakespeare. Au cœur de cette échappée, ce qui se joue, c’est à chaque fois le possible – possible qui n’a rien d’un utopique avenir, mais qui s’inscrit dans la chair du présent – Présent, qui n’a rien de l’étroit présentisme auquel nous devrions être aujourd’hui bornés. S’insurger contre l’histoire, c’est alors reprendre son droit et son pouvoir d’agir ; c’est affirmer avec la clairvoyance de Benjamin que « la politique prime désormais l’histoire » et qu’il s’agit de renverser le cadeau empoisonné de la modernité.

« Changer l’histoire, ce n’est donc plus changer son cours, mais changer profondément notre rapport à cette dernière afin qu’elle cesse d’être un registre d’accusations, une locomotive infernale, ou un horizon apocalyptique. »

Changer l’histoire, ce n’est donc plus changer son cours, mais changer profondément notre rapport à cette dernière afin qu’elle cesse d’être un registre d’accusations (il faudrait « apprendre des erreurs du passé »), une locomotive infernale (il faudrait « aller de l’avant », sans qu’on sache jamais ce qu’il y a devant), ou un horizon apocalyptique (il n’y aurait plus rien à faire, puisque « nous courrons à notre perte »). Aussi différents ses visages puissent-ils paraître, ils relèvent tous de cette conception linéaire de l’histoire, où rien ne peut véritablement venir s’interposer. Or penser l’histoire, c’est précisément penser la latitude d’action qu’il est permis à l’homme d’espérer. Actuellement, force est de constater l’étroitesse des rives qui nous est imposée et la nécessité de reconquérir le lieu du présent, ou plus exactement de l’ « à-présent » pour reprendre Benjamin. « Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé d’ « à-présent », qu’il arrachait au continuum de l’histoire. La Révolution française se comprenait comme une seconde Rome » [9] n’hésite pas à affirmer le théoricien de Francfort, réunissant ainsi deux exigences : celle d’agir, maintenant, au temps de l’aujourd’hui et celle de ne pas abandonner les soulèvements « passés », qu’aucun « Et après ? » ne sera parvenu à dissoudre dans l’oubli.

La mémoire, Magritte
La mémoire, Magritte, Huile sur toile, 1948.

Une fraternité des morts et des vivants s’installe avec Benjamin, entourant l’engagement révolutionnaire d’une responsabilité plus grande encore que celle du seul homme qui dit non. Il s’agit de dire ce « nous » d’à travers le temps, pour se donner le courage de la lutte. Impossible alors de trahir ceux qui nous ont précédés et de baisser les armes. Pas de posture révérencieuse cependant, ou pire mimétique, car notre unique chance est celle de vivre « stratégiquement » au présent. Dérober au « no future » l’énergie de sa révolte ; substituer à sa négativité absolue l’espoir rédempteur d’une autre révolution. Et si l’invocation de « l’espoir » paraît bien anachronique, en ces temps où sévissent les prophètes du vide contemporain, il faut rappeler que ce dernier n’a cessé d’être étouffé sous les coups répétés de leurs « Et après ? » et qu’il ne pourra être retrouvé qu’à condition de changer de matrice historique, au cœur de laquelle l’utopie pourra se manifester comme « un espoir vécu sur le mode de l’aujourd’hui » [10].

La lutte des histoires

Mais alors l’histoire joue-t-elle avec ou contre nous ? Pour répondre, il faut échapper au choix binaire : l’histoire est d’abord contre nous, avant d’être avec nous. C’est à partir de cette « conscience historique » que doit se réinventer l’engagement politique – et, in extenso, l’engagement révolutionnaire. Plutôt qu’une « lutte des classes », proposition est faite de parler de « lutte des histoires » pour caractériser l’affrontement qui se cristallise lors des vagues d’insurrections.

« En défiant « l’histoire de la conservation », les insurgés ouvriraient une brèche à « l’histoire de l’émancipation ». Cette dernière n’étant pas un continuum, mais le produit d’interruptions répétées, qui rejouent, à chaque fois, la possibilité d’un basculement. Elle aurait son temps, sa mémoire, son mouvement et sa fonction propre : elle écrirait au cœur du réel l’alternative. »

En défiant « l’histoire de la conservation », les insurgés ouvriraient une brèche à « l’histoire de l’émancipation ». Cette dernière n’étant pas un continuum, mais le produit d’interruptions répétées, qui rejouent, à chaque fois, la possibilité d’un basculement. Elle aurait son temps, sa mémoire, son mouvement et sa fonction propre : elle écrirait au cœur du réel l’alternative. Et pour les plus sceptiques, qui demanderait encore avec une inquiétude toute légitime « Mais concrètement ? », il convient de leur rappeler que notre premier défi n’est pas celui de suggérer des « suites » aux mobilisations mais de combattre la résignation. À mesure que faiblira le sentiment de dépossession, grandira le potentiel d’invention. Chaque soulèvement est alors d’abord le lieu d’une rencontre ; chaque appel pour « en être » est la possibilité de faire l’expérience d’un autre monde. « Un autre monde est possible, mais il est dans celui-ci », insistait déjà Paul Éluard. Et ce n’est ainsi pas un hasard, si lorsqu’on échange avec les insurgés, il se tisse d’abord une parole pour dire l’intensité d’un vécu partagé, avant celle qui veut préciser un horizon programmatique. Aussi insuffisant cela puisse-t-il paraître pour certains, quand le contemporain a choisi les biens plutôt que les liens [11], la force de se réunir et de se parler est déjà subversive.

Au mouvement du « faire » répond celui du « raconter » ; car la lutte des histoires est aussi une lutte des récits, des « grands » comme des « petits », qui ne se contentent pas d’être de simples auxiliaires de l’action. Dire c’est faire exister, mais c’est surtout résister au silence. Une parole qui trouve naissance au cœur même de la mobilisation, et qui, contrairement à ce que l’on croit, ne s’évanouit jamais après. Elle se transforme pour rejoindre l’espace littéraire, qui préserve une mémoire vivante. Dans toutes les traces écrites se lit la possibilité de la conjonction des temps : passé simple devenu présent, conjurant la distance entre les siècles.

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14 juillet 1789, Monument à la République. © Teofilo

Lorsqu’Éric Vuillard « raconte » le 14 Juillet, il fait bien davantage que dépouiller des archives, il leur redonne vie. Alors que les preneurs de la Bastille s’essaient à attraper un bout de papier, tendu par un garde de la prison, en traversant une planche suspendue aussi du vide, la voix du narrateur revient : « C’est que depuis des siècles on l’attendait ce petit mot, un mot d’excuse peut-être, qui nous soufflerait que tout est fini, qu’on allait enfin partager, que ç’avait été une mauvaise blague, l’Histoire, qu’on y reviendrait plus, qu’à présent, on pouvait sortir tranquillement des tableaux de Le Nain et des chansons à boire, que c’en était terminé des salaires de misères, du mépris. » [12]

« C’est que depuis des siècles on l’attendait ce petit mot, un mot d’excuse peut-être, qui nous soufflerait que tout est fini, qu’on allait enfin partager, que ç’avait été une mauvaise blague, l’Histoire, qu’on y reviendrait plus, qu’à présent, on pouvait sortir tranquillement des tableaux de Le Nain et des chansons à boire, que c’en était terminé des salaires de misères, du mépris. »

Difficile de nier le pouvoir d’entraînement de telles lignes, qui participent doublement du mouvement de l’histoire : à la fois comme « souvenir » d’un soulèvement et comme « étincelle » capable d’allumer un autre brasier. En redonnant une place ainsi qu’une effectivité aux récits et en maintenant l’exigence d’une parole qu’on oserait dire « prophétique », il devient possible de reconquérir une marge de manœuvre, une marge de « discours » capable de faire taire l’insupportable langue, qui à force de ressasser ses vérités est parvenue à les rendre réelles.

Aux enfants de la « fin de l’histoire » sont alors dédiées tout particulièrement ces réflexions. Car il est une génération à laquelle on répète depuis qu’elle est en âge de penser, qu’elle est née au cœur d’une époque terminale et qui pour « commencer » à parler doit sans cesse se justifier. Commencer par dire que « c’était la fin », mais que finalement « ce n’est pas la fin ». Un vieux sortilège, qui sévit déjà depuis les années 1950 comme en témoigne Derrida, lorsqu’il raconte qu’il a lui-aussi été nourri par ce « pain d’apocalypse » [13]. Il serait trop long d’interroger en profondeur la persistance de ce discours de la fin ; à défaut, il est utile de mettre en garde contre le piège qu’il nous tend. Car en le perpétuant, même pour s’y opposer, nous entretenons son influence. Nous admettons implicitement qu’il avait « raison » et qu’une énergie historique s’était effondrée.

« Désormais, il faudrait brandir « la fin de la fin ». […] En formulant ainsi nos revendications, nous nous condamnons, insidieusement, à la répétition.  En reprenant le même schéma que celui de nos adversaires, nous nous rendons tributaires de leur logiciel historique. »

Nous acceptons aussi le rapport de force, « l’histoire de la conservation » aurait triomphé et désormais tels de valeureux chevaliers, il faudrait brandir « la fin de la fin ». Si je partage le combat qui sous-tend cet étendard – à savoir, celui de rendre aux sujets historiques la puissance d’agir et de transformer l’ordre existant –, il me paraît qu’en formulant ainsi nos revendications, nous nous condamnons, insidieusement, à la répétition.  En reprenant le même schéma que celui de nos adversaires, nous nous rendons tributaires de leur logiciel historique. Nous poursuivons la course en avant, nous prenons le risque qu’après « la fin », la pièce « recommence », comme un mauvais drame dans un théâtre de boulevard, et qu’en dépit du changement d’acteurs, le décor demeure identique.

