La guerre culturelle en France

Depuis les années 1980, la politique de classe et les alternatives au capitalisme se sont dissipées. Dans une France post-idéologique, « la politique identitaire » aurait-t-elle pris le relai ? C’est ce que soutient Daniel Zamora, professeur de sociologie à l’Université Libre de Bruxelles, et co-auteur de Le dernier homme et la fin de la révolution. Foucault après mai 68 ( Lux, 2019 ). Pour comprendre ce basculement, il suggère de se pencher sur l’histoire récente de l’identité en France, qui ne commence pas avec l’irruption du « wokisme » sur la scène médiatique.

Le concept d’identité est sur toutes les lèvres. Sa dénonciation, comme le New York Times l’a récemment souligné, est devenue un refrain familier, de plus en plus tenu pour responsable de tous les problèmes de la nation1. Les politiciens, les commentateurs des médias et les universitaires de gauche comme de droite, tous semblent s’accorder sur le fait que le débat politique français s’est américanisé. Alors qu’au cours des quarante dernières années, les Français ont regardé plus de films américains que de films français et ont de plus en plus mangé au McDonald’s, et que voyager aux États-Unis est devenu un voyage initiatique immanquable pour ses élites, ce ne sont cependant pas ces tendances culturelles qui inquiètent les politiciens et les intellectuels français2. Ce qu’ils appellent « américanisation » est un type de politique identitaire qui, selon eux, menace le républicanisme français. Des penseurs conservateurs comme Marcel Gauchet ont dénoncé les « idéologies racialistes et « décoloniales » […] transmises par les campus nord-américains », tandis que certains progressistes ont également déploré le point de vue racial réducteur d’une telle approche3. D’autres, comme Étienne Balibar, ont plutôt célébré l’arrivée des débats américains en France, où ils pourraient ouvrir la voie à une République française antiraciste et décoloniale4. Tous semblent cependant convenir que, d’une manière ou d’une autre, la France a été intellectuellement et politiquement transformée par les idées américaines ces dernières années. En octobre 2020, le président Emmanuel Macron a mis en garde contre l’influence des théories des sciences sociales qu’il pensait importées des États-Unis. L’intersectionnalité en particulier, ajoutera-t-il plus tard, « fracture tout5 ». Mais ce serait une erreur de voir cette dissidence comme une hostilité à la politique identitaire en tant que telle.

En effet, malgré le dédain affiché par Macron pour les politiques identitaires, son alternative peut difficilement être interprétée comme anti-identitaire. Construire sur ce que nous avons en commun, a fait valoir Macron, signifie trouver une réponse à la question « Qu’est-ce que cela signifie d’être français ? » Les doutes qui assaillent les citoyens français proviennent, selon lui, de l’immigration massive et de l’ « insécurité culturelle » qu’elle crée vis-à-vis de leur identité. Flirtant avec une rhétorique d’extrême droite menaçant le peuple français d’un grand remplacement par les immigrés, Macron au même titre que Valérie Pécresse et Eric Zemmour ont décidé de mener leur campagne électorale sur la question de l’identité. De ce point de vue, le problème de la culture woke américaine n’est pas qu’elle essentialise les identités, mais qu’elle n’essentialise pas la bonne.

En fait, les disputes à propos de ce qui signifie d’« être français » trahissent non pas le rejet de la politique identitaire mais son triomphe. Pour comprendre cet état de fait, il faut se pencher sur l’histoire récente de l’identité en France, une histoire qui ne commence pas avec les concepts woke qui ont colonisé les universités françaises mais plutôt avec le déclin, à partir du début des années 1980, de la politique de classe et des alternatives au capitalisme.

Avec l’effondrement du gaullisme et du communisme, les débats sur le sens de l’appartenance à la France, souvent sous la bannière du républicanisme, ont gagné en attrait au sein des élites dirigeantes de gauche comme de droite6. Comme l’a écrit Patrick Buisson, historien d’extrême droite et ancien conseiller de Nicolas Sarkozy : « Dans la grande panne des idéaux et le désert d’espérances collectives, la révolte identitaire exprime d’abord l’attachement des plus modestes à une identité mode de vie7». Dans la France du 21e siècle, observe Buisson, l’identité l’emporte sur les classes, et les conflits sur l’économie cèdent la place à des désaccords sur la définition du « mode de vie » et la manière de le préserver.

Le problème de la France n’est pas tant une américanisation insaisissable, mais plutôt le fait que la dénonciation de l’identitarisme devient elle-même une forme de politique identitaire.

En somme, le problème de la France n’est pas tant une américanisation insaisissable, mais plutôt le fait que la dénonciation de l’identitarisme devient elle-même une forme de politique identitaire. La France est devenue un pays où le choc des opinions (sur le type de politique que nous voulons) est de plus en plus supplanté par l’affirmation de l’identité (ce que nous voulons dépend de qui nous sommes). Et dans un monde de différences plutôt que de désaccords politiques, comme l’a fait remarquer Walter Benn Michaels, « ce qui compte, ce n’est pas ce que vous croyez, mais qui vous êtes, qui vous étiez et qui vous voulez être8». Dans ce cadre, le républicanisme français est essentiellement devenu une notion vide, réduite à des définitions concurrentes de l’identité française. « Nous sommes engagés dans une lutte pour la survie de la France telle que nous la connaissons », a récemment proclamé le polémiste d’extrême droite et ex-candidat à la présidentielle Éric Zemmour9. Le conflit social, comme il l’a écrit dans son best-seller réactionnaire La France n’a pas dit son dernier mot, n’est plus centré sur les questions économiques mais sur les guerres d’histoire. C’est-à-dire des guerres à propos de qui nous sommes : qui est et qui ne peut pas être français.

Au cours des quarante dernières années, les gouvernements de gauche comme de droite ont fait avancer un programme néolibéral et ont encouragé les controverses culturelles comme substitut à un véritable débat sur l’économie. Et c’est ce tournant post-idéologique, plus que les sciences sociales, qui a de plus en plus transformé la politique française en une guerre culturelle.

Sortir de l’ère idéologique

En 1988, avec les historiens Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, l’historien conservateur de la Révolution française François Furet célèbre le déclin de la culture politique héritée de la Révolution française10. Avec le tournant du gouvernement socialiste vers l’orthodoxie économique en 1983, la tradition révolutionnaire au sein de la politique française a été vaincue pour de bon. La classe ouvrière est intégrée dans un capitalisme modernisé, le Parti communiste français est en déroute, et même la droite gaulliste n’a pas survécu à la mort de son patriarche en novembre 1970. À leurs yeux, une nouvelle « République du centre » émergeait des ruines de l’ancienne au nom du réalisme politique et économique. « La pédagogie des contraintes économiques et la diffusion de la critique du totalitarisme », notait Rosanvallon, « se sont conjuguées pour faire sortir la France de son âge idéologique11

Mais ce qu’ils appelaient la normalisation de la France signifiait surtout la fin de toute alternative au capitalisme. Ici, le long déclin de l’aspiration révolutionnaire ne fût pas l’effet de livres américains introduits en contrebande dans les universités françaises, mais plutôt un projet politique conscient mené de bout en bout par les élites françaises.

Les socialistes français en particulier, qui avaient été élus en 1981 sur un programme radical comprenant la nationalisation du système bancaire et des grandes entreprises industrielles, couplée à un vaste programme de travaux publics, avaient assuré très ouvertement à Ronald Reagan qu’il n’avait rien à craindre de leur victoire. Trois jours avant que la composition du nouveau gouvernement ne soit rendue publique, François Mitterrand a envoyé un message personnel au président américain, affirmant que la France respectera « tous ses engagements, [qui] dans le domaine de la sécurité sont clairs et précis, dans le cadre de l’Alliance atlantique [et] selon les principes d’une économie ouverte12».

Le lendemain, lors d’une réunion secrète à l’Élysée avec le vice-président des États-Unis, George H. W. Bush, il a ajouté qu’il avait été le premier homme politique capable de réduire sensiblement l’influence communiste en France et que, avec quatre communistes dans des ministères sans importance, « ils se trouvent associés à ma politique économique et il leur est impossible de fomenter des troubles sociaux13». Il n’est donc pas surprenant qu’une décennie plus tard, lorsque le père Bush et Bill Clinton ont lancé leurs guerres contre l’Irak et la Yougoslavie, ils ont tous deux trouvé en Mitterrand un allié de poids. À la fin des années 1990, il était clair que les socialistes avaient fait de l’alliance transatlantique l’épine dorsale de la politique étrangère française. Le Quai d’Orsay, le ministère français des Affaires étrangères, était de plus en plus contrôlé par des milieux fortement pro-américains, dont l’influence a culminé avec la réintégration définitive de la France au sein du commandement militaire de l’OTAN par Nicolas Sarkozy en 200914.

Dans le domaine économique, les « nouveaux économistes » français avaient réussi à populariser et à traduire des penseurs néolibéraux comme Milton Friedman dans les années 1970 avant que Mitterrand lui-même n’adopte l’austérité en 1983. Les nationalisations ont été remplacées par des privatisations, et des réformes du marché du travail ainsi qu’une modération salariale ont été mises en œuvre pour renforcer la compétitivité industrielle de la France sur un marché mondialisé. L’inflation est devenue la priorité d’un gouvernement qui avait promis le plein emploi, et la réduction des impôts a été encouragée pour stimuler les investissements privés plutôt que publics. Lorsque, en 1984, le président effectue sa visite officielle aux États-Unis, il décrit au Congrès américain une économie française préférant le « risque » au « confort » et prévoit une visite dans la Silicon Valley pour s’enquérir des start-ups, des sociétés de capital-risque et de l’innovation technologique15. Jacques Delors, alors ministre des Finances et bientôt président de la Commission européenne, appelait alors à une modernisation de la France à l’américaine.

« Les Français », ajoutera-t-il plus tard, « devront se convertir d’urgence à l’esprit du marché ». Au nom du réalisme économique, la gauche doit désormais chasser « le mythe anticapitaliste » et oeuvrer à la réhabilitation « du marché, de l’entreprise et des patrons » car « une société progresse aussi grâce à ses inégalités16».

« Les partis de masse ont été remplacés par des primaires télévisées à l’américaine, avec des entrepreneurs politiques se disputant des parts de marché. »

La même année, une courte tribune signée par de jeunes membres du Parti socialiste, dont François Hollande, futur président, constate que la France vit la fin d’une époque. « La conception dogmatique de la classe ouvrière, l’idée que le lieu du travail pourrait être aussi un espace de liberté, la notion d’appartenance des individus à des groupes sociaux solidaires, l’affirmation d’un programme politique atemporel », argumentent les jeunes socialistes, « tout cela doit être abandonné17». Si le marché français ne s’est jamais converti au néolibéralisme à l’américaine, préservant son caractère dirigiste et, jusqu’à récemment, un modèle social assez redistributif, il a néanmoins été mis fin à tout agenda socialiste sérieux. S’engageant dans le projet européen comme substitut au programme initial de Mitterrand, les socialistes français sont devenus des acteurs clés de la construction d’une Union européenne néolibérale, d’abord avec la libéralisation des mouvements de capitaux en 1988, puis avec le traité de Maastricht en 1992, massivement rejeté par les ouvriers. Comme l’avait avoué Mitterrand lui-même : « Je suis partagé entre deux ambitions : celle de la construction de l’Europe et celle de la justice sociale18». « Le capitalisme », proclamait son parti en 1991, « limite notre horizon historique ». Le triomphe socialiste de 1981 n’était donc — pour reprendre le commentaire prophétique de Jean Baudrillard — qu’une version politique du film Alien, avec le néolibéralisme comme montre. « Ni une révolution ni une péripétie historique » ajoutera-il, « mais une sorte d’accouchement posthistorique longtemps retardé19».

