SERGE HALIMI : LA LÂCHETÉ DES JOURNALISTES FACE À LA PERSÉCUTION D’ASSANGE

© LHB pour LVSL

Les journalistes défendent-ils une liberté d’expression à géométrie variable ? Pour Serge Halimi, la corporation journalistique rechigne à apporter un véritable soutien à Julian Assange, enfermé depuis quatre ans dans la prison de haute sécurité de Belmarsh. Si d’ordinaire elle s’enflamme pour dénoncer les atteintes à la liberté de la presse, son indignation s’arrête aux frontières du pouvoir géopolitique américain. Le 31 mai 2023 à Paris, Le Vent Se Lève et le Comité de soutien Assange organisaient une conférence intitulée « Julian Assange : la mauvaise conscience de l’Occident ». Y sont intervenus Stella Assange, épouse et ancienne avocate de Julian Assange, Rony Brauman, médecin humanitaire et ex-président de Médecins sans frontières, Arnaud Le Gall, député LFI-Nupes spécialiste des questions internationales, Serge Halimi, journaliste au Monde diplomatique, et Cédric Villani, mathématicien et ancien député.

Noam Chomsky : « Les savants-experts remplacent les intellectuels libres »

L’un des textes essentiels du linguiste Noam Chomsky, La responsabilité des intellectuels (1967), vient de paraître aux éditions Agone. Enrichi d’une préface de l’auteur et d’une partie complémentaire (2017), cet inédit en français, traduit par Laure Mistral, est rédigé pendant la guerre du Viêt Nam. Il dénonce notamment l’impérialisme américain, à travers une critique des intellectuels qui n’ont pas hésité à soutenir et à justifier la politique anticommuniste des États-Unis. Toutefois, plus qu’une pièce de circonstance, c’est aussi l’occasion pour Noam Chomsky de diagnostiquer la mise au pas progressive des intellectuels, qui n’ont guère plus d’intérêts à la « transformation radicale de la société ». Au contraire, c’est désormais l’adaptation à l’ordre existant qui légitime la parole des nouveaux savants-experts, dont les discours se confondent avec la langue du pouvoir. Extraits.

Qu’est-ce qu’un intellectuel ?

Extrait de la préface (2017)

C’est lors de l’affaire Dreyfus qu’est apparu le concept d’« intellectuel », au sens contemporain du terme, et qui renvoie à des catégories devenues aujourd’hui des classiques. La figure de proue des dreyfusards, Émile Zola, fut condamné à un an de prison pour l’infamie d’avoir demandé justice pour le colonel Alfred Dreyfus accusé à tort de trahison. Zola dut même s’enfuir en Angleterre pour échapper à une nouvelle sanction, et il subit les foudres des « Immortels » de l’Académie française. C’est que les dreyfusards étaient de véritables « forcenés en coulisses », coupables d’« une des plus ridicules excentricités de notre temps », selon les termes de l’académicien Ferdinand Brunetière : « La prétention d’élever des écrivains, des savants, des professeurs et des philologues au rang de surhommes », qui osent « qualifier nos généraux d’idiots, nos institutions d’absurdes et nos traditions de malsaines ». Ils prétendaient s’immiscer dans des affaires judicieusement laissées aux « experts », aux « hommes responsables », aux « intellectuels technocrates et politiques » – selon la terminologie du discours libéral contemporain.

Alors, quelle est la responsabilité des intellectuels ? Ils ont toujours le choix entre deux rôles. Dans les États ennemis des États-Unis, c’est être commissaires du peuple ou dissidents. Dans les États clients des États-Unis, il peut se révéler d’une difficulté écrasante. Au pays, c’est être des « experts responsables » ou des « forcenés en coulisses ».

Et puis, il y a toujours le choix de suivre le bon conseil de [Dwight] Macdonald : « C’est une grande chose que d’arriver à voir ce qu’on a sous le nez » – et d’avoir la simple honnêteté de dire les choses telles qu’elles sont.

Extrait de la Partie I. De la responsabilité des intellectuels (1967)

En 1945, Dwight Macdonald publia dans Politics une série d’articles sur la responsabilité des populations et, plus précisément, sur celle des intellectuels. Je les ai lus quand j’étais étudiant, dans les années d’après-guerre, et j’ai eu l’occasion de les relire vingt ans plus tard. Ils me semblaient n’avoir rien perdu de leur puissance ni de leur force de persuasion. Macdonald s’intéresse à la culpabilité de la guerre. Il pose la question suivante : dans quelle mesure les peuples allemand ou japonais étaient-ils responsables des atrocités commises par leurs gouvernements ? Et, à bon droit, il nous renvoie la question : dans quelle mesure les peuples britannique ou américain sont-ils responsables des odieux bombardements terroristes de civils, une technique de guerre développée par les démocraties occidentales qui atteignit son summum avec Hiroshima et Nagasaki, certainement un des crimes les plus abominables de l’histoire. Pour un étudiant de premier cycle en 1945-1946 – pour quiconque dont la conscience politique et morale s’était forgée face aux horreurs des années 1930 : la guerre en Éthiopie, les purges soviétiques, l’« incident du pont de Lugou »1, la guerre civile espagnole ou les atrocités nazies, la réaction de l’Occident à ces événements et sa complicité active dans certains cas –, ces questions se posaient avec une force et une intensité particulières.

La démocratie occidentale offre le loisir, les infrastructures et la formation nécessaires pour rechercher la vérité qui se cache derrière le voile de distorsion et d’altération, d’idéologie et d’intérêt de classe à travers lequel les événements de l’histoire en cours nous sont présentés.

Concernant la responsabilité des intellectuels, il y a d’autres questions, tout aussi dérangeantes. Les intellectuels sont en position de dénoncer les mensonges des gouvernements, d’analyser les actes à partir de leurs causes, de leurs motivations, et des intentions, souvent occultes, de leurs auteurs. Dans le monde occidental, du moins, ils ont le pouvoir qui découle de la liberté politique, de l’accès à l’information et de la liberté d’expression. À cette minorité privilégiée, la démocratie occidentale offre le loisir, les infrastructures et la formation nécessaires pour rechercher la vérité qui se cache derrière le voile de distorsion et d’altération, d’idéologie et d’intérêt de classe à travers lequel les événements de l’histoire en cours nous sont présentés. Étant donné les privilèges uniques dont jouissent les intellectuels, leurs responsabilités sont bien plus étendues que ce que Macdonald appelle la « responsabilité de la population ».

Les questions posées par Macdonald sont aussi pertinentes aujourd’hui qu’elles l’étaient à la fin de la Seconde Guerre mondiale. On peut difficilement éviter de se demander dans quelle mesure le peuple américain est responsable de l’impitoyable attaque américaine contre la population rurale, pratiquement sans défense, du Viêt Nam – une autre atrocité de ce que les Asiatiques appellent l’« Ère Vasco da Gama »2 de l’histoire mondiale. Quant à ceux d’entre nous qui sont restés silencieux et apathiques alors que cette catastrophe prenait lentement forme au fil des ans, dans quelle page de l’histoire trouveront-ils leur place ? Seuls les plus indifférents peuvent faire la sourde oreille à ces questions. J’y reviendrai plus tard, après quelques remarques rapides sur la responsabilité des intellectuels et la manière dont ils l’ont assumée au milieu des années 1960.

Les intellectuels face à la guerre du Viêt Nam 

Revenons toutefois à la guerre du Viêt Nam et à la réaction qu’elle a suscitée chez les intellectuels américains. Une des caractéristiques frappantes du débat sur la politique de l’Asie du Sud-Est dans les années 1960, c’est la distinction communément établie entre, d’une part la « critique responsable » et, d’autre part la critique « sentimentale », « à fleur de peau » ou « hystérique ». Il est particulièrement instructif d’étudier les termes dans lesquels cette distinction est établie. Apparemment, on reconnaît les « critiques hystériques » à leur refus irrationnel d’accepter un axiome politique fondamental, à savoir que les États-Unis ont le droit d’étendre leur pouvoir et leur contrôle dans les seules limites du possible. Une critique responsable ne remet pas en cause ce postulat, et elle estimera éventuellement que nous ne pouvons sans doute pas « nous en tirer » à un moment et en un lieu donnés.

