Nouvelle Calédonie : comment sortir de l’impasse ?

Poignée de main entre le député jacques Lafleur (délégation française) et le leader indépendantiste Jean-marc Tjibaou lors des accords de Matignon en 1988. © gérard via Flickr

Trente-cinq ans se sont écoulés depuis les accords de Matignon-Oudinot, en 1988, à la suite des tragiques événements de la grotte d’Ouvéa. Dix ans plus tard, les accords de Nouméa venaient encadrer un processus de long terme où les habitants du Caillou seraient appelés à trois référendums d’autodétermination. Le premier, en 2018, a vu la victoire du Non à l’indépendance à 56,7 % des voix contre 43,3 % pour le Oui. Le deuxième, en octobre 2020, s’est encore soldé par une victoire, plus courte cette fois-ci, du Non à l’indépendance à 53,26 % des voix contre 46,74 % pour le Oui. Le troisième et dernier référendum s’est déroulé le 12 décembre 2021 avec une abstention massive, du camp indépendantiste, et a vu le Non l’emporter une nouvelle fois. Aussi, l’impasse institutionnelle est intacte sur le Caillou : l’archipel reste divisé en deux camps irréconciliables. Si le processus dit de décolonisation est arrivé à son terme, la Nouvelle-Calédonie demeure dans une situation géopolitique et socio-économique très précaire.

Une victoire à la Pyrrhus ?

Lors du vote du 12 décembre 2021, les électeurs indépendantistes ne se sont pas déplacés. L’appel au boycott du scrutin par les principaux mouvements indépendantistes dont l’UNI [1] a largement été respecté. Seuls 43,87 % des électeurs de la liste électorale spéciale se sont rendus aux urnes . Ce taux était de 85,69 % en 2020 ! Le vote s’est donc logiquement soldé par une écrasante victoire du Non à 96,5 % contre 3,5 % pour le Oui.

Si le dernier vote est bel et bien légitime d’un point de vue juridique, il reste entaché de l’abstention massive d’une partie de la population, qui ne reconnait pas les résultats. Pourtant, les raisons de cette abstention posent question. Les partis indépendantistes évoquent d’une part la crise sanitaire et, d’autres parts, le deuil kanak faisant suite aux nombreux, mais pas exclusifs, morts de leur « communauté ». Cependant, il apparaissait difficile, voire impossible, de repousser un vote d’une telle importance pour des spécificités ethniques.

À la suite de ce troisième et ultime vote prévu aux accords de Nouméa, la Nouvelle-Calédonie est entrée dans une phase de transition dont le terme devrait normalement intervenir cette année, un an avant les élections provinciales de 2024. Durant cette période, les acteurs de l’archipel devaient se retrouver avec l’État afin de discuter des conséquences juridiques et politiques du Non, mais également d’un nouveau statut pour le caillou. En effet, les accords de Nouméa prennent juridiquement fin après ce troisième référendum, et avec eux leurs lots de dispositions spécifiques. Force est de constater qu’aussi efficaces qu’aient été ces accords pour organiser la paix sur un territoire en proie au chaos, ils n’ont pas réussi à créer les bases d’une sortie positive. Ainsi, ce troisième référendum remporté par les loyalistes n’a, semble-t-il, pas réglé l’épineuse question calédonienne. Forts de cette conclusion et sur la base de l’abstention massive au dernier référendum, les indépendantistes ont boycotté un an durant les rencontres avec les autres forces politiques du Caillou et l’État. Ils ne sont revenus à la table des négociations que très récemment avec la même position : l’indépendance ou rien. Les réunions bilatérales avec l’État reprendront en ce début d’année à la suite du congrès du FLNKS [2].

D’aucuns, dans les commentaires qui ont suivi ce dernier vote, ont fait fi de la manœuvre politique derrière l’abstention massive des indépendantistes. En effet, le sujet du deuil kanak à la suite du Covid 19 reste peu convaincant en la matière. Il s’agissait là clairement d’un choix, pour ces derniers, de rendre le scrutin illégitime. Bien évidemment, ces agissements augmentent la complexité du processus post référendums, entre respect du choix des urnes et nécessité d’associer les indépendantistes. De même, la nomination de Sonia Backès, présidente de la Province Sud et loyaliste, en tant que secrétaire d’Etat à la citoyenneté dans le gouvernement Borne a été perçue par les indépendantistes comme un rupture de neutralité de l’Etat.

Près d’un an après le troisième référendum d’autodétermination, du 12 décembre 2021, en Nouvelle-Calédonie, les ministres Gérald Darmanin et François Carenco, respectivement ministre de l’Intérieur et des outre-mer, se sont rendus sur le Caillou. Cette visite d’une semaine a été l’occasion de renouer un dialogue rompu, depuis un an, avec les indépendantistes et d’aborder les problématiques institutionnelles et socio-économiques, notamment la crise que traverse l’industrie minière de la Nouvelle-Calédonie. Si les contacts ont été renoués entre l’État et les indépendantistes, l’impasse politique demeure. En outre, lors de sa visite, Gérald Darmanin a rappelé qu’il n’y aurait pas de nouveau référendum.

L’incapacité depuis plus d’un an à concevoir un projet commun montre l’impasse dans laquelle se trouve le Caillou. Ce projet est censé se retrouver dans les réflexions concernant le nouveau statut de l’archipel calédonien. Ce dernier nécessitera à terme une révision constitutionnelle. Néanmoins, la répartition actuelle des forces au parlement rend difficile, voire impossible, toute tentative de vote d’une loi organique sous cette législature.

Toutefois, la bipolarisation qui structure la vie politique calédonienne depuis plus de trente est ébranlée par l’arrivée d’un nouveau parti non affilié.

L’Eveil océanien et la bipolarisation de l’échiquier politique calédonien

Le fonctionnement des institutions calédoniennes change de ce que l’on connait généralement dans le reste de la France. La Nouvelle-Calédonie est composée de 3 provinces (Sud, Nord et Iles Loyautés) dont les membres sont élus au suffrage universel pour un mandat de 5 ans. Une partie des élus provinciaux iront alors former le congrès de 54 élus. Le congrès élit par la suite 5 à 11 membres du gouvernement collégial. Ce dernier est une représentation du compromis politique du moment entre les forces non indépendantistes, à majorité européenne, et indépendantistes, à majorité kanak. Pour finir, les membres du gouvernement élisent le Président et son vice-président.

L’arrivée de l’Eveil océanien a quelque peu modifié l’équilibre politique en cours depuis des années.

Très récemment, un nouveau parti a fait irruption sur l’échiquier politique calédonien : l’Eveil Océanien. Son objectif affiché est de défendre les intérêts des populations venues de Wallis et Futuna, cette petite île française du Pacifique. Ces derniers sont présents de très longue date sur le Caillou. Par ailleurs, et paradoxalement, la communauté wallisienne est évaluée à 22.500 personnes en Nouvelle-Calédonie, soit deux fois plus que sur Wallis et Futuna. Sur le Caillou, elle représente la troisième communauté selon l’INSEE.

L’arrivée de ce nouveau parti a quelque peu modifié l’équilibre politique en cours depuis des années. En effet, l’éveil océanien entend constituer une troisième voie possible sur la question de l’indépendance, caractérisée par des alliances de circonstance avec l’une ou l’autre des deux autres forces en présence, indépendantistes et loyalistes. Lors des provinciales de 2019, le parti, à la surprise générale, a glané 4 élus à la Province Sud, où se trouve la grande majorité de la communauté wallisienne. Dès lors, ce nouveau parti a pu bénéficier de 3 élus au congrès. Et, compte tenu de l’équilibre des forces au congrès – 26 sièges indépendantistes et 25 loyalistes – ces 3 nouveaux élus font office d’arbitres et de « faiseurs de roi ». Fort de cette position, l’Eveil océanien formera tantôt des alliances pour élire un Président du congrès indépendantiste, Roch Wamytan, avant de faire alliance avec les loyalistes lors de l’élection du gouvernement afin d’obtenir un poste de ministre.

L’arrivée de ce nouveau parti en apparence non affilié dans la bipolarisation calédonienne est d’autant plus importante qu’elle intervient au moment où les trois référendums d’autodétermination sont mis en place, entre 2018 et 2022. La position officielle du parti sur l’épineuse question de l’indépendance est « Non, pas maintenant ». Cela se caractérise par des entrées et sorties fracassantes au sein du collectif pour l’indépendance.

L’autre fait d’armes de l’Eveil océanien est un renversement de majorité dans le gouvernement collégial, détenu de longue date par les loyalistes, de Nouvelle-Calédonie au début de l’année 2021. Cet événement sous forme de cadeau empoisonné aura eu pour effet de mobiliser les forces indépendantistes sur la gestion des affaires courantes et de la crise sanitaire. Aussi, la recherche d’un accord en vue de l’élection du président de ce nouveau gouvernement a conduit à un long blocage de cinq mois au terme duquel les différents partis indépendantistes se sont finalement accordés pour désigner Louis Mapou, premier indépendantiste à prendre la tête de l’exécutif calédonien. Cette mobilisation des forces sur les négociations politiques n’a pas permis à ces partis de se préparer correctement pour l’échéance du 12 décembre 2021, date du dernier référendum. Ici se trouve en partie l’explication du boycott indépendantistes lors du dernier scrutin référendaire.

L’Eveil Océanien apporte une voix singulière dans le contexte calédonien. Et, il n’hésite pas à jouer de ses alliances pour atteindre ses objectifs politiques. C’est un parti qui compte durant la phase de transition et tentera de renforcer son ancrage lors des prochaines élections provinciales de 2024.

Sortir de l’impasse institutionnelle et penser les urgences

Au sortir de ces 30 ans de débats institutionnels lancinants, la Nouvelle-Calédonie reste dans l’incapacité à trouver une voie commune. La structuration du paysage politique néo-calédonien par des partis héritiers des accords de Matignon-Oudinot conduit à la centralité du clivage autour de la question indépendantiste. Cette polarisation crée un décalage générationnel, dans un territoire où la moitié de la population a moins de 30 ans.

Le nickel calédonien, qui fait vivre 15.000 personnes, est entré en crise. Malgré une année favorable avec des prix du minerai élevé, l’industrie a eu beaucoup de mal à se renouveler face à la concurrence et sortir d’une situation financière délicate.

Pourtant, au-delà de la question institutionnelle, d’autres sujets restent prégnants pour la Nouvelle-Calédonie, tels que celui de la protection face à la Chine hégémonique dans la zone Pacifique. Cette dernière lorgne, depuis longtemps, les ressources tant halieutiques que minières du Caillou. Pékin espérait, avec l’indépendance acquise, jeter son dévolu sur l’archipel calédonien et n’a pas hésité, pour ce faire, à activer divers leviers d’influence auprès des mouvements indépendantistes.

Derechef, le nickel calédonien, qui fait vivre 15 000 personnes, est entré en crise. Malgré une année favorable avec des prix du minerai élevé, l’industrie a eu beaucoup de mal à se renouveler face à la concurrence et sortir d’une situation financière délicate. Pour illustration, malgré de nombreuses aides d’État, la SLN d’Eramet est placée pour la seconde fois de son histoire sous mandat ad hoc. Entre la concurrence de minerais moins chers et les problèmes énergétiques liés à la guerre en Ukraine d’une industrie largement dépendante du charbon et du fioul, l’avenir s’annonce sombre pour le nickel calédonien. En début d’année, une centrale flottante au fioul est arrivée de Turquie pour subvenir à ses besoins, mais l’explosion du prix de l’énergie rend cette solution de moins en moins pertinente. La conséquence directe de ces difficultés a été la suppression de 53 emplois, attisant les tensions sociales entre patrons et syndicats.

Les autres enjeux majeurs sont les inégalités sociales et le défi climatique. Au même titre que les DROM, la Nouvelle-Calédonie présente des standards de vie inférieurs à ceux de l’Hexagone et des inégalités internes très fortes. Le territoire a besoin d’hôpitaux, d’écoles et de sortir de la mono-industrie du nickel. En somme, la protection face à une mondialisation sauvage et la mise en place de mécanismes d’émancipation pour tous. Qui plus est, la position géographique du Caillou le rend extrêmement vulnérable au dérèglement climatique. Une situation qui doit amener à repenser l’aménagement et le développement de la Nouvelle-Calédonie. Pire, l’archipel fait face à un hiver démographique : le dernier recensement de l’INSEE indique un début de déclin démographique. La population y a diminué et est passée sous la barre des 270.000 habitants. En cause ? Un taux de natalité qui s’est effondré, mais surtout un solde migratoire largement négatif dû aux départs, notamment des jeunes, que l’incertitude politico-institutionnelle n’a pas rassuré.

La Nouvelle-Calédonie vit donc, depuis trente ans, dans un temps institutionnel non déterminé. Le processus dit de décolonisation entamé depuis lors a tous les paramètres d’une boîte de Schrödinger. La Nouvelle-Calédonie était à la fois indépendante et française tant que le couvercle des référendums n’avait pas été levé. Mais d’aucuns semblaient oublier qu’il s’agissait bien là de référendums, donc de choix binaires. Le choix, encore et toujours, possible de rester français, quand d’autres entrevoient ce long chemin comme menant à une indépendance certaine. Ainsi, si le Caillou n’en a pas fini avec ses maux institutionnels, les défis démographiques, sociaux, climatiques et géopolitiques restent bien présents sur l’archipel. En cas d’échec des négociations pour définir le nouveau statut du Caillou, les prochaines élections provinciales seront un tournant avec le risque d’une radicalisation de chaque camp et le retour de la violence. D’ici là, l’impasse reste entière.

[1] Union nationale pour l’indépendance

[2] Front de libération nationale kanak socialiste

FN au plus haut et régionalisme en expansion : le nouveau visage de la Corse ?

Gilles Simeoni et Marine Le Pen, des politiques plébiscités par les corses. © mondeedition et ©Jérémy-Günther-Heinz Jähnick via Wikimedia Commons.

Longtemps un bastion de la droite gaulliste, la Corse vote désormais massivement pour le RN aux élections nationales et pour les régionalistes aux élections locales. La situation sociale difficile, conjuguée à l’implantation forte du conservatisme, renforce le rejet des appareils politiques traditionnels et bénéficie à l’extrême-droite qui défend la préférence nationale. Alors que le PCF était longtemps puissant sur l’île, la gauche radicale a subi de cuisants revers en 2017 et 2019. Au-delà des fantasmes d’une Corse exigeant à tout prix l’indépendance, la relation des insulaires au jacobinisme historique de l’État français est plus ambiguë qu’il n’y parait. Alors comment faut-il comprendre la politique corse ?

 


Entre 1981 et 2002, la Corse semble épargnée par la montée de l’extrême droite et du Front national, qui atteint pourtant tout le pourtour méditerranéen et les territoires en « périphérie » de la métropole, que ce soit le Sud-Est ou le Nord. Au début de son ascension, le vote pour Jean-Marie Le Pen reste assez restreint en Corse, ne se situant qu’entre 10 et 13 % entre 1988 et 1995. Le cœur de son électorat se situait alors du côté du vote des pieds-noirs, encore très important dans la Plaine Orientale (le long de la côte en Haute-Corse entre Sari-Solenzara et Aléria) où ceux-ci ont notamment développé de grandes exploitations agricoles dans les années 1970. Soit un espace assez réduit. Le positionnement de Jean-Marie Le Pen sur la Corse, l’avait également rendu persona non grata sur l’île, à tel point qu’il dut annuler un meeting à Bastia en février 1992 à cause de manifestations nationalistes qui l’empêchaient d’atterrir, au moment où on l’accusait d’avoir « demandé la peine de mort pour les prisonniers politiques corses ».

Mais la Corse devient vite une terre de conquête pour l’extrême droite : non seulement Jean-Marie Le Pen ne recule pas en proportion entre les échéances de 2002 et 2007 sur l’île (contrairement au continent) mais il y gagne plus de voix, en se situant à 15 % et, en 2012, Marine Le Pen réalise sur la région un de ses meilleurs scores, avec 24,39 % des voix (17,89 % à l’échelle nationale). En 2017, pour la première fois à une élection présidentielle, la Corse offre la première place à la candidate du Front national, devant François Fillon.

