Niches fiscales et sociales : plus de 200 milliards d’exonérations très opaques

© Ibrahim Boran

Alors que Bruno Le Maire vient d’annoncer 10 milliards d’économies supplémentaires sur le budget 2024, le maquis des plus de 400 niches fiscales reste intouché. Pourtant, nombre d’entre elles sont particulièrement coûteuses et n’apportent pas grand-chose à l’économie française. Pire, elles peuvent même avoir des effets pervers, comme la création de trappes à bas salaires. A l’occasion de la journée mondiale pour la justice sociale, Attac France publie une note riche en propositions pour réformer en profondeur le système fiscal pour le rendre plus équitable. Extraits.

Pour que chacun·e contribue à hauteur de ses facultés, comme le stipule l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme du 26 août 1789, le système fiscal doit être progressif. L’objectif est en effet de dégager des recettes publiques et de réduire les inégalités. Ceci doit permettre aux personnes les plus pauvres de contribuer faiblement, puisque leur revenu leur est vital pour subvenir, parfois avec difficulté, aux besoins essentiels, et aux personnes les plus aisées de contribuer plus fortement.

Or, les politiques fiscales menées en France depuis de longues années, et singulièrement depuis 2017, ont poursuivi une direction opposée : elles ont largement favorisé l’explosion des superprofits et l’accumulation des ultra-riches. Cette tendance n’est certes pas spécifique à la France. La concurrence fiscale et sociale, qui se traduit par un affaiblissement de la progressivité de l’imposition des revenus et une baisse de la fiscalité du patrimoine et de l’imposition des entreprises, bénéficie largement aux personnes les plus riches. Un rapport récent d’Oxfam France montrait ainsi que « les 1 % les plus riches ont accaparé près des deux tiers des 42 000 milliards de dollars de nouvelles richesses créées depuis 2020, soit près de deux fois plus que les 99 % restants ».

Les contre-réformes fiscales pèsent par ailleurs lourdement sur les budgets publics et justifient des politiques de rigueur budgétaire qui frappent directement les catégories moyennes et populaires. Ainsi, en 2021, les inégalités ont augmenté nettement alors que le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté atteignait 9,1 millions. Ces politiques bloquent également les investissements dans la bifurcation sociale et écologique. Pour financer les urgences sociales et écologiques, il faut une répartition de la charge fiscale qui soit plus progressive.

La mise en place d’une taxe sur les superprofits, d’une taxation unitaire des multinationales, d’un ISF rénové, d’un renforcement des droits de succession vont dans ce sens. À ces mesures doit s’ajouter une refonte en profondeur du système fiscal pour le rendre plus progressif, et donc plus juste. Une première piste pour améliorer la progressivité de la charge fiscale consiste à réduire le coût et le nombre de mesures dérogatoires, ou encore des « cadeaux fiscaux ». Une véritable mise à plat des niches fiscales et sociales serait nécessaire. 

Le coût des 465 « niches fiscales » recensées par la Cour des comptes en 2023 aurait atteint 94,2 milliards d’euros sur l’année 2022. Un coût colossal auquel il faut ajouter celui de mesures qui ne sont plus considérées comme des « niches fiscales », mais qui représentent pourtant un sérieux manque à gagner pour les recettes de l’État. Il en va ainsi notamment du régime de groupe de sociétés « mère fille » et de la « niche Copé » (une exonération de plus-valus en matière d’impôt sur les sociétés). 

Bien que non évaluées depuis 2018, ces mesures représentent respectivement un coût de 17,6 milliards et 7 milliards d’euros. Au final, le coût de l’ensemble de ces mesures fiscales dérogatoires avoisine donc les 120 milliards d’euros. De nombreuses « niches » bénéficient aux agents économiques qui ont les moyens de les utiliser dans leur schéma de défiscalisation.

Le coût de l’ensemble de ces mesures fiscales dérogatoires avoisine les 120 milliards d’euros.

Il en va ainsi des dispositifs en matière d’épargne (logement, placements financiers) pour les ménages ou encore du crédit d’impôt recherche (7,6 milliards d’euros de manque à gagner), largement concentré sur les grandes entreprises, mais qui présente un bien mauvais bilan. Il permet surtout à ses bénéficiaires de réduire leur impôt sur les sociétés, sans effet notable sur la recherche, alors même que la recherche publique manque cruellement de moyens. 