C’est ce genre de distinction qu’un Irving Kristol semble avoir à l’esprit quand il analyse la contestation de la politique vietnamienne. Il oppose les critiques responsables comme le Times, le sénateur Fulbright et Walter Lippmann au « mouvement des teach-in »3. « Contrairement aux contestataires des universités, souligne-t-il, M. Lippmann ne s’engage pas dans des spéculations présomptueuses sur “ce que le peuple vietnamien veut vraiment” [visiblement, il s’en moque], ni dans une exégèse légaliste pour savoir si, ou dans quelle mesure, il y a “agression” ou “révolution” au Sud-Viêt Nam. Il adopte le point de vue de la realpolitik. Et il va apparemment jusqu’à envisager la possibilité d’une guerre nucléaire contre la Chine dans des circonstances extrêmes. »

Voilà qui est digne d’éloges, contrairement aux discours des « idéologues inconséquents » du mouvement des teach-in qui, au nom d’un « “anti-impérialisme” sobre et vertueux » et autres absurdités, se lancent dans des « diatribes contre “la structure du pouvoir” » et s’abaissent même, parfois, au point de lire « des articles et des comptes rendus de la presse étrangère sur la présence américaine au Viêt Nam ». De plus, ces sales types sont souvent des psychologues, des mathématiciens, des chimistes ou des philosophes – tout comme, d’ailleurs, ceux qui protestent le plus en Union soviétique sont dans l’ensemble des physiciens, des écrivains et autres personnes éloignées de l’exercice du pouvoir –, et non des citoyens bien introduits à Washington, qui naturellement ont tout à fait conscience que, « s’ils avaient une nouvelle idée géniale sur le Viêt Nam, ils trouveraient aussitôt une oreille attentive » auprès du gouvernement.

[…]

Il pourrait être utile d’étudier de près les « nouvelles idées géniales sur le Viêt Nam » auxquelles Washington a « aussitôt prêté une oreille attentive ». L’U.S. Government Printing Office est une mine d’informations sur le haut degré de moralité et de discernement de ces avis d’experts. On peut lire dans une de ses publications une communication du professeur David N. Rowe, directeur des études supérieures en relations internationales à Yale University, devant la Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants. Le professeur Rowe a proposé que les États-Unis achètent tous les excédents de blé canadien et australien afin de provoquer une famine massive en Chine. Selon ses mots : « Attention, il ne s’agit pas d’en faire une arme dont le peuple chinois aurait à pâtir. De fait, ce sera le cas, mais c’est secondaire. Ce sera avant tout une arme contre un gouvernement autoritaire, qui ne pourra maintenir la stabilité du pays face à une famine généralisée. »

On ne trouvera pas trace chez le professeur Rowe de ce moralisme sentimental qui pourrait appeler une comparaison avec, par exemple, l’Ostpolitik de l’Allemagne hitlérienne4. Il ne craint pas non plus les répercussions de telles mesures sur d’autres pays asiatiques comme le Japon. Sa « très longue fréquentation des questions japonaises » lui permet d’affirmer que « les Japonais sont avant tout des gens qui respectent le pouvoir et la fermeté ». Par conséquent, « ils ne vont pas trop s’effaroucher d’une politique américaine au Viêt Nam qui, partant d’une position de force, vise une solution consistant à soumettre par notre puissance militaire des populations locales avec lesquelles nous sommes en désaccord ». Ce qui troublerait les Japonais, c’est « une politique indécise, une politique qui refuserait de s’attaquer aux problèmes [en Chine et au Viêt Nam] et d’assumer nos responsabilités là-bas d’une manière qui soit constructive » – comme celle que nous venons de citer. Ce qui pourrait « vivement inquiéter le peuple japonais et remettre en cause la bonne intelligence entre nos deux pays », ce serait d’« hésiter à faire usage d’un pouvoir qu’ils savent entre nos mains ». En réalité, un déploiement de toute notre puissance militaire serait même éminemment rassurant pour eux, dans la mesure où ils ont eu la démonstration « de la formidable force de frappe des États-Unis, […] et en ont fait eux-mêmes l’expérience ». Voilà sûrement un parfait exemple du salutaire « point de vue de la realpolitik » qu’Irving Kristol admire tant.

Mais, pourrait-on se demander, pourquoi se limiter à des moyens aussi indirects que la famine de masse ? Autant bombarder ! À n’en pas douter, c’est le message qu’a tenté de faire passer à la même commission le révérend Raymond J. de Jaegher.

Mais, pourrait-on se demander, pourquoi se limiter à des moyens aussi indirects que la famine de masse ? Autant bombarder ! À n’en pas douter, c’est le message qu’a tenté de faire passer à la même commission le révérend Raymond J. de Jaegher, membre du conseil d’administration de l’Institut d’études extrême-orientales à la Seton Hall University. Selon lui, comme tous les peuples qui ont vécu sous le communisme, les Nord-Vietnamiens « seraient tout à fait ravis qu’on les bombarde pour les libérer ».

Évidemment, il doit bien y avoir des Vietnamiens qui soutiennent les communistes. Mais c’est là une question vraiment secondaire, comme le souligne l’honorable Walter Robertson, qui fut secrétaire d’État adjoint pour l’Extrême-Orient de 1953 à 1959. Si l’on en croit ses déclarations devant la même commission, « le régime de Peiping5 […] représente quelque chose comme moins de 3 % de la population ».

C’est dire si les dirigeants communistes chinois ont de la chance ! Selon Arthur Goldberg, les dirigeants du Vietcong, eux, ne représentent qu’environ « 0,5 % de la population du Sud-Viêt Nam », soit à peu près la moitié des nouvelles recrues du Sud pour le Vietcong en 1965, si l’on se fie aux statistiques du Pentagone. Goldberg poursuit en affirmant que les États-Unis ne sont pas certains que tous ces gens-là soient des adhérents volontaires. Ce ne serait pas la première démonstration de la duplicité communiste. Un autre exemple a été observé en 1962, lorsque, selon des sources du gouvernement américain, 15 000 guérilleros ont subi 30 000 pertes. Face à des experts comme ceux-là, les scientifiques et les philosophes dont parle Kristol feraient bien de continuer à tracer leurs cercles dans le sable.

Ayant réglé la question de la non-pertinence politique du mouvement de contestation, Kristol se tourne vers celle de ses motivations – plus généralement, ce qui a poussé, selon lui, des étudiants et de jeunes professeurs d’université à « virer à gauche » dans un contexte de prospérité générale et un régime politique libéral de type État-providence. C’est là, note-t-il, « une énigme à laquelle aucun sociologue n’a encore trouvé de réponse ». Puisque ces jeunes gens ont de l’argent, un bel avenir devant eux, etc., leur contestation est forcément irrationnelle. Ce doit être le résultat de l’ennui, d’une trop grande sécurité, ou quelque chose dans ce goût-là.

D’autres hypothèses viennent à l’esprit. Il se pourrait, par exemple, qu’en toute honnêteté ces étudiants et ces jeunes professeurs cherchent à découvrir la vérité par eux-mêmes plutôt que de déléguer toute la responsabilité aux « experts » ou au gouvernement ; et il se pourrait qu’ils réagissent avec indignation à ce qu’ils découvrent.

De l’intellectuel au « savant-expert »

Ce qui doit nous importer au premier chef dans cette réflexion sur la responsabilité des intellectuels, c’est leur rôle dans la production et l’analyse de l’idéologie. Et, de fait, l’opposition que Kristol établit entre les idéologues déraisonnables et les experts responsables est formulée en des termes qui font aussitôt penser à l’intéressant essai de Daniel Bell, La Fin de l’idéologie, aussi important pour ce qu’il ne dit pas que pour son contenu proprement dit6.

Bell présente et examine l’analyse marxiste qui voit dans l’idéologie un moyen de masquer l’intérêt de classe, selon la célèbre formule de Marx : la bourgeoisie est persuadée que « les conditions particulières de son émancipation sont les conditions générales en dehors desquelles la société moderne ne peut être sauvée et la lutte des classes évitée ». Bell soutient ensuite que l’ère de l’idéologie est terminée, supplantée – du moins en Occident – par un consensus selon lequel chaque question doit être réglée selon les modalités qui lui sont propres, dans le cadre d’un État-providence où les experts en conduite des affaires publiques sont voués à jouer un rôle prépondérant. Bell prend soin, cependant, de préciser le sens d’« idéologie » dans ce qu’il appelle l’« épuisement des idéologies ». Il ne se réfère à l’idéologie qu’au sens de « conversion d’idées en leviers sociaux », d’« ensemble de croyances, animé par la passion, et [qui] cherche à transformer la totalité d’un mode de vie ». Les termes clés sont « transformer » et « convertir en leviers sociaux ». Selon lui, les intellectuels occidentaux se sont désintéressés de la conversion des idées en leviers sociaux en vue d’une transformation radicale de la société. Maintenant que nous avons atteint la société pluraliste de l’État-providence, ils ne voient plus la nécessité d’une transformation radicale de la société ; nous pouvons sans doute aménager de-ci, de-là notre mode de vie, mais ce serait une erreur que d’essayer de le modifier en profondeur. C’est ce consensus des intellectuels qui fait que l’idéologie est morte.

[Bell] ne mentionne pas à quel point ce consensus des intellectuels sert leurs propres intérêts.