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Walter Benjamin, Plaque commémorative, 10 rue Dombasle, Paris 15ème. © Gilles Mairet

Or, ce dont nous avons besoin, c’est d’un sursaut de la pensée pour s’arracher aux grilles qui l’emprisonnent, d’un pouvoir d’invention pratique et théorique pour lutter contre la perpétuation des injustices, d’une voix qui aura compris l’avertissement de Benjamin – « Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe » –, d’un corps qui osera l’aventure.

« Prends garde c’est l’instant où se rompent les digues
C’est l’instant échappé aux processions du temps
Où l’on joue une aurore contre une naissance. »

Paul Éluard, « L’aventure », Les Mains Libres, 1937.

 


[1] W. Benjamin, « Thèse XV », « Sur le concept d’histoire », in : Oeuvres, Tome III, Paris, Gallimard, p. 440.

[2] « Liban, Chili, Hong-Kong, Soudan… Pourquoi le monde est-il en train de se soulever ? », France Info, 27 octobre 2019.

[3] Voir à ce sujet les travaux de F. Hartog, Temps, histoire, régimes d’historicité, Paris, Points, 2003 (préface de 2012).

[4] W. Benjamin, « Expérience et pauvreté » (1933), in: Po&sie , n° 51, tr. fr. P. Beck, B. Stiegler, p.73.

[5] L. Jeanpierre, In Girum, Les leçons politiques des ronds-points, La Découverte, Paris, 2019, p.181.

[5] K. Marx, La guerre civile en France (La Commune de Paris), 1871, p.55. [éd. numérique]

[6] M. Löwy, « Pessimisme révolutionnaire. Le marxisme romantique de Walter Benjamin », Cités, vol.74, 2018, p.99.

[7] W. Benjamin, « Thèse XV », « Sur le concept d’histoire », in : Oeuvres, Tome III, Paris, Gallimard, p. 440.

[8] J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p.42.

[9] W. Benjamin, « Thèse XIV », « Sur le concept d’histoire », in : Oeuvres, Tome III, Paris, Gallimard, p. 439.

[10] S. Moses, L’Ange de l’Histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Le Seuil, 1992, p.145.

[11] Expression empruntée à F. Ruffin, Il est où le bonheur, Paris, Les liens qui libèrent, 2019.

[12] E. Vuillard, 14 juillet, Paris, Actes Sud, 2016, p.163.

[13] J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p.37.

 

Médias et pouvoir : La juppéisation En Marche

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©Remi Jouan

La grande mobilisation autour de la grève du 5 décembre a été l’occasion d’une période de grâce relative dans le paysage audiovisuel français : les représentants médiatiques des classes supérieures hésitent face à l’ampleur du mouvement social, face au « spectre de 1995 », et traduisent à leur tour dans leurs argumentaires décousus, les atermoiements du gouvernement au sujet de ce mauvais pas de mi-mandat que constitue pour lui cette réforme totale du système de retraite français. Une petite musique s’installe de façon lancinante : et si le gouvernement d’Édouard Philippe, « à moitié droit dans ses bottes », était en voie de juppéisation ?


La force de la mobilisation accompagnant le mouvement de grève initié le 5 décembre s’identifie à plusieurs aspects : nombre de participants aux manifestations (800 000 et 225 000 sur l’ensemble du pays selon les sources officielles du Ministère de l’Intérieur; 1,5 million et 880 000 selon la CGT pour le 5 décembre et le 10 décembre respectivement) ; ancrage territorial ample (mobilisations très fortes aussi bien dans les grands centres urbains que dans les villes moyennes et petites) ; la transversalité des professions et classes sociales concernées (cheminots, pompiers, enseignants, étudiants en passant par les avocats, les cadres et les professions libérales). Mais l’un des autres faits marquant la réussite actuelle de cette grève, c’est le spectacle saisissant que nous offre la combinaison entre les reculades successives des membres du gouvernement sur plusieurs points de la réforme, et la déconfiture des arguments libéraux sur les plateaux télés, face à la coalescence des mécontentements. Essayons d’analyser les raisons de cette crise de la parole néolibérale, gouvernementale, et médiatique.

Petite remise en contexte, tout d’abord, au cours de l’après-midi, les chaînes d’information en continu diffusant le live de la mobilisation se sont focalisées quasi-exclusivement sur les images des cortèges parisiens (BFM TV, CNEWS), lesquels semblaient pris dans les mailles d’une tactique de guerre de l’image employée précédemment par le dispositif politico-médiatique libéral. Le 1er mai dernier en effet, le cortège syndical s’était vu bloqué en milieu de parcours, au niveau du boulevard de l’Hôpital, obligeant les manifestants à reculer en créant des mouvements de foules, au motif de la difficulté d’assurer le maintien de l’ordre face aux casseurs en tête de la marche, alors que les services d’ordre de la CGT dénonçaient, le soir même, une technique violente de provocation à l’émeute de la part du gouvernement. L’épisode médiatique suivant cette journée fut mémorable : la scène choquante des manifestants cherchant à se réfugier dans les locaux de la Salpêtrière, et l’imbroglio du gouvernement et des principales chaînes d’information, pendant 48h sur le thème casseurs/pas casseurs ?

source : Twitter BFMTV

Face à la mauvaise foi gouvernementale, et aux mises en garde des services d’ordre des cortèges syndicaux, frappés par la police, on était déjà en droit de s’interroger sur l’existence d’une stratégie de l’image élaborée consciemment ou non par la préfecture, qui consiste à empêcher le déroulé traditionnel des images d’un cortège défilant normalement et d’un simple cortège de tête émaillé de violences. L’empreinte télévisuelle du mouvement devient alors exclusivement violente, des scènes de désordre, de confusion, réparties sur l’ensemble du cortège, oblitérant toute image ne serait-ce que neutre du déroulé normal d’une manifestation sociale. La bataille de l’opinion semblait ainsi en partie gagnée pour le gouvernement et les médias néolibéraux, du fait de la confusion perçue par les téléspectateurs, effet compensé en partie par la piteuse communication de Castaner sur les «violents» intrus de la Salpêtrière.

Malgré la teneur sensationnaliste de leurs lives de la mobilisation parisienne, ces chaînes ne sont pas parvenues cette fois à oblitérer la légitimité du mouvement national de grève, car la profondeur de l’encrage territorial plaidait trop fort, trop bruyamment pour l’interprétation inverse : le corps social français dans sa variété et dans sa profondeur rejette la réforme par points du système de retraite.

Le 5 décembre dernier, tout semblait parti pour nous offrir les mêmes images et les mêmes commentaires sur les violences ainsi que France 24, BFM et CNEWS nous l’indiquaient déjà dans leur couverture du départ de la manifestation. Malgré la teneur sensationnaliste de leurs lives de la mobilisation parisienne, ces chaînes ne sont pas parvenues cette fois à oblitérer la légitimité du mouvement national de grève, car la profondeur de l’encrage territorial plaidait trop fort, trop bruyamment pour l’interprétation inverse : le corps social français dans sa variété et dans sa profondeur rejette la réforme par points du système de retraite, et le mouvement, par son ampleur ne peut être réduit à des revendications corporatistes. D’autre part, l’aggravation constante de la politique répressive a cristallisé un certain nombre de réserves dans la presse traditionnelle depuis la mort de Steve Maia Caniço cet été. L’une des manifestations principales de ces réserves quant à la politique répressive est la reconnaissance par le principal quotidien de presse nationale Le Monde, de l’emploi délibéré de la violence dans la doctrine de maintien de l’ordre actuel.

 La stratégie de défense de la réforme se repositionne : le gouvernement tente de mettre un coin entre les syndicats et les gilets jaunes en saluant leur capacité d’organisation et de contrôle des débordements, les commentateurs reprenant en cadence cette rhétorique en insistant  sur le lien entre manifestation gilets jaunes et violences, puis entre manifestation sociales tout court et violences.

 La stratégie de défense de la réforme se repositionne : le gouvernement tente de mettre un coin entre les syndicats et les gilets jaunes en saluant leur capacité d’organisation et de contrôle des débordements, les commentateurs reprenant en cadence cette rhétorique en insistant sur le lien entre manifestation gilets jaunes et violences, puis entre manifestations sociales tout court et violences (par opposition aux manifestations écologistes et féministes). Dans un deuxième temps, la tactique se déploie sur le thème de la dissociation entre manifestants corporatistes défendant les régimes spéciaux, et manifestants perdants apparents de la réforme.

Les enseignants sont alors segmentés des autres professions mobilisées et leurs inquiétudes légitimées, ce qui permet aux éditorialistes de soutenir la parole gouvernementale en relayant les concessions salariales importantes annoncées par Blanquer avant même le début de la mobilisation. Puis vient le tour des agriculteurs, dont on rappelle que, raisonnables, adossés à la parole de la FNSEA, et donc pas dans les rues ce 5 décembre, ils bénéficieront (comme les artisans) de leur intégration dans le régime général de cotisation, et de fait profiteront d’un minimum retraite de 1000 euros. Sauf qu’il s’agit en réalité d’un minimum contributif, c’est-à-dire un minimum pour un départ à taux plein, à 40 annuités cotisées. Donc tout sauf un minimum effectif, hors durée de cotisation. Il n’y a donc aucune garantie d’un minimum retraite à 1000 euros pour ces professions en cas de carrières hachées justement, et en-dessous des seuils complets de cotisation.