Quant aux « niches sociales », qui représentent un manque à gagner pour les caisses de la Sécurité sociale et favorisent la formation des profits, leur coût avoisine les 90 milliards d’euros. Si ces allègements procèdent de la volonté des gouvernements successifs de baisser le coût du travail pour favoriser la création d’emplois, le rapport du Comité de suivi des aides publiques aux entreprises et engagements en dresse un constat sévère.

Ces dispositifs présentent des effets pervers : ils peuvent inciter des employeurs à maintenir les salaires en dessous des seuils d’exonération, ce qui crée des trappes à bas salaires.

Pour le comité, « on ne dispose à ce jour d’aucune évaluation des effets sur l’emploi de cette politique sur l’ensemble des vingt-cinq dernières années. Enfin, on sait peu de choses sur la nature des emplois créés ou sauvegardés (par sexe, âge, diplôme, catégorie socioprofessionnelle, expérience) et sur leur ventilation par secteur d’activité ou taille d’entreprise. On ignore par ailleurs si l’efficacité de la politique allègements s’atténue à mesure que les allègements de cotisations sociales s’amplifient ». Ces dispositifs présentent en outre des effets pervers : ils peuvent inciter des employeurs à maintenir les salaires en dessous des seuils d’exonération, ce qui crée des trappes à bas salaires, maintient les inégalités et alimente la précarité.

Il faut donc passer en revue les niches fiscales et sociales pour supprimer les dispositifs dont le rapport « coût / efficacité / effets pervers » est défavorable et éventuellement maintenir ou réformer les dispositifs justes et efficaces. Pour ce faire, une meilleure procédure d’information annuelle du Parlement est indispensable. Celle-ci devrait comporter l’ensemble des dispositifs, « déclassés » ou non, rappeler la méthode d’évaluation et livrer les éléments d’analyse procédant de la « revue ». 

Une clarification du périmètre des « niches » est également nécessaire, notamment concernant certains dispositifs (l’abattement de 10 % sur les revenus des retraités ou certaines demi-parts additionnelles obéissent à une logique différente des réductions et crédits d’impôt). Par ailleurs, un renforcement des contrôles est indispensable, tant par la Direction générale des finances publiques s’agissant des « niches fiscales » que par les URSSAF s’agissant des « niches sociales ». 

Une telle « revue des niches » dégagerait des recettes publiques, rétablirait une meilleure progressivité de l’impôt sur le revenu et contribuerait enfin à l’équité fiscale entre grands groupes et PME. Sur les près de 200 milliards d’euros de niches fiscales et sociales, il est possible de dégager 15 à 20 milliards d’euros à court terme, davantage à moyen et long terme.

Crise du logement : la difficile mobilisation contre les gestionnaires d’actifs

Manifestation pour le droit au logement début 2023 devant l’hôtel de ville de Paris. © Compte Facebook de l’association Droit au Logement

La spéculation foncière n’a rien de neuf. Mais ces dernières décennies, de nouveaux acteurs richissimes se sont engouffrés sur le marché immobilier : les gestionnaires d’actifs. Ces mastodontes financiers investissent à tour de bras dans les grandes métropoles, souvent via des sociétés sous-traitantes, pour réaliser de belles plus-values sur les logements, bureaux, entrepôts, ou commerces qu’ils achètent. Face à l’explosion des coûts du logement, les contestations se font néanmoins de plus en plus fortes. Pourtant, le mouvement social français autour de cet enjeu reste encore peu développé par rapport à nos voisins. Extrait de L’empire urbain de la finance. Pouvoir et inégalités dans le capitalisme de gestion d’actifs, ouvrage d’Antoine Guironnet et Ludovic Halbert aux Editions d’Amsterdam.