Il y a plusieurs points qui interrogent dans l’essai de Bell. Tout d’abord, il ne mentionne pas à quel point ce consensus des intellectuels sert leurs propres intérêts. Il n’établit pas de lien entre son observation – selon laquelle, dans l’ensemble, les intellectuels n’ont plus à cœur de « transformer l’ensemble d’un mode de vie » – et le fait qu’ils jouent un rôle de plus en plus important dans la gestion de l’État-providence. Il n’établit pas non plus de lien entre leur acceptation de ce type d’État et le fait que, comme il l’observe ailleurs, « l’Amérique est devenue une société d’abondance, offrant position […] et prestige […] aux anciens radicaux ». Ensuite, il n’apporte aucun argument sérieux montrant que les intellectuels ont « raison » ou « objectivement le droit » de rechercher ce consensus hostile à l’idée d’une transformation de la société. En effet, bien que Bell n’ait pas de mots assez durs sur la rhétorique vide de la « Nouvelle Gauche »7, il semble avoir une confiance bien utopique dans la capacité des experts techniques à régler les quelques petits problèmes qui continuent de se poser. Ainsi, le fait de traiter le travail comme une marchandise ou les problèmes d’« aliénation ».

Il semble assez évident que les problèmes classiques sont encore et toujours d’actualité. On pourrait même affirmer sans prendre trop de risques qu’ils ont gagné en ampleur et en gravité. Par exemple, le paradoxe ancestral de la pauvreté au sein de l’abondance prend des dimensions de plus en plus alarmantes à l’échelle internationale. Mais l’inconvénient du consensus intellectuel décrit par Bell est que, s’il semble possible, du moins en théorie, d’envisager une solution au niveau national, il n’y a guère de chances de voir un jour émerger un projet cohérent de transformation de la société au niveau mondial pour faire face à l’accroissement de la misère. Cela nous conduit tout naturellement à décrire le consensus des intellectuels selon Bell en des termes quelque peu différents des siens.

En reprenant la terminologie de la première partie de son essai, on pourrait dire que le technicien de l’État-providence trouve la justification de son statut social particulier et privilégié dans sa « science », plus précisément dans l’affirmation que les sciences sociales peuvent soutenir une technologie de bricolage social à l’échelle nationale ou internationale. Il passe ensuite à l’étape suivante, qui est d’attribuer une validité universelle à ce qui n’est qu’un intérêt de classe : il affirme que les conditions particulières sur lesquelles se fonde la prétention au pouvoir et à l’autorité de l’intellectuel sont, en fait, les conditions générales en dehors desquelles la société moderne ne peut être sauvée ; que le bricolage social dans le cadre de l’État-providence doit remplacer l’engagement dans les « idéologies totales » du passé, idéologies qui visaient la transformation de la société. Parvenu à une position de pouvoir qui offre à ses intellectuels aisance et sécurité, l’État-providence n’a plus besoin d’idéologies qui prétendent à un changement radical. Le savant-expert remplace l’« intellectuel libre », pour qui « les mauvaises valeurs étaient à l’honneur, qui rejetait la société » et qui a perdu son rôle politique – maintenant que les bonnes valeurs sont à l’honneur.

[…]

On serait tenté de conclure qu’il y a une sorte de consensus au sein des intellectuels qui ont pu accéder à l’aisance et au pouvoir – ou se croient en passe d’y accéder – en « acceptant la société » telle qu’elle est et en défendant ses valeurs. C’est encore plus vrai des savants-experts qui remplacent les intellectuels libres de jadis.

Pour lire la suite et commander le livre, rendez-vous sur le site des éditions Agone.

[1] Cet affrontement, près de Pékin, entre soldats japonais et chinois, marque le début de la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945). [ndt]

[2] Les auteurs de cette formule considèrent les voyages de Vasco de Gama, ainsi que ceux de Fernand de Magellan et de Christophe Colomb, comme le début de cinq cents ans d’ascendant de l’Occident sur l’Orient. [ndt]

[3] Ces teach-in sont des forums constitués de débats, conférences, projections de films et concerts organisés à partir de 1965 par les étudiants pour protester contre l’intervention américaine au Viêt Nam. Sur Walter Lippmann (1889-1974), lire infra. [ndt]

[4] Bien que, par souci des proportions, il faut avoir à l’esprit que, dans ses pires moments de folie, le théoricien et ministre du Reich nazi Alfred Rosenberg parlait d’éliminer trente millions de Slaves et non d’imposer une famine de masse à un quart de la population mondiale. Soit dit en passant, l’analogie établie ici est hautement « irresponsable », au sens technique de ce néologisme discuté précédemment, parce qu’elle est fondée sur l’hypothèse que les déclarations et les actions des Américains sont soumises aux mêmes normes et ouvertes aux mêmes interprétations que celles de n’importe qui.

[5] En 1928, le généralissime nationaliste et anticommuniste Tchang Kai-chek changea le nom de Beijing (Pékin) en Peiping. Cette appellation se maintint durant l’occupation japonaise (1937-1945). La ville reprit officiellement le nom de Beijing lorsque la République populaire de Chine fut proclamée, le 27 septembre 1949. [ndt]

[6] Je n’ai pas l’intention d’aborder ici toutes les questions soulevées depuis douze ans dans le débat sur la « fin de l’idéologie ». Une personne douée de raison pourrait difficilement contester nombre des thèses avancées : par exemple, qu’à un certain moment de l’histoire une « politique de la civilité » peut se montrer judicieuse et même efficace ; que celui qui préconise l’action (ou l’inaction) a la responsabilité d’en évaluer le coût social ; que le fanatisme dogmatique et les « religions séculaires » devraient être combattus (ou, si possible, ignorés) ; qu’il faudrait appliquer des solutions techniques là où c’est possible ; que « le dogmatisme idéologique devait disparaître pour que les idées reprissent vie* » (Raymond Aron) ; et ainsi de suite. Comme tout cela est parfois considéré comme l’expression d’une position « antimarxiste », il convient de garder à l’esprit que ces opinions-là n’ont aucun rapport avec le marxisme non bolchevique, tel qu’il est représenté, par exemple, par des personnalités comme Rosa Luxemburg, Anton Pannekoek, Karl Korsch, Arthur Rosenberg, etc.

[7] Née de la révolte étudiante des années 1960 aux États-Unis, la New Left rejetait les principes de la « vieille gauche » des années 1930, notamment dominée par le parti communiste. Les activistes s’organisaient autour des libertés (politiques) des étudiants, des droits civiques des Noirs et de la paix en Asie, valorisaient la spontanéité et voulaient donner le pouvoir à la « base ». « Le “radicalisme” n’est pas l’affaire d’une élite chargée de diriger la conscience politique du peuple mais le problème des masses qui mènent elles-mêmes la lutte contre l’oppression. » On substituait l’action directe (violente et non violente) à la stratégie parlementaire 1. [ndt]

L’invasion de l’Ukraine renforce la fraction militariste des élites américaines

© Marius Petitjean pour Le Vent Se Lève

L’écrasante responsabilité du Kremlin dans le déclenchement de la crise actuelle ne doit pas conduire à ignorer ses causes de long terme. Le refus constant, de la part des États-Unis, de poser des limites à l’expansion de l’OTAN vers l’Est a contribué à envenimer les relations avec la Russie. À l’inverse, en prenant la décision d’envahir l’Ukraine, Vladimir Poutine a exaucé les voeux les plus profonds des faucons de Washington. Il a fragilisé le segment isolationniste des élites américaines, au profit de sa fraction la plus militariste.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie rompt huit années de fragile statu quo. En vertu des accords de Minsk – que la Russie et l’Occident s’étaient engagés à défendre – les régions de Donetsk et Louhansk devaient gagner en autonomie, tout en continuant à faire partie de l’Ukraine. La décision de Vladimir Poutine a eu pour effet d’enterrer cet accord.

Le droit international prévoit des procédures pour mener à bien les missions de maintien de la paix – justification officielle de l’invasion de l’Ukraine par le chef d’État russe. L’envoi unilatéral de troupes dans un pays voisin n’en fait pas partie. C’est pourquoi le représentant du Kenya aux Nations unies, qui s’était abstenu de condamner les actions de la Russie au début du mois de février, a déclaré au lendemain de l’invasion que cette action « [portait] atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine », la comparant à la manière dont les frontières des pays africains ont été tracées et redessinées par les empires européens. L’ordre international fondé sur le droit possède ses tâches aveugles et est souvent instrumentalisé, mais du moins permet-il de poser des limites à l’action du fort à l’égard du faible.

Pour les éditorialistes, l’invasion russe corrobore leur leur vision du monde : on ne peut pas discuter avec le maître du Kremlin, seule une démonstration de force peut l’arrêter. C’est, à peu de choses près, exactement l’approche que Washington et ses alliés ont adoptée ces dernières années.

Depuis, Vladimir Poutine a fait comprendre au monde qu’il était heureux d’intensifier son entreprise guerrière. Envoyer des « soldats de la paix » est une chose. Le faire après avoir reconnu l’indépendance de régions contrôlées par des séparatistes soutenus par la Russie – une perspective que Poutine avait rejeté une semaine avant l’invasion -, tout en affirmant qu’ils se trouvent sur un territoire russe, est la manifestation d’une ambition rien moins qu’impériale.