Un électorat populaire attiré par le FN

Que s’est-il passé ? Cela est d’autant plus impressionnant que, alors que les régionalistes enchaînent les succès sur l’île depuis 2012, le FN n’a absolument pas changé sa position concernant l’identité corse et le régionalisme en général : Marine Le Pen, de passage à Ajaccio lors d’un meeting de campagne le 8 avril 2017 avait elle-même rappelé son opposition à un statut particulier pour la Corse en annonçant sa volonté de dissoudre les conseils régionaux, et donc l’Assemblée territoriale de Corse qui allait bientôt être élue, pour revenir à une organisation jacobine « commune – département – nation ». Tout au plus a-t-elle accepté l’idée de fusionner les deux départements de Haute-Corse et de Corse-du-Sud. Elle avait même promis de réviser la Constitution pour y inscrire « La République ne reconnaît aucune communauté », selon un principe centralisateur et jacobin. On se rappelle aussi qu’elle s’était félicité de l’échec de la fusion entre la région Alsace et les départements des Haut et Bas-Rhin en 2013 suite à un référendum en louant « l’attachement indestructible » des « Français d’Alsace » « à la nation française et à la République une et indivisible ».

Une donnée, sociale, pourrait permettre d’éclairer la situation : dans cette région qui vit principalement du tourisme saisonnier, la précarité et la grande pauvreté augmentent considérablement, faisant de la Corse la région la plus pauvre de France, où une personne sur cinq y vit avec moins de 970 euros par mois en 2018. Sans oublier le chômage qui y progresse plus vite que sur le continent. Alors que la demande de logements sociaux est forte, la plupart des constructions sur l’île, en augmentation, concernent des résidences secondaires qui représentent déjà 47 % des habitations dans la région ! Le prix du foncier ne cesse d’augmenter : entre 2006 et 2017, la surface moyenne des terrains a diminué de 36 % et les prix ont pourtant augmenté de 51 %. Pour les habitants les plus modestes de l’île, certaines communes entières deviennent ainsi inaccessibles.

L’exploitation de la main-d’oeuvre immigrée à très bas coût est particulièrement visible en Corse, notamment dans le secteur agricole de la Plaine orientale. Ce qui ne laisse pas de marbre le petit prolétariat corse, vivant en grande partie du secteur primaire, qui craint l’impact de l’immigration sur ses revenus.

Dans toute la région, la problématique de l’immigration finit également par faire les affaires du Front national, au moment où l’UMP puis le PS s’effondrent au niveau national après avoir déçu tour à tour. L’exploitation de la main-d’oeuvre immigrée à très bas coût est particulièrement visible en Corse, notamment dans le secteur agricole de la Plaine orientale. Ce qui ne laisse pas de marbre le petit prolétariat corse, vivant en grande partie du secteur primaire, qui craint l’impact de l’immigration sur ses revenus. Un électorat vite attiré par la proposition mariniste phare, à savoir la « préférence nationale » à l’embauche (rebaptisée « priorité nationale »). Interviewée en avril 2017 par France 3 Corse ViaStella, Marine Le Pen le dira elle-même, les problématiques des Corses sont les mêmes de ceux des habitants du continent, et ciblera elle-même ce qu’elle définira comme les problématiques communes : l’immigration, la sécurité, et sa fameuse « priorité nationale » à l’embauche.

Enfin, l’accélération des politiques libérales et austéritaires depuis les années 1990 amplifie évidemment le rejet de l’UE et du libre-échange économique, et pousse très vite toute une partie l’électorat, surtout sa frange populaire, dans les bras du FN, alors que PS et UMP faisaient campagne pour le « Oui » en 2005. En effet, il ne faut pas oublier que lors des référendums de 1992 et 2005 sur Maastricht et sur le TCE la Corse figurait parmi les régions les plus « Non » aux deux référendums (plus de 55 % de « Non » en 1992 et 57,5 % en 2005). Bref, le rejet du libéralisme économique, la volonté de protection des frontières économiques contre le libre échange porté par l’Union européenne, la crainte du travail détaché et d’une immigration exploitée comme une « armée de réserve » au service du patronat jettent des milliers d’électeurs corses dans les bras du FN.

Les résultats des européennes de 2019 par département (jaune : LREM, bleu : RN). © Mélencron via Wikimedia Commons

Depuis 2002, il apparaît en effet flagrant que le FN devient hégémonique dans les communes et les quartiers les plus populaires des villes de l’île. Dans les plus grandes villes de l’île, comme Ajaccio et Bastia, le vote FN passe à 25 % en 2012, puis à plus de 30 % en 2017 et 2019, offrant ainsi au FN la première place. Et, alors qu’il réalise 30,41 % à Bastia le 26 mai 2019, le RN obtient 54,4 % dans le bureau de la salle polyvalente de Lupinu, dans les quartiers sud de la ville, populaires. Autre exemple : le bureau de vote du quartier de Bodiccione, quartier très populaire excentré d’Ajaccio, qui a donné 70,45 % de ses suffrages exprimés au second tour des présidentielles à Marine Le Pen (contre 49,9 % sur toute la ville d’Ajaccio) (7). Le vote Le Pen croît également considérablement dans les anciennes cités communistes de l’île, comme Cuttoli-Corticchiato, près d’Ajaccio, où le FN obtient la première place aux échéances de 2012, 2017 et 2019, ou encore à Sartène, perdue par le PCF en 2001, où Marine Le Pen arrive en tête au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 et à l’élection européenne de 2019, devant les candidats soutenus par le PCF, que ce soient Jean-Luc Mélenchon ou Ian Brossat.

Une droite ultra-dominante bousculée par Marine Le Pen

La sociologie de la Corse, avec une population historiquement très rurale vivant de l’élevage et de l’agriculture, de tradition fortement catholique, en fait un des plus importants réservoirs de voix de la droite depuis la Libération. Cet électorat se caractérise par son caractère très conservateur, marqué par la tradition catholique, et par son souverainisme très prononcé, que l’on rattache à la tradition bonapartiste de l’île. Le culte du chef d’État fort explique ainsi qu’aux diverses échéances présidentielles sous la Ve République, la branche gaulliste de la droite ait été toujours dominante, quelque soit la configuration : ainsi aux élections présidentielles de 1981, 1988 et 1995, le gaulliste Jacques Chirac y surclasse systématiquement non seulement les candidats du PS mais aussi ses rivaux issus de la droite modérée, centriste et libérale pro-européenne (Valéry Giscard d’Estaing, Raymond Barre puis Édouard Balladur). Cela explique aussi le positionnement très droitier des députés de la droite parlementaire élus de l’île, même très récemment : on se souvient à Bastia de Sauveur Gandolfi-Scheit, élu entre 2007 et 2017, qui avait rejoint le groupe de la « Droite populaire » qui militait pour un durcissement des positions de l’UMP en 2010 sur les questions d’immigration, de sécurité et de rapport à l’UE. Le fameux Camille de Rocca Serra (héritier du clan Rocca Serra qui tenait la ville et la circonscription de Porto-Vecchio depuis 1921 avant la défaite de Camille en 2017) avait quant à lui appuyé la motion « Droite forte » au Congrès de l’UMP de 2012, afin de revendiquer l’héritage droitier de Nicolas Sarkozy et de Patrick Buisson. La culture de la droite en Corse, partagée autant par la bourgeoisie urbaine que par les agriculteurs et éleveurs ruraux explique aussi le fort rejet de l’UE dans l’île.

Tout cet électorat va également constituer un vivier de plus en plus important pour le FN, surtout après l’adoption du Traité de Lisbonne en 2008 par la droite au pouvoir, et ce malgré la large victoire du « Non » en 2005, en France et en Corse. D’autant que, dès 2007, Nicolas Sarkozy avait lui-même participé à la banalisation du discours de Jean-Marie Le Pen en axant sa campagne sur la nécessité de lutter contre l’immigration, ce qui a participé à la « radicalisation » de l’électorat de droite dans la région.

Ainsi, entre 2007 et 2017, Le Pen siphonne une large part de l’électorat de l’UMP, notamment dans les petits villages et surtout dans les zones périurbaines, autour des villes de Bastia et d’Ajaccio, comme à Scolca et Biguglia où elle arrive en tête dès 2012. Le meilleur exemple est le village de Rosazia (où Marine Le Pen réalise son meilleur score en Corse avec 78 % au second tour de l’élection présidentielle de 2017), où le FN passe de 29 à 57 % des voix entre les premier tour de 2007 et 2012, alors que Nicolas Sarkozy passe de 36,5 à 19 %. Après l’échéance présidentielle de 2012, le chef de file des indépendantistes de Corsica libera, Jean-Guy Talamoni, qui deviendra président de l’Assemblée territoriale de Corse en décembre 2015, prétendra lui-même que « les électeurs du Front National viennent de tous horizons, mais surtout de droite : la responsabilité de ce vote incombe à Nicolas Sarkozy qui l’a dédiabolisé en chassant sur son terrain ».

Il est vrai que les passerelles entre la droite et le FN, qui avaient tendance depuis 2012 à se multiplier, sont réelles en Corse quand on observe leurs électorats respectifs : ainsi, en 2017, il est évident que les suffrages qui vont permettre à Le Pen d’avoisiner les 50 % au second tour sur l’île proviennent de l’électorat de François Fillon (25,5 % au premier tour). En témoigne les scores records qu’elle obtient contre Macron dans les communes rurales où François Fillon ses meilleurs scores au premier tour, comme Mela, près de Porto-Vecchio, Pianotolli, ou encore Solenzara et Aléria situées sur la Plaine orientale. La palme revient à Borgo où François Fillon obtint plus de 55 % au premier tour, où Nicolas Sarkozy avait lui-même recueilli 80 % face à François Hollande en 2012, et qui donna même 41 % des voix à la liste de François-Xavier Bellamy aux européennes de 2019 (!). Dans cette ville, 68 % des suffrages exprimés se porteront vers Marine Le Pen au second tour.

La question nationale, et celle du rapport entre la France et la Corse, peut également expliquer une partie des reports de voix élevés des électeurs de la droite classique vers Marine Le Pen en 2017, comme l’explique Jérôme Fourquet. Dans des territoires insulaires comme la Corse et la Nouvelle-Calédonie où le candidat Fillon réalisait de très bons scores, la candidate du FN voyait ses scores exploser au second tour, alors que dans là-bas la question du rapport à la métropole devenait de plus en plus sensible – surtout en Nouvelle-Calédonie où un référendum sur l’indépendance a été organisé en 2018. Dans ces régions excentrées, il est également possible d’analyser ce report de voix vers Le Pen, candidate opposée à toute velléité régionale, comme un ” Non ” clair d’une part de l’électorat, notamment de droite, à une quelconque indépendance et ou autonomie vis-à-vis de la métropole. Ce qui invite à penser que la position anti-régionaliste de Le Pen suscite soit l’indifférence des électeurs corses, soit lui permet aussi d’en rallier de nouveaux…

Aux européennes de 2019, c’est finalement le camp lepéniste qui remporte la « bataille des droites » en Corse, écrasant la liste des pourtant très conservateurs LR portés par François-Xavier Bellamy et Laurent Wauquiez. S’il n’augmente que légèrement son score sur l’île par rapport à 2017, de 27,8 à 28 %, le RN domine néanmoins de très loin la liste LR qui plafonne à 12 %, faisant moitié moins que François Fillon deux ans plus tôt. Dans la plupart des villes très à droite de l’île, remportées par Fillon en 2017, la liste RN arrive en tête et gagne plusieurs points, comme à Biguglia, Mela ou Aléria. Ce résultat est plus du à une démobilisation énorme de l’électorat de droite (il ne faut pas oublier que l’abstention s’élève tout de même à plus de 61 % en Corse, loin devant la moyenne nationale) qui profite aux votes RN et EELV, surmobilisés pour l’occasion, plus qu’à un réel siphonnage des voix restantes de la droite par le RN.

Peu probable donc que les dernières échéances permettent au FN de supplanter la droite dans l’île : en effet, malgré ses succès aux présidentielles de 2012 et 2017, le FN était retombé à un étiage nettement inférieur aux élections législatives (9 % en 2012 et 5 % en 2017) et aux régionales suivantes (10,6 % en 2015 et seulement 3 % en décembre 2017). De même, aux élections municipales de 2014, dans les rares villes où il était parvenu à présenter des listes en 2014, comme à Ajaccio, il n’avait obtenu aucun élu. D’autant plus que, depuis 2017, ses effectifs militants dans l’île ont fondu, ce qui peut se révéler très handicapant pour des scrutins locaux. Pour la droite insulaire, le danger aux prochaines élections municipales pourrait venir des forces politiques nationalistes, comme Femu A Corsica, qui pourrait lui ravir ses derniers bastions comme Ajaccio ou Porto-Vecchio – affaire à suivre.

Les régionalistes : dominants aux élections locales, désavoués aux élections nationales

Gilles Simeoni, président du Conseil exécutif de Corse depuis janvier 2018, chef de file de Femu A Corsica (” Faisons la Corse “), principale force autonomiste corse. © mondeedition – le courrier du parlement via Wikimedia Commons

La croissance du FN en Corse, sans obstacle depuis 2012, paraît en parfaite contradiction avec l’explosion du vote en faveur des partis régionalistes aux élections à caractère local, qui dirigent la Corse depuis décembre 2015. En effet, cette année-là, la liste des régionalistes de Femu A Corsica conduite par Gilles Simeoni (élu maire de Bastia en 2014), arrivée deuxième sur la région derrière celle du PRG conduite par le sortant Paul Giacobbi, l’emporte au second tour, après s’être allié à la liste des indépendantistes de Corsica libera conduite par Jean-Guy Talamoni. Une première pour la Corse. Les deux listes prennent le contrôle de la région avec un projet en tête : jouer le bras de fer avec Paris pour parvenir à obtenir la co-officialité de la langue corse sur l’île, un statut particulier pour la région avec une autonomie politique renforcée (notamment en matière fiscale) et un statut de résident pour les habitants de l’île. Et la reconnaissance du peuple corse comme spécifique, en contradiction avec la Constitution française de 1958. La fusion des départements et de la région en une seule collectivité territoriale unique, actée en 2017, sera une première concession faîte aux nationalistes au pouvoir dans l’île (alors que les Corses avaient déjà rejeté le projet d’une telle collectivité unique par référendum le 6 juillet 2003).

Aux législatives de 2017, la Corse n’échappe pas à la règle selon laquelle la prime revient aux sortants et aux élus locaux. Les élus de droite retrouvent des scores plus ou moins élevés au premier tour. Les réseaux régionalistes, bénéficiant de leur nouveau poids régional acquis en 2015, profiteront à fond du caractère plus local du scrutin et la coalition nationaliste Pe À Corsica (rassemblement des autonomistes de Femu A Corsica et des indépendantistes de Corsica libera) parvient à remporter trois circonscriptions sur quatre, en profitant notamment de la déconfiture de la droite après le premier tour de la présidentielle. Aux élections territoriales qui suivent, l’alliance nationaliste confirme sa domination de la vie politique locale avec près de 56,5 % des voix.

Malgré leur succès aux élections à caractère local, il faut relativiser l’impact des régionalistes sur les élections nationales : en effet, aux échéances nationales, l’électorat corse ne vote que très faiblement sur des considérations régionales ou en fonction des revendications régionalistes, comme en témoigne les succès des candidats Le Pen et Fillon sur l’île, tous deux très peu portés sur les réclamations régionalistes. Autre exemple : en 2019, sur une participation moindre qu’en 2017, l’alliance entre EELV et Pe À Corsica (concrétisée par la reconduction sur la liste EELV de François Alfonsi, représentant sur la liste EELV de « Femu À Corsica », composante de la coalition nationaliste) n’obtient “que” 22 % (contre plus de 50 % pour toutes les listes nationalistes cumulées au premier tour des élections territoriales de décembre 2017) alors que le FN bat un nouveau record sur l’île. Même chose en 2014 quand, aux élections européennes, la liste régionaliste conduite dans la circonscription du Sud-Est par Bernard Vaton n’arrive que troisième sur la région avec 21 % des voix, derrière le FN et l’UMP.

Encore plus flagrant : le candidat apprécié des régionalistes corses aux dernières élections présidentielles, Jean Lassalle (qui s’était déclaré favorable à la co-officialité de la langue corse, à un référendum sur l’autonomie de la Corse et à la constitution d’un statut de résident en 2017), obtient certes un de ses meilleurs scores en France, mais celui-ci est de seulement 5 %. De même, la candidate EELV à l’élection présidentielle de 2012, Eva Joly, n’a obtenu en Corse que 2,2 %, soit le même score qu’au niveau national, et ce malgré la proximité entre les EELV et des responsables de Femu A Corsica, comme Jean-Christophe Angelini et François Alfonsi.

Le succès des régionalistes sur l’île depuis 2012 tient en réalité à plusieurs facteurs, où la question de l’autonomie ou de l’auto-détermination de la Corse est finalement secondaire pour les électeurs : il repose d’abord sur leurs réseaux locaux, très développés depuis les années 1980, dans une région où le clanisme aux élections locales est déterminant.