Une autre composante de la mécanique argumentaire néolibérale, partagée cette fois entre la rhétorique LaRem et les éléments de pensée et de langage propres aux éditorialistes réformistes, tient à la défense de “l’écoute” du gouvernement, au découplage entre réforme systémique et réforme paramétrique pour rallier la CFDT, et insister sur la clause du grand-père pour les régimes spéciaux.

« Pas de brutalité » nous dit Édouard Philippe, abandonnant ainsi la rhétorique de l’universalité initialement adoptée. La retraite à points, qui, sans augmenter tout de suite l’âge de départ, va fonctionner par phases (y compris et surtout en ce qui concerne les augmentations de salaires compensatoires des enseignants plafonnées à 510 millions d’euros en l’état), voilà la solution ! La preuve : on s’attendait de façon imminente à ce que Laurent Berger, représentant du premier syndicat de France, en retrait des négociations, bien qu’il n’ait pas appelé à manifester, rallie le camp du soutien à la réforme en cas de report des négociations sur l’âge pivot à 64 ans… Pas de pot, la stratégie de passage en force d’Edouard Philippe vient fracasser cet espoir.

Rappelons ici que le soutien des cheminots à la grève de 1995 ne s’est pas arrêté une fois obtenues les principales revendications, en soutien au reste des professions concernées.

Dernière chance pour le camp pro-réforme : jouer sur l’immonde tentative de division inter-générationnelle, baptisée « clause du grand-père ». Cette idée témoignant d’un mépris pour l’argumentaire initial sur la pseudo-égalité du système, et d’un mépris pour les français ramenés à un bloc de bœufs égoïstes uniquement consacrés à leur jouissance immédiate, et incapables de se projeter en soutien aux générations futures. Rappelons ici que le soutien des cheminots à la grève de 1995 ne s’est pas arrêté une fois les principales revendications obtenues mais s’est maintenu dans la durée, en soutien au reste des professions concernées.

Pour résumer, le camp politico-médiatique libéral attendait donc que ceux qui sont déjà partisans du principe de la réforme systémique par points, et qui ne se sont pas mobilisés jusqu’à présent (exception faite des routiers), c’est-à-dire les cadres du secteur privé, et la partie aisée du secteur public, et les économistes socio-libéraux (Jean Pisani Ferry, Philippe Aghion) réaffirment un soutien de plus en plus incertain au gouvernement. Cet état de fait illustre la parfaite déconfiture du camp libéral, et donne à voir la profondeur du rapport de force engagé contre le gouvernement par les syndicats et que même l’éditorialiste des Echos semble reconnaître avec une pointe d’admiration dans la voix :

Et de fait, ce discours implicite, pernicieux, qui naturalise, impose la réforme structurelle par points (au nom d’une universalité dont le gouvernement s’est précisément séparée) aboutit par exemple à l’invitation de Daniel Cohen sur LCI le soir du 5 décembre. Présenté par David Pujadas comme « un des économistes les plus respectés au monde » (sic), et bien que critique du gouvernement en apparence, il sert dans le dispositif politico-médiatique libéral à naturaliser la légitimité du système par points jugé structurellement plus adapté à la correction des inégalités de traitement face aux carrières hachées. Ces fameuses carrières hachées, dont tous ces commentateurs semblent entériner l’existence plutôt que de se soucier de les considérer comme symptômes de la flexibilisation du droit du travail. Pas de réforme paramétrique immédiate donc, nous disent les libéraux, mais une nécessaire réforme systémique, plus juste car détruisant les régimes spéciaux liés à la pénibilité, et surtout plus juste car plus individualiste, comme nous le rappelle ce plombier militant macronien.

Avant même le 5 et le 10 décembre, la racine du mal était identifiée : les hésitations gouvernementales, les discussions depuis 18 mois et toujours pas de projet de loi, en un mot : le manque d’efficacité crée de l’angoisse. Un argument qui infantilise une fois de plus la population, renvoyée métaphoriquement à un enfant attendant sa punition, et que l’angoisse de la claque inquiète plus que la douleur physique en elle-même. Plus à droite (si c’est encore possible…), et depuis plusieurs semaines, un créneau de démarcation a été tout trouvé : la réforme par points est malsaine car visant le développement des fonds de pensions, complexe et inégalitaire (rejoignant la critique de gauche), mais en revanche, c’est à la réforme paramétrique que le gouvernement doit s’atteler sachant que le COR donne pour objectif immédiat de rétablissement des équilibres du système actuel une demi-année de travail en plus pour stabiliser les comptes sociaux à échéance 2025.

À droite donc, on critique le gouvernement pour son aveuglement idéologique et son impréparation, tout en soutenant la nécessité d’allonger la durée de cotisation. À aucun moment l’idée d’équilibrer le système par la hausse des cotisations via la hausse des salaires (des fonctionnaires directement, du secteur privé par l’investissement public dans les secteurs industriels et technologiques de pointe) n’est discutée, car renvoyée aux marécages d’un keynésianisme de mauvaise augure pour une croissance et un monde de l’entreprise pour lequel l’investissement est exclusivement corrélé aux seuls indicateurs actionnariaux.

À ces erreurs politiques, idéologiques, de confiance aveugle dans « le retour des investisseurs » qu’espère le gouvernement via cette privatisation progressive des ressources du système de retraite actuel (300 milliards d’euros environ) s’ajoute la naïveté budgétaire et l’inefficacité de la baisse des cotisations, qui orientent les entreprises vers la concurrence par les prix, via la baisse de la masse salariale, alors que la France n’a pas les moyens de lutter sur les prix, et doit se positionner par l’investissement de masse, dans les transitions technologiques nécessaires à l’industrie écologique du futur.

Au contraire, garantir pérennité du contrat de travail et du système de retraite, c’est offrir une possibilité au système productif français, via la stabilisation de la consommation intérieure, de se projeter sur la compétitivité hors-prix, l’investissement dans l’innovation technologique et les processus de production de pointe face aux Chinois et aux Américains positionnés sur les technologies de la communication et insuffisamment (même en Chine) sur la transition énergétique et industrielle nécessaire pour répondre au réchauffement climatique.

Les journalistes de télévision semblent ainsi pris en étau entre la droite LR et LREM, ne sachant à quel saint se vouer. Reprenant tout d’abord en cadence la proposition de service minimum dans les transports de Bruno Retaillau pour commencer (nouvelle occasion de remettre en cause la légitimité du droit de grève inscrit dans la constitution en renvoyant abusivement cette liberté dos à dos avec la liberté de circulation). Puis voyant la forte mobilisation, ils se rabattent sur la critique apparente des hésitations gouvernementales, tout en soutenant la stratégie gouvernementale de division corporatiste de la mobilisation comme si les Français ne se mobilisaient qu’au nom de leur égoïsme individuel et que la réforme systémique à points était hors des revendications…

L’ultime pièce du mécanisme de défense de l’argumentaire réformiste se trouve dans cette assertion répétée à longueur de plateaux ou d’interviews – en particulier face à un syndicaliste ou un opposant politique à la réforme : « le retrait de cette réforme signerait la fin du mandat de Macron ». Ce dernier étant tout entier légitimé non par la force des urnes, mais en définitive par sa capacité à réformer, c’est-à-dire détruire le programme du CNR, le modèle de la République sociale française. Demander le retrait de la réforme selon ce cadre éditorial, c’est donc formuler une demande irréaliste, et en définitive politique et non syndicale, puisqu’il s’agirait de « faire tomber Macron » au lieu de défendre les salariés, considérés comme intrinsèquement individualistes et consuméristes.

Le « parti pris » d’Arlette Chabot sur LCI lors de l’émission 24h Pujadas, le 5 décembre nous a paru particulièrement représentatif de ce cynisme réformiste propre aux élites de la télévision, convaincues encore des lois néolibérales thatchériennes, et convaincues de la mauvaise foi démagogique de toutes les forces politiques de transformation sociale dans ce pays, puisque un extrait vidéo de François Hollande, manifestant en 1995 contre la réforme des retraites, alors qu’il initiera la réforme Touraine sous sa propre mandature, est cité en modèle de cette « nécessaire » trahison libérale qui colle à la gauche depuis Mitterand.

On en appelle encore au « cercle de la raison » en 2019, alors qu’il faudrait peut-être en appeler à la Cour des comptes, pour établir un rapport sur la prévention des conflits d’intérêts au sujet du système des retraites. Jean-Paul Delevoye, fragilisé par un conflit d’intérêt non-déclaré avait en effet allumé une torche de plus à côté du baril de poudre du 10 décembre, et participé à éloigner le ralliement tant attendu de la CFDT (définitivement enterré depuis le 11 décembre et l’annonce du maintien de l’âge d’équilibre à 64 ans par Edouard Philippe). Le gouvernement lui-même voit sa crédibilité renforcée après les révélations de Mediapart sur les conseils directs prodigués par Black Rock à l’exécutif au sujet de la réforme des retraites. Rappelons au passage que ce fond d’investissement, le plus puissant au monde, lorgne depuis un moment déjà sur les systèmes sociaux européens comme l’indique cet autre article de Mediapart de mai 2019.