Des causes et des conséquences

Reconnaître tout cela n’implique pas de faire l’économie d’une analyse de la responsabilité occidentale dans cette montée en tension. Comme l’a récemment écrit le politologue Stephen Walt : « On peut tout à la fois reconnaître que les décisions prises par la Russie sont totalement illégitimes, et qu’une géopolitique américaine alternative au cours des dernières décennies les aurait rendues moins probables ».

Les bataillons d’éditorialistes qui avaient prédit – et parfois espéré – une invasion russe se sont appuyés sur la décision du Kremlin pour corroborer leur vision du monde : Poutine est le nouvel Hitler, il cherche à ressusciter l’Union soviétique, on ne peut pas discuter avec le maître du Kremlin, et seule une démonstration de force peut l’arrêter. C’est, à peu de choses près, exactement l’approche que Washington et ses alliés ont adoptée ces dernières années.

Les mois qui ont précédé l’invasion de l’Ukraine, les Occidentaux ont tenu une ligne « dure » dans les négociations avec la Russie. En décembre, Vladimir Poutine mettait sur la table une offre initiale à caractère maximaliste : il réclamait un engagement légal de non-adhésion à l’OTAN de l’Ukraine et la Géorgie, la réintégration par Washington du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) dont Donald Trump s’était retiré. On trouvait également une série d’exigences moins réalistes concernant les activités de l’OTAN dans les anciennes républiques soviétiques. Mais c’est la première revendication qui était, pour le Kremlin, la plus importante. Poser des limites à l’expansion de l’OTAN vers l’Est a longtemps constitué une antienne non seulement pour Vladimir Poutine, mais aussi pour les élites russes pro-occidentales – une revendication que divers responsables américains considéraient il y a peu comme compréhensible.

Il est probable que le Kremlin ait réellement projeté d’envahir l’Ukraine depuis des mois, comme les responsables occidentaux l’affirmaient. Mais n’ont-ils pas contribué à déclencher ce qu’ils prétendaient vouloir éviter ?

Alors que Moscou brandissait la menace d’une intervention contre l’Ukraine si ses revendications continuaient à être ignorées, qu’ont fait les dirigeants occidentaux ? Ils ont refusé de céder, de manière répétée, même s’ils ont dans le même temps reconnu que l’Ukraine ne rejoindrait pas l’alliance de sitôt – et ont clairement indiqué qu’ils ne se battraient pas pour la défendre.

Cette volonté de maintenir une posture intransigeante a atteint des sommets de bêtise au début du mois de février. La ministre britannique des Affaires étrangères Liz Truss a engagé la discussion avec son homologue russe Sergei Lavrov – après avoir dîné dans un lieu huppé avec l’épouse d’un proche de Poutine, lequel avait dépensé une petite fortune pour l’occasion. Face à Liz Truss qui exigeait le retrait des troupes russes, Sergei Lavrov lui demandait si elle reconnaissait la souveraineté de la Russie sur les régions de Rostov et de Voronezh. La ministre britannique a répondu que le Royaume-Uni « ne reconnaîtrait jamais la souveraineté de la Russie sur ces régions »… avant qu’un diplomate mieux informé l’informe qu’il s’agit de régions russes !

Cet épisode embarrassant est symptomatique de l’approche diplomatique du Royaume-Uni et des États-Unis à l’égard de la Russie : une ligne dure doit être tenue coûte que coûte… même lorsqu’elle est totalement hors de propos.

[NDLR : pour une analyse des causes de l’intransigeance occidentale – notamment le poids du complexe militaro-industriel et des pétroliers américains, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Ukraine : les pompiers pyromanes »]

Alors même qu’ils refusaient de négocier, les États-Unis et le Royaume-Uni ont déployé une campagne de communication visant à alerter sur l’imminence d’une invasion russe. Sombres prophéties et refus de satisfaire une quelconque demande russe se sont succédés pendant plusieurs semaines. La panique suscitée par les prédictions américaines a entraîné le retrait des observateurs internationaux de l’Est de l’Ukraine, censés vérifier l’effectivité du cessez-le-feu dans cette région… entraînant ainsi une explosion de violences, et créant le prétexte même que la Russie utilise à présent pour envoyer ses troupes – et que les responsables occidentaux ont naturellement invoqué pour affirmer qu’ils avaient raison depuis le début.

Il est probable que le Kremlin ait réellement projeté d’envahir l’Ukraine depuis des mois, comme les responsables occidentaux l’affirmaient. Mais n’ont-ils pas contribué à déclencher ce qu’ils prétendaient vouloir éviter ? En refusant toute négociation et en conduisant à un accroissement des tensions dans la région, n’ont-ils pas mis en place un terreau favorable que Poutine a su exploiter ?

La guerre économique et les livraisons d’armes pour seul horizon ?

À ce stade, la stratégie russe n’est pas claire. Le Kremlin fait-il monter les enchères pour arracher des concessions à l’Occident ? Prévoit-il de créer une zone tampon formellement indépendante, mais de facto pro-russe, à l’Est de l’Ukraine ? Et à terme d’annexer cette partie du pays ? Ou bien envisage-t-il de faire de la plus extravagante des prédictions occidentales une réalité : tenter d’occuper l’intégralité du territoire ukrainien ? L’Ukraine deviendrait alors le nouvel Afghanistan de la Russie…

Quels que soient les exercices de prospective auxquels on se livre, on voit mal en quoi l’approche dure des Occidentaux offre une quelconque chance à l’Ukraine de recouvrer sa souveraineté.

De même que les livraisons d’armes américaines en Syrie n’ont pas peu fait pour alimenter le phénomène djihadiste, c’est l’extrême droite ukrainienne – y compris sa frange néonazie – qui risque de bénéficier de cette ingérence.

On aurait tôt fait de sous-estimer la brutalité de la guerre économique en cours, et l’ampleur de ses conséquences sur la population américaine et européenne. Si les gouvernements occidentaux sanctionnent les combustibles fossiles russes, l’inflation pourrait s’envoler aux États-Unis – ceux-ci étant les seconds fournisseurs étrangers de pétrole aux États-Unis.

[NDLR : pour une analyse de l’impact des sanctions occidentales contre la Russie, lire sur LVSL l’article de Frédéric Lemaire : « Sanctions contre la Russie : une arme à double tranchant ? »]

La situation pourrait encore s’aggraver si, à la suite de représailles russes, les exportations de blé russe en venaient à se tarir. Les répercussions sur les prix des denrées alimentaires pourraient être majeures, ainsi que sur l’industrie des semi-conducteurs – dont les difficultés font grimper en flèche les prix des voitures et des vols – et toutes les industries qui dépendent des matières premières importées de Russie. La paralysie durable de l’Ukraine, elle-même exportatrice mondiale de céréales et de matières premières utilisées pour les semi-conducteurs, aurait des effets similaires.

L’Europe est tout aussi exposée – le vieux continent est un acheteur majeur de pétrole et de gaz russes. Les pays d’Asie centrale, qui dont une partie de l’économie repose sur les envois de fonds issus de Russie, ne sont pas en reste. Quant aux pays importateurs de céréales qui dépendent de l’Ukraine et de la Russie en la matière – comme l’Égypte -, ils risquent d’assister à une montée en flèche des prix alimentaires, ce qui pourrait générer des bouleversements politiques supplémentaires.

Si le scénario catastrophique d’une escalade n’est pas à exclure, c’est plus probablement à un enlisement du conflit que l’on va assister – où des troupes régulières et paramilitaires ukrainiennes, armées par les États-Unis et l’Union européenne, continueront d’affronter l’envahisseur russe. De même que les livraisons d’armes américaines en Syrie n’ont pas peu fait pour alimenter le phénomène djihadiste, c’est l’extrême droite ukrainienne – y compris sa frange néonazie – qui risque de bénéficier de cette ingérence.

[NDLR : pour une analyse des forces d’extrême droite ukrainiennes, lire sur LVSL l’article de David Fontano : « Nationalisme en Ukraine : mythe et réalité »]

Il semble que la Maison blanche et l’Union européenne aient décidé de persévérer sur cette ligne dure. Quelle que soit la magnitude des sanctions et des livraisons d’armes, ce sera la population ukrainienne qui, en dernière instance, en souffrira.

Vladimir Poutine porte indéniablement la responsabilité du déclenchement de ce conflit. Mais qui peut dire que les Occidentaux ont cherché à éviter cette situation ?

Venezuela : l’indulgence de la presse française pour la violence d’extrême-droite

Une voiture de la police scientifique brûle pendant une lutte manifestation anti-Maduro. en février 2014. ©Diariocritico de Venezuela. TOPSHOTS-VENEZUELA-DEMO-VIOLENCE TOPSHOTS. AFP PHOTO / LEO

Au Mexique, la prétendue guerre totale contre les cartels de drogue lancée en 2006 par le président Felipe Calderón et poursuivie par son successeur Enrique Peña Nieto aurait déjà fait entre 70 000 et 100 000 morts et disparus et le bilan macabre continue de s’alourdir. Cependant, la situation au Mexique ne fait pas les gros titres de la presse française ; c’est un autre pays latino-américain traversant une profonde crise économique, sociale et politique, qui retient l’attention des médias de masse : le Venezuela.

