Espagne : Pedro Sánchez reconduit, mais plus fragile que jamais

Carles Puigdemont, leader indépendantiste catalan, Pedro Sanchez, Premier ministre espagnol, et Santiago Abascal, leader de Vox (extrême-droite). © Joseph Édouard pour LVSL

Après un résultat mitigé mais meilleur que prévu aux élections cet été, Pedro Sánchez a été reconduit au poste de Premier ministre espagnol. Sa majorité de gauche repose cependant sur une coalition précaire, entre dépendance aux votes des partis indépendantistes et volonté de Podemos de s’émanciper du gouvernement. En embuscade, l’extrême-droite accuse Sánchez de coup d’État antidémocratique et incite la justice et la police à défier le gouvernement. Par Steven Forti, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon [1].

Au début de l’été, personne n’aurait parié un euro sur le fait que Pedro Sánchez resterait Premier ministre. Après les élections municipales largement remportées par l’opposition de droite, beaucoup estimaient que Sánchez, secrétaire général du Parti socialiste espagnol (PSOE), n’était plus qu’un mort-vivant politique. Les sondages réalisés avant les élections législatives du 23 juillet ne lui laissaient aucun espoir.

Madrid semblait alors sur le point de basculer aux mains des conservateurs et de leurs alliés d’extrême-droite, comme Rome, Stockholm, Helsinki et Athènes auparavant. Mais les choses se sont passées autrement : la coalition de gauche a résisté, montrant que la seule arme éprouvée des partis de gauche pour battre les émulateurs locaux de Donald Trump, Viktor Orbán et Jair Bolsonaro, est leur capacité à mobiliser leurs propres électeurs.

Certes, si le Parti populaire conservateur (PP) et à son allié nationaliste Vox n’ont pas obtenu la majorité qu’ils espéraient, la marge de manœuvre de Sánchez est faible. Aucune majorité de gauche claire ne s’est dégagée et, cette fois-ci, contrairement à la précédente législature, la formation d’un gouvernement exigeait les votes de tous les partis représentés au Parlement, à l’exception du tandem PP-Vox. L’obtention d’un soutien en particulier paraissait pour le moins incroyable : celui de Carles Puigdemont, chef de file de Junts per Catalunya (JxCAT), un mouvement indépendantiste catalan de centre droit. De 2020 à 2023, celui-ci s’est constamment opposé au gouvernement formé par le PSOE de Sánchez et Unidas Podemos.

L’Espagne demeure désormais l’un des rares bastions progressistes au sein de l’Union européenne.

Compte tenu de l’improbabilité d’une telle alliance, même après les résultats des élections de juillet, nombre d’observateurs pensaient le chef du PSOE fini et l’Espagne bonne pour de nouvelles élections afin de sortir de l’impasse. Une fois de plus, ils se sont trompés. Sánchez a réussi à former une majorité et, après le vote d’investiture du 25 novembre, l’Espagne a de nouveau un gouvernement de coalition de gauche. Depuis la démission d’António Costa au Portugal, l’Espagne demeure désormais l’un des rares bastions progressistes au sein de l’Union européenne.

Résilience et sens politique

Il ne fait aucun doute que le dirigeant socialiste espagnol fait réellement preuve de résilience. Après tout, son autobiographie publiée en 2019 ne s’intitule-t-elle pas Manuel de resistencia ? Il semble puiser sa force dans l’adversité. Capable de souplesse idéologique, il est l’un des rares à avoir appris à faire de nécessité vertu, comme il l’a déclaré devant le Parlement la semaine dernière.

Cela avait déjà été le cas il y a quatre ans : alors qu’il n’avait cessé de s’opposer à un accord de gouvernement avec Unidas Podemos auparavant, il n’avait pas hésité à s’allier avec la formation de Pablo Iglesias après les élections de novembre 2019, face à la menace de l’extrême-droite. Sans coup férir, ils formèrent alors le premier gouvernement de coalition de gauche depuis le retour de l’Espagne à la démocratie. Pendant plus de trois ans, ce gouvernement a mis en œuvre un programme audacieux qui est devenu un modèle en Europe.

La composition très morcelée du Congrès espagnol depuis juillet 2023. © Wikipedia

Aujourd’hui, en faisant preuve de patience et de ténacité, Sánchez a réussi à conclure un accord avec un parti qui, il y a quelques jours encore, revendiquait la sécession unilatérale de la Catalogne et niait toute intention de soutenir un gouvernement de coalition à Madrid. Dans un parlement divisé, les sept voix de JxCAT se sont révélées capitales pour assurer la réélection du chef du PSOE au poste de Premier ministre.

Pour autant, le parti indépendantiste catalan ne participera pas au gouvernement. Comme lors de la précédente législature, l’Espagne aura un gouvernement minoritaire composé du PSOE (121 sièges) et de Sumar (31 sièges), la coalition de gauche radicale conduite par la ministre du travail Yolanda Díaz. Cependant, pour sa survie, ce gouvernement dépendra également des votes de l’Espagne « périphérique », c’est-à-dire des partis régionalistes et nationalistes de Catalogne (Junts per Catalunya et Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) qui détiennent chacun sept sièges), du Pays basque (Partido Nacionalista Vasco, cinq sièges, et EH Bildu, six sièges), de Galicie (Bloque Nacionalista Galego, un siège), et des Canaries (Coalición Canaria, un siège).

Obtenir tous ces soutiens n’a pas été chose facile. Mais le PSOE, et notamment Pedro Sánchez lui-même, a montré qu’il était le seul à pouvoir forger des alliances avec plusieurs partis aux intérêts distincts. Le PP conservateur, qui de fait est arrivé en première position aux élections de juillet 2023, n’a obtenu qu’une victoire à la Pyrrhus, révélant ainsi son isolement au Parlement et dans le pays.

Les mouvements basques et catalans ont préféré soutenir un gouvernement de gauche plutôt que de se tourner vers une droite qui s’oppose à une Espagne plurinationale.

En septembre, quand le candidat du PP, Alberto Núñez Feijóo, a eu l’opportunité de former un gouvernement, il a échoué lamentablement, obtenant pour seul soutien celui du parti d’extrême droite Vox. Le pacte du PP avec Santiago Abascal, leader de Vox, s’avère ainsi être une union mortifère qui empêche tout accord avec la droite catalane et les nationalistes basques, avec lesquels il avait conclu des alliances par le passé. Vox, en effet, défend de manière véhémente une recentralisation de l’Espagne qui mettrait un terme à toute autonomie régionale. Les mouvements basques et catalans ont donc préféré soutenir un gouvernement de gauche plutôt que de se tourner vers une droite qui s’oppose à une Espagne plurinationale.

Une tâche ardue

Toutefois, la suite s’annonce compliquée. Avec une majorité aussi étendue que composite, chaque vote est susceptible de s’embourber au Parlement, et le risque que le gouvernement de Sánchez ne dure pas est réel. La meilleure carte de Sánchez auprès de ses alliés est évidemment la peur d’une chute de son gouvernement, qui reviendrait à laisser le pays à la droite. Cependant, cette menace ne suffira pas à elle seule à tenir les troupes. Comment réconcilier le programme très à gauche de Sumar concernant la politique sociale, la fiscalité progressive ou le logement avec les positions droitières du Partido Nacionalista Vasco, de Junts per Catalunya ou de Coalición Canaria ?

Avec une majorité aussi étendue que composite, chaque vote est susceptible de s’embourber au Parlement, et le risque que le gouvernement de Sanchez ne dure pas est réel.

Qui plus est, la conjecture internationale est loin d’être favorable, entre les répercussions économiques et géopolitiques des guerres en Ukraine et à Gaza, l’inflation, la crise énergétique et la nouvelle politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) toujours plus restrictive.

Dans l’immédiat, l’économie espagnole est l’une des plus performantes d’Europe : le Fonds monétaire international a confirmé des prévisions de croissance pour l’Espagne de 2,5 % pour 2023 et de 1,7 % pour 2024. Néanmoins, les investissements fournis par le plan de relance NextGenerationEU sont déjà largement pris en compte, et en janvier prochain le Pacte de stabilité et de croissance européen, qui limite le recours à l’emprunt, devrait redevenir d’actualité. Les marges de manœuvre du gouvernement espagnol s’en trouveront réduites.

La gauche radicale se divise à nouveau

Sur le plan politique, on note trois grands facteurs d’instabilité. Le premier est interne et concerne Podemos, le parti de gauche radicale qui fut l’une des principales composantes de Sumar. Après des mois de fortes tensions, la formation fondée par Iglesias (qui en demeure le chef incontesté même s’il s’est officiellement retiré de la vie politique) a décidé de quitter la coalition, jugeant Díaz trop modérée. Podemos reproche à l’équipe de Díaz son manque de considération et de l’écarter des postes clés. Ces derniers mois, Iglesias a posé comme condition qu’Irene Montero, qui est également sa compagne, soit reconduite au ministère de l’Égalité, ce qui n’a finalement pas été le cas.

Montero est une figure clivante dans la scène politique espagnole. Ayant porté la loi de garantie intégrale de la liberté sexuelle (parfois appelée loi « Seul un oui est un oui ») ainsi que la loi pour l’égalité réelle et effective des personnes trans et pour la garantie des droits LGBTI (loi « trans »), elle a souffert d’attaques extrêmement violentes de la part de la droite conservatrice.

Outre l’opposition prévisible de la droite, ces lois ont également engendré une crise au sein du gouvernement. En raison de l’application éclectique par les tribunaux de la loi « Seul un oui est un oui », plusieurs dizaines de violeurs ont au final pu être libérés ou voire leurs peines réduites, à l’inverse de l’objectif initial. Des problèmes juridiques qui ont finalement été résolus mais ont abîmé la réputation du gouvernement. La loi « trans » a quant à elle laissé des fractures entre les mouvements féministes proches de Podemos et ceux plus liées au PSOE.