Dans cette France post-idéologique, enfin délivrée des conflits sur la manière de structurer l’économie, quel devait être le principe organisateur de sa politique ? Pour de nombreux penseurs, il est vite apparu que, si le spectre de la révolution s’était éloigné, la culture et l’identité deviendraient la question centrale de la politique française. Julliard, qui avait célébré la naissance de cette nouvelle République du centre, s’attendait à ce que la culture, en « remplaçant les idéologies en perdition », devienne le « mot clé de la nouvelle classe dirigeante20». Comme Hollande lui-même l’avait écrit en 1984, si les Français avaient espéré des solutions idéologiques et miraculeuses, ils comprendraient désormais que la gauche n’était plus « un projet économique » mais « un système de valeurs », pas « une façon de produire mais une façon d’être », ce qui impliquait un engagement en faveur de l’égalité des chances et, pour chacun, « la liberté d’être différent21».

La culture a donc mis en avant des conflits qui n’étaient plus strictement idéologiques, c’est-à-dire des conflits qui opposaient différentes définitions de ce que nous sommes plutôt que différents modes d’organisation de l’ordre social. La classe elle-même devait devenir une identité de plus, plutôt qu’une structure autour de laquelle le capitalisme s’organise. Utilisant le pseudonyme de Jean-François Trans, François Hollande soutiendra même, dans un livre de 1983 intitulé La Gauche bouge, qu’« il ne s’agit plus à la fin du 20ème siècle d’assurer la représentation politique de la classe ouvrière » mais au contraire de célébrer les vertus du « marché libérateur ». « Fini les rêves, enterrées les illusions » écrira le futur président, « évanouies les chimères. […] les comptes doivent forcément être équilibrés, les prélèvements obligatoires abaissés, les effectifs de la police renforcés, la Défense nationale préservée, les entreprises modernisées, l’initiative libérée22». Il ne s’agissait plus de transformer la structure économique, mais de permettre à chacun d’y concourir.

Un acteur central de ce changement sera la « deuxième gauche » française, un courant minoritaire mais influent du socialisme français associé au Parti socialiste unifié (PSU) de Michel Rocard et à la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Elle avait acquis son nom après un discours prononcé par Rocard lors du congrès du parti socialiste de 1977, dans lequel il faisait une distinction entre deux gauches : l’une « longtemps dominante, jacobine, centralisée, étatiste, nationaliste et protectionniste », et l’autre, la deuxième gauche, « décentralisée » et « refusant la domination arbitraire, celle des patrons comme celle de l’État ». Cette gauche avait pour but de « libérer les majorités dépendantes comme les femmes ou les minorités mal accueillies dans la société : jeunes, immigrés, handicapés23». Bien que minoritaire, Rocard deviendra Premier ministre après le tournant de la rigueur, lorsque sa ligne aura plus ou moins gagné au sein du parti.

La culture contre les classes

Obligés de se réinventer alors qu’ils abandonnaient tout projet sérieux de transformation sociale, les socialistes français allaient stratégiquement choisir la bataille culturelle comme nouvelle raison d’être. Tout en approuvant un programme économique néolibéral, ils vont étendre leur action sur le front culturel et promouvoir un discours antiraciste modernisé, abandonnant peu à peu la défense directe de la lutte des classes.

Un an seulement après le tournant de la rigueur, des militants socialistes vont créer SOS Racisme pour promouvoir un antiracisme étroitement moral, articulé autour de l’égalité des chances et déconnecté de toute préoccupation plus large concernant la redistribution. L’organisation fût créée dans le but de coopter la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, lancée par de jeunes Maghrébins français après une flambée de crimes racistes début des années 198024. Lancée à Marseille en octobre 1983 par dix-sept personnes, la marche va traverser tout le pays, passant par Strasbourg et Grenoble, pour revenir à Paris en décembre de la même année, avec plus de cent mille personnes. Pas ouvertement politique, le mouvement était mené par Toumi Djaïdja, un jeune militant franco-algérien qui, après avoir été grièvement blessé par un policier, a imaginé une marche pour les droits civiques en référence à la Marche sur Washington de 1963.

Cependant, contrairement à la marche américaine dont elle s’inspirait, l’ONG socialiste créée à son image a fini par prôner une conception vide de l’antiracisme faite de concerts publics, d’émissions de télévision et de soutien de célébrités et de riches mécènes. Utilisé comme un outil politique par le gouvernement socialiste, SOS Racisme promouvera une conception de l’antiracisme déconnectée de la lutte plus large contre les inégalités. Le racisme étant réduit à une question de stéréotypes, l’antiracisme est rapidement devenu une entreprise politiquement innofensive, conduisant, pour citer Gérard Noiriel, « à nommer, à l’aide du vocabulaire racial, des problèmes qui [avaient] leur racine dans les problèmes sociaux25». Les questions de brutalité policière, de logement et d’emploi après la désindustrialisation avaient durement touché les travailleurs immigrés, mais elles ont été mises à l’écart par le gouvernement.

L’aspect le plus frappant de cette dépolitisation est le cadre culturel utilisé pour décrire ces jeunes immigrés de deuxième génération. En popularisant le terme « beur » pour désigner les jeunes Arabes, ce discours antiraciste modernisé placera leur culture au centre de la discussion politique, accélérant la rupture entre les luttes de la classe ouvrière et celles des jeunes issus de l’immigration26.

« Le gouvernement socialiste, via SOS Racisme, a promu un antiracisme déconnecté de la lutte plus large contre les inégalités. »

Cette évolution a été particulièrement importante car elle a joué un rôle dans une disqualification plus large d’une série de grèves entre 1982 et 1984. Dans plusieurs usines automobiles appartenant à Citroën et Renault, ces grèves ont été menées par des travailleurs immigrés syndiqués et touchant à leurs conditions de travail. Mais le manque de soutien du gouvernement et la description infâme des grèves comme des «agitations islamistes» ont eu des effets profonds sur le mouvement ouvrier français. Comme l’a noté le sociologue Abdelalli Hajjat, alors que les jeunes Arabes de la marche sont devenus des exemples pour promouvoir la tolérance et ont fait leur entrée symbolique dans l’espace public, les travailleurs syndiqués ont été dépeints comme des agitateurs musulmans27.

D’une certaine manière, la religion a pris le pas sur la lutte des classes sur le lieu de travail, tandis que dans les banlieues, la culture a éclipsé les problèmes sociaux tels que le logement et l’emploi. Cette stratégie de la part des socialistes français a compliqué la tâche des jeunes Arabes qui n’arrivaient plus à voir à leurs conditions à travers le prisme des relations de classe. Cette transformation, alimentée par le recul complet des socialistes sur le front économique et le déclin du militantisme ouvrier, allait, au cours de la décennie suivante, accélérer la déconnexion entre la gauche et la classe ouvrière. La transmutation du social en culturel, comme le notait l’anthropologue Jean-Loup Amselle, allait bientôt devenir la caractéristique majeure de cette gauche modernisée28. Cette mutation doit cependant être comprise comme une tentative à long terme de recomposer un nouveau bloc social autour duquel les socialistes pourraient gagner.

En effet, dans une France frappée par un chômage élevé et la désindustrialisation, le réalignement économique aura des effets durables sur la coalition politique qui a mené les socialistes au pouvoir. La nouvelle orientation macroéconomique, comme l’a récemment noté Bruno Amable, « supposait de négliger les attentes politiques les plus fondamentales du bloc de gauche, ce qui signifiait que la base sociale du gouvernement dit ‘de gauche’ devrait un jour être remplacée par une autre, plus favorable à l’orientation néolibérale29». La coalition qui a permis aux socialistes de gagner en 1981 n’a pas pu être maintenue. Il fallait que les socialistes construisent leur projet modernisateur autour d’une nouvelle base sociale composée d’électeurs plus éduqués, d’une partie de la classe moyenne qualifiée et des exclus du jeu économique. Comme l’écrivait le penseur écologiste André Gorz dans son essai polémique Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, le travailleur traditionnel était de toute façon déjà en train de disparaître, tandis qu’un nouveau groupe marginalisé, exclu du marché du travail, orientait le débat politique vers le problème de l’exclusion.

À long terme, une telle évolution a accéléré le lent passage d’un système de partis représentant des classes sociales distinctes à un système de partis à élites multiples. Alors que dans les années 1950 et 1960, comme l’a illustré Thomas Piketty, les plus éduqués votaient surtout pour la droite, un grand renversement va se produire au cours des décennies suivantes. Les électeurs de la classe ouvrière s’abstiendront de manière croissante, tandis que la gauche s’appuiera de plus en plus sur les électeurs éduqués. Dans une telle configuration, les socialistes français se sont assez rapidement transformés en parti de l’élite éduquée (la « gauche brahmane » ), permettant à la droite de devenir le parti de la classe possédante (la « droite marchande »)30.

Dans les années 2000, la crise de la social-démocratie résultant d’un tel réalignement a conduit de nombreux dirigeants socialistes à réévaluer radicalement leur stratégie. Le groupe de réflexion Terra Nova offrira une proposition radicale pour construire une nouvelle majorité électorale. Pour think-thank réformiste, de nouveaux clivages politiques sont apparus sur le front culturel à la fin des années 1970, avec une crise de la coalition historique basée sur la classe ouvrière. Le déclin de celle-ci, résultant du chômage, de la précarité et de la perte de la « fierté de classe », note Terra Nova, a ouvert la voie à la construction d’une nouvelle coalition. À leurs yeux, la « nouvelle gauche » devait avoir « le visage de la France de demain : plus jeune, plus féminin, plus divers, plus diplômé, mais aussi plus urbain et moins catholique ». Contrairement à l’électorat historique socialiste, « cette France de demain est avant tout unifiée par ses valeurs culturelles, progressistes : elle veut le changement, elle est tolérante, ouverte, solidaire, optimiste, offensive31».

Redéfinie comme une identité, la classe apparaît désormais comme une formation sociale dépassée et conservatrice. Et si, lors de l’élection suivante, François Hollande a gagné en partie grâce à sa critique ouverte du capitalisme financiarisé, sa présidence s’est conformée à bien des égards à cette ligne. Sur le front économique, il a largement étendu les réductions d’impôts pour les entreprises, la déréglementation du marché du travail et la désindustrialisation, tandis que sur le front culturel, il a remporté des victoires importantes sur le mariage homosexuel, le droit à la gestation pour autrui (GPA) et la reconnaissance du passé colonial de la France. Mais une telle marginalisation historique du langage de classe dans le discours public ne fera que renforcer les références identitaires comme points de différence dans le champ culturel, opposant de plus en plus de notions diverses de l’identité française. L’intérêt croissant pour le républicanisme sera lui-même l’objet de définitions concurrentes de la citoyenneté. D’un côté, une conception ouverte de la citoyenneté et de l’autre, une défense anti-pluraliste et assimilationniste de l’identité et de l’histoire catholique française, de plus en plus dirigée contre les musulmans.