« Fonds de pension, cassez-vous ! » Ce graffiti, aperçu à Marseille en 2016, sur la palissade d’un chantier de la rue de la République, rappelle l’opposition locale que peut susciter l’action des grands investisseurs. Comme l’a montré l’urbaniste Susan Fainstein, l’existence – ou l’absence – de contre-pouvoirs est aussi importante pour comprendre la plus ou moins forte hégémonie de la finance et de l’immobilier. À New York et à Londres, ces secteurs ont acquis, à partir des années 1980, un pouvoir d’autant plus fort sur les politiques urbaines qu’il n’était pas contrebalancé par d’autres acteurs et par des mobilisations populaires. Aujourd’hui, la contestation de l’empire urbain des gérants d’actifs immobiliers fait face à des vents contraires. D’un côté, ce pouvoir alimente une fermeture du jeu démocratique, notamment illustrée par le Mipim. De l’autre, les luttes urbaines sont ravivées par la critique de la métropolisation et des grands projets « inutiles et imposés »

C’est dans ce contexte qu’il s’agit d’interroger l’émergence de contestations contre la financiarisation des villes et sa déclinaison sous forme de gestion d’actifs immobiliers. À côté de concepts plus établis dans la critique militante comme celui de gentrification, le terme « financiarisation » est en effet devenu la cible de différentes formes de mobilisation. La variété de ces formes de résistances dessine un continuum : il y a, à un pôle, les contestations « par le bas », menées par la société civile sur le terrain des luttes urbaines, mais qui, en France, paraissent limitées en nombre et en intensité ; au pôle opposé, se trouvent des acteurs qui empruntent des voies plus officielles ou institutionnelles. On constate aussi des reconfigurations spatiales, avec l’émergence de nouveaux acteurs, scènes et échelles de mobilisation transnationales, à l’image de la campagne #StopBlackstone contre le mastodonte du secteur. Ainsi, à mesure qu’il se déploie dans les villes et les quartiers, le secteur de la gestion d’actifs agrège contre lui des acteurs susceptibles de contester son pouvoir en nouant des alliances par-delà leur environnement immédiat.

D’une certaine manière, les effets politiques de la financiarisation ne concernent pas seulement les pratiques des acteurs qui la confortent, mais aussi, selon une logique dialectique, les formes de contestation qui s’y opposent. Si la question de leur multiplication et de leur succès reste entière en France, elles dessinent un nouveau paysage, celui des mobilisations contre Blackstone et son monde

Des luttes populaires en demi-teinte 

Promoteurs et élus déplorent régulièrement la multiplication des recours juridiques et des oppositions locales aux projets immobiliers. En France, les mobilisations contre les opérations financées par des gérants d’actifs ou contre la financiarisation dont ils sont porteurs demeurent néanmoins sporadiques – voire exceptionnelles – et largement incidentes. Pour dénoncer le mal-logement, certains collectifs ont occupé des bâtiments détenus par divers grands propriétaires. 

C’est le cas de l’association Droit au logement (DAL), dont les premières occupations, fortement médiatisées dans les années 1990, ont contribué à mettre la crise du logement à l’ordre du jour gouvernemental. Cette pression a contribué à l’annonce d’un plan d’urgence en faveur de l’hébergement d’urgence et de l’insertion, notamment fondé sur la réquisition d’immeubles laissés vacants par les investisseurs institutionnels. 

Ces pratiques restent d’actualité : en 2018, le DAL a par exemple occupé des bureaux vides appartenant à Amundi dans le 13e arrondissement de Paris, appelant le gouvernement à « appliquer la loi de réquisition sur les biens appartenant à de grands propriétaires privés, pour loger en urgence les personnes sans logis, vivant des situations de grande précarité dans la rue ». D’autres lui ont emboîté le pas, comme Jeudi Noir, collectif de jeunes militants proche des milieux écologistes et qui ciblait principalement le patrimoine de propriétaires privés, notamment celui des compagnies d’assurance et des fonds de pension, pour obtenir des victoires sur le terrain judiciaire et médiatiser la crise du logement. Ce type d’action vise donc les gérants d’actifs parmi d’autres propriétaires privés entretenant délibérément la vacance.

Et la ville, elle est à qui ? 

