Qui veut la peau de l’audiovisuel public ?

La maison de la radio à Paris, siège des studios nationaux de Radio France. © Asticoco

En opposition à la disparition programmée des JT nationaux sur France 3, les salariés de France Télévisions sont aujourd’hui appelés à la grève. Plus largement, les journalistes de l’audiovisuel public s’inquiètent des conséquences de la suppression de la redevance. Votée en juillet dernier, cette mesure accélère un mouvement de fragilisation du service public audiovisuel, initié sous le mandat de Nicolas Sarkozy avec la disparition de la publicité sur France Télévisions après 20h. Avec cette suppression, c’est 90% du budget des médias audiovisuels publics (3,7 milliards) qui devront désormais être pris en charge par les caisses de l’État. La mesure s’inscrit par ailleurs au cœur d’un débat récurrent ces dernières années sur l’absence de solution pérenne pour financer l’information en France, garantir son indépendance et empêcher la concentration des médias. D’autres réformes garantissant une production culturelle et une information fiable et non complaisante avec le pouvoir étaient pourtant possibles.

Annoncée officiellement le 7 mars 2022, lors d’un déplacement du candidat Emmanuel Macron à Poissy, la suppression de la contribution à l’audiovisuel public (CAP) n’est pas une idée neuve. Son avenir semblait en effet fortement compromis du fait de la suppression à horizon 2022 de la taxe d’habitation à laquelle elle était associée. C’est notamment ce qu’expliquait Gérald Darmanin, alors Ministre de l’Action et des Comptes publics, au micro de Jean-Jacques Bourdin en mars 2019. Le 18 avril 2019, Franck Riester, Ministre de la Culture, confirmait sur BFMTV l’évolution du financement de la redevance à horizon 2022 pour « assurer un financement pérenne garantissant son indépendance ». 

Une suppression sans garantie 

Trois ans plus tard pourtant, aucune garantie n’a réellement été mise en oeuvre pour veiller à la pérennité de ce financement. Dans un rapport paru en juin, les sénateurs LR Roger Karoutchi et Jean-Raymond Hugonet pointaient ainsi du doigt « l’inertie du gouvernement en la matière, qui n’a pas su ni voulu anticiper, en son temps, les incidences de la disparition de la taxe d’habitation sur le prélèvement de cette contribution et présente aujourd’hui la disparition de la CAP comme une simple mesure de pouvoir d’achat, déconnectée de toute réflexion stratégique sur l’organisation et la périmètre de l’audiovisuel public. »

Tout porte à croire que les quatre milliards d’euros nécessaires à l’audiovisuel et à la création vont être progressivement réduits à peau de chagrin.

Votée en plein été, au milieu d’un paquet pouvoir d’achat fortement attendu dans un contexte de crise énergétique, cette mesure n’a pas fait l’objet du débat qu’elle aurait dû susciter, notamment eu égard au risque démocratique auquel est est associée. L’indépendance de la presse fait en effet l’objet en France d’une protection constitutionnelle en lien avec l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 sur la liberté de communication des pensées et des opinions. Pressé de remplir sa promesse de campagne, l’exécutif a pourtant bâclé sa copie.

Alors qu’Emmanuel Macron avait promis durant sa campagne un système de financement fondé sur « un budget avec de la visibilité pluriannuelle » indépendant des décisions prises par le Gouvernement, les montants manquants dans les budgets du service public audiovisuel devraient finalement être provisoirement couverts par l’affectation d’une partie des recettes de la TVA. Mais ce type de financement ne peut être que transitoire. À horizon 2025, conformément à la réforme de modernisation des finances publiques adoptée en décembre dernier, aucune taxe ne pourra être affectée à une mission de service public, sans que le lien entre le service en question et la taxe ne soit justifié. La TVA étant un impôt indirect sur la consommation, elle ne pourra financer l’audiovisuel public après 2025. Il reste donc trois ans à l’exécutif pour définir une solution pérenne de financement. En attendant, le budget de l’audiovisuel public devrait être débattu chaque année au Parlement et pourra faire l’objet de coupes ou d’instrumentalisation politique.

L’austérité en embuscade

Si Gabriel Attal promettait, le 29 juin dernier au micro de France Inter, que « supprimer la redevance télé ne veut pas dire qu’on va supprimer le budget de l’audiovisuel public », de nombreux observateurs se montrent beaucoup plus sceptiques. « De deux choses l’une, pouvait-on lire dans un éditorial du Monde daté du 20 juillet 2022, soit les 3,85 milliards d’euros versés chaque année à l’audiovisuel public sont garantis et le contribuable continuera de les payer, soit ce budget fondra et la promesse de pérennisation n’est qu’un leurre ».

Tout porte en effet à croire que les quatre milliards d’euros nécessaires à l’audiovisuel et à la création vont être progressivement réduits à peau de chagrin, comme on a pu le constater précédemment avec les crédits budgétaires censés compenser la suppression de la publicité sur France Télévisions après 20 heures. Ceux-ci ont commencé à diminuer dès 2009, pour totalement disparaître en 2019. Une situation financière qui devrait encore s’aggraver si TF1 et M6 venaient effectivement à fusionner, ce qui en ferait un mastodonte de la publicité télé, avec 75% des parts de marché. Selon un récent rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) et de l’Inspection générale des affaires culturelles (IGAC), la fusion pourrait avoir pour conséquence une baisse de recettes de 120 millions d’euros à horizon 2024 par rapport à 2021, soit un tiers de son socle publicitaire.

Ressources publiques de l’audiovisuel public entre 2005 et 2022 (M€). Source : DGMIC

Alors que l’inflation oblige l’État à multiplier les interventions budgétaires pour soutenir le pouvoir d’achat et que la charge de la dette augmente suite à la montée des taux d’intérêts, des pressions austéritaires sur l’audiovisuel public sont à prévoir. Le rapport des sénateurs Karoutchi et Hugonet va dans ce sens, en proposant de fusionner France Télévisions et Radio France, afin de dégager environ « 10 % d’économies sur le budget actuel ». Outre France Télévisions (65% du budget de la CAP en 2022) et Radio France (15,9%), les plans de « rationalisation » pourraient aussi s’attaquer aux autres structures financées par ce biais, à savoir Arte France (7,5%), France Médias Monde qui comprend France 24 et TV5 Monde (7%), l’Institut National de l’Audiovisuel (2,4%) ou encore le financement de la fiction et de la création, qui participe de « l’exception culturelle » française. Ainsi, au-delà de l’information, la vitalité artistique de la France, qui résiste pour l’heure tant bien que mal à la concurrence d’Hollywood, est également en péril.

Dans une tribune publiée dans Libération, Julia Cagé, économiste spécialiste des médias, insistait ainsi sur le fait que la suppression de la redevance conduirait inévitablement à la « fragilisation de tout un écosystème dont il est le pilier : journalistes, rédacteurs, acteurs de la création et du spectacle vivant, auteurs, producteurs, comédiens, réalisateurs, techniciens ». Une fragilisation qui ne fait qu’enteriner la situation présente, puisque le nombre d’équivalents temps plein moyen annuels à France Télévisions est passé en l’espace de dix ans de 10.490 en 2012 à 9.021 aujourd’hui.

L’indépendance de l’information en danger

Outre la probable chute des budgets alloués par l’Etat, la dépendance financière de l’audiovisuel public au bon vouloir de l’exécutif et des parlementaires pose un risque majeur pour la qualité et l’impartialité de l’information produite. Cette disparition se fait en effet « sans garanties suffisantes pour réduire le risque juridique et politique qu’elle comporte » comme le souligne le rapport de l’IGF et de l’IGAC, qui insistait notamment sur le fait que « le pluralisme et l’indépendance des médias sont des objectifs à valeur constitutionnelle ». De même, un rapport du European Audiovisual Observatory publié en février 2022 rappelait que « l’indépendance et la liberté de programmation de l’audiovisuel public sont étroitement liées à la nécessité pour les diffuseurs de pouvoir compter sur un système de financement adéquat ».

Le fait que les parlementaires puissent allouer plus ou moins d’argent au service public de l’information va conduire à ce que ces arbitrages se fassent en fonction de raisonnements politiques.

Concrètement, le fait que les parlementaires puissent allouer plus ou moins d’argent au service public de l’information ouvre la possibilité d’arbitrages reposant sur des raisonnements politiques. Il suffira que telle chaîne, telle émission ou tel journaliste apparaissent comme « trop à gauche » ou « trop à droite » pour que ses financements soient mis en danger. L’autocensure risque par ailleurs de devenir un réflexe pour les programmateurs et les journalistes du service public. Un détour par la presse écrite permet de bien saisir ce qui risque d’arriver : imagine-t-on par exemple Le Figaro sortir une affaire impliquant le groupe Dassault, son propriétaire ? Ainsi, le pluralisme et l’impartialité, certes relatifs, de l’audiovisuel public, ont de fortes chances de disparaître définitivement, au profit d’une couverture excessivement méliorative de l’action du parti au pouvoir.

Pour les médias français à l’étranger, le financement par le pouvoir politique pourrait par ailleurs saper la crédibilité de ses journalistes. Comme le souligne Thomas Derobe, secrétaire général de TV5 Monde, seule chaîne à émettre en français en Chine continentale, « de nos jours, il est important de ne pas être perçu comme un média d’État ». Ce que Marie-Christine Saragosse, PDG de France Médias Monde ne manque pas de confirmer : « Un média financé par des recettes affectées est en général qualifié de média indépendant de service public ; un média financé sur le budget de l’État est en général qualifié de média gouvernemental (…) la budgétisation porte en elle le germe du doute, on le voit en Allemagne ». À Berlin en effet, la fréquence FM de la radio RFI ne devrait pas être renouvelée faute de garanties suffisantes sur son indépendance vis-à-vis de l’État. Bruno Patino, président d’Arte France, insiste quant à lui sur « l’incompréhension » de ses partenaires allemands face à la suppression de la CAP, alors que l’Allemagne augmente le montant de sa propre redevance pour lutter contre la désinformation. 

Vers une mise au pas politique de l’information ?

Si cette réforme comporte autant de dangers, pourquoi l’exécutif y tient-il tant ? Officiellement, l’objectif est d’aider les Français à boucler les fins de mois en supprimant une taxe obsolète et inégalitaire. Sur ce dernier point, on ne peut lui donner tort : en taxant uniquement les propriétaires de postes de télévision, même si ces derniers sont constamment éteints ou non connectés au réseau hertzien, la redevance n’est en effet plus en phase avec l’évolution de la consommation de contenus, qui se déporte de plus en plus vers Internet, notamment chez les jeunes. Par ailleurs, le fait que les 27 millions de foyers fiscaux qui y étaient assujettis devaient tous payer le même montant quels que soient leurs revenus était effectivement inégalitaire. On a cependant du mal à voir en quoi la TVA, solution provisoire de financement, serait plus égalitaire…

En remettant en cause l’indépendance de l’audiovisuel public, Emmanuel Macron espère réussir à faire passer ses prochaines réformes de casse sociale.

Par ailleurs, ce geste fiscal comporte aussi une part de démagogie politique. Bien que les chaînes publiques de radio et de télévision soient encore très écoutées et regardées, la majorité des Français est critique par rapport aux productions qui leur sont proposées. En 2018, seuls 56% des Français étaient satisfaits des programmes proposés par l’audiovisuel public (contre 86% en Angleterre et 60% en Allemagne) et 69% d’entre eux trouvaient injuste la contribution à l’audiovisuelle public eu égard à l’offre proposée. Emmanuel Macron lui-même avait déjà surfé sur cette colère en 2017, en qualifiant l’audiovisuel public de « honte de la République ». Plus largement, les journalistes font régulièrement partie des professions les plus honnies par les Français (seuls 16% déclarent leur faire confiance). Il était donc probable que cette réforme ne suscite pas de mouvement de protestation au sein de la population. En s’appuyant sur ce mécontentement, le pouvoir a donc joué habilement ses cartes.

Il faut aussi reconnaître au « maître des horloges » un sens du timing. En remettant en cause l’indépendance de l’audiovisuel public, Emmanuel Macron espère réussir à faire passer ses prochaines réformes de casse sociale, comme celles du RSA, de l’assurance chômage et des retraites. Après une élection présidentielle remportée en bonne partie grâce au barrage contre Marine Le Pen, et la perte de la majorité absolue lors de l’élection législative, son mandat démocratique demeure très fragile. S’assurer d’un appui médiatique pour conduire ces changements est donc d’autant plus important. De plus, en affaiblissant l’indépendance des radios et télévisions publiques, Emmanuel Macron réalise un vieux souhait de la droite et surtout de l’extrême-droite. La candidate des Républicains, Valérie Pécresse, défendait en effet la même mesure que celle mise en place aujourd’hui, tandis que Marine Le Pen et Eric Zemmour annonçaient ouvertement vouloir privatiser l’audiovisuel public. Des sources d’inspiration qui ne rendent guère optimistes sur la suite des événements.

Précarité ne rime pas avec qualité

Bien sûr, les critiques formulées à l’encontre de l’audiovisuel public sur lesquelles s’appuient Macron, la droite et l’extrême-droite ne sont pas totalement dénuées de fondement. La partialité des journalistes, telles que Léa Salamé ou Nathalie Saint-Cricq dans des émissions politiques ou François Lenglet et Dominique Seux dans les chroniques économiques, n’est par exemple plus à démontrer. Acrimed, l’association française de critique des médias et de défense du métier de journaliste, préconise notamment de lutter contre ce phénomène de « starification » portant aux nues une poignée de tête d’affiche régnant en maître sur l’information politique, et dont les salaires mirobolants privent les rédactions de journalistes spécialisés. Au-delà des interviews politiques, la déprogrammation de certaines émissions où la parole était relativement libre et pluraliste ternit également le discours d’impartialité dont se revendique le service public. On pense notamment à Ce soir (ou jamais !), émission culturelle de débat animée par Frédéric Taddeï ayant reçu plusieurs prix pour la liberté d’expression qui la caractérisait.

Si l’impartialité de l’audiovisuel public était donc déjà contestable,  la réforme en cours a toutes les chances d’accroître ce problème. En effet, au-delà de l’affaiblissement de son indépendance face au pouvoir politique, les coupes budgétaires à venir auront des conséquences négatives sur la qualité des contenus. Avec des effectifs réduits, la charge de travail sur les journalistes restants va s’accroître, ce qui leur laissera moins de temps de réflexion pour des sujets originaux et de fond. Il sera bien plus simple pour eux de reproduire ce que font leurs collègues, de réinviter les mêmes « experts » déjà omniprésents ou de « bâtonner », c’est-à-dire de reprendre les dépêches de l’Agence France Presse (AFP) en les modifiant à la marge. De même, on risque de préférer un micro-trottoir dans un arrondissement parisien proche des studios plutôt que de financer un reportage de terrain de France Bleu. Cette dernière repose d’ailleurs déjà en bonne partie sur le travail de pigistes ou de CDD précaires, aux horaires à rallonge et aux conditions de travail très difficiles.

International et investigation : les parents pauvres

Certains domaines journalistiques risquent d’être plus pénalisés que d’autres. L’international, qui suppose de maintenir des bureaux à l’étranger et de financer des voyages de correspondants dans une vaste zone géographique, risque d’être particulièrement touché. En 2016, le bureau Afrique de France Télévisions a ainsi été supprimé, remplacé par un prestataire externe, d’autres régions du monde, notamment les Etats-Unis, étant jugées plus dignes d’intérêt. Aujourd’hui déjà, France Télévisions compte quatre fois moins de bureaux étrangers que son équivalent britannique, la célèbre BBC.

Le journalisme d’investigation pourrait lui aussi faire les frais de la réforme en cours.

Le journalisme d’investigation pourrait lui aussi faire les frais de la réforme en cours. Nécessitant des enquêtes souvent longues – notamment lorsque certaines pistes se révèlent être des impasses – et des équipes juridiques solides, il est particulièrement coûteux. Ce travail est pourtant crucial pour une bonne information de la population et a toujours largement contribué au prestige associé au métier de journaliste. Les interviews musclées d’Elise Lucet dans Cash Investigation ou le travail de la cellule investigation de Radio France sur des dossiers majeurs comme les Pandora Papers ou les Uber Files ne sont-ils pas une source d’inspiration pour de nombreux jeunes qui veulent devenir journalistes ? 

Or, là encore, la situation est déjà très dégradée. Comme le relatait Jean-Baptiste Rivoire, ancien rédacteur en chef de Spécial Investigation (Canal+) dans une conférence organisée par Le Vent Se Lève, « à partir du moment où Bolloré a étouffé l’investigation à Canal + en 2015, France Télévisions s’est retrouvé en situation de monopole, d’où une position de très grand pouvoir. » En outre, la création d’un bureau unique pour les propositions de documentaires d’investigation à France 2, 3 et 5 en 2019 empêche désormais de faire jouer la concurrence au sein du service public. Cette décision, prise au nom d’économies budgétaires, conduit, selon lui, à ce que des milliers de propositions soient jugées à la va-vite par une seule personne sur la base de fiches, avec un regard très politique. Conséquence : selon le syndicat des auteurs-réalisateurs de documentaires, 60% d’entre eux s’autocensurent pour obtenir des contrats. Une situation qui risque d’être encore aggravée à l’issue de la réforme actuelle.

Une redevance plus juste est possible

Ainsi, si la redevance actuelle, datée et inégalitaire, ne satisfait pas grand monde, sa disparition risque de fortement fragiliser l’audiovisuel public et de renforcer le contrôle du pouvoir politique et des annonceurs sur la ligne éditoriale. Pourtant, plusieurs pistes alternatives de financement existent. Une seule semble devoir être écartée : un simple élargissement de la redevance à tous les appareils électroniques, qui poserait globalement les mêmes problèmes que la redevance actuelle. Souhaitant éviter de faire reposer directement le financement de l’audiovisuel public sur les particuliers, certains ont proposé de taxer d’autres activités, comme les services de streaming ou la publicité. Des options viables sur le plan financier, mais qui conduiraient à indexer les ressources de l’audiovisuel public sur les performances de ses concurrents privés (Netflix, Amazon, Disney…) et d’entériner la place démesurée de la publicité dans nos vies.

Dans les pays ayant mis en place une redevance progressive, cette forme de financement est très peu critiquée.

