« L’Union européenne a placé la Grèce sous tutelle coloniale » – Entretien avec Panagiotis Lafazanis, ex-ministre sous Tsipras

Panagiotis Lafazanis © I. L.

Panagiotis Lafazanis a été ministre de la Restructuration de la production, de l’environnement et de l’énergie sous le premier gouvernement d’Alexis Tsipras en Grèce (janvier 2015 –  juillet 2015). Pendant des années, il incarnait au sein de Syriza (le parti actuellement au pouvoir en Grèce), une ligne dure concernant l’Union européenne (UE). Il défendait notamment la nécessité d’en sortir dans le cas où l’UE ne permettrait pas la mise en place d’un programme alternatif. C’est finalement la ligne d’Alexis Tsipras qui l’a emporté, excluant toute perspective de sortie de l’UE ou de l’euro. Panagiotis Lafazanis a quitté le gouvernement lorsque Tsipras a accepté la mise en place de nouvelles réformes d’austérité en juillet 2015. Aujourd’hui dans l’opposition, il nous livre sa version de la crise que connaît la Grèce.


LVSL – Vous avez été ministre pendant sept mois sous le premier gouvernement d’Alexis Tsipras (janvier 2017 – juillet 2017). Quels ont été les obstacles auxquels vous vous êtes heurtés lorsqu’il s’agissait de mettre en place le programme de Syriza ?

Panagiotis Lafazanis – L’obstacle principal à la mise en place du programme de Syriza, c’était Alexis Tsipras lui-même. Et le second obstacle le plus important, c’était Yanis Varoufakis. Ce duo s’est avéré fatal pour le programme de Syriza.

Dès le début, il était évident que le programme de Syriza ne pourrait pas être mis en place sans confrontation avec l’Union européenne. Les pressions qui allaient être exercées sur le gouvernement grec par l’Union européenne étaient attendues. Beaucoup d’entre nous voyaient très bien vers quelles politiques inhumaines ces pressions avaient pour but de nous entraîner. Le dilemme qui était posé à la Grèce en 2015 était le suivant : ou bien se soumettre au diktat des créanciers pour rester dans la zone euro, ou bien choisir une alternative hors de la zone euro. Tsipras a fait le choix de capituler de la manière la plus humiliante face au chantage des créanciers et de l’Union européenne.

À ce moment-là, il existait une voie alternative pour la Grèce : abandonner l’euro pour nous permettre d’appliquer notre programme. Mais l’option de la sortie de la zone euro n’a jamais été mise sur la table – pas même comme menace ! C’est un constat que je veux généraliser : quiconque pense qu’il est possible de mettre en place une politique progressiste dans le cadre de la zone euro, ou résister à l’agenda du gouvernement allemand dans le cadre de la zone euro, se trompe. Ce sont ces illusions entretenues par Alexis Tsipras que la Grèce est en train de payer aujourd’hui.

Certains, pour défendre Tsipras, avancent le fait qu’il aurait permis à la Grèce de sortir du mémorandum [le contrat qui permettait à la Grèce de refinancer sa dette en échange d’une série de mesures d’austérité]. C’est faux : il se poursuit, et continue d’être appliqué. Il n’y a plus de mémorandum dans la mesure où l’Union européenne ne prête plus d’argent à la Grèce. L’Union européenne n’aurait en effet pas les moyens de payer pour un quatrième refinancement de la dette ; les parlements nationaux ne l’auraient pas accepté. Pour le reste, rien n’a changé : l’Union européenne impose toujours ses conditions à la Grèce… mais sans un financement en contrepartie !

LVSL – La sortie de l’euro est une option sur laquelle les principaux mouvements « progressistes » d’Europe sont dans l’ensemble peu loquaces. Comment expliquez-vous que cette mesure soit en général déconsidérée par ces mouvements, en Grèce et en Europe ?

PL – Cela démontre l’absence de sérieux des partis « progressistes », ou leur manque de courage. Les peuples d’Europe sont aujourd’hui asservis par le gouvernement allemand et le capital financier. Ce nouveau colonialisme – qui s’exerce notamment dans les pays d’Europe du Sud   ne durera pas. Il n’y a aucun avenir pour l’Union européenne et la zone euro. Leur dissolution n’est qu’une question de temps. L’enjeu aujourd’hui est le suivant : comment faire en sorte que leur dissolution ne s’accompagne pas d’un glissement vers l’extrême-droite ? Il faut que ce soient les forces progressistes qui mettent en place ce changement, et non les forces d’extrême-droite.