Ces derniers participent même à la pédagogie du gouvernement quand ils nous indiquent directement sur leur site, que la loi Pacte anticipait la réforme par points, en défiscalisant les cotisations aux systèmes de retraites complémentaires. Ce qui constitue en soi un rapt fiscal de la majorité des citoyens, étant donné que ceux qui ne cotiseront pas à un système de complémentaire retraite privée, la majorité du peuple, sera donc contraint de financer ce système indirectement du fait des défiscalisations accordées par la majorité LREM. Les Macron Leaks contenaient eux-mêmes dans un échange de mail entre techniciens de la campagne sur le sujet des retraites, qu’il fallait impérativement éviter que des contradicteurs ne se penchent sur ce sujet des défiscalisations des produits de complémentaire retraite ou assurance vie.

Aujourd’hui, la juppéisation du gouvernement est en marche, le Premier Ministre « droit dans ses bottes », paraît vouloir tenter l’épreuve de force en se mettant à dos y compris les syndicats réformistes pour le 17 décembre. Cependant, avec un soutien érodé de la part des médias traditionnels qui plaidaient depuis plusieurs semaines pour le découplage de la réforme systémique et de la réforme paramétrique (condition du ralliement total de la CFDT comme le rappelait Jean-Michel Apathie sur LCI), voire pour certains le retrait de la réforme par points et la seule adoption de mesures paramétriques.

Difficile de croire que le gouvernement dispose de marges de manœuvre politique suffisantes pour enrayer sa descente aux enfers avant les municipales. Et nous n’allons pas contredire Jacques Attali, pour une fois, quand il expose que le gouvernement aurait dû faire passer cette réforme dès le départ, avec la destruction du Code du Travail, quand les Français dormaient encore.

Grèves des services d’urgences : une nouvelle crise du macronisme

©Lionel Allorge

Nous sommes « à un point de rupture jamais atteint », nous dit le syndicat médical majoritaire des services d’urgences, Samu-Urgences de France. C’est pourtant dans l’indifférence du pouvoir qu’un mouvement de grève sans précédent s’étend dans les services d’urgences, partout dans le pays. L’accumulation des témoignages de grévistes dessine un sombre portrait de ce qu’est devenu l’hôpital public : accueil dans l’indignité, qualité des soins en chute libre et, en conséquence, stress et violences subis par les soignants. Un drame silencieux aujourd’hui sorti du huis clos par un personnel médical en asphyxie.


C’est dans le service d’urgences de l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, le 18 mars, que le mouvement a commencé. A cette date, le personnel comptait déjà cinq agressions commises par des patients depuis le début de l’année.

Aujourd’hui, ce sont pas moins de soixante-cinq services qui sont mobilisés, dont vingt-deux parmi les vingt-cinq services de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Le samedi 25 mai, deux cents infirmières et infirmiers, aides-soignants et aides-soignantes se sont rassemblés à Paris, devant la Bourse du travail. Un appel à manifester à l’échelle nationale a été lancé pour le jeudi 06 juin. La mobilisation était principalement symbolique — impossible d’abandonner son poste et d’ignorer les besoins de soin alors que les effectifs sont déjà très restreints. Jusqu’à début juin où, après plusieurs mois de grèves en vain, les urgentistes de l’hôpital de Lariboisière, à Paris, se sont mis en arrêt maladie. Signifiant ainsi l’ampleur inédite de la crise, dénonçant ainsi l’absence de prise de conscience du risque, réel, d’effondrement.

Le personnel soignant à bout de forces

Manque de personnel, manque de lits d’hospitalisation, manque de matériel, manque d’espace dans les locaux ; les mêmes maux, endémiques, sont sur toutes les lèvres : toutes et tous dénoncent l’impossibilité d’accueillir et de soigner de manière décente. Les témoignages, édifiants, parlent d’eux-mêmes : « Certaines soirées, on a cent quarante patients aux urgences, pour quatre médecins, cela me donne le vertige », témoigne Florian Vivrel, médecin aux urgences de Saint-Nazaire, à Mediapart[1].  Aglawen Vega, infirmière aux urgences de l’hôpital Cochin et membre de la CGT, décrit ainsi son quotidien au Figaro : « Quand on arrive le matin à 6 heures 45 pour prendre nos permanences, on devrait théoriquement se retrouver avec un service vide ou quasi vide, mais ce n’est plus le cas. Les patients qui n’ont pas de lit sont alignés dans une salle d’attente improvisée. Il faut accueillir les nouveaux et surveiller les autres. Dans ces conditions, on peut passer à côté d’un patient dont la situation se dégrade, on n’est pas non plus à l’abri d’une erreur d’inattention. Tout ça détruit le moral des équipes et provoque du stress. On ne devrait pas travailler de cette manière »[2]. Les conséquences peuvent être dramatiques, pour les patients comme pour les soignants.

Les premiers sont le plus souvent confrontés, lorsqu’ils arrivent aux services d’urgences, à une attente interminable : quatre, six, dix heures d’attente avant de voir un médecin. A l’hôpital de Lariboisière, le 18 décembre, la situation est arrivée à sa conclusion logique : une femme y était retrouvée décédée sur un brancard, douze heures après son admission aux urgences. « On peut parler d’une chronique d’une mort annoncée », commentait alors le docteur Philippe Prudhomme, médecin urgentiste en Seine-Saint-Denis et délégué CGT[3].

Manque de personnel, manque de lits d’hospitalisation, manque de matériel, manque d’espace dans les locaux… les mêmes maux, endémiques, sont sur toutes les lèvres : toutes et tous dénoncent l’impossibilité d’accueillir et de soigner de manière décente.

Les seconds sont placés dans une situation intenable, obligés de tenir une cadence absurde, soumis à un stress intense, poussés à la faute ou au syndrome l’épuisement professionnel. Plusieurs soignants témoignent par ailleurs d’une perte de sens dans leur métier, de l’impossibilité de prodiguer des soins de qualité ou même de prendre le temps de parler aux patients, de les rassurer. Plus critique encore, ils sont de plus en plus souvent victimes de la violence de patients poussés à bout par les délais et la faible qualité des soins : incivilités, crachats, insultes, attouchements dans le cas des femmes, agressions physiques. « Il y a quatre ans, on dénombrait quinze agressions par jour du personnel infirmier, aujourd’hui c’est le double, soit dix mille huit cent trente-cinq agressions l’année dernière, entraînant plus de deux mille arrêts de travail », selon Thierry Amouroux, porte-parole du syndicat national des professionnels infirmiers (CFE-CGC)[4]. Lorsque l’on ajoute le manque de moyens humains et matériels à la misère sociale inhérente aux services d’urgence (personnes à la rue, femmes battues, migrants sans repères…), le cocktail peut rapidement devenir explosif.

Mediapart publiait, le 2 juin, un récit[5] empreint d’un caractère particulièrement surréaliste, sinon délirant, qu’il ne peut inspirer que consternation et effroi, plus encore que les autres. Aux urgences de Lons-le-Saunier, pas moins de 70% des personnels paramédicaux, pas moins de huit médecins sur quinze sont en arrêt maladie. Les services d’urgences et de réanimation ne peuvent opérer tous les jours, avec toutes les potentielles conséquences que l’on imagine aisément. L’agence régionale de santé, constatant « l’existence d’un risque grave pour la santé publique » et avec la direction de l’hôpital et la préfecture, mettent donc en place « la réquisition d’un nombre suffisant de personnels ». Concrètement ? Des gendarmes ou policiers se rendent aux domiciles de soignants ayant déclaré leur arrêt maladie pour leur signifier, avis de réquisition à l’appui, qu’ils iront tout de même travailler le lendemain. Parfois en pleine nuit, pour le matin.

Un objectif : sortir les hôpitaux de l’étau de l’austérité

Cette descente aux enfers des services d’urgences français est directement, mécaniquement imputable aux politiques d’austérité subies par l’hôpital public depuis de longues années. Une rapide observation de l’évolution de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) en dit long : d’un taux de croissance de 5% en 2004, il est à 2.5% en 2019[6], et est même tombé en-dessous de la barre des 2% en 2016 (voir graphique ci-dessous). Et ce, alors que le taux de croissance naturel des dépenses de santé est d’environ 4%[7] chaque année, notamment par l’effet du vieillissement de la population. Le taux d’augmentation de dépenses actuellement demandé aux hôpitaux correspond donc en réalité à des économies drastiques, dont les conséquences sont très tangibles. L’AP-HP en est l’exemple le plus visible : plusieurs centaines de suppressions de postes rien qu’en 2018, plus encore prévues pour 2019[8].

https://www.fipeco.fr/fiche.php?url=L%E2%80%99objectif-national-de-d%C3%A9penses-d%E2%80%99assurance-maladie-(ONDAM)
Evolution de l’ONDAM de 1997 à 2017 © FIPECO

Quelles revendications des grévistes, pour sortir de cette impasse ? La première est de désengorger les urgences par la réouverture de lits d’hôpitaux, dont la baisse est l’une des causes de l’augmentation des flux dans les services d’urgence. Selon l’OCDE, dans une étude réalisée avec la Commission européenne et publiée en novembre 2017, on observe entre 2000 et 2015 une baisse de 15% du nombre de lits d’hospitalisation et, sur la même période, une augmentation de 10% de la population française[9]. Les patients se trouvant dans l’impossibilité de trouver des lits d’hôpitaux pour les accueillir sont contraints de stagner dans les services d’urgences.

La deuxième revendication est d’augmenter les salaires, à hauteur de trois cents euros supplémentaires par mois. En reconnaissance du service accompli et de la difficulté toujours croissante de la mission des soignants, mais aussi pour revaloriser l’attractivité du métier, qui peine à recruter et où le turn-over est très important.

Enfin, l’augmentation des effectifs. Le chiffrage de ce manque est stupéfiant : si, comme le collectif inter-urgences, l’on se réfère aux estimations du syndicat Samu-Urgences de France, il manque pas moins de sept cents postes rien que dans les vingt-cinq services d’urgences de Paris pour permettre un service à la hauteur[10].