La proposition la plus intéressante est probablement celle d’une redevance progressive en fonction des revenus, déjà pratiquée dans plusieurs pays scandinaves. Selon les calculs de l’économiste des médias Julia Cagé, pour un financement constant, une telle réforme en France se traduirait en économies d’impôts pour 85% des contribuables, grâce à la plus forte taxation des hauts revenus. Elle insiste par ailleurs sur l’importance d’un fléchage automatique de ces recettes vers la trésorerie de l’audiovisuel public, comme cela est par exemple pratiqué en Allemagne, afin d’éviter l’intermédiaire du pouvoir politique. D’après un sondage pour la Fondation Jean-Jaurès, ce système est largement préféré, par 34,5% des sondés, à la redevance actuelle (16% de soutien) ou à sa suppression pure et simple (20,6%), car il est jugé plus juste. Dans les pays qui l’ont mise en place, cette forme de financement est d’ailleurs très peu critiquée.

Au-delà du financement, de nombreuses réformes nécessaires

Si la question du financement est évidemment majeure, elle ne doit pas occulter le débat sur les autres réformes à apporter à ce service public, qui mérite certaines des critiques qu’il lui sont faites. D’abord, l’embauche de journalistes et de personnels supplémentaires et l’amélioration des conditions de travail sont indispensables pour réhausser la qualité des programmes. Le pouvoir des salariés au sein des différentes stations de radio et chaînes de télévision devrait par ailleurs être renforcé afin de garantir une plus forte indépendance éditoriale.

En outre, la procédure de nomination de la présidence de France Télévisions et de Radio France devrait être réformée. Si ce n’est plus directement le Président de la République qui choisit les PDG de l’audiovisuel public, comme cela était le cas sous Nicolas Sarkozy, la sélection actuelle par le CSA – devenu depuis l’ARCOM – n’est pas non plus irréprochable. Celle-ci se déroule en effet à huis clos dans une opacité digne d’un conclave pour l’élection du pape. En 2015, le choix de Delphine Ernotte comme présidente de France Télévision avait ainsi suscité de nombreuses protestations en interne. L’ancienne patronne d’Orange France n’avait en effet jamais travaillé dans un média et semblait surtout avoir été choisie pour réduire les dépenses. Surtout, le fait que certaines candidatures aient été écartées sans explications a nourri les doutes sur l’impartialité de la procédure. Un minimum de transparence sur les candidats et leur projet pour le service public audiovisuel et la prise en compte de l’avis des salariés du groupe via un processus de codécision paraissent nécessaires pour éviter la reproduction d’un tel scénario.

La nécessaire préservation de l’audiovisuel public doit aller de pair avec une réforme fiscale pour rendre la redevance plus juste et des réformes internes pour rétablir la confiance des Français.

Enfin, compte tenu des menaces de censure, et surtout d’autocensure, suite au quasi monopole de France Télévisions sur les documentaires d’investigation, le travail des médias indépendants mérite d’être soutenu. Pour Jean-Baptiste Rivoire, la manne financière de la redevance pourrait également servir à cela, à condition bien sûr que les moyens alloués à l’audiovisuel public restent suffisants. Il propose donc que « l’Etat libère une partie de la taxe redevance audiovisuelle pour permettre aux citoyens qui le souhaitent d’en affecter 10% au média indépendant de leur choix ». Si plusieurs modalités sont envisageables, une source d’inspiration pourrait être les budgets participatifs pratiqués dans un nombre croissant de municipalités : les médias indépendants présenteraient leur travail et leurs projets pour l’année à venir sur une plateforme sur laquelle les citoyens pourraient choisir d’allouer une petite part des fonds issus de la redevance. Il s’agirait ainsi d’une forme de financement participatif, mais auquel même les plus modestes – qui paieraient une faible redevance et ne peuvent généralement pas faire de dons étant donné leurs revenus – pourraient prendre part.

Ainsi, la nécessaire préservation de l’audiovisuel public doit aller de pair avec une réforme fiscale pour rendre la redevance plus juste et des réformes internes pour rétablir la confiance des Français. À l’inverse, la seule défense du modèle existant, sans remise en question, a toutes les chances d’échouer. Comme sur la question des retraites, le gouvernement pourra en effet taxer les défenseurs de l’audiovisuel public de « conservateurs » et leur reprocher de s’arc-bouter sur un système injuste et « obsolète » accordant des « privilèges ». Une stratégie déjà utilisée avec succès contre d’autres secteurs, tels que les cheminots. Restaurer la confiance dans les médias et assurer l’indépendance des chaînes publiques nécessite donc de proposer un projet de réforme global, associant justice fiscale et pouvoir de décision des journalistes et des citoyens.

« En Nouvelle-Calédonie, nous sommes aujourd’hui prisonniers de notre propre solution » – Entretien avec Louis Lagarde

Fort Teremba
Fort Teremba, ancien bagne administratif situé dans la ville de Moindou en Nouvelle-Calédonie

Le 4 octobre dernier s’est déroulé le deuxième référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie prévu par les accords de Nouméa, signés en 1998. À la sortie des urnes, les loyalistes ont obtenu 53,26% des voix alors que les indépendantistes ont récolté 46,74%. Il est à noter un resserrement de l’écart entre ces deux forces, qui structurent l’archipel depuis plus de 30 ans, par rapport au précédent scrutin. Ce résultat qui a galvanisé les indépendantistes conforte le FLNKS à demander la tenue d’un troisième référendum ; une possibilité prévue par les accords de Nouméa. Néanmoins, ce processus innovant, des accords de Matignon-Oudinot aux accords de Nouméa, qui a ramené la paix sur le Caillou, semble de plus en plus être une impasse pour ce territoire français du Pacifique. Dès lors, comment sortir de cette situation binaire ? Analyses et perspectives de ces scrutins avec Louis Lagarde, archéologue calédonien, observateur et acteur de la vie politique de la Nouvelle-Calédonie. Cet article fait suite à un premier entretien, qui défendait un point de vue davantage favorable à l’indépendance.


LVSL – A-t-on assisté à une campagne digne pour ce deuxième référendum, selon vous ?

Louis Lagarde – Cela dépend de ce qu’on entend par « digne ». On peut considérer que des éléments mensongers ont été présentés par le camp indépendantiste, notamment en termes économiques : par exemple, lorsque les transferts annuels de la France sont évalués à 150 milliards de francs CFP, on nous dit que sur cet argent, 110 milliards repartent chaque année de la Nouvelle-Calédonie vers la France. En réalité, cette fuite vers l’extérieur est quantifiée à 35 milliards environ (dont des assurances-vie pour des retraites de patentés, qui reviendront donc un jour) selon des études très précises menées par l’Université de la Nouvelle-Calédonie. On peut également remarquer, pour le camp non-indépendantiste, que dresser une perspective apocalyptique de l’indépendance est malhonnête. En effet, comparer une Nouvelle-Calédonie indépendante au Vanuatu ou aux Fidji ne peut faire totalement sens, notre archipel ayant toujours été dans une situation économique bien plus favorable que nos deux pays voisins. Enfin, l’utilisation à outrance des drapeaux a achevé de durcir le ton de cette campagne et de radicaliser les électeurs des deux camps, générant une situation extrêmement anxiogène. Le comportement de certains militants indépendantistes le jour du scrutin, paradant devant les bureaux de vote avec de grands drapeaux, a été mal perçu par nombreux électeurs. Le fait est regrettable, même s’il ne change rien au résultat. Il aurait bien sûr été tout aussi regrettable s’il s’était agi de militants non-indépendantistes.

LVSL – Lors de ce deuxième référendum les électeurs se sont fortement mobilisés, 86% des Calédoniens qui composent la liste électorale spéciale se sont déplacés pour voter. Cela a majoritairement profité aux indépendantistes. Comment analysez-vous les résultats ? Va-t-on tout droit vers un troisième référendum ?

LG – Le premier référendum, qui avait donné 56,6% en faveur du “non”, avait laissé planer certaines inconnues. La participation relativement faible aux îles Loyauté (61%) et un réservoir de voix encore important sur l’agglomération du Grand Nouméa, laissaient entrevoir aux deux camps la possibilité de gonfler leurs chiffres au deuxième référendum. La campagne a donc été axée, quoique différemment selon les camps, vers des cibles proches : les indécis et abstentionnistes du côté du « oui », et les abstentionnistes du côté du « non ». Force est de constater que le réservoir de voix que représentait l’abstention ou les indécis a très largement favorisé le camp indépendantiste. Vu la participation record atteinte cette fois-ci, il n’est pas certain que l’un ou l’autre des camps puisse mobiliser davantage son électorat. Mais l’accès au droit de vote de plusieurs milliers de jeunes calédoniens d’ici 2022, ainsi qu’une accession à la liste électorale spéciale de consultation (LESC) facilitée pour les jeunes natifs de statut coutumier, pourrait engendrer un résultat encore plus serré qu’aujourd’hui. C’est ce que les spécialistes de géographie politique s’accordent à dire en tout cas.

La troisième consultation (comme la deuxième d’ailleurs) n’est en aucun cas obligatoire. La construction d’un projet réunissant l’État, les partisans du maintien dans la France et ceux de l’indépendance pourrait voir le jour, transformant un référendum-couperet en un référendum de projet. Mais comment, pour qu’aucun des deux camps ne perde la face ? Surtout quand ils se trouvent à quasi-égalité ? Les non-indépendantistes accepteront-ils le principe d’un véritable État dans une situation de partenariat/association/fédération inédit pour la République ? Les indépendantistes se contenteront-ils d’une indépendance finalement partielle où la France serait toujours présente et co-exercerait certaines compétences régaliennes? L’État sera-t-il capable de signifier clairement à l’ensemble des groupes politiques où se situe son intérêt, de manière que ces derniers puissent négocier sous quelles conditions, garantissant notamment une certaine stabilité économique, les relations avec la France pourraient se décliner ?

« Bien malin celui qui peut aujourd’hui affirmer qu’une réduction globale des inégalités sera réelle en cas d’accès à une pleine souveraineté brutale et sans accompagnement. »

LVSL – Comment expliquez-vous que certains aient parlé de colonisation pour justifier le “oui” à ce vote ?

LG – Dans une récente tribune dans Le Monde [à lire ici], mes co-signataires et moi avons écrit qu’il n’y a plus aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie, « de système colonial institutionnalisé », au sens où les institutions locales sont aux mains de responsables locaux, tant loyalistes qu’indépendantistes, de même qu’un système de mainmise étatique à distance, comme autrefois, n’existe plus. Cette nouvelle donne relève d’une décolonisation telle que l’entend l’accord de Nouméa : comme moyen de refonder le lien social. Toutefois, on ne peut nier l’héritage colonial, qui structurellement impacte la société calédonienne, et dans laquelle des disparités ethniques très importantes existent encore, malgré le processus de rééquilibrage entamé depuis trente ans.

Aussi, il est plus que normal que la population aspire à la disparition de ces inégalités, et le discours politique proposé par les indépendantistes s’articule donc autour d’une Calédonie meilleure, plus égalitaire, sitôt que l’indépendance sera acquise. Si on ne peut objectivement que souhaiter que la situation locale s’améliore, on peut mettre en doute le bien-fondé de cette promesse, car les inégalités pourraient au contraire se creuser, notre système économique et social étant aujourd’hui largement dépendant des deniers métropolitains. Bien malin celui qui peut aujourd’hui affirmer qu’une réduction globale des inégalités sera réelle en cas d’accès à une pleine souveraineté brutale et sans accompagnement.

LVSL – Depuis maintenant 30 ans on voit la même partition du pays lors des référendums, avec un vote ethnique, géographique et selon le revenu. La Nouvelle-Calédonie est-elle vouée à la scission?

LG – Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette analyse qui est simplificatrice. L’étude du CEVIPOF menée en 2018 révèle que 20% des Kanaks sont réfractaires à l’indépendance, tandis que 10% des Caldoches (et assimilés) y sont favorables. Je n’ai pas les équivalents pour 2020 mais l’ordre de grandeur est probablement similaire. Une fois ces chiffres mis en regard du rapport de force de la LESC, cela signifie que 15% des électeurs votent en dépit de leur ethnie (ou « pensent contre eux-mêmes », comme l’écrivait Charles Péguy). Cela fait une personne sur six ou sept. C’est considérable, pour un petit archipel à l’histoire coloniale très lourde et où TOUTE la vie politique est fondée sur le clivage oui/non depuis quarante ans.

Par ailleurs, j’évoquais déjà en 2019 dans un colloque à Wellington le fait que le clivage produit vient au moins pour partie de la question clivante posée. On ne peut décemment faire équivaloir positionnement des camps et sentiments de la population. J’en veux pour preuve que si un référendum sur un projet d’avenir avait été ratifié dimanche dernier par 80% des votants, la même population calédonienne aurait alors été perçue comme unie. Ce n’est pas si simple…

Enfin, la scission ou partition de l’archipel ne fait à mon avis aucun sens. En Océanie, et plus particulièrement en Nouvelle-Calédonie, la terre n’appartient pas à l’individu, c’est l’individu qui appartient à la terre. Comment pourrions-nous séparer l’archipel en deux ou en trois, alors que nous avons, chacun, des racines, de la famille, des liens dans toutes les parties du pays ? Alors que nous avançons depuis trente ans dans la construction d’un pays et que grâce aux recherches historiques, archéologiques, patrimoniales, nous avons mis en avant les facettes d’une histoire commune en nous confrontant à la dure réalité de notre passé, comment pourrait-on se satisfaire d’un quelconque séparatisme, du fait de certaines différences de vue ou de mode de vie ? C’est tout bonnement inconcevable.

« Il est clair que nous sommes aujourd’hui prisonniers de notre propre solution. »

LVSL – Les résultats du deuxième référendum, ont vu l’écart entre les deux camps se réduire. Ces résultats sont de nature à galvaniser les indépendantistes qui pousseront pour le troisième référendum. Ce référendum, s’il a lieu, sera le dernier prévu par les accords de Nouméa. Au vu des rapports de force, le résultat sera extrêmement serré et sa légitimité affectée. Les accords de Nouméa qui ont restauré la paix sur l’archipel ne sont-ils pas devenus une impasse aujourd’hui ? Une troisième voie est-elle encore possible ?

LG – Il est clair que nous sommes aujourd’hui prisonniers de notre propre solution. Dans le camp indépendantiste, la position semble être celle « d’une indépendance avec la France » : aussi, pour négocier les conditions optimales, ses leaders proposent d’accéder par les urnes au “oui”, de manière que la France, si elle tient à rester présente dans le Pacifique sud-ouest, accepte des conditions. Pour le camp non-indépendantiste, il est aussi certain qu’il faudra négocier avec l’État de « la situation ainsi créée », comme le dit l’accord de Nouméa, et il est estimé que ces négociations seront plus favorables à la Nouvelle-Calédonie si le « non » l’emporte par trois fois. Aujourd’hui, si l’on est sûr de rien quant à l’issue ou même la tenue d’un éventuel troisième référendum, on peut être au moins certain que dans les faits, la volonté comme la nécessité de négocier avec l’État sont absolues. Le temps est venu pour lui de se positionner clairement et de répondre aux interrogations légitimes des Calédoniens.

Arnaud Montebourg : « Lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever »

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Pour la deuxième fois, nous nous sommes entretenus avec Arnaud Montebourg dans les locaux des Équipes du Made in France, avenue de l’Opéra. Depuis notre première rencontre il y a deux ans, l’ancien ministre du Redressement productif puis de l’Économie a continué de faire vivre son entreprise Bleu Blanc Ruche, s’est lancé dans la production de glaces biologiques et d’amandes françaises et a aussi créé une entreprise pour réduire l’empreinte carbone de l’économie française. Il a récemment publié L’Engagement chez Grasset, ouvrage dans lequel il relate son expérience de ministre de 2012 à 2014. À l’heure où les thèmes qu’il affectionne reviennent en force dans l’espace public, nous l’avons interrogé sur l’état de l’industrie, sa relation à l’écologie, la place de la France dans le monde, le futur de l’Union européenne ou encore l’importance de l’innovation et de la recherche. Cette rencontre a également été l’occasion de discuter avec lui de son potentiel retour en politique et de son engagement futur. Entretien réalisé par Clément Carron. Photographe : Killian Martinetti.


LVSL – Pourquoi avez-vous écrit L’Engagement ? Est-ce un moyen de replacer vos thèmes (protectionnisme, démondialisation, etc.) au cœur du débat public, de dresser le bilan de votre passage à Bercy ou de tirer un trait sur celui-ci ?

Arnaud Montebourg – Il y a plusieurs niveaux de lecture. Il fallait d’abord partager cette expérience au cours de laquelle la social-démocratie n’a pas fait son travail et a abandonné les gens, les classes populaires. Il fallait donc expliquer pourquoi et comment tout cela a dysfonctionné, c’est très important. J’ai beaucoup hésité à écrire ce livre mais, lorsque je racontais ce qui s’était passé, personne ne me croyait. On me demandait de l’écrire et comme personne ne s’est vraiment exprimé sur cette période politique trouble – parce qu’Hollande ne s’est pas représenté et que son employé modèle, Emmanuel Macron, lui a pris la place – on ne s’est pas posé toutes les questions dont traite l’ouvrage. C’est pourquoi je voulais raconter cette histoire incroyable. Ces évènements n’avaient pas encore été racontés de l’intérieur, un intérieur à la fois désespérant, inquiétant et poignant. J’ai voulu modestement reconstituer les sentiments mêlés que j’ai éprouvés pendant cette période : c’est une reconstitution avec la subjectivité assumée du narrateur.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

C’est aussi un récit qui raconte des échecs qui pour moi ne doivent pas se reproduire mais qui se sont pourtant reproduits depuis. Ce qui était à l’œuvre entre 2012 et 2014 n’a pas été stoppé car la même histoire se poursuit aujourd’hui. Ainsi, depuis la vente d’Alstom, la grande défaisance de nos fleurons industriels continue. On n’y a pas mis un terme, le gouvernement actuel en est même l’acteur principal. Je pense notamment au rachat de Suez par Veolia. Ensuite, l’austérité s’est poursuivie jusqu’à la crise du Covid-19, moment où elle a été abandonnée, montrant à quel point sa programmation obsessionnelle au plan européen n’avait aucun sens. Mais attention, les plans d’austérité vont certainement resurgir pour régler le problème de la dette du Covid-19, abyssale dans tous les pays européens. Enfin, concernant la question de la mondialisation, l’arrivée de Trump au pouvoir a quand même laissé une empreinte protectionniste sur le monde qui, je crois, ne sera pas vraiment démentie par l’administration Biden. Le Brexit étant lui aussi survenu la même année, je pense qu’on a une espèce de tournure différente de la mondialisation, laquelle s’est rétrécie économiquement, financièrement, politiquement. Tous les sujets traités dans ce récit sont donc d’actualité. C’était une manière de transporter une partie du passé dans le futur.