Les mouvements progressistes d’Europe devraient dire en commun : « non à la zone euro, non à l’Union européenne ». Ce n’est qu’à cette condition que des peuples libres pourront coopérer sur une base égalitaire, en vue du progrès commun.

LVSL – Vous parlez d’une « nouvelle forme de colonialisme » concernant la Grèce. La Grèce étant sortie des mémorandums successifs, par quel biais s’exerce selon vous cette nouvelle forme de colonialisme ?

PL – La nouvelle forme de colonialisme, c’est tout simplement l’Union européenne et le marché commun qui l’exercent. Prenons une métaphore sportive : les législations interdisent qu’en boxe, un poids lourd affronte un boxeur de la catégorie la plus légère. Dans le cas de la Grèce et de l’Allemagne, c’est comme si nous avions été placés dans un même ring, malgré notre différence de taille. On attribue à un banquier du XIXème siècle cette phrase – sans doute apocryphe – : « donnez-moi le contrôle de la monnaie, et je me fiche de qui écrit les lois ». C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui en Europe. La monnaie est allemande, et l’Allemagne a concédé aux autres pays le droit d’avoir leur propre gouvernement et leur propre législation.

Il n’y a pas que l’Allemagne qui profite de la soumission du gouvernement grec aux puissances étrangères. La Grèce, aujourd’hui, est totalement alignée sur les impératifs stratégiques des États-Unis. Le ministre grec de la Défense a récemment dit publiquement qu’il était prêt à offrir chaque hectare du territoire grec afin qu’il soit utilisé comme base militaire pour les États-Unis ! L’accord qui a été récemment voté en Grèce avait essentiellement pour but de permettre aux États-Unis de renforcer leur contrôle sur les Balkans. [Voir l’article d’Olivier Delorme sur la question : La question macédonienne peut-elle faire tomber Tsipras ?] Les États-Unis se sont assuré que cet accord soit voté et mis en place par le gouvernement grec – à l’encontre de la volonté du peuple grec et de Macédoine du Nord. En Grèce, cet accord a été voté d’une manière anti-démocratique. Il était si controversé que Tsipras n’est parvenu à trouver que 145 députés de sa majorité pour le voter. Il en fallait 151. Par diverses magouilles politiques et contreparties, Syriza a réussi à persuader six députés de l’opposition de voter l’accord. C’est exactement le même scénario qui a eu lieu en Macédoine du Nord. Ce ne sont pas de tels accords, mis en place par de telles méthodes, qui parviendront à réconcilier les peuples, bien au contraire !

LVSL – Les médias français se plaisent à célébrer une « renaissance » de la Grèce, qui aurait eu lieu sous le mandat d’Alexis Tsipras. Ils mettent par exemple en avant le fait que le taux de chômage a reculé en Grèce. Que pensez-vous de cette vision des choses ?

PL – La pauvreté s’est accrue ces dernières années en Grèce. Officiellement, le taux de chômage a diminué – il demeure très haut, autour de 20 %. Mais qu’en est-il vraiment ? La précarité a explosé, et près d’un demi-million de Grecs, surtout des jeunes, se sont exilés depuis le début de la crise ! Il faut prendre en compte cette donnée lorsqu’on évoque la baisse du chômage.

Les médias, sous le contrôle de l’oligarchie financière, euphémisent la tragédie que vivent les Grecs. La situation en Grèce n’est absolument pas celle qu’évoque la presse française. Les Grecs en sont, en ce moment-même, à se battre pour que le gouvernement ne systématise par la saisie de biens et la coupure de l’électricité pour les foyers endettés !

LVSL – Les médias français ont fait la part belle au parti néo-nazi Aube Dorée. Il incarnerait, selon eux, la frange la plus radicale de l’opposition à l’Union européenne et à l’austérité. Certains ont d’ailleurs tenté d’amalgamer les mouvements qui s’opposaient à l’UE et à l’austérité à Aube Dorée, comme si ce parti avait le monopole de cette opposition. Comment percevez-vous le phénomène Aube Dorée ? Est-il utilisé par les médias, en Grèce, pour décrédibiliser les mouvements qui s’opposent à l’Union européenne ?