Conscient de ces difficultés, Sumar, la large coalition de gauche radicale, a donc proposé à Podemos – qui fait partie de l’alliance, mais dont le poids interne s’est réduit – un autre ministère pour l’économiste Nacho Álvarez. Mais la formation d’Iglesias a refusé, ce qui a provoqué la démission d’Álvarez, jusque-là secrétaire d’État aux Droits sociaux et homme clé des arrangements parlementaires au cours de la législature précédente. Si Podemos s’estime victime, les responsabilités de ces cafouillages sont sans doute partagées.

Quoi qu’il en soit, l’attitude de Podemos menace la survie du gouvernement espagnol. Podemos n’est désormais plus que l’ombre de ce qu’il fut ces dernières années mais, compte tenu de la faible majorité de Sánchez, ses cinq députés demeurent incontournables. Podemos présentera vraisemblablement sa propre liste (séparée de celle de Sumar) aux élections européennes de juin prochain, renouant avec l’esprit de scission qui a marqué la gauche radicale espagnole ces dernières années. Le pari est risqué : en mai dernier, cette attitude avait en partie permis la victoire de la droite aux élections municipales, les voix de la gauche radicale s’étant dispersées sur de nombreuses formations qui n’ont pas atteint le seuil de 5%, d’où la création de Sumar par la suite.

Querelles intestines autour de l’indépendance catalane

Si les affaires internes de son allié fragilisent la majorité de Sánchez, le véritable maillon faible de son gouvernement est sa dépendance envers les partis indépendantistes catalans. Les accords du PSOE avec le JxCAT et l’ERC garantissent la stabilité du gouvernement, mais tout dépendra des résultats des négociations qui visent à résoudre la crise catalane et des querelles intestines au sujet de la cause indépendantiste.

La principale pierre d’achoppement, à savoir l’amnistie pour les personnalités indépendantistes inculpées après le référendum non officiel de 2017, semble avoir été surmontée, du moins sur le plan politique. Cette amnistie garantirait l’annulation de la responsabilité pénale, administrative et comptable de plus de trois cents activistes indépendantistes, y compris celle de Puigdemont qui s’est exilé en Belgique en tant que député européen ; elle s’étendrait également à soixante-treize policiers.

Après le pardon accordé à l’été 2021 et la réforme du crime de sédition, une amnistie compléterait la voie empruntée par Sánchez vers la réconciliation et la normalisation des relations entre Madrid et Barcelone.

Après le pardon accordé à l’été 2021 et la réforme du crime de sédition, une amnistie compléterait la voie empruntée par Sánchez vers la réconciliation et la normalisation des relations entre Madrid et Barcelone. Cependant, l’amnistie est juridiquement complexe, et pour juger au mieux de son effectivité réelle il nous faut attendre le débat au Parlement et la réponse de la Cour constitutionnelle. Étant donné le poids des juges conservateurs au sein de cette dernière, les recours en justice devraient être nombreux et l’application de cette amnistie prendra du temps.

Au-delà des accords sur des questions relatives à de nouveaux pouvoirs pour le gouvernement catalan ou une plus grande autonomie fiscale, l’autre pierre d’achoppement concerne un éventuel référendum d’autodétermination, exigé par le JxCAT et l’ERC.

Sur ce point, les marges de manœuvre sont pratiquement nulles : le « non » du PSOE est clair et net, tout comme l’inconstitutionnalité de cette demande. Les forces indépendantistes peuvent obtenir tout au plus un vote consultatif non contraignant concernant un accord politique négocié entre les parties. Un tel scénario permettrait peut-être de réformer le statut d’autonomie de la Catalogne, par exemple si les articles rejetés par la Cour constitutionnelle en 2010 étaient réinsérés après amendement. Une solution qui permettrait de sauver la face de part et d’autre, mais qui nécessitera une forte volonté politique et beaucoup de diplomatie.

En outre, en plus des élections européennes de juin 2024, des élections régionales auront lieu au Pays basque et en Galice au printemps prochain, et en Catalogne en février 2025. Au Pays Basque, l’hégémonie politique du Partido Nacionalista Vasco (PNV), qui soutient le gouvernement, est sérieusement menacée par la progression de la gauche indépendantiste d’EH Bildu.

Quant à la Catalogne, la lutte interminable pour l’hégémonie que se livrent le JxCAT et l’ERC, le parti de centre-gauche qui dirige actuellement le gouvernement minoritaire de la région, pourrait pousser chacun à se démarquer en faisant pression sur Sánchez, y compris sur la question du référendum, et aboutir là aussi à une situation intenable. Les derniers sondages confirment que le soutien dont bénéficie l’indépendance catalane est au plus bas depuis ces dix dernières années, une réalité susceptible de déstabiliser Puigdemont et Oriol Junqueras, le chef de l’ERC, qui pourrait les inciter à abandonner leur récent pragmatisme pour renouer avec une confrontation plus forte du gouvernement de Madrid.

Une droite trumpiste

Enfin, il existe un dernier facteur d’instabilité, sans doute le plus grave. L’Espagne se polarise de plus en plus, et une droite radicalisée souffle sur les braises. Certes, de nombreux Espagnols s’opposent ou demeurent sceptiques quant à l’amnistie des indépendantistes catalans, comme l’a révélé la manifestation pacifique du 18 novembre à Madrid à laquelle ont participé 170 000 personnes.

Ces dernières semaines, le débat politique s’est enflammé. Depuis l’accord entre le PSOE et le JxCAT, Sánchez est la cible d’un tombereau d’insultes inquiétantes et a notamment été qualifié de « traître » et de « putschiste ». Des députés du PSOE ont été agressés et le siège madrilène du parti, Calle Ferraz, a été assiégé par plusieurs milliers de militants néofascistes durant deux semaines. Ces manifestations, auxquelles participent des dirigeants de Vox, sont également soutenues par des influenceurs de l’« Internationale de la Haine », tel l’ancien animateur de Fox News Tucker Carlson.

Abascal, le président de Vox, est le plus véhément : il a qualifié le gouvernement d’« illégitime » et sa reconduction de « coup d’État » et appelé les policiers à se rebeller contre leur hiérarchie. Si le PP ne s’est pas livré à de tels excès, il n’a pour autant pas pris ses distances avec Vox et n’a pas explicitement condamné la violence.  Certains de ses dirigeants historiques, nostalgique du franquisme, comme Esperanza Aguirre, ont participé aux manifestations au côté de militants néofascistes. Pendant ce temps, le PP a lancé une campagne internationale comparant Sánchez au Premier ministre hongrois Viktor Orbán, intervenant même auprès des institutions européennes pour combatte ce qu’il considère comme la « destruction » de l’État de droit en Espagne.

La droite crée volontairement le chaos. Si les institutions démocratiques espagnoles se sont révélées jusqu’ici solides, une version espagnole de l’assaut du Capitole n’est pas inconcevable.

Tout cela n’est pas nouveau. Quand le chef du PSOE José Luis Rodríguez Zapatero a remporté à surprise générale les élections de 2004, le PP a lancé une odieuse campagne au Parlement et dans la rue, soutenue par les médias conservateurs. Ce n’est pas une coïncidence si l’ancien Premier ministre de droite José María Aznar est revenu sur le devant de la scène, appelant à une mobilisation implacable contre Sánchez. La radicalisation de la droite est un fait accompli : preuve en est que Mariano Rajoy, considéré comme un conservateur modéré, a publiquement soutenu le libertarien d’extrême-droite Javier Milei lors de l’élection présidentielle en Argentine.

Dans ce climat explosif, il n’est donc guère surprenant que des juges, qui sont censés être neutres, aient organisé des manifestations devant les tribunaux contre l’accord PSOE-JxCAT ou que quelque soixante-dix militaires à la retraite aient lancé un manifeste appelant l’armée à chasser Sánchez. La droite crée volontairement le chaos. Si les institutions démocratiques espagnoles se sont révélées jusqu’ici solides, une version espagnole de l’assaut du Capitole n’est pas inconcevable.

Une période de tous les dangers

Malgré toutes ces menaces, la reconduction du gouvernement PSOE-Sumar est une bonne nouvelle pour la gauche européenne, notamment parce qu’elle n’allait vraiment pas de soi. Avant tout, c’est une victoire personnelle pour Sánchez. Mais c’est également le résultat de la prise de conscience, par tous les partis qui composent cette majorité hétérogène, qu’il est impératif d’empêcher l’extrême-droite d’accéder au pouvoir.

Cependant, quelles que soient les intentions du PSOE ou de Sumar, leur capacité à mettre en œuvre des politiques sociales courageuses comme lors de la précédente législature demeure incertaine. Le plus probable est que le gouvernement consacre la plus grande partie de son énergie à résoudre la question territoriale, avec pour objectif de mettre enfin un terme à la crise catalane.

La tâche ne sera pas facile. Les tensions susceptibles de surgir au sein d’une majorité aussi composite, l’attitude remuante d’un Podemos sur le déclin, et les luttes respectives des nationalistes catalans et basques pour l’hégémonie régionale compliquent sérieusement la donne, sans oublier, bien sûr, la mobilisation d’une droite radicalisée. Non seulement cette dernière s’appuie sur un puissant système médiatique et des juges à majorité conservateurs, mais elle contrôle également la plupart des régions et des grandes villes. De plus, elle possède la majorité absolue au Sénat et fera tout ce qui est en son pouvoir pour pratiquer l’obstruction parlementaire ou, à défaut, ralentir le processus législatif.