Quel est le ressort de cet effet médiatique de miroir grossissant sur les convulsions vénézuéliennes et d’invisibilisation des autres pays latino-américains ? C’est qu’au-delà du parti pris atlantiste de la classe dominante française, le Venezuela est également instrumentalisé à des fins de politique intérieure. Autrement dit, avec le Venezuela, le camp néolibéral fait d’une pierre, deux coups : relayer l’agenda géopolitique de Washington qui n’exclut pas une intervention militaire et donner des uppercuts à la gauche de transformation sociale (FI et PCF), quitte à banaliser l’aile la plus radicale de la droite vénézuélienne qui est aujourd’hui en position de force au sein de la MUD, la large et composite coalition d’opposition au chavisme. Il ne s’agit pas de prétendre ici que les forces de l’ordre vénézuéliennes ne seraient responsables de rien, qu’Hugo Chávez  Frías et son successeur seraient irréprochables et n’auraient commis aucune erreur, notamment en matière de diversification économique ou de lutte contre l’inflation ou bien encore que le “chavisme” ne compterait pas, dans ses rangs, des éléments corrompus ou radicaux. Il s’agit de mettre en lumière que le parti pris médiatique majoritaire en faveur de l’opposition vénézuélienne, y compris de l’extrême-droite, répond à la volonté de marteler, ici comme là-bas, qu’il n’y a pas d’alternative au modèle néolibéral et à ses avatars, pour reprendre la formule consacrée et popularisée en son temps par Margaret Thatcher, fidèle soutien de l’ancien dictateur chilien, Augusto Pinochet.

 

Le Venezuela bolivarien, une pierre dans la chaussure des Etats-Unis d’Amérique

 

Depuis l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez , devenu rapidement une figure mondiale de la lutte antiimpérialiste, les relations entre le Venezuela, qui dispose des premières réserves de pétrole brut au monde et les Etats-Unis d’Amérique, première puissance et plus grand consommateur de pétrole mondial, se sont notoirement détériorées. Il y a, d’ailleurs, une certaine continuité dans la politique agressive des Etats-Unis envers le Venezuela bolivarien entre les administrations Bush, Obama et Trump.  En avril 2002, le gouvernement Bush reconnait de facto le gouvernement Caldera, issu d’un putsch militaire contre Hugo Chávez  puis finit par se rétracter lorsque le coup d’état est mis en échec par un soulèvement populaire et une partie de l’armée restée fidèle au président démocratiquement élu. Du reste, le rôle des Etats-Unis d’Amérique dans ce coup d’état ne s’est pas limité à une simple reconnaissance du gouvernement putschiste. Dès lors, les relations ne cesseront plus de se détériorer entre les deux pays. En 2015, Barack Obama prend un décret qualifiant ni plus, ni moins, le Venezuela de « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique extérieure des Etats-Unis ». Qui peut sérieusement croire que les troupes bolivariennes s’apprêtent à envahir le pays disposant du premier budget militaire au monde ? Ce décret ahurissant sera prolongé et est toujours en vigueur aujourd’hui. En décembre 2016, Donald Trump, nomme Rex Tillerson au poste de secrétaire d’état, un homme qui a eu de lourds contentieux avec le gouvernement vénézuélien lorsqu’il était PDG de la compagnie pétrolière Exxon Mobil. La nouvelle administration annonce rapidement la couleur en multipliant les déclarations hostiles à l’égard de Caracas et en prenant, en février 2017, des sanctions financières contre le vice-président vénézuélien Tarik El Aissami, accusé de trafic de drogue. Bien entendu, aucune preuve ne sera apportée quant au présumé trafic de drogue et les sanctions consistent en un gel de ses avoirs éventuels aux Etats-Unis sans que l’on sache s’il a effectivement des avoirs aux Etats-Unis, l’idée étant avant tout de décrédibiliser le dirigeant vénézuélien aux yeux de l’opinion publique vénézuélienne et internationale. Tout change pour que rien ne change. Les médias français se sont contentés de relayer la propagande américaine sans la questionner.

La droite réactionnaire vénézuélienne jugée respectable dans la presse française

 

Fait inquiétant : la frange la plus extrême et « golpiste » de la droite vénézuélienne semble avoir les faveurs de l’administration Trump. La veille de l’élection de l’assemblée nationale constituante, le vice-président Mike Pence a téléphoné à Leopoldo López, figure de cette frange radicale, pour le féliciter pour « son courage et sa défense de la démocratie vénézuélienne ». Lilian Tintori, l’épouse de López, accompagnée de Marco Rubio, un sénateur républicain partisan de la ligne dure et de l’ingérence contre Cuba et le Venezuela, avait été reçue à la Maison Blanche par Donald Trump, quelques mois plus tôt. Qui se ressemble, s’assemble. Pourtant, après avoir largement pris parti pour la campagne d’Hillary Clinton au profil bien plus rassurant que Donald Trump, la presse française dominante, y compris celle qui se réclame de la « gauche » sociale-démocrate (Libération, L’Obs), ne semble guère s’émouvoir, aujourd’hui, de cette internationale de la droite réactionnaire entre les Etats-Unis d’Amérique et le Venezuela. Nous avons pourtant connu notre presse dominante plus engagée contre l’extrême-droite comme, par exemple, lorsqu’il s’agissait de faire campagne pour Emmanuel Macron au nom du vote utile contre Marine Le Pen.

Leopoldo Lopez. ©Danieldominguez19. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Il faut dire que la presse dominante a mis beaucoup d’eau dans son vin en ce qui concerne ses critiques à l’encontre de Trump depuis qu’il est à la tête de l’Etat nord-américain, comme on a pu notamment le constater lors de sa visite officielle le 14 juillet dernier. De plus, notre presse entretient de longue date un flou bien plus artistique que journalistique sur la véritable nature politique d’une partie de l’opposition vénézuélienne voire sur l’opposition tout court. Ainsi dans un article du Monde, on peut lire que la « Table de l’Unité Démocratique » (MUD) est une « coalition d’opposants qui va de l’extrême-gauche à la droite ». S’il existe bien une extrême-gauche et un « chavisme critique » au Venezuela comme Marea Socialista ou le journal Aporrea, ce courant politique n’a jamais fait partie de la MUD qui est une coalition qui va d’Acción Democratica, le parti social-démocrate historique converti au néolibéralisme dans les décennies 80-90 à la droite extrême de Vente Venezuela de Maria Corina Machado et de Voluntad Popular de Leopoldo López. En février 2014, L’Obs publie un portrait dithyrambique de Leopoldo López. Sous la plume de la journaliste Sarah Diffalah, on peut lire que « sur la forme, comme sur le fond, Leopoldo López est plutôt brillant », que c’est un « homme de terrain », « combattif », qu’il a une « hauteur intellectuelle certaine », qu’il « peut se targuer d’une solide connaissance dans le domaine économique », que « la résistance à l’oppression et la lutte pour l’égalité, il y est tombé dedans tout petit », qu’il est un « époux modèle », qu’il a une « belle allure » et qu’il est devenu « le héros de toute une frange de la population ». On y apprend également que Leopoldo López est « de centre-gauche » ; Henrique Capriles, un autre leader de l’opposition, serait ainsi « plus à droite que lui ». Pourtant, dans le dernier portrait que L’Obs consacre à Leopoldo López, on lit bien qu’il « présente l’aile la plus radicale de la coalition d’opposition » ! Leopoldo López n’a pourtant pas évolué idéologiquement depuis 2014… et L’Obs non plus. Cherchez l’erreur.

Le magazine américain Foreign Policy, peu suspect de sympathie pour le chavisme, a publié, en 2015, un article sur la fabrication médiatique du personnage de Leopoldo López intitulé « The making of Leopoldo López » qui dresse un portrait de l’homme bien moins élogieux que celui de L’Obs. L’article répertorie notamment tous les éléments qui prouvent que Leopoldo López, à l’époque maire de la localité huppée de Chacao (Caracas), a joué un rôle dans le coup d’état d’avril 2002 quand bien même, par la suite, la campagne médiatique lancée par ses troupes a prétendu le contraire. L’article rappelle également qu’il est issu de l’une des familles les plus élitaires du Venezuela. Adolescent, il a confié au journal étudiant de la Hun School de Princeton qu’il appartient « au 1% de gens privilégiés ». Sa mère est une des dirigeantes du Groupe Cisnero, un conglomérat médiatique international et son père, homme d’affaires et restaurateur, siège au comité de rédaction de El Nacional, quotidien vénézuélien de référence d’opposition.  Ce n’est pas franchement ce qu’on appelle un homme du peuple. Après ses études aux Etats-Unis – au Kenyon College puis à la Kennedy School of Government de l’université d’Harvard -, il rentre au Venezuela où il travaille pour la compagnie pétrolière nationale PDVSA. Une enquête conclura plus tard que López et sa mère, qui travaillait également au sein de PDVSA, ont détourné des fonds de l’entreprise pour financer le parti Primero Justicia au sein duquel il militait. L’Humanité rappelle ses liens anciens et privilégiés avec les cercles du pouvoir à Washington ; en 2002, il rencontre la famille Bush puis rend visite à l’International Republican Institute, qui fait partie de la NED (National Endowment for Democracy) qui a injecté des millions de dollars dans les groupes d’opposition tels que Primero Justicia.