PL – Une demande de démocratie et de souveraineté voit le jour en Grèce ; pas une demande de fascisme. Aube Dorée est très pratique : ce parti est mis en avant par les médias pour effectuer des amalgames avec les forces anti-austérité et empêcher toute critique du système. Quiconque s’oppose à la politique dominante s’expose à l’accusation infamante de collusion avec l’extrême-droite. C’est une dégringolade idéologique que de confondre les forces démocratiques avec les forces d’extrême-droite. La revendication de l’indépendance de la Grèce a toujours été une revendication issue de la gauche. Ce n’est pas une revendication qui appartient à l’extrême-droite : elle s’en empare simplement de manière démagogique. Leur critique de l’Union européenne est superficielle : si jamais ce parti d’extrême-droite accédait au pouvoir en Grèce, le peuple constaterait simplement qu’il accroîtrait la soumission du pays aux grandes puissances étrangères – en plus de s’attaquer aux libertés individuelles et à la démocratie.

Ces amalgames sont calomnieux. Nous n’avons rien à voir non plus avec les régimes socialistes autoritaires qui ont gouverné l’Europe de l’Est par le passé. Nous sommes en première ligne dans le combat pour les libertés individuelles et collectives, les droits civiques et la démocratie. Nous cherchons à propager les idéaux de la Révolution française, en les enrichissant d’un contenu social.

« Le pire ennemi de l’Europe, c’est le dogme qui prétend qu’il n’y a pas d’alternatives » – Entretien avec Yanis Varoufakis

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Visite à la mairie de Barcelone en 2015. ©Marc Lozano

Nous publions ici, en partenariat avec Socialter, un entretien réalisé par Philippe Vion-Dury avec Yanis Varoufakis à la mi-juin. Découvrez ici le dernier numéro de Socialter. Photos : Cyrille Choupas. Photo de couverture : ©Marc Lozano.


Pouvez-vous nous raconter les événements du 5 juillet 2015, lors du référendum en Grèce ?

Je pense que c’est le seul événement dans l’histoire de la politique où un gouvernement a renversé son propre peuple plutôt que l’inverse. Nous avons convoqué un référendum dans le but de donner la possibilité aux Grecs de dire oui ou non à un ultimatum posé par les créanciers. Je pensais que c’était une très bonne idée, parce que je crois en la démocratie. Nous étions dans une position très difficile : en tant que pro-européens, nous ne voulions pas aller au clash avec les institutions européennes, mais d’un autre côté, en tant qu’économiste et ministre des Finances, je ne pouvais que constater qu’on nous proposait un deal qui n’avait absolument aucun sens. On me demandait de prendre à nouveau de l’argent aux gens alors qu’il était absolument évident que nous ne serions jamais en mesure de payer. Et si on se signait pas, nos banques seraient fermées et le pays asphyxié. Ça n’a aucun sens, aucun créancier normal ne ferait une chose pareille. Nous avons estimé que nous n’avions pas de mandat pour une telle décision et avons organisé une consultation populaire. À qui d’autre que le peuple revenait ce choix ? Et les gens ont dit non. Mon Premier ministre avait l’air dévasté, mais en réalité il espérait un oui, même s’il avait fait campagne pour le non. Un oui lui aurait permis de dire que le peuple lui ordonnait de signer. Mais le peuple a préféré se battre. Aux alentours de minuit, quelques minutes après la déclaration de victoire, il m’a dit que c’était le moment de capituler. Je pensais au contraire que c’était le moment d’honorer le mandat que nous venions de recevoir. Mais c’était lui le Premier ministre, alors il ne me restait plus qu’à démissionner, ou bien accepter de prendre part à ce coup d’État contre le peuple.

Nous avons entendus tout et son contraire à propos de votre position sur le Grexit [le retrait de la Grèce de la zone euro].