LVSL – Les idées écologistes ont le vent en poupe. Or, l’imaginaire écologiste n’est pas toujours tendre avec l’industrie, parfois associée à un productivisme anti-écologique. Une réindustrialisation verte est-elle possible ?

AM – Il faut avoir conscience que si nous voulons éviter de nous appauvrir avec notre croissance démographique, il va bien falloir produire nous-mêmes ce dont nous avons besoin : produire notre nourriture, notre énergie, nos moyens de transport, nos logements et nos outils de santé, par exemple. Nous avons surtout besoin d’assumer notre indépendance et notre liberté. La question serait plutôt : comment allons-nous produire différemment en économisant les ressources naturelles et en évitant les émissions de carbone ? La France émet environ 1% des émissions de CO2 dans le monde, la Chine 30%. À quoi cela servirait-il de cesser de produire chez nous pour finalement acheter des produits à l’autre bout du monde, par exemple chinois, qui détruisent beaucoup plus les ressources de la planète ? Cela n’a aucun sens. Les Français font chaque année un chèque de 30 milliards à la Chine, premier émetteur de CO2 dans le monde. Commençons par ça ! Pour moi, l’écologie progressera lorsqu’on aura restreint sérieusement les échanges mondiaux. Je partage pleinement cette analyse avec Nicolas Hulot. Attaquer l’industrie en soi est absurde, puisque l’on se reporte sur l’industrie des autres. On se donne bonne conscience mais, en réalité, on importe du CO2 encore pire que celui qu’on aurait produit nous-mêmes. Je préfèrerais qu’on s’attelle à la tâche difficile de la reconversion écologique de l’industrie française ou de ce qu’il en reste.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Il est à la fois nécessaire et urgent de reconstruire écologiquement l’industrie et l’agriculture, ce qui me paraît tout à fait possible. Il est intéressant d’essayer de réduire la production de carbone et les matières premières, de réduire l’atteinte à la biodiversité dans chacune de ces activités productives. C’est le défi : arriver à ne pas faire semblant – ce qu’on appelle le greenwashing – mais à transformer véritablement les modes de production, ce que je pratique d’ailleurs dans mes propres entreprises. Avec nos glaces La Mémère, on produit de la glace 100% biologique en éliminant tous les « E », ces additifs alimentaires chimiques que l’on trouve invariablement dans les glaces industrielles pour la plupart fabriquées en Allemagne, en Italie, en Angleterre ou aux Pays-Bas. Nos glaces bio sont produites à la ferme, chez et par le paysan, au point que l’élimination des additifs alimentaires nous a donné une des meilleures notes sur Yuka ! On crée des emplois, on rémunère le producteur, on produit notre glace à partir de notre lait biologique et c’est de la glace 100% bio. On peut donc le faire dans tous les secteurs car nos glaces ont un prix accessible.

Autre exemple parlant, le retour de l’amande made in France écologique dont je m’occupe à la tête de la Compagnie des Amandes : la France importe des amandes de Californie, on en consomme 40 000 tonnes par an. L’Union européenne consomme 3 milliards d’euros d’amandes par an, achetées à 80% en Californie où il n’y a plus d’eau. Pourquoi ne produirait-on pas nos propres amandes ? On a donc planté des amandiers, selon des techniques agronomiques innovantes issues de l’agriculture biologique. Nous finançons la recherche de l’INRA [NDLR, Institut national de la recherche agronomique] pour lutter de façon naturelle, par des processus de biocontrôle, contre le ravageur qui est aujourd’hui combattu chimiquement pour obtenir des vergers biologiques. On peut donc le faire ! Et il faudrait le faire dans tous les secteurs. Je ne comprends pas cette idée selon laquelle ce serait impossible. La science et la technologie nous y aident, la volonté politique et le financement le permettent.

LVSL – Dans votre ouvrage, vous mettez l’accent sur le poids de la haute administration qui pense savoir mieux que quiconque ce qu’il faut faire et qui, parfois, tente de résister au décideur politique. Si une personnalité avec un projet de rupture gagnait l’élection présidentielle, aurait-elle les mains libres pour gouverner ?

AM – Dans le système actuel, les Français n’ont aucune chance d’être entendus. Aucune. Il faudrait démanteler le système de l’oligarchie technocratique qui, aujourd’hui, a pris le pouvoir sur tout : sur l’économie et sur la politique. Je dis souvent qu’il faut faire un plan social au sommet de l’État, donc instaurer le spoil system, amener des dirigeants d’administrations centrales et même intermédiaires venant d’un autre monde : des syndicalistes, des universitaires, des patrons d’entreprises… Il y a de quoi faire en France, de grandes ressources sont disponibles ! Pour moi, l’administration n’est composée que d’administrateurs qui veulent régimenter la société. Je voudrais qu’on ait plutôt des ingénieurs qui savent bâtir des projets en libérant les capacités d’initiative de la société.

« On a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. […] Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. »

La caricature de cette maladie, c’est la gestion technocratique de la crise du Covid. Quand on a des problèmes pour protéger la population, on mobilise et responsabilise la population. On construit une sorte d’alliance entre la société et l’État. Actuellement, ce n’est pas le cas, c’est la méfiance, pour ne pas dire du mépris, de l’État vis-à-vis de la société. L’inflation galopante de la réglementation française, finalement, produit une double inefficacité, anti-exemplaire, qu’on retrouve dans la gestion de la crise sanitaire du Covid : on a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. C’est une double peine. Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. Les pays asiatiques comme Taïwan ou la Corée du Sud : aucun confinement et 475 morts pour l’un, 7 morts pour l’autre. On est donc mauvais et il faut en tirer les conclusions.

LVSL – Votre positionnement ressemble à s’y méprendre à celui de Jean-Luc Mélenchon en 2017. Qu’est-ce qui vous différencie du leader insoumis ? Y a-t-il des propositions de L’Avenir en commun que vous récusez ?

AM – Premièrement, je n’ai pas de positionnement. J’exprime des convictions. Deuxièmement, mon seul sujet, c’est de savoir comment on fait pour relever le pays. À mon sens, ce n’est pas en refaisant des équipages univoques et même sectaires (il y en a partout), qui proclament avoir raison contre tout le monde, qu’on y arrivera. Il va falloir unifier le pays, y compris des gens qui ne pensent pas comme soi. La politique, c’est aller vers les autres, c’est une relation avec l’altérité. Par conséquent, si tous ceux qui pensent de la même manière et considèrent détenir la vérité restent entre eux, personne ne gagnera et le pays perdra. Enfin si, on sait qui gagnera : Le Pen. Mon sujet, c’est donc de savoir comment on rassemble une majorité de Français autour du relèvement du pays. Les partis, les écuries, ça ne me convainc pas et je ne pense pas que ce soit la solution attendue par le pays.

LVSL – Vous expliquez que nous sommes dans une situation de dépendance militaire, politique et idéologique vis-à-vis des États-Unis, qu’ils agissent et que nous agissons comme si nous étions leur « 51ème État » à cause de la soumission volontaire de nos dirigeants. La crise sanitaire que nous traversons a aussi mis en lumière notre dépendance sanitaire vis-à-vis de la Chine. Comment retrouver notre souveraineté ? La France a-t-elle les moyens d’être indépendante ?

AM – Il y a deux empires qui nous prennent en tenaille : la Chine et l’Amérique. L’un est technologique, l’autre est industriel et financier ; l’un a des déficits, l’autre a des excédents ; l’un est en ascension, l’autre en descente, mais les deux sont nos potentiels oppresseurs, au sens où ils contribuent à nous faire perdre notre liberté. La France a les capacités, y compris avec ses alliés européens, de bâtir les conditions de sa liberté et de son indépendance. Il va falloir décider d’affecter des ressources à cela, donc de reconstruire notre indépendance brique après brique, pierre après pierre, ce que des dirigeants politiques ont déjà fait dans le passé. Suivons leur exemple. Ce qu’ils ont pu faire au début des IVe et Ve République, nous pouvons le refaire au début de la VIe République. C’est l’enjeu de la refondation démocratique du pays et de l’État, qu’il faut mettre en relation avec la reconstruction de notre industrie et de notre agriculture.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Il y a 20% de la surface agricole utile en friches agricoles dans ce pays. On a abandonné les agriculteurs et l’agriculture. On importe 65% des fruits et des légumes. Regardez tout ce qu’on importe ! On est d’ailleurs en déficit chronique depuis vingt ans. On importe aussi des biens essentiels dans l’industrie. Il va falloir rebâtir tout cela, il y a urgence à commencer. Et se faire la promesse que, quelles que soient les alternances, tout le monde poursuivra cette œuvre collective de reconstruction. Il n’y a pas suffisamment d’unité dans ce pays et on n’arrive pas à se mettre d’accord sur une ligne à suivre. Il va pourtant bien falloir y arriver, puisque la France est en train de s’appauvrir et de s’affaiblir, et nous avec.

LVSL – Vous dénoncez aussi la mainmise de l’Allemagne sur l’Union européenne. Vous dites ainsi : « ce que l’Allemagne veut, la France fait et l’Europe entière s’exécute. » Comment briser cette hégémonie allemande ? Le départ d’Angela Merkel dans un an changera-t-il quelque-chose ?

AM – L’hégémonie allemande est liée à notre propre faiblesse. Nous l’avons finalement nous-mêmes organisée. Tous les présidents nouvellement élus se dépêchent d’aller faire leur génuflexion en voyage à Berlin, je n’ai pas l’impression que ce soit nécessaire. Ce qui compte, c’est que la France puisse retrouver ses capacités d’action au sein de l’Union européenne, ce qu’elle a perdu. Je ne sais pas si le départ d’Angela Merkel permettra de le faire, je pense que ce n’est pas lié à sa personne mais à l’histoire et à la géographie dans laquelle nous nous trouvons. Avec une Europe morcelée, très divisée, l’Allemagne défend plus l’Allemagne que l’Europe et la France défend plus l’Europe que la France : c’est une grande partie du problème.

LVSL – Vous avez évoqué la VIe République et, dans votre ouvrage, vous critiquez sévèrement le présidentialisme. Quelles seraient les principales caractéristiques de cette nouvelle République ?

AM – Je ne suis pas favorable à supprimer l’élection du président de la République au suffrage universel. C’est une chose sur laquelle les Français ne voudront pas revenir. En revanche, je suis pour que l’on réduise certains pouvoirs du président, que l’on renforce les pouvoirs du gouvernement ; qu’on renforce les contre-pouvoirs parlementaires ; qu’on installe dans le système démocratique d’autres formes de représentation ; qu’on ait une autre relation à l’Union européenne dans notre intégration juridico-politique ; qu’on reconstruise aussi des pouvoirs locaux plus forts assortis d’une meilleure démocratie locale. Il y a autant de monarchies que d’exécutifs locaux, c’est incroyable ! On a donc à reconstruire un système politique équilibré, avec de la responsabilité. Je ne suis pas contre les chefs, je suis pour qu’ils soient responsables de leurs actes devant un contre-pouvoir, ce qui n’est pas le cas en France.

LVSL – Vous insistez beaucoup sur l’importance de l’innovation et de la recherche. En quittant Bercy, vous avez laissé sur votre bureau 34 plans industriels censés préparer la France et son industrie aux défis qui les attendent. Beaucoup de ces plans résonnent avec l’actualité, que ce soit le plan sur l’e-éducation, la voiture pour tous consommant moins de 2 litres aux 100 kilomètres, la cybersécurité, la rénovation thermique des bâtiments ou encore les biotechnologies médicales. Quels sont, selon vous, les futurs grands chantiers industriels et comment l’État peut-il les préparer ?

AM – La planification est une idée de bon sens. Elle consiste à dire : « On essaie de savoir où on va, où est-ce que l’on met nos ressources et comment on fait ça. » On considère que le marché seul n’est pas capable de servir des nations. Il peut servir, à la rigueur, des consommateurs mais pas une nation et ses besoins fondamentaux. On décide donc d’unir le public et le privé, la recherche publique et la recherche privée, les financements publics et les financements privés et on rassemble tout le monde autour d’un projet. C’est ça, la planification, et c’est tout à fait utile et nécessaire. Je serais donc d’avis que l’on continue ce travail qui a été abandonné et qui est toujours d’actualité. Les véhicules qui consommeraient 2 litres aux 100 kilomètres, qui faisaient l’objet d’un de mes plans industriels, ne sont toujours pas sur le marché puisque mon successeur les a abandonnés. Aujourd’hui, les niveaux d’émission de CO2 des véhicules ont même encore augmenté ! On est plus près de 120 que de 90 kilomètres, et les objectifs en 2030 c’est 90 : on en est loin !

« On a besoin de planifier notre sursaut industriel. »

On a donc un grand besoin de planifier notre sursaut industriel. Les Chinois le font et le font bien. Ils le font dans les secteurs dans lesquels nous, on a abandonné. À chaque fois qu’il y a un changement de ministre, on abandonne alors qu’il faut continuer ce genre d’effort sur dix ans. La planification des Chinois va avoir pour conséquence de nous prendre toutes nos avancées technologiques car ce sont eux qui vont prendre les marchés. Il faut des brevets, des ressources scientifiques et technologiques, du financement : on a tout cela ! Il nous faut aussi des industries : il faut les remonter, les réinstaller. On n’en a plus, il faut donc les rebâtir. L’État peut parfaitement impulser cette démarche si on a autre chose que des énarques et des administrateurs dans les administrations. Il y faudrait plutôt des ingénieurs qui, eux, savent faire.

LVSL – Une des critiques que vous adressez aux politiques d’austérité menées par la France sous François Hollande se résume ainsi : elles sont absurdes et révèlent l’incompétence de nos dirigeants en matière économique. Vous parlez d’un « aveuglement idéologique » ou encore d’une « idéologie stupide » imposée par la Commission européenne. À qui la faute : aux dirigeants politiques ou aux économistes libéraux ?

AM – Les dirigeants politiques sont les mêmes, c’est la pensée unique. Ils ont appris des polycopiés à Sciences Po, les ont recopiés à l’ENA et croient qu’ils détiennent le Graal. La science économique est une science inexacte et imparfaite, traversée par des courants contraires. Elle a aussi des vérifications empiriques. Le débat économique doit donc être mené. Personne n’a toujours raison mais il est utile de réfléchir et de tirer les leçons des expériences du passé, de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. Là, ce n’était pas le cas. Quand vous avez des dirigeants qui sont tous de la même école, qui pensent tous de la même manière, qui ont été formés de la même façon, qui sont formatés intellectuellement comme on moulerait des gaufres en série, on voit arriver le désastre.

LVSL – Vous avez récemment affirmé : « Mon sujet n’est pas la gauche, la droite, c’est la France. » Pourquoi vous affranchir d’une étiquette et d’un clivage dans lequel vous avez été inséré pendant toute votre carrière politique ?

AM – D’abord, je suis un homme de gauche et n’entends pas me transformer. Tout le monde le sait, je ne pense pas qu’il y ait le moindre doute là-dessus, mais ceux qui pensent que l’avenir de la France est d’unir les gauches et seulement les gauches, je crois sincèrement que ça ne suffira pas. Pour relever le pays, il va bien falloir construire un très large rassemblement qui ne peut pas être seulement celui des gauches. Il faut donc trouver un autre chemin que les réflexes habituels des appareils politiques. Mon sujet n’est pas la gauche ou la droite, c’est la France, car lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever.

Au regard des divisions de la gauche, de la conflictualité qui existe en son sein et qui est de plus en plus lourde, je ne crois pas que ses appareils politiques soient aujourd’hui en mesure de traiter le problème français. Il faut donc réfléchir plus largement et différemment. C’est ce que j’essaie de faire, c’est ce que je veux dire, mais je suis un homme de gauche, tout le monde connaît mon histoire et mes convictions. Mes convictions n’ont pas changé depuis très longtemps. Il se trouve que mes idées deviennent centrales, dominantes et majoritaires. Il faut donc qu’on en discute largement, il y a des tas de gens qui ne sont pas de gauche et qui sont d’accord. Il faut y réfléchir.

LVSL – Pourtant, les termes protectionnisme, démondialisation, souveraineté étaient souvent tabous…

AM – C’était lepéniste ! Mais aujourd’hui tout le monde reconnaît qu’on a besoin de ça, dans une certaine mesure bien sûr. Il faut voir ce que disent tous les penseurs économiques américains qui sont mainstream, Paul Krugman, Raghuram Rajan, l’ancien gouverneur de la banque centrale indienne qui était économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard… Même Lawrence Summers en appelle à un « nationalisme raisonnable », après avoir été le conseiller de Clinton et d’Obama ! Pour ma part, je ne suis pas nationaliste : je suis un patriote, ce qui est grandement différent.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

LVSL – À quoi est dû ce changement de paradigme ? Pourquoi vos idées deviennent-elles majoritaires ?

AM – Les Français ont compris que la nation était le cadre au sein duquel ils peuvent décider de leur vie, certainement pas l’Europe ni le reste du monde. Tout simplement. Si la nation est le lieu du compromis, c’est là qu’il faut le construire. Les socio-démocrates sont des religieux de l’Europe mais l’Europe ne marche pas, elle est devenue notre contrainte inutile ou notre incompétence majeure puisqu’elle ne résout aucun de nos problèmes : l’immigration, le réchauffement climatique, etc. Pour tous ces sujets qui sont pourtant centraux, l’Europe est aux abonnés absents. Pour la crise financière, on peut considérer que l’Europe a prolongé inutilement les souffrances des peuples européens. Les Américains l’ont mieux compris que nous, comme d’habitude, les Chinois aussi. L’Europe n’est malheureusement plus notre solution, elle est même notre empêchement et la nation reste alors le lieu de l’action. L’Europe étant paralysée, il faut se protéger du monde devenu dangereux, le protectionnisme est donc nécessaire. C’est ce que j’essaie d’expliquer dans mon livre, par l’effort empirique de l’expérience.