La droite, y compris ses composantes en théorie les plus modérées, a manifestement décidé que toute action pour faire tomber le gouvernement est légitime, et elle ne retiendra pas ses coups dans les mois à venir. Jusqu’aux élections européennes de juin prochain, une échéance cruciale pour les deux camps, il n’y aura aucun répit. Si le gouvernement Sánchez tient jusque-là, nous pourrons alors faire le bilan de ce qu’il aura accompli.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre de « Spain’s Left-Wing Government Faces Internal Splits – and a Trumpian Opposition »

« La solution à la question catalane doit être politique » – Entretien avec Gabriel Rufián

Crédits : Amadalvarez

Gabriel Rufián est porte-parole de la Gauche républicaine catalane (ERC) au Congrès des députés de Madrid. Dans cet entretien, il revient avec nous sur son engagement en faveur de l’indépendance de la Catalogne et de la justice sociale, et plus largement sur la situation politique espagnole, marquée par une recomposition de la droite, un affaiblissement des forces progressistes et l’essor du parti d’extrême-droite Vox. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Léo Rosell. Traduction de Sonia Bagués.

LVSL – Quel impact ont pu avoir les résultats des élections du 4 mai dans la recomposition des gauches comme des droites espagnoles ? Et plus concrètement pour le camp indépendantiste ?

Gabriel Rufián – Je crois que cette victoire n’est pas tant celle d’Ayuso comme figure politique en tant que telle, mais plutôt celle d’un courant politique représenté par une équipe qui sait parfaitement ce qu’elle fait avec elle, ce qu’elle est susceptible de représenter. 

Elle est surtout parvenue à ensauvager la droite. Cela démontre qu’aujourd’hui, Jesus Gil [homme d’affaires espagnol qui s’est fait connaître dans les années 1970-1980 pour ses frasques médiatiques et son franc parler, NDLR] cesserait d’être un clown médiatique qui sort d’un jacuzzi entouré de femmes, faisant l’idiot et étant très généreux, serait probablement maire d’une ville très importante. De fait il a déjà été maire de Marbella dans les années 1980, mais dans ce contexte, il pourrait se présenter dans des villes encore plus importantes. Il pourrait même être ministre, il pourrait avoir ici, 20, 25, 30, 35, 40, 52 députés… En définitive c’est la victoire de ce type de politique.

Pour autant, la gauche se tromperait, et de fait elle se trompe, en collant à Ayuso, Almeida et leurs affidés, l’étiquette d’histrions, de fous, qui ne sauraient pas très bien ce qu’ils font, et qui se seraient retrouvés là un peu par hasard. Non, ils savent parfaitement ce qu’ils font. La question la plus importante selon moi, et que je ne cesse de me poser depuis quelques temps déjà, est la suivante : comment se fait-il qu’il y ait autant de souris, autant de gazelles, qui écoutent voire qui votent pour ces chats ou ces hyènes ? Car de fait, ils sont nombreux.

Ce que l’on a toujours du mal à comprendre, ou plutôt ce qui mérite une réflexion profonde de la part de la gauche, c’est de savoir pourquoi quelqu’un qui vit à Usera, à Ciudad Lineal, à Carabanchel, à Vallecas [quartiers populaires de la région de Madrid, NDLR], vote Ayuso ou vote pour des partis dont les refrains sont si étranges et ringards, qu’il y a quinze ans, personne n’aurait imaginé qu’ils pourraient gagner avec ce type de slogans, comme « Le communisme ou la liberté ». 

Au fond, la question qu’il faut poser est la suivante : « Quel type de liberté offre la droite ? ». La liberté qu’offre la droite à la classe ouvrière, c’est la liberté de livrer des commandes en ligne à vélo ou bien à moto. Voilà la liberté qu’ils offrent, et pourtant ils parviennent à gagner des élections. Pourquoi ?

Sans doute parce que, depuis des décennies maintenant, à gauche nous ne faisons plus une politique de gauche. Il y a une méfiance vis-à-vis des prises de position et des étiquettes. De plus, je crois que l’on ne parle pas assez du rôle que la droite espagnole joue dans cet affaiblissement démocratique. Prenons un exemple : si l’extrême droite gagne, ou si elle est susceptible d’arriver au pouvoir dans un Lander, en Allemagne, ce n’est pas la social-démocratie allemande qui va l’en empêcher, mais Angela Merkel, qui est peut-être plus de droite qu’Ayuso, mais dont les racines de l’engagement sont antifascistes.

En Espagne, cela ne fonctionne pas comme ça. Ici, personne ne doute que des gens comme Pablo Casado [dirigeant du parti de droite conservatrice Partido Popular (PP) NDLR] ou Inés Arrimadas [dirigeante du parti libéral et unioniste Ciudadanos, NDLR] gouverneraient ou arriveraient au pouvoir dans n’importe quelle institution en négociant un accord avec le parti d’extrême droite néofranquiste qu’est Vox, tout le monde le sait. Cela représente une anomalie en l’Europe.

Dans notre pays, le fait que la gauche ne semble plus rien avoir de gauche, peu importe le drapeau derrière lequel elle se rassemble, et que la droite ne soit pas antifasciste, permet en grande partie de comprendre ce qui est en train de se passer. 

LVSL – Croyez-vous que cela aura des répercussions au niveau étatique et que cela pourrait également représenter un problème pour la Catalogne ?

G. R. – Pendant longtemps, il y a eu une forme de naïveté au sein de l’indépendantisme et des forces souverainistes. Certains me disaient : « Ne parle pas du fascisme, ne parle pas de Vox, cela ne sert à rien, c’est une affaire d’Espagnols. » Je répondais : « Eh bien moi, quand j’étais gamin à Santa Coloma, il y avait des fascistes, donc je pense que cela nous concerne aussi ». 

Depuis douze ou treize ans, Ciudadanos est né et a joué un rôle dans la vie politique en Catalogne. Aujourd’hui, sa version beaucoup plus sauvage et décomplexée qu’est Vox, a obtenu onze députés en défendant des positions particulièrement réactionnaires, au cœur même du Parlement catalan. Le fait que ce parti soit susceptible d’attirer beaucoup de personnes ici en Catalogne doit nous faire prendre conscience que le fascisme nous touche tous, qu’il s’est manifestement introduit dans beaucoup de strates de la société, et pire, parmi les classes populaires. 

LVSL – Quels sont les objectifs que l’indépendantisme estime avoir accompli depuis le début du procés ?  

G. R. – Que l’on parle de nous, déjà. Tout au long de l’histoire, de nombreuses personnes ont eu raison, mais ne sont pas parvenues à faire gagner leurs idées. De mon point de vue, je pense qu’il est raisonnable de vouloir que les conflits se règlent de façon politique, à travers les urnes tout simplement. On peut être contre l’indépendantisme, contre l’autodétermination de la Catalogne, mais si l’on est démocrate, on doit vouloir que la solution se règle par les urnes. Je crois que les personnes de bonne volonté dans ce pays, quel que soit leur vote ou leurs idées, savent que les conflits politiques ne se règlent pas à coups de matraque ou dans les tribunaux. 

Je pense aussi humblement que nous avons réussi, dans la continuité du travail déjà entrepris par Jordi Tardà [prédécesseur de Gabriel Rufián comme porte-parole d’ERC au Congrès des Députés, NDLR] pendant une décennie ici à Madrid, à transmettre durant les cinq dernières années ce doute à la gauche espagnole : « Qu’est-ce qui se passe ici ? Et s’ils avaient raison ? » Je pense que cela portera ses fruits dans un avenir proche.

Je suis bien conscient du fait qu’il y a beaucoup de gens en Catalogne qui sont indifférents aux symboles, comme l’estelada [drapeau indépendantiste catalan, NDLR], Els Segadors [hymne catalan, NDLR], L’Estaca [chanson de Lluís Llach, associée à la résistance catalaniste pendant le franquisme, NDLR], ou même qui ne parlent pas catalan. Ces personnes sont nombreuses, mais parmi elles, une large part a une sensibilité progressiste, des espoirs de changement.

C’est pourquoi nous essayons de susciter des débats, pas sur ces symboles qui ne touchent sûrement qu’une partie de nos concitoyens, mais sur ce qu’une majorité de gens partage malheureusement, à savoir la précarité, la misère, l’exclusion sociale, la lutte pour le féminisme, la lutte pour l’environnement. 

Je pense que remplir le drapeau d’un contenu, peu importe le drapeau en question, est toujours pertinent, surtout pour la gauche. 

LVSL – Inversement, dans quelle mesure le camp indépendantiste a-t-il échoué, et qu’aurait-il pu améliorer pour faire avancer davantage sa cause ? 

G. R. – Je pense que nous n’étions pas suffisamment conscients de ce que nous avions en face de nous. Je m’appuie sur les réflexions de celles et ceux qui ont mené ce combat en première ligne face à l’État central et qui sont pour cela en prison. Ils ont de ce fait beaucoup plus de temps que nous pour analyser les événements passés, et pour en tirer les leçons. Carme Forcadell par exemple s’est retrouvée en prison uniquement pour avoir permis, en tant que présidente du Parlement, qu’un débat parlementaire ait lieu sur la question de l’indépendance. Le fait que quelqu’un d’aussi respectable que Carme ait été mis en prison devrait en couvrir plus d’un de honte. 

De fait, je suis tout à fait d’accord avec elle lorsqu’elle dit que nous n’étions pas conscients de ce que nous avions en face de nous. Le pouvoir de l’État est énorme, l’impunité de l’État est énorme, la machine médiatique de l’État est immense, si immense qu’il peut parvenir à faire croire que les gentils sont ceux qui utilisent des matraques et les méchants ceux qui utilisent des urnes. Je dois avouer que nous n’en étions pas conscients, du moins à ce point-là.