En 2015, Leopoldo López est condamné par la justice vénézuélienne à 13 ans et neuf mois de prison pour commission de délits d’incendie volontaire, incitation au trouble à l’ordre public, atteintes à la propriété publique et association de malfaiteurs. Il est condamné par la justice de son pays pour son rôle d’instigateur de violences de rue en 2014, connues sous le nom de « guarimbas » (barricades), pendant la campagne de la « salida » (la sortie) qui visait à « sortir » Nicolás Maduro du pouvoir, élu démocratiquement un an auparavant. Ces violence se solderont par 43 morts au total dont la moitié a été causée par les actions des groupes de choc de l’opposition et dont 5 décès impliquent les forces de l’ordre, selon le site indépendant Venezuelanalysis. L’opposition, les Etats-Unis et ses plus proches alliés vont s’employer à dénoncer un procès politique et vont lancer une vaste campagne médiatique internationale pour demander la libération de celui qui est désormais, à leurs yeux, un prisonnier politique (#FreeLeopoldo). La presse française dominante embraye le pas et prend fait et cause pour Leopoldo López. Pour le Monde, il est tout bonnement le prisonnier politique numéro 1 au Venezuela.

Pourtant, à l’époque, la procureure générale Luisa Ortega Diaz, qui, depuis qu’elle critique le gouvernement Maduro, est devenue la nouvelle coqueluche des médias occidentaux et suscite désormais l’admiration de Paulo Paranagua du Monde qui loue son « indépendance »,  estimait que ces « manifestations » « [étaient] violentes, agressives et [mettaient] en danger la liberté de ceux qui n’y participent pas ». Paulo Paranagua parlait, quant à lui, de « manifestations d’étudiants et d’opposants [sous-entendues pacifiques, ndlr], durement réprimées » dans un portrait à la gloire de Maria Corina Machado, très proche alliée politique de Leopoldo López, présentée comme la « pasionaria de la contestation au Venezuela » comme l’indique le titre de l’article. Notons que si Luisa Ortega est aujourd’hui très critique du gouvernement Maduro, elle n’a, en revanche, pas changé d’avis sur la culpabilité de Leopoldo López et la nature des faits qui lui ont valu sa condamnation. Dans l’article de Sarah Diffalah de l’Obs, la stratégie insurrectionnelle de la « salida » est qualifiée de « franche confrontation au pouvoir » qui constitue néanmoins « une petite ombre au tableau » de López, non pas pour son caractère antidémocratique et violent mais parce qu’ elle a créé des remous au sein de la coalition d’opposition car, selon la journaliste, « certains goûtent moyennement à sa nouvelle médiatisation ». Et la journaliste de se demander s’il ne ferait pas « des jaloux  ». Cette explication psychologisante s’explique peut-être par le fait que Leopoldo López avait déclaré à L’Obs, de passage à Paris, qu’il entendait trouver des « luttes non-violentes, à la façon de Martin Luther King » et que Sarah Diffalah a bu ses paroles au lieu de faire son travail de journaliste.

Des opposants armés et violents dans les quartiers riches de Caracas repeints volontiers en combattants de la liberté et de la démocratie

Le chiffre incontestable de plus de 120 morts depuis le mois d’avril, date à laquelle l’opposition radicale a renoué avec la stratégie insurrectionnelle, est largement relayé dans la presse hexagonale sauf que l’on oublie souvent de préciser  que « des candidats à la constituante et des militants chavistes ont été assassinés tandis que les forces de l’ordre ont enregistré nombre de morts et de blessés » comme le rappelle José Fort, ancien chef du service Monde de l’Humanité, sur son blog. Par exemple, la mort d’Orlando José Figuera, 21 ans, poignardé puis brûlé vif par des partisans de l’opposition qui le suspectaient d’être chaviste en raison de la couleur noire de sa peau, en marge d’une « manifestation » dans le quartier cossu d’Altamira (Caracas), n’a pas fait les gros titres en France. On dénombre plusieurs cas similaires dans le décompte des morts.

Exemple typique de ce qui s’apparente à un mensonge par omission : dans un article de Libération, on peut lire que « ces nouvelles violences portent à plus de 120 morts le bilan de quatre mois de mobilisation pour réclamer le départ de Nicolás Maduro » sans qu’aucune précision ne soit apportée quant à la cause de ces morts. On lit tout de même plus loin qu’« entre samedi et dimanche, quatre personnes, dont deux adolescents et un militaire, sont mortes dans l’Etat de Tachira, trois hommes dans celui de Merida, un dans celui de Lara, un autre dans celui de Zulia et un dirigeant étudiant dans l’état de Sucre, selon un bilan officiel. » Le journaliste omet cependant de mentionner que parmi ces morts, il y a celle de José Félix Pineda, candidat chaviste à l’assemblée constituante, tué par balle à son domicile. La manipulation médiatique consiste en un raccourci qui insinue que toutes les morts seraient causées par un usage disproportionné et illégitime de la force par les gardes nationaux et les policiers, et qu’il y aurait donc, au Venezuela, une répression systématique, meurtrière et indistincte des manifestants anti-Maduro forcément pacifiques. L’information partielle devient partiale. L’article de Libération est en outre illustré par une photo de gardes nationaux, accompagnée de la légende « des policiers vénézuéliens affrontent des manifestants le 30 juillet 2017 ». Les images jouent en effet un rôle central dans la construction d’une matrice médiatique.

Les titres d’articles jouent également un rôle fondamental dans la propagation de la matrice médiatique « Maduro = dictateur vs manifestants = démocrates réprimés dans le sang ». Et Marianne de titrer sur « l’assemblée constituante, élue dans un bain de sang », faisant écho au titre d’une vidéo de 20 minutes « Venezuela : après l’élection dans le sang de l’Assemblée constituante, l’avenir du pays est incertain », au titre de l’article du Dauphiné « après le bain de sang, le dictateur Maduro jette ses opposants en prison », à celui de L’express « Maduro saigne le Venezuela » ou encore au titre d’un article du Monde « Au Venezuela, une assemblée constituante élue dans le sang », signé par Paulo Paranagua, le journaliste chargé du suivi de l’Amérique Latine du quotidien, particulièrement décrié pour sa couverture de l’actualité vénézuélienne. A cet égard, Thierry Deronne, un belge installé de longue date au Venezuela, a écrit et publié, cette année, sur son blog, un article décryptant le traitement pour le moins discutable du Venezuela par Le Monde et Maurice Lemoine, ancien rédacteur en chef du Monde Diplomatique, s’était fendu, en 2014, d’un courrier au médiateur du Monde à ce sujet.

Au micro de la radio suisse RTS (07/07/2017), le même Maurice Lemoine s’insurge contre ces raccourcis médiatiques : « J’y suis allé pendant trois semaines [au Venezuela, ndlr]. Les manifestations de l’opposition sont extrêmement violentes, c’est-à-dire que vous avez une opposition qui défile de 10h du matin jusqu’à 1h de l’après-midi et, ensuite, elle est remplacée par des groupes de choc de l’extrême-droite avec des délinquants. […] Ils sont très équipés et c’est une violence qui n’a strictement rien à avoir avec les manifestations que nous avons ici en Europe. On vous dit « répression des manifestations au Venezuela, 90 morts ». C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! […] En tant que journaliste, je m’insurge et je suis très en colère. Dans les 90 morts, vous avez 8 policiers et gardes nationaux qui ont été tués par balle. Vous avez, la semaine dernière, deux jeunes manifestants qui se sont fait péter avec des explosifs artisanaux. Vous avez des gens, des chavistes, qui essayent de passer une barricade et qui sont tués par balle, c’est-à-dire que la majorité des victimes ne sont pas des opposants tués par les forces de l’ordre et, y compris dans les cas – parce qu’il y en a eu – de grosses bavures et de manifestants qui sont victimes des forces de l’ordre, les gardes nationaux ou les policiers sont actuellement entre les mains de la justice. Il y a une présentation du phénomène qui, de mon point de vue de journaliste, est très manipulatrice. »