L’identité contre le socialisme

Dans un mouvement presque symétrique, la droite a élaboré sa propre version de la politique républicaine fondée sur l’identité au cours des années 1980. Obsédés par l’idée que la gauche avait gagné la bataille des idées sur le front culturel, les penseurs d’extrême droite ont commencé à élaborer leur propre projet, à la recherche de nouveaux moyens de mobiliser leur base électorale. C’est notamment le cas des groupes de réflexion comme le Club de l’Horloge.

Fondé en 1974 autour d’un groupe d’énarques (diplômés de l’École nationale d’administration), le club a popularisé l’idée que le socialisme était responsable de la « perte de leur identité32 ». Le marxisme, disaient-ils, avait été « une machine de guerre contre le sentiment national ». Jean-Yves Le Gallou, l’un des fondateurs du club, n’hésitera pas à qualifier les premières années du gouvernement socialiste de « totalitaires », appelant ouvertement à un tournant identitaire et néolibéral33. Mais au milieu des années 1980, ils ont observé qu’« avec le déclin de l’idéologie socialiste, en particulier sous sa forme marxiste, nous assistons à un réveil de l’idée d’identité nationale34»; En d’autres termes, pour la droite, la politique de classe était un problème précisément parce qu’elle sapait l’identité en tant que principe autour duquel penser la politique.

Avec la disparition du gaullisme, le républicanisme de droite deviendra rapidement le véhicule idéal pour une nouvelle affirmation d’une définition restrictive de la citoyenneté. La même année, l’ex-président Valéry Giscard d’Estaing, dans une interview accordée au journal d’extrême droite Valeurs actuelles, se rallie à ce discours et affirme que l’immigration devient une menace pour l’identité française. Ce que la France vit, selon la droite, c’est la destruction de son identité, noyée dans le nouveau pluralisme et les politiques d’immigration promues par une gauche modernisée. Influent au sein de l’aile droite du Rassemblement pour la République (RPR) de Jacques Chirac, le groupe aura un effet durable après la disparition définitive de l’héritage gaulliste.

Si ces idées sont restées marginales dans le champ politique pendant un certain temps, des intellectuels, des journalistes et des éditorialistes, opérant dans un paysage médiatique nouvellement privatisé alors que la démocratie de parti s’effondrait, ont normalisé ce récit. Les partis de masse ont alors été rapidement remplacés par des primaires télévisées à l’américaine, avec des entrepreneurs politiques essayant de gagner non les citoyens mais des parts de marché. Comme toute autre démocratie occidentale, la France se caractérise désormais par une participation électorale en chute libre, des campagnes politiques corrompues et inondées d’argent, et des chaînes de médias privées qui ressemblent de plus en plus à Fox News. Alors que Mitterrand a dépensé environ 7 millions d’euros pour sa campagne de 1981, on estime que Sarkozy a dépensé plus de 40 millions en 2012, dont la moitié par le biais de systèmes de financement illégaux35. La France était en train de devenir un pays comme les autres en Occident, avec des entrepreneurs régnant sur un vide politique composé de citoyens atomisés attendant d’être formés par une nouvelle sensibilité populiste.

Devant cette profonde transformation, Sarkozy a saisi l’opportunité de pousser radicalement le vieux parti gaulliste plus à droite, mêlant un programme néolibéral à des thèmes identitaires. « Le besoin d’identité », expliquait-il quelques jours avant l’élection, était de retour pour faire face à la mondialisation. L’architecte d’une telle stratégie était le plus proche conseiller du président, Patrick Buisson, qui avait été un propagandiste d’extrême droite dans les années 1980 et proche de Jean-Marie Le Pen, partisan de l’Algérie française et directeur du journal d’extrême droite Minute entre 1981 et 1987. Convaincu que « le clivage traditionnel, structuré par les questions économiques et sociales, s’efface », Buisson s’attend à la montée d’un « nouveau clivage autour de la question de l’identité ». C’était, pour lui, et pour beaucoup d’autres dans les années qui vont suivre, « la question politique qui l’emportait sur toutes les autres36».

Sous les conseils de Buisson, Sarkozy axera sa campagne et sa présidence sur la restauration de l’identité française, perdue dans la tempête de la mondialisation et de l’immigration. Misant sur la réaffirmation de l’autorité et la dénonciation de mai 68, accusé d’avoir imposé un relativisme intellectuel et moral, il promet à ses électeurs que la France deviendra « une nation qui revendique son identité, qui assume son histoire37». Reprenant la plupart des idées classiques de l’extrême droite des années 1980, il a fait valoir que si les capitaux pouvaient désormais facilement voyager au-delà des frontières, les « frontières culturelles » devaient être préservées à tout prix.

C’est dans ce but que Sarkozy a créé l’un des ministères les plus controversés de l’histoire contemporaine de la France, le Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire. Il s’agissait de transformer l’insécurité sociale générée par les réformes néolibérales et la désindustrialisation en une peur de perdre sa culture. En reliant l’immigration à l’identité nationale, le Président français a ouvertement orienté le débat sur la citoyenneté en fonction de critères raciaux et religieux. Être français n’est pas une question de droit, mais dépend plutôt de la capacité à accepter une définition restrictive des valeurs républicaines.

En 2009, le gouvernement organisa des centaines de débats sur l’identité nationale dans toute la France, par l’intermédiaire des municipalités et de plateformes virtuelles. Des citoyens français de tout le pays ont été invités à débattre de la question de savoir ce que signifie être français aujourd’hui. L’objectif, selon le gouvernement, était de réaffirmer la « fierté d’être français », mais il a fini par alimenter un fort ressentiment à l’égard des immigrés et une suspicion vis-à-vis des musulmans qui n’ont jamais vraiment diminué depuis.

L’itération actuelle de Macron d’une telle stratégie est identique : ce n’est pas une alternative à la politique identitaire mais une façon d’éviter la question sociale.

L’itération actuelle de Macron d’une telle stratégie est identique : ce n’est pas une alternative à la politique identitaire mais une façon d’éviter la question sociale. Afin de faire face aux conflits de classe générés par ses propres politiques, notamment la lutte de deux ans des Gilets jaunes, le président a consciemment décidé d’axer la conversation politique sur ce que signifie être français. En s’inspirant ouvertement du débat de Sarkozy en 2009, Macron a choisi d’endosser le récit controversé de son prédécesseur tandis que des centaines de milliers de personnes participaient à un mouvement à travers le pays contre la hausse des prix et les politiques fiscales néolibérales.

Suivant la règle consistant à taxer les pauvres pour donner aux riches, la révolution de Macron a été la présidence la plus inégalitaire de la France contemporaine. Comme le note Mitchell Dean, dans sa France, « chaque projectile de gaz lacrymogène et chaque balle en caoutchouc, et chaque blessure causée par leur utilisation, aux yeux, aux mains, aux visages et aux corps des manifestants » attestent non pas d’une crise d’identité mais « de l’échec de l’imposition d’une gouvernementalité néolibérale38». Pendant plus d’un an, des millions de personnes ont occupé les ronds points dans toute la France, débattant de la démocratie, des inégalités, du travail et des impôts, sans que personne ne discute sérieusement de la préservation d’un mode de vie français fantasmé. S’il y avait quelque chose à préserver pour les Gilets jaunes, ce n’était pas leur culture mais leurs revenus. L’historien Gérard Noiriel a souligné que l’une des grandes réussites du mouvement était précisément d’avoir réussi à marginaliser momentanément les querelles identitaires, en ramenant la question sociale au centre de la sphère publique39.

En réponse, Macron a lancé un débat national qui s’est déroulé dans les municipalités, des plateformes en ligne et des réunions partout en France. Parmi les premiers sujets de discussion choisis par le président, il y avait, sans surprise, la question de l’immigration et de l’identité. « Je veux aussi », a soutenu le président face aux Gilets jaunes, « que nous mettions d’accord la Nation avec elle-même sur ce qu’est son identité profonde, que nous abordions la question de l’immigration40». Cette tentative a toutefois suscité la colère et, sous la pression du mouvement, le sujet a été retiré. La suggestion était particulièrement cynique car, sur les quarante-cinq points du programme des Gilets jaunes, aucun ne concernait l’immigration ou l’identité nationale. Pourtant, alors que l’une des revendications principales des Gilets jaunes était le rétablissement d’un impôt sur la fortune, Macron a décidé de ne pas l’inclure dans la discussion.

Mais son incapacité à modifier les termes de la discussion au lendemain du mouvement n’a pas duré très longtemps. Il n’a fallu qu’un an au gouvernement pour recentrer totalement le débat public sur les questions identitaires. Au moment où le gouvernement a réussi à marginaliser les Gilets jaunes et leurs revendications, la poussée identitaire — sous couvert de défense du républicanisme — a pris un ton beaucoup plus sinistre, focalisant l’attention du public sur la capacité des musulmans à être des citoyens à part entière. Comme l’a récemment remarqué Bruno Amable, Macron a combiné des éléments du modèle néolibéral avec un modèle autoritaire et identitaire41. Associant ouvertement la question de la citoyenneté française à l’immigration musulmane, comme Sarkozy avant lui, Macron a décidé de déplacer le débat public vers l’extrême droite. Le problème, affirmait le gouvernement dans tous les médias, est que des idées libérales américaines ont facilité la tolérance vis-à-vis de l’extrémisme islamique.

Les électeurs ouvriers s’abstiennent de plus en plus de voter, tandis que les socialistes s’appuient de plus en plus sur les électeurs éduqués.

En février 2021, Le Figaro avertit en première page que « les extrémistes musulmans et la gauche radicale » progressent dans l’université, tous deux « nourris de concepts militants importés des États-Unis42». Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur, s’exprimera quelques jours plus tard sur la façon dont ces concepts islamistes et de gauche radicale minent la société française. Cette association plutôt surprenante s’est largement diffusée après le meurtre du professeur de lycée Samuel Paty par un islamiste dans la banlieue de Paris en octobre 2020. En réponse, le ministre français de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, s’est emporté contre les « très puissants courants islamo-gauchistes » au sein de l’université. Le terroriste, un réfugié tchétchène de dix-huit ans travaillant dans le bâtiment après avoir été renvoyé du lycée, avait été, selon le ministre, encouragé par « d’autres personnes, qui étaient en quelque sorte les auteurs intellectuels de ce crime ». Loin d’être un terroriste solitaire, ajoute Blanquer, il a été conditionné par des idées promouvant une telle radicalité, par « une matrice intellectuelle issue des universités américaines et des thèses intersectionnelles ». Cette vision, de communautés et d’identités essentialisées, « convergeait avec les intérêts des islamistes43».

Plus importante, peut-être, est l’enquête lancée par Vidal. « Qu’il s’agisse de recherches sur le postcolonialisme » ou sur la race et l’intersectionnalité, a-t-elle déclaré à l’Assemblée nationale, une vaste et inquiétante enquête d’État va être menée sur tous les courants de recherche en lien avec « l’islamo-gauchisme44». Ce concept, inventé par le philosophe français Pierre-André Taguieff en 2002, fait référence à une « convergence entre les fondamentalistes musulmans et les groupes d’extrême gauche45». Enhardis par la culture des campus américains, les islamistes et les gauchistes sont censés mener une guerre contre la civilisation européenne sous la triple devise « décoloniser, démasculiniser, déseuropéaniser46».