L’indifférence du pouvoir

Comme réponse à ces suppliques et cris d’alarme, le pouvoir a, manifestement, fait le choix du silence et du mépris. Le 19 avril, plus d’un mois après le début de la mobilisation, la ministre de la Santé Agnès Buzyn que l’on a connue plus prompte à s’indigner d’incidents dans des hôpitaux lorsqu’ils étaient fictifs — déclarait au sujet de celle-ci : « Cela fait suite à des problèmes d’agressions et ce n’est pas lié aux conditions de travail, même si à l’APHP les négociations sont en cours avec le directeur pour améliorer les conditions de travail, notamment de sécurité ». En tentant maladroitement, comme souvent lorsque l’on nie une évidence — de séparer la conséquence (« problèmes d’agressions ») de la cause (« conditions de travail »), Buzyn s’inscrit pleinement dans la stratégie macronienne de fuite en avant et de déni de la réalité.

Plus tard, le 27 mai, elle affirmait « entendre la fatigue et l’agacement » des urgentistes, et disait savoir que « les urgences sont en tension dans notre pays » puis ajoutait immédiatement : « Il n’y a pas de solution miracle tant que nous n’avons pas plus d’urgentistes formés dans notre pays, c’est une problématique qui est aujourd’hui internationale ». Faisant écho au « Je n’ai pas d’argent magique » d’Emmanuel Macron, Agnès Buzyn fait donc mine d’ignorer que la crise actuelle est causée par les choix budgétaires des gouvernements successifs, le sien compris, et fait passer une absence de volonté politique pour une incapacité de l’État.

En tentant de séparer la conséquence (« problèmes d’agressions ») de la cause (« conditions de travail »), Buzyn s’inscrit pleinement dans la stratégie macronienne de fuite en avant et de déni de la réalité.

Enfin, le 04 juin, Mme Buzyn fit part de son mécontentement. « Ça n’est pas bien », dit-elle, pour condamner… les grévistes de l’hôpital de Lariboisière, qui se sont mis en arrêt maladie. « Ça accroît, ça entraîne une surcharge de travail pour les autres, pour les pompiers […] La règle dans le monde médical, c’est que quand on fait grève, on met un brassard mais on vient travailler, pour ne pas mettre en danger la vie d’autrui »a-t-elle ajouté. Oubliant manifestement que c’est précisément ce qui a été fait depuis le début de la mobilisation, et faisant soudainement preuve de la considération pour patients et soignants que ces derniers ont attendue en vain des mois durant, jusqu’à pousser certain d’entre eux dans de telles extrémités. 

Si le fameux « plan santé 2022 » professe des intentions louables, dans le sens d’un désengorgement des hôpitaux et des services d’urgence par une restructuration de la médecine de ville et des soins de proximité, il ne suffit pas à répondre aux enjeux actuels des soignants. La crise est telle qu’elle nécessite des mesures d’urgence, à effet immédiat, et donc de mettre des sommes conséquentes sur la table. Mais la logique budgétaire du gouvernement reste inflexible. « Notre système de santé ne souffre pas d’abord d’un problème de sous-financement, il pêche par un vrai handicap d’organisation », déclarait Emmanuel Macron le 18 septembre 2018. Le cap sera maintenu, pour reprendre l’expression désormais consacrée. Le temps nous dira si le renforcement de la médecine de ville et le maillage de soins de proximité qui seront progressivement mis en place parviendront, à moyen terme, à alléger la pression sur l’hôpital public. Rien n’est moins sûr, tant les fermetures de services sur les territoires, tendance que le gouvernement ne semble pas souhaiter enrayer, risquent de faire de ces centres de proximité des coquilles vides[11].

Reste que les urgences, par définition, ne sont pas à moyen terme.


[1] Caroline Coq-Chodorge, « Aux urgences, la grève s’étend «pour la décence et la dignité» », Mediapart, 26 mai 2019

[2] William Plummer, « Grève dans les hôpitaux parisiens: «On ne devrait pas travailler de cette manière» », Le Figaro, 18 avril 2019

[3] Edouard de Mareschal, « Paris : une femme retrouvée morte 12 heures après son admission aux urgences », Le Figaro, 19 décembre 2018

[4] Mireille Weinberg, « L’été s’annonce explosif aux urgences des hôpitaux », L’Opinion, 26 mai 2019

[5] Caroline Coq-Chodorge, « Aux urgences de Lons-le-Saunier, «l’équipe est anéantie» », Mediapart, 2 juin 2019

[6] Loi de financement de la sécurité sociale pour 2019

[7] Solveig Godeluck, « Assurance-maladie : 4,2 milliards d’économies en 2018 », Les Echos, 25 septembre 2017

[8] « L’AP-HP, « en situation financière dégradée », va supprimer près de 800 postes non médicaux », Le Monde, 23 novembre 2018

[9] « State of Health in the EU, France, Profils de santé par pays 2017 », Commission européenne, Observatoire européen des systèmes et des politiques de santé, OCDE

[10] Olivier Monod, « Combien y a-t-il de services d’urgence actuellement en grève en France ? », Libération, 21 mai 2019

[11] Sylvie Ducatteau, « Maternités : Agnès Buzyn met les sages-femmes en première ligne », L’Humanité, 22 mars 2019

Royaume-Uni : le Labour aux portes du pouvoir ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jeremy_Corbyn,_Leader_of_the_Labour_Party_(UK)_(right)_with_Andy_Burnham,_Mayor_of_Greater_Manchester.jpg
© Sophie Brown

Cette année encore, le congrès annuel du parti travailliste britannique était plein d’enthousiasme et d’espoir quant à l’avenir. Malgré un pilonnage médiatique devenu permanent et un certain nombre d’attaques émanant de l’intérieur de son parti, la position de Jeremy Corbyn à la tête du Labour n’est plus menacée à court terme et sa politique “socialiste” – dans le sens marxien du terme que lui accolent les anglo-saxons – est plébiscitée par les militants. Néanmoins, les divisions demeurent, notamment entre le Parliamentary Labour Party (PLP) qui regroupe les députés travaillistes, les syndicats associés au parti et la base militante. De manière frappante, l’ambiance actuelle au Labour rappelle quelque peu celle des années 1970 et 1980, lorsque la crise de la social-démocratie est devenue latente et que le parti a eu à choisir entre rupture avec le capitalisme ou “troisième voie” blairiste. Par notre envoyé spécial à Liverpool William Bouchardon.


 

La fin du blairisme au sein du Labour ?

Depuis son élection à la tête du Labour, c’est la base militante qui a le plus soutenu Jeremy Corbyn, au contraire du groupe parlementaire et de l’appareil du parti, dominés par les blairistes. C’est pour soutenir l’action de Corbyn contre ces intérêts que Momentum fut créé en 2015, avec un succès certain, comme l’ont montré les élections du National Executive Council (NEC) du mois de septembre : 9 candidats pro-Corbyn ont raflé tous les sièges en jeu pour cet organe qui gouverne le parti. Un tel résultat indique clairement le soutien fort de la base au leader travailliste. Mais si le parti est désormais conquis, le PLP demeure un obstacle pour Corbyn et si une rébellion interne comme en 2016 n’est plus à l’ordre du jour, les petites phrases assassines dans les médias sont toujours récurrentes. Ainsi, le débat toxique sur l’antisémitisme au sein du parti, qui a occupé le parti de longs mois cette année, est avant tout une guerre médiatique contre Jeremy Corbyn et son soutien à la cause palestinienne.

En 1981, une fraction des députés Labour rejette le Manifeste du parti – qui prend position pour un désarmement nucléaire unilatéral et une sortie de l’Espace Économique Européen – et quittent le parti pour en créer un nouveau, le Social-Democratic Party. Les résultats électoraux ne sont pas très bons mais l’impact sur le Labour est important : en le privant de quelques voix dans chaque circonscription, il facilite la victoire des Tories et la mise en place du néolibéralisme anglo-saxon.”

La réponse de Corbyn à cette guerre larvée au sein de son propre parti passait par la re-sélection automatique et obligatoire des candidats pour les élections parlementaires. Au lieu de présenter automatiquement le parlementaire déjà en poste, l’idée était de remettre en jeu la place systématiquement, ce qui aurait favorisé la démocratie interne et accru le poids de la base militante. Ce système existait déjà dans le passé mais fut suspendu en 1990. Finalement, sous la pression des syndicats, qui souhaitent conserver un certain pouvoir au sein du parti, le seuil d’opposition nécessaire pour remettre en jeu le poste de député a simplement été abaissé de 50% à 33%. On notera que les opposants au système de mandatory reselection ont utilisé les mêmes arguments que ceux des années 1970 quand ce système fut mis en place sous la pression de la Campaign for Labour Party Democracy (CLPD). Cette organisation interne au parti, dont faisaient partie Jeremy Corbyn et le célèbre Tony Benn s’était mise en place pour une seule raison : forcer les députés à suivre le programme voté aux Conventions. Les critiques ne cessèrent de présenter cette mesure comme un moyen pour “l’extrême-gauche” de saboter et de prendre possession du parti, en particulier le groupe trotskiste Militant qui pratiquait l’entrisme. La réalité était bien différente.

Tony Benn lors d’un rassemblement contre la guerre d’Irak en 2003.