LVSL – Quelle est votre position par rapport à l’Europe ? Vous dites que c’est un échec, un empêchement. Faut-il en sortir, la réformer, etc. ?

AM – De toute façon, on n’échappera pas à une profonde remise en question. Le fédéralisme doit être restreint et on doit retrouver une coopération entre les principales puissances de l’Union européenne, permettant de disposer de la capacité d’action. C’était la vision du général de Gaulle qui était favorable au projet européen – qu’il n’avait pas remis en cause – mais qui défendait les positions de la France en négociant avec quelques puissances. Être dirigés par les voix de Malte, de la Lettonie ou de l’Estonie et des pays qui n’ont aucun affectio societatis avec ce qu’est l’Europe, dans sa structuration profonde, son histoire, sa géographie, cela pose des problèmes. Il faudra bien rétrécir l’Union avant qu’elle ne se désintègre.

LVSL – En incluant les pays du sud de l’Europe ?

AM – L’Europe du Sud est très européenne. Elle a aussi besoin de l’Union européenne, comme nous. On a besoin de l’Union européenne, pas de celle-là mais on a besoin de l’Europe. Le projet doit donc être totalement redéfini. La France peut parfaitement décider de mettre les pouces et de dire : « On arrête ça, on va vous proposer autre chose. » Je suis favorable à cette stratégie de redéfinition d’un nouveau projet européen par des propositions unilatérales. Regardez comment au sein de l’Union européenne, on est déjà en train d’imaginer un remboursement de la dette abyssale liée à la pandémie de Covid-19. On risque de subir une sorte de nouveau méga-plan d’austérité, qui se prépare en ce moment, car les dirigeants européens ne veulent pas lever des taxes sur l’extérieur (les GAFAM, le carbone, etc.) pour rembourser la dette levée pour financer les États membres. Dans ce cas-là, ce sera la fin de la construction européenne ! Les peuples européens se rebelleront légitimement contre les levées d’impôts massives qu’ils subiront. La France n’aura pas d’autre choix que de faire la grève des plans d’austérité européens. Il faut bien le dire puisque cette dette n’est pas remboursable à échelle humaine !

LVSL – Les premières pages de votre ouvrage sont une ode à la politique, à la République et à son esthétique. Nous avons besoin, écrivez-vous, d’un « culte républicain », d’une « religion commune républicaine ». Comment faire renaître cette transcendance politique, ce mythe républicain ?

AM – La République renaîtra quand elle s’occupera vraiment des gens et qu’elle les sortira de la situation dans laquelle ils se trouvent. La République joue un grand rôle dans notre pays mais elle constitue aussi un mythe décevant parce que ses promesses, ses mots n’ont aucun rapport avec ses actes. Il va donc falloir relever le niveau des actes pour qu’elle retrouve son éclat dans l’esprit de chacun.

Royaume-Uni : l’élection du siècle

Jeremy Corbyn et Boris Johnson. © Garry Night et BackBoris2012 via Flickr.

Annoncé au dernier moment, le scrutin du 12 décembre au Royaume-Uni doit permettre de sortir du marasme du Brexit et d’impulser un nouveau cap politique au pays après une décennie d’austérité et deux ans d’inertie parlementaire. Extrêmement imprévisible en raison du mode de scrutin, il opposera les deux grands partis traditionnels aux Libéraux-Démocrates et au Brexit Party, favorisés par le nouveau clivage issu du référendum de 2016. En parallèle, la question de l’indépendance écossaise revient sur la table et pourrait bien booster le Scottish National Party, compliquant encore la formation d’une majorité à Westminster. Seule solution aux blocages actuels, l’élection britannique à venir promet d’être historique. Décryptage.


L’ultime coup de bluff de Boris Johnson

“Les sceptiques, les résignés, les mélancoliques auront tort. Ceux qui ne croient plus en la Grande-Bretagne y perdront leur chemise.” A son arrivée à Downing Street, Boris Johnson promettait d’en finir avec les couacs de l’impopulaire administration May et d’offrir un nouvel élan au pays, en réalisant enfin le Brexit voté 3 ans plus tôt. “Avec ou sans accord, nous sortirons le 31 Octobre. Pas de si, pas de mais” assurait-il. Malgré quelques manœuvres marquantes pour réaffirmer ce cap comme la suspension du Parlement (prévue pour durer 5 semaines mais rapidement retoquée par la Cour Suprême) et l’expulsion des conservateurs anti-Brexit du groupe parlementaire, cette promesse phare s’est évanouie. A peine trois mois plus tard, Johnson se retrouve dans la même situation que sa prédécesseure, c’est-à-dire sans majorité parlementaire, et contraint de convoquer une nouvelle élection. 

A première vue, Johnson a été ridiculisé et sa carrière politique semble brisée. Pourtant, il dispose d’une stratégie solide au regard de l’exaspération et de l’impatience d’une bonne partie des Britanniques : accuser le Parlement, et en particulier ses adversaires travaillistes, de bloquer toute sortie de l’UE et se faire passer pour le représentant légitime de la volonté du peuple exprimée par référendum. Certes, pour un pur produit de l’élite britannique (dont le père était fonctionnaire européen) élu par moins de 100.000 adhérents à son parti, soit 0,13% de la population, c’est un peu gros. Mais l’ancien maire de Londres et Ministre des affaires étrangères est un spécialiste des retournements de veste et semble en passe de réussir son pari à en juger par les sondages, qui lui donnent une avance de plus de 10 points sur Jeremy Corbyn.

Quoique sa gestion du pouvoir ait été très tumultueuse jusqu’à présent, Johnson a très bien ciblé les faiblesses de sa prédécesseure et est déterminé à s’en démarquer. Le Premier Ministre a arraché en trois mois ce que Theresa May a été incapable d’obtenir en deux ans.

Quoique sa gestion du pouvoir ait été très tumultueuse jusqu’à présent, Johnson a très bien ciblé les faiblesses de sa prédécesseure et est déterminé à s’en démarquer. D’abord, il peut au moins se targuer d’avoir réussi à décrocher une nouvelle proposition d’accord de la part de l’UE, qui renonce au très contesté “backstop” en Irlande du Nord. Le nouveau Premier Ministre a ainsi arraché en trois mois ce que Theresa May a été incapable d’obtenir en deux ans, simplement en faisant planer la menace d’une sortie sans accord dont les exportations européennes (allemandes, hollandaises et françaises notamment) auraient souffert. En promettant désormais de sortir seulement selon le nouvel accord, il peut même espérer rallier une partie des “soft Tories” qui s’inquiétaient d’un No Deal, au risque de booster Nigel Farage qui exige une sortie sans accord.

Au-delà du Brexit, Johnson répète en boucle sa volonté d’investir dans les services publics moribonds et cible la police, le National Health Service (service de santé similaire à notre Sécurité Sociale) et le système éducatif. Bien qu’il annonce des chiffres totalement mensongers (par exemple en promettant 40 nouveaux hôpitaux alors qu’il n’y en aurait en réalité que six), cela témoigne de sa volonté de faire oublier les coupes budgétaires très rudes imposées par son parti depuis une décennie. Répondant à la même logique, Johnson a déclenché un petit buzz en annonçant un moratoire sur le gaz de schiste – dont il avait dit par le passé qu’il était une “glorieuse nouvelle pour l’humanité” – comme signal de sa prise en compte de l’inquiétude des électeurs pour l’environnement… avant de se rétracter seulement une semaine plus tard. Ainsi, malgré l’impopularité de sa personne, Johnson a de quoi espérer une victoire, en profitant de la division du bloc anti-Brexit entre Labour et Libéraux-Démocrates et en mettant en avant un discours populiste plus en phase avec l’électorat que celui de David Cameron et Theresa May.

La campagne de la dernière chance pour Corbyn

Pour Jeremy Corbyn, cette élection s’annonce très risquée, alors que la position du Labour sur le Brexit est illisible pour la majorité des électeurs: après avoir garanti que le résultat du vote de 2016 serait respecté, le parti d’opposition défend désormais un nouveau référendum qui proposerait un choix entre une sortie selon les termes d’un accord négocié par le Labour et le maintien dans l’Union Européenne. En refusant de choisir véritablement une option, Corbyn espère maintenir la coalition électorale de son parti, mais risque une hémorragie de voix vers les Libéraux-Démocrates et, dans une moindre mesure, vers le Brexit Party et les Tories. Le leader travailliste, qui a annoncé qu’il démissionnerait s’il était battu, tente de faire de cette faiblesse un atout en assénant à chaque meeting qu’il est temps de réconcilier Brexiteers et Remainers autour d’un renouveau profond de la Grande-Bretagne. Ainsi, ses discours évoquent le Brexit comme un sujet parmi d’autres, au même plan que l’avenir du NHS, les inégalités ou la crise environnementale. Malgré les très bonnes propositions de Corbyn sur la plupart des sujets, il est impossible qu’un nouveau référendum résolve quoi que ce soit, tant le sujet est sensible et la sensation de trahison serait terrible si le résultat venait à être différent. Le débat du 19 novembre, où Corbyn affrontera Johnson en face-à-face, sera crucial : s’il parvient à élargir le débat au-delà du Brexit, il peut encore espérer une remontada.

Alors que le retour au bipartisme traditionnel en 2017 ne semble avoir été qu’une exception, tout l’enjeu pour les travaillistes est donc de perdre moins de voix que les conservateurs au détriment des autres partis, ce qui est mal engagé.

Evolution projetée des transferts de votes en fonction du choix de 2017, enquête Yougov auprès de 11.000 personnes. © Yougov

Aussi risquée qu’elle soit, l’élection du 12 décembre permet au moins au Labour de sortir des calculs parlementaires où l’opposition était constamment étrillée par le gouvernement pour son refus d’accepter l’accord de sortie et par ceux qui considèrent que le Labour doit exiger ni plus ni moins que l’annulation du Brexit. Depuis le début de la campagne, Corbyn jette toutes ses forces dans la bataille (jusqu’à enchaîner trois meetings dans la même journée) et tente de faire de l’élection un référendum sur la gestion du pays par les Tories depuis 2010. Cette stratégie avait très bien fonctionné en 2017 en raison du ciblage des circonscriptions où les conservateurs l’avaient emporté avec une faible marge et grâce à un sursaut de participation, en particulier chez les jeunes. Surtout, Theresa May s’est avérée très mauvaise durant la campagne et le Brexit dominait moins les débats. Alors que le retour au bipartisme traditionnel en 2017 ne semble avoir été qu’une exception, tout l’enjeu pour les travaillistes est donc de perdre moins de voix que les conservateurs au détriment des autres partis, ce qui est mal engagé. Le score du Labour dépendra donc fortement de la participation, notamment dans les marginals (là où ses candidats ont perdu ou gagné de peu la dernière fois) où est concentrée l’énergie des militants. Mais convaincre les électeurs de se déplacer au mois de décembre et faire oublier le rôle du Labour dans la non-réalisation du Brexit ne sera pas facile…

Les Lib-Dems et Farage, gagnants d’un nouveau clivage?

Jouant tous les deux la carte de l’alternative aux partis traditionnels empêtrés dans leurs difficultés sur le Brexit, les Libéraux-Démocrates et le Brexit Party cherchent à profiter de la conjoncture. Toute la question est de savoir combien de sièges cela leur permettra d’obtenir. Nigel Farage, qui a obtenu d’excellents résultats aux européennes dans un contexte très particulier, a vu son socle électoral s’effondrer depuis l’arrivée au pouvoir de Johnson. Face au retour très probable de ses électeurs vers les Tories pour leur donner une majorité, Farage a renoncé à se présenter lui-même et même à présenter des candidats dans les 317 sièges où de conservateurs sortants. Avec un score annoncé aux alentours de 10%, le Brexit Party pourrait bien subir le même destin que l’UKIP, qui n’a jamais réussi à faire élire un député à Westminster en raison du mode de scrutin. En concentrant ses moyens sur les sièges pro-Leave du Nord de l’Angleterre détenus par le Labour et en jouant sur son image personnelle, Farage espère éviter ce scénario. Mais ce pari est incertain : soit les électeurs pro-Brexit de Hartlepool, Bolsover ou Ashfield (les circonscriptions visées par le BP) choisissent le Brexit Party en raison de leur haine contre les conservateurs depuis Thatcher, soit ils préfèrent soutenir les Tories pour donner les pleins pouvoirs à Johnson pour sortir de l’UE.

Quelque soit la vacuité de leur discours, il se pourrait bien que les Whigs réussissent à capturer quelques sièges pro-Remain tenus par les conservateurs ou les travaillistes.

Mais s’il est une formation politique à qui le Brexit aura bénéficié, il s’agit bien des Libéraux-Démocrates. Ce vieux parti honni des électeurs depuis sa participation au gouvernement de coalition de David Cameron connaît un fort regain d’intérêt pour sa promesse de révoquer la sortie de l’UE, surtout de la part des médias. Aux yeux des journalistes et des classes supérieures europhiles, l’éternel troisième parti britannique incarne l’alternative aux populistes de droite pro-Brexit et à la menace marxiste, voire staliniste, qu’incarnerait Corbyn. Sa nouvelle leader, Jo Swinson, se considère l’égale d’Emmanuel Macron ou de Justin Trudeau et se présente comme passionnée par la cause du “progressisme”. Cette “féministe” a pourtant accueilli à bras ouverts l’ancien député conservateur Philip Lee qui a tenu de très nombreux propos homophobes ou l’ex-Labour Rob Flello qui s’opposait au droit à l’avortement. Quant à son logiciel économique, il est le même que celui de Margaret Thatcher, au point d’avoir demandé la création d’un monument dédié à la dame de fer par le passé. Lorsqu’elle était ministre du travail sous Cameron, elle a ainsi encensé les contrats zéro-heure, refusé d’augmenter le salaire minimum et a obligé les travailleurs à payer jusqu’à 1200 livres pour pouvoir aller aux prud’hommes.

Jo Swinson, leader des libéraux-démocrates. © Keith Edkins via Wikimedia Commons

Quelque soit la vacuité de leur discours, il se pourrait bien que les Whigs réussissent à capturer quelques sièges pro-Remain tenus par les conservateurs ou les travaillistes. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, le rôle des libéraux-démocrates dans le système politique d’Outre-Manche est toujours le même : priver le Labour de suffisamment de voix manquantes pour que les Tories l’emportent. En divisant suffisamment le vote Remain, Swinson pourrait bien être la meilleure alliée de Johnson.

Le retour de la question écossaise?

Pour ajouter de l’imprévisibilité à l’élection, voilà qu’après 3 ans de mélodrame politique à Westminster autour du Brexit, la Première Ministre écossaise Nicola Sturgeon considère le moment opportun pour organiser un nouveau référendum d’indépendance. Depuis le vote de 2014, où la cause indépendantiste avait réuni 45% des suffrages, le contexte politique a en effet profondément changé. Dans cette région qui a voté à 62% pour rester dans l’UE, l’incertitude sur les conséquences économiques du Brexit permet de contrer l’argument d’une plus grande prospérité en cas de maintien dans le Royaume-Uni, qui était central dans la campagne Better Together. Sturgeon, qui demeurait absente des mobilisations indépendantistes ces dernières années, l’a bien compris et demande donc l’organisation d’un nouveau vote pour 2020. Soucieuse d’écarter tout scénario d’embrasement similaire à ce qui se passe en Catalogne depuis le référendum illégal organisé en 2017, elle insiste sur le caractère légal et reconnu de ce vote.

Le contexte est favorable aux nationalistes, qui bénéficient à plein de la confusion sur la stratégie du Labour sur le Brexit et de la démission de la leader locale des Tories, Ruth Davidson, qui était populaire auprès des écossais.

Reste qu’il lui faut pour cela l’autorisation du futur Premier Ministre. Or, tous les autres partis s’y opposent. Toutefois, Sturgeon estime qu’elle peut obtenir le soutien du Labour si celui-ci obtient le plus de sièges, mais a besoin d’un apport de voix à Westminster pour être majoritaire, un pari très incertain. Quel que soit le résultat le soir du 12 décembre, le SNP espère que ce soutien appuyé à la cause indépendantiste délaissée dans la période récente lui permettra de répliquer sa performance de 2015, où il avait remporté 56 des 59 sièges de la province. Le contexte est effectivement favorable aux nationalistes, qui bénéficient à plein de la confusion sur la stratégie du Labour sur le Brexit et de la démission de la leader locale des Tories, Ruth Davidson, qui était populaire auprès des écossais. Mais pour gagner, il faudra que le SNP mobilise ses électeurs et se différencie des Lib-Dems, qui défendent aussi le maintien dans l’UE. Ainsi, la revendication soudaine d’un nouveau référendum est sans doute avant tout un appel du pied du SNP à sa base. Au vu de l’imprévisibilité de l’élection, en Ecosse comme ailleurs, chaque voix sera donc décisive et détient le pouvoir de changer la Grande-Bretagne pour des générations entières.

Mobilisations massives en Catalogne : retour sur une semaine sous haute tension

Tableau indépendantistes catalans
Tableau inspiré de “Guernica” de Pablo Picasso, dans une manifestation indépendantiste à Barcelone, le 18 octobre 2019. °Léo Rosell

La semaine dernière a été marquée en Catalogne par une série de mobilisations d’une ampleur inédite, déclenchées par l’annonce du verdict de la Cour suprême espagnole à l’encontre des dirigeants indépendantistes qui avaient participé en octobre 2017 à la tentative de sécession catalane. S’en sont suivies des manifestations en apparence spontanées, mais en réalité préparées depuis plusieurs semaines par une organisation secrète baptisée « Tsunami Démocratique ». Le pic de mobilisation a été atteint ce vendredi 18 octobre, jour de grève générale et de convergence à Barcelone de cinq « Marches pour la liberté » qui ont traversé toute la Catalogne à pied pendant trois jours. Mais face à l’absence de solution politique concertée entre Madrid et Barcelone, le mouvement risque bien de rester dans l’impasse, dans l’attente des élections. Retour sur une semaine de tensions.