Si l’on imagine mal de jeunes djihadistes vivant en banlieue parisienne lire compulsivement les livres de Kimberlé Crenshaw et Robin DiAngelo ou tenter d’imposer un féminisme intersectionnel, la polémique avait pour but réel de préparer le terrain pour la prochaine élection présidentielle. Ce ton trumpien était principalement destiné à attirer les électeurs du Rassemblement National de Marine Le Pen et à éviter une conversation sur la politique économique médiocre du gouvernement et la gestion désastreuse de la pandémie de COVID-19. Comme le note Cole Stangler, alors que la France vit l’une des pires crises de son histoire récente, « l’actualité française n’est pas animée par des discussions sur des questions véritablement universelles comme l’inégalité des richesses, le système de santé ou le changement climatique. Au lieu de cela, elle se concentre sur des débats nombrilistes sur l’identité, alimentés par des personnalités médiatiques47».

Adieux à la politique de classe ?

La question de savoir ce que signifie être français (ou pas) est devenue le sujet d’interminables débats, livres et essais. Les ministres français consacrent des entretiens entiers à débattre de la question de savoir s’il doit y avoir des aliments ethniques dans les supermarchés ou si, comme l’a récemment soutenu le polémiste d’extrême droite Éric Zemmour, les prénoms étrangers pour les nouveau-nés devraient être interdits en France. L’ascension fulgurante de la candidature de Zemmour a toutefois mis en doute la stratégie de Macron.

En déplaçant le débat vers la droite dans l’espoir de battre le Rassemblement National de Marine Le Pen, Macron a peut-être ouvert une voie bien plus dangereuse aux idées de Zemmour. Condamné à plusieurs reprises pour discours haineux, Zemmour est devenu une célébrité nationale lorsqu’il a vendu plus de trois cent mille exemplaires de son livre Le Suicide français en 2014, dans lequel il dénonçait la féminisation de la société et la déconstruction de l’histoire de France et tentait de réhabiliter le régime de Vichy. Celui que l’on pourrait considérer comme un Tucker Carlson français48 a été popularisé par sa présence permanente sur CNews, la « Fox News française » appartenant au milliardaire conservateur Vincent Bolloré. Marginale il y a seulement deux ans, sa suggestion d’expulser cinq millions de musulmans de France pour éviter le « grand remplacement » de la population française est aujourd’hui discutée dans des émissions de télévision grand public. La question vitale de l’identité et de l’immigration «rend subalternes toutes les autres, même les plus essentielles comme l’école, l’industrie, la protection sociale, la place de la France dans le monde49», a fait remarquer Zemmour. Son omniprésence sur les grands médias pour présenter sa vision apocalyptique l’a brièvement rapproché de la deuxième place dans les sondages d’opinion il y a environ un an. Zemmour n’a pas hésité à affirmer qu’il est temps pour les Français de « choisir leur camp dans cette guerre des civilisations qui se déroule sur notre sol ».

Si Macron a accompli quelque chose au cours de sa présidence chaotique, ce n’est certainement pas, comme l’avait espéré avec enthousiasme Jürgen Habermas, de transformer le « projet des élites » européennes en projet des citoyens, mais plutôt d’enhardir et de normaliser l’extrême droite française50. En acceptant des interviews dans leurs journaux et en utilisant leur vocabulaire, leurs thèmes et leurs solutions, le président qui avait impressionné Habermas par sa « connaissance intime de la philosophie de l’histoire de Hegel » a fini par être le président le plus à droite de la Cinquième République.

Un choc des civilisations à la Huntington structure désormais les débats politiques français, dans lesquels les appels à une action politique forte contre les « barbares » musulmans sont normalisés. Là où Zemmour pourrait avoir raison, c’est que, comme il l’a soutenu lorsqu’il préparait sa candidature à la présidence, celui qui gagne l’élection présidentielle est celui qui impose sa question51.

Sur les quarante-cinq points du programme des Gilets jaunes, aucun ne concernait l’immigration ou l’identité nationale.

Dès lors, si la gauche française veut avoir une chance dans la lutte à venir, elle doit changer la question. Avec la disparition du communisme et de la grandeur gaulliste dans les années 1980, les débats sur le républicanisme et les alternatives à la mondialisation dirigée par l’Amérique sont souvent réduits à la nostalgie des traditions et du mode de vie français et à des définitions concurrentes de la citoyenneté française. Alors que le candidat de la gauche socialiste, Jean-Luc Mélenchon, plaide pour une « créolisation » à la française afin de promouvoir la diversité culturelle et les échanges dans la société, Zemmour prêche son modèle assimilationniste pour protéger une notion figée de l’identité française. Mais si Mélenchon, à travers sa lecture du poète Édouard Glissant, a tenté de façonner une définition moins essentialiste et plus progressiste de la citoyenneté, plus concentrée sur la réciprocité que sur les racines, il a tout de même amené le débat exactement là où la droite le souhaite. Trop se concentrer sur une autre version de l’identité, plus fluide peut-être, ne ferait que donner à la droite le type de gauche qu’elle souhaite.

Pour les socialistes, la véritable résistance à la politique identitaire consiste aujourd’hui à s’opposer au « libéralisme LBD » de Macron, et non à des débats stériles sur la politique des campus universitaires. Le plaidoyer pour une identité nationale forte — ou son rejet en faveur du pluralisme — n’est évidemment pas la voie à suivre. Comme l’a souligné Walter Benn Michaels, la classe politique française, au cours des quarante dernières années, a transformé la bataille politique sur « les différences entre ce que les gens pensent (idéologie) et les différences entre ce que les gens possèdent (classe) avec les différences entre ce que les gens sont (identité)52». Dans un tel cadre, les conflits sur la répartition des richesses ont été commodément remplacés par des conflits sur notre identité. Remplacement, en d’autres termes, par un autre type de politique de classe: la politique des classes dominantes. Pour changer le récit, la gauche a besoin de sa propre politique de classe, en dehors du piège identitaire.

Article originellement paru dans la revue belge Lava au printemps 2022.

1. Cole Stangler, « France Is Becoming More Like America. It’s Terrible. » New York Times, 2 juin 2021.

2. Voir, en particulier : Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux (Paris: Seuil, 2021), 381-406.

3. « Sur l’islamisme, ce qui nous menace, c’est la persistance du déni », Le Monde, 31 octobre 2020; Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, « Impasse des politiques identitaires », Le Monde Diplomatique, février 2021.

4. « Pour une République française antiraciste et décolonisée », Mediapart, 3 juillet 2020.

5. « Emmanuel Macron nous répond », Elle, n° 3941, 2 juillet 2020, 16.

6. Concernant les débats contemporains sur le républicanisme français, voir Emile Chabal, A Divided Republic: Nation, State and Citizenship in Contemporary France, (Cambridge: Cambridge University Press, 2015).

7. Patrick Buisson, La Cause du peuple (Paris: Perrin, 2016), 318.

8. Walter Benn Michaels, The Shape of the Signifier: 1967 to the End of History (Princeton: Princeton University Press, 2013), 78.

9. Eric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot (Paris: Rubempré, 2021).

10. François Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, La République du centre : la fin de l’exception française (Paris: Calmann-Lévy, 1988).

11. Furet, Julliard et Rosanvallon, La République du centre, 138.

12. Cité dans Philip Short, A Taste for Intrigue: The Multiple Lives of François Mitterrand (New York: Henry Holt, 2014).

13. Cité dans Short, A Taste for Intrigue.

14. Le général Charles de Gaulle fit alors marche arrière sur sa décision de quitter le commandement militaire de l’OTAN en 1966.

15. Richard F. Kuisel, The French Way: How France Embraced and Rejected American Values and Power (Princeton: Princeton University Press, 2012), 25.

16. Cité dans Bruno Amable et Stefano Palombarini, The Last Neoliberal: Macron and the Origins of France’s Political Crisis, New York et Londres, Verso, 2021, 57, 54.

17. Jean-Yves Le Drian, Jean-Pierre Mignard, Jean-Michel Gaillard et François Hollande, « Pour être modernes soyons démocrates ! ,» Le Monde, 17 décembre 1984 ; cité dans Amable et Palombarini, The Last Neoliberal, 52.

18. Cité dans Jacques Attali, Verbatim I (Paris: Fayard, 1995), p. 399.

19. Jean Baudrillard, La Gauche divine (Paris: Grasset, 1985), 71.

20. Furet, Julliard et Rosanvallon, La République du centre, 117-18.

21. Le Drian et al., « Pour être modernes soyons démocrates !» 

22. Jean-François Trans, La Gauche bouge, JC Lattès, Paris, 1985, 9.

23. Michel Rocard, « Les deux cultures politiques, discours prononcé au congrès de Nantes du Parti socialiste en avril 1977 », dans Michel Rocard, Parler vrai (Paris: Seuil, 1979), 80.

24. Voir, notamment, Abdelalli Hajjat, La marche pour l’égalité contre le racisme (Paris: Amsterdam, 2013).

25. Gérard Noiriel, Racisme : la responsabilité des élites (Paris: Éd. Textuel, 2007), 10.

26. « Beur », c’est ainsi que se désignaient les jeunes Arabes de la banlieue parisienne. 

27. Hajjat, La Marche, 159-60.

28. Jean-Loup Amselle, L’ethnicisation de la France (Paris: Lignes, 2011), 27.

29. Bruno Amable, La résistible ascension du néolibéralisme : modernisation capitaliste et crise politique en France, 1980-2020 (Paris: La Découverte, 2021).

30. Thomas Piketty, « Brahmin Left vs Merchant Right: Rising Inequality & the Changing Structure of Political Conflict (Evidence from France, Britain and the US, 1948-2017) », World Inequality Lab Working Papers, Series 2018/7 (mars 2018), 3.

31. Olivier Ferrand, Romain Prudent et Bruno Jeanbart, « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? », Terra Nova 1, mai 2011, 10.

32. Club de l’Horloge, L’identité de la France (Paris: Albin Michel, 1985), 20.

33. Cité dans Emile Chabal, A Divided Republic, 249.

34. Club de l’Horloge, L’identité de la France, 314.

35. Christophe-Cécil Garnier, « 21, 33, 40, 50 millions… Quel est le vrai montant de la campagne de Nicolas Sarkozy ? » Slate France, 14 octobre 2015.

36. Buisson, La Cause du peuple, 319.

37. Nicolas Sarkozy, « Appel aux électeurs du centre pour le second tour », 29 avril 2007. 

38. Mitchell Dean et Daniel Zamora, The Last Man Takes LSD: Foucault and the End of Revolution (New York et Londres: Verso, 2021), 187.

39. Gérard Noiriel, Les gilets jaunes à la lumière de l’histoire (Paris: L’aube, 2019), 57-9.

40. Emmanuel Macron, « Le discours d’Emmanuel Macron face aux gilets jaunes », Le Monde, 10 décembre 2018.

41. Amable, La résistible ascension du néolibéralisme.

42. Caroline Beyer, « Comment l’islamo-gauchisme gangrène les universités », Le Figaro, 11 février 2021, 1-3.

43. Entretien avec Jean-Michel Blanquer, Le Journal du Dimanche, 25 octobre 2020.

44. D’une manière sans précédent, le Centre national français de la recherche scientifique (CNRS) a refusé d’entreprendre une telle enquête et a ouvertement attaqué le ministre pour avoir employé un concept qui « ne correspond à aucune réalité scientifique », dénonçant une « controverse emblématique de l’instrumentalisation de la science ».