Face à l’hostilité grandissante de la base militante et des institutions partisanes, et non uniquement celle de Corbyn et de son cercle, à l’égard des blairistes,  il semble de plus en plus que leurs jours soient comptés. C’est ainsi que sont apparues cette année plusieurs rumeurs de création d’un nouveau parti centriste – disputant l’espace politique restreint des Libéraux-Démocrates – via le départ de plusieurs députés de l’aile droite du Labour. Pour l’instant, tout cela demeure hypothétique, et les chances de survie politique étant plutôt faibles en dehors des Tories et du Labour en raison du système électoral, on comprend la tiédeur des députés intéressés. Mais la conséquence première d’un tel geste serait surtout d’alimenter un scandale médiatique sur le manque de liberté d’opinion au sein du Labour et de priver le Labour d’un petit nombre de voix crucial dans chaque circonscription afin de l’empêcher d’accéder au pouvoir. Le parallèle avec le début des années 80 – période très mouvementée où Margaret Thatcher impose le néolibéralisme pendant que le Labour s’écharpe sur la stratégie à adopter – est assez frappant. En 1981, une fraction des députés Labour rejette le manifeste du parti – qui prend position pour un désarmement nucléaire unilatéral et une sortie de l’Espace Économique Européen – et quittent le parti pour en créer un nouveau, le Social-Democratic Party. Les résultats électoraux ne sont pas très bons et le SDP finit par intégrer les Lib-Dem seulement 7 ans plus tard. Mais, dans le cadre d’un système bipartisan, l’impact sur le Labour est important : en le privant de quelques voix dans chaque circonscription, il facilite la victoire des Tories et la mise en place du néolibéralisme anglo-saxon. Alors que les élections locales du début 2018 ont vu travaillistes et conservateurs au coude-à-coude, un nouveau parti centriste serait une opportunité en or pour permettre la survie des conservateurs au pouvoir pendant quelques années supplémentaires.

Brexit : la revanche du référendum de 1975 ?

Si le leadership du parti a finalement accepté le principe d’un second référendum – avec toutes les options possibles selon Keir Starmer, le responsable du Brexit au sein du shadow cabinet travailliste – les avis sur la compatibilité du programme travailliste avec les règles européennes sont très partagés. De nombreux militants, en particulier les jeunes, sont opposés à la sortie de l’UE et estiment possible de la rejoindre à nouveau et de la réformer. Pour d’autres, comme Kate Hoey, députée Labour aux positions parfois un peu particulières, quitter l’UE est une nécessité pour redevenir un pays pleinement souverain et pour pouvoir mener la politique d’économie mixte qu’elle appelle de ses voeux. En raison de son vote aux côtés des Conservateurs pour quitter l’union douanière et de sa coopération avec Nigel Farage durant la campagne de 2016, nombre de militants Labour cherchent à présenter quelqu’un d’autre à sa place, dans une circonscription où le Brexit a réuni plus de 70% des voix. Résumant les arguments de la gauche du Labour, Marcus Barnett, membre du bureau du Young Labour – la section jeune du parti – et du syndicat des transports RMT, estime que “quitter l’UE est nécessaire pour véritablement mettre en place les politiques sociales-démocrates qui bénéficient à la majorité de la société, et pour restaurer la souveraineté populaire de notre pays.” “Le choix des britanniques est de quitter l’Union Européenne, il faut le respecter”.

Ces divisions entre différents courants – l’un croyant à la possibilité d’une réforme de l’UE, l’autre préférant le rejet net de cette institution néolibérale –  rappelle le référendum de 1975, où les britanniques avaient eu à approuver, ou non, l’entrée dans la Communauté Économique Européenne. Le Labour s’était déjà retrouvé divisé sur la question, pour des raisons économiques, et Tony Benn, figure historique de la gauche radicale et mentor de Jeremy Corbyn, mena une vigoureuse campagne pour le “No”. Aujourd’hui encore, l’entourage de Corbyn, qui avait voté “non” à l’époque, compte plusieurs anciens soutiens de la campagne contre l’entrée dans la CEE, tels John McDonnell – numéro 2 du parti, en charge des questions économiques, Jon Trickett, en charge de la révision constitutionnelle, ou encore Ann Pettifor, économiste pressentie pour diriger la Bank of England en cas de gouvernement travailliste.

Lors d’un des débats liés à la stratégie travailliste sur le Brexit, la salle bondée a réagi au quart de tour à tout argument qu’elle ne jugeait pas recevable. Une légère majorité semblait soutenir le propos de Paul Mason, journaliste, favorable à une solution “Norway+” ou de Mary Kaldor, enseignante à la London School of Economics, qui souhaitait carrément le maintien pur et simple dans l’UE. D’autres ont applaudi les paroles de Costas Lapavistas, ancien parlementaire Syriza, qui décrivait l’impossibilité de négocier avec l’UE et encourage à une “rupture pure et simple” avec toutes les instances de l’UE.

Lors de la conférence The World Transformed sur le Brexit.

Le discours de clotûre du congrès par Jeremy Corbyn fut marqué par une proposition claire à Theresa May: “si vous mettez sur la table un deal qui inclut l’union douanière, pas de frontières en Irlande, qui garantisse les emplois des gens, les standards sociaux et  environnementaux, alors nous soutiendrons cet accord. Mais si vous êtes incapables de négocier un tel deal, alors vous devez laisser la place à un parti qui le peut et le fera”. Au vu des divisions exposées en pleine lumière à la conférence du parti Conservateur qui a récemment eu lieu, et compte tenu de l’objectif des Conservateurs de faire du Royaume-Uni un grand paradis fiscal, ce scénario a peu de chances d’aboutir. La survie de May au 10 Downing St. est clairement mise en cause, mais reste à savoir ce qui adviendra durant les prochains mois, alors que repartir d’une feuille blanche apparaît de plus en plus compliqué à mesure que le 29 mars 2019 approche.

Un “mouvement” ancré dans la société ?

En attendant la prochaine élection, le Labour tente de mobiliser ses membres sur le terrain et cherche à développer un écosystème d’institutions alternatif qui puisse l’aider à s’ancrer dans la société. Le premier appui du Labour auprès de la population britannique demeure l’intermédiaire des syndicats – à l’origine de la création du parti en 1900 – qui défendent les intérêts des salariés et cherchent à éduquer les masses politiquement. Le Royaume-Uni a connu divers mouvement de grèves cette année : les “McStrike” contre les conditions de travail et les salaires dans l’industrie du fast-food et de livraison de nourriture, la grève de l’enseignement supérieur contre la privatisation et la hausse des frais d’inscription, celle de Ryanair, d’Amazon ou encore des chemins de fer. A chaque fois, il est question de la liberté de former et de rejoindre un syndicat, d’améliorer les conditions de travail et d’exiger des rémunérations plus justes. Quelques victoires ont été arrachées, telles que la hausse du salaire minimum de 9.5£ à 10,5£/heure – selon que l’on vive à Londres ou pas – chez Amazon et la reconnaissance du droit à disposer d’un syndicat indépendant de l’entreprise chez Ryanair.

Le premier appui du Labour auprès de la population britannique demeure l’intermédiaire des syndicats – à l’origine de la création du parti en 1900 – qui défendent les intérêts des salariés et cherchent à éduquer les masses politiquement.”

Des panneaux contre la reforme de l’enseignement supérieur. ©Wikimedia

Malgré ces progrès, le monde du travail continue d’évoluer vers davantage de précarité, dont la popularité des contrats zéro-heures est un indicateur certain. Contrairement à la France, où les travailleurs syndiqués représentent moins de 10% de la population active (environ 5% dans le privé et 15% dans le public), le taux de syndicalisation britannique reste important – 23,2% (13,5% dans le privé et 51,8% dans le public) – mais est concentré chez les plus âgés.

Les liens entre le Labour et les syndicats pourraient être encore renforcés : poussés dehors ou rejetant la politique néo-travailliste, plusieurs syndicats ne sont toujours pas revenus vers le parti. C’est par exemple le cas du RMT (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers), syndicat des transports, forcé de quitter le parti après s’être opposé à la guerre d’Irak et qui a décidé de ne pas rejoindre le Labour en mai dernier, par inquiétude quant au pouvoir que détiendrait encore la droite du parti, explique Barnett.

En plus de mobiliser les travailleurs de différents secteurs autour de revendications communes, le Labour cherche à renforcer la petite galaxie de médias alternatifs qui porte son message dans la société. Sur ce point, les dernières années ont été particulièrement riches, avec l’émergence de Novara Media en 2011, la création en 2017 de The Media Fund, pour contribuer à un journalisme de qualité sur des projets votés par les cotisants ou la résurgence de Red Pepper, un magazine trimestriel créé en 1996. Aux côtés des médias mainstream, on retrouve au congrès de Liverpool une foule de petits médias indépendants qui tentent de proposer une information différente. Le stand de la campagne “Total Eclipse of the Sun”, qui milite auprès des commerçants pour qu’ils cessent de vendre The Sun, le tabloïd n°1 des ventes papier, en raison de son traitement outrageusement mensonger des événements de Hillsborough en 1989, connaît un vrai succès.

Une bannière contre “The Sun” devant le Black-E, Liverpool.

Enfin, le développement international du magazine américain Jacobin est visible, le média participe en effet activement à The World Transformed, un festival politique et artistique parallèle au congrès du parti mis en place par Momentum depuis 2016. Cette année 2018 fut marquée par la relance en grande pompe de Tribune, le plus ancien quotidien “socialiste” du Royaume-Uni, sous la forme d’un magazine. Devant une audience compacte et exaltée, Ronan Burtenshaw (Jacobin), Owen Jones (essayiste et journaliste à The Guardian) et David Harvey (qui enseigne le Capital de Karl Marx à l’université) et deux autres journalistes ont dévoilé le nouveau numéro de cette publication iconique de la gauche radicale britannique.