Je n’ai jamais été en faveur du Grexit. Mais je n’ai jamais aimé l’euro. Aucun économiste sérieux sur la planète peut vous affirmer que l’euro est bien construit : il est extrêmement mal pensé. Mais j’ai toujours dit – et ça m’a d’ailleurs valu de perdre beaucoup d’amis à gauche – qu’il fallait différencier le fait de dire que nous n’aurions jamais dû entrer dans l’euro et l’affirmation selon laquelle il faudrait en sortir. Mais ça ne veut pas non plus dire que nous ferions tout pour rester dans l’euro – nous ne réduirons pas nos enfants en esclavage pour rester. Nous voulions rester dans l’euro mais résoudre aussi les multiples banqueroutes de notre pays. Néanmoins, si les créanciers ne faisaient pas le nécessaire pour stabiliser la crise grecque et persistaient à vouloir que nous fassions un nouvel emprunt selon des conditions qui allaient renforcer encore plus le processus de désertification déjà engagé, alors nous refuserions de signer. Et s’ils voulaient nous exclure de l’euro, alors nous les laisserions faire. La monnaie est un instrument, pas une idéologie : j’étais donc opposé à la fois à ceux qui pensaient que nous mourrions tous si nous sortions de l’euro, et à d’autres à gauche qui faisaient de la sortie un nouveau fétiche. En résumé : si les créanciers et les puissants à Berlin nous avaient mis un pistolet sur la tempe en disant “si vous appliquez la moindre de ces mesures (pourtant essentielles), on vous met dehors”, alors ma position était de répondre “OK, mettez-nous dehors”. Et je pense que c’était là le sens du vote des Grecs au référendum.

D’un point de vue politique et stratégique, diriez-vous qu’utiliser la menace d’une sortie de l’euro est désormais essentielle pour les pays qui essayent de transformer structurellement l’Union européenne ou l’euro ?

Je le formulerai différemment. Il ne s’agit pas tant d’une “menace” que du fait d’être prêt à endurer les conséquences d’une sortie de l’euro. Parce qu’en face, on vous menacera toujours d’une exclusion, que vous soyez la France, l’Italie ou la Grèce. On ne vous menacera d’ailleurs pas explicitement mais en coupant vos liquidités, en fermant vos distributeurs de billets. Ça ressemble à un paradoxe, mais non. Regardez l’Italie : le pays ne peut pas rester de façon pérenne dans l’euro si rien ne change, mais les choses n’évolueront pas tant qu’un gouvernement ne sera pas prêt à rompre. Finalement, le seul moyen d’éviter la sortie de l’euro, c’est d’y être préparé.

©Cyrille Choupas

Pensez-vous que des pays comme la France, l’Espagne ou l’Italie, pourraient un jour être menacés d’une exclusion de la zone euro comme l’a été la Grèce ?

La France ne peut pas être menacée d’une exclusion. Mais l’Italie est un vrai champ de bataille. L’instabilité de ce pays a engendré une crise politique et l’arrivée d’un gouvernement horriblement xénophobe qui entend bien entrer en conflit avec l’Union européenne. Contrairement à la Grèce en 2015, il n’y a pas dans ce gouvernement de volonté de rechercher un accord décent. Nous allons tout droit dans une impasse. Et si l’Italie sort, la France sortira aussi, sans même que le peuple soit consulté, sans même que l’on demande son avis à l’Assemblée. D’ailleurs, la France sortira avant même qu’Emmanuel Macron en soit conscient.

Quelle est votre analyse de la situation actuelle en Italie [l’entretien a été réalisé mi-juin], pays que de nombreux observateurs qualifient de “laboratoire politique” en Europe ?

La situation est fascinante. D’abord parce que l’économie italienne ne ressemble à aucune autre en Europe. C’est un pays qui exporte, qui a une balance commerciale positive. Le gouvernement n’a même pas besoin d’emprunter pour payer les retraites. C’est aussi un pays très industrialisé. Le poids de sa dette est le premier en Europe avec près de 2 300 milliards d’euros de dette – c’est trop important pour n’importe quel renflouement. C’est impossible d’exclure l’Italie sans tuer l’euro. Mais il y a une autre caractéristique importante : une dette privée faible. Le Japon est le seul pays développé qui ressemble à l’Italie d’un point de vue macroéconomique : industrialisé, avec une population déclinante car vieillissante, avec une dette privée faible, une dette publique importante, et des banques “zombies” du fait de crises précédentes et de prêts à outrance. C’est très utile de comparer ces deux pays. Quand les banques sont devenues des zombies au Japon, c’est le secteur public qui est intervenu pour jouer le rôle de prêteur en dernier ressort, que ce soit le Trésor qui s’est énormément endetté pour injecter de l’argent dans l’économie, ou la banque centrale japonaise qui a alors inventé le “quantitative easing”, bien avant qu’il ne soit utilisé par les États-Unis, le Royaume-Uni ou la BCE. On se retrouve donc avec une banque centrale japonaise qui imprime de la monnaie en masse, et le Trésor qui emprunte, dans le but de dépenser : c’est de cette manière que le Japon a évité une crise politique. L’Italie ne peut pas faire ça parce qu’elle est dans la zone euro. À la place, vous avez l’austérité et la chute constante du revenu par habitant, jusqu’à ce que ça finisse par craquer. Soit l’Italie quitte la zone euro, soit la zone euro est réformée. Et l’euro ne semble pas devoir être réformé demain — regardez ce qu’il s’est passé avec les propositions de Macron, tuées dans l’oeuf par Merkel — donc avoir une montée du racisme, de la xénophobie et de la fragmentation.