Dès lors, la réflexion que nous devons mener a pour objet la prise de conscience que la confrontation sans moyens suffisants et avec un rapport de force objectivement désavantageux ne comporte que frustration, car il est voué à l’échec. Nous n’avons pas le choix d’essayer de gagner toujours plus de gens à notre cause. De convaincre encore et de convaincre toujours plus de gens. Je ne connais aucun domaine de la vie ni de la politique dans lequel la volonté d’en faire plus soit mauvais. Alors, celui qui estime qu’être plus nous affaiblit sous-entend par-là qu’il ne veut pas gagner. Ou alors qu’il ne veut pas faire gagner une cause mais qu’il veut gagner de manière sectaire et partisane. Nous, ce que nous voulons par-dessus tout, c’est que la cause gagne.

LVSL – Votre profil semble très singulier dans le catalanisme. Vous avez des origines andalouses et vous avez démarré la politique avec la formation Súmate, qui milite en faveur du vote indépendantiste auprès des catalans hispanophones. Cela prouve que le camp indépendantiste est aussi ouvert à toutes et à tous, et que les gens qui ne sont pas d’origine catalane peuvent aussi partager cette lutte. Pour autant, la population de Catalogne qui provient d’autres régions d’Espagne est un électorat qui apparaît plus favorable aux forces unionistes. Croyez-vous que les partis catalanistes devraient tenter de convaincre plus ces gens-là ? Et si oui, de quelle manière ?

G. R. – Tout d’abord, je voudrais commencer par rectifier quelque chose, ma présence ici n’a rien d’extraordinaire. Tout comme moi, il y a beaucoup de gens en Catalogne, presque la moitié de la population, qui sommes fils ou petits-fils d’Andalous, de Galiciens, d’Estrémègnes, de Castillans, de Canariens, etc. La Catalogne, pour des raisons évidentes, est un mélange de mélanges, et c’est pour moi un motif de fierté.

J’ai cherché à démontrer que les préjugés, l’étiquette qui colle à la peau des indépendantistes, était complètement réductrice et fausse, à savoir l’image d’un monsieur avec un béret catalan, avec la photo de Jordi Pujol [ancien président de la Generalitat de Catalogne, NDLR] et qui danse la sardane [danse catalane traditionnelle, NDLR] tous les samedis et dimanches. C’est comme l’idée que certains Catalans se font des Madrilènes, ou des Espagnols, à savoir des gens qui écoutent Federico Jiménez Losantos [journaliste de droite, NDLR], qui portent une carte du Real Madrid dans leur portefeuille et qui adorent les Sévillanes. Certes, il y en a des comme ça, mais pas tous, bien entendu.

Ensuite, il est vrai que l’indépendantisme comporte une minorité ethniciste, identitaire, y compris avec des positionnements très réactionnaires. Mais c’est une minorité. C’est la même chose avec l’espagnolisme, le nationalisme espagnol. Pour ces personnes, si tes arrière-grands-parents n’étaient pas tous catalans, tu ne peux pas être comme eux. Je pense que dans notre camp, nous qui sommes antifascistes et démocrates avant tout, nous devons montrer que cette minorité existe aussi, et combattre ses arguments. À plusieurs reprises, certaines formations politiques ont fait semblant de ne pas voir ce problème. Il est temps de mettre le sujet sur la table, en insistant sur le caractère politique et démocratique de notre engagement, qui ne peut pas se conjuguer avec une forme quelconque d’ethnicisme. 

Je pense que parmi les gens qui ont voté pour nous lors des dernières élections, une part non négligeable voterait non à l’occasion d’un référendum sur l’autodétermination de la Catalogne. Notamment des gens qui sont émus quand la sélection espagnole gagne une Coupe du monde. C’est l’idiosyncrasie de la cause, aussi du peuple catalan, et je pense que beaucoup de gens en Catalogne sont déçus par la gauche espagnole. 

Je crois que si la table de négociation comporte une nouvelle déception provoquée par la gauche espagnole, beaucoup de gens en Catalogne finiront par voter pour des listes indépendantistes. Pour des raisons idéologiques et non pour des raisons identitaires ou nationalistes, qui sont tout aussi honorables. En effet, beaucoup se diront : «  Je souhaite une rupture, je souhaite un changement, je souhaite une révolution. Quelle meilleure façon de le faire que par l’autodétermination et un vote sur la souveraineté de notre nation ? »

Je crois, par exemple, qu’après un référendum d’autodétermination en Catalogne, un référendum sur la monarchie ou la république en Espagne pourrait avoir lieu. Je veux dire que cela peut être le point de départ de bouleversements souhaitables dans le reste de l’Espagne, et beaucoup d’entre nous le faisons aussi pour ça. Celui qui croit que parce que tu défends le vote d’un statut politique en Catalogne tu es anti-madrilène, anti-galicien, anti-murcien ou anti-espagnol, se trompe terriblement. 

LVSL – On dit souvent que, du fait de son histoire, de son progressisme ou de ses aspirations républicaines, la Catalogne est la communauté autonome la plus « française » d’Espagne. Selon vous, quels sont les principaux liens entre ces deux territoires ?

G. R. – On m’avait dit que les plus francisés étaient les Basques, plus précisément ceux de Guipuzcoa et je peux en témoigner. Peut-être que ces liens peuvent se comprendre déjà en termes de proximité. Par exemple, je viens d’une ville, Santa Coloma de Gramenet, où la Feria d’avril est célébrée depuis 40 ans. J’y suis allé, j’y vais, j’adore ça. Quelqu’un pourrait dire : « Vous ressemblez aux Sévillans ». Je pense qu’en fin de compte, la Catalogne est un pays composé de régions différentes. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui pensent, qui ressentent les choses très différemment. Comme dans le reste de l’Espagne. 

Ce qui est vrai, c’est que je crois que l’arithmétique parlementaire et les possibilités politiques en Catalogne, sans dire que nous sommes meilleurs, sont très différents de ceux du reste du pays. Je peux vous donner un exemple qui parle de lui-même : la droite catalane parle de république. Je pense que rien que cela, c’est déjà une victoire de la part des républicains.

LVSL – Peut-être s’agit-il d’un lien avec la France ?

G. R. – Bien sûr, exactement. Des gens comme Josep Rull, Jordi Turull, Joaquim Forn, qui sont des gens « Convergente » [de l’ancien parti de centre-droit catalaniste Convergència, NDLR], sont idéologiquement très éloignés de nous. Pourtant, je me sens très proche d’eux. Parfois, je me sens plus proche de personnes comme Turull, qui a défendu la cause à laquelle il croit et qui est en prison pour cela, que de certains des grands gourous de la gauche espagnole. C’est donc sociologiquement compliqué à comprendre de l’extérieur, mais j’en suis très fier. 

La Catalogne a aussi d’énormes problèmes, bien sûr, avec des chiffres très élevés en matière d’exclusion sociale. Je crois aussi que nous voulons prendre en charge cette terrible réalité car entre le quotidien et nos rêves, il y a la « réalité ». Vouloir prendre en charge cette réalité, gérer cette réalité, surtout maintenant, ne change rien à l’importance de la cause indépendantiste. Nous ne sommes pas moins indépendantistes, moins républicains ou moins catalans en prenant en charge cette réalité sociale, peut-être même au contraire. Il est sans doute plus simple de continuer à twitter depuis son canapé. Tout le monde le fait et sait le faire. Ce qui est difficile, c’est de vouloir prendre en charge la réalité. Non seulement la gérer, mais aussi la transformer. Sinon, vous devenez un bureaucrate. Je crois que l’exercice de la responsabilité de toute la gauche passe par là, c’est-à-dire en prenant en charge la réalité parce que c’est un mensonge de dire que la droite gère mieux. La droite vole toujours mieux.

LVSL – En France, l’histoire contemporaine de l’État a été étroitement liée au centralisme jacobin, ce qui rend compliqué, pour de nombreux Français, de comprendre la dimension plurinationale de l’État espagnol et les revendications nationalistes des Catalans ou des Basques. Pour certains, le nationalisme catalan représente des valeurs de droite, de l’égoïsme fiscal ou des privilèges économiques. Que répondriez-vous à ces personnes ?

G. R. – Je leur dirais qu’on ne comprendrait pas l’histoire contemporaine de ces quatre-vingts, quatre-vingt-dix, cent, cent-cinquante dernières années, sans les processus d’autodétermination que l’Europe a connus. C’est comme cela. Je ne me considère pas comme un nationaliste, je me considère comme étant un républicain de gauche avant tout. On m’a appris que le droit à l’autodétermination est un principe de base de la gauche. Je respecte beaucoup les nationalismes humanistes qu’il y a eu et qu’il y a. Comparer par exemple la droite ou des positionnements conservateurs qui peuvent aller jusqu’à défendre le Parti populaire indique déjà que nous sommes en train de parler de traditions très distinctes. 

Cela dit, je me rappelle parfaitement la première fois où je suis allé à l’endroit qu’on appelle la Catalogne Nord. On y trouve des communes limitrophes entre la Catalogne et la France où de nombreuses personnes parlent le catalan. Un catalan très déterminé. Je me rappelle que des drapeaux français et catalans flottaient ensemble sur ces places de village. En Espagne, une personne qui se balade avec un drapeau catalan ou basque aurait des ennuis dans bien des villages et villes. Cette personne se ferait traiter de tous les noms. Je crois que l’Espagne n’a jamais bien cohabité avec sa pluralité.