Le verdict qui a mis le feu aux poudres

Alors que le mouvement indépendantiste est devenu un habitué des mobilisations massives dans les rues de Barcelone ces dernières années, la condamnation à la prison – entre neuf et treize ans de prison – de neuf leaders séparatistes a été le détonateur de cette nouvelle série de troubles entre Barcelone et Madrid. Il n’y aurait donc pas eu rébellion violente mais sédition, selon la Cour suprême espagnole qui a rendu ce lundi le verdict du grand procès contre les neuf dirigeants jugés pour leur implication dans la tentative de sécession de la Catalogne du 1er octobre 2017.

En l’absence de l’ancien président catalan Carles Puigdemont, toujours en exil à Bruxelles et contre lequel la justice espagnole vient d’émettre un nouveau mandat d’arrêt européen et international, c’est Oriol Junqueras, vice-président de la Generalitat à l’époque des faits, qui a écopé de la plus lourde peine, à savoir treize ans pour sédition et malversation. Huit autres indépendantistes ont été condamnés à des peines allant de neuf à douze ans de prison pour sédition, notamment l’ancienne présidente du Parlement catalan Carme Forcadell, les dirigeants des associations indépendantistes ANC et Omnium Cultural, Jordi Sanchez et Jordi Cuixart.

Ce verdict était attendu avec un mélange d’impatience et de crainte en Catalogne. « Si le verdict n’est pas l’absolution, j’appelle l’ensemble du peuple catalan à manifester pacifiquement », avait lancé quelques jours auparavant le président catalan, Quim Torra.

Coup d’envoi d’une semaine de troubles

Lundi matin, Vincenzo est en cours de sciences politiques, à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone. « Aussitôt la notification reçue sur son téléphone, un garçon a crié dans la salle ‘‘Junqueras prend 13 ans !’’ Tout le monde est sorti dans la foulée, et le prof en premier. Ça s’est passé comme ça dans beaucoup de facs. » Pour autant, Vincenzo ne se sent pas concerné par cette lutte. Lui est né au Venezuela, dans une famille italienne. « Au Venezuela, on en a déjà eu assez des manifs, ce n’est pas pour que j’aille à celles-ci alors que cela ne me concerne pas. Mes amis ici ont parfois du mal à le comprendre … »

Dès l’annonce de la sentence, les rues de Barcelone et des grandes villes de la région ont en effet été investies par des rassemblements en apparence spontanés. Un appel à la grève générale a été lancé pour le vendredi suivant par les syndicats séparatistes, tandis que des groupes préparaient déjà le blocage des grands axes routiers et des gares, en soutien à ceux que les indépendantistes présentent comme leurs « prisonniers politiques ».

Très vite, la Place de Catalogne devient l’épicentre de la contestation, avant que celle-ci ne se déporte vers l’aéroport de Barcelone-Le Prat, aux cris de « Tout le monde à l’aéroport ». Plusieurs milliers de personnes s’y rendent et occupent le terminal 1 jusqu’à la nuit, avant d’être délogés par les forces de police, au cours des premières scènes de barricades de la semaine. Au total, 120 vols auront dû être annulés, soit 10% du trafic de l’aéroport affecté.

Le lendemain, rendez-vous était donné à 17h devant la Délégation du gouvernement espagnol à Barcelone, équivalent de la Préfecture, à proximité du Passeig de Gràcia, alors que toutes les routes du secteurs étaient bloquées par des barrages de fortune et autres barricades improvisées par les militants.

Tout au long de la semaine, des scènes d’émeutes ont éclaté à Barcelone, principalement dans le quartier de l’Eixample à proximité de la Délégation espagnole, mais aussi dans les principales villes catalanes, notamment à Gérone, Tarragone et Lérida. De nombreuses images de scènes de guérilla urbaine dans les rues de Barcelone ont fait le tour des réseaux sociaux et des médias, sans que le président catalan, Quim Torra, ne condamne ces faits. Il ne s’est prononcé que tardivement, dans la nuit de mercredi à jeudi, ce qui lui a valu de nombreuses critiques de la part des plus modérés. Dans le même temps, la mairesse de Barcelone, Ada Colau, essuyait les critiques des indépendantistes les plus intransigeants pour avoir renvoyé dos à dos la violence des policiers et celle des manifestants, symbolisant selon ces derniers une énième trahison.

Enfin, l’atmosphère des cinq « Marches pour la liberté » lancées mercredi était davantage festive et bon enfant. Parties de Tarragone, Tàrrega, Berga, Vic et Gérone, ces cinq « colonnes », comme on les nomme ici, devaient converger vendredi dans l’après-midi à Barcelone, pour rejoindre la mobilisation massive coïncidant avec la grève générale.

Un « Tsunami démocratique » ?

L’annonce du verdict n’était pourtant pas une surprise. La Cour suprême avait déjà laissé fuiter la sentence quelques jours auparavant, peut-être « dans l’espoir que cela préparerait l’opinion et que cela pourrait réduire la mobilisation une fois le verdict rendu » estime Gemma Ubasart, professeure de sciences politiques à l’université de Gérone.

Malgré l’apparence de spontanéité et d’improvisation qui semblait émaner des actions de lundi, tout cela avait été bien préparé, et ce depuis plusieurs semaines par l’organisation « Tsunami démocratique », un mouvement clandestin fondé début septembre contre « la répression de l’État ».

Ses partisans se réclament notamment du mouvement de contestation de Hong-Kong, n’ont pas de leader officiel et surtout sont omniprésents sur les réseaux sociaux, en particulier sur Twitter et Instagram ou bien à travers le service de messagerie cryptée Telegram, sur lequel le mouvement compte déjà plus de 350 000 abonnés.

Préoccupé par la situation, le ministre de l’Intérieur, Fernando Grande-Marlaska, a annoncé l’envoi d’un millier de policiers supplémentaires pour venir en renfort des 2 000 agents anti-émeutes qui étaient déjà sur place et des Mossos d’esquadra. Il a également déclaré que les services de renseignement travaillaient afin de « démasquer les responsables de Tsunami democràtic ».

Vendredi 18 octobre, apogée de la protestation

Alors qu’elle avait été la veille le lieu de violents affrontements, l’avenue chic de Passeig de Gràcia a été noyée vendredi sous une marée humaine jaune, rouge et bleu, les couleurs du drapeau indépendantiste. Selon la police municipale, 525 000 personnes ont participé à cette manifestation dans une ambiance festive, et jusqu’à 2,5 millions de personnes dans toute la Catalogne selon les organisateurs. Symbole de cette atmosphère bon enfant de l’après-midi, l’arrivée des Marches pour la liberté, dont les images aériennes ont été largement partagées sur les réseaux sociaux.

Après cette première manifestation pacifique, la tension est montée tout au long de la soirée, alors que des indépendantistes radicaux dressaient des barricades. Sur les coups de 23 heures, la police a même sorti pour la première fois un canon à eau, chose inédite à Barcelone. Les policiers ont tiré des balles en caoutchouc et lancé du gaz lacrymogène, auxquels répondaient des jets de pierre et des vitrines brisées. « J’ai 26 ans et je n’ai jamais rien vu de pareil à Barcelone. Je n’ai jamais vu tant de disproportion », raconte Joan.

« Fascistes » contre « terroristes » : une radicalisation des deux camps

Il faut dire que ce verdict intervient dans un contexte de radicalisation des deux camps depuis l’échec de la tentative de sécession d’octobre 2017. Sur les réseaux sociaux aussi bien que dans la rue, les militants indépendantistes et unionistes rivalisent d’insultes, se traitant réciproquement de « terroristes » et de « fascistes ». Révélateur de cette polarisation de l’opinion catalane, le hashtag #SpainIsAFascistState a fait partie des principales tendances sur Twitter durant toute la semaine.

Marina, qui étudie les relations internationales à Barcelone mais qui est d’origine basque, regrette cette radicalisation des deux bords : « C’est absurde ! De nombreux jeunes disent subir le fascisme de l’État espagnol, alors qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent. Je respecte les personnes qui ont vécu sous le franquisme et qui veulent être indépendantes, mais je trouve justement irrespectueux pour elles que des étudiants qui ne l’ont pas vécu, qui sont nés vingt ans après la mort de Franco, se permettent ce genre de comparaisons malhonnêtes … »

Deux ans après le référendum, la pression était pourtant retombée dans un contexte où une partie de la population catalane semblait lassée par l’absence de solution politique au conflit. Selon Gemma Ubasart, le camp indépendantiste est toujours aussi divisé : « Beaucoup ont le sentiment d’être face à une impasse, la voie de la confrontation choisie par les indépendantistes n’ayant pas abouti ; ils constatent aussi que la question de l’indépendance a occulté le reste de l’agenda politique. »

Un certain nombre de critiques s’adressent également à ERC, le parti de la Gauche républicaine catalane qui est historiquement lié au nationalisme catalan, et qui est devenu le principal parti indépendantiste au Parlament. Cette formation, dont est issu un grand nombre des « prisonniers politiques » catalans tel Oriol Junqueras, est ainsi accusée par certains indépendantistes d’avoir trop lissé sa ligne, et de ne plus souhaiter une déclaration unilatérale de séparation vis-à-vis de l’Espagne.

Hernán travaille dans un organisme autonome de la Mairie de Barcelone. Arrivé du Chili il y a une quinzaine d’années, il fait partie de ces « Catalans d’adoption » qui ont embrassé la cause catalaniste. Très critique envers la position d’Ada Colau vis-à-vis de l’indépendance de la Catalogne, cet électeur de ERC reste justement dubitatif face à ce qu’il assimile à un « tournant dû à l’emprisonnement de leurs leaders. Certes, cela peut se comprendre, mais pour certains ‘‘indepes’’ (indépendantistes, NDLR), on ne peut plus attendre d’eux une véritable confrontation au pouvoir de Madrid ». C’est pourquoi il ne sait toujours pas quel bulletin de vote il glissera dans l’urne lors des prochaines élections, son choix vacillant entre ERC et la CUP, parti d’extrême-gauche dont la position sur l’indépendance de la Catalogne est plus radicale.

Symbole à la fois de ce tournant d’ERC vers un dialogue avec Madrid et de la radicalisation de certains indépendantistes, Gabriel Rufian, porte-parole d’ERC au Congrès, a été copieusement hué à proximité d’Arc de Triomf ce samedi.

Surtout, cette semaine a montré l’émergence dans le mouvement indépendantiste longtemps caractérisé par son pacifisme et son refus de la violence, d’une frange de plus en plus radicale, qui pointe du doigt l’immobilisme de la situation face à l’absence de solutions politiques et démocratiques négociées entre Madrid et Barcelone. Ces manifestants, dont l’allure et la rhétorique sont semblables à celles des black-blocks, justifient le recours à la violence par l’inefficacité des manifestations pacifiques de ces dernières années et des actions de désobéissance civile, qui n’ont pu faire aboutir à l’indépendance souhaitée.

Dans ce contexte, les autonomistes modérés ont de plus en plus de mal à faire entendre leur voix. C’est notamment le cas d’Irene. Très attachée à la culture et à l’autonomie de la région, cette Catalane d’origine andalouse n’envisage toutefois pas une Catalogne indépendante vis-à-vis de l’Espagne. « En plus, le risque d’une sortie de l’Union européenne en cas d’indépendance est réel », déplore-t-elle, avant d’ajouter que cette situation l’« attriste beaucoup ».

Un avenir toujours aussi incertain

Il demeure très compliqué de prévoir la suite des événements. De son côté, le président de la Catalogne Quim Torra a proposé jeudi dernier un nouveau référendum : « Si, pour avoir installé des urnes, ils nous condamnent à cent ans de prison, la réponse est claire : il faudra ressortir les urnes pour l’autodétermination », a-t-il en effet déclaré devant le Parlement.

L’organisation « Tsunami démocratique » a quant à elle déclaré samedi dans un tweet son espoir qu’un dialogue s’organise entre Madrid et Barcelone, tout en appelant la communauté internationale à se positionner en faveur de la cause des indépendantistes.

La campagne électorale pour les élections générales du 10 novembre est d’ores-et-déjà perturbée par la question catalane. À une vingtaine de jours des élections, le choix des électeurs demeure incertain, et le taux d’abstention risque d’être très élevé, étant donné qu’il s’agit du quatrième scrutin national en quatre ans. En Catalogne, le camp des indépendantistes et celui des unionistes sont relativement stables à l’échelle régionale, tandis qu’à l’échelle nationale, le verdict fragilise Pedro Sánchez, parvenu au pouvoir l’an dernier grâce à une motion de censure soutenue par Podemos et les partis nationalistes.

Selon les derniers sondages, l’avance du PSOE diminuerait considérablement au profit du PP, tandis que les candidatures de Podemos et de Más Madrid, plus enclines à trouver une solution politique concertée avec les nationalistes, ne décollent pas. Enfin, le parti d’extrême-droite Vox reste en embuscade, face à l’effondrement de Ciudadanos.

Les images des violences policières risquent fort de ternir son image auprès des Espagnols progressistes qui, sans être pour l’indépendance, jugent sévèrement la répression politique et judiciaire du mouvement, comme en témoignent des rassemblements en soutien à Madrid, Valence ou encore San Sebastian. À Barcelone même, durant les mobilisations, des drapeaux républicains se mêlent aux drapeaux indépendantistes qui inondent les rues.

Dans le même temps, le gouvernement central devra se soucier de ne pas donner pour autant le sentiment d’une perte de contrôle de la situation, au risque de profiter à des formations tenant un discours plus ferme face aux séparatistes catalans. « Maintenant que la sentence a été prononcée, une nouvelle étape s’ouvre » dans laquelle « l’objectif ne peut être que le rétablissement de la coexistence en Catalogne », avait notamment déclaré Pedro Sánchez lors d’une allocution télévisée très commentée après l’annonce du verdict.

Une annonce qui semblait refermer la porte d’une solution politique capable de répondre aux attentes des indépendantistes. Dans ce contexte de concurrence électorale, le chef du gouvernement a ainsi durci le ton sur la question catalane, allant jusqu’à évoquer des mesures extraordinaires, comme la suspension de l’autonomie de la région avec l’application de l’article 155 de la constitution.

Pour Gemma Ubasart, « Pedro Sanchez fait un pari risqué. C’est la première fois que le PSOE ne privilégie pas la question sociale dans une campagne électorale. Or, jusqu’à présent, mobiliser la question nationale en Espagne a surtout profité à la droite. » Une position qui ne devrait pas apaiser la situation en Catalogne, en attendant les résultats des élections du 10 novembre.

Ravi d’être (encore) là !

Pour le mois d’avril, le journal le Ravi sortait un dossier sur le survivalisme. Au sommaire la montée des eaux, la disparition des espèces, les stages de survie… Mais aucun sujet sur une espèce pourtant rodée à la vie en milieu hostile : le salarié du Ravi.


Les 4 P (Presse Pas Pareille Provençale)

Le Ravi, éponyme d’un personnage de la crèche provençale qui a toujours les mains en l’air, est un mensuel de satire et de caricature régional. Malgré une trésorerie restreinte, à l’image de ses 1500 ventes par mois, il assume un pari audacieux : balader son irrévérence uniquement en région PACA, dans laquelle il est diffusé au format papier, et ne pas courir derrière l’actualité.

n°105 © la Tchatche

« On va moins vite, mais on va plus loin et ailleurs », commente le rédacteur en chef Michel Gairaud. Le constat fait par les initiateurs du journal il y a 16 ans était une absence de médiatisation des politiques publiques en Provence. « On avait plein d’infos sur les bras mais aucun canal de diffusion » se rappelle Guillaume Hollard, économiste universitaire. Aujourd’hui l’irréductible Ravi milite encore et toujours en Provence pour une presse pas pareille dans les milieux participatifs, associatifs et institutionnels.

Sa force, c’est son ancrage territorial. C’est donc pour les unes locales qu’il enregistre ses meilleures ventes. L’affichage permet de rappeler le mensuel satirique local au souvenir des habitués des kiosques lorsqu’ils passent récupérer leur presse nationale. Mais impossible d’embaucher un colleur d’affiche à la journée, ou d’en faire à chaque parution l’activité exclusive d’employés déjà bien occupés. Avec un total de 5 temps-pleins et demi, et malgré le dopage au café, difficile d’animer les ateliers d’éducation à la presse, écrire les 24 pages (ou plus), gérer l’administratif, la communication, la diffusion, etc. Comme dans d’autres titres, l’embauche de stagiaires bénévoles permet à peine de souffler.

Le modèle des pigistes : « c’est peut-être plus efficace, […] mais ce n’est pas ce qu’on veut faire »

Mais face au modèle répandu des pigistes, sortes d’intérimaires de rédaction, le choix est fait. « C’est moins cher, c’est plus souple [rire], c’est peut-être plus efficace, […] mais ce n’est pas ce qu’on veut faire. Nous on a toujours créé des postes un peu précaires, mal payés, des contrats aidés et on les a toujours pérennisés » explique le rédacteur en chef. Pas ubérisés, donc, mais pas archaïques non plus. Pour s’adapter à une presse écrite où fleurissent les versions en ligne et où la loi de l’actu fait rage, le mensuel papier travaille sur la refondation de son site Internet. Afin d’éviter par exemple de se faire voler la vedette à quelque jours de la sortie d’une exclu par un site d’info ou un quotidien. Ou d’avoir à compter exclusivement sur des points de vente de plus en plus rares, et où l’affichage libre n’est pas la norme.

Satire à balles réelles

Pour pérenniser une espèce, c’est bien connu, il ne faut pas mettre tous les œufs dans le même panier. Alors afin de ne jamais avoir à compter sur un autre 7 janvier 2015 pour atteindre ses records de ventes, le Ravi s’appuie aussi sur la pub et les subventions publiques. Cela pose des questions : quand l’organisme culturel marseillais La Friche de la Belle de Mai prend de la publicité dans ses pages, le Ravi doit-il s’abstenir de rétorquer qu’elle est la marionnette de la gentrification de l’arrondissement le plus pauvre de France ? Ou encore, faut-il réfléchir à deux fois avant d’attaquer la présidente d’une collectivité locale pourvoyeuse de subventions ? Michel Gairaud le rédacteur en chef est catégorique « Non sinon on est morts ! […] Il faut se discipliner ». L’impertinence aux dépens, si il le faut, de la santé financière.