Une sortie de l’Italie de la zone euro vous semble-t-elle probable ?

Absolument. Je ne dis pas que ça va se passer, mais c’est probable. Quand est-ce que la politique va devenir assez toxique pour que quelque chose craque ? Les Italiens sont en train de ressembler aux Grecs en 2015, quand ces derniers restaient à la maison, dépressifs, à se morfondre et à panser leurs plaies. Néanmoins, l’Italie peut continuer ainsi, en restant dans l’euro zone, pendant très longtemps. Pensez à l’URSS : c’était un système économique qui n’était pas viable, et ce dès la fin des années 1960. Mais grâce à son autoritarisme, le système s’est maintenu jusqu’aux années 1990.

©Cyrille Choupas

Avez-vous entendu parler des “mini-BOTS” en Italie ? Est-ce un signe que l’Italie met en place les conditions d’une sortie ?

Ça repose en réalité sur une idée que j’avais eue. Dans la zone euro, il y a des zones fiscales négatives, comme l’Italie ou la Grèce, où l’État doit de l’argent (qu’il n’a pas) au secteur privé. Il y a trois phases. D’abord on utilise le site internet du centre d’impôt, et on crée un compte pour chaque usager. On dit aux gens : “Je ne vais pas pouvoir vous payer avant plusieurs mois. Donc vous pouvez accepter d’attendre tout ce temps, ou bien je rentre la somme que je vous dois directement sur le compte, et je vous donne un code PIN avec lequel vous pouvez transférer cet argent comme bon vous semble. Vous ne pourrez pas retirer cet argent, mais vous pourrez vous en servir pour payer des impôts. Et si jamais vous devez vous aussi de l’argent à quelqu’un qui doit lui aussi payer ses impôts, alors vous pourrez transférer la somme sur le compte de cette personne”. Grâce à ce système, on peut annuler des dettes entre l’État, les individus et les entreprises. C’est la première phase. Dans un second temps, j’avais prévu d’aller plus loin : même si vous ne devez d’argent à personne, mais que vous avez de l’argent à la banque, et que vous savez que allez devoir payer des taxes et des impôts l’année suivante. Votre argent à la banque ne vous rapporte pas d’intérêt. Si vous transférez de l’argent bancaire vers le compte qu’on vous aura créé, on pourrait imaginer un taux d’intérêt à 10% – en mettant 1000€ sur votre compte, vous obtiendrez l’année suivant un compte avec 1100€. Soudainement, cela permet à l’État d’emprunter directement auprès des citoyens en utilisant ce marché. Lorsque le système devient assez fluide, la troisième phase consiste à le faire fonctionner comme un moyen de paiement. Cela donne aussi la possibilité à l’État d’utiliser une partie de ces liquidités pour mettre en place des mesures sociales ou pour lutter contre la pauvreté. Trois avantages : puisque c’est une mesure fiscale, c’est totalement légal au sein de l’Europe même si, bien entendu, Berlin va hurler. Ensuite, cela vous donne davantage de marge de manœuvre fiscalement sans craindre pour autant une évasion des capitaux puisque l’argent dans ce système ne peut pas aller dans un autre pays. Et enfin, ça améliore votre pouvoir de négociation avec les institutions puisque c’est de fait un moyen de paiement parallèle.

Face à la coalition italienne eurosceptique, les réactions de certains organes de presse et des institutions en Europe ont été très virulentes et rappellent les propos très durs tenus à l’encontre de la Grèce…

Je reviendrais à l’histoire du XXe et au traité de Versailles, lorsque les gagnants ont imposé des conditions très dures aux perdants. Ils les ont humiliés. À cette époque, c’était l’Allemagne. La France, les États-Unis et la Grande-Bretagne sont devenus des créanciers, en exigeant que la dette soit payée coûte que coûte. John Maynard Keynes, encore jeune homme, a écrit l’ouvrage Les conséquences économiques de la paix dans lequel il reproche aux créanciers d’être stupides. Il arguait qu’en exigeant que la dette soit remboursée sous des conditions aussi dures, on rendait impossible la production des revenus qui pourraient permettre à l’Allemagne de rembourser. La seule chose qui pouvait alors en sortir, c’est l’humiliation des perdants et l’émergence de mouvements politiques extrémistes qui vont se retourner contre les créanciers. N’est-ce pas ce qui s’est passé ? Aujourd’hui, l’Allemagne a oublié les leçons de sa propre histoire.