45. Voir, notamment, Corinne Torrekens, « Islamo-gauchisme », La Revue Nouvelle, juillet 2020.

46. Pierre-André Taguieff cité dans Norimitsu Onishi, « Les idées américaines menacent-elles la cohésion française ? », New York Times, 9 février 2021.

47. Stangler, « France Is Becoming More Like America ».

48. Tucker Carlson est un éditorialiste et animateur de télévision américain. Il défend des points de vue libertariens, climatosceptiques et conservateurs.

49. Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot.

50. Jürgen Habermas, « How Much Will the Germans Have to Pay ? », Spiegel, 26 octobre 2017.

51. Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot.

52. Benn Michaels, The Shape of the Signifier, 24.

La Biélorussie en recherche d’identité et de souveraineté

Plus de 25.000 personnes à Minsk pour célébrer les cent ans de la déclaration d’indépendance de la République Populaire de Biélorussie (25/03/2018)

Par son drapeau, ses emblèmes, ses immenses usines de tracteurs, ses sovkhozes, sa grisaille urbaine, ses fonctionnaires impassibles et son président autoritaire Alexandre Loukachenko, la Biélorussie conserve beaucoup de la République Soviétique qu’elle fut entre 1919 et 1991. Et pourtant, un vent nouveau semble souffler sur le pays.   

En ce 25 mars 2018, sous le ciel bleu, une fois n’est pas coutume, de Minsk, sa capitale, vingt cinq mille personnes se réunissaient dans une ambiance de liesse populaire. Elles fêtaient les cent ans de la République Populaire qui déclara l’indépendance de la Biélorussie d’une Russie bolchévique alors en proie à la guerre civile.

Voilà un siècle en effet que ces quelques trois-cent milles km2 de forêt, de marécage et de tourbes, coincés aux confins de la Pologne et de la Russie, se déclarèrent libres et souverains : l’aboutissement d’une renaissance culturelle et politique, à la fois nationale et sociale, entreprise quelques années plus tôt[1]. Cela fut de courte durée. Les troupes d’occupation allemandes qui avaient toléré cette déclaration d’indépendance, mais qui n’étaient pas allées jusqu’à la reconnaître, se retirèrent après l’armistice (fin 1918). Dès le 10 janvier 1919, les bolchéviques investirent Minsk pour fonder la République Socialiste Soviétique de Biélorussie, république fondatrice de l’URSS, avec les RSS d’Ukraine, de Russie et de Transcaucasie.

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Emblêmes de la Biélorussie

C’est de cet héritage soviétique que M. Loukachenko s’est jusqu’alors toujours revendiqué. Porté au pouvoir en 1994 par les premières élections présidentielles libres de l’histoire du pays, Alexandre Loukachenko écrase la « deuxième renaissance biélorusse ». Celle-ci voyait, à l’instar de la Lituanie voisine, une partie de la population, particulièrement l’ouest du pays et les grandes villes, revendiquer fièrement son passé non-russe et non-soviétique, sa langue et ses emblèmes : le drapeau rouge et blanc qui fut d’abord celui de la République populaire de 1918, et la Pagonie, le blason du Grand Duché de Lituanie[2]. Elle envisageait, à l’image des autres pays de la région, un avenir démocratique et européen, loin d’une Russie associée au despotisme.

Grâce à ses virulentes dénonciations de la corruption et à son discours social en faveur des « gens du commun » Alexandre Loukachenko l’emporte haut la main avec plus de 80% des voix au deuxième tour. Il fit particulièrement le plein de voix dans l’est du pays, région dont il est originaire, grâce au ressentiment de cette population essentiellement russophone, profondément attachée à l’URSS et sceptique vis-à-vis d’un renouveau national qui n’est pas le sien[3].

Coup sur coup, par référendum, il rétablit le statut officiel de la langue russe[4], le drapeau rouge et vert de la République soviétique et déplace la fête nationale du 27 juillet, jour de la déclaration de souveraineté en 1990, au 3 juillet, date de l’entrée victorieuse des troupes soviétiques à Minsk en 1944. Rapidement, le drapeau blanc et rouge ainsi que le blason du Grand Duché sont interdits. Partisan de la restauration d’une Union russo-biélorusse (dont il espérait prendre la tête grâce à sa grande popularité dans une Russie alors en pleine déconfiture), M. Loukachenko rejette tout nationalisme biélorusse. Il lui préfère un certain patriotisme soviétique : celui qui célèbre la République soviétique de Biélorussie comme vitrine (industrielle) du socialisme et comme « Peuple-Héros » (narod geroya) face à l’occupant nazi[5]

« Le Président lui-même a souligné l’importance à ses yeux des valeurs qui furent celles de la République de 1918 : indépendance nationale et justice sociale. Le vent tourne, et depuis quelques années, le discours du président n’est plus le même.»

Pourtant en ce 25 mars 2018, les drapeaux blancs et rouges, qui servent d’emblèmes à l’opposition nationaliste, flottaient sur la foule qui reprend en cœur des chansons biélorusses. A côté, les OMON (forces de sécurité) semblent bien impassibles, eux qui pourtant ont l’habitude, chaque 25 mars, d’affronter quelques centaines de jeunes démocrates-nationalistes venus bravés l’interdiction de manifester. L’année précédente, plus de cent manifestants n’avaient-ils pas été arrêtés[6] ?

Pourtant, pas de nouveau Maïdan à signaler dans une Biélorussie encore solidement contrôlée par le pouvoir. Cette année, la célébration prend place avec le soutien actif de la municipalité de Minsk. En même temps, de nombreuses expositions, conférences dans les universités et articles dans les médias gouvernementaux sont consacrés à ce centenaire. Le Président lui-même a souligné l’importance à ses yeux des valeurs qui furent celles de la République de 1918 : indépendance nationale et justice sociale. Le vent tourne, et depuis quelques années, le discours du président n’est plus le même.

Loukachenko :Nous avons commis une erreur majeure dans notre politique étrangère : nous avons volé d’une seule aile”.

Dès l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 2000, M. Loukachenko doit renoncer de facto, à son projet de fusion avec la Russie et se résigner à n’être « que » Président de la Biélorussie. A partir du milieu des années 2000, deux crises pétro-gazières successives (2004 et 2006) lui font comprendre clairement le risque que représente pour la souveraineté biélorusse (et donc son propre pouvoir) un alignement trop inconditionnel sur Moscou : « Nous avons commis une erreur majeure dans notre politique étrangère : nous avons volé d’une seule aile ». Ainsi dès 2008, la Biélorussie s’illustre par une position de non-alignement lors de l’invasion russe de la Géorgie.

Mais l’élément déclencheur du néonationalisme biélorusse est l’intervention russe en Ukraine en 2014. Si la Russie est pour la Biélorussie une « nation sœur », l’Ukraine en est, sur bien des points, plus proche culturellement[7] et cela explique en partie sa position de neutralité. Celle-ci présente aussi l’avantage de faire apparaître la Biélorussie non plus comme « la dernière dictature d’Europe », mais comme un bienveillant faiseur de paix lors de la signature des accords de Minsk en 2014 et 2015.

L’intervention russe, au mépris du droit international, fait aussi prendre conscience au Président biélorusse la fragilité de son pouvoir, sur lequel pèse toujours le risque d’un coup d’Etat de palais, plus menaçant qu’un hypothétique Maïdan libéral. L’annexion de la Crimée lui démontre que la Russie n’hésiterait pas à prendre par la force une terre qu’elle considère comme sienne dans le cas où celle-ci souhaiterait se détacher de son influence ; et pour le Kremlin, la Biélorussie est part intégrante du « rousskiy mir », le « monde russe », voué à une communauté de destin avec la Russie.

« L’objectif du pouvoir est d’affermir l’identité nationale biélorusse dans une population qui parfois se sent d’abord et avant tout russe. »

Accélérant un mouvement de fond qui prend place déjà depuis presque dix ans[8], M. Loukachenko applique une politique de « biélorussisation douce ». Il s’agit d’accroitre les marges de manœuvres souveraines du pays : au niveau international par une politique de diversification diplomatique et économique avec l’Union européenne, les relations sont au plus haut depuis 1994, ainsi qu’avec la Chine ou la Turquie[9], comme au niveau national par un renouvellement des cadres et un contrôle accru sur les médias russes, vecteurs d’influence majeurs dans le pays.

Carte de la Biélorussie

La nouvelle politique de défense biélorusse, publiée en juillet 2016, désigne, sans la nommer, la Russie comme menace potentielle au même titre que les pays occidentaux, et prend en considération les risques de guerre « non conventionnelle » sur le modèle ukrainien. Les unités de défenses territoriales (territorial’naia oborona) sont ainsi renforcées pour atteindre un potentiel de 120.000 soldats sous le contrôle direct des gouverneurs régionaux, beaucoup plus fidèles qu’un état-major militaire suspect de sympathies pro-russes (la plupart des officiers biélorusses ont été formés en URSS et lorgnent vers Moscou). Il s’agit de rendre tangibles les menaces qu’avait fait Loukachenko lorsqu’il avait précisé qu’en cas d’annexion de la Biélorussie, l’envahisseur aurait à faire face à une « guerre de Tchétchénie puissance 100 ».

L’objectif du pouvoir est également d’affermir l’identité nationale biélorusse dans une population qui parfois se sent d’abord et avant tout russe. Cela passe notamment par la construction d’un grand récit national mêlant l’histoire russe et soviétique à certains épisodes historiques pré-russes (Principauté de Polotsk, IX-XIe siècles, Grand-Duché de Lituanie, XII-XVIIIe siècles) voir antirusses (soulèvement de Kostas Kalinovski en 1863 contre l’Empire tsariste, République Populaire Biélorusse en 1918). Ainsi, en juillet 2017, Loukachenko évoque pour la première fois les « mille ans de la culture biélorusse ». Il s’agit également de promouvoir la langue biélorusse, qui en tant que symbole d’opposition a été marginalisée durant les vingt dernières années. Pour la première fois en juillet 2014, Loukachenko prononce un discours entièrement en biélorusse. Plus encore, la culture biélorusse est mise à l’honneur en 2016, déclarée « Année de la Culture » par les autorités.

« Malgré la domination écrasante du russe comme langue d’usage dans les grandes villes, les Biélorusses cultivent leurs différences. »

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Jour des Vyshivanki (chemises traditionnelles) à Minsk

La perte de la signification partisane de ces symboles nationalistes permet à une population beaucoup plus large de s’en saisir. Une réappropriation du folklore biélorusse est visible, notamment dans une jeunesse urbaine remarquablement dynamique chez qui le port de la chemise en chanvre traditionnelle (vyshivanka) et la langue biélorusse sont devenus à la mode. En 2017, pour les 500 ans de l’impression par Francis Skoryna du premier livre en biélorusse, une mise en avant de la littérature nationale et une forte activité éditoriale de traduction de livre et de films étrangers en biélorusse prend place.

Preuve que ce mouvement dépasse la simple initiative du pouvoir, de nombreuses entreprises, locales comme internationales, surfent sur cette vague en multipliant les publicités en langue biélorusse ainsi que les références à la culture nationale. Ces entreprises cofinancent depuis 2010 un festival annuel de publicité et de communication en biélorusse (« Adnak »).