LVSL – Dans le même temps, la répression judiciaire dont ont souffert certains dirigeants indépendantistes catalans a provoqué de la solidarité envers votre camp, y compris en France. Depuis le Congrès des députés, ERC, votre parti, s’allie à d’autres partis territoriaux mais aussi avec des forces de gauche qui se sont prononcées comme étant contre l’indépendance et même contre le référendum. Pensez-vous qu’il est toujours possible de trouver une solution politique pour résoudre la crise territoriale et la question de la Catalogne ? Quelle solution privilégiez-vous ?

G. R. – C’est notre travail. Nous ne parlons pas ou nous ne voulons pas parler avec, dans ce cas précis, le PSOE, parce que nous en sommes tout l’opposé. Nous misons sur cette arithmétique gouvernementale progressiste, la plus progressiste que l’État espagnol puisse offrir en tout cas. Pour nous, c’est une bonne nouvelle que Unidas Podemos puisse être au gouvernement espagnol. J’ai vu, j’ai entendu et j’ai été fier des positionnements très courageux de la part de Pablo Iglesias par exemple. Je dois dire qu’ils ont été beaucoup plus courageux que En Comú Podem, leurs homologues catalans. Je ne le dis pas de gaieté de cœur, j’aurais adoré que ce soit différent mais c’est ainsi. 

Cependant, il est vrai que pour le moment, surtout de la part du PSOE, ce ne sont que des belles paroles que nous avons trouvées. Mais nous faisons ici nôtre le reflet de la gauche souverainiste abertzale [nationaliste basque, NDLR], peu suspecte d’être un traître à la patrie. Je pense que des gens comme Arnaldo Otegui le disent très clairement : il y a une fenêtre d’opportunité. Tout le monde dans ce pays sait, même ceux qui disent être contre le savent, que la solution à la question catalane passe par le dialogue : cette solution doit être politique. Nous n’allons pas disparaître, pas plus évidemment que les centaines de milliers de personnes qui votent pour nos formations politiques.

Cela nous oblige à faire notre travail, à dialoguer et à faire de la politique. Si quelqu’un a une meilleure idée, qu’il le dise. Nous sommes tout ouïe. Il est évident que le 1er octobre a été le point de départ de beaucoup de choses, mais pas la fin de quoi que ce soit. La voie à suivre pour l’indépendantisme est celle de la politique.

LVSL – Ces dernières semaines, les négociation pour former un nouveau gouvernement catalan ont été conflictuelles et incertaines au sein de l’alliance indépendantiste classique Junts / ERC / CUP. En fin de compte, ils sont parvenus à un pacte pour éviter de devoir répéter les élections. Cette négociation difficile aurait-elle pu générer des conflits profonds dans le camp indépendantiste ou signifie-t-elle, au contraire, l’opportunité de négocier ou de dialoguer en d’autres termes ?

G. R. – Je me souviens avoir dit à des camarades d’Unidas Podemos que nous étions bien-sûr en cinquième position dans la coalition électorale. Eux étaient en première ou deuxième position. Nous leur avons dit : « Attendez, vous avez encore du chemin à parcourir ».

Nous avons battu la droite. Il est toujours difficile de vaincre quelqu’un qui a eu tant de victoires et qui croit que le pays lui appartient, car c’est difficile à assimiler. Quand je parle de la droite, je fais référence à une partie de Junts, de cette famille, parce qu’il est vrai que nous devons reconnaître qu’il y a beaucoup de sensibilités dans cet espace. Mais il y en a une partie, composée de l’ancienne Convergència, qui a toujours gagné. Je ne dis pas cela comme une critique, mais comme un témoignage du fait que nous avons battu ces personnes et que c’est toujours difficile à assimiler pour elles.

Que cela nous plaise ou non, selon moi, nous devons nous mettre d’accord. Les différences que nous avons avec les traditions qui occupent l’espace de Junts sont énormes, mais c’est aussi l’avenir de la politique, du pacte indépendantiste que nous avons conclu avec ces personnes. J’aimerais aussi que les Comunes [membres d’En Comú Podem, NDLR] entrent dans l’équation, qu’ils soient plus importants. Je suis convaincu que l’avenir de la Catalogne dépend des accords avec eux.

L’accord avec la CUP me semble aussi très important. Je crois que, bien que je sois d’accord avec nombre des positions de la CUP, elle a toujours été un facteur de distorsion de la politique catalane au cours de ces dernières années. Je dis cela avec énormément de respect et d’affection, mais le fait que cela ait changé, qu’ils soient beaucoup plus impliqués dans la construction et dans le parlementarisme catalan, est très positif. Des personnalités comme Mireia Vehí et Albert Botran jouent un rôle très important. Cee sont des parlementaires qui font un travail extraordinaire. Nous devons continuer dans cette voie, c’est-à-dire en nous unissant.

Pour autant, rien ne sera facile parce que nous sommes tous très différents. Je me souviens très bien de débats très animés avec des collègues comme Xavier Domènech [ancien dirigeant d’En Comú Podem, NDLR], avec qui nous nous sommes entretués politiquement, alors que nous entretenons maintenant de très bonnes relations. Je regrette beaucoup de choses parce que nous n’avons pas pu nous comprendre davantage quand il était là, lorsque nous en avions l’occasion. Pendant longtemps, il nous a reproché notre accord avec Junts, et je lui disais d’attendre car pour pouvoir changer les choses, il fallait réaliser des alliances avec des gens très différents, en l’occurrence le PSOE. Aujourd’hui, nous sommes confrontés aux mêmes contradictions. L’avenir dépendra de notre capacité à les résoudre, toujours avec le même objectif de faire gagner notre cause et de changer la réalité sociale de la meilleure façon possible. C’est ce à quoi nous travaillons.

Les « catalanistes », troisième visage de la Catalogne

©Ajuntament Barcelona

Alors que la procédure pénale des leaders indépendantistes suit son cours à Madrid, la détermination des Catalans ne faiblit pas. Au contraire, le bras de fer engagé par le gouvernement espagnol les pousse de plus en plus à adopter une position radicale. Les catalanistes, dont on parle peu au profit d’une vision binaire indépendantistes/unionistes, revendiquent le droit aux habitants de cette communauté autonome de plus de 7 millions de personnes à voter pour son avenir, qu’ils souhaitent l’indépendance ou non.


« En Espagne, je pense qu’il y a un tiers des personnes pour l’indépendance, un tiers totalement contre et un tiers qui, comme moi, reste coincé entre les deux. En gros, nous voulons une meilleure situation pour la Catalogne au sein de l’Espagne », confie Lali Sandiumenge, journaliste catalane qui a collaboré avec la mairie de Barcelone pour la création de la plateforme Barcelona Ciutat Refugi. La répression de Madrid face aux revendications catalanes depuis la mort de Franco n’a fait que conforter un sentiment d’injustice qui a progressivement mené au désir d’indépendance.

En 1978, une nouvelle constitution est créée et l’Espagne se divise en 17 communautés autonomes qui se considèrent comme des nations au sein d’une nation. La Catalogne est un exemple typique : les citoyens possèdent leur propre culture, avec leur propre langue à laquelle ils sont très attachés. À cette époque, il y a peu de revendications indépendantistes. C’est en 2006 que le gouvernement socialiste de Zapatero négocie l’Estatut de Catalunya. Il est voté par référendum par les Catalans, malgré une faible participation. De son côté, le Parti populaire espagnol (PP) fait appel au tribunal constitutionnel pour dénoncer un statut catalan qui va à l’encontre de la constitution espagnole. Le tribunal met plusieurs années à se prononcer, mais il donne raison en 2010 au Parti populaire, dirigé à l’époque par Mariano Rajoy et réduit considérablement l’Estatut. Cet événement constitue l’élément déclencheur : des milliers de manifestants sortent spontanément dans la rue et, un an plus tard, l’Assemblée nationale catalane (ANC) est créée. Cette association fondée en réaction de la décision du tribunal regroupe aujourd’hui 80 000 personnes. Pour les catalanistes comme Lali Sandiumenge, l’ouverture du gouvernement central au dialogue par le biais d’un vote citoyen pour l’avenir de la Catalogne constitue la seule manière d’apaiser les tensions. Sur les campus universitaires, cet avis est largement partagé : « Si l’union avec l’Espagne est votée lors d’un référendum sur l’indépendance, alors nous respecterons et passerons à autre chose. Tout ce que nous souhaitons c’est avoir la possibilité de décider », explique une étudiante.

Ada Colau, maire de Barcelone, est une figure clef du positionnement catalaniste. Élue en 2015 sous les couleurs de Barcelone en commun, une plateforme constituée essentiellement de membres issus de la société civile, et soutenue par Podemos, elle est la première femme maire de la ville. Son parcours politique au sein d’une lutte sociale, son orientation sexuelle ouvertement assumée, son statut de mère sans conjoint font d’elle un symbole de renouveau dans une Espagne encore très conservatrice. Elle se positionne ouvertement contre l’indépendance de la Catalogne. Sa formation politique qui regroupe plusieurs partis et courants est cependant elle-même divisée sur la question, ce qui la conduit à avoir une vision plus nuancée de la situation. En octobre 2017, elle s’oppose frontalement au gouvernement de Madrid qui qualifie le référendum d’illégal et organise les bureaux de vote dans les écoles. Elle se rend aux élections et vote blanc.