Le succès des régionalistes sur l’île depuis 2012 tient en réalité à plusieurs facteurs, où la question de l’autonomie ou de l’auto-détermination de la Corse est finalement secondaire pour les électeurs : il repose d’abord sur leurs réseaux locaux, très développés depuis les années 1980, dans une région où le clanisme aux élections locales est déterminant. En témoigne le fait que le PRG soit resté dominant dans la vie politique locale entre 2002 et 2015 malgré son effondrement aux élections nationales sur l’île depuis 2002 et l’échec de la gauche plurielle. Paradoxalement, Femu A Corsica et Corsica Libera ont aussi et surtout profité d’un fort mécontentement populaire envers les clans politiques corses, notamment envers le clan Giacobbi, qui tenait la Collectivité territoriale entre 2010 et 2015 sous la mandature de gauche et qui a vu son image gravement marqué par les affaires de détournement de fonds de Paul Giacobbi.

En 2011, la cellule anti-blanchiment Tracfin du ministère de l’Économie et des Finances s’aperçoit ainsi que le Conseil départemental de Haute-Corse avait versé 480 000 euros de subventions frauduleuses entre 2008 et 2011 sous la présidence de Giacobbi à toute la clientèle politique de ce dernier. Cette affaire “des gîtes ruraux” a mis au jour les pratiques clientélistes du PRG et renvoyé une image déplorable de la classe politique corse à l’électorat, au moment où la précarité faisait des ravages dans l’île. Ce qui a sans aucun doute profité aux nationalistes, portés par une forme de “dégagisme” en 2015, au détriment du PRG et de ses alliés de gauche depuis 2010, dont le PCF.

La force des régionalistes repose ensuite sur le grignotage de la droite traditionnelle depuis plus de dix ans aux élections locales en insistant sur la défense des traditions et du mode de vie corse – plus que sur une réelle volonté d’auto-détermination politique. Cela se voit dans les résultats des élections législatives, où les candidats de la coalition Pè A Corsica décrochent la première place au premier tour dans plusieurs villes qui l’avaient attribué au candidat Fillon, comme à Aléria ou Corte. Cette stratégie de drague de la droite est particulièrement efficace dans un contexte où la droite est malmenée depuis 2012 à l’échelle nationale par ses défaites électorales et ses divisions internes et dans un contexte local de division, fracturant la domination des potentats locaux traditionnels. La défaite de Camille de Rocca Serra aux régionales de 2010 a en effet ouvert une grave crise de succession à droite au moment des régionales de 2015 : celle-ci se présente ainsi fortement divisée au premier tour de décembre 2015, entre la liste de l’UMP officielle José Rossi et la liste dissidente de Rocca Serra, qui réunissent respectivement 13,2 % et 12,7 % au premier tour avant de fusionner au second tour, sans succès. Rebelote en décembre 2017, où la liste LR conduite par Valérie Bozzi se retrouve confrontée aux deux tours à la liste de Jean-Martin Mondoloni. De même, dans la Deuxième circonscription de Haute-Corse, la droite échoue à se qualifier au second tour contre le régionaliste Jean-Félix Acquaviva et le candidat En Marche, minée par une guerre fratricide entre la candidate LR Stéphanie Grimaldi et le dissident Jean-Martin Mondoloni. Par trois fois donc, en quelque sorte, la droite locale, jadis toute puissante, aura facilité le succès des régionalistes.

Enfin les régionalistes captent depuis 2015 l’électorat populaire qui peut voter aussi bien pour la gauche radicale (PCF, Front de gauche, France Insoumise…) que pour le Front National, en dénonçant tantôt les politiques d’austérité pratiquées au niveau national, tantôt en défendant une « préférence régionale à l’embauche » sensée lutter contre le chômage et le dumping social qui ne laisse pas l’électorat populaire insensible. Leur positionnement en faveur de la création d’un « statut de résident » pour les habitants de l’île permettant d’accéder à la propriété après cinq ans de résidence dans l’île séduit également ces électeurs modestes qui y voient une façon de lutter contre la spéculation immobilière.

La drague de l’électorat « de gauche » a aussi été illustrée en 2014 par la curieuse alliance passée entre le chef de file de Femu A Corsica en Corse du Sud dans la ville de Porto-Vecchio et le PCF derrière Jean-Christophe Angelini. Il est possible de voir les succès de cette stratégie dans les résultats obtenus par le candidat régionaliste Paul-André Colombani dans la ville populaire de Sartène aux législatives de 2017, où il y réalise ses meilleurs scores aux deux tours en y devançant notamment au premier le candidat du PCF. Sans oublier le cas de la ville populaire de Cuttoli-Corticchiato, anciennement communiste, passée ensuite au PRG, qui a élu un maire régionaliste en 2010.

Les résultats du second tour des régionales de 2015. Alors que le FN arrive premier parti de France, les régionalistes (jaune), le PRG (rose) et la droite (bleue) dominent. © Wikimedia Commons / Titudu11.

Le siphonnage des voix du FN par les régionalistes se constate dès le premier tour des régionales de décembre 2015, où les listes Simeoni et Talamoni réalisant leurs meilleurs résultats dans les villes où Marine Le Pen faisait ses meilleurs scores en 2012. Le FN tombe alors à 10,6 % sur l’île, très loin des 24,4 % obtenus par Le Pen en 2012. Cela se voit surtout à Scolca (29 % pour Le Pen en 2012, 67 % pour Simeoni et Talamoni au premier tour des régionales de 2015), et dans plusieurs communes de la Plaine orientale comme à Serra-di-Fiumborbo ou Prunelli-di-Fiumborbo.

Bref, c’est avec un attelage très variable et hétérogène que la coalition nationaliste triomphe en Corse, notamment aux dernières législatives. Un attelage hétérogène certes, mais toujours d’inspiration très libérale, comme en témoigne la position de ses députés à l’Assemblée Nationale, dans le groupe Territoire et Libertés, composé de dissidents de la droite, de centristes et de macronistes, de radicaux de gauche, avec entre autres le député de Sarcelles François Pupponi élu sous l’étiquette PS (proche de Dominique Strauss-Kahn et ancien partisan de Manuel Valls). Enfin, les alliances répétées des régionalistes avec EELV (aux présidentielles de 2002 et 2007 et aux européennes de 2009 et 2019) signalent une vision de l’écologie comme devant être compatible avec le marché et une passivité face à une intégration européenne toujours plus renforcée.

Le « macronisme » à la peine

77,11 % pour Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 dans la commune de Bigorno. Tout est dit ou presque… Coincé entre la précarité galopante et le traditionalisme de la droite, En Marche n’a qu’un faible espace politique sur l’île. Le socle de LREM reste à un étiage assez stable entre le premier tour des présidentielles et les européennes, entre 18,48 % en avril 2017 et 15,04 % pour la liste de Nathalie Loiseau en 2019. Dans cette région où le centre-droit a toujours été très faible, le macronisme puise non seulement dans le score de François Bayrou de 2012 (5,01 %) mais surtout dans celui de François Hollande (24,28 %). En effet, les quelques rares appuis du macronisme en Corse proviennent des rangs du Parti Radical de Gauche conduit par Paul Giacobbi, qui avaient fait campagne pour Hollande en 2012 avant de se reporter vers Macron dès le premier tour de 2017.

Paul Giacobbi, président du Conseil exécutif de Corse entre 2010 et 2015, fuit suivi par tous les ténors et élus du PRG dans l’île dans son soutien au candidat Macron : le président du conseil départemental de Haute-Corse François Orlandi, le conseiller départemental de Ghisonaccia Francis Giudici ou le maire de Bonifacio, Jean-Charles Orsucci, proche du PRG et du PS. Les bons scores de Macron en avril 2017 dans les dernières zones d’influence du PRG démontrent l’efficacité de cette alliance, comme à Venaco où Paul Giacobbi fut maire pendant 20 ans, Bigorno (où la liste de Giacobbi avait réalisé 77 % au premier tour des régionales de 2015) ou encore Tomino, fief de François Orlandi. Dans toutes ces municipalités, où François Hollande avait réalisé ses meilleurs scores de toute la Corse en 2012 (avec notamment 70,9 % à Bigorno), c’est le candidat d’En Marche qui est arrivé en tête au premier tour. Mais le faible score de Macron sur toute l’île aux deux tours de la présidentielle en Corse montre bien les limites d’un appui sur les réseaux déclinants du PRG.

La faiblesse du vote macroniste dans l’île pourrait s’expliquer d’abord par un facteur très local, à savoir le fait que ses relais dans l’île soient justement issus du PRG et par la famille Giacobbi, entachés par les affaires de détournements de fonds publics.

Ce confinement de LREM se confirme aux élections suivantes. Aux législatives qui suivent la présidentielle, En Marche choisit de limiter l’investiture aux seuls élus locaux issus ou proches du PRG : Maria Guidicelli, conseillère territoriale qui figurait sur la liste de Paul Giacobbi au premier tour des élections territoriales de 2015, François Orlandi, Francis Giudici et Jean-Charles Orsucci (devenu chef de file d’En Marche en Corse) (16). Cela ne sera pas suffisant pour que l’« effet Macron » atteigne la Corse : seulement Maria Giudicelli et Francis Giudici passent au second tour avant d’être très largement battus par leurs adversaires. Puis, aux élections territoriales qui suivent, en décembre 2017, la liste En Marche conduite par Jean-Charles Orsucci se retrouve loin du podium, avec seulement 11,26 % des voix au premier tour, en quatrième position, pour ne faire élire que six conseillers territoriaux au second. De même, aux dernières élections européennes, la liste LREM ne profite absolument pas de l’effondrement de la droite, à la différence d’autres territoires traditionnellement à droite comme l’Alsace ou l’Ouest de l’Île-de-France, et se maintient en revanche aux mêmes scores dans ces mêmes villes sous influence radicale de gauche.

La faiblesse du vote macroniste dans l’île pourrait s’expliquer d’abord par un facteur très local, à savoir le fait que ses relais dans l’île soient justement issus du PRG et par la famille Giacobbi, entachés par les affaires de détournements de fonds publics. L’assimilation d’En Marche à la politique clientéliste et “clanique” du PRG a très probablement joué des tours à Emmanuel Macron, alors que les radicaux enchaînent les défaites dans l’île depuis 2014 (perte de Bastia aux municipales et celle de la région en 2015). Toutefois, les faibles scores d’En Marche en Corse rappellent ceux obtenus dans d’autres régions « périphériques », comme le Nord, le Pas-de-calais, la Picardie, l’Est et le Sud-Est de la France, où le chômage, la précarité et le vote FN ne font qu’augmenter. En ce sens, le vote en Corse est cohérent avec le reste du continent, le vote En Marche étant depuis 2017 celui des grandes agglomérations et des métropoles. Une situation qui explique également la marginalité de la gauche radicale et de la France Insoumise dans la région.

 Quand la gauche radicale se tire une balle dans le pied

Malgré la précarité en hausse et le déclin de la droite sur l’île, la gauche radicale ne parvient pas à tirer son épingle du jeu. Historiquement, le PCF était pourtant plus fort dans l’île que dans bien d’autres territoires du continent, même si son influence se limitait aux communes populaires et ouvrières proches du littoral, comme Sartène, et aux quartiers populaires des grandes villes de Bastia et d’Ajaccio.

Si le PCF réalise toujours dans la région des résultats sensiblement plus élevés que la moyenne nationale (5% en 2002, 4% en 2007, 3,9% en 2019) cela reste plus faible que dans d’autres territoires (comme la banlieue parisienne) et surtout on constate très vite, aux échéances présidentielles depuis 2012, que celle-ci se heurte à un plafond de verre alors que Le Pen explose ses scores là bas, un peu comme dans le Nord et la Picardie, ou même dans les Outre-mers à l’occasion des européennes de 2019. Les scores plus ou moins élevés du PCF dans la région sont à comprendre au regard du poids et de l’importance de son réseau (certes déclinant) d’élus et de militants. Même si, dans cette région, le recul du PCF reste une réalité. Pour donner une idée, le PCF passe d’un peu plus de 16 % à l’élection présidentielle de 1981 à 3,9 % à l’élection européenne de 2019. Sans oublier la défaite de Dominique Bucchini, président communiste de l’Assemblée territoriale entre 2010 et 2015 avec la majorité d’Union de la gauche, aux municipales de 2001 à Sartène, qui a porté un coup dur au PCF de l’île.

Dominique Bucchini, ancien président de l’Assemblée de Corse et figure du PCF local. © Pierre Bona via Wikimedia Commons

De même, entre les échéances régionales de 2010 et de 2015, entre lesquelles il a pourtant participé à la majorité régionale d’Union de la gauche avec le PRG et Paul Giacobbi, le PCF poursuit sa descente : de 7,5 % en 2010 la liste conduite par Bucchini passe à 5,5 % en 2015. Au moment où le total des forces nationalistes explose. En cause, le fait d’avoir sans aucun doute appuyé la politique du PRG sur l’île, qui laissait exploser les prix de l’immobilier et la spéculation immobilière, tout en ayant ouvert le débat sur la co-officialité de la langue corse en 2013, légitimant de fait les arguments identitaires des nationalistes et ayant inévitablement impacté la crédibilité du discours anti-libéral du PCF et du Front de gauche dans la région. Sans oublier, bien sûr, les affaires de Paul Giacobbi qui ont mis à mal le PRG et ses alliés.

En 2012, Jean-Luc Mélenchon, soutenu par le PCF, obtient tout de même un score proche de 10 %, loin d’être insignifiant. À l’époque, le candidat du Front de gauche, qui assume son discours jacobin, n’hésite pas à se rendre sur l’île pendant la campagne et à assurer un grand meeting de campagne en février 2012 à Bastia. Mais déjà, Le Pen est haute… En 2017, le candidat JLM réalise un peu plus de 13,8 % sur l’île : une hausse de 4 points, contre 8,5 points au niveau national (et à Paris !), et des hausses de dix à vingt points dans les grandes villes du pays. Ainsi, la progression modérée du vote Mélenchon en Corse est similaire à d’autres régions où le FN réalise de gros scores, comme la Somme (hausse de seulement 7 points entre 2012 et 2017), et les Hauts-de-France (+7-7,5 points). Pire encore, si Mélenchon réalise de bons scores dans les villes populaires de Sartène (23,53 %), Cuttoli-Corticchiato ou même à Bastia, il y arrive systématiquement derrière Le Pen. Il réalise en revanche ses meilleurs résultats dans les communes encore tenues par le PCF et où l’appareil militant s’est mobilisé en sa faveur, comme en 2012, par exemple dans le village de Bilia (64,58 %). De la même façon que pour le vote en faveur d’Emmanuel Macron, le vote Mélenchon est donc très limité et confiné à certaines zones en 2017.

Si elle espérait combler son retard dans une région “périphérique” et défavorisée en reniant son héritage jacobin et étatiste, sans chercher à rendre sa ligne politique cohérente avec les aspirations populaires, la gauche radicale s’est bien trompé de stratégie. L’évolution du paysage politique révèle bien que la grande majorité des corses se moquent complètement d’une quelconque autonomie politique ou d’une rupture avec l’État-nation.

Le score décevant de la France Insoumise à la présidentielle de 2017 en Corse s’explique principalement par deux éléments : le fait que Mélenchon ne soit pas venu faire campagne en Corse, à la différence de Le Pen, et la focalisation de sa campagne sur les grandes métropoles. A la différence du FN qui bâtit son succès dans des territoires désindustrialisés comme le Pas-de-calais, Belfort ou le Doubs, la campagne de la FI s’est centrée sur les grandes villes, avec des marches parisiennes, des meetings dans les grandes villes à répétition et une tournée en péniche dans les territoires du Paris “bobo” dans la dernière ligne droite de la campagne. Enfin, le fait de ne pas avoir suffisamment insisté sur la volonté de combattre l’exploitation de l’immigration économique par le patronat (via la défense de l’adage juridique “A travail égal salaire égal”, que la Chambre sociale de la Cour de cassation avait cherché à consacrer en 1996), ou de ne pas durcir davantage son discours sur l’UE ont aussi pu être défavorables au candidat de la gauche radicale dans une région aussi précarisée.