Publicité en biélorusse de McDonalds pour des plats traditionnels

Malgré la domination écrasante du russe comme langue d’usage dans les grandes villes, les Biélorusses cultivent leurs différences : ils seraient « plus pacifiques, plus polis, plus patients, plus propres, plus travailleurs » que les Russes, « plus Européens » en quelque sorte.

Néanmoins, quelques jours après ses déclarations positives sur la République Populaire de Biélorussie, M. Loukachenko y met un bémol : il précise que s’il faut étudier cet évènement historique, il n’y a pas de quoi en être particulièrement fier. Si la volonté de construire une nation indépendante était louable, le Président critique le fait que pour cela les Biélorusses se « soient jetés sous la botte du Kaiser »[10]. 1918-2018, comme une mise en garde contre un trop grand rapprochement avec l’Union européenne ou avec l’OTAN qui pourrait représenter une menace tout aussi importante pour la souveraineté biélorusse et pour son pouvoir personnel. Comme un clin d’œil à Moscou également : la Biélorussie se négocie des marges de manœuvres, certes, mais elle connait les limites à ne pas franchir. Elle reste, en dernière instance, l’allié fidèle du « grand frère russe ». Le jeu d’équilibriste de la jeune nation biélorusse et de son Président n’est pas près de se terminer.


[1] En 1906 paru le journal Nasha Niva, dans lequel publièrent tous les grands noms de la littérature biélorusse naissante, notamment Yanka Kupala (1882-1942) et Maxime Bogdanovitch (1891-1917). En 1903, le Parti Socialiste de Biélorussie est fondé, dans lequel on retrouve les chefs de file du mouvement littéraire.

[2] Grande puissance d’Europe centrale depuis le XIIIème siècle et unie à la Pologne à partir de l’Union de Krewo (1385), le Grand-Duché de Lituanie était, comme son nom ne l’indique pas, un Etat dont la majorité de la population et la langue officielle était le ruthène, c’est-à-dire l’ancêtre du biélorusse moderne.

[3] En cela, il est possible de constater qu’il existe en Biélorussie, d’une manière beaucoup plus diluée et moins conflictuelle, la même opposition qu’en Ukraine entre l’ouest tourné vers l’Europe et l’est orienté vers la Russie. La différence réside néanmoins dans le fait qu’en Biélorussie, le dernier groupe est largement majoritaire, et le russe domine absolument l’espace public.

[4] Statut à égalité avec la langue biélorusse qu’elle avait perdu en 1991. Dans les faits néanmoins, le russe est utilisé comme seule langue de l’administration.

[5] Disposant d’un territoire vaste, peu peuplé et difficilement contrôlable, le mouvement partisan fut en Biélorussie particulièrement fort, comptant jusqu’à près de 400.000 engagés en 1944. Au total, la Biélorussie perdit près de deux millions d’habitants lors de la guerre, soit près d’un quart de sa population, le taux le plus élevé au monde.

[6] BBC Russie, Protesty v Den’ Voli v Minske : sotni zaderjanyx, 25 mars 2017

[7] Biélorusses et Ukrainiens partagèrent, sous le nom de ruthène, le même destin à l’intérieur du Grand Duché de Lituanie, tandis que les Russes étaient sous dominations tatare (XIII-XVe siècles). Il en découle par exemple que les langues biélorusses et ukrainiennes sont plus proches l’une de l’autre qu’elles ne le sont du russe.

[8] On peut évoquer notamment la politique menée par Pavel Latouchka, Ministre de la Culture entre 2009 et 2012 et depuis 2012 ambassadeur à Paris. Il a notamment financé la rénovation/reconstruction des châteaux princiers de Mir et de Nesvitch et mis à l’honneur la culture biélorusse. Avec lui, une nouvelle génération d’hommes politiques, plus détachée affectivement de la Russie et de l’URSS, et plus attaché à la culture et à la souveraineté biélorusse, est en train d’émerger, notamment dans le Ministère des Affaires Etrangères.

[9] Ioula Shukan, La Biélorussie après la crise ukrainienne : une prudente neutralité entre la Russie et l’Union européenne ? Etudes de l’IRSEM, 50, mars 2017

[10] Belta, Lukachenko o BNR, 20 mars 2018

Rhétorique identitaire et souveraineté au XXe siècle

La notion d’identité est devenue omniprésente. Beaucoup y trouvent un substitut commode à la souveraineté. Un substitut parfaitement soluble dans le projet européen : qu’il s’agisse des rengaines civilisationnelles (une civilisation européenne à défendre) ou des régionalismes antinationaux. Mais le substitut identitaire semble aussi soluble dans le projet national lui-même. Il est nécessaire, pour le comprendre, de replonger dans l’histoire du XXe siècle.

Jacques Benoist-Méchin, ancien collaborationniste, s’est beaucoup intéressé au Moyen-Orient. Intérêt qui le pousse à écrire deux ouvrages biographiques en prison : l’un sur Mustapha Kemal et l’autre sur Ibn Saoud. Il s’agit de Mustapha Kemal, la mort d’un Empire[1] et d’Ibn Séoud, la naissance d’un royaume[2]. La thèse du premier est somme toute assez répandue et admise : une volonté de renoncer aux ambitions impériales ottomanes pour construire un véritable territoire turc (bien que certains nationalistes turcs fussent aussi des nostalgiques de l’Empire ottoman). Un patriotisme turc bâti sur la mort de l’Empire ottoman. Le général de Gaulle, qui avait une certaine admiration pour Benoist-Méchin (il fit réimprimer son Histoire de l’armée allemande malgré l’opprobre de la Collaboration), aurait lu ce livre. Après son retour au pouvoir en 1958, un certain nombre de missions dans le monde arabe auraient été confiées à Benoist-Méchin. Parmi ceux qui ont affirmé l’intérêt du général pour les travaux de Benoist-Méchin, citons le journaliste Gilbert Comte.

La décolonisation gaulliste contiendrait donc des éléments kémalistes : une construction nationale qui passe par une sorte de délestage. Il s’agit de se débarrasser du poids des anciennes colonies, tout comme la Turquie s’est débarrassée de celui des anciens territoires ottomans. Il est possible de citer le général de Gaulle lui-même et ses Mémoires d’espoir : l’idée d’un retour aux affaires en 1958 avec la ferme intention de délivrer la France de son empire. Le général l’exprimait dans ces termes : « En reprenant la direction de la France, j’étais résolu à la dégager des astreintes désormais sans contrepartie que lui imposait son Empire […] Bref, quelque mélancolie que l’on pût en ressentir, le maintien de notre domination sur des pays qui n’y consentaient plus devenait une gageure où, pour ne rien gagner, nous avions tout à perdre. »[3]

On peut parler ici d’un principe territorial qui coïncide avec un principe identitaire. Si l’État territorial s’est construit contre les considérations identitaires à l’époque moderne (contre les principes civilisationnels et religieux –avec un catholicisme aux prétentions universelles–) et s’il préfère la maîtrise territoriale à l’invocation identitaire, le recours à la nation est lui-même en partie identitaire. Et c’est pour cette raison que la sortie de l’empire (comme dans le cas français) ne coïncide pas seulement avec une réorganisation de la maîtrise territoriale (une question de souveraineté), mais aussi avec une redéfinition –« définition » pouvant être pris au sens photographique aussi– du caractère d’une population (une question d’identité).

L’historien américain Todd Shepard[4], qui s’est beaucoup intéressé à la question franco-algérienne, utilise le verbe « blanchir ». La nation française aurait été blanchie par la décolonisation. La Ve République n’est pas qu’une affaire de nouvelles institutions, mais aussi d’une nouvelle population, d’une nouvelle identité : une France spectaculairement plus européenne émerge. Une France « libérée » du poids de son empire colonial, une France au nouveau visage. Pour reprendre une opposition déjà opérée par Jean Gottmann[5], le territoire platonicien (refuge) prend le dessus sur le territoire aristotélicien (plateforme d’expansion). Seulement, et c’est toute l’ironie de l’histoire, si la décolonisation a européanisé la population française avec le détachement de l’Algérie, une importante immigration s’est chargée d’empêcher le « blanchiment » évoqué par Shepard.

Les liens qu’entretiennent les notions de souveraineté et d’identité sont ambivalents. Il ne faudrait pas les associer ou les dissocier trop hâtivement. La souveraineté est une notion éminemment territoriale. Malgré son héritage religieux, analysé par Jacques Derrida qui rappelle que « pour Hobbes, le Léviathan imite l’art naturel de Dieu »[6], c’est une notion qui invite à la maîtrise profane plutôt qu’à la référence identitaire. Le territoire exige une présence dans un espace circonscrit et une action. L’identité est une référence. L’édit de Nantes d’Henri IV en 1598 (édit de tolérance) est déjà le signe d’une première territorialisation (ici une pacification) face à la référence religieuse (et aux conflits religieux).

Jean Baudrillard distingue très bien les deux notions dans un précieux livre de 1999 : « On rêve d’être soi-même quand on n’a rien de mieux à faire. On rêve de soi et de la reconnaissance de soi quand on a perdu toute singularité. Aujourd’hui, nous ne nous battons plus pour la souveraineté ou pour la gloire, nous nous battons pour l’identité. La souveraineté était une maîtrise, l’identité n’est qu’une référence. La souveraineté était aventureuse, l’identité est liée à la sécurité […] L’identité est cette obsession d’appropriation de l’être libéré, mais libéré sous vide, et qui ne sait plus ce qu’il est. »[7] Baudrillard, théoricien de la mort du réel, souligne ici une évolution importante : l’action, le contrôle et la maîtrise deviennent obsession de soi. Pour bien comprendre le rapport de force entre ces deux notions (et l’évolution de l’une à l’autre), intéressons-nous aux exemples québécois et algérien.

Avant la « Révolution tranquille » et l’émergence d’un souverainisme québécois dans les années 1960 et 1970, on parlait de « Canadiens français » (qui allaient, avec la demande de souveraineté, devenir des Québécois). Le substantif (« Canadiens ») désignait le territoire et l’adjectif (« français ») l’identité. Autrement dit, une identité française dans un Canada souverain. Petit à petit, le Québec a émergé à travers une revendication proprement territoriale : le combat pour un Québec souverain. Contrairement au Canadien français, le Québécois ne se définissait plus par son identité, par un adjectif, mais par une volonté de contrôle sur son territoire. D’y voir sa langue et son travail respectés. Pour le dire encore autrement, c’était une affaire de domination sur un territoire (l’indépendantisme québécois ressemblait beaucoup aux luttes anticoloniales) bien plus qu’une affaire d’identité.

Il est intéressant d’observer une évolution semblable en Algérie. La décolonisation, ce processus de « blanchiment » et d’européanisation de la France, a transformé des « Français musulmans » en Algériens. Là encore, on passe d’une identité (« musulmans » dans un territoire français) à une souveraineté (Algériens dans un territoire indépendant). D’une référence à un contrôle territorial. Ce processus est d’ailleurs aussi valable pour les Palestiniens qui connaissent, en même temps que les Québécois et les Algériens (dans les années 1960), un même réveil (cette fois encouragé par la défaite des armées arabes lors de la guerre de 1967) : la notion de « peuple palestinien » prend le dessus sur le panarabisme.