Enfin, le Labour cherche depuis quelques temps à reprendre pied dans les quartiers populaires délaissés ces dernières décennies et à y engager un vrai travail d’éducation populaire et de community organizing. Le parti a récemment créé un “Community Organizing Unit” pour soutenir et aider le développement de lieux enrichissants pour le voisinage et permettant de toucher ceux que la politique intéresse peu ou pas. L’objectif : multiplier les banques alimentaires, pubs conviviaux, clubs de sports gratuits et ateliers en tout genre ouverts à tous sur tout le territoire britannique. L’histoire particulière des pubs au Royaume-Uni en dit long sur les transformations économiques du pays : en partie nationalisés, avec un grand succès, après la Première Guerre Mondiale pour lutter contre l’alcoolisme de masse, ils sont aujourd’hui pour beaucoup aux mains de grandes entreprises qui les louent à des gérants contre des exigences de profit de plus en plus intenables.

“En quelques années à peine, les congrès du Labour ont radicalement évolué : en lieu et place des technocrates, sondeurs et représentants des gros intérêts économiques sous le New Labour, on y voit désormais une nuée de syndicalistes, de médias alternatifs et de représentants de différentes luttes – réforme du système médiatique, pacifisme, soutien à la cause palestinienne, lutte pour un logement décent – côtoyer quelques figures politiques.”

Marcus Barnett ajoute : “j’ai aussi l’impression que les interventions de Jeremy Corbyn pour défendre les pubs et les lieux dédiés à la musique contre les fermetures, ainsi que ses efforts pour promouvoir des stades de football gérés par les supporters, des espaces debout dans les stades, et la pratique locale du football vont dans la bonne direction. Bien qu’il s’agisse d’exemples particuliers, je pense que de telles initiatives vont dans le bon sens”.

En quelques années à peine, les congrès du Labour ont radicalement évolué : en lieu et place des technocrates, sondeurs et représentants des gros intérêts économiques sous le New Labour, on y voit désormais une nuée de syndicalistes, de médias alternatifs et de représentants de différentes luttes – réforme du système médiatique, pacifisme, soutien à la cause palestinienne, lutte pour un logement décent – côtoyer quelques figures politiques. L’enthousiasme est de mise pour la plupart des participants, heureux de voir le parti continuer son tournant à gauche et en passe d’accéder au pouvoir. L’annonce par John McDonnell de forcer toute entreprise de plus de 250 salariés à distribuer 10% de leurs actions à leurs employés, et le soutien affirmé et sincère d’Ed Miliband – candidat malheureux du parti en 2015 et fils d’un grand intellectuel marxiste britannique – à Corbyn ont ainsi recueilli de gros applaudissements. Qu’il suffise de quelques semaines ou qu’il faille attendre 4 ans pour parvenir au pouvoir, le Labour est confiant quant à son avenir, acquis à l’idée qu’il représente le “new mainstream”, c’est-à-dire une position d’hégémonie culturelle.

 

 

Les 1001 techniques de la Poste pour casser une grève

©Yves Souben
Devant le bureau de Poste Crimée, à Rennes, les postiers en grève contre la réorganisation de leur travail. © Yves Souben

Depuis le 9 janvier, les facteurs de Rennes sont en grève. Pour briser leur mouvement, la direction de la Poste multiplie les attaques, entre recours aux cadres pour distribuer le courrier, ouverture de centres de tris dissimulés, et attaques en justice.


Le silence se fait lorsque la direction de La Poste entre dans la salle d’audience. Dans leurs costumes, les cadres n’osent pas avancer davantage. Devant eux, la quasi-totalité des bancs est occupée par des facteurs en grève. Seules les places des premiers rangs sont libres. Les responsables de La Poste traversent finalement les travées pour s’y installer. Les bavardages entre grévistes, eux, reprennent, peut-être plus discrets qu’auparavant. Cela fait une heure qu’ils attendent le début de leur audience. Au total, 35 postiers sont convoqués par la justice ce mercredi 21 février. Leur principal tort : faire grève.

Ils ont arrêté le travail le 9 janvier dernier. Depuis, le mouvement n’a pas faibli. Les mains entre les jambes, en attendant l’arrivée du président de l’audience, un facteur explique : « on lutte contre un projet de réorganisation de La Poste, qui prévoit des suppressions d’emplois, des journées de travail allongées ». D’après un rapport commandé par le Comité d’Hygiène, de Santé et des Conditions de Travail (CHSCT), cette nouvelle organisation dégraderait les conditions de travail et la santé des facteurs.

La direction rennaise a échelonné dans le temps cette nouvelle organisation des tournées de distribution sur le département. À Rennes, le bureau de poste Crimée était le premier concerné. Depuis le début de cette grève illimitée, il est au cœur de la contestation. « Sur les 28 titulaires, 20 sont en grève tous les jours », poursuit le gréviste. À côté de lui, dans sa veste bleue à liseré jaune de facteur, son fils hoche la tête. Contrairement à son père, lui n’a pas arrêté le travail. Il est en CDD. Mais il a tenu à l’accompagner au tribunal, en cette journée d’audience.

Feux de palettes et prises de paroles, le quotidien de la grève

Pendant douze semaines, les facteurs ont multiplié les prises de paroles, les piquets, les manifestations, les distributions de tracts. Les journées commencent à 5h45, 6h, pour s’installer devant les bureaux de poste rennais, échanger avec les collègues qui ne font pas grève.  Les matinées commencent avec des feux de palettes et du café, puis s’allongent dans l’après-midi avec des assemblées générales et des débats sur la poursuite du mouvement. « On fait grève chaque jour, avec des actions chaque jour », explique un des facteurs assigné devant le tribunal de grande instance de Rennes. « On est allés jusqu’à Fougères, pour échanger avec nos collègues », à l’autre bout du département.

Il tient dans ses mains l’assignation en justice qu’il a reçue la veille. Une épaisse liasse de feuilles agrafées, qui détaille les griefs de La Poste envers ses salariés en grève. Dans leur langage froid et technique, les constats d’huissiers tissent une histoire des premières semaines de grève, du durcissement du mouvement.

« Le 16 janvier vers 7h30, Monsieur G., représentant syndical SUD, a pris la parole dans les locaux du centre courrier de Janzé sans y être autorisé par la direction pour inciter les facteurs à faire grève », note l’huissier. Qui continue : « Le 30 janvier à 15h20, Maître T., huissier de justice, a constaté la présence de plusieurs manifestants brandissant des drapeaux à l’effigie de SUD à l’intérieur, devant l’entrée et à l’extérieur du bureau de poste Rennes Crimée. Les « manifestants » n’ont pas quitté les lieux malgré une demande de l’Huissier en ce sens. »

Et les journées s’égrènent ainsi, les unes après les autres, chaque date, chaque fait jugé majeur soigneusement soulignés. Le 8 février, les grévistes entrent dans le bureau de poste Crimée. Le 9, de nouveau, ils retournent à Janzé, au sud du département. Le 13 février, prises de paroles devant le bureau Rennes Colombier, et rebelote le lendemain, puis le surlendemain…

La police contre les grévistes

Malgré les journées qui passent, le mouvement ne faiblit pas. Au 15 février, 177 000 plis n’avaient pas pu être distribués, note l’huissier. La Poste recule sur la suppression d’un poste pour le traitement des recommandés, sur la suppression d’une prime de collation, mais ne veut pas reculer sur le principal. Les syndicats, eux, ont déjà demandé à la justice l’annulation de cette réorganisation. Alors la direction muscle sa réponse face à la grève.

« Les facteurs attendaient une rencontre avec un interlocuteur compétent pour ouvrir des négociations. Ils ont eu la police, ce qui ne peut pas être une réponse de nature à faire reprendre le travail.  »

Le 14 février, l’huissier venu constater la présence des grévistes ne vient pas seul. Vers 10h, une quarantaine de policiers, casqués et équipés, interviennent pour chasser les postiers. « Les facteurs attendaient une rencontre avec un interlocuteur compétent pour ouvrir des négociations », commente dans Ouest-France le syndicat Sud PTT. « Ils ont eu la police, ce qui ne peut pas être une réponse de nature à faire reprendre le travail.  »

« Ils ont enlevé les palettes avec leurs tonfas, nous ont dit de nous mettre sur le côté », témoigne un gréviste présent ce jour-là. L’intervention musclée reste ponctuelle. Les camions de livraison du courrier partis, les policiers laissent les facteurs reprendre leur place sur le piquet de grève. La direction se tourne vers la justice une première fois pour expulser les grévistes, en vain. Le 16 février, avec une détermination intacte, les postiers sont de nouveau installés devant ce même bureau de poste, le plus gros de la capitale bretonne. Quatre jours plus tard, ils sont 200 à manifester devant le siège régional de La Poste à Rennes. Alors, une nouvelle fois, La Poste tente de casser le mouvement en ayant recours à la justice.

Du piquet de grève au tribunal

« Ce 20 février, six facteurs en grève ont pu recevoir ou aller chercher le recommandé de leur assignation en justice », explique Fabrice Le Goff, secrétaire de la CGT FAPT d’Ille-et-Vilaine. La liste des facteurs concernés par ces poursuites, elle, est bien plus importante : 35 noms au total, dont une bonne partie de délégués syndicaux. C’est uniquement grâce au bouche à oreille que la plupart d’entre eux apprennent la nouvelle, et se rendent à l’audience du lendemain.