Malgré la drague des régionalistes par la gauche radicale (alliance du PCF avec certains leaders régionalistes en 2014 comme à Porto-Vecchio et quasi-soutien de Mélenchon au chef de fil des régionalistes Gilles Simeoni aux territoriales de 2017), le PCF reste cantonné à son noyau dur d’électeurs et la FI s’effondre à 3 % dès 2019, derrière le PS et le PCF. La position de Mélenchon, un jacobin qui a passé sa vie politique à raison à dénoncer le régionalisme, en a surpris plus d’un : après les yeux doux envers la coalition régionaliste en 2017, le leader de la FI a engagé une purge des militants insoumis corses qui restaient depuis la présidentielle de 2017 et qui défendaient majoritairement une alliance avec le PCF aux territoriales. Quoi que l’on pense de cette alliance, cela a privé LFI de dizaines de militants pour les campagnes et batailles à venir. Le discours de LFI aux élections européennes, inaudible par bien des aspects comme sur les questions de l’UE et de l’immigration, n’est sûrement pas non plus pour rien dans son effondrement par rapport à la présidentielle.

Si elle espérait combler son retard dans une région “périphérique” et défavorisée comme la Corse en reniant son héritage jacobin et étatiste, sans chercher à rendre sa ligne politique cohérente avec les aspirations populaires, la gauche radicale s’est bien trompé de stratégie. L’évolution du paysage politique révèle bien que la grande majorité des corses se moquent complètement d’une quelconque autonomie politique ou d’une rupture avec l’Etat-nation. Bien au contraire, dans cette région comme ailleurs, le recul de l’État et des services publics et la mise à mal de la souveraineté nationale est à l’origine d’un vote de défiance envers les formations politiques traditionnelles et modérées et du rejet du libéralisme économique porté par l’Union Européenne. Un enseignement que les formations politiques se revendiquant de la “révolution citoyenne” et d’un interventionnisme étatique devraient vite tirer s’ils ne veulent pas laisser éternellement la voie libre aux forces réactionnaires et identitaires.

 

Les racines de la défaite de la gauche en Catalogne

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©Ricardo Patiño

Malgré son élection à un nouveau mandat grâce à l’appui polémique de Manuel Valls, les dernières élections municipales à Barcelone ont été une défaite pour Ada Colau et le point culminant d’un désastre pour la gauche catalane. Après une décennie de contestations puissantes du néolibéralisme, les vieux partis ont réaffirmé leur domination. Par Simon Vazquez. Paru initialement sur Jacobin Magazine. Traduit par Nathan Guillemot.

Les lourds revers subis par la gauche dans les élections européennes et locales du 26 mai dernier signent la fin d’une ère politique en Catalogne. Ces résultats décevants ont été le plus emblématiquement représentés par la défaite de la maire de Barcelone Ada Colau. Perdant 4,5 points par rapport à 2015, elle a été dépassée par Ernest Maragall, candidat du parti de la gauche modérée et indépendantiste, la Gauche Républicaine de Catalogne (ERC).

Tous les signes semblent indiquer que la nouvelle tiendra que sur des concessions majeures faites aux partis unionistes espagnols. Le seul fait qu’un tel accord ait été envisagé souligne un sinistre changement dans le monde politique catalan. Durant la dernière décennie, celui-ci a connu l’émergence de mouvements civiques puissants, galvanisés par les questions sociales et nationales ainsi que par la montée en puissance de la question féministe. Cette période de lutte a été marquée par des temps forts tels que le mouvement des indignados, la généralisation de l’occupation de logements, la montée d’un socialisme municipal,  et les manifestations de plusieurs millions de catalans pour l’indépendance, qui ont conduit au référendum du 1er octobre 2017.

Le triomphe des partis de l’establishment aux élections du 26 mai a fourni la pleine démonstration que cette période d’espérance est terminée. La fenêtre d’opportunité s’est refermée dans un bruit presque assourdissant. Les revers encore plus importants subis par la gauche dans toute l’Espagne et en Europe compliquent encore les choses. La gauche catalane a besoin d’une réflexion longue et sans tabou sur les causes de cet échec. Sans cela, la période difficile qui se présente devant elle ne sera rien de moins qu’une longue traversée du désert.

La défaite

En regardant de plus près les résultats de ces élections, on s’aperçoit de la profondeur du retour en force des partis de l’establishment. Dans les élections locales, la victoire dans plupart des municipalités catalanes revient à l’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), un parti social-démocrate et indépendantiste, qui affiche souvent sa proximité avec le centre libéral. L’ERC, le plus vieux parti catalan, a rassemblé à cette occasion 23,5 % des votes exprimés en Catalogne, et est arrivé premier dans des villes majeures comme Barcelone et Lleida, et ce pour la première fois depuis la République espagnole, avant la dictature franquiste.

À la seconde place s’est hissé, tel un phœnix, le Partit dels Socialistes de Catalunya (PSC), l’aile catalane du parti de centre-gauche du premier ministre Pedro Sánchez, le PSOE. Celui-ci a réussi à reprendre une large partie du vote unioniste espagnol, qui s’était pourtant reporté sur le parti de centre-droit Ciudadanos aux dernières élections catalanes. La résurgence du PSC inclut des victoires dans cinq des dix plus grandes villes de Catalogne, et une amélioration forte de son score dans les grandes villes comme Barcelone. Son appel à l’unité espagnole, au « calme », à la « stabilité » avec le gouvernement de Sánchez, ainsi que son succès à l’élection générale espagnole du 28 avril dernier, ont participé à cette avance inattendue.

Junts per Catalunya – toujours mené depuis Bruxelles par son président en exil Carles Puigdemont – n’est arrivé que troisième en termes de votes, même si grâce à ses succès dans les petites villes il a obtenu le plus grand nombre de conseils municipaux. Ce parti correspond à l’espace politique auparavant occupé par le parti autonomiste catalan Convergència i Unió, qui jusqu’à il y a peu était le représentant politique principal de la bourgeoisie catalane. En plus de ratisser les voix dans les petites villes, ce parti de centre-droit a remporté Girone, dont Puigdemont a déjà été maire. Rassemblant une large partie de l’électorat nationaliste et localiste catalan, il a montré sa capacité à résister au vent pro-ERC qui soufflait ces derniers mois.

Au bout du compte, les grands perdants de cette configuration d’ensemble furent les partis de gauche. Catalunya en Comú, la coalition de gauche qui inclue Iniciativa per Catalunya (l’ancien parti communiste), Podem, Esquerra Unida i Alternativa (équivalente à l’Izquierda Unida espagnole) et des indépendants, a failli perdre le contrôle de Barcelone. La coalition a aussi perdu treize des vingt mairies qu’elle avait gagnées en 2015, 111 conseillers municipaux, et plus de 50 000 électeurs.

On observe un recul similaire pour la gauche radicale pro-indépendance, la Candidatura d’Unitat Popular (CUP) qui a perdu 50 000 électeurs et 47 conseillers municipaux. Elle a remporté 16 mairies, deux de plus qu’en 2015, mais a perdu des conseillers dans des villes clés comme Barcelone et Lleida, ainsi que dans d’autres grandes villes comme Terrassa et Mataró, et n’est plus présente dans les institutions provinciales telle que la députation provinciale de Barcelone.

Plus rassurant, les forces de la droite chauvine espagnole ont montré qu’elles n’étaient ni capables de produire autre chose qu’un discours nationaliste, ni d’obtenir du soutien quand il s’agit de promouvoir des politiques locales. Ainsi, Ciudadanos, le Partido Popular conservateur et Vox d’extrême droite ont rassemblé ensemble à peine 10 % des voix en Catalogne.

Alors qu’à l’occasion des élections au parlement catalan, Ciudadanos était arrivé en tête devant les autres partis, rassemblant le vote unioniste espagnol, le parti n’a remporté aucune mairie et a fait élire seulement 246 conseillers (moins que la CUP anticapitaliste), en dépit du fait que le PP n’a obtenu que 4 maires (3 sans certitude) et 67 conseillers. Vox n’a fait élire que 3 conseillers, son message raciste tombant à plat dans une région où beaucoup d’habitants ont des parents issus de l’immigration.

L’événement le plus frappant reste la perte de vitesse de Ciudadanos : si le 21 décembre le parti remporte les élections catalanes avec 1,1 million de voix, à l’élection générale du 28 avril il n’en rassemble plus que 477 000 dans la région, et le 26 mai seulement 300 000 aux élections européennes et 180 000 aux élections locales. Sa ligne anti-catalane dure et persistante semble lui avoir aliéné son électorat le plus modéré.

La gauche : en bas à droite

Dans les bars en Catalogne et en Espagne, les toilettes se trouvent souvent « en bas à droite ». En 2011, un slogan plein d’esprit du mouvement des indignados de la Plaza Catalunya suggérait que la gauche politique pourrait se trouver dans une position similaire. Pourtant, si les partis et coalitions catalans à la gauche du PSC s’identifiaient alors aux indignados, aujourd’hui ce sont eux qui se retrouvent « en bas à droite ». Les chiffres absolus de l’élection du 26 mai sont mauvais, mais pas aussi mauvais que le symbole que représente la perte des mairies de villes comme Badalone et Cerdanyola.

Ces municipalités, auparavant dans les mains de la gauche, sont les endroits où est concentrée une grande partie de la classe ouvrière catalane. Ces défaites ont ainsi produit une onde de choc étendue à tous les partis de la gauche organisée, ainsi qu’au milieu activiste et militant plus généralement.

Le reste de l’Espagne n’a pas vraiment apporté de réconfort : la coalition Unidas Podemos a perdu 6 des 7 villes qu’elle contrôlait, dont Madrid. La seule exception à l’échelle nationale a été le très bon résultat d’EH Bildu, la coalition indépendantiste de la gauche basque.

Chercher une porte de sortie

Si nous voulons faire face à l’offensive rampante de la droite et, peut-être surtout, à la menace représentée par la sociale-démocratie néolibérale (représentée par l’ERC et le PSC) nous devons comprendre pourquoi la gauche a connu un tel effondrement.

En premier lieu, il faut constater l’épuisement du cycle de mobilisations commencé en 2008 avec le combat contre le processus de Bologne (un ensemble de mesures européennes qui poussaient à la privatisation de l’enseignement supérieur) et poursuivi à travers le mouvement des indignados démarré en 2011, le combat contre la saisie de maisons en 2012-2014, et le processus d’indépendance de 2012-2019.

D’autre part, et bien que les conditions de vie et les niveaux d’exploitation semblent s’aggraver pour un nombre croissant de gens, il y a aussi une sorte d’illusion collective d’un retour à la stabilité une fois le pire de la crise passé. Ce sentiment, en parallèle de l’affaiblissement des luttes sociales, a produit un électorat plus conformiste. Le processus d’indépendance a par ailleurs engendré des anticorps parmi les franges de la population qui soutiennent le maintien du « régime de 1978 », l’ordre institutionnel hérité de la transition à la démocratie post-franquisme. Au même moment une sorte de classe moyenne rentière est montée en puissance, liée au tourisme et à la propriété. Par ailleurs, une proportion de plus en plus large de travailleurs (en particulier les migrants) tombe dans une forme de paupérisation hautement atomisée, les nouvelles relations de travail (comme l’Ubérisation représentée par les applications de livraison de nourriture ou de transport de particuliers) rendent plus difficiles l’organisation sur des bases de classe. Et même dans les cas où ce prolétariat urbain adopte de nouvelles formes d’organisations, il est totalement indifférent au calendrier électoral et aux partis de gauche.

Que (ne pas) faire ?

Depuis leur percée électorale en 2015, les gouvernements progressistes locaux en Catalogne ont fait beaucoup de bonnes choses. Des progrès ont été faits en termes de droits sociaux, de droits LGBTQI, d’entreprises municipalisées, etc. Pourtant, ces gains devraient aussi être mis en balance avec ce qui n’a pas marché ou ce qui a produit des tensions réduisant la marge de manœuvre de la gauche (et cela dans l’espace politique déjà ténu où l’on peut envisager la possibilité d’un programme de gauche dans un système capitaliste).

Quand les municipalités de gauche ont pris leurs fonctions dans les principales villes de l’agglomération barcelonaise, elles ont attiré un grand nombre de cadres politiques issus des mouvements sociaux et les ont intégrés dans leurs gouvernements.

L’utilisation de ces cadres militants a toutefois considérablement affaibli les mouvements, et a complexifié la collaboration des gouvernements locaux et des mouvements sociaux. Par ailleurs, alors que ces cadres étaient absorbés par les dynamiques et contraintes propres à l’administration, ils furent entraînés dans un conflit avec les espaces dans lesquels ils étaient jusque-là actifs comme militants.

Durant ces années, à Barcelone en particulier, la gauche a souffert des médias contrôlés par la droite, qui diffusaient bruyamment les moments de conflit (la lutte contre la vente à la sauvette par des migrants, ou les problèmes d’insécurité dans le centre de Barcelone). Par ailleurs, les réponses de la municipalité à d’autres problèmes importants auxquels elle a consacré beaucoup d’efforts – sur la question du logement par exemple – furent perçues comme faibles.

Malgré ses progrès électoraux, la gauche n’est pas parvenue à produire de nouveaux moyens de communication et de propagande capables de concurrencer les médias de masse, et d’imposer ses idées. Elle n’a pas non plus été capable de créer un faisceau de lieux de contre-pouvoir dotés d’une approche conflictuelle capable de poser les bases d’une résistance pour la période à venir.

​Le fantomatique PSC

Dans le même temps, la nécessité pour la gauche de former des accords avec d’autres forces a contribué à démobiliser sa propre base. Les pactes avec des forces comme le PSC (la version unioniste et sociale-libérale de la sociale-démocratie) ou l’ERC (la même, mais indépendantiste) ont dans de nombreux cas freiné les avancées sociales.

Pire, cela a donné l’impression aux électeurs que les forces qui dirigeaient réellement les gouvernements locaux menés par la gauche radicale étaient les partis les plus modérés, déjà familiers de la gestion capitaliste des institutions. De tels accords, contribuant à redorer l’image du social-libéralisme, ont amené une large part des classes populaires à voir des forces comme le PSC ou l’ERC comme des dirigeants plus compétents et fiables.

Ce blanchiment du social-libéralisme par la gauche a offert au PSC et à l’ERC un tremplin de choix pour diffuser leur message aux niveaux régional et national. Dans le même temps, la tiédeur idéologique de l’ensemble des campagnes à gauche n’a pas aidé les électeurs à établir une différence entre les deux forces. Quand Pablo Iglesias insistait depuis Madrid sur le fait que Podemos était le soutien nécessaire d’un gouvernement du PSOE, en ne formulant presque aucune critique de ce dernier, il est logique que beaucoup de gens aient finalement préféré l’original à la copie.

La vieille taupe : les questions nationales

Il y a cependant en Catalogne un autre problème important. En effet, la question nationale est un peu comme la vieille taupe décrite par Karl Marx, se terrant constamment seulement pour sortir de temps en temps sa tête. Les électeurs, du côté indépendantiste comme du côté unioniste, semblent fatigués de ce casse-tête jamais résolu, et se sont tournés en conséquence vers des forces qui adoptent des positions plus modérées. C’est ce qui a permis à l’ERC et au PSC de devenir hégémoniques dans leur camp.

Malgré cet état de fait, la posture de Catalunya en Comú – à mi-chemin des deux camps – n’a fait que l’affaiblir, générant des tensions constantes entre les différentes factions internes. Cela a mené au départ de Sobiranistes – la frange la plus à gauche, pro auto-détermination de la coalition – en faveur de l’ERC, et la coalition a aussi perdu des électeurs dans les deux camps sur la question nationale.

Nous avons jusqu’à présent peu parlé de la CUP, anticapitaliste et indépendantiste. C’est la formation politique qui a fait le plus sensation dans le cycle précédent, en imposant le référendum d’auto-détermination du 1 octobre 2017 et, dans beaucoup de cas, en tirant les politiques d’Ada Colau vers la gauche. Un de ses slogans de campagne résumait assez justement cette configuration : « Quand la CUP est dans le coin, les choses bougent ». Il semble pourtant que cette réputation de force motrice se soit aujourd’hui largement dissipée.

La quasi-absence de gouvernance stratégique, la peur de changer de position, et un modèle organisationnel qui demande beaucoup d’énergie en interne avant de pouvoir agir, semblent avoir abîmé la confiance d’une large part de l’électorat de la CUP. Une partie de son ancienne base est sans aucun doute allée à l’ERC, mais on peut aussi envisager que la partie la plus militante n’ait pas voté du tout. La CUP a par ailleurs été frappée de plein fouet par son absence aux élections générales du 28 avril. Cela a contribué à donner l’impression que celle-ci n’était pas disposée à intervenir politiquement, à accepter des contradictions et à agir en dehors de sa zone de confort.