Nous avons là des combats pour la souveraineté. Et nous assistons aujourd’hui, comme l’écrivait Baudrillard en 1999, à un processus inverse. L’identité est devenue un paradigme incontournable. Dans le cas québécois, les débats identitaires jouent le rôle d’ersatz (un ersatz de souveraineté) : ils tournent notamment autour de la question de la laïcité et de la place de l’islam. En Algérie, où l’indépendance a pourtant bien été réalisée, les crispations identitaires ont largement pris le dessus sur l’exercice réel de la souveraineté : un islam omniprésent.

[1] Jacques Benoist-Méchin, Mustapha Kemal, la mort d’un Empire, Paris, Albin Michel, 1954.

[2] Jacques Benoist-Méchin, Ibn Séoud, la naissance d’un royaume, Paris, Albin Michel, 1955.

[3] Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Tome 1, Paris, Plon, 1970, p. 41.

[4] Todd Shepard, 1962 : Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, Paris, Payot, 2008.

[5] Jean Gottmann, The Significance of Territory,  Charlottesville, The University Press of Virginia, 1973.

[6] Jacques Derrida, Séminaire. La bête et le souverain : volume 1 [2001-2002], Paris, Galilée, 2008, p. 78.

[7] Jean Baudrillard, L’Échange impossible, Paris, Galilée, 1999, p. 72.

François Jullien : Pour en finir avec “l’identité culturelle”

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©Claude Truong-Ngoc

Dans un pays où la politique se résume de plus en plus à des prises de position et non à un véritable débat, le thème de l’identité nationale n’en finit pas de s’imposer comme l’horizon indépassable de tout programme politique. Et le futur s’annonce radieux pour la thématique identitaire car, dorénavant, celle-ci est loin d’être uniquement l’apanage des extrêmes. Alors que pour Manuel Valls l’essentiel de la campagne pour l’élection présidentielle de 2017 sera « la bataille culturelle et identitaire », Nicolas Sarkozy, dans le prolongement de sa campagne de 2007, affirme que nos « ancêtres sont les Gaulois. », phrase pouvant être interprêtée de façon ambiguë : à la fois comme plaidoyer pour l’assimilation, mais aussi comme affirmation ethniciste et romantique. N’y a-t-il donc pas d’autres choix, d’autres échappatoires, que le slogan politico-philosophique d’Alain Juppé « l’identité heureuse » et son contraire finkielkrautien de « l’identité malheureuse » ? Aux multiples réponses précède une unique question, sous-jacente et pourtant absolument prégnante dans l’ensemble de la classe politique : ne faut-il pas défendre l’« identité culturelle » de la France contre le supposé péril des communautarismes ? Aux adeptes de l’éternel déclinisme français, on pourrait répondre que ce débat identitaire, au-delà même de l’Europe toute entière, se pose à l’échelle mondiale du fait de la mise en rapport des cultures entre-elles.

Il n'y a pas d'identité culturelle, François Jullien, éditions de L'Herne.
Il n’y a pas d’identité culturelle, François Jullien, éditions de L’Herne.

Face au tumulte des borborygmes politiques, le dernier livre du philosophe François Jullien, intitulé Il n’y a pas d’identité culturelle, apparaît donc comme une tentative de clarification conceptuelle ô combien salutaire. Peu adepte des interventions médiatiques, ce philosophe injustement méconnu, à la fois sinologue et helléniste, est pourtant l’un des penseurs contemporains les plus traduits et reconnus à l’étranger, comme en témoigne l’obtention du Prix Hannah Arendt pour la pensée politique en 2010. Grâce aux outils de la philosophie, il soutient ainsi que le débat sur l’identité, qui paraît à première vue aussi complexe qu’explosif, repose en réalité sur des bases conceptuelles erronées, qui font de ce débat un faux débat. Le titre de son opuscule, éminemment évocateur, et le format de son court livre (104 pages) ne manquent donc pas de répondre clairement au pseudo-débat qui ne cesse d’agiter le personnel politique, dont F. Jullien souligne d’ailleurs la pauvreté des éléments intellectuels. Tout d’abord, la méprise vient de la confusion entre le processus d’identification par lequel se constitue l’identité du sujet et l’identité objective d’une culture. Or, si le caractère intangible d’une culture peut sembler rassurante et utile dans le discours politique, la réalité est toute autre car l’identité, entendue comme collective et non singulière, ne peut-être culturelle puisque, à l’instar d’une langue, elle ne cesse de se transformer, sous peine de mourir. Penser en terme d’identité objective une culture n’est pas sans risques car de l’identité découle la différenciation et donc le rangement des cultures selon des caractéristiques spécifiques. De là, le livre de S.Huntington, Le Choc des civilisations, qui repose sur cette conception erronée de cultures pensées comme des blocs « civilisationnels » antagonistes.

La valorisation de “ressources” culturelles.

En réponse à ces discours niant la transformation incessante et la diversité interne des cultures, F. Jullien opère un renouvellement sémantique fondamental par l’introduction du terme de « ressources » culturelles. L’avantage de ce déplacement conceptuel est multiple : les ressources, bien loin d’exclure, sont à partager, à activer, à déployer. Si l’identité n’appartient qu’à moi, les ressources, à l’image de la langue, appartiennent à tous ceux qui les exploitent. Si les valeurs se défendent, se prêchent et sous-entendent des rapports de force, les ressources appartiennent à qui veut bien les faire fructifier. C’est là qu’intervient le nouvel apport de l’essai de F. Jullien, qui parle alors « d’écarts » et non de différences culturelles. Si la différence isole en distinguant, l’écart met en regard et fait apparaître de « l’entre », au sein duquel se produit du « commun ». Ce dernier surgit donc de la fécondité relative à cette mise en tension qu’est l’écart. C’est le contraire du semblable qui, par l’assimilation, ne vise qu’à produire du standard, une répétition uniforme. Pour revenir à l’exemple français, la définition de caractéristiques culturelles spécifiques est donc fatalement vouée à l’échec, notamment avec la vision binaire de racines judéo-chrétiennes opposées à une laïcité républicaine. La solution ne pourrait-elle pas alors se trouver dans cette pensée de l’écart défendue par F. Jullien ? Et si c’était l’écart de ces deux visions, leur mise en rapport, qui, par un processus de transformation incessante, faisait la France ?

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Le philosophe français François Jullien, à la fois helléniste et sinologue. © Claude Truong-Ngoc

Mais, s’il est très critique vis à vis de la notion d’identité culturelle, F. Jullien ne considère pas moins que la culture européenne est menacée, et ce sur deux fronts. Si cela peut sembler au premier abord paradoxal, voire semblable aux discours alarmants qu’il prétend pourtant dénoncer, il n’en est rien. Tout d’abord, il pointe le danger du semblable évoqué plus haut, qui se manifeste concrètement par l’appauvrissement des cultures lié à la standardisation mondiale (par exemple, l’anglais devenant peu à peu le globish). Par la suite, il met en garde contre une des dérives possible du commun, c’est à dire le communautarisme. En partie constitué en réponse à l’uniformisation évoquée précédemment, à terme, vire-t-il au sectarisme si le partage qui fait le commun vient à disparaître. Pour éviter ces deux écueils, F. Jullien invite à activer et à déployer les ressources les plus à même de produire du partage, et donc du commun. Il prend ainsi les exemples du subjonctif, de la classe de philosophie et du latin et du grec, qu’il considère comme des ressources « d’intelligence partagées » non pas tant à « défendre » négativement qu’à exploiter et promouvoir de façon active et positive (la littérature étant un exemple parmi d’autres de déploiement de la langue considérée comme ressource).

Ainsi, on peut souhaiter, comme nous l’invite F. Jullien, que chaque culture valorise ses ressources, disponibles à tous et qui n’appartiennent à personne sinon à leurs exploitants, afin de faire fructifier le « commun » de tous, qui ne cesserait de s’enrichir de l’altérité et de la créativité des cultures qui le composent. Précédant les critiques qui ne manqueront pas d’y voir un universalisme déguisé, il précise sa pensée en opposant deux conceptions de l’universalisme. Celle qu’il entend critiquer se conçoit comme un universalisme prescriptif et « facile », que l’Occident a longtemps prétendu incarner au nom de valeurs universelles, et qui trouve ses limites dans un universel satisfait de lui-même qui ne voit pas ce qui lui manque. (F. Jullien donne l’exemple du suffrage dit universel, mais sans les femmes) A l’opposé, il promeut un universalisme insatisfait et « rebelle » qui comporte en lui-même une exigence sans cesse renouvelée d’universel, un idéal asymptotique, à même seul d’éviter la dégénérescence du commun en communautarisme. Par cette exigence incessante, F. Jullien souhaite aussi dépasser le réflexe de la tolérance, qui relève le plus souvent de la « résignation et du compromis » comme le montre son étymologie (du latin tolerare « supporter »), afin d’éviter tant un universalisme « facile » qu’un relativisme culturel conduisant au communautarisme.

« Penser entre la Chine et la Grèce. »

Au travers de sa démarche sur les cultures, c’est aussi toute la pensée philosophique de F. Jullien qui se dessine en filigrane. La formule de Pierre Nora à son sujet, « penser entre la Chine et la Grèce », est d’ailleurs éloquente puisque qu’elle révèle l’importance de sa double compétence de sinologue et d’helléniste. Par « l’écart » des pensées entre la Chine et l’Europe, il a opéré, du dehors, une déconstruction de l’ensemble de la pensée occidentale, dont la Grèce a posé les fondements, tout en y exhumant son impensé, c’est-à-dire ses partis pris, ses évidences, qu’on ne prend plus la peine de penser et repenser. Par l’exploration d’autres intelligibilités, F. Jullien fait ainsi émerger le parti-pris majeur de la pensée grecque, c’est-à-dire la pensée de l’Être, l’ontologie, matérialisée par la question aristotélicienne : Qu’est-ce qui ne change pas dans le changement ? De là, des réponses différentes, essence ou sujet, mais qui répondent invariablement à la même question. L’ontologie se révélant incapable de penser l’entre, puisqu’il n’a pas d’en-soi donc d’essence (par exemple, Platon ne peut appréhender la neige qui fond car elle est « entre » les extrêmes du solide et du liquide). François Jullien a donc fait appel à la pensée chinoise, pensée relationnelle par interaction et polarités (yin et yang, ciel et terre, haut et bas…) donc par processus.

En définitive, tant au niveau de l’interculturalité qu’à celui de la philosophie, la pensée de « l’écart » et du « commun » de F. Jullien lève le voile, tant par un renouvellement conceptuel que par un détour par la pensée chinoise, sur les poncifs et faux débats de la pensée contemporaine. En tentant d’éviter le double écueil de l’ethnocentrisme et de la fascination pour l’exotisme, F. Jullien participe ainsi à une reconfiguration du champ du pensable et nous invite à sa suite car , comme il le dit lui-même dans sa post-face De l’Être au Vivre : lexique euro-chinois de la pensée, « philosopher, c’est s’écarter ».