Ce que veulent les Catalans, selon la maire de la capitale régionale, c’est une plus grande autonomie de la Catalogne avec son propre gouvernement, un financement qui lui est propre, le respect de la langue par le gouvernement central, sans pour autant rompre les liens avec le reste de l’Espagne. Au delà de cela, c’est un dialogue démocratique avec le pouvoir centralisé de Madrid que recherchent les catalanistes. « Si le gouvernement avait respecté cela, je ne pense pas qu’il y aurait eu de problème », explique Lali Sandiumenge. Le référendum du 1er octobre 2017 a été organisé dans ce but précis et était souhaité par 80% de la population catalane. Cette dernière s’est néanmoins vue violemment poussée dans ses retranchements par les forces de l’ordre. La violence de la répression employée par le gouvernement central et son refus de tout dialogue ne pouvait qu’alimenter une radicalisation en faveur de l’indépendance : « Je ne suis pas pour l’indépendance. Pourtant, j’ai voté en sa faveur lors du référendum. Il faut que le gouvernement se réveille », ajoute une étudiante de Barcelone.

En février 2018, Ada Colau reçoit les familles des prisonniers politiques catalans tout en arborant le petit ruban jaune, signe d’indignation et de soutien envers les détenus dont sont recouvertes les rues catalanes. Elle affirme que ce geste n’est pas profondément indépendantiste mais bien un geste « en faveur des droits humains ».

Les douze prisonniers politiques, en attente du jugement depuis le 12 février dernier, encourent sept à vingt-cinq ans de prisons pour avoir joué un rôle clef dans l’organisation du référendum d’autodétermination du 1er octobre 2017. Ada Colau, bien qu’elle ne cautionne pas les décisions prises par les leaders indépendantistes et celles du précédent gouvernement catalan, s’est empressée d’écrire au président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, au président du Parlement européen Antonio Tajani et au président du Conseil européen Donald Tusk afin d’exprimer son inquiétude à l’égard du jugement. Selon ses mots, ce procès en cours relèverait d’un « désastre politique ». La maire de Barcelone dénonce des « accusations complètement disproportionnées » pour des accusés qui n’ont jamais appelé à la violence, ainsi qu’une violation des droits des prisonniers politiques qui ne peuvent préparer une défense efficace en raison de leur incarcération provisoire.

Parmi eux Jordí Sanchez et Jordí Cuixart, respectivement présidents des organisations civiles pro-indépendance ANC et Omnium Cultural risquent jusqu’à 17 ans de prison pour sédition. Les deux hommes sont un emblème de la lutte indépendantiste. L’organisation Omnium Cultural a été créée pendant les années de la dictature franquiste comme outil de résistance. Les « deux Jordí » ont été placés en détention provisoire le 16 octobre 2017 et ne peuvent effectivement de ce fait organiser leur défense de manière efficace. Ils sont aujourd’hui accusés d’avoir organisé les manifestations du 20 et 21 septembre 2017 lors desquelles les manifestants ont tenté d’entraver des perquisitions de plusieurs bâtiments gouvernementaux qui avaient pour but d’empêcher la tenue du référendum. Les deux hommes sont issus de la société civile et ne répondent pas au titre d’hommes politiques à proprement parler. Ils ont néanmoins obtenu le titre de prisonniers politiques. À eux deux, ils incarnent le désir d’indépendance d’une Catalogne qui garde en mémoire son histoire, sur les dures années de répression de l’époque franquiste et qui exige de pouvoir préserver une culture et une langue trop souvent mises au rabais : « Je n’ai pas vécu les années de dictature. Pourtant je les sens très présentes chez mes grands-parents et mes parents. Ça fait partie de mon histoire et j’en vois encore les marques aujourd’hui », précise une autre étudiante.

Ada Colau, dans les lettres qu’elle adresse aux présidents européens, s’inquiète également du rôle que joue le parti d’extrême-droite Vox dans le jugement. Le parti s’est affiché comme représentant de l’accusation populaire. Le système juridique espagnol permet en effet à quiconque de participer à un procès en tant que partie plaignante dans les affaires d’intérêt public. Le point phare du programme de Vox n’étant autre que « suspendre l’autonomie de la Catalogne jusqu’à la défaite des putschistes », Ada Colau a dénoncé une manœuvre politique de la part du parti d’extrême-droite dans le but d’obtenir plus de visibilité et de remporter plus de gains électoraux. La stratégie de Vox d’utiliser la situation en Catalogne a jusqu’à présent fonctionné. Le parti a récemment fait son entrée aux Cortes lors des dernières élections générales. Ceci consolide la frustration des Catalans et conduit progressivement à une polarisation, d’abord entre Catalans et Espagnols, puis au sein de la lutte catalane : « Ce jugement s’ajoute à la liste des arguments du divorce entre les indépendantistes et l’Espagne. Il finit par rallier ceux qui sont dans l’entre deux [les catalanistes] à la cause indépendantiste. Ils ne sont pas forcément tous indépendantistes mais ils ont de moins en moins confiance dans les institutions espagnoles, notamment à cause du procès » explique Fabien Palem, journaliste spécialiste de la Catalogne. Les Catalans sont petit à petit contraints de choisir leur camp, et celui de l’indépendance se renforce.

Le positionnement des catalanistes permet de déconstruire cette vision réductrice d’une dichotomie indépendantiste et unioniste et de poser les questions fondamentales du conflit catalan. La constitution espagnole actuelle a été approuvée seulement trois ans après la mort de Franco, dans une Espagne encore traumatisée par les années de dictature. Pour la population catalane, les incriminations et les peines encourues par les leaders indépendantistes lors du procès en cours constituent une marque insupportable du franquisme qui perdure dans le système judiciaire espagnol. L’excuse de l’illégalité constitutionnelle de la tenue d’un référendum, avancée en permanence par le gouvernement central, alimente le ressentiment des Catalans qui souhaiteraient réformer cette constitution. Le dialogue semble bloqué par le bras de fer engagé par Madrid. À travers le conflit catalan, c’est l’histoire de toute l’Espagne qui resurgit et fragilise l’appareil politique. L’obstination à penser la situation catalane de manière binaire ne peut que mener à une polarisation toujours plus importante et engendrer une escalade des tensions. En ce sens, les catalanistes apportent des clefs fondamentales pour comprendre cette situation complexe et proposent des éléments de réponse pour engager la résolution du problème.

« Partout en Europe, nous assistons à la réaffirmation des États », entretien avec Rémi Bourgeot

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Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il a poursuivi une double carrière de stratégiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur la zone euro et les marchés émergents pour divers think tanks. Concernant la zone euro, ses études traitent des divergences économiques, de la BCE, du jeu politique européen, de l’Allemagne et des questions industrielles. Catalogne, pays de l’Est, Brexit, Allemagne : il revient sur tout cela aujourd’hui.

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La situation est incertaine en Espagne et devient dangereuse. Le Parlement catalan a voté vendredi dernier l’indépendance. Madrid a a répondu en annonçant la mise sous tutelle de la région, conformément à l’article 155 de la Constitution espagnole. Quelles pourraient être, pour l’Europe, les conséquences de la dislocation d’un de ses États membres ? L’UE peut-être aider à régler la crise catalane ?

La crise catalane renvoie à un risque existentiel pour l’Union européenne. Alors que l’UE a été vue historiquement comme un soutien des divers régionalismes, cette crise représente la limite absolue à cette approche. Quoi que l’on pense de la gestion littéralement désastreuse de Mariano Rajoy, ou des revendications catalanes, une UE qui encouragerait, près du point de rupture, l’éclatement d’un de ces grands États membres, s’aliénerait la quasi-totalité des États et ferait face à une situation de blocage fondamentale. L’UE est une construction internationale qui repose sur la participation volontaire de ses membres. Cette réalité est de plus en plus apparente depuis la crise. Ce constat est évidemment paradoxal si l’on a, par exemple, à l’esprit les programmes d’austérité. En réalité,, toutefois marquée par les lourds déséquilibres qui affectent les relations entre États, en particulier autour de la puissance allemande.

L’UE a été le cadre de développement de ces déséquilibres qui s’avèrent d’autant plus extrêmes une fois que l’illusion d’un dépassement institutionnel des États se défait. Il n’est donc guère surprenant que l’UE soit la grande absente de la crise catalane. Ce non-soutien a douché les espoirs des indépendantistes catalans qui imaginaient transformer la Catalogne en une sorte de région à nu dans l’UE, en dépassant ce qu’ils considèrent comme un simple échelon madrilène. Sans soutien d’une UE dont le pouvoir politique apparaît de plus en plus comme inexistant en dehors du jeu interétatique (certes déséquilibré), la sécession catalane est impossible… sauf à accepter de plonger dans une forme ou une autre de chaos légal et économique. La Catalogne n’appartiendrait plus à l’UE et aurait les pires difficultés à rejoindre le club. Pro-européenne, elle chercherait à conserver l’euro mais se verrait formellement exclue de l’union monétaire en même temps que de l’UE et se retrouverait donc à utiliser la monnaie unique sur une base légale très faible, au même titre que le Kosovo ou le Monténégro.

Le cas catalan renvoie à un itinéraire historique particulier mais illustre un certain type d’instabilité politique. Il s’agit de la tendance plus générale à la désagrégation des États, les régions les plus riches s’émancipant progressivement de leur appartenance nationale en se représentant plus libre dans un cadre plus large et plus abstrait. Christopher Lasch avait justement relevé ce phénomène à la fin de sa vie, au début des années 1990, en évoquant notamment le cas de la Californie qui rêvait d’une forme d’émancipation dans le cadre de la mondialisation, par son appartenance économique au « Pacific Rim ». La crise politique que traversent nos sociétés dépasse le cadre du populisme et s’ancre davantage dans une remise en question des cadres étatiques qui ont, depuis plus de quatre décennies, organisé leur propre délitement.