Mais plus concrètement, la CUP a aussi souffert de sa rhétorique radicale, qui a créé des incompréhensions au sein de sa base sociale. Cela saute aux yeux quand on observe son approche maximaliste de la question de la municipalisation de certaines entreprises, et n’offrant aucune réponse intelligente ou concrète aux hésitations de Colau. En effet, il semble qu’un des facteurs clé du recul de la CUP ait été son discours hautement idéologisé, manquant soit d’une capacité d’éducation politique de ses électeurs, soit de solutions techniques aux problèmes concrets. Dans les contextes locaux où la CUP a fait plus d’efforts pour écouter les revendications des électeurs et s’enraciner dans une frange plus large de la société, elle a réalisé de meilleurs résultats électoraux qu’au niveau global.

Pourtant, jusque dans sa propre présentation médiatique, la CUP tendait à se placer dans une position subalterne à d’autres forces politiques, comme si son rôle se limitait à être un aimant attirant les autres partis vers la gauche. En ne s’appuyant pas sur un programme d’alternative claire et concrète, elle a subi le même sort que Catalunya en Comú, les gens ont préféré voter pour l’original plutôt que pour la copie.

Le besoin de catharsis

Pour faire face aux défis qui l’attend, la gauche doit être capable de prendre un temps d’arrêt et de retrouver sa capacité d’écoute, en faisant son propre examen de conscience afin de se reconnecter aux demandes de la majorité de la société – il s’agit de retrouver une ligne de conduite plus populaire et moins « institutionnelle ». La tâche principale est de construire un espace politique qui soit enraciné dans le peuple sans se limiter à un populisme de surface, et qui constitue un discours de conquête de la majorité, tout en intégrant la défense des minorités. Il s’agit de refonder une gauche qui soit capable de construire son hégémonie culturelle sans abandonner l’héritage des luttes sociales. Une gauche capable d’établir un leadership, et de se fédérer institutionnellement, mais aussi de rassembler une solide base sociale. Enfin et surtout, la gauche doit élaborer des stratégies politiques qui fonctionnent en même temps à l’intérieur et en dehors des institutions. Elle doit opérer efficacement dans les médias de masse, être également capable de construire ses propres espaces d’expression alternatifs ; s’engager là où les classes populaires se trouvent réellement, plutôt que de se rétracter sur les classes moyennes et préférer le langage du peuple à celui des universitaires. Tout cela ressemble à une douloureuse et pourtant nécessaire catharsis.

La grand retour de la question corse

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2 janvier 2018. Après deux raz-de-marée électoraux – aux législatives et aux élections territoriales de 2017 -, les nationalistes corses savourent leur succès. Le président de l’assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni fait un discours – en Corse – lors de son investiture pour exiger de l’Etat la reconnaissance de l’identité corse. Pour conclure la cérémonie, on prête serment sur la constitution rédigée par Pasquale Paoli, père du nationalisme corse. Comme chez Beaumarchais, tout finit par des chansons. Cette fois-ci, il s’agit du Dio vi salvi Regina, une ode à la vierge Marie adoptée comme hymne national de la République Corse après la sécession de la Corse vis-à-vis de la République de Gênes.  Le décors est planté. Le rapport de forces avec l’Etat peut commencer. Retour sur les raisons du changement de la donne politique en Corse. 

Le dégagisme nationaliste chasse le système clanique

C’est une lame de fond qui traverse la société corse depuis des années. Alors que les nationalistes peinaient à rassembler 15% des voix dans les années 1990, ils passent la barre des 30% en 2010 (25,89 % pour la liste “Femu a Corsica” et 9.85% pour la liste “Corsica Libera”). Le point de bascule intervient lors des législatives de 2012 lorsque Jean-Christophe Angelini échoue de peu à renverser la famille Rocca-Serra implantée depuis des lustres dans la seconde circonscription de la Corse du Sud. En 2014, le même Jean-Christophe Angelini, avec 46,9% des suffrages, faillit remporter la victoire à Porto-Vecchio contre la liste rocca-serriste. C’est l’instant où les Corses commencent à se servir des nationalistes pour chasser les systèmes claniques et clientélistes qui contrôlent la Corse depuis des années.  En trois ans, les Corses chassent les trois clans qui contrôlaient le système politique corse : la famille Rocca-Serra, la famille Giacobbi, et la famille Zuccarelli.

Jusqu’en 2017, c’est une hécatombe. En 2014, l’autonomiste Simeoni renverse la famille Zuccarelli à Bastia et prend le contrôle de la ville. Il met alors fin à une hégémonie zuccarelliste qui durait depuis 1968 ! En 2015 , les autonomistes Corses gagnent la région avec 35% des voix. En 2017, trois des 4 députés corses élus sont des nationalistes. Et les scores sont larges. L’héritier de la famille Rocca-Serra est chassé de sa circonscription du sud par Paul-André Colombani qui l’emporte avec 55.2% des voix. En Haute-Corse les deux candidats nationalistes font 61% et 63%, terrassant notamment le député-maire LR sortant : M.Gandolfi-Scheit.

“L’exode rural, l’élévation du niveau d’étude et la tertiarisation de l’économie rendent en effet moins efficace les pratiques clientélistes qui s’appuyaient sur des maires et des populations rurales, âgées et principalement agricoles.”

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Gilles Simeoni, fils d’Edmond Simeoni et ancien avocat d’Yvan Colonna, président du conseil exécutif de Corse.

C’est le grand basculement : la défaite du clanisme et la grande victoire du nationalisme. Historiquement, c’est le grand affrontement en Corse. Les nationalistes reprochaient aux clans leurs pratiques clientélistes qui empêchaient le développement de la Corse quand les clans amalgamaient les nationalistes corses aux violences des années 1990. C’est le résultat de mutations sociologiques profondes dans la société corse. L’exode rural, l’élévation du niveau d’étude et la tertiarisation de l’économie rendent en effet moins efficaces les pratiques clientélistes qui s’appuyaient sur des maires et des populations rurales, âgées et principalement agricoles. J’ajoute que la perte des collectivités locales et de leur leviers (subventions, emplois publics, investissements) font s’effondrer mécaniquement l’édifice clientéliste des familles qui contrôlaient, jusque-là, la politique corse. Les vieux leaders caciques (entre 58 et 71 ans) sont chassés par le jeune et fringuant Simeoni qui affiche fièrement ses 48 ans.

Une domination qui s’affranchit des clivages habituels de la société corse

Ce qui est marquant dans l’hégémonie du camp nationaliste Corse, c’est son homogénéité à l’échelle de l’Île. Les nationalistes l’emportent aussi bien dans leurs bastions que dans les fiefs historiques de leurs adversaires. Ils en finissent avec la division entre le Sud (contrôlé notamment par la famille Rocca-Serra) et le Nord de l’île (plutôt acquis au clan Giacobbi) et obtiennent des scores similaires dans les espaces ruraux et dans les espaces urbains. Les nationalistes corses parviennent à rassembler tant les classes populaires rurales et agricoles que les classes moyennes supérieures urbaines. Seule ombre au tableau : la faiblesse des nationalistes parmi les populations âgées.

Ainsi, lors des élections législatives de 2017, si les nationalistes confirment leur domination dans leurs fiefs de Bastia (64% des voix) et de Corte (70%) où se développe l’université corse qui forme de jeunes élites nationalistes corses, ils mordent aussi sur le terrain des vieux caciques corses. Ils sont majoritaires à Porto Vecchio, le fief de la famille Rocca-Serra et à Biguglia, le domaine de l’ancien député-maire LR Sauveur Gandolfi-Scheit.

Autre signe de l’homogénéité de cette domination politique : les nationalistes corses ont réussi à réconcilier la Corse du Sud et la Haute Corse. En 2015, alors que pour les partis traditionnels, la Corse se sépare entre la Haute-Corse Giacobbiste et la corse du sud Rossiste et Rocca-Serriste, Talamoni fait quasiment les mêmes scores au Nord et au Sud (7,9 et 7,6%). Les proportions sont certes moins homogènes chez Simeoni (20% en Haute-Corse et 15% en Corse du Sud).

“Les nationalistes unifient la population à travers un électorat plutôt transclassiste (…) Le vote pour les nationalistes est d’autant plus puissant chez les jeunes, moins sensibles au clientélisme.”

Aussi, les nationalistes unifient la population à travers un électorat plutôt transclassiste. Si les caciques ont essayé d’activer les réseaux locaux en inscrivant par exemple beaucoup de maires sur leurs listes lors des élections régionales de 2015, et s’il bénéficient du vote des populations âgées, le vote pour les nationalistes est d’autant plus puissant chez les jeunes, moins sensibles au clientélisme. C’est aussi le résultat de l’influence de l’université de Corte qui accueille 4000 étudiants et constitue un centre de production de jeunes intellectuels nationalistes. Preuve que les nationalistes arrivent à dépasser le clivage urbain/rural : si Simeoni réalise de bons scores à Corte, Bastia et Porto-Vecchio (entre 24 et 27%), ses résultats ne diffèrent guère entre les petits villages comptant moins de 100 inscrits (17,2%) et les villes de plus de 3000 habitants (20% des voix).

Au fond les listes indépendandistes et autonomistes se complètent bien. Alors que les autonomistes sont très populaires chez les classes moyennes supérieures urbaines, les indépendantistes font de très bons scores chez les classes populaires rurales et en particulier chez les agriculteurs, un groupe social très important en Corse.

La constitution d’un sujet politique corse à vocation majoritaire

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Liberté pour Yvan Colonna scande cette banderole affichée par le groupe Ghjuventù Indipendentista près de l’université de Corte.

Les nationalistes corses ont réussi à imposer leurs termes dans le débat public. De quoi débat-on en Corse aujourd’hui ? De la protection du littoral (interdiction du bétonnage des côtes) qui menace d’être défiguré par les riches métropolitains qui convoitent les villas sur l’île de beauté, de la co-officialité de la langue corse, du rapprochement des “prisonniers politiques” sur l’île (Nicolas Sarkozy a fini par le promettre lors de la campagne des primaires), de la maîtrise du foncier (qui flambe du fait de spéculation immobilière engendrée par l’afflux d’acheteurs métropolitains), du statut de résident, de la préférence insulaire à l’embauche, etc. Autant de thèmes particulièrement populaires, qui permettent aux nationalistes corses d’unifier des demandes hétérogènes en construisant un sujet politique à vocation majoritaire, le peuple Corse, en lui définissant des ennemis – Paris – et en traçant une ligne d’horizon : l’autonomie du “Peuple corse”, à même de régler tous ces problèmes si spécifiques à la Corse.

La force allant à la force, quand les vieux caciques, prenant conscience de l’hégémonie culturelle des nationalistes, ont essayé de préempter leurs thèmes (comme ce fut le cas pour Paul Giacobbi), ils n’ont fait que renforcer la légitimité des autonomistes et des indépendantistes corses.

 

“Les nationalistes unifient des demandes hétérogènes en construisant un sujet politique à vocation majoritaire, le peuple Corse, en lui définissant des ennemis – Paris – et en traçant une ligne d’horizon : l’autonomie du “Peuple corse”.”

Un dernier élément est à considérer pour comprendre la domination des nationalistes corses sur leur île : c’est le sentiment qu’ils donnent d’être les garants d’une identité culturelle. Cette crainte identitaire s’exprime aux élections nationales par le vote pour le Front National et lors des élections plus locales ou lors des législatives à travers le vote pour les nationalistes. Après avoir dominé l’élection présidentielle avec 28% des voix au premier tour, Marine Le Pen a fait le plein de voix au second tour en réalisant son meilleur score (48%) en Corse. Elle arrive loin devant François Fillon (25%) et Emmanuel Macron (18%), tandis que Jean-Luc Mélenchon se contente de 13%.

Si l’échec d’En Marche en Corse peut s’expliquer par ses liaisons avec le clan Giaccobi, il s’exprime également à travers l’incapacité de la formation d’Emmanuel Macron à incarner l’identité corse, sa sauvegarde contre la domination de Paris et face à la crainte que provoquent la forte immigration en Corse ainsi que l’Islam. Si la relation conflictuelle avec Paris est ancienne, on a vu ces dernières années les actes anti-musulmans se multiplier. Désormais, les inscriptions “Francesi fora” (“les Français dehors”, en Corse) alternent avec les inscriptions “Arabi fora”. Les chiffres du ministère de l’Intérieur indiquent que proportionnellement à sa population, la Corse est la région la plus touchée par les actes anti-musulmans. Les événements du quartier des Jardins de l’Empereur en décembre 2015 comme ceux de Sisco à l’été dernier ont montré que les tensions communautaires pouvaient prendre une tournure violente.

Evidemment, pour garder une centralité politique, les nationalistes corses se distinguent régulièrement du Front National. Les militants corses perturbent régulièrement les meetings du Front National aux cris de “Les Français dehors”. D’ailleurs, les électeurs nationalistes viennent aussi bien du Front National, que de la gauche qui est devenue marginale en Corse. Les législatives ont montré que les candidats nationalistes bénéficiaient aussi bien du report de voix de la droite classique que de la République En Marche. Les nationalistes corses articulent un discours assimilationniste pour capter cette crainte identitaire, ce trouble culturel, ce rapport conflictuel à l’immigration qu’entretiennent de nombreux Corses.

“Si la relation conflictuelle avec Paris est ancienne, on a vu ces dernières années les actes anti-musulmans se multiplier. Désormais, les inscriptions “Francesi fora” (“les Français dehors”, en corse) alternent avec les inscriptions “Arabi fora”.”

Dernière bataille gagnée par les nationalistes : celle de l’unité et de la crédibilité. L’annonce du dépôt des armes par le Fronte di Liberazione Naziunale Corsu en 2014 a permis à l’indépendantisme et à l’autonomisme corses de fusionner dans l’entre deux tours des élections régionales de 2015. C’est ce qui leur a permis de remporter la quadrangulaire avec “seulement” 35% des voix. Cette unité réaffirmée en 2017 a permis à la liste nationaliste Corse de progresser de 10 points en 2 ans seulement. Cette unité contraste avec la division de la droite et avec l’inexistence de la gauche locale. Surtout, les nationalistes ont gagné la bataille de la crédibilité. En remportant la mairie de Bastia, Simeoni peut désormais mettre en avant leur capacité à gouverner, ce qui permet de transformer le moment destituant – la chasse des clans – en un projet instituant – l’affirmation d’un projet de gouvernement autonomiste.

Cette volonté de gagner en gouvernabilité se signale d’ailleurs par la volonté de Simeoni de se distinguer de l’indépendantisme catalan en reléguant aux calendes grecques un éventuel référendum d’autodétermination et en demandant principalement la reconnaissance de l’identité particulière de la culture Corse, ainsi qu’une dévolution afin d’améliorer la situation économique et sociale corse. Les autonomistes sont bien conscients que la Corse fait face à un fort taux de pauvreté (un cinquième de la population) et à une forte dépendance vis-à-vis de la métropole sur le plan économique. On voit cette évolution dans les rapports de forces entre indépendantisme et autonomisme. Alors que tous deux étaient proches des 5% en 1998, les indépendantistes passent à 7,7% en 2015 et les autonomistes sont proches des 18% lors de cette même élection.

En Corse, on assiste à un fait politique majeur que peu de leaders politiques semblent avoir saisi. Hier, le nationalisme corse était essentiellement une force politique minoritaire et parfois très violente. Les 5 dernières années sont marquées par la construction d’une force gouvernementale culturellement hégémonique au milieu de vieilles forces décimées par des années de clientélisme et d’affairisme. C’est d’ailleurs le moment de pointer l’état de mort clinique dans laquelle se trouve la gauche corse. L’hégémonie culturelle et politique dont bénéficie le nationalisme corse le pousse à la normalisation et à traiter ses relations avec Paris sur le plan du rapport de force politiques. Les nationalismes essaient d’incarner un principe d’ordre et de protection, refusant des envolées avant-gardistes qui effraieraient la plupart de leurs nouveaux électeurs.

D’ors et déjà, le président de l’assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni, rappelle Emmanuel Macron à ses promesses de campagnes. En visite à Furiani, il avait alors envisagé une modification de la constitution pour satisfaire les revendications nationalistes. Or, dans un entretien au quotidien espagnol, El Mundo, Emmanuel Macron a indiqué que des évolutions pour la Corse ne se feraient que dans le cadre de la constitution, ce qui exclue la co-officialité de la langue corse ou le statut de résidant. Sans pousser hâtivement la comparaison avec le fait Catalan, il n’en demeure pas moins que la question corse a ceci de difficile qu’elle touche la République Française dans son identité de République “une et indivisible”, dans la conviction jacobine de nombre de ses Hommes politiques et dans la suprématie de la langue française établie depuis l’ordonnance de Villers-CotterêtsL’identité corse touche à quelque chose de très profond et mêle des éléments qui pourraient lui être étranger comme la sauvegarde d’un mode de vie face à un consumérisme et à des pratiques immobilières qui défigurent le littoral corse. Ce fait politique majeur pointe une contradiction centrale au sein de la République française qu’il sera impossible de traiter par quelques amuse-bouches.