En outre, la presse mainstream insiste lourdement sur la « polarisation politique », certes incontestable, au Venezuela pour mieux cacher une polarisation sociale à la base du conflit politique. Comme le souligne Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS et spécialiste de l’Amérique Latine, dans une interview à L’Obs, « l’opposition peut se targuer d’avoir le soutien d’une partie de la population mais il ne s’agit sûrement pas du peuple « populaire ». Principalement, ce sont des classes moyennes, aisées, jusqu’à l’oligarchie locale tandis que le chavisme s’appuie sur des classes plus populaires, voire pauvres. En fait, le conflit politique qui se joue aujourd’hui cache une sorte de lutte des classes. L’opposition a donc un appui populaire en termes de population mais pas dans les classes populaires. » Les manifestations de l’opposition se concentrent, en effet, dans les localités cossues de l’est de la capitale (Chacao, Altamira) gouvernées par l’opposition tandis que les barrios populaires de l’ouest de la capitale restent calmes. La base sociale de l’opposition est un détail qui semble déranger la presse mainstream dans la construction du récit médiatique d’un peuple tout entier, d’un côté, dressé contre le « régime » de Nicolás Maduro et sa « bolibourgeoisie » qui le martyrise en retour, de l’autre côté. Ainsi, les manifestations pro-chavistes qui se déroulent d’ordinaire dans le centre de Caracas sont souvent invisibilisées dans les médias français. Le 1er septembre 2016, l’opposition avait appelé à une manifestation baptisée « la prise de Caracas » et les chavistes avaient organisé, le même jour, une contre-manifestation baptisée « marée rouge pour la paix ». Une journée de double-mobilisation donc. Le Monde titrera sur « la démonstration de force des opposants au président Maduro » en ne mentionnant qu’en toute fin d’article que les chavistes avaient organisé une manifestation le même jour qui « a réuni quelques milliers de personnes ». Ces quelques milliers de chavistes, n’auront pas le droit, eux, à une photo et une vidéo de leur manifestation… D’autant plus qu’ils étaient sans doute plus nombreux que ce que veut bien en dire le quotidien. Dans un article relatant une manifestation d’opposition de vénézuéliens installés à Madrid qui a eu lieu quelques jours plus tard,  Le Monde mentionne la « prise de Caracas » du 1er septembre mais réussit le tour de force de ne pas mentionner une seule fois la « marée rouge » chaviste. En réalité, les deux camps politiques avaient réuni beaucoup de monde, chacun de leur côté, illustrant ainsi la polarisation politique et sociale du Venezuela.

A gauche, des guarimberos trop souvent présentés dans notre presse comme des manifestants non violents. A droite, des militaires blessés par une explosion, le jour de l’élection pour la constituante. Une vidéo de l’attaque relayée par le Times : https://www.youtube.com/watch?v=_aZeqpD4ggM

Les photos des manifestations de l’opposition et des heurts avec les forces de l’ordre sont largement diffusées et les événements sont traités comme un tout indistinct alors que ces mobilisations d’opposition se déroulent en deux temps, comme l’explique Maurice Lemoine et que les manifestants pacifiques de la matinée ne sont pas les mêmes « manifestants » qui, encagoulés, casqués et armés, s’en prennent aux forces de l’ordre dans l’après-midi. Cet amalgame rappelle le traitement médiatique des mobilisations sociales contre la Loi Travail sauf que, dans le cas français, les médias de masse avaient pris fait et cause pour le gouvernement et les forces de l’ordre et avaient stigmatisé le mouvement social, en amalgamant manifestants et casseurs qui passeraient, soit dit en passant, pour des enfants de chœur à côté des groupes de choc de l’opposition vénézuélienne. Ce parti pris médiatique majoritaire s’explique sans doute parce qu’au Venezuela, le gouvernement est antilibéral et l’opposition est néolibérale, conservatrice voire réactionnaire tandis qu’en France, c’est précisément l’inverse. Sous couvert de dénoncer la violence, la presse de la classe dominante défend, en réalité, à Paris comme à Caracas, les intérêts de la classe dominante.

 

Le Venezuela devient un sujet de politique intérieure en France

Un dessin du caricaturiste Plantu pour L’Express

Après avoir publié  une interview de Christophe Ventura en contradiction avec sa ligne éditoriale, certes relayée sur sa page Facebook à une heure creuse et tardive (lundi 31/07/2017 à 21h41) et sans véritable accroche, L’Obs renoue avec la stratégie d’instrumentalisation du dossier vénézuélien pour faire le procès de la gauche antilibérale française en relayant sur Facebook le surlendemain, cette fois-ci à une heure de pointe (18h30 pétantes), un article intitulé « Venezuela : La France Insoumise peine à expliquer sa position sur Maduro », agrémenté de la photo choc d’une accolade entre Hugo Chávez et Jean-Luc Mélenchon. Le texte introductif précise qu’un tweet a refait surface. Un tweet qui date de… 2013. Plutôt que d’informer les lecteurs sur la situation au Venezuela, la priorité semble donc être de mettre l’accent sur des enjeux purement intérieurs. Une avalanche d’articles dénonçant les « ambiguïtés » de la France Insoumise s’abat sur la presse hexagonale. Le Lab d’Europe 1 se demande « comment la France Insoumise justifie les positions pro-Maduro de Mélenchon ». A France Info, on semble avoir la réponse : « désinformation », situation « compliquée » : comment des députés de La France Insoumise analysent la crise vénézuélienne ».

L’hebdomadaire Marianne, quant à lui, parle des « positions équilibristes de la France Insoumise et du PCF ». LCI titre sur le « malaise de la France Insoumise au sujet de Maduro » puis publie une sorte de dossier sur « Jean-Luc Mélenchon et le régime chaviste : économie, Poutine, constituante, les points communs, les différences ». Une partie de la presse alternative et indépendante de gauche n’est pas en reste non plus, à l’instar de Mediapart qui se fait depuis plusieurs mois le relai médiatique en France du « chavisme critique », un courant politique qui participe depuis longtemps au débat d’idées au Venezuela et qui n’est pas dénué d’intérêt pour comprendre la réalité complexe du pays et de sa “révolution bolivarienne”. Ainsi, le journal d’Edwy Plenel, très modérément alternatif sur l’international et sur Mélenchon, en profite pour régler ses comptes avec la FI et le PCF en dénonçant leurs « pudeurs de gazelle pour le Venezuela ». Les députés insoumis sont sommés de s’expliquer à l’instar d’Eric Coquerel face aux journalistes d’Europe 1 qui ne lui ont posé presque que des questions sur le Venezuela alors qu’il ne s’agissait en aucun cas d’une émission spéciale sur le pays latino-américain. Ce déploiement médiatique ressemble furieusement à une injonction morale faite à la France Insoumise et à son chef de file dont on reproche avec insistance le silence sur le sujet, de condamner, bien entendu, ce « régime » honni et de souscrire au discours dominant. Les insoumis et les communistes français ne sont pas seuls au monde dans cette galère médiatique. Unidos Podemos, en Espagne, fait face au même procès médiatique depuis des années. Outre-Manche, c’est Jeremy Corbyn et ses camarades qui sont, en ce moment, sur la sellette.

Florilège de tweets d’hier et d’aujourd’hui

Cette instrumentalisation franco-française du Venezuela ne date pas d’hier. On se souvient par exemple de la polémique lancée par Patrick Cohen, à 10 jours du 1er tour des élections présidentielles, sur l’ALBA, de la manchette du Figaro du 12 avril « Mélenchon : le délirant projet du Chavez français » et des nombreux parallèles à charge entre le Venezuela bolivarien et le projet politique du candidat qui ont émaillé la campagne. La rengaine a continué pendant les élections législatives avec un article du Point sobrement intitulé  « Venezuela, l’enfer mélenchoniste », publié la veille du second tour. Aujourd’hui, le coup de projecteur médiatique sur l’élection de l’assemblée constituante vénézuélienne est, une fois encore, l’occasion d’instruire le procès des mouvements antilibéraux français : ainsi, pour Eric Le Boucher (Slate), le Venezuela est « la vitrine de l’échec du mélenchonisme. En réalité, la FI et le PCF, ont tort, aux yeux du parti médiatique, de ne pas adhérer au manichéisme ambiant sur une situation aussi grave et complexe et à sa décontextualisation géopolitique. Ils refusent également d’alimenter la diabolisation et le vieux procès en dictature que se traîne le chavisme depuis presque toujours alors qu’en 18 ans de « révolution bolivarienne », 25 scrutins reconnus comme transparents par les observateurs internationaux ont été organisés, que l’opposition contrôle d’importantes villes, des États et l’Assemblée Nationale et que les médias privés d’opposition sont majoritaires (El Universal, Tal Cual, El Nuevo País, Revista Zeta, El Nacional  Venevision, Televen, Globovision, etc.). Que la gauche antilibérale puisse considérer le chavisme comme une source d’inspiration pour ses politiques de redistribution des richesses et non pas un modèle « exportable » en France, contrairement à ce que bon nombre de journalistes tentent d’insinuer (Nicolas Prissette à Eric Coquerel, sur un ton emporté, « franchement, est-ce que c’est ça, le modèle vénézuélien que vous défendez ? » sur Europe 1) semble être un délit d’opinion dans notre pays.