Tout autre pays, tout autre type de manifestation identitaire : un parti populiste de droite hostile à l’immigration (ANO) a remporté la victoire aux élections législatives tchèques du 21 octobre. Une semaine auparavant, le très conservateur Sebastian Kurz gagnait les élections autrichiennes, et entreprend actuellement de former une coalition avec le parti de droite radicale FPÖ. Pourquoi cette épidémie de revendications identitaires à l’Est de l’Europe ?

La thèse défendue, au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron, selon laquelle la vague populiste incarnée par Donald Trump et les partisans du Brexit se serait échouée sur les côtes de l’Europe continentale, n’aura pas tenu longtemps. La remise en cause du statu quo politique est en train de devenir une réalité où que l’on regarde en Europe, mais cette tendance prend des formes bien différentes d’un pays à l’autre. Les développements politiques qui touchent l’Europe centrale paraissent d’abord surprenants si l’on cherche à expliquer le populisme par une lecture quelque peu simpliste des chiffres de croissance économique ou par la seule question de la relégation des classes populaires. Si cette ligne d’analyse permet assez bien d’expliquer l’essor des mouvements populistes en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, le cas de l’Europe centrale est de nature assez différente, tout comme celui de l’Allemagne.

Les pays d’Europe centrale issus du bloc communiste ont tendance à rester bloqués à des niveaux de développement plus bas que ceux d’Europe occidentale mais l’ampleur du chemin économique parcouru ces deux dernières décennies ne fait aucun doute et ils ont, de plus, tendance à jouir de taux de chômage plutôt limités. La République tchèque que vous évoquez, connaît même une situation proche du plein emploi, et, sur le plan financier, fait office sur les marchés mondiaux de havre de stabilité, de « safe haven » alternatif, comme une sorte de Suisse d’Europe centrale. D’ailleurs, n’oublions pas que la riche Suisse a été précurseur en matière de populisme de droite visant le pouvoir, avec le SVP/UDC de Christoph Blocher qui, tout comme l’américain Donald Trump ou le tchèque Andrej Babiš, est chef d’entreprise et milliardaire.

Si les bénéfices économiques de leur intégration à l’Union européenne sont apparus comme assez évidents à la Tchéquie et à ses voisins d’Europe centrale, notamment dans le cadre de leur rattrapage économique et des fonds structurels versés aux nouveaux États-membres, les nombreuses implications de la participation à l’UE y paraissent plus problématiques. Il est évident que, pour ces pays, la question de l’abandon de pans de leur souveraineté est, pour des raisons historiques notamment, particulièrement sensible, et alimente une réaction identitaire souvent épidermique voire brutale.

Sur la question même de la « success story » économique, il convient tout de même de souligner les limites de leur rattrapage qui a essentiellement consisté en une intégration à l’appareil industriel allemand. La sous-traitance est un puissant outil de rattrapage économique mais ce phénomène connaît, dans la quasi-totalité des pays émergents, une limite intrinsèque qui conduit en général à un pallier dans le développement. Le modèle de sous-traitance nourrit par ailleurs une frustration liée à une structuration économique et sociale qui ne s’ancre pas dans la conception et qui ne mobilise pas la créativité du pays.

En somme, il existerait un type de frustration identitaire lié à un modèle de croissance économique peu valorisant et devant tout à l’extérieur (ici, à l’Allemagne) ?

Oui. Les gouvernants qui se contentent de jouer la petite musique de l’adaptation bureaucratique au marché unique ou à la mondialisation suscitent rarement une forte adhésion populaire au bout du compte, que cette approche économique produise un certain succès comme en Europe centrale ou une logique de délitement de l’appareil productif comme en France et en Italie. Le rattrapage économique est très souvent le résultat de l’imitation d’un modèle, comme cela fut d’ailleurs le cas des pays d’Europe occidentale suivant la révolution industrielle anglaise. Mais, même en suivant un modèle éventuel, le dépassement du simple cadre du rattrapage nécessite l’intégration de la conception et de la production. Un pays comme la République tchèque a une longue histoire industrielle derrière lui, et était bien plus industrialisé et productif que le bloc communiste dans son ensemble. Ce qui y nourrissait une grande fierté.

Le type de rattrapage des deux dernières décennies, écrit d’avance et connaissant par ailleurs de nombreuses limites, si ce n’est un plafond de verre, a un caractère débilitant lorsqu’il ne s’accompagne pas d’un véritable projet national, et l’on peut à cet égard comprendre le vertige économique de ces pays dans le cadre de l’Union européenne. Toutes les modalités de croissance économique ne se valent pas. Alors qu’il est évident que l’Union européenne souffre de l’absence de projets de coopération viables, les États aussi ont eu tendance à se vider de leur substance dans le cadre de cette simple logique d’allocation du capital productif à l’échelle européenne et mondiale.
La dimension identitaire de ces développements politiques est préoccupante mais peu surprenante. Nous sommes témoins de l’effondrement de l’illusion quant au dépassement des États-nations. Non seulement pour les pays qui connaissent un délitement économique mais aussi pour ceux qui ont connu un extraordinaire rattrapage, comme les anciens pays du bloc communiste, ou ceux qui affichent une solide prospérité comme l’Autriche, qui n’a rejoint l’UE qu’en 1995 une fois que la disparition de l’URSS l’y a autorisée, ou comme la Suisse qui, bien qu’à l’écart de l’appartenance formelle à l’UE, y est largement intégrée.

Et la question migratoire alors ? La république tchèque n’a pratiquement pas reçu de « migrants »….
Il n’est pas très surprenant de voir, dans ce contexte, une partie de l’électorat de ces pays se focaliser sur la figure de l’immigré, que l’immigration y soit importante ou très faible. Si le mouvement historique de dépassement des États a neutralisé la capacité de mobilisation positive des peuples européens, il semble que des tendances plus sombres lui aient au contraire survécu. Bien que l’on puisse aborder les questions d’immigration de façon apaisée, il convient de ne pas prendre à légère ces obsessions identitaires et leurs conséquences, qui nous dépassent forcément. Nous ne revivons probablement pas les années trente, mais le type de vide politique qui apparait à tous les étages de la structure européenne engendre rarement vertu et raison. Cette réalité s’applique aussi bien aux Etats, qui pensaient s’en remettre à l’Europe pour à peu près tout et à une mondialisation prétendument heureuse, qu’à la bureaucratie européenne elle-même.

En tout état de cause, l’idée de vouloir sauver les meubles en divisant l’Europe centrale entre pro-européens (République tchèque, Slovaquie…) et eurosceptiques (Pologne, Hongrie) est inefficace car erronée dans ses prémisses, comme le montre justement le résultat de l’élection tchèque. Il est, dans tous les cas, trop tard désormais pour ce type de stratégie. Si les pays de ce que l’on appelle le groupe de Visegrád suivent effectivement des tendances politiques assez différentes, la remise en cause du cadre européen y est commune et profonde. A vouloir stigmatiser à tout prix la critique de l’UE chez les membres les plus récents, on ne fait que donner du sens à une sorte de front commun de ces pays et surtout on y légitime les tendances politiques les plus néfastes.

Les responsables européens devraient renoncer à l’instrumentalisation de cette « nouvelle Europe » et s’attaquer à la question essentielle du rééquilibrage du continent, du point de vue politique et économique. Les dérives politiques qui mettent en danger l’État de droit doivent être dénoncées. Mais les stratégies de stigmatisation de l’euroscepticisme en tant que tel sont vouées à l’échec.

Le Brexit semble bien mal engagé. Pourquoi le processus de séparation de la Grande-Bretagne et de l’Union avance-t-il aussi peu ? Qui bloque ? Les Britanniques ? Les États membres de l’UE ? Pensez-vous, comme l’a récemment affirmé l’ancien ministre grec Yanis Varoufakis que le couple franco-allemand ne souhaite pas une véritable réussite des négociations mais veuille au contraire faire un exemple en rendant les choses difficiles aux britanniques ?

L’analyse de Yanis Varoufakis est intéressante et parfois même savoureuse, du fait de sa connaissance intime du cadre des négociations européennes, mais elle est limitée par une forme d’incohérence. Il ne cesse de démontrer sa compréhension du cadre inégalitaire qui organise les relations entre États au sein de l’Union européenne, mais il semble n’y reconnaître que deux échelons, celui d’hegemon et celui de dominion. Il ne fait aucun doute que la Grèce a exploré tous les aspects imaginables de cette dichotomie dans le cadre des plans d’aide. Mais les choses ne sont, en temps de crise, pas si simples ou binaires pour les grands pays. Autant la dépression grecque était un sujet d’importance parfaitement mineure pour l’Allemagne, autant la question du Brexit est tout de même d’un autre ordre.

L’instauration de barrières douanières entre le Royaume-Uni et l’UE, dans le cadre de l’OMC, n’aurait pas de conséquences économiques catastrophiques pour l’Allemagne, malgré son excédent bilatéral d’environ 50 milliards d’euros (86 milliards d’exportations contre 36 milliards d’importations…) avec Londres. Cela serait tout de même problématique pour l’industrie automobile, parmi d’autres secteurs. Dans le cadre politique allemand et de ses règles tacites, la chancelière n’a pas de mandat pour pénaliser délibérément un secteur phare de l’économie nationale à des fins politiques. Même dans le cas des sanctions contre la Russie, on a fini par voir les responsables économiques se manifester et rendre la position allemande ambivalente.

L’UE souffrirait moins que le Royaume-Uni de l’instauration de barrières douanières mais il est évident que cela serait problématique pour un certain nombre de secteurs qui exportent massivement vers le Royaume-Uni. Plus encore, le commerce entre le Royaume-Uni et l’UE se fait très largement entre entreprises d’un même secteur dans le cadre de chaînes de valeur intégrées. L’instauration de barrières douanières dans ce cadre, tout comme l’addition d’une couche supplémentaire de bureaucratie, affecteraient ces secteurs de façon sensible. Par ailleurs, certains pays comme la Belgique et les Pays-Bas sont encore plus orientés vers le Royaume-Uni et souffriraient bien plus que l’UE prise dans son ensemble.