L’investiture des élus nationalistes l’a d’ailleurs révélé. Ultime provocation, Jean-Guy Talamoni, Gilles Simeoni et ses comparses ont prêté serment sur la constitution corse datant de 1755 écrite par le père du nationalisme corse Pascal Paoli. La totalité du discours de Jean-Guy Talamoni était en Corse. Ce long rituel symbolique s’est terminé par le chant du Dio vi salvi Regina. Hymne national de la République corse (1755-1769), ce chant est initialement une ode à la vierge Marie. Au chant religieux initial, s’est ajouté un couplet sur la victoire contre les ennemis de la Corse. Il fut adopté au moment où la Corse a fait sécession de la République de Gênes. Tout ce cérémonial s’est accompagné de demandes politiques claires faites par Messieurs Simeoni et Talamoni. Ils ont mis l’accent sur l’insuffisance de la décentralisation des compétences pour répondre aux problèmes particuliers de la Corse, sur la reconnaissance de la co-officialité de la langue corse ainsi que sur un loi d’amnistie concernant les prisonniers issues des violences des années 1990. En affrontant la République française au cœur de son identité, les nationalistes mettent en lumière les contradictions entre la constitution et le souhait exprimé par les Corses et poussent l’Elysée au rapport de force politique.

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Pour aller plus loin : 

La Nouvelle Question Corse, Jérôme Fourquet

Catalogne : la polarisation politique se confirme

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Manifestation pour la “Diada”, le 11 septembre 2012 ©Josep Renalias

Albert Borras Ruis est doctorant à l’Institut Français de Géopolitique. Il revient dans cet article sur les élections régionales du 21 décembre 2017 en Catalogne, qui ont vu les indépendantistes conserver leur majorité absolue malgré l’ascension du parti de centre-droit Ciudadanos. Convoqué à la suite de la suspension de l’autonomie de la région, le scrutin devait permettre de trancher le conflit politique qui oppose le gouvernement espagnol à la Généralité de Catalogne, dont l’ancien président Carles Puigdemont est aujourd’hui retranché à Bruxelles. Loin de satisfaire les desseins de Mariano Rajoy, les résultats démontrent l’affaiblissement du Parti populaire ainsi que les maigres perspectives de la gauche non indépendantiste, tout en confirmant la tendance à la polarisation politique dans la société catalane.

Ces dernières années ont été riches en bouleversements pour la société catalane, ainsi que pour la société espagnole dans son ensemble. Une crise économique sans précédent a déclenché une crise politique qui se poursuit aujourd’hui encore. La polarisation du débat politique est arrivée à une telle dimension que tous les partis politiques de l’échiquier politique catalan (et espagnol) ont dû s’adapter.

Le mouvement du 15 mai 2011 (« les Indignés »), l’ascension de Podemos (2014) et le succès des candidatures dites « du changement » (à l’instar des « Communs » à Barcelone, sous l’égide d’Ada Colau) avaient réussi à placer la défense des droits sociaux au centre du débat politique. Mais aujourd’hui, cette représentation semble reléguée au second plan au fur et à mesure que le nationalisme et, iimplicitement, la question identitaire s’imposent au cœur de la stratégie discursive des acteurs politiques. En Catalogne, on en est presque arrivé, n’hésitons pas à le dire, à une forme de conflit civil. Et ce notamment dans les semaines qui ont précédé et qui ont suivi l’action policière disproportionnée lors du référendum du 1er octobre, jugé illégal (rappelons que plus de deux millions de personnes y ont participé malgré les difficultés rencontrées). La fracture sociale et politique est un constat.

“Aujourd’hui, la défense des droits sociaux est reléguée au second plan à mesure que le nationalisme et la question identitaire s’imposent au coeur de la stratégie discursive des acteurs politiques.”

L’appel à la démocratie est le principal ressort des stratégies de légitimation des acteurs qui constituent les deux « blocs » (« bloques ») pro et anti indépendance. Qui est le plus démocrate : celui qui défend l’Etat de droit, ou celui qui défend la voix du peuple ? Cette question mériterait de faire l’objet d’un débat dans toute l’Europe. Néanmoins, les demandes du peuple catalan sont difficilement comprises dans le cadre de l’Europe actuelle, au moment où l’ascension de l’extrême-droite nationaliste est bien réelle. Sur le Vieux continent, les indépendantistes catalans ne trouvent d’ailleurs guère d’autres alliés que des mouvements régionaux de droite radicale. Quoi qu’il en soit, outre-Pyrénées, la polarisation se sédimente du fait de la victoire de la droite nationaliste espagnole de Ciudadanos d’une part, et de la majorité absolue en nombre de sièges obtenue par les partis indépendantistes d’autre part.

Une campagne de plusieurs mois

La campagne électorale a officiellement débuté le 5 décembre, mais tous les acteurs politiques se sont mobilisés des semaines auparavant. Parmi les principaux marqueurs de cette campagne anticipée, l’application de l’article 155 de la Constitution, utilisé par le Parti Populaire afin de suspendre la Communauté Autonome de Catalogne et de stopper le « processus d’indépendance ». Cette mesure fait consensus au sein du bloc dit « constitutionnaliste » ou « unioniste », composé du PP, de Ciudadanos et du Parti Socialiste. A l’opposé, l’article 155 est unanimement rejeté par les indépendantistes, de même que par Catalunya en Comú (Catalogne en Commun) la formation emmenée par la maire de Barcelone Ada Colau et le député Xavier Domènech, alliée à Podemos ainsi qu’aux écolo-communistes de Iniciativa per Catalunya i Verds (ICV) et aux communistes d’Esquerra Unida i Alternativa (EUiA). Catalunya en Comú refuse d’intégrer la logique des blocs et défend une voie alternative à moyen voire à long terme : celle du référendum pacté avec le gouvernement espagnol.

Par ailleurs, l’autre grande ligne du débat s’est axée sur les dirigeants politiques emprisonnés, considérés par les indépendantistes et les « Communs » comme des prisonniers politiques, ainsi que sur les membres de la Généralité exilés à Bruxelles, parmi lesquels l’ancien président de la Généralité de Catalogne Carles Puigdemont. La fin de la campagne a été marquée par des échanges d’accusations entre les deux blocs mais aussi et tout particulièrement entre les partis de gauche : Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), le Parti des socialistes de Catalogne (PSC), Catalunya en Comú et les indépendantistes anticapitalistes de la CUP. Les forces de gauche catalanes sont ainsi elles-mêmes profondément divisées sur la question nationale.

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Manifestation à Barcelone pour la libération des leaders indépendantistes Jordi Sànchez (ANC) et Jordi Cuixart (Òmnium), le 21 octobre 2017. ©Sandra Lazaro

La campagne s’est traduite par une dynamique d’extrême polarisation, conséquence directe de la mobilisation du sentiment d’appartenance nationale de part et d’autre. Un sentiment d’appartenance nationale d’autant plus fort dans les secteurs de la société qui parlent le catalan ou le castillan, du fait de la domination de l’une des deux langues dans le milieu familial.

La division que les indépendantistes et le gouvernement espagnol ont fabriquée, entre les partisans de l’indépendance et ses opposants, a obligé les partis politiques à se transformer. Des listes électorales qui, auparavant, auraient été jugées contrenatures sont apparues. A tel point que l’on retrouvait dans la liste de Carles Puigdemont, Junts per Catalunya, des candidats de la société civile tels que Jordi Sánchez, président de la puissante Assemblée Nationale Catalane (ANC) et ancien membre de la gauche communiste et écologiste d’ICV, aujourd’hui emprisonné.

“La campagne s’est traduite par une dynamique d’extrême polarisation, conséquence directe de la mobilisation du sentiment d’appartenance nationale de part et d’autre.”

La liste de la gauche indépendantiste d’ERC intégrait de son côté les Démocrates de Catalogne, issus d’une scission au sein de l’un des grands partis de droite indépendantiste (l’Union Démocratique de Catalogne, UDC), d’idéologie démocrate-chrétienne et optant pour une vision particulièrement essentialiste de la question nationale. Les démocrates-chrétiens non indépendantistes se sont quant à eux ralliés à la liste Citoyens pour le Changement, dominée par les socialistes catalans. Cette alliance visait à récolter les voix de la haute bourgeoisie catalane et des Catalans modérés hostiles à l’indépendance.

De son côté, la coalition emmenée par Catalunya en Comú a su imposer le leadership des « Communs » d’Ada Colau sur la gauche radicale non indépendantiste, suite au conflit interne qui a secoué et affaibli Podem – la branche régionale de Podemos, s’achevant par la démission de son secrétaire général en novembre dernier. Enfin, les listes du Parti Populaire, de la CUP et de Ciudadanos se sont lancées seules dans le combat. C’est cette dernière formation qui est parvenue à incarner dans la région le « non » au processus d’indépendance.

Les résultats : tout change pour que rien ne change ? 

 Ciudadanos, un parti de droite né en Catalogne en 2006 afin de lutter contre la politique linguistique de la région, a su tirer son épingle du jeu et gagne les élections régionales du 21 décembre 2017 (26,44 % et 37 sièges). La liste emmenée par Ines Arrimadas ne pourra cependant pas former de gouvernement, car les partis indépendantistes conservent leur majorité au Parlement de Catalogne avec un total de 47,49 % et 70 sièges (majorité absolue : 68 sièges). Au sein du bloc indépendantiste, c’est la liste de Carles Puigdemont, Junts per Catalunya, qui l’emporte avec 20,64% et 34 sièges, donnant ainsi l’avantage aux indépendantistes de droite, principalement représentés par le Parti démocrate européen Catalan (PDeCAT) de l’ancien président de la Généralité. C’est la troisième surprise du scrutin, après la victoire de Ciudadanos et l’incroyable taux de participation, jamais atteint depuis la Transition à la démocratie : 81,94%.

 Le PdeCAT, qui a piloté la Généralité de Catalogne pendant la crise économique en pratiquant l’austérité radicale, atteint par la corruption – le cas de Jordi Pujol, qui a présidé pendant 23 ans le gouvernement catalan, est emblématique – avait vu ses perspectives électorales diminuer drastiquement. La « martyrisation » de l’ancien président et actuel candidat Carles Puigdemont l’a sauvé de l’échec. ERC, de son côté, a obtenu les meilleurs résultats de son histoire, avec 21,39% des suffrages et 32 sièges, mais les indépendantistes de gauche voient s’éloigner la perspective de dominer le bloc indépendantiste et de diriger la Généralité, alors même que tous les sondages pré-électoraux leur donnaient la victoire.

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Albet Rivera et Ines Arrimadas, leaders de Ciudadanos. Le parti de centre-droit est arrivé en tête lors des élections du 21 décembre. ©Robert Bonet

Le parti du gouvernement espagnol, le PP (4,24 % voix et 4 sièges), s’effondre au profit de Ciudadanos, sanctionnant lourdement la gestion de crise de Mariano Rajoy. Le PSC se maintient avec 13,88 % des voix et 17 députés.  Le bloc du « non » perd néanmoins globalement en nombre de voix. Le gouvernement espagnol est ainsi perçu en Catalogne comme le perdant du scrutin. Catalunya en Comú perd trois sièges (7,45 % et 8 sièges) par rapport aux dernières élections de 2015. Cet échec était attendu : les « Communs » et Podemos peinent à se montrer performants dans un débat nationaliste, aussi polarisé et épineux que la question catalane. Sociologiquement parlant, Catalunya En Comú est toutefois le parti le plus transversal, et il pourrait bien être la clé de la gouvernance, car les radicaux de la CUP (4% des suffrages et 4 sièges), particulièrement exigeants, pourraient s’avérer un soutien instable au sein du bloc indépendantiste. Par ailleurs, à la mairie de Barcelone, les « Communs » d’Ada Colau qui arrivent aujourd’hui à mi-mandat, gouvernent en minorité et auront besoin des indépendantistes pour consolider leur projet dans la capitale régionale. Ainsi, en Catalogne, l’ensemble de la gauche sort perdante du scrutin au profit de la droite.

“Les Communs et Podemos peinent à se montrer performants dans un débat nationaliste, aussi polarisé et épineux que la question catalane (…)  En Catalogne, l’ensemble de la gauche sort perdante du scrutin au profit de la droite.” 

Enfin, les indépendantistes disposent encore d’une importante légitimité électorale afin de poursuivre leur but. L’unilatéralité n’est plus à l’ordre du jour, sauf pour la CUP, qui exige de persévérer dans cette voie. L’orientation du processus dépendra aussi de la réaction du gouvernement du PP. Celui-ci ne semble pas vouloir discuter avec les indépendantistes et cherche à perpétuer le conflit par la voie judiciaire. Tout comme pour la droite catalane, la centralité de la question nationale permet de masquer les affaires de corruption. Il s’agit également d’une bataille entre les droites espagnoles,  entre le PP et Ciudadanos. Le gouvernement ne peut se permettre de faiblir vis-à-vis des indépendantistes s’il ne veut pas être devancé par Ciudadanos à l’échelle nationale.

Par ailleurs, les indépendantistes devraient reconnaître et admettre devant les citoyens que le rapport de forces en Espagne et en Europe ne leur est pas favorable. Ils ont avancé à l’aveugle dans un conflit déjà perdu qui bénéficie à long terme à la droite catalane et espagnole. Avec moins de 50% des soutiens, il leur est impossible d’escompter l’indépendance sans une confrontation, sans un trauma social. D’un côté comme de l’autre, les intérêts électoraux prévalent. La polarisation demeure, rien ne change à cet égard. Le conflit perdure et la société catalane, très divisée après des mois de fortes tensions, aura à en subir les conséquences.

 

Par Albert Borras Ruis

 

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Catalogne : la CUP, un indépendantisme à gauche toute

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[Long format] On a souvent considéré, à tort, que l’indépendantisme catalan pouvait se réduire à l’exacerbation d’un nationalisme conservateur ou à l’expression d’un simple égoïsme fiscal. Il existe pourtant, en Catalogne, un indépendantisme progressiste qui envisage l’indépendance comme une manière de recouvrer la souveraineté populaire, d’ouvrir un nouvel espace d’émancipation et de redéfinir les règles du jeu politique. Cet indépendantisme ancré à gauche, qui s’inscrit dans le sillage des mobilisations sociales que connaît l’Espagne depuis la crise de 2008 et qui revendique l’héritage du mouvement des Indignés (le 15M), est en partie incarné par la Candidature d’unité populaire (CUP), l’une des formations clés de la nébuleuse souverainiste. À la différence de Podemos, qui aspire à répondre à la « crise du régime de 1978 » par une réforme des institutions espagnoles et la reconnaissance du caractère plurinational de l’Espagne, la CUP envisage le séparatisme comme l’unique porte de sortie. Dans cet article, écrit à partir d’une lecture des manifestes du parti, d’observation participante à Barcelone et d’entretiens effectués avec des militants de la CUP, le choix a été fait d’analyser l’indépendantisme catalan dans ce contexte de crise politique et d’intensification des mobilisations sociales.

Le 10 octobre dernier, dans un discours sous haute tension prononcé devant le Parlement régional, Carles Puigdemont déclarait l’indépendance de la Catalogne avant de la suspendre dans la foulée. Sur les bancs de la majorité, c’est une standing-ovation enthousiaste qui accueille les propos alambiqués du président de la Généralité. Seule une poignée de députés parmi les rangs indépendantistes refuse de s’associer à la célébration : les dix élus de la Candidature d’unité populaire (CUP) restent de marbre. Peu après l’allocution de Carles Puigdemont, Arran, la branche jeunesse de la CUP, évoque dans un tweet une « trahison inadmissible », une violation du mandat populaire obtenu  à l’issue du référendum du 1er octobre. Si les tergiversations vont aujourd’hui bon train au sein de la coalition Junts Pel Sí qui gouverne la communauté autonome, le message des responsables de la gauche radicale indépendantiste est clair : face à l’autoritarisme de Madrid, la déclaration unilatérale d’indépendance est la seule voie possible, et la proclamation de la République de Catalogne relève désormais de l’urgence.

La CUP, une formation d’inspiration municipaliste et assembléiste, a investi la scène politique catalane en 2012 à l’occasion des élections autonomiques. Le parti entend alors se faire le relai des luttes sociales et défendre un indépendantisme sur une ligne clairement  anticapitaliste, en rupture avec l’État espagnol et les diktats de la Troïka. Malgré un faible score à 3,47% et seulement 3 sièges de députés, la CUP fait une entrée remarquée au Parlement régional. Les discours percutants de son chef de file David Fernández, qui définit les militants de l’organisation comme des « hackers de l’impossible », offrent au parti une visibilité sans précédent. Ainsi, en 2013, Fernández interpelle vigoureusement l’ancien patron de Bankia et du FMI Rodrigo Rato, aujourd’hui en prison pour détournement de fonds, concluant son intervention par un « On se reverra en enfer […] à bientôt gangster, dehors la mafia » resté célèbre.