Puisque le Venezuela est en passe de devenir un véritable sujet de politique intérieure, rappelons aux éditorialistes de tout poil et autres tenants de l’ordre établi que, par leur atlantisme aveugle et leur libéralisme économique forcené, ils se persuadent qu’ils défendent la liberté et la démocratie au Venezuela alors qu’ils sont tout simplement en train d’apporter un soutien médiatique et politique international décisif à la stratégie violente de l’extrême-droite vénézuélienne et ce, quelles que soient les critiques légitimes que l’on puisse faire à l’exécutif vénézuélien et aux chavistes. Leur crédibilité risque d’être sérieusement entamée la prochaine fois qu’ils ressortiront l’épouvantail électoral du Front National pour faire voter « utile ».

Crédits photo :

Une voiture de la police scientifique brûle pendant une lutte manifestation anti-Maduro. en février 2014. ©Diariocritico de Venezuela. TOPSHOTS-VENEZUELA-DEMO-VIOLENCE
TOPSHOTS. AFP PHOTO / LEO. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0)

 

Une petite histoire de l’anti-impérialisme dans Star Wars

©KAMiKAZOW. L’image est dans le domaine public.

Avec la sortie en salles de Rogue One (depuis le 14 décembre), premier film dérivé hors-trilogies, la saga Star Wars, au succès d’ores et déjà intergalactique, s’étend encore et un peu plus. Symbole de la toute-puissance de la machine hollywoodienne et de la logique commerciale des blockbusters, et témoin indiscutable d’une certaine hégémonie culturelle américaine, la saga Star Wars n’avait paradoxalement jamais paru aussi anti-impérialiste qu’avec Rogue One. Décryptage, à travers un retour sur près de 40 ans de critique de l’Empire, quelque soit la forme qu’il prend.

Attention, il y aura moult divulgâcheurs, comme disent nos amis québécois.

« Nazis… I hate these guys »

George Lucas, le père de La Guerre des Étoiles qu’on ne présente plus, ne s’en est jamais caché : c’est un passionné d’histoire contemporaine. Né en 1944, ayant traversé l’adolescence dans le contexte de la Guerre du Vietnam, alors que la guerre occupe tous les esprits et les consciences d’une Amérique bientôt traumatisée, Lucas imagine un univers où la guerre a pris des proportions gigantesques, à l’échelle d’une Galaxie entière. Fasciné autant qu’effrayé par les temps sombres de l’Europe de la Seconde Guerre Mondiale, il crée un grand méchant : l’Empire, entité politique totalitaire et expansionniste assujettissant des mondes entiers. Le parallèle avec l’Allemagne nazie est évident, et pour cause l’inspiration est tout sauf cachée : des uniformes des officiers impériaux au casque iconique de Dark Vador – inspiré d’un modèle allemand – l’Empire galactique se pare sans complexe des oripeaux du Troisième Reich. Lucas inaugure là la figure du nazi comme méchant ultime du cinéma de divertissement, qu’il reprendra dans Indiana Jones. Mais pas seulement.

Car si l’Empire est un calque de l’Allemagne nazie, expansionniste et impérialiste, le public a également su y trouver une métaphore de l’URSS, le grand Empire ennemi de l’époque. En effet, dans le contexte très manichéen de l’ère « bipolaire », l’Amérique a un ennemi bien défini. Et il est facile alors pour le public états-unien, comme pour le public occidental plus généralement d’ailleurs, de reconnaître en l’Empire de Star Wars l’ogre soviétique, son système répressif, son ombre menaçante… Et à l’inverse, il est agréable de s’identifier à l’Alliance Rebelle, union hétéroclite de races et de peuples, unis dans l’idéal de liberté. Champions du « monde libre », les Américains se voient du côté lumineux de la Force, face aux seigneurs Siths de Moscou.

Star Wars est donc avant tout une question d’interprétation, au-delà du propos de George Lucas (pacifiste, au demeurant, et opposé à tout interventionnisme américain). La saga épouse donc les aspirations et craintes du monde dans laquelle elle est produite et regardée.

Bush Vador : l’Amérique du Côté Obscur

Entre 1999 et 2005, Star Wars revient, avec une prélogie. Ici, plus d’Empire, ou presque, puisqu’il s’agit de trois films préquels, qui cherchent à montrer comment l’Empire a été créé justement. Sauf que le monde a changé. La Guerre Froide est terminée, l’URSS de l’histoire ancienne. S’il demeure un Empire en ce monde, ce sont les États-Unis eux-mêmes. Et pas n’importe lesquels : c’est l’Amérique de George W. Bush, du 11 septembre 2001 et de la Guerre d’Irak.

La prélogie raconte la chute d’une démocratie, d’une République galactique fédérale, et sa perversion vers un système totalitaire impérial. Elle raconte, en d’autres mots, la chute des États-Unis démocratiques, corrompus par la guerre, et leur mutation en Empire. Plus d’Allemagne, plus de Russie, ici c’est l’Amérique qui est visée. Une Amérique dont George Lucas a peur, qui lui rappelle ses traumatismes d’enfance.

Difficile, par exemple, de rester aveugle aux critiques envers l’administration Bush qui parcourent la prélogie. De la guerre civile provoquée et pilotée par un Chancelier qui maîtrise les deux camps (signifiant que la guerre d’Irak est un excellent prétexte pour asseoir son pouvoir : Bush promulguera le Patriot Act, Palpatine se voit attribuer les pleins pouvoirs pour lutter contre le séparatisme), à la phrase lourde de sens d’Anakin dans l’épisode III (”si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi”) quasiment identique à celle de Bush après le 11 septembre, les allusions sont partout. Bush Vador conduit l’Amérique vers l’Empire, lentement et sûrement. Guerre des clones, Guerre d’Irak : même combat, même conséquences, ou presque !

Rogue One : Empire américain et guérilla rebelle

Puis vient le rachat de Lucasfilms par Disney, en 2012. Lucas, usé par les critiques des fans et des professionnels, vend son bébé pour une coquette enveloppe de 4 milliards de dollars. Dorénavant entre les mains de la « souris aux grandes oreilles », orpheline de son créateur, Star Wars aurait pu perdre tout propos politique, tant la machine Disney pousse au conformisme de ses blockbusters.

Rogue One pourtant surprend par ce qu’il montre. Se situant aux origines de l’épisode 4, sorti en 1977, il aurait pu facilement retomber dans la facilité, avec un Empire pastichant une fois de plus le nazisme – ce que faisait d’ailleurs Le Réveil de la Force un an plus tôt avec son « Premier Ordre ». Pourtant, il se situe dans la continuité logique de la prélogie, dans sa conception de l’Amérique impérialiste et de ses dérives. Voyons plutôt. Sur Jedha, planète évoquant de manière évidente le Moyen-Orient, l’Empire se retrouve empêtré dans un conflit urbain proche de la guérilla avec des Rebelles, dont les méthodes – grenades, attentats, embuscades – ne sont pas sans rappeler celles employées contre l’armée américaine en Afghanistan ou en Irak. Des scènes d’action non sans intérêt, questionnant la frontière floue entre rébellion et terrorisme. Pour une fois, les terroristes sont les « gentils » (ou du moins pensent-ils agir pour le bien, ce qui justifie leur méthode à leurs yeux), puisqu’il s’agit de nos héros rebelles.

Le temps où l’Amérique pouvait s’identifier en la Rébellion est révolu, le parallèle avec l’Empire est trop évident : plus tard dans le film, l’Empire teste son arme ultime, l’Étoile Noire, et sème une destruction dont l’imagerie est directement empruntée aux bombes d’Hiroshima et de Nagazaki. Bombes américaines, donc. De plus, si l’Empire est sur Jedha, c’est pour y voler des Cristaux Kyber, artefacts Jedi qui servent à la création des légendaires sabres-laser. Si l’Empire en a besoin, c’est pour alimenter son arme de destruction massive : il pille le patrimoine d’une autre culture, pour alimenter ses besoins industriels et militaires. On y lira sans mal une métaphore certes un peu poussée de la récupération culturelle américaine : l’Amérique pille le patrimoine des uns, pour en faire une arme, l’hégémonie culturelle. Hégémonie qui est, inutile de le préciser, une composante de l’impérialisme.

Star Wars n’a donc pas fini d’être politique. Au moment où Trump accède bientôt au pouvoir, il sera intéressant de voir si la saga s’en trouvera inspirée. Difficile, en tout cas, de ne pas imaginer l’homme qui a promis de « laminer l’État islamique », confortablement installé dans l’Étoile Noire, rayer des villes de la carte, d’une simple pression de bouton…

Crédit photo : ©KAMiKAZOW. L’image est dans le domaine public.