Pour l’avocat de la Poste, ces blocages doivent cesser immédiatement : « nous ne pouvons pas discuter avec un couteau sous la gorge », lâche-t-il dans la salle d’audience. Un grondement sourd se lève depuis les bancs des grévistes pour accueillir ses propos. Pour lui, blocages et envahissements « portent atteindre à la liberté de travailler. »

« Ce qu’ils nous reprochent, c’est des prises de parole, se déplacer de bureau en bureau, s’indigne Fabrice Le Goff. C’est l’activité syndicale qui est attaquée de plein fouet ! » Les extraits soulignés dans les constats d’huissiers semblent lui donner raison : La Poste dénonce les prises de paroles de syndicalistes, qui pour elle « désorganisent le travail ». Sur les bancs du tribunal, les grévistes racontent les stratégies des cadres pour les empêcher d’échanger avec leurs collègues d’autres bureaux. « À Fougères, ils interdisaient aux salariés de La Poste de nous causer », souffle l’un d’entre eux, alors que le président entre dans la salle d’audience.

« C’est une tentative désespérante de La Poste de bâillonner ce mouvement de grève, alors qu’on est dans une phase d’extension », accuse Serge Bourgin, de Sud PTT. Le tribunal de grande instance de Rennes semble lui donner raison. Non seulement la direction de la Poste se voit déboutée, mais en plus elle est condamnée aux dépens, et doit payer au syndicat Sud PTT 2 500 € …

Intérimaires illégaux et centre de tri clandestin

À la sortie du tribunal, des chansons moqueuses saluent les cadres qui partent déjeuner ensemble. Les quolibets ciblent tout particulièrement un cadre du bureau de poste de Janzé. « Il a été surpris à distribuer les tournées des grévistes, alors qu’à Janzé, une dizaine de personnes est en arrêt maladie », explique une élue Sud PTT au CHSCT de La Poste.

C’est que le groupe fait tout pour saper le mouvement de grève qui paralyse le tri et la distribution d’une bonne partie du courrier. En janvier, La Poste a ainsi eu recours à des intérimaires pour remplacer les facteurs grévistes. Une décision absolument illégale, qui a été constatée et sanctionnée par l’inspection du travail. Alors La Poste a changé de stratégie et a eu recours à ses propres cadres pour trier et distribuer le courrier. « Et quand les cadres font les tournées, c’est fait n’importe comment », s’amusent les grévistes.

« Un corps de ferme, chauffé aux parapluies à gaz, des bâches transparentes tendues façon labo de meth, des bonbonnes de propane entreposées là dans la plus pure insouciance, bref, un centre de tri sauvage organisé dans le plus grand mépris des règles élémentaires de sécurité »

En plus de ces distributions parallèles, le groupe a ouvert des centres de tri discrets dans la campagne environnante. Le 26 février, les facteurs témoignent ainsi leur surprise face au centre ouvert par La Poste à Vieux-Vy-sur-Couesnon, une petite commune d’environ 900 habitants à une demi-heure de route de Rennes. Sur leur site, ils décrivent « un corps de ferme, chauffé aux parapluies à gaz, des bâches transparentes tendues façon labo de meth, des bonbonnes de propane entreposées là dans la plus pure insouciance, bref, un centre de tri sauvage organisé dans le plus grand mépris des règles élémentaires de sécurité ».

Ce mépris des règles de sécurité conduit à la fermeture du centre par la direction, après une visite du CHSCT. Pas de quoi arrêter La Poste, qui en ouvre … un second. Cette fois, l’inspection du travail ne trouve rien à redire sur la légalité du lieu. Pour justifier ces pratiques, le groupe explique qu’il a une obligation de continuité du service.

Et pour cela, les cadres sont mobilisés au-delà même du département. Ainsi, le 17 mars, la directrice du service courrier colis du Nord a envoyé un mail à l’ensemble de la direction, pour trouver des volontaires afin de trier et de distribuer le courrier à la place des grévistes, accuse le syndicat Sud PTT. Qui, pour prouver ses dires, joint une capture d’écran du mail en question : « Bonjour, le conflit sur Rennes ne faiblit pas. Les collègues ont besoin d’aide. Avez-vous des collaborateurs qui pourraient y aller qq jours, tout frais payés, organisés, compensés ? Merci d’avance. »

La mobilisation de ces cadres, pourtant, ne suffit pas. Alors que, le 23 mars dernier, Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, apportait son soutien au mouvement, La Poste indiquait à Ouest-France que, désormais, 350 000 plis étaient « en souffrance ». Un nombre sous-estimé pour les syndicats, qui parlent eux d’un million de plis non-distribués…

La solidarité en réponse

Face à la persistance du mouvement, La Poste ne veut pas abandonner. D’après les syndicats, la direction aurait proposé aux grévistes que la réorganisation ne s’applique pas à eux. Certains grévistes, eux, accusent des cadres d’envoyer des SMS mensongers à leurs salariés pour les décourager de rejoindre la grève. Et pourtant, celle-ci se poursuit sans s’essouffler.

À Rennes, les solidarités se développent autour de cette grève inédite par sa durée. Des soirées sont régulièrement organisées au bar libertaire Le Papier Timbré pour soutenir la caisse de grève. La fédération locale du Parti communiste a également apporté un soutien financier aux grévistes, pendant qu’un adjoint communiste de la majorité municipale, Eric Berroche, a fait don de 1 500€ sur ses indemnités d’élus. Les multiples soutiens anonymes permettent aussi au mouvement de durer, et de s’étendre. Le 16 mars, les facteurs de Fougères, dans l’est du département, se sont mis en grève à leur tour. Le 22 mars, le syndicat CGT de la Poste en Mayenne a déposé un préavis illimité de grève, contre une réorganisation similaire. Et le 27, c’était au tour des postiers de Saint-Malo, le port corsaire du nord de l’Ille-et-Vilaine.

La Poste voulait « crever la grève », dénonçait un avocat des syndicats de facteurs. Mais face à la dégradation continue des conditions de travail des facteurs et grâce aux multiples soutiens, elle semble plus que jamais mise en difficulté par ces grévistes. « C’est la première fois sur Rennes qu’on a un conflit avec autant de solidarité », se félicite Fabrice le Goff.

Derrière la grève, la souffrance des facteurs

« Tous les deux ans, La Poste lance une nouvelle réorganisation », expliquait un facteur, rencontré dans un bar rennais. « À chaque fois, des tournées de distribution sont supprimées. » Ce n’est jamais une surprise. Le volume du courrier distribué diminue chaque année, argumente habituellement La Poste. Il faut donc s’adapter. Cette année, sur 28 tournées pour le bureau de poste de Crimée, au sud de Rennes, six devaient être supprimées. Des postes de facteurs sont eux aussi supprimés : entre 6 000 et 10 000 chaque année, à l’échelle nationale. « À chaque fois, la réorganisation est acceptée avec résignation », explique le jeune facteur.

Mais cette année, l’imposition d’une pause méridienne crispe toutes les tensions. Cette pause obligatoire de trois quarts d’heure, non payée, vient allonger les journées de travail. Et grignoter un peu plus les après-midi habituellement libres des facteurs. La goutte de trop, alors même que la pénibilité du travail augmente à chaque suppression de poste.

« La Poste ne prend pas en compte les paquets, les recommandés, les services rendus, dans les calculs de sa charge de travail », accuse l’un des grévistes assignés devant la justice. Le syndicat SUD-PTT avait demandé à La Poste sa méthode de calcul de la charge de travail : refus de la direction, qui dit avoir égaré ses documents. Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail de La Poste (CHSCT) semble en tout cas donner raison aux grévistes.

« Ce sont les facteurs qui en paient le prix. Cette organisation conduit, d’après le rapport, à « une intensification du travail », avec « une pénibilité accrue » et « un développement des risques physiologiques ». Or, la pénibilité physique et psychique du travail des facteurs est déjà préoccupante. »

Dans un rapport de quelques 130 pages, une expertise indépendante pointe ces nouvelles méthodes de calcul. « Pour contrôler et réajuster les tournées, historiquement, des postiers suivaient d’autres postiers », explique le rapport. Cette page est maintenant tournée. Désormais, la charge de travail est modélisée, à travers des algorithmes. Et l’expertise de tacler : « aujourd’hui, La Poste ne mesure pas la charge de travail, mais elle modélise et elle prescrit. Autrement dit, elle ne cherche pas à dire “ce qui se fait” (le réel), mais “ce qui devrait se faire” (prescrit ce que le réel doit être) et “ce qui va devoir être fait” (prescription ce que le futur doit être). » Face aux nombreux biais – volontaires ou non – des logiciels de modélisation, la charge de travail est sous-estimée, attaque l’expertise. Voire, pour certaines tâches, elle n’est pas du tout estimée.

Ce sont les facteurs qui en paient le prix. Cette organisation conduit, d’après le rapport, à « une intensification du travail », avec « une pénibilité accrue » et « un développement des risques physiologiques ». Or, la pénibilité physique et psychique du travail des facteurs est déjà préoccupante. « Les trois-quarts des répondants déclarent des souffrances au bas du dos », dénonce l’expertise. « Pour un quart d’entre eux, elles sont fréquentes ou permanentes. Pour 22%, elles sont fortes ou insupportables. » Plus de la moitié déclare aussi des souffrances au cou, aux genoux, à au moins l’une des deux épaules. La moitié des facteurs ayant répondu à l’enquête de l’expertise déclare ainsi prendre des anti-inflammatoires. Une situation qui ne peut plus durer.