“Le parti entend se faire le relai des luttes sociales et défendre un indépendantisme clairement anticapitaliste, en rupture avec l’État espagnol et les diktats de la Troïka.”

Aux élections autonomiques de 2015, convoquées par le président de la Généralité Artur Mas afin d’obtenir un « plébiscite » en faveur de l’indépendantisme, la CUP progresse et obtient 10 sièges de députés, avec plus de 8% des voix. Elle devient alors une pièce maîtresse de l’échiquier politique catalan, car la coalition indépendantiste Junts Pel Si nécessite le soutien de ses députés pour obtenir la majorité et former un gouvernement. Le refus de la CUP à une reconduction d’Artur Mas à la tête de la Généralité a d’ailleurs amené la coalition à proposer la candidature de Carles Puigdemont à la tête de l’exécutif catalan.  La CUP, bien que représentant une fraction minoritaire du mouvement indépendantiste, n’en reste pas moins intéressante à étudier car elle est aujourd’hui, par la pression qu’elle exerce sur la coalition Junts Pel Sí, un acteur politique clé; elle permet également d’offrir un autre regard sur l’indépendantisme et de s’éloigner des idées préconçues sur le souverainisme catalan.

 

Indépendantisme et mobilisation populaire

« Ce que nous sommes en tant que peuple, nous ne le sommes pas par essence ou parce que notre peuple est issu d’un passé immémoriel, nous le sommes par tout ce que nous avons gagné dans les petites luttes et les grandes batailles menées dans chaque recoin du pays ». Cette citation du philosophe indépendantiste Xavier Antich, volontiers reprise par les leaders de la CUP, illustre la conception de l’identité catalane défendue par celle-ci. Pour les membres de la CUP, le sentiment national catalan ne repose pas tant sur des critères ethno-linguistiques que sur une conscience historique forgée dans la résistance à l’oppression subie. En témoigne notamment l’omniprésence des références antifranquistes dans les discours des leaders du parti.

La CUP entend faire des luttes sociales le ferment de l’indépendantisme catalan. Le parti a d’ailleurs apporté son soutien en 2016 à l’association Òmnium Cultural dans son initiative Lluites compartides (Luttes partagées), dont l’objectif affiché était de tisser un fil conducteur entre les mobilisations sociales qui ont conféré au peuple catalan sa spécificité. En ce sens, la revendication de l’indépendance de la Catalogne est mise en relation avec l’émancipation des classes subalternes. Alors que l’autonomisme est présenté comme un jeu de dupes qui donne lieu à de multiples et vaines tractations entre les élites espagnoles et catalanes, l’indépendantisme aurait vocation à prendre en compte les aspirations des milieux populaires trop longtemps reléguées au second plan. Le statut actuel de la Catalogne est dès lors perçu comme une impasse : il ne permet pas au peuple catalan de se prémunir de l’austérité du fait de la suprématie des politiques menées par le gouvernement central. Les militants de la CUP citent en exemple le rejet par le Tribunal constitutionnel espagnol en 2016 d’une loi adoptée par le Parlement catalan en vue de lutter contre les expulsions locatives. Dans le cadre de l’État des autonomies, toute tentative d’amélioration du sort des plus démunis serait ainsi vouée à l’échec : Madrid aura toujours le dernier mot.

“Pour la CUP, le sentiment national catalan ne repose pas tant sur des critères ethno-linguistiques que sur une conscience historique forgée dans la résistance à l’oppression subie […] La CUP entend faire des luttes sociales le ferment de l’indépendantisme catalan.”

L’indépendantisme est décrit comme la voie de l’émancipation. Comme le souligne le politiste Mathieu Petithomme, c’est d’abord l’« activisme militant » qui a permis ces dernières années à la revendication indépendantiste, historiquement minoritaire, de se transformer en véritable projet politique[1]. La CUP est l’une des parties prenantes de cette nébuleuse militante, englobant entre autres la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) et des associations comme Òmnium Cultural et l’Assemblée nationale catalane (ANC), qui ne cesse depuis près d’une décennie de porter à l’agenda politique la question de l’autodétermination du peuple catalan.

Les mobilisations qui agitent la Catalogne, depuis l’organisation en 2009 de la première consultation indépendantiste dans la municipalité d’Arenys de Munt jusqu’au référendum du 1er octobre, en passant par la consultation nationale de 2014 et les manifestations spectaculaires à l’occasion de la Diada [la fête nationale de la Catalogne], auraient jeté les bases d’un nouveau sujet politique : le « peuple catalan ». Pour les leaders de la CUP, ces mobilisations ont donné corps à un « mouvement populaire de protestation parmi les plus importants au monde [qui aurait] obligé les politiques et les institutions à aller dans le sens d’une rupture démocratique à travers un référendum »[2].

Face à un État central considéré comme illégitime, l’exercice du droit à l’autodétermination est donc considéré comme un acte de désobéissance civile capable, non seulement de construire des citoyens critiques mais aussi d’exercer, selon les mots d’Henry David Thoreau, « une forme de responsabilité [qui] appelle à davantage de responsabilités ». Dans un contexte où tous les sondages indiquent que 70% des Catalans, quelle que soit leur opinion sur l’indépendance, sont en faveur de la tenue d’un référendum d’autodétermination reconnu par l’État central, le projet référendaire agit ainsi, selon la CUP, au nom d’un collectif majoritaire qui s’oppose à une majorité légale. S’appuyant sur les travaux d’Henry David Thoreau, d’Hannah Arendt et de Rosa Parks, et inscrivant leur combat dans le sillage de la lutte contre l’apartheid sud-africain et de l’insoumission au service militaire, la CUP considère que la désobéissance vis-à-vis de l’État espagnol devient un devoir civique.

Les consultations indépendantistes depuis 2009 et le référendum du 1er octobre dernier sont envisagés comme des outils démocratiques permettant d’impulser d’importants changements structurels. La CUP voit dans ces événements une formidable opportunité d’initier un processus de rupture par la société civile, « depuis le bas, depuis la rue ». L’acte de désobéissance civile comporte ainsi une potentialité révolutionnaire non négligeable en ce qu’il permet aux citoyens de développer une conscience civique pouvant défier l’ordre établi.

La CUP va jusqu’à développer le concept de « désobéissance civile institutionnelle », qui consiste à étendre le domaine de la désobéissance aux institutions, en l’occurrence au Parlement catalan. La « désobéissance civile institutionnelle » permet, aux yeux des leaders du parti, de dépasser deux oppositions habituellement effectuées par la tradition de la désobéissance civile : rue/institutions et peuple/élite. Il ne s’agit plus uniquement de désobéir « par le bas » et dans la rue, mais d’également de désobéir au sein des institutions quitte à faire alliance avec certaines élites (les élus de Junts pel Sí dans le cas catalan). Leur manifeste présente le référendum de 2017 comme un acte de désobéissance vis-à-vis de l’État central, supposé offrir deux opportunités : défier le pouvoir central jugé « autoritaire » en mettant tout en œuvre pour que le référendum soit organisé dans de bonnes conditions et que nul ne puisse contester son résultat ; ouvrir un processus constituant afin de permettre l’exercice de la souveraineté populaire dans le cadre du nouvel État catalan.

“Si la CUP a vigoureusement dénoncé les violences policières du 1er octobre, l’organisation avait parfaitement conscience du rapport de force qu’induirait la tenue du référendum et anticipait une réaction ferme de la part de l’État.”

Les membres de la CUP se sont donc ardemment mobilisés dans l’organisation du référendum du 1er octobre, s’opposant dans la rue au déploiement massif des forces policières. La CUP a notamment apporté son soutien au travail des « Comités de défense du référendum » (CDR) créés à l’initiative de mouvements sociaux à travers toute la Catalogne pour s’assurer du bon déroulement du référendum. Leur consigne face à la répression madrilène : « Nous devons défendre les urnes ». Au lendemain des tensions du 1er octobre, la députée Anna Gabriel déclarait ainsi : « les Comités ne doivent pas se dissoudre, ils doivent continuer à organiser la grève générale et devenir l’embryon de l’empowerment populaire ». Des mobilisations étudiantes contre le plan Bologne aux manifestations géantes organisées pour défendre l’accueil des réfugiés en février dernier, en passant par l’expérience du 15-M, la naissance de ces comités s’inscrit, elle aussi, dans le contexte d’intensification des mobilisations sociales que connaît la Catalogne depuis quelques années. Les CDR peuvent ainsi être considérés comme un « point de rencontre entre la gauche anticapitaliste et les autres options révolutionnaires »[3].

Si la CUP a vigoureusement dénoncé les violences policières du 1er octobre, l’organisation avait parfaitement conscience du rapport de force qu’induirait la tenue du référendum et anticipait une réaction ferme de la part de l’État. En septembre 2017, les élus de la CUP Albert Botran et Montse Venturós indiquaient la marche à suivre : face à l’usage disproportionné de la force depuis Madrid, les Catalans devraient faire preuve d’une résistance pacifique et se mobiliser massivement car « l’État n’a pas suffisamment de force entre ses mains pour arrêter la volonté démocratique du peuple catalan ». La mise en valeur d’une société catalane qui se dresserait pacifiquement pour réclamer le droit à l’autodétermination face à un État espagnol décrédibilisé par la répression obligerait ainsi les acteurs progressistes à se positionner de leur côté pour ne pas être identifiés à la politique réactionnaire du gouvernement.

 

La République catalane comme réponse à la crise du « régime de 1978 »

Les fortes mobilisations sociales que connaît l’Espagne depuis deux décennies, la crise économique de 2008 qui a débouché sur une crise sociale et politique, le mouvement du 15-M de 2011, la fin du bipartisme avec l’apparition de Podemos et de Ciudadanos, les victoires des forces du changement en 2015 à Madrid et Barcelone et la montée des revendications indépendantistes en Catalogne sont autant d’événements qui témoignent des fissures qui traversent aujourd’hui l’État espagnol. C’est dans ce contexte de bouleversement politique et d’intensification des mobilisations sociales que la crise catalane doit donc être comprise et analysée. Elle témoigne, bien sûr, des limites que connaît la formule institutionnelle de « l’État des autonomies », qui n’a pas scellé les débats sur la nature plurinationale ou non de l’État espagnol, mais elle est, plus généralement, le symptôme du bouleversement que connaît la vie politique espagnole et des failles du système hérité de la transition démocratique.

La Transition a longtemps été considérée comme un « cas modèle » et qualifiée de « success story » du fait de son supposé pacifisme et des compromis alors effectués entre les différents acteurs politiques[4]. Elle a débouché sur l’adoption de la Constitution de 1978 qui a donné naissance, après plus de quarante ans de dictature franquiste, aux institutions démocratiques espagnoles. Cependant, les commentateurs soulignent un consensus « relatif » et « instable » et pointent les limites de la Constitution espagnole : « les acteurs politiques ont conclu des accords ambigus ou contradictoires et, dans certains cas, ont repoussé la résolution [du problème] à une date ultérieure »[5].

“La Constitution de 1978 empêcherait toute remise en question d’un système politique hérité du franquisme. Parmi ces héritages, la CUP dénonce le principe de « l’unité de l’Espagne » et l’impossibilité de convoquer un référendum reconnu par le gouvernement central.”

Podemos et la CUP figurent parmi les principales forces de gauche qui analysent cette situation d’intensification des mobilisations sociales comme l’amorce d’une crise de régime et entendent s’appuyer sur ces failles pour initier une véritable rupture avec ce que les deux partis nomment le « vieux monde ». Tous deux proposent une lecture critique de la transition. Du côté de Podemos, les leaders entendent déconstruire le « mythe de la transition » et s’attaquer à la « culture de la transition ». C’est d’ailleurs le constat dressé par Juan Carlos Monedero, co-fondateur du parti, dans son livre  La Transición contada a nuestros padres dans lequel il affirme que la transition correspondait à « un mensonge familial qui occultait un passé peu héroïque »[6]. Ils reconnaissent volontiers la nécessité de réformer la Constitution mais insistent en parallèle sur les compromis effectués pendant la Transition qui auraient permis de forger des institutions démocratiques fortes et de défendre d’importants droits sociaux aujourd’hui attaqués par la « caste ».

Au contraire, pour la CUP, à l’inverse du Portugal en 1976 ou de l’Italie en 1947, l’État espagnol n’aurait jamais marqué de véritable rupture avec le régime franquiste : « [Le] pacte a consisté en ce que les franquistes acceptent le côté démocratique de la nouvelle Constitution (pluralisme politique, droits sociaux, etc.) et que les antifranquistes acceptent le côté antidémocratique du texte constitutionnel (monarchie, économie de marché, prédominance du maintien de « l’unité nationale », etc »[7]. La Constitution de 1978 empêcherait toute remise en question d’un système politique hérité du franquisme. Parmi ces héritages, la CUP dénonce le principe de « l’unité de l’Espagne » et l’impossibilité de convoquer un référendum reconnu par le gouvernement central.

Les deux formations politiques défendent des programmes similaires sur plusieurs points (reconnaissance des nations qui composent l’Espagne, lutte contre la corruption, féminisation de la vie politique, transition écologique, redistribution des richesses, etc.) et vont même jusqu’à partager une certaine phraséologie (« régime de 1978 », transversalité, peuple contre élite, hégémonie, etc.).  Toutes deux envisagent le 15-M comme point de rupture fondamental : Podemos entend « convertir l’indignation en changement politique » quand la CUP souligne que « le mouvement indépendantiste, à travers la rupture qu’il pose avec la Constitution espagnole, apporte un outil pour transformer l’indignation en changement »[8]. Alors que Podemos, bien que tentant de se présenter comme un « mouvement-parti », a privilégié une structure organisationnelle hiérarchique forte donnant peu de poids aux Cercles, la CUP n’a cessé, au contraire, de souligner l’importance d’adopter une organisation partisane assembléiste. Le parti va même jusqu’à déclarer que « le mouvement indépendantiste ne pourra défier le pouvoir étatique sans incorporer en son sein les demandes sociales et les méthodes de lutte du 15-M »[9].

Les deux formations divergent également lorsqu’il s’agit de construire une stratégie politique de rupture.  D’un côté, les leaders de Podemos considèrent que la crise de 2008 et le mouvement du 15-M ont ouvert une « fenêtre d’opportunité » permettant l’élaboration d’une stratégie populiste capable d’arriver au pouvoir. En tant que parti d’envergure nationale, la stratégie de Podemos est tournée vers la conquête des institutions de l’État espagnol.  Du côté de la CUP, les leaders parlent d’une situation politique ayant initié un processus destituant partiel et une rupture symbolique partielle avec le régime mais, à la différence de Podemos, le parti dénonce l’impossibilité de mettre en place un programme de rupture radicale depuis des institutions héritées du régime franquiste.

“La CUP, qui en appelle au pacifisme et à la démocratie, considère néanmoins qu’initier une rupture avec le « régime de 1978 » ne pourra se faire dans le cadre de la légalité. Les élections générales de 2016 et la reconduction de Mariano Rajoy à la tête du gouvernement espagnol témoignent de l’impossible réforme de l’État.”

Les leaders de la CUP attaquent implicitement la stratégie populiste transversale de Podemos. Elle a d’abord été défendue par Íñigo Errejón, ex « numéro 2 » du parti, qui, s’appuyant sur les travaux de Gramsci, considère que construire une contre-hégémonie nécessite, non pas de faire « table rase du passé » mais de se nourrir du sens commun de l’époque. Il écrivait ainsi : « Le processus ouvert par le 15-M de 2011 est, par exemple, contre-hégémonique dans la mesure où il ne dénonce pas le “mensonge” du régime de 1978 mais assume et part de ses promesses inaccomplies, en questionnant le régime selon ses propres termes […] Ce discours, ce sentiment qui se déploie, s’est montré, précisément pour sa lecture politique et son attention à l’hégémonie, un bien meilleur chemin de transformation que les principes moralisants et esthétiquement satisfaisants de la gauche traditionnelle »[10]. La CUP critique le fait que « de nombreuses personnes ont voulu convertir Gramsci en populiste » alors que, de l’auteur italien, il s’agit d’abord de retenir que « vivre signifie être partisan ». Dans un entretien accordé à Ballast en juillet 2017, Anna Gabriel, députée de la CUP, déclarait ainsi au sujet de Podemos : « Non seulement ils n’ont pas réussi à gagner et la force qu’ils représentent aujourd’hui n’est pas suffisante pour réussir à modifier la Constitution espagnole »[11].