Exemplaires sur la table de réunion – Youtube “Les coulisses du Ravi” © la Tchatche

D’ailleurs, en 2014, le conseil général des Bouches-du-Rhône cessait de subventionner le Ravi dans le cadre de l’aide aux médias associatifs. Étonnamment, Jean-Noël Guérini, à l’époque président du même conseil général des Bouches-du-Rhône, reprochait aux journalistes « leurs sarcasmes, leurs critiques et leurs attaques ». Interpellé directement sur le sujet, le président du CG13 avait répondu « Je vous propose d’être principal actionnaire de votre journal. […] Avec la liberté absolue ! ». Le satirique local détenu uniquement par une association loi 1901, a dû faire la grimace. Invité récemment à un débat organisé par Libération, Michel Gairaud plaidait alors : « Il y a un lien direct entre à qui appartiennent les journaux et ce que l’on lit dedans, c’est évident ! ».

Enfin, en PACA, quand les journalistes titillent les élus sur leurs casseroles, certains sont surpris. Au point de vouloir savoir « qui [les] paye pour écrire ça ! », en rigole l’économiste Guillaume Hollard. Les plus susceptibles répondent par des attaques judiciaires en diffamation, pour assécher financièrement les curieux. Après une multitude de procès-bâillon depuis 2003, le Ravi va bientôt inaugurer sa première cassation pour avoir qualifié de « pieuvre » un organisme public varois. Les offusqués réclament 32 000 euros, de quoi remplir pendant deux ans l’assiette de la journaliste qui a mené l’enquête. La survie au Ravi, c’est « Pasta o Plomo ».

Le Québec est-il sorti de l’Histoire ?

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©Wikimedia

Un an après les célébrations du 150ème anniversaire de la fédération canadienne et les 375 ans de la fondation de Montréal par les colons Maisonneuve et Jeanne Mance, les Québécois sont appelés à renouveler leur Parlement provincial aujourd’hui à l’occasion des élections générales. Le Premier ministre actuel et chef du Parti Libéral du Québec, Philippe Couillard, a choisi de démarrer la campagne le plus tôt qui lui soit permis par la loi, dès le 24 août, afin de renverser une tendance nette depuis plus d’un an : la probable victoire de ceux qu’on nomme les nationalistes de la Coalition Avenir Québec dirigée par l’ancien péquiste François Legault. Cette victoire, qui écarterait les libéraux du pouvoir après quinze ans sans partage (excepté un intermède de deux ans) sonne comme un aveu pour le Québec : sa banalisation, pour ne pas dire la perte de sa singularité au sein du Canada et en Amérique du Nord.


Jouissant d’une notoriété plus faible à l’étranger que sa concitoyenne Margaret Atwood, auteure du roman La servante écarlate – dont l’adaptation en série (The Handmaid’s Tale) connaît un franc succès depuis sa sortie en 2017 -, l’écrivain canadien Hugh MacLennan (1907-1990) a néanmoins marqué la jeune histoire du Canada en publiant en 1945 Two Solitudes. Traduit en français en 1964, Deux solitudes narre la difficile cohabitation entre les Anglos et les Canadiens français au Québec au début du XXème siècle. Cette mise en exergue, autant que la volonté de MacLennan de créer un courant littéraire propre au Canada – « authentiquement canadian » – selon les mots d’Agnès Whitfield, ont permis à « deux solitudes » de rentrer dans le vocabulaire commun au Canada. Il s’agit d’une incompréhension, d’une méfiance, sinon l’acceptation passive entre deux peuples qui se regardent mais n’ont rien en commun. La singularité des Canadiens français, qu’on nommera par la suite les Québécois au milieu du XXème siècle était racontée dès cette époque.

Je me souviens

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_des_Plaines_d%27Abraham
Défaite de la France à la bataille des Plaines d’Abraham en 1759
© Hervey Smyth

MacLennan, québécois anglophone, vit l’évolution rapide et l’entrée dans l’Histoire de la province du Québec. Ce territoire fut d’abord habité par des peuples autochtones comme les Algonquins et les Iroquois. Au départ colonie française depuis le XVIème siècle avec l’arrivée de Jacques Cartier en 1534, la Nouvelle France fut conquise par les Anglais après la défaite du général français Montcalm à la bataille des plaines d’Abraham en 1759. Abandonnée par la France, l’ancienne colonie sera un territoire secondaire au XIXème siècle du dominion britannique du Canada. Alexis de Tocqueville entreprit d’analyser dans Regards sur le Bas Canada, ce qu’on appelle aujourd’hui la province du Québec. La province est née seulement après l’établissement de la confédération canadienne en 1867. Ce n’est qu’au courant du XXème siècle qu’une affirmation du fait français et catholique vit le jour au Québec. Il fera face au protestantisme anglo-saxon du ROC. C’est ainsi que les Québécois appellent familièrement Rest Of Canada.

« La Révolution tranquille des années 1960 fut l’aboutissement de ce changement, qui vit le pouvoir clérical reculer au profit de l’État. »

Marqués par la Grande Noirceur et le long règne de Maurice Duplessis, les Québécois ont assisté durant cette époque à de réels progrès économiques. Ils virent aussi leur singularité s’accroître comme l’atteste l’établissement du fleurdelisé. Ce dernier reste depuis son introduction en 1948 le drapeau officiel de la province. Il arbore sur fond bleu et blanc quatre fleurs de lys rappelant les origines françaises. Surtout, ces profonds changements initiés par la Grande Noirceur allaient permettre aux Québécois d’inscrire leurs pas dans l’Histoire.

La Révolution tranquille des années 1960 fut l’aboutissement de ce changement. Le Québec vit le pouvoir clérical reculer au profit de l’État. Il vit également le sentiment patriotique prendre de l’essor. La visite de Charles de Gaulle en juillet 1967 au Québec et sa formule « Vive le Québec libre ! » sur le perron de l’hôtel de ville de Montréal permirent à la Belle Province de se faire connaître partout à l’international. Les Chinois inventèrent en mandarin le mot Québec, inexistant jusqu’à alors. Profondément déterminé à réparer ce qu’il nomma « la dette de Louis XV », De Gaulle snoba Lester Pearson et le gouvernement canadien en ne se rendant pas à Ottawa. Snobisme qui aura pour conséquence le très net refroidissement des relations entre Paris et Ottawa durant plusieurs années.

Le Québec en quête d’indépendance

Le premier échec d’un référendum d’indépendance est survenu dans les années 1970. Lancé par l’ancien libéral René Lévesque et fondateur du Parti Québécois (PQ) en 1968, cela aurait pu marquer la fin, sinon la pause du courant souverainiste. Au contraire, les victoires électorales se sont enchaînées pour le PQ. Le Parti Québécois, social-démocrate et considéré comme positionné à gauche sur l’échiquier provincial a toujours eu pour visée l’indépendance du Québec. La loi 101 qui a imposé le français comme seule langue officielle de la province et les succès électoraux des péquistes ont permis de maintenir l’influence du courant souverainiste. En face du PQ, le Parti Libéral du Québec (PLQ) a tenté de se maintenir. Le PLQ s’est toujours attaché à promouvoir le fédéralisme canadien et à œuvrer pour le libre-échange et le libéralisme économique.

« Cette défaite du camp des indépendantistes tout près du but marqua cette fois-ci un coup d’arrêt dans le projet d’indépendance du Québec. »

C’est en 1995, sous la houlette du péquiste Jacques Parizeau, qu’un nouveau référendum d’indépendance fut lancé. Le « Non » l’emporta seulement avec 50,5% contre 49,5% pour le « Oui ». La victoire du Non fut permise par un vote conséquent dans la région de Montréal. C’est dans la capitale économique de la province que beaucoup d’anglophones et d’allophones vivent. Cette défaite du camp des indépendantistes tout près du but marqua cette fois-ci un coup d’arrêt dans le projet d’indépendance du Québec.

https://en.wikipedia.org/wiki/History_of_Canada_(1992%E2%80%93present)
Pancarte appelant à voter “Non” au référendum sur l’indépendance du Québec en 1995
©Zorion

Depuis 2003 et la victoire du PLQ sous la férule de Jean Charest, le Parti Québécois a seulement gouverné la province brièvement, pendant un peu moins de deux ans. Cette victoire faisait suite aux manifestations et grèves étudiantes dites du Printemps érable en 2012. Pour autant, dans la société québécoise, y compris parmi des fédéralistes voire même au sein d’une partie de la minorité anglophone, le respect du fait français, de la loi 101 ainsi que de l’interculturalisme ont perduré. Au contraire du multiculturalisme canadien initié par Pierre Trudeau dans les années 1980, l’idée de l’interculturalisme québécois, qui se veut un compromis entre le système français d’assimilation et le système anglo-saxon de respect des communautés a perduré également.

Quebeckers : it’s economy, stupid !

Est-ce le cas encore en 2018 à la veille des élections générales ? Jamais la volonté d’indépendance fut aussi faible dans les intentions de vote (35% à 37% pour le « Oui »). Cela ne manque pas de provoquer un paradoxe lorsqu’on voit le retour de la nation, de l’identité nationale voire de la soif de souveraineté populaire face à l’Union Européenne en Europe. Aux États-Unis, Donald Trump a remporté des États traditionnellement démocrates (Wisconsin, Michigan, Pennsylvanie) en promouvant le retour à l’Amérique d’abord. Le Brexit, le référendum en Écosse, la Catalogne ou plus récemment la loi sur l’État-Nation en Israël sont des démonstrations supplémentaires, quoique portant des causes parfois différentes pour ne pas dire divergentes, de ce retour de la question souveraine et/ou identitaire. Le Parti Québécois lui-même ne propose plus l’indépendance qu’en cas de seconde victoire aux élections générales en 2022. Est-ce par crainte que l’option de l’indépendance soit devenue désuète, sinon un repoussoir pour bon nombre d’électeurs ?

Les Québécois acceptent de plus en plus également que l’anglais soit utilisé dans la société. On l’atteste avec l’utilisation et la promotion par des francophones à Montréal du “bonjour/hi” en rentrant dans les commerces. Bien qu’ayant ému une partie de la population, ces changements dans la société québécoise, incrémentaux, marquent une nette différence avec ce qui faisait leur singularité, pour ne pas dire leur force depuis plus d’un siècle.

« Ces changements récents au Québec sont corrélés à la place prise par l’économie. Ce que d’aucuns qualifient d’économisme la place prépondérante, sinon exagérée, de l’économie dans tous les milieux de la société, n’est que la conséquence du néo-libéralisme en vogue depuis le début des années 1980. »

Le mode de vie des Québécois, contrairement à celui des Européens, fut très rapidement inspiré du “way of life” américain dès la fin des années 1950. Mais jusqu’à présent, il y a toujours eu une volonté de promouvoir la littérature, la musique francophone et québécoise. L’accord récent entre Mélanie Joly, ancienne ministre du Patrimoine canadien du gouvernement de Justin Trudeau et la société américaine Netflix pour valoriser la culture a provoqué beaucoup de soubresauts au Québec. A la différence que beaucoup ont estimé qu’il était temps d’être à la page et que le soutien à ce qui faisait alors la particularité du Québec en Amérique du Nord inspirait davantage le ranci que le progrès.

Ces changements récents au Québec sont corrélés à la place prise par l’économie. Ce que d’aucuns qualifient d’économisme la place prépondérante, sinon exagérée, de l’économie dans tous les milieux de la société, n’est que la conséquence du néo-libéralisme en vogue depuis le début des années 1980.

Le modèle québécois, reposant sur une place plus importante de l’État, des services publics et de l’État-Providence, à la différence du reste de l’Amérique, a été mis à mal ces dernières années. En commençant par le gouvernement fédéral conservateur de Stephen Harper. Stephen Harper, issu de la province de l’Ouest de l’Alberta, a souvent tenté de cajoler les Québécois. Il a, dès son arrivée au pouvoir en 2006, fait voter une motion reconnaissant l’existence d’une nation québécoise au sein d’un Canada uni. Mais excepté cette mesure, Harper et les conservateurs n’ont sans cesse essayé de détricoter le modèle d’État-Providence. Ils voulaient d’un État principalement au service du gaz de schiste et des sables bitumineux. L’arrivée de Justin Trudeau en 2015 n’a guère modifié ce paradigme.

Les gouvernements Charest et Couillard ne furent pas en reste. Philippe Couillard appliqua l’austérité au début de son mandat en 2014 pour que le Québec regagne en « compétitivité », devienne plus « flexible » et s’assume sans complexe comme identique au reste du Canada. Ces éléments de langage, complétés par l’économisme ambiant ont renforcé l’idée qu’au final, l’économie et les finances publiques primaient sur tout le reste, y compris les langues officielles et la souveraineté !

https://turismoincanada.blogspot.com/2014/04/separatismo-quebecchese-in-declino.html
L’actuel Premier Ministre du Québec, Philippe Couillard
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« Ô Canada » plus à la mode que  « Gens du pays » ?

Cette priorité à l’économie au détriment du reste a été vite comprise par la Coalition avenir Québec ou CAQ. La CAQ est un parti de centre-droit créé dans les années 2000 qui se qualifie de nationaliste. Récent au Québec, le nationalisme selon la Coalition avenir Québec et François Legault, son leader est une affirmation forte de ce qui caractérise le Québec. Mais c’est également une affirmation (une allégeance ?) à l’appartenance du Québec au sein du Canada pour plus de « prospérité économique ».

Aussi, la CAQ reste en tête des élections à venir d’après Qc125, le site qui compile l’ensemble des sondages : moyenne de 35,2% et 69 sièges – la majorité absolue étant à 63 – contre 30,6% pour le PLQ (41 sièges), 18,4% pour le PQ (9 sièges) et enfin 10,3% pour le parti progressiste et souverainiste Québec Solidaire (5 sièges). Ce dernier ne cesse de grimper depuis une dizaine d’années sur la scène politique provinciale. Il progresse particulièrement sur l’île de Montréal et ce, principalement au détriment du Parti Québécois.

L’avancée dans les sondages est confirmée par l’analyse de Jean-Marc Léger, à la tête du principal institut de sondage au Québec. Léger explique que la difficulté pour les libéraux sont qu’ils supplantés par les caquistes lorsqu’on demande aux Québécois qui sont les plus crédibles en matière économique. C’est d’autant plus important qu’auparavant l’économie était la chasse gardée des libéraux. Par ailleurs, elle était beaucoup moins déterminante dans les choix des électeurs comparativement à la souveraineté, entre autres.  Le Parti Québécois et Québec Solidaire ne s’y sont pas trompés : depuis le début de la campagne électorale, les deux partis souverainistes considèrent la CAQ et les libéraux comme identiques à l’exception de l’immigration. L’exemple d’une ancienne candidate libérale dans une circonscription montréalaise en 2014 qui concourt sous les couleurs caquistes cette année en est une triste illustration.

« En 1998, le Parti Québécois réalisait à lui seul encore 43% des suffrages. Il y a deux ans il était encore à 30% dans les sondages. Aujourd’hui il est question de sa survie comme groupe parlementaire à l’Assemblée provinciale. »

Le fait qu’aujourd’hui au Québec 65% de l’électorat souhaite voter pour un parti qui ne soit pas favorable à l’indépendance traduit un changement progressif des priorités des Québécois et, par extension, du Québec. En 1998, le Parti Québécois réalisait à lui seul encore 43% des suffrages. Il y a deux ans il était encore à 30% dans les sondages. Aujourd’hui il est question de sa survie comme groupe parlementaire à l’Assemblée provinciale.

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Les co-dirigeants de Québec Solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois et Manon Massé
©Judicieux

L’intellectuel souverainiste et conservateur Mathieu Bock-Côté ou des éditorialistes des journaux du groupe Québécor comme Richard Martineau considèrent que ce reflux du Parti Québécois et des souverainistes s’explique par la forte poussée d’une immigration maîtrisant peu le français. Ils considèrent également que ces nouveaux arrivants, principalement installés dans la région métropolitaine de Montréal sont plus facilement tentés par le multiculturalisme canadien. Ils appuient entre autres leurs idées sur les coups de sonde réalisés ces dernières années. D’après ces sondages, pour beaucoup d’immigrants, la question de l’appartenance ou non du Québec au Canada ne se pose pas.

Plus à gauche que le Parti Québécois, Québec Solidaire, qui rejette les thèses avancées par Bock-Côté a pris pour slogan « Populaires » en voulant s’adresser à l’ensemble du peuple québécois. Le jeune parti a voulu suivre l’exemple de Podemos ou de la France Insoumise. Jean-Luc Mélenchon est d’ailleurs venu les rencontrer en avril 2016. Québec Solidaire est souvent tiraillé entre une ligne populaire et une autre proche de la gauche radicale. L’électeur solidaire de Gaspé et celui de Montréal n’ont ainsi pas du tout la même opinion du multiculturalisme ou encore de l’immigration. Manon Massé, qui porte le leadership pour QS aux côtés de Gabriel Nadeau-Dubois est souvent critiquée pour ses positions sur ces sujets. Preuve qu’il reste encore du chemin à faire pour les solidaires, le slogan Populaires n’est le préféré que pour 4% des électeurs selon un sondage pour les journaux Le Devoir et The Montreal Gazette.

« Le Québec semble s’être accommodé d’une disparition de sa singularité en Amérique du Nord. »

Cet abandon progressif de l’idée d’indépendance, la primauté accordée à l’économie et la progression inexorable de l’anglais – notamment à Laval qui était encore jusque-là très majoritairement francophone – font que le Québec semble s’être accommodé d’une disparation de sa singularité en Amérique du Nord. L’entrée du Québec dans l’Histoire, par essence vivante au XXème siècle n’était donc qu’une parenthèse qui se referme ? Hugh MacLennan, qui espérait que ces deux solitudes puissent un jour s’accommoder de vivre en harmonie, a en partie vu son désir s’exaucer. Qu’en partie, car MacLennan souhaitait que le Canada soit uni mais avec deux peuples ayant chacun ses racines et les préservant. Les Québécois font actuellement un autre choix : celui de leur propre dissolution.