Pour aller plus loin :

Crédits :

© Claude Truong-Ngoc https://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_Jullien_président_du_FIG_2013.jpg

http://francoisjullien.hypotheses.org/1510

© Claude Truong-Ngoc https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Jullien

Les Allemands à la recherche d’une identité perdue

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©Lear 21

Pays dont la réunification date seulement d’un quart de siècle, la question de l’identité de l’Allemagne a toujours été controversée et problématique. Depuis les invasions napoléoniennes et le Discours à la nation allemande de Johann Gottlieb Fichte jusqu’à l’Allemande ordolibérale contemporaine toujours clivée entre l’Ouest et l’ex-RDA, en passant par la déchéance nationale dans l’horreur nazie, les Allemands ont toujours été en proie à des interrogations existentielles sur leur identité. Retour sur l’anxiété identitaire allemande par Margot Desplanches, en Erasmus à Berlin.

« Aucun pays ne se dit à soi-même autant de vérités que l’Allemagne. », écrit Jean Paul (ou Johann Paul Friedrich Richter) au début du XIXe siècle, compagnon de Schiller et de Goethe. Alors qu’en France les voix se disputent à propos de notre propre identité, nul ne peut tout de même prétendre le contraire : les Français sont avant tout des citoyens liés par un pacte social, et fiers de la République Française. Nos voisins allemands, si souvent évoqués chez nous pour leur intransigeance et leur pragmatisme, ne sont pas moins secoués par la crise identitaire qui frappe l’Occident en ce début de siècle. Néanmoins, leur discrétion publique sur le sujet s’explique par cette question brûlante préalable au raisonnement sur l’identité globale d’une nation : „Was es heute heißt, deutsch zu sein“(ce que signifie être allemand aujourd’hui), se demande Dirk Schümer (journaliste chez Die Welt) en ce début d’année. Parce qu’en Allemagne, il est toujours compliqué de parler d’identité.

Une nation objective ?

Deutschland, littéralement « le pays des Allemands », n’a eu de cesse d’être tiraillé entre de multiples identités depuis la fondation du Reich par Bismarck. Les Allemands, précisément, n’ont jamais été « l’Allemand » à l’image du « citoyen français ». Nation fédérale, l’Allemagne a pourtant été la première des nations européennes au XIXe siècle à impulser le mouvement de création des identités nationales par la culture. Fondée par le romantisme, la nation allemande (Kulturnation) est définie par Fichte comme étant une communauté unique à la fois culturelle et ethnique, dont l’héritage est transmis par la langue. En cela, cette conception objective de la nation s’oppose à la très subjective conception française. Il est tout de même intéressant de constater que le grand historien de l’histoire allemande, Thomas Nipperdey, commence sa Deutsche Geschichte par ces mots : « Tout débute avec Napoléon ». Fichte lui-même surnommait Napoléon « Der Mensch ohne Name », l’homme sans nom, et écrivit son Discours à la nation allemande (1807) suite à l’invasion de la Prusse. Ce qui a cimenté les Etats allemands au XIXe siècle, c’est la haine de l’Empereur, l’alliance dans la désunion contre un ennemi commun. En 2017, l’Europe est unie (parait-il) et n’a plus d’ennemis ; Angela Merkel préfère parler des Allemands comme « des gens qui vivent déjà ici depuis longtemps ». C’est confus, vague, et cela traduit une crainte de parler d’identité, car il faudrait commencer par parler du passé. En Allemagne, il ne peut en être autrement.

Reichstag

Les ambiguïtés de la culture allemande

Qu’en est-il, précisément, de la fierté d’être Allemand ? Aujourd’hui, le football, la bonne santé économique ou encore l’accueil des réfugiés sont les motifs les plus répandus de fierté chez les Allemands. Cela est loin d’être suffisant pour apparaître comme étant le ciment d’un sentiment national. En réalité, deux visions de l’identité allemande s’affrontent et se complètent. La Leitkultur (ou culture de référence, concept développé par le politologue Bassam Tibi en 1998), qui correspond aux valeurs occidentales et européennes telles que la démocratie, les Droits de l’Homme, ou même la laïcité. Seulement, ce concept jugé trop flou par certains, à l’instar de l’ex-député CDU Friedrich Merz, a été depuis quelques années détourné de sa définition première afin de constituer un rempart contre le multiculturalisme. Cette discussion fait de la Leitkultur un concept plus porté sur les règles que doivent respecter les nouveaux arrivants, que sur le fondement de l’identité allemande. Il s’agirait de ce que l’on nomme en France l’assimilation et cet exemple est une illustration parfaite de l’instrumentalisation des idées et des concepts par la politique. De l’autre côté, la Multikultur correspond à cette culture que les nouveaux Allemands ont apporté et que tous partagent aujourd’hui, sans qu’elle n’ait pour autant une réalité historique. Mais le foot, encore et toujours lorsqu’il s’agit de l’Allemagne, est un bel exemple à réalité historique de l’association entre Leitkultur et Multikultur.

Est-il trop tôt pour le temps de la fierté ? 

Les jeunes nés après la Réunification allemande (1990) ou trop jeunes pour avoir réellement vécu dans l’Allemagne séparée, s’expriment volontiers sur le sujet, « Le temps de la Bundesrepublik est trop court pour être fier de quoi que ce soit » : la sentence tombe sans appel. Le sentiment d’appartenance qui permet l’existence de la nation comme entité subjective est encore trop frêle, quant au patriotisme, le mot fait effet de repoussoir chez la majorité d’entre eux. « Le patriotisme mène à la guerre » est une maxime fermement enracinée, et il suffit pour cela de constater les faibles moyens (en légère augmentation) dont dispose l’armée (la Bundeswehr). Les députés décident de tout ce qui concerne l’armée, et ils n’en veulent plus. La notion de patriotisme est devenue, au sein de l’opinion publique, synonyme de nationalisme. « Je ne suis pas fier d’être Allemand », assène Jan[1], à l’image d’une grande partie de cette jeunesse qui revendique en revanche un attachement fort à l’Union Européenne, et se déclare composée de « citoyens européens » à défaut de ressentir un attachement national. Les Allemands vivent aujourd’hui dans un pays que le droit définit avant tout. La loi fondamentale (Grundgesetz) est vue comme le ferment entre les citoyens et une sorte de « patriotisme juridique » semble s’être développé autour des droits inscrits dans le marbre, et en particulier la liberté de parole et d’opinion. Néanmoins, même si cette question de l’identité ne trouve pas un écho chez toute la jeunesse, celle-ci semble clivée car une bonne partie de ces jeunes se caractérise par un attachement moindre à l’UE et un sentiment patriotique plus développé où le passé de l’Allemagne tonne comme une note inévitable de tristesse et de colère.

« Je suis fier d’être Allemand, et j’aimerais pouvoir le dire sans être traité de nazi. », avoue Niels avec amertume. Cette pensée est sans doute l’une des plus partagées aujourd’hui, mais peu osent l’énoncer tout haut. La question du national-socialisme correspond à cette période de l’histoire allemande ô combien significative pour la définition d’une identité allemande. Le premier regret spontané – qui peut sembler anecdotique, mais qui ne l’est pas – concerne l’hymne national allemand, dont le couplet « Deutschland über alles » (l’Allemagne au dessus de tout) a été retiré et interdit. Le Deutschland über alles ne peut plus être simplement une phrase patriote, son utilisation par le pouvoir national-socialiste lui ayant donné un sens justifiant son bannissement à tout jamais de l’hymne. Niels évoque ensuite La Marseillaise comme étant « un chant guerrier très beau » avant de déplorer l’absence de ferveur dans le couplet retenu aujourd’hui en Allemagne (Unité, Droit, Liberté). Finalement, l’Allemagne en est privée à cause de son passé. Il en est de même du drapeau allemand, peu aimé, plutôt fui (encore qu’une forte différence soit observable selon les Länder).

« Un  passé qui ne passe toujours pas » 

En 1945, la notion de « Nulle Stunde » (l’Heure Zéro) a été inventée par les intellectuels et les politiques, pressés de faire disparaître la tâche brune du national-socialisme et de refonder l’Allemagne sur de meilleures bases. Plusieurs voix (faibles) s’élèvent aujourd’hui pour protester contre ce « concept de complaisance » servant d’écran afin d’éviter de se retrouver face au passé. Dans le film Er ist wieder da (Il est de retour) sorti en 2015 et adapté du livre éponyme de Timur Vermes vendu à plus de 1,4 millions d’exemplaires, une phrase est prononcée à la fin par la très ambitieuse Katja Bellini qui se retrouve associée d’Hitler dans l’Allemagne contemporaine : « les étudiants allemands n’en peuvent plus d’entendre parler du nazisme, depuis 50 ans toute notre histoire est bloquée là-dessus. ». Bien qu’il ne s’agisse que d’un film (excellent par ailleurs), cette phrase est frappante de vérité, sur le premier point, comme sur le second.

Les programmes scolaires du collège jusqu’à la fin du lycée ne cessent d’évoquer les années 1933-1945 et l’échec de la République de Weimar. La grande faute de la pédagogie allemande sur le sujet est peut-être celle qui implique de ne pas essayer de comprendre et d’expliquer, mais seulement de se contenter de décrire et d’asséner que « les Allemands sont coupables » (quid du rôle global de l’Europe dans le génocide et dans l’idéologie nazie ? N’oublions pas que la collaboration a souvent été active et volontaire). Si cette sentence s’impose à juste titre, le blâme sans explication et sans compréhension est stérile autant qu’il est absurde car il engendre une forme de frustration et d’incompréhension. Est-ce une raison pour laisser un homme effacer tout qui a rendu l’Allemagne belle et grande par sa littérature, sa langue, ses musiciens ? « Il n’y a pas d’identité allemande sans Auschwitz », a déclaré le Président Joachim Gauck. Le devoir de mémoire accompagné du devoir d’Histoire est une nouvelle fois au cœur des débats sociétaux et politiques.

Hitler a-t-il volé leur identité et leur fierté aux Allemands ? Il faut admirer les œuvres d’Anselm Kiefer qui répondent à cette question mieux que personne ne pourrait le faire. Une chose est certaine, le pacifisme est en 2017 une valeur fondatrice de cette identité nationale encore naissante. Mais la majorité des élites allemandes semblent persuadée qu’ « expliquer c’est déjà excuser », alors qu’encore une fois, il s’agit du contraire : expliquer pour ne jamais excuser, mais expliquer pour apprendre et ne pas refaire les mêmes erreurs. Il ne faut jamais oublier que l’Allemagne, ce n’est pas la France, et que les intellectuels qui nous sont si chers et si utiles pour nos débats collectifs n’ont pas la même place chez nos voisins. « L’Allemand est un sentimental, pas un intellectuel », écrit Tilman Krause (Die Welt).  Beaucoup semblent croire que l’on peut se passer de l’identité nationale, les Allemands se disent-ils tant de vérités que ça ? En 1943, l’écrivain et futur prix Nobel de Littérature Heinrich Böll écrivait dans une des lettres adressées à sa femme restée en Allemagne: « Je crois que jamais dans le monde un peuple ne nous comprendra, à part nous-mêmes.». Définir une idée de la nation et de la nationalité dans ce qui rassemble et non dans ce qui exclu, définir cette appartenance par les droits et la culture et non pas par un nationalisme haineux, est un enjeu qui ne se limite pas à l’Allemagne. En France aussi la société tout entière devrait se saisir de ces questions, au lieu de les abandonner à ceux qui en font un mauvais usage.

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[1] Les prénoms ont été changés