Alors oui, on entend beaucoup à Paris l’idée qu’un Brexit chaotique, sans accord, servirait d’exemple. Mais dans la plupart des pays européens, l’intérêt économique jouit encore d’une certaine priorité, et c’est notamment le cas en Allemagne, même si cette question n’y a pas d’implication macroéconomique majeure.

Côté britannique, le principal problème réside aujourd’hui dans la faiblesse politique de Theresa May à la suite des élections générales désastreuse du moi de juin. La Première ministre ne jouit pas d’un véritable mandat pour négocier une nouvelle relation avec l’UE. Elle fait par ailleurs face à la fronde au Parlement des députés les plus pro-européens des deux bords, qui veulent s’assurer d’avoir leur mot à dire non seulement sur l’accord final mais aussi sur la possibilité de l’absence d’accord. Dans la réalité, l’idée d’un accord est de plus en plus ancrée de tous les côtés et les dirigeants des divers États membres sont pressés d’entamer les négociations sur la question commerciale. Évidemment, ceux-ci souhaitent aussi récupérer une partie de l’activité de la City et souhaiteraient donc un accord qui présente d’importantes contraintes pour le Royaume-Uni, en échange d’une limitation de l’immigration européenne.

Reste que l’idée d’encourager délibérément un véritable échec final des négociations est éloignée de la réalité. Le cadre fixé dans le cadre de la Commission est inefficace, et naturellement cette inefficacité en partie volontaire peut servir à orienter l’accord final. Des négociations chaotiques peuvent permettre de finir par mettre un accord sur la table, côté européen, et de négocier de simples amendements avec les Britanniques, qui seraient prétendument soulagés d’échapper à une forme de rupture et surtout à l’incertitude. Il semble ainsi que des brouillons d’accord commercial circulent entre ministères à Berlin.

Le déraillement des négociations, dans le cadre caricatural qui a été fixé à Michel Barnier, a révélé les inquiétudes de divers États européens autant que la forme de chaos qui règne à Westminster et empêche les Britanniques de développer une véritable stratégie.

Et le couple franco-allemand, alors ? Existe-t-il toujours ? Emmanuel Macron poursuit Angela Merkel de ses assiduités mais cette dernière semble plutôt occupée à monter sa coalition « jamaïque ». Les projets de Macron de relance quasi-fédérale de l’Europe vous semblent-ils réalistes une fois cette coalition formée, où sont ils iréniques ?

Les projets d’Emmanuel Macron pour une réforme de la zone euro vont dans le sens du « gouvernement économique européen » dont rêve l’élite française depuis la conception de l’euro, malgré le rejet catégorique de l’Allemagne qui se focalise pour sa part sur le respect de simples règles budgétaires, par la contrainte. Cependant, même sur ce seul plan économique, les projets du Président français font l’impasse sur la question de la coordination macroéconomique qui est en réalité encore plus importante que celle du dispositif institutionnel. Si l’on a à l’esprit l’absence complète de coordination macroéconomique, l’Allemagne étant engagée dans une longue phase de désinvestissement visant à la maximisation de l’excédent budgétaire, on comprend que l’idée, encore bien plus ambitieuse, d’une sorte de fédéralisation de la zone est parfaitement exclue en Allemagne. Et c’était déjà le cas dans le cadre de la coalition sortante entre la CDU/CSU et le SPD. Le SPD et la myriade d’experts proche du parti assuraient le service après-vente fédéraliste de la politique de Mme Merkel, mais n’orientaient pas concrètement celle-ci dans ce sens.

Les élections allemandes de cet automne, avec l’entrée dans la coalition du FDP et l’arrivée massive de l’AfD au Bundestag aggravent cette réalité et la révèlent aux yeux du monde. L’élection d’Emmanuel Macron a, pendant quelques semaines, nourri l’idée d’une convergence de vues entre les dirigeants français et allemands, mais il n’y avait quasiment aucune réalité derrière ces affirmations, bien qu’elles semblaient faire consensus non seulement en Europe mais un peu partout dans le monde, de façon assez étonnante.

Ce que l’on a appelé « couple franco-allemand » dans l’après-guerre n’existe plus depuis le début des années 1990. D’un côté la réunification allemande et l’intégration économique de l’Europe centrale ont changé en profondeur la place et le poids de l’Allemagne en Europe. De l’autre, les dirigeants français se sont empressés de se débarrasser de leurs prérogatives économiques, vues comme écrasantes, en imposant l’idée de l’euro aux Allemands, en échange d’un soutien à la réunification. Il n’y a jamais eu de couple franco-allemand parfait, symbiotique. Mais les mandats de Gerhard Schröder, bien qu’officiellement pro-européen et social-démocrate, ont changé en profondeur le rapport de l’Allemagne à la France et à l’Europe, quand simultanément la France parachevait son grand rêve bureaucratique d’abandon de ses responsabilités économiques.

Le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron a souvent été vu comme une grande feuille de route pour l’Europe, mais il semblait davantage prendre acte de la divergence de vue avec l’Allemagne sur les sujets les plus cruciaux comme l’euro, bien qu’il existe une certaine convergence sur d’autres sujets extérieurs.

Dans un entretien donné au Figaro, le philosophe Pierre Manent expliquait récemment : « L’Allemagne se trouve aujourd’hui dans la situation nationale la plus favorable où elle se soit jamais trouvée. Elle exerce sur l’ensemble européen une hégémonie qui est acceptée et souvent appréciée ». On sent pourtant un malaise dans ce pays, ainsi que l’ont montré le bon score de l’Afd aux élections du 24 septembre et le virage souverainiste des libéraux du FDP comme vous venez de le dire. Pourquoi ce malaise ?

Le vote AfD reste lié aux couches populaires, en particulier de l’Est. Mais le phénomène est plus complexe puisque le parti reprend en fait, en amplifiant la dimension eurosceptique, la grammaire économique ordolibérale. Il ne s’agit donc pas, en tant que tel, d’un relais économique de classes populaires sous pression, puisque le parti peut difficilement être vu comme défendant leurs intérêts. Même sa critique de l’euro, qui était la marque de fabrique du parti à sa création, suivait plutôt une ligne technocratique, à coup de dénonciations du système « Target 2 » (qui régit les flux entre banques centrales nationales dans le cadre de l’Eurosystème) qui fait l’objet d’une obsession maladive chez les eurosceptiques allemands. A l’origine, la ligne du parti semblait plutôt relever d’une sorte d’extrapolation des positions économiques allemandes traditionnelles. La crise des migrants a changé le cœur thématique du parti à partir de 2015. Si le manque de concertation dans les décisions du gouvernement d’Angela Merkel a été critiqué bien au-delà des cercles de l’extrême droite, l’AfD a alors affirmé un ancrage idéologique plus radical.

L’AfD participe de la montée d’un discours nationaliste qui, bien que minoritaire, dépasse le cadre sociologique de ce parti. On a vu au cours des derniers mois, un ouvrage révisionniste et antisémite, Finis Germania de Rolf Peter Sieferle, un historien et ancien conseiller du gouvernement pour l’environnement qui a mis fin à ses jours l’an passé, devenir un best-seller et susciter des prises de position contrastées, parfois complaisantes, au sein de l’establishment littéraire. Bien que l’élite médiatique ait fini par condamner cet ouvrage, dont l’auteur prétendait vouloir donner un sens non-négationniste à une expression telle que « mythe de la Shoah », le débat autour du livre a illustré la crise identitaire qui accompagne notamment la renaissance d’une extrême droite de masse, organisée politiquement.

L’AfD n’est pas un parti néonazi et, bien que nationaliste, ne s’inscrit pas dans l’environnement idéologique du fascisme, ne serait-ce que par sa conception limitée des prérogatives étatiques. Mais il encourage délibérément, notamment en son sein, une libération de la parole et une dédiabolisation de discours pour le moins ambigus sur le Troisième Reich, et l’utilisation de termes à connotation national-socialiste au sujet des immigrés (comme « Überfremdung » pour décrire la prétendue submersion des allemands de souche).

Par ailleurs, la notion de souveraineté a, en allemand, une forte connotation ethnique qui diffère de la conception française (bien que « Souveränität » ait évidemment une étymologie française). Cette différence se reflète également dans le sens donné à la nation, qui s’applique historiquement en France à un ensemble très hétérogène autour d’un projet étatique et d’un modèle de citoyenneté. Si certains philosophes comme Habermas, ont cherché à développer une orientation ouverte, plus politique, de la vision allemande dans le cadre notamment d’un dépassement européen, il convient de constater qu’ils ne sont finalement guère parvenus, malgré leur prestige académique, à orienter les conceptions nationales dans le sens résolument européen qu’ils avaient à l’esprit.

On constate, jour après jour, en Allemagne et ailleurs, le décalage entre les focalisations nationales et l’affichage rhétorique de la croyance en leur dépassement. Cette confusion produit des conséquences plus ou moins nocives selon les pays, mais elle va, dans tous les cas, à l’encontre d’une véritable coopération européenne.

L’Europe a tellement investi, à tous points de vue, dans la mise en avant de la vision fédérale qu’elle est aujourd’hui paralysée par une crise intellectuelle et même sociologique qui empêche de dessiner la voie d’un nouveau mode de coopération. Au lieu d’un nouveau modèle, nous voyons l’ancien dégénérer en une superposition de crises identitaires nationales, dont il serait imprudent de se réjouir.

Texte initialement paru sur L’arène nue

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