“Nous devons accéder à l’indépendance” – Entretien avec Gabriel Nadeau Dubois

Gabriel Nadeau Dubois

Gabriel Nadeau Dubois (27 ans) est l’ex-leader du mouvement étudiant québécois durant le “printemps érable” de 2012. Il s’est engagé récemment en politique et a rejoint le parti Québec Solidaire, dont il est devenu co-porte-parole avec Manon Massé. Il a également été élu député au sein de l’Assemblée Nationale du Québec, lors d’une élection partielle. Québec Solidaire (QS) est un parti de gauche indépendantiste, qui agit à l’échelle de la province du Québec, qui fait partie du Canada.

Cet entretien a été réalisé dans la perspective des élections provinciales du Québec qui auront lieu le 1er octobre 2018.

LVSL – Le Parti Libéral du Québec (PLQ) est au pouvoir au Québec, presque sans interruption, depuis 2003. Quel bilan tirez-vous de ces quasi 15 années de gouvernement PLQ ?

GND – Un bilan catastrophique, c’est à dire que les 15 dernières années au Québec se résument par l’affaiblissement marqué de ce qu’on a appelé le “modèle québécois”. Le Québec se distinguait du reste du Canada et de l’Amérique du Nord par des politiques sociales beaucoup plus progressistes, par un filet social beaucoup plus développé, par des services publics beaucoup plus forts, si bien que la société québécoise était la moins inégalitaire en Amérique du Nord.

Et cet “avantage québécois” en matière de modèle social a été considérablement affaibli par les 15 dernières années de pouvoir Libéral, où la fiscalité a été largement modifiée. Les services publics ont été affaiblis, notamment le réseau de la santé. Le réseau de santé a été incroyablement centralisé, et d’un certain point de vue privatisé par le pouvoir Libéral. Le système d’éducation a été chroniquement sous-financé pendant ces 15 années là.

Le territoire québécois s’est également désorganisé, le pouvoir Libéral a été très centralisateur. En matière de développement régional, en matière d’occupation du territoire, le Québec a reculé. Il faut comprendre que pour le Québec, qui est une société  installée sur un territoire extrêmement étendu, il est dramatique que des portions complètes de notre territoire aient été affaiblies et désorganisées par les politiques Libérales.

Du point de vue de la culture politique, ces 15 ans ont été très dommageables : les scandales de corruption à répétition ont énormément alimenté le cynisme et la désaffection à l’égard des institutions politiques. Donc je dirais que c’est la conscience politique des québécois qui a été affaiblie par 15 ans de régime Libéral.

LVSL – Parlons à présent de la scène politique québécoise. A l’approche des élections provinciales qui auront lieu le 1er octobre, le Parti Libéral du Québec semble en difficulté.  On perçoit également une recomposition du champ politique. Comment appréhendez vous l’évolution des rapports de forces politiques à l’approche des élections provinciales ?

GND – Ce qui est clair en ce moment, c’est qu’il y a une forte volonté de la population québécoise d’en finir avec le Parti Libéral du Québec. Il y a également une très grande fatigue à l’égard de la classe politique traditionnelle et des partis politiques d’alternance. Ce qui fait que ce double contexte là, “souffle dans les voiles” de la Coalition Avenir Québec, qui est un parti de droite, parfois assez populiste, qui en fait fusionne les politiques économiques néolibérales du Parti Libéral du Québec et les politiques identitaires du Parti Québécois.

C’est une conjoncture qui n’est pas du tout désespérée pour Québec Solidaire. Parce que nous ne sommes pas issus des partis politiques traditionnels, les gens reconnaissent qu’on incarne une option de changement. Le travail qu’on a à faire pour les prochaines élections, c’est de convaincre les québécois et les québécoises que le changement dans lequel se drape la Coalition Avenir Québec n’en est pas un. Et qu’il s’agit des mêmes vieilles recettes que celles du Parti Libéral et du Parti Québécois.

Question : J’ai cru comprendre que la Coalition Avenir Québec (CAQ) a gommé les aspérités de leur programme :  c’était un parti qui était très anti-étatiste à l’origine. Et là, pour oser la comparaison, on a presque l’impression d’une tactique à la Macron, de fusion entre un centre-gauche et un centre-droit…

GND – Cette comparaison n’est pas inintéressante, dans la mesure où la brochette de candidats et de candidates qui se regroupent autour de François Legault [NDLR : François Legault est le leader de la CAQ] sont essentiellement des rescapés des autres formations politiques : des anciens Libéraux, des anciens Péquistes, qui se rassemblent autour d’une espèce d’extrême centre particulièrement difficile à définir, mais dont l’ADN réel est un agenda politique néolibéral.

On peut faire certains parallèles avec la France et Macron. La différence étant peut-être la figure de François Legault, qui est un “vieux routier” de la politique. C’est un ancien ministre du Parti Québécois, qui est en politique depuis plusieurs décennies. Il ne peut pas prétendre incarner la jeunesse et le renouveau comme a pu le faire Emmanuel Macron. Il a été ministre de plusieurs ministères importants, lors du virage néolibéral du Parti Québécois, à la fin des années 90. Il est lui même responsable d’une série de politiques publiques, qui ont fait assez mal au réseau d’éducation et au réseau de la santé. Et c’est d’ailleurs un peu ça son génie. Ce qui est fascinant, c’est cette capacité à se draper des oripeaux du changement, alors que c’est un ancien fondateur de compagnie aérienne, richissime, et qui tourne autour du pouvoir politique au Québec depuis plusieurs décennies.

Question : Québec Solidaire a été fondé en 2006. Québec Solidaire est parvenu, au fur et à mesure, à gagner des députés et détient, à ce jour, trois sièges à l’Assemblée Nationale du Québec, tous élus à Montréal. Ces élections semblent particulières dans l’histoire de votre parti. Elles constituent une sorte de “passage de témoin”, avec le retrait de deux figures importantes (Amir Khadir  et  Françoise David), votre arrivée à la tête de Québec Solidaire en compagnie de Manon Massé, et l’arrivée de nouvelles têtes (Vincent Marissal, Ruba Ghazal). Quels sont les objectifs de Québec Solidaire pour ces élections ? Et quelles sont les principales propositions mises en avant par Québec Solidaire ?

Il est clair que c’est une élection extrêmement importante pour Québec Solidaire. Ce “passage de témoin”, c’est l’arrivée d’une nouvelle génération à l’avant-scène pour notre parti politique, avec les départs de Françoise et d’Amir. Une nouvelle génération prend le devant de la scène. Je mettrais également Catherine Dorion dans la catégorie des nouvelles candidatures qui prennent de plus en plus de place au parti. Et c’est un gros test pour nous qui devons démontrer que nous sommes capables de garder notre pertinence politique et notre place sur l’échiquier, malgré le départ de ces deux figures qui ont été très importantes pour Québec Solidaire, mais aussi pour la politique québécoise en général.

Le test, c’est aussi d’accélérer le rythme de croissance, de passer d’un rythme de croissance assez lent, d’un député par élection, à un saut vraiment significatif en matière de nombre de députés. Ce sont nos objectifs, on veut également faire élire des députés à l’extérieur de la région de Montréal. Il s’agit de confirmer notre statut de force politique de premier plan, de prouver que nous sommes capables de faire élire des députés à l’extérieur de la région métropolitaine.

Campagne de Québec Solidaire pour le salaire minimum à 15$ de l’heure.

En terme de contenus politiques, notre grand défi est de gagner en crédibilité. Quand on fait des sondages d’opinion, les gens connaissent les valeurs de Québec Solidaire. L’enjeu pour nous, c’est de faire la preuve que ces valeurs peuvent s’incarner dans des mesures politiques concrètes. Montrer qu’un Québec sous un gouvernement Solidaire serait différent, et comment il serait différent. Notre campagne va être organisée comme cela. Elle sera centrée sur une série d’engagements qui sont audacieux, qui sont clivants, mais qui sont concrets. Par exemple, l’instauration d’une assurance dentaire publique et universelle au Québec, la fin du financement public des écoles privées, la réduction drastique des coûts du transport en commun, l’augmentation du salaire minimum à 15$ de l’heure. Des mesures qui sont concrètes, qui sont spécifiques et qui distinguent Québec Solidaire des autres formations politiques.

LVSL – J’ai lu que Québec Solidaire s’inspirait de la “méthode Sanders”. En quoi précisément vous inspire-t-elle ? Et est ce qu’il y a des des expériences d’outre-atlantique (Podemos, France insoumise) qui constituent une source d’inspiration ?

GND – L’idée de faire campagne sur un nombre restreint de mesures précises fait partie de la stratégie de campagne de Sanders, et c’est une de nos sources d’inspiration. Sinon, il nous inspire beaucoup en matière d’organisation politique. On tente de plus en plus de nous structurer comme un mouvement, de manière de plus en plus décentralisée, plus ouverte,  en laissant  plus d’autonomie aux militants et aux militantes sur le terrain. C’est le pari qu’on fait. C’est ce qui avait permis à Sanders de déjouer tous les pronostics et de générer une mobilisation sans précédent, notamment chez les jeunes. Cette manière de mener campagne nous inspire. Je pense que cela nous rapproche aussi de certaines expériences européennes que vous avez nommées, qui faisaient aussi le pari d’une implication maximale sur le terrain. Cela leur avait permis de mobiliser la jeune génération. Québec Solidaire est le parti dont l’électorat est le plus jeune au Québec. Alors on se dit qu’il faut profiter de l’avantage de disposer de nombreux militants et militantes dans la fleur de l’âge et qui ont du temps à donner.

Question – La “question nationale” structure, dans une large mesure, le champ politique québécois depuis les années 1960. Historiquement, la revendication de l’indépendance était portée par le Parti Québécois, tandis que le Parti Libéral du Québec incarnait le “bloc fédéraliste”. Or, la revendication de l’indépendance est devenue secondaire dans l’agenda du Parti Québécois (PQ). La CAQ ne défend pas un projet indépendantiste. Au final, seul Québec Solidaire met en avant l’indépendance du Québec dans son projet politique. Est-ce que pouvez expliciter ce que vous attendez de l’indépendance de la province, et de quelle façon vous articulez l’indépendance à la question sociale, environnementale, et à la relation du Québec avec le monde ?

GND – Sur  la question de l’indépendance, il est clair que les temps ont changé. Ce qui était avant un enjeu déterminant pour le choix des électeurs ne l’est plus autant. Pour de plus en plus de gens, la question de l’indépendance n’est plus la question de l’urne, comme ont dit. C’est un fait qui est difficile à nier.

Ceci étant dit, cela ne rend pas, en soi, le projet d’indépendance caduque pour autant. Si on est sérieux dans nos volontés de changement social, dans notre volonté de transformation de la société québécoise, on ne peut que constater que le cadre constitutionnel canadien n’est pas à la hauteur.

Campagne de Québec Solidaire contre l’exploitation des hydrocarbures.

Il n’est pas possible de mettre fin au libre-échange néolibéral pour négocier des accords commerciaux plus justes, tout en restant une simple province à l’intérieur du Canada. Même chose en matière de transition énergétique, il n’est pas possible de faire une transition énergétique au Québec en restant à l’intérieur du Canada. Ne serait-ce que parce que les compétences en matière d’énergie sont détenues par le gouvernement fédéral. Les décisions récentes de Justin Trudeau [NDLR, Premier Ministre du Canada] confirment cela : il est allé jusqu’à financer un projet de pipeline qui permet d’exporter le pétrole des sables bitumineux de l’Alberta via la Colombie Britannique. L’État Canadien reste un État pétrolier, un État dont le développement est essentiellement fondé sur l’exploitation pétrolière Albertaine, qui est la forme de production d’énergie fossile la plus polluante au monde.

Il faut aussi rappeler que le Canada est encore une monarchie constitutionnelle, et même du point de vue de la réorganisation des pouvoirs, il n’est pas possible de le faire à l’intérieur de ce cadre constitutionnel là. Donc, pour des raisons économiques et commerciales, pour des raisons énergétiques, pour des raisons démocratiques aussi, nous devons accéder à l’indépendance. On pourrait continuer la liste longtemps. Je pourrais parler également de l’importance de la protection et de la promotion de la culture québécoise, de la langue française, etc. Les grands changements sociaux et économiques dont le Québec a besoin ne sont pas possibles à l’intérieur d’un cadre constitutionnel aussi archaïque et autoritaire que le cadre Britannique.

LVSL – S’il fallait définir le peuple québécois, sur quelles bases le définiriez-vous ? Quel discours portez-vous vis à vis des minorités anglophones ou des Premières Nations ?

GND – Le peuple québécois, la nation québécoise, pour nous, est définie de manière civique. Ce sont les gens qui occupent le territoire du Québec et qui y vivent. C’est une définition qui est ouverte, inclusive, et basée sur une dimension civique de ce qu’est la nation québécoise du 21eme siècle. Il s’agit d’une nation diversifiée sur le plan des provenances nationales. mais qui s’organise néanmoins autour d’une langue commune, le français. Le français est la langue commune de nos grands débats politiques et de notre avenir politique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autres communautés culturelles. La communauté anglophone, par exemple, est une composante historique importante, dont il faut protéger les droits. Mais le coeur du Québec bat toujours en français, et cela reste la langue autour de laquelle s’organise la vie commune. Ce qui fait la force de l’approche de Québec Solidaire, est justement qu’elle est équilibrée. Il y a à la fois une reconnaissance de l’existence de la nation québécoise, et une volonté de la définir de manière ouverte et inclusive.

L’identité québécoise, c’est deux choses : c’est à la fois un héritage et un projet. Un héritage, bien sûr, parce qu’il y a un parcours historique particulier, qui est celui du peuple québécois, qui est marqué par le fait français, par la conquête, par les luttes des québécois et des québécoises pour leur émancipation, pour leur auto-détermination. Et c’est aussi un projet. Ce n’est pas seulement quelque chose qui est derrière nous, c’est quelque chose qui est devant, et qui est à construire avec les québécois et les québécoises d’aujourd’hui. Cette conception de l’identité québécoise s’incarne aussi dans notre vision de l’indépendance du Québec. Ce n’est pas un projet de repli, ce n’est pas un projet de crispation identitaire. C’est un projet d’ouverture, qui rime avec progrès social, avec inclusion et avec démocratie.

Il y a un sujet qu’il faut aussi aborder qui est la question des Premières Nations. Nous disons souvent qu’il y a la nation québécoise, mais il y a aussi les 11 nations autochtones avec qui nous partageons le territoire du Québec. Notre projet d’indépendance, on souhaite le faire avec les Premières Nations et non contre elles. C’est au cœur de notre stratégie d’Assemblée constituante : l’idée que l’indépendance se ferait en reconnaissant, de manière pleine et entière, l’autodétermination des peuples autochtones et leur droit inaliénable à décider de leur avenir par eux-mêmes.

Notre projet est celui, d’une république sociale et on veut que tout le monde en fasse partie. Cela nous distingue du Parti Québécois et de son tournant vers un nationalisme beaucoup plus conservateur et crispé. Cela nous distingue aussi du Parti Libéral. Le PLQ prétend constamment être le champion de la diversité et de l’inclusion sociale, alors que dans les faits, leurs politiques économiques ont contribué à marginaliser et à appauvrir les communautés issues de l’immigration. Québec Solidaire est le seul parti capable de réconcilier la volonté d’autodétermination de la société québécoise et la volonté que ce projet se fasse en incluant toutes les québécois et les québécoises.

Immersion dans une manifestation de droite en Espagne

Entre chants patriotiques et slogans hostiles à Carles Puigdemont, président de la Généralité de Catalogne, les manifestants de la droite anti-indépendantiste en Espagne réaffirment leur demande d’une plus grande fermeté face au gouvernement catalan.

On aura rarement vu autant de drapeaux espagnols à Barcelone. Le jour de la fête nationale, célébrant l’Hispanité à travers la conquête des Amériques, des dizaines de milliers de manifestants hostiles au processus d’indépendance se sont regroupés Place de la Catalogne, à l’appel de la Societat civil Catalana, puissante association conservatrice luttant pour le maintien de l’unité du pays.

Entendant désormais disputer aux séparatistes le monopole de la rue, les militants unionistes, galvanisés par le sucées de la marche du 8 Octobre, multiplient les démonstrations de forces, criant « la calle es nuestra » (la rue est à nous), face à un mouvement indépendantiste qui semble connaître un passage à vide, sonné par la non-déclaration d’indépendance de Puigdemont.

Une droite qui tente de soigner son image

Nous retrouvons Pedro au point fixe de la Societat Civil Catalana, Place d’Espagne. Le jeune militant de vingt ans s’exprime déjà comme un professionnel de la politique, esquivant avec habilité les questions sensibles. Quand on lui demande s’il s’identifie à la droite espagnole, à laquelle est souvent associée la Societat Civil Catalana, le jeune militant répond tranquillement qu’il se considère tout simplement comme un patriote en faveur de la Constitution. Pour lui, quand il est question d’un sujet aussi grave que l’unité de l’Espagne, ce genre de clivages n’a pas de sens.

Il est vrai que la Societat Civil Catalana pâtit d’une image fortement droitière, qui l’empêchait jusqu’à présent de mobiliser les foules anti-indépendantistes, que l’on retrouve en nombre dans l’électorat populaire du Parti des socialistes de Catalogne (PSC), qu’elle cherche à attirer dans ses manifestations. Mais celui-ci reste peu enclin à s’associer à des démonstrations d’associations proches des deux partis politiques pijos (bourgeois) que sont le PP et C’S, le premier jouissant d’une réputation particulièrement mauvaise, du fait de sa corruption généralisée et de son héritage franquiste.

Les manifestations pour l’unité de l’Espagne sont en effet réputées pour être un repère de militants d’une droite fortement conservatrice. Les vidéos de manifestants criant des slogans radicaux contre « l’anti Espagne » tout en levant le bras droit, largement diffusées sur les réseaux sociaux, contribuent à populariser l’image du manifestant unioniste « fachorro », grossier personnage associé à l’extrême droite, qui fait office de repoussoir pour la majorité de la population et de pain béni pour le séparatisme, qui tend à associer toute manifestation pour l’unité du pays au « fascisme ».

“Etre catalan est une manière d’être espagnol, selon Pedro, qui nous distribue des coeurs et des éventails aux couleurs de l’Espagne, de la Catalogne et de l’Europe, édités par le parti de droite Ciudadanos.”