Pour revenir à l’Italie, vous avez récemment déclaré qu’une majorité de votants italiens ont ignoré les forces de gauche et installé un gouvernement anti-système de droite. N’est-ce pas trop schématique de mettre la Lega et M5S dans le même sac ?

Ce sont eux qui s’y sont mis tous seuls. C’est bien le M5S qui a accepté de former un gouvernement avec la Lega, et ce sur la base d’un accord autour de trois mesures politiques : deux pour la Ligue et une pour M5S. Pour la Ligue, il y a d’abord une politique scandaleusement raciste qui consiste à arrêter 500.000 migrants et à les expulser… Mais pour les envoyer où ? Qui va les prendre ? La seconde mesure de la Lega, c’est une flat tax, [un impôt non progressif, à taux unique, ndlr], soit un incroyable cadeau fait aux riches que même Trump n’a pas osé faire. Qu’a obtenu le M5S en échange ? Un soi-disant revenu de base, universel, qui n’est ni universel, ni “de base”. Le principe d’une telle mesure serait d’accorder son accès à tout le monde alors qu’il ne s’adresse ici qu’aux pauvres. Ce n’est au final rien d’autre qu’une prestation de sécurité sociale. Pour ça, ils ont sacrifié leur âme et intégré un gouvernement raciste.

Que pensez-vous de l’idée d’un populisme de gauche ?

C’est une contradiction dans les termes. C’est comme si vous déclariez être un “démocrate fasciste”. Bien sûr, cela dépend des définitions. Être populiste signifie que vous vous adressez aux peurs de la population. Vous nourrissez ces peurs avec des promesses vides, dans le seul but de gagner le pouvoir. C’est ça le populisme, et ça ne peut être de gauche. Pas dans ma définition en tout cas, ou dans celle de la gauche progressiste à laquelle j’appartiens. La gauche doit parler le langage de la vérité. La vérité est révolutionnaire, et le populisme est fondé sur le mensonge.

©Cyrille Choupas

Mais une des composantes du populisme consiste à opposer le peuple aux élites, peut-être vous sentez-vous proche d’une telle conception, vous qui avez été confronté à l’intransigeance de ceux que vous qualifiez de “technocrates de Bruxelles” ou d’insiders ?

Avez-vous déjà lu Goebbels ? Je vous le recommande sincèrement. C’est très dérangeant, mais intéressant. Son analyse est exactement ce que vous décrivez : le peuple contre les élites – alors représentées par les banquiers, supposés être juifs… Mais si vous enlevez la composante antisémite, c’est exactement ce qu’on retrouve aujourd’hui. Qu’ont toujours fait les fascistes ? Ils font appel à une rage tout à fait compréhensible et légitime qui émerge dans la population, afin de gagner le pouvoir et le réserver finalement à une nouvelle élite. C’est ce qu’ont fait les Nazis ou Mussolini, avec un programme soi-disant anti-capitaliste. Ils ont certes créé des emplois ou mis en place des formes de sécurité sociale, mais pour servir in fine les intérêts des industriels. Donald Trump fait exactement la même chose. Il a gagné les élections en s’adressant aux peurs de ceux qui avaient été déclassés, dans le Wisconsin, à Détroit… Et quelle est la première chose qu’il a faite ? Placer tous ses amis de Goldman Sachs à la tête du pouvoir, et baisser massivement les impôts sur les riches. L’Histoire se répète. Ce n’est pas la gauche, et ça ne pourra jamais être la gauche.

Oui mais il y a des gens, par exemple chez Podemos en Espagne, ou chez la France Insoumise en France, qui réfléchissent à se définir eux-mêmes comme “populistes de gauche”…

Ils ont tort, totalement tort. Ils se trompent dangereusement. Vous aurez d’ailleurs remarqué que je ne travaille ni avec Mélenchon, ni avec Podemos. Dans l’idéal, nous devrions travailler ensemble. Mais nous ne le faisons pas à cause de ça. Le populisme souffle sur les braises de l’extrême-droite. Et même si ce n’est pas l’intention de Jean-Luc Mélenchon ou de Pablo Iglesias, vous finissez toujours par aider Le Pen, l’Afd ou Salvini. Vous n’aidez pas les forces du progrès.