La CUP, qui en appelle au pacifisme et à la démocratie, considère néanmoins qu’initier une rupture avec le « régime de 1978 » ne pourra se faire dans le cadre de la légalité. Les élections générales de 2016 et la reconduction de Mariano Rajoy à la tête du gouvernement espagnol témoignent de l’impossible réforme de l’État et, surtout, de la capacité d’auto-régénération du « régime de 1978 ». Le référendum d’autodétermination représente ainsi, aux yeux de ses leaders, une « opportunité de rupture » avec le régime qui refuse de reconnaître le droit des peuples à l’autodétermination. Sur la scène politique nationale, Podemos plaide pour la reconnaissance de la plurinationalité de l’État espagnol ainsi que pour la tenue d’un véritable référendum d’autodétermination en Catalogne, organisé avec l’aval de Madrid. Le parti se place du côté du dialogue. Ses leaders ont, par exemple, massivement partagé le hashtag #Hablamos (Parlons) lancé à l’initiative du mouvement citoyen Parlem? ¿Hablamos? créé en réaction à la crise catalane. Ce mouvement, qui se revendique « sans drapeau » et  « sans parti »,  appelle au dialogue entre Madrid et Barcelone.

Les manifestants indépendantistes interrogés lors du rassemblement du 3 octobre dernier à Barcelone reconnaissent la bonne volonté de Podemos mais dénoncent son idéalisme – voire son hypocrisie – en soulignant que les institutions espagnoles, qui assurent avant tout « l’indissoluble unité de la nation espagnole », ne permettraient pas la mise en place d’un référendum pacté et ne reconnaîtraient jamais la validité juridique du référendum en cas de victoire du « oui » à l’indépendance. Suivant la lecture faite par la CUP de la situation politique, les manifestants parlent ainsi de « rompre avec le régime de 78 par la force ».  Au contraire de Podemos, la CUP insiste donc sur la force du pouvoir constituant, permis par l’avènement de la République de Catalogne et  capable d’initier une « véritable rupture collective » à la différence d’une simple réforme constitutionnelle qui ne ferait que perpétuer la continuité juridique du « vieil État ».

 

Vers l’indépendance et au-delà : République sociale, Pays Catalans et « fédéralisme de transformation »

 

Si la mobilisation populaire est essentielle à l’obtention de l’indépendance de la Catalogne, elle l’est encore davantage aux yeux de la CUP dans les phases qui suivent la proclamation de la République catalane. Elle doit permettre d’engager le processus constituant et de l’orienter dans un sens authentiquement démocratique et résolument progressiste. Si la cause indépendantiste justifie des alliances de circonstances transcendant les rapports sociaux et le clivage gauche/droite, la lutte pour la définition de la future République de Catalogne est bien une lutte de classes.

C’est la raison pour laquelle les dirigeants de la CUP distinguent deux axes dans leur stratégie politique : 1) la « mobilisation transversale » en faveur du processus d’indépendance, qui doit regrouper une pluralité d’acteurs et d’intérêts au sein d’une même coalition souverainiste ; 2) la lutte de classes au sein même du processus indépendantiste, qui divise la coalition souverainiste en un bloc progressiste et un bloc conservateur.

“Le processus constituant que la CUP appelle de ses vœux doit être un moment de profonde respiration démocratique, qui associerait l’ensemble des citoyens à la redéfinition des règles du jeu politique afin d’empêcher l’avènement d’un pacte entre élites sur le modèle tant critiqué de la Transition démocratique espagnole.”

Au lendemain de l’indépendance, ces deux blocs seront nécessairement amenés à s’affronter pour peser dans les choix qui présideront à la création de la jeune République catalane. Pour les membres de la CUP, il est clair que les élites indépendantistes, incarnées par le PDeCAT de Carles Puigdemont, tenteront de sauvegarder prioritairement les intérêts de la bourgeoisie catalane, poursuivant par là même les politiques d’austérité et la libéralisation de l’économie. C’est ce qui transparait dans l’un des tracts distribués par le parti à la manifestation du 3 octobre dernier : « Nous ne pouvons pas confier la défense et la construction de la République catalane à Carles Puigdemont et au parti bourgeois PDeCAT car ils ont des intérêts de classes incompatibles avec la lutte pour l’autodétermination qui est, en Espagne, une tâche révolutionnaire, comme l’a montré le référendum [en référence aux violences policières commises par la Garde civile] ». Plusieurs membres de la CUP avaient d’ores et déjà exprimé leurs doutes quant à la détermination de Carles Puigdemont à mener à son terme le processus d’indépendance. Une semaine avant la déclaration d’indépendance immédiatement suspendue, Paolo, jeune italien expatrié à Barcelone depuis trois ans et militant de la CUP, nous confiait : « Je pense que nos députés ont commis une erreur importante en donnant leur soutien à Carles Puigdemont ».

Si la CUP est convaincue que les Catalans, qui s’auto-définissent plus à gauche que les autres peuples d’Espagne, tourneront le dos au néolibéralisme, la mobilisation citoyenne n’en reste pas moins nécessaire pour éviter toute confiscation de la souveraineté populaire. Le processus constituant que les membres de la CUP appellent de leurs vœux doit donc être un moment de profonde respiration démocratique, qui associerait l’ensemble des citoyens à la redéfinition des règles du jeu politique afin d’empêcher l’avènement d’un pacte entre élites sur le modèle tant critiqué de la Transition démocratique espagnole. La gauche radicale indépendantiste souhaite ainsi voir essaimer sur tout le territoire des assemblées, des « espaces d’auto-organisation citoyenne » largement décentralisés en vue de débattre du contenu de la future constitution.

La CUP défend un idéal de République démocratique et sociale qu’elle veut en rupture avec les valeurs jugées intrinsèquement négatives d’un État espagnol encore imprégné de l’idéologie nationale-catholique. A l’État espagnol qui privatise et laisse les infrastructures se dégrader, ils opposent une République catalane à même d’investir et de nationaliser les secteurs stratégiques de l’économie. Face à un pouvoir étatique ferme à l’égard de l’immigration et soucieux d’uniformiser ses populations, la République catalane doit se montrer pionnière dans l’accueil des réfugiés et afficher fièrement sa diversité. Plus généralement, le processus constituant représente aux yeux des militants de la CUP un nouvel espace d’émancipation susceptible d’accueillir une pluralité de revendications, du combat contre le « capitalisme de copinage » à la lutte contre le patriarcat, en passant par l’engagement internationaliste pour une diplomatie au service de la paix et de la coopération entre les peuples.

“La communauté autonome de Catalogne est envisagée comme une construction arbitraire de l’État espagnol, encouragée par l’Union européenne dans sa politique de mise en concurrence des territoires. La CUP se donne donc pour but de faire émerger un sentiment national élargi au vaste ensemble des Pays Catalans.”

La proclamation de la République indépendante de Catalogne n’est donc pas une fin en soi. Elle l’est d’autant moins si l’indépendance est restreinte au cadre géographique de la communauté autonome catalane. Au mois de septembre, la CUP suscitait la polémique en appelant à étendre l’organisation du référendum d’autodétermination à l’ensemble des « Pays Catalans » (Països Catalans), une construction territoriale aux contours flous, supposée regrouper l’ensemble des territoires de « culture catalane ». Ils engloberaient les communautés autonomes de Catalogne, de Valence et des Iles Baléares, ainsi que la principauté d’Andorre et les Pyrénées orientales en France.

« La fragmentation du territoire des Pays Catalans est une démonstration claire de la situation de colonisation que vit la nation catalane », écrit Carles Riera, député au Parlement de Catalogne. Pour ce dernier, la division des territoires de culture catalane est le produit d’une logique de domination forgée par l’histoire et les conflits successifs, du traité des Pyrénées de 1659 qui voit la France annexer le Roussillon, jusqu’à la guerre civile et l’instauration de la dictature franquiste au cœur du XXe siècle. Aujourd’hui, la CUP déplore la dilution des Pyrénées orientales dans la grande région française d’Occitanie de même qu’elle critique l’organisation autonomique espagnole.

Limiter la revendication d’indépendance au seul cadre de la communauté autonome, c’est « assumer la cartographie de l’ennemi », poursuit Riera. La communauté autonome de Catalogne est en ce sens envisagée comme une construction arbitraire de l’État espagnol, encouragée par l’Union européenne dans sa politique de promotion des régions et de mise en concurrence des territoires. La CUP se donne donc pour but de faire émerger un sentiment national élargi à ce vaste ensemble des Pays Catalans, susceptibles en cas d’union de représenter sur la scène européenne et dans le bassin méditerranéen un « sujet d’influence ».

Cette revendication étendue aux Pays Catalans est un élément de distinction à l’égard de l’indépendantisme d’ « hégémonie néolibérale » du PDeCAT, dont le souverainisme se limite à la communauté autonome de Catalogne. La CUP n’est pas toujours très claire quant à ses intentions à l’égard des Pays Catalans, probablement compte tenu de l’état des rapports de force. Dans la communauté valencienne tout comme dans les Iles Baléares, sans parler des Pyrénées orientales en France, leur discours peine à rencontrer un écho. Il revient donc à la gauche indépendantiste de la communauté catalane de prendre à bras le corps cette « lutte de libération nationale dans les Pays Catalans ». La priorité réside alors dans la création de ponts entre les mouvements sociaux et les associations des territoires de culture catalane afin de « transgresser la carte autonomique ».

L’indépendantisme de la gauche radicale se projette en dehors des frontières, et c’est là un argument régulièrement opposé par la CUP à ses détracteurs qui lui objectent que l’indépendance de la Catalogne a vocation à jeter des barrières entre les peuples. Bien que les écrits des dirigeants du parti soient particulièrement pessimistes quant aux possibilités de modifier les structures de l’État espagnol, ceux-ci ne renoncent pas pour autant à un vaste processus de transformation sociale à l’échelle du pays. Leur stratégie est présentée par Mireia Vehí et Albert Noguera sous l’expression de « foquisme constituant » qu’ils opposent à la stratégie du « centralisme constituant ». Le terme « foquisme » est emprunté à la théorie de la guerre révolutionnaire d’Ernesto « Che » Guevara. Il désigne originellement, devant l’impossibilité de s’emparer du pouvoir par la conquête politique des institutions de l’État central, la création de foyers de guérillas dans les zones rurales, susceptibles de se répandre par la suite à l’ensemble du territoire concerné pour en renverser le régime.

“La brèche catalane et ses répliques sur le territoire espagnol doivent obliger les forces progressistes en Espagne à repenser un « fédéralisme de transformation » en termes de libre association entre une pluralité de peuples souverains, disposant chacun du droit à l’autodétermination.”

En l’espèce, et selon les mots du principal dirigeant de la CUP David Fernández, il s’agit « hier comme aujourd’hui [d’] ouvrir par le bas et depuis la périphérie ce qu’ils cherchent à refermer par le haut et depuis le centre ». Autrement dit, bien que les conditions ne soient pas réunies pour engager un changement politique et social depuis l’État espagnol, la Catalogne peut constituer un foyer de transformation. L’indépendance de la région peut ouvrir une brèche dans le régime de 1978 en s’attaquant à l’un de ses principaux piliers : l’unité nationale. En créant cette faille, le processus catalan devrait engendrer de l’instabilité sur l’ensemble du territoire espagnol, car il ferait immanquablement tâche d’huile dans d’autres régions, à commencer par le Pays Basque. Cette multiplication de « foyers » de contestation du régime révélerait alors l’incapacité de l’État espagnol à répondre à la crise.

Cette stratégie vise à inverser les rapports de force actuels et à ouvrir la voie à un « fédéralisme de transformation » qui se substituerait au « fédéralisme conservateur » actuellement en vigueur. Pour les théoriciens de la CUP, le « fédéralisme conservateur » aujourd’hui dominant est basé sur un modèle centre-périphérie : il consiste, lorsque apparaissent des revendications régionales, à octroyer depuis le centre certaines concessions aux périphéries afin d’atteindre un équilibre temporaire et d’assurer la survie du régime. C’est ce modèle, parfois qualifié par les politistes de « fédéralisme asymétrique », que la CUP entend faire voler en éclat. La brèche catalane et ses répliques sur le territoire espagnol doivent obliger les forces progressistes en Espagne à repenser un « fédéralisme de transformation » en termes de libre association entre une pluralité de peuples souverains, disposant chacun du droit à l’autodétermination. Le fédéralisme envisagé de cette manière se transforme, à leurs yeux, en la condition sine qua non permettant d’assurer, a posteriori, la mise en place de relations d’égalité et de solidarité entre des peuples devenus libres et souverains.

L’indépendantisme, catalyseur de l’indignation

La radicalisation de l’indépendantisme catalan ces dernières années est indissociable de l’émergence de nouvelles formes de protestation dans une Espagne profondément marquée par la crise économique et sociale. L’installation de la CUP dans le paysage politique catalan s’explique tant par l’intensité de son activisme militant, notamment à l’échelle municipale, que par son inscription dans cette immense vague de contestation du « régime de 1978 ».  Parmi les militants indépendantistes de la CUP, nombreux sont ceux qui occupaient, il y a six ans, la Plaça de Catalunya aux cris de « Que no ens representen » (Ils ne nous représentent pas) et de « No som  mercaderia en mans de polítics i banquers » (Nous ne sommes pas des marchandises dans les mains des politiciens et des banquiers). Au même titre que Podemos, la CUP ne peut être appréhendée comme « le parti des Indignés ». Elle prolonge néanmoins par son récit politique l’impulsion destituante du 15-M et tente d’y apporter une réponse à travers le projet indépendantiste et le processus constituant qu’elle appelle de ses voeux.

La CUP est parvenue à canaliser dans une certaine mesure la revendication d’une démocratisation de la société et des institutions. En Catalogne, l’indépendantisme est devenu le catalyseur de  l’indignation, c’est ce qui explique la dimension transversale du mouvement indépendantiste qu’il est difficile de restreindre à un chauvinisme conservateur ou à la montée de l’égoïsme fiscal. La CUP souhaite offrir à cette jeunesse indignée la République de Catalogne comme nouvel horizon et fait pression en ce sens sur Carles Puigdemont, quitte à prendre ses distances avec les gauches espagnoles qui réclament avant tout davantage de dialogue. Un projet politique ambitieux, qui se heurte à la réalité des rapports de force actuels et à l’inflexibilité de Madrid.

 

Laura Chazel et Vincent Dain

 

 

[1]Petithomme, Mathieu. « La Catalogne, du nationalisme à l’indépendantisme ? Les enjeux d’une radicalisation », Critique internationale, vol. 75, no. 2, 2017, pp. 133-155.

[2]Referèndum 2017. La Clau que obre el pany, Livre collectif de la CUP.

[3]Badia Quique, Puig Sedano Xavier, « Comitès de Defensa del Referèndum: un vell talp que emergeix de nou », El Temps,  Septembre 2017.

[4]Peres Hubert, Roux Christophe (dir.), La Démocratie espagnole. Institutions et vie politique, Presses universitaires de Rennes, 2016.

[5]Ibid.

[6]Fernandez Daniel, « Monedero: La Transición fue una mentira de familia que ocultaba un pasado poco heroico », Público, Août 2013.

[7]Referèndum 2017. La Clau que obre el pany, Livre collectif de la CUP.

[8]Ibid.

[9]Ibid.

[10]Errejón Íñigo, “Podemos a mitad de camino”, www.ctxt.es, 23 avril 2016, traduit de l’espagnol par Pablo Castaño Tierno, Luis Dapelo, Walden Dostoievski et Alexis Gales pour le site Ballast (http://www.revue-ballast.fr/)

[11]Entretien avec Anna Gabriel  « C’est révolutionnaire de combattre la cartographie du pouvoir », Ballast, 26 juillet 2017.

 

Crédit photos :

http://www.lavanguardia.com/politica/20170304/42539998074/cup-partida-presupuestos-referendum-consell-de-garanties.html

https://elpais.com/ccaa/2015/10/01/catalunya/1443687185_019963.html

http://www.ara.cat/especials/gentada-centre-Barcelona-mitja-manifestacio_0_772122901.html

https://elpais.com/ccaa/2016/09/08/catalunya/1473354856_559392.html

http://www.lasexta.com/noticias/nacional/parlament-aprueba-madrugada-sindicatura-electoral-referendum-admitir-tramite-ley-transitoriedad-juridica_2017090759b08edf0cf25c1bd7f0cc3e.html