Conscient de ce handicap, la Societat civil Catalana tente de se dédiaboliser en prenant certaines mesures drastiques. Les manifestants arborant des symboles franquistes et néonazis se voient ainsi refouler, « le Cara al Sol », célèbre hymne de la phalange espagnole, est désormais proscrit. En théorie du moins, puisque des vidéos témoignent de manifestations dans lesquelles il est entonné avec enthousiasme. Les chansons populaires « Viva España » de Manolo Escobar et « El mediterráneo » de Joan Manuel Serrat sont préférées à l’hymne national espagnol. L’organisation entend s’émanciper de son image droitière afin de faire descendre dans la rue tous les Catalans opposés à l’indépendance, quelles que soient leurs opinions politiques.

Ainsi, quand on lui demande s’il est judicieux d’envoyer Carles Puigdemont en prison comme le demandent la plupart des manifestants, Pedro, en bon militant de la Societat Civil, bote en touche et réaffirme sa confiance dans le travail de la justice pour décider du sort du président de la Generalitat. Il rappelle que celui-ci s’est rendu responsable d’un « coup d’État » en se situant hors de la légalité et de la constitution. En signe de bonne volonté, comme pour rappeler son engagement en faveur de valeurs démocratiques et du respect de la diversité des peuples dans tous les cas de figure, Pedro jure qu’il aurait également manifesté si le gouvernement central avait suspendu de manière unilatérale l’autonomie. Il aurait aussi considéré une telle hypothèse comme un coup d’État. La discussion se termine par des preuves d’amour envers l’identité catalane, « une manière d’être espagnol » selon Pedro, qui nous distribue, en guise de remerciement, des cœurs et des éventails aux couleurs de l’Espagne, de la Catalogne et de l’Europe, édités par le parti de droite Ciudadanos (C’s).

Certains manifestants visiblement radicalisés

Le jeune militant nous jure que tous les manifestants sont attachés à l’ordre démocratique et constitutionnel, par opposition aux indépendantistes qui, selon lui, soutiendraient un projet illégal. Cependant, une rapide discussion avec certains manifestants nous fait rapidement douter du discours officiel de la Societat Civil Catalana : la crise politique qui envenime le pays depuis des semaines a attisé la colère d’une partie des Espagnols face au gouvernement catalan, elle s’exprime à présent au grand jour, dans un discours pour le moins problématique d’un point de vue démocratique.

Marchant au coté d’un manifestant hurlant « Puigdemont en Prison ! », Jaime, membre du service d’ordre, surveille attentivement les abords de la manifestation. « On n’est pas l’abris d’un fouteur de bordel », dit il. Derrière, un groupe de jeunes manifestants manifestement agités scandent leur admiration pour l’armée, la police et le Roi Felipe VI. Jaime les observe d’un air approbateur. Il se dit patriote espagnol, nous confie qu’il pas de préférence politique entre la droite et la gauche.

“Il nous fait part de son soutien à l’action du gouvernement, bien que celui-ci n’aille pas assez loin. Il faudrait tout de même envoyer le “terroriste” Puigdemont en prison, rappelle-t-il.”

Pourtant, cette la gauche est loin de trouver grâce à ses yeux : ses tentatives de dialogue ne seraient qu’une méthode pour détruire la nation espagnole, à laquelle les gauchistes auraient toujours préféré la République Catalane. Il nous fait part de son soutien à l’action du gouvernement, bien que celui-ci n’aille pas assez loin. Il faudrait tout de même envoyer le « terroriste » Puigdemont en prison, rappelle-t-il. Comble de l’ironie, le membre du service d’ordre adopte un discours pas si éloigné de ceux qu’il est chargé d’exclure du rassemblement : les militants exhibant des symboles franquistes…

A quelques mètres de là, nous retrouvons Javier, qui se présente comme un soutien de Ciudadanos. Coiffé d’une casquette, les oreilles recouvertes de piercings, ses amis l’accusent d’avoir un air de « gauchiste ». Pourtant, une courte discussion avec lui nous convainc rapidement que sa présence à cette manifestation ne doit rien au hasard : Javier propose d’envoyer sans distinction tous les membres du gouvernement catalan en prison, et dit soutenir fermement l’action du gouvernement.

Ciudadanos, l’incarnation des limites du renouveau de la droite

Javier nous quitte pour rejoindre un groupe de jeunes venus acclamer Ines Arrimadas, présidente du groupe Ciudadanos et cheffe de l’opposition au Parlement de Catalogne. Alors qu’elle s’apprête à monter sur scène pour prendre la parole, la nuée de jeunes manifestants l’entoure aux cris de « Ines presidente !». La jeune trentenaire ne cache pas sa satisfaction, son parti incarne désormais la principale force politique de droite anti-indépendantiste en Catalogne, envoyant au bercail un PP végétatif qui peine à se défaire de son image centraliste et franquiste.

Une sympathique communication moderne et souriante qui rappelle celle de La République En Marche en France, ainsi que de jeunes cadres politiques centristes et charismatiques qui n’ont pas connu le régime franquiste, ont permis à la formation d’Albert Rivera de devenir le deuxième parti politique parmi la jeunesse espagnole, derrière Podemos.

Pourtant, à rebours de son image centriste, Albert Rivera fait preuve d’une grande intransigeance vis à vis de la Catalogne dont il est originaire, en concert avec les radicaux du PP. Il a par exemple exhorté Mariano Rajoy à appliquer immédiatement l’article 155 de la Constitution permettant de suspendre unilatéralement l’autonomie catalane. Cette prise de position incarne la ligne dure qu’entend adopter le parti vis-à-vis du séparatisme, une orientation autour de laquelle C’s a pu construire ses succès électoraux.

“Ciudadanos représente une sorte d’indignation de droite attrape-tout, contre les hommes politiques, les institutions et la corruption, mais ne propose aucune remise en cause des politiques d’austérité et de libéralisation de l’économie espagnole.”

L’adoption d’une ligne pour le moins radicale pour un parti autoproclamé centriste s’explique par les origines et la nature même du mouvement : fondé en 2006 en Catalogne autour de jeunes de droite hostiles à l’indépendance, C’s entend incarner depuis la crise économique une droite « espagnoliste », dont la stratégie est de faire porter la responsabilités des maux de l’Espagne sur la classe politique et le système des autonomies, porteurs de « corruption » et de « désunion », singeant les slogans de la jeunesse indignée du 15-M puis de Podemos.

Bien qu’ils soient aux antipodes politiquement, les deux mouvements comportent d’indéniables points communs :  apparus à la même époque chez la même classe d’âge, ces mouvements sont l’une des manifestations de la crise organique que connaît la forme de l’Etat espagnol depuis le pacte constitutionnel de 1978. Soutenu par l’oligarchie du pays, C’s a tout simplement offert un débouché politique pour une jeunesse qui ne se retrouvait pas dans la ligne modérément anticapitaliste de Podemos, mais qui partageait avec les électeurs du parti de Pablo Iglesias une même hostilité envers les institutions politiques, le bipartisme du PP et du PSOE qualifiés de « dépassés » et de corrompus.

Ainsi, Ciudadanos représente une sorte d’indignation de droite attrape-tout, contre les hommes politiques, les institutions et la corruption, mais ne propose aucune remise en cause des politiques d’austérité et de libéralisation de l’économie espagnole ; ce positionnement transversal lui permet d’attirer un électorat aussi large que volatil. S’y retrouvent ainsi aux côtés de jeunes entrepreneurs libéraux, à l’image des jeunes macronistes, toute une jeunesse « espagnoliste » exprimant un discours extrêmement droitier, dirigé contre la gauche et les autonomies, adversaires autour desquels le parti structure son combat politique.

Au crépuscule de sa vie, Santiago Carrillo, ex-leader du Parti Communiste d’Espagne, assista aux assemblées du 15-M.  Il y vit un mouvement de la jeunesse espagnole transcendant les clivages politiques traditionnels, en remettant en question les conceptions de toute une société. Il pronostiqua ainsi une grande transformation de la gauche, mais aussi de la droite, la première deviendrait à l’avenir « plus combative », et la seconde « plus humaine ». Si avec Unidos Podemos, la mutation de la première a bien eu lieu, celle de la seconde se heurte aux éternels vieux démons de nationalisme radical et à l’autoritarisme, qui risque désormais de briser une fois de plus la démocratie, l’unité et la stabilité du pays.

 

Par Rafael Ric. 

 

Crédit photo : 

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cabecera-manifestacion-representantes-PP-Cs_EDIIMA20171008_0215_5.jpg

Catalogne : retour sur une journée de violences

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Le souvenir de l’unité de façade, imposée par les attentats de Barcelone en août dernier, semble bien lointain. Et le slogan « No tinc por », réactivé sur les réseaux sociaux en cette journée de vote, résonne de manière cinglante. En effet, comme annoncé ces derniers jours par les autorités espagnoles, la police est intervenue ce dimanche matin pour empêcher la tenue du référendum organisé par le gouvernement catalan, face à des milliers de Catalans bien déterminés à voter.

2 315 bureaux de vote devaient être ouverts pour accueillir les 5,3 millions d’électeurs catalans, dont plus de 80% étaient en faveur de la tenue de ce référendum. Au total, « 1 300 ont déjà été mis sous scellés » par la police catalane, annonce le préfet, la veille du vote.

L’interdiction de ce vote a donc été préméditée et organisée consciencieusement par le gouvernement espagnol, usant de tous ses pouvoirs, et de la bénédiction du Tribunal constitutionnel, pour empêcher les Catalans de s’exprimer démocratiquement sur la volonté de créer une République catalane, indépendante de Madrid.

 

Une répression extrême qui suscite l’indignation

Des vidéos et des photos, partagées viralement sur Twitter avec le hashtag #CatalanReferendum, témoignent de la violence des affrontements entre manifestants, pour la plupart pacifiques, et membres de la Garde civile et de la Police nationale. Dès 6h du matin, des policiers s’emparent des urnes dans les bureaux de votes catalans. Vers 17h, le gouvernement catalan annonce déjà près de 460 blessés.

Réaction de Pablo Iglesias : “Est-ce votre “victoire”, Mariano Rajoy ?”

 

Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, s’en prend directement au gouvernement de Mariano Rajoy. Il s’est également adressé au PSOE, demandant au Parti socialiste de “cesser son soutien” au gouvernement, et l’invitant à déposer une motion de censure. S’ils ont auparavant critiqué la démarche unilatérale de la Généralité de Catalogne dans l’organisation de la consultation du 1er octobre, les dirigeants de Podemos n’en souhaitent pas moins la tenue d’un véritable référendum d’autodétermination pacté entre l’Etat espagnol et le gouvernement catalan. Une position à laquelle fait écho un tweet d’Iñigo Errejón, fustigeant le chef du gouvernement.

“Cherchant à humilier les Catalans. Rajoy fait honte à nous autres Espagnols démocrates. #Pas en mon nom.”

Les policiers anti-émeutes ont également, selon des témoins, utilisé des balles en caoutchouc à Barcelone où des milliers de personnes étaient descendues dans la rue tôt le matin pour prendre part au scrutin. Un manifestant aurait été blessé à l’œil par un tir.

A Gérone, face à une foule dense, la Garde civile a pénétré de force dans le bureau où devait se rendre le président de la Catalogne, Carles Puigdemont. Ce dernier a dû aller voter dans un autre bureau de vote proche de Gérone.

“J’ai voté à Cornellá. Votre dignité contraste avec l’indignité des violences policières.”

De même, la maire de Barcelone, Ada Colau, s’est exprimée, dénonçant un “Etat de siège” dans sa ville.

“J’ai voté, indignée par la répression policière, mais aussi pleine d’espoir grâce à la réponse exemplaire des citoyens.”

Dans certaines villes, comme à Gérone, des pompiers catalans ont créé un cordon de sécurité pour protéger les manifestants de la police. Autre événement à noter : les policiers catalans des Mossos d’esquadra, en plus de refuser de suivre les consignes de Madrid, se sont parfois opposés à la police nationale, quand d’autres pleurent dans les bras de manifestants, suscitant l’enthousiasme de ces derniers. Ils ont par ailleurs été accusés de désobéissance par la juridiction espagnole.

 

Le football catalan, levier de l’indépendantisme ?

Le FC Barcelone a annoncé dans un communiqué que le club “condamn[ait] les actions perpétrées aujourd’hui dans diverses localités à travers la Catalogne contre le droit démocratique et la liberté d’expression de ses concitoyens. Face au caractère exceptionnel de ces événements, le Comité de Direction a décidé que l’équipe première de football jouerait son match d’aujourd’hui à huis clos, suite au refus de la Ligue Professionnelle de Football de reporter la rencontre.”

Le 20 septembre, le club de la capitale catalane avait déjà fait savoir que “fidèle à son implication historique dans la défense du pays, de la démocratie, de la liberté d’expression et du droit à décider, [il] condamnait toute action qui puisse empêcher l’exercice de ces droits”.

De même, le joueur du FC Barcelone Gérard Piqué, favorable à l’indépendance catalane, a annoncé sur Twitter être allé voter, quand Xavi Hernandez et Carles Puyol, anciens joueurs très populaires du Barça, faisaient des déclarations de soutien au référendum d’auto-détermination. Ce soir, le Barça a gagné 3-0 contre Las Palmas. Maigre consolation…

 

Le fantôme de la Guerre civile et du franquisme ?

Le vice-secrétaire général du PP, Fernando Martínez-Maillo, a concentré ses attaques sur Carles Puigdemont, estimant que « les seuls responsables de ce qui se passe en Catalogne sont Puigdemont, le gouvernement de la Generalitat et ses partenaires parce qu’ils ont mis en place un référendum illégal».

De nombreux manifestants, certains assez vieux pour avoir connu le franquisme, n’hésitent pas à faire une analogie entre la brutalité de la répression engagée aujourd’hui contre un acte démocratique, et la dictature de Franco au siècle dernier, brimant les libertés et la culture catalanes. Aux cris de « fascistes » ou de « Rajoy, Franco serait fier de toi », les tensions s’accentuent.

Au même moment, des milliers de madrilènes se réunissent dans la rue, pour défendre l’unité nationale espagnole. Parmi eux, de nombreux manifestants entonnent des chants franquistes et font le salut fasciste, sans susciter l’indignation autour d’eux. Comment ne pas y voir la réactivation d’un imaginaire franquiste contre des Catalans en mal de République ?

La société espagnole reste en effet traversée par le souvenir du Generalísimo, parfois invoqué avec une certaine nostalgie, y compris dans les rangs du Parti Populaire, à la baguette de la répression du référendum catalan et, s’il faut le rappeler, fondé par d’anciens franquistes. La Guerre civile ne fut-elle pas d’ailleurs un soulèvement militaire, soutenu par Hitler et Mussolini, contre un gouvernement démocratiquement élu ?

Selon Jean Ortiz, une telle tension a été accentuée par « des partisans d’une Espagne réactionnaire, excluante, repliée sur elle-même, [qui] marquent des points, notamment dans le reste de l’Espagne où le gouvernement fait régner un climat anti-catalan hystérique. L’extrême-droite instrumentalise les courants identitaires : on entend reparler de « l’anti-Espagne », de « l’unité menacée », de « l’Espagne Une », d’ « ennemis de la patrie », de « sédition », de « séparatistes ». »

De même, le gouvernement catalan a-t-il pu mobiliser à plusieurs reprises cet argument historique de la Guerre civile, rendant régulièrement hommage aux martyrs républicains catalans, notamment Lluís Companys fusillé en 1940. Esquerra Republicana de Catalunya (Gauche républicaine de Catalogne), parti de Companys et membre aujourd’hui de la coalition Junts pel si au pouvoir, est le parti historique de l’indépendantisme catalan de gauche, et joue un rôle central dans l’évocation de cette histoire. On pourrait également citer Lluís Llach, chanteur très populaire en Catalogne, auteur de L’estaca, et symbole de la continuité des engagements anti-franquiste puis indépendantiste, étant lui-même député de Junts pel si. Le souvenir de la Guerre d’Espagne et les ambigüités de la Transition démocratique se révèlent ainsi violemment aujourd’hui.

Les réactions de dirigeants politiques se multiplient

Pourtant, face à la violence de ces images dans un pays dit démocratique, l’Union européenne, si habituée à l’indignation – à géométrie variable – observe un silence assourdissant.

L’eurodéputé conservateur Mark Demesmaeker, présent à Barcelone au sein d’une commission d’observation, « demande à la commission européenne de s’exprimer et de dire à Rajoy que ce genre de pratiques n’est pas autorisé dans une union de pays démocratiques attachés aux valeurs de la démocratie ». Mais les déclarations de soutien au gouvernement espagnol de Jean-Claude Juncker, il y a quelques jours, laissent présager une absence de condamnation de la violence mise en œuvre.

De même, à la mi-journée, L’Elysée n’avait toujours pas réagi à la répression en cours de l’autre côté des Pyrénées, le président Macron ayant lui aussi, il y a quelques jours, assuré Mariano Rajoy de sa solidarité.          

En revanche, de nombreux hommes politiques, à gauche essentiellement, n’ont pas tardé à exprimer leur condamnation de la violence anti-démocratique employée en Catalogne. Ian Brossat (PCF) a directement mis en cause l’Union européenne, déclarant : « Magnifique Union européenne, si loquace pour nous pourrir la vie, si mutique sur la Catalogne ». Benoît Hamon, l’un des premiers à s’être exprimé, a estimé qu’« Au cœur de l’Europe, ces images de violences pour empêcher les gens de VOTER en Catalogne sont lourdes de sens et de menaces. »

Même son de cloche du côté de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon déclarant que « L’Etat espagnol perd son sang froid. La nation ne peut être une camisole de force », quand Alexis Corbière juge que « La brutalité policière qui se déroule actuellement en Catalogne est scandaleuse, choquante, insupportable ».

Une chose est sûre, si le gouvernement espagnol cherche à maintenir l’unité de l’Espagne de cette façon, il ne parviendra qu’à radicaliser les indépendantistes, et rallier à leur cause ceux qui jugent inacceptable qu’un pays qui se dit démocratique, appartenant à l’Union européenne, agisse de façon aussi violente et anti-démocratique. Un défi pour les démocrates unionistes.

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Crédits

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.