Comment nourrissent-ils l’extrême-droite selon vous ?

Il n’y a aucun moyen de rivaliser avec Le Pen sur le nationalisme : vous perdez dans tous les cas. Quand la gauche dit qu’il faut désintégrer l’Europe et donner la priorité à la nation, vous aurez forcément Le Pen derrière qui va dire : “Oui évidemment, d’ailleurs votez pour moi”. La seule solution, c’est l’internationalisme, unir les travailleurs de France, d’Allemagne, d’Italie, de Grèce, pour transformer les institutions européennes. Regardez la gauche au XXe siècle, elle n’était pas anarchiste, elle ne voulait pas détruire l’État. La gauche marxiste a toujours promu la prise du pouvoir pour en faire profiter les masses. C’est pareil avec les institutions européennes, nous devons nous en emparer pour en faire profiter les masses, qu’importent les origines des gens, qu’importent qu’ils soient Français ou Espagnols.

Parlons de l’Europe que vous voulez, et ce qu’il est possible de faire. Avant toute chose : étiez-vous en faveur du traité de Maastricht en 1992 ?

Bien sûr que non.

Maintenant que nous avons l’euro, que pourrions-nous faire pour le réformer ?

Il y a trois voies potentielles : la désintégration de l’euro ; sa réparation et sa transformation en une monnaie progressiste et anti-austérité ; le statu quo. Nous devons décider dans quel ordre classer ces trois options. Les institutions en place pensent que la meilleure solution est le statu quo, et que le pire serait la désintégration, avec une réforme de l’euro entre les deux. Pour nous, la priorité est la socialisation et la démocratisation de l’euro, tandis que le pire est le statu quo, pas la désintégration. Pour les gens comme Jean-Luc Mélenchon, la désintégration est la meilleure chose. C’est là où nous sommes en désaccord.

À quoi ressemblerait un euro socialisé et décentralisé ? Imaginez que nous ayons dans les prochaines années, un programme d’investissement de la banque européenne d’investissement (BEI) à hauteur de 500 milliards chaque année pour les technologies et énergies vertes. Ces technologies permettent de développer des métiers de très bonne qualité et dont nous manquons cruellement. Ce plan pourra passer par l’emprunt et l’émission de bonds que la BCE pourrait soutenir le programme en utilisant les circuits financiers déjà existants. Aujourd’hui, la BCE réalise au moins 90 milliards d’euros de profits par an – des profits qui ne sont pas redistribués. Pourquoi la BCE ferait-elle du profit ? Ça n’a aucun sens, ce n’est pas une entreprise privée. C’est de l’argent social, pourquoi personne ne l’utilise ? On devrait s’en emparer pour créer un fond de lutte contre la pauvreté. Imaginez si des familles pauvres en Grèce, en France et en Allemagne recevaient chaque mois un chèque de la part de la BCE, cela aurait un effet unificateur énorme. Enfin, troisième exemple : lorsqu’une banque italienne ou grecque fait banqueroute, elle doit être sauvée par les contribuables. Imaginons plutôt que nous créions une nouvelle juridiction européenne qui puisse recapitaliser cette banque via le mécanisme de stabilité européenne, que tous les actionnaires soient mis à la porte et remplacés par de nouveaux directeurs — disons japonais pour qu’il ne soient pas partie prenante du système — et qu’une fois que cette banque a été purgée, elle puisse être revendue et que les contribuables européens y gagnent de l’argent. Ce sont des choses que nous pourrions faire et qui pourraient transformer considérablement la zone euro. Une simple conférence de presse de cinq minutes suffirait. On pourrait faire ça, avant même de s’attaquer aux traités.

Que pensez-vous des idées de monnaie commune et de mix entre euro et monnaie nationale ?

Nous avons une proposition de système de paiement parallèle en zone euro, comme je vous l’ai dit toute à l’heure. Ce qui est bien dans ce système, c’est que vous réparez l’euro mais que dans le même temps, si l’euro s’effondre, ce système permet le passage à une monnaie nationale. À la différence de ceux qui parlent d’un plan B, nous voulons un plan A. Mais nous incorporons au plan A des composants qui permettent d’anticiper l’effondrement. Ce système permet de rendre l’euro meilleur et plus soutenable, mais dans le même temps il permet d’anticiper le choc d’une sortie de l’euro.

Vous définiriez-vous comme fédéraliste en faveur d’“États-Unis d’Europe”, plutôt souverainiste et pour une “Europe des Nations”, ou quelque chose entre les deux ?

Je suis un marxiste. Je ne vois pas la nation comme un concept naturel mais comme le résultat d’un processus historique. Elles ont émergé au XIXe siècle pour servir l’accumulation du capital. Par exemple, l’identité nationale grecque n’existait pas il y a seulement 300 ans. Trois siècles en arrière, les Grecs se pensaient davantage comme des chrétiens membres de l’empire ottoman. Le concept de nation tout comme notre identité évoluent. Un grand nombre d’Européens, les jeunes en particulier, se sentent bien plus européens qu’avant. Étant donné que je suis internationaliste, j’aimerais développer cette identité européenne, pour créer un “demos” européen. Ce sont les processus politiques, la “praxis”, comme on dit en grec, qui créeront une identité européenne, qui préservera aussi les identités nationales. Je ne vois pas de conflit entre identités européenne et nationales.

©Cyrille Choupas

Vous avez appelé à la “désobéissance”. Quelle forme cela peut prendre à l’échelle individuelle ?

A l’échelle citoyenne, c’est facile. La ville de Naples a par exemple décidé de ne pas respecter les règles de Maastricht sur les dettes et le déficit et de lancer une campagne de désobéissance, en occupant des bâtiments, etc [lire notre dossier sur Naples dans le précédent numéro de Socialter]. Mais ce que nous proposons est plus fort que ça : la désobéissance gouvernementale. Prenez Macron, par exemple : pourquoi ses propositions européennes n’aboutissent-elles pas ? Elles étaient très faibles – elles n’auraient pas fait grande différence – mais Berlin a quand même dit non. Pourquoi ? Parce qu’il n’envisageait pas la désobéissance. Moi je pratique la désobéissance européenne. Je dis : “Non je ne signerai pas, tuez moi”. Si Macron veut que ses propositions aient la moindre chance, il peut bien être modéré, mais dans le même temps il doit être prêt à la désobéissance. C’est la chaise vide de Charles de Gaulle. Si vous n’êtes pas prêt à faire ça, l’Europe ne changera pas. C’est là la différence entre la désintégration, la volonté de faire Brexit, Frexit, Grexit, et ceux qui comme moi, disent : “non on reste, et c’est vous qui sortez”. Chaise vide et véto jusqu’à ce qu’on ait une conversation décente.

Vous avez créé il y a deux ans DiEM 25, quel est votre agenda pour les prochains mois ?

DiEM 25 est une plateforme électorale en vue des élections européennes de 2019. Nous avons formé une plateforme démocratique et ouverte. Tous les citoyens et tous les courants politiques peuvent échanger avec nous sur ce qu’il convient de faire – et non pas “qui aura quel poste”. On parle de ce qu’il faut faire demain matin, dans deux ans ou dans dix. On évoque tous les problèmes qui affectent nos sociétés et les citoyens. Nous avons finalisé un “New Deal pour l’Europe”, un agenda politique qui couvre presque tout et qui est très clair. On a travaillé dur, avec beaucoup de partenaires potentiels partout en Europe. Le pire ennemi de l’Europe c’est le dogme qui prétend qu’il n’y a pas d’alternatives. Mais nous devons offrir des alternatives aux gens, poser des questions très spécifiques, réfléchir à ce qu’il faut faire au cas par cas, avec un agenda très précis. Ces réponses proposées par DiEM25 sont le résultat d’une concertation et d’un vote section par section. C’est essentiel pour montrer ce que l’on entend par “démocratie”.

Pensez vous endosser de nouveau des responsabilités politiques en Europe ou Grèce ?

Non. Tsipras a dit au moins une chose correcte sur moi : “Yanis est un bon économiste mais un terrible politicien”. Être un “terrible politicien” est un honneur pour moi. Si un jour je deviens un bon politicien, flinguez moi. Être aux responsabilités est pour moi un cauchemar. Mais c’est comme sortir les poubelles le soir : quelqu’un doit le faire.

Avez-vous encore des contacts avec Wolfgang Schäuble ?

Non. Mais je dois dire que les conversations avec lui étaient très exaltantes.