D’autres mobilisations ont ciblé prioritairement et explicitement les gérants d’actifs, au nom de la lutte contre la spéculation immobilière et, à mesure que le vocable s’est diffusé au sein des réseaux militants, contre la « financiarisation ». La plus massive a concerné la réhabilitation d’une artère du centre-ville de Marseille construite sous le Second Empire, durant le premier âge d’or de la propriété urbaine actionnariale. Entamée en 2004, dans le cadre du vaste projet d’urbanisme « Euroméditerranée », le réaménagement de la rue de la République a progressivement été perçu comme une menace par les classes populaires, dont une partie s’est mobilisée contre les deux sociétés de gestion d’actifs qui y détenaient des logements et des commerces. La concentration de la propriété et la similarité avec les opérations de vente à la découpe qui défrayaient alors la chronique nationale ont fourni des conditions favorables à l’émergence de cette mobilisation locale inédite

Avec l’appui de l’association Un Centre-ville pour tous (CVPT), les collectifs de locataires et associations d’habitants ont lutté contre les tentatives d’éviction menées à coups de non-renouvellement des baux et d’intimidation des locataires. Ils ont « partiellement » gagné leur bataille juridique en obtenant une obligation de relogement par les propriétaires. Ils exigeaient aussi que les gérants d’actifs s’engagent à vendre des immeubles à des organismes HLM pour qu’une partie de ces locataires y soient relogés. En définitive, le relogement des « locataires “récalcitrants” » a permis d’acheter la paix sociale et, plus généralement, « servi d’alibi » au reste des opérations. Mais l’association CVPT revient à la charge en 2016. Après la publication d’une enquête sur les stratégies et les montages fiscaux des gérants d’actifs en question, ainsi que sur la vacance des commerces de rez-de-chaussée et des logements qu’ils possèdent encore, elle demande des comptes aux pouvoirs publics. Son bilan est sans appel : la réhabilitation « a été une opération de spéculation financière, soumise à la dictature du taux de profit, au mépris des habitants, entreprises, acteurs culturels et commerçants initiaux. Sombre bilan pour la municipalité qui avait tout misé sur la capacité de la finance privée à rénover la rue, et pour les habitants qui vivent un désert social. » 

À la même époque, un collectif rassemblant des habitants, des militants d’Attac et de Jeudi noir et des élus communistes et écologistes se mobilise dans le 3e arrondissement de Paris, où Blackstone souhaite réhabiliter un îlot pour y réaliser 24 000 mètres carrés de bureaux. « Contre la transformation de quartiers du 3e en placements financiers », les tracts du « groupe des 24 000 » rappellent que la « vie de quartier vaut plus que leurs profits ». Concrètement, le collectif réclame une évolution du projet : des logements sociaux, une crèche, des locaux pour l’économie sociale et solidaire et l’accueil des associations. Entre manifestations et déambulations, pétition, happening au siège de Blackstone, échanges avec l’adjoint de la mairie de Paris chargé du logement, il multiplie les modes d’action. Sa mobilisation est relayée sur le terrain institutionnel par des élus communistes et écologistes.

Cependant, l’exécutif parisien est déterminé à poursuivre le projet. Jean-Louis Missika, alors adjoint chargé de l’urbanisme, déclare qu’il « présente d’autres attraits, répond à d’autres besoins » que le logement social, comme le développement économique : « Il permet de maintenir et ramener au cœur de Paris des entreprises que l’on avait vu partir [en banlieue] ces dernières années. » Une ligne de défense qui montre que l’argument de la concurrence entre territoires peut servir à contrer les demandes de la population mobilisée. En l’absence de débouchés au niveau municipal, la mobilisation s’essouffle. En 2018, Blackstone revend l’opération achevée à la branche immobilière de la compagnie d’assurance Generali, pour un montant trois fois plus élevé que son prix d’achat.

Des difficultés conjoncturelles ou structurelles ? 

Au-delà de ces deux épisodes, rares sont, en France, les contestations populaires qui ont visé les gérants d’actifs. Ailleurs, les mobilisations citoyennes combinant action directe et bataille juridique se sont multipliées, par exemple à New York, contre des fonds prédateurs, ou au Canada, contre des foncières cotées en Bourse. À Berlin, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté pour l’expropriation des fonds d’investissement devenus propriétaires des logements sociaux. À Barcelone, des exilés et militants ont occupé la rue et mené une campagne de dénonciation pour exiger, avec succès, leur maintien à un loyer modéré dans un hôtel détenu par Blackstone. De même, plusieurs centaines de locataires madrilènes ont combattu les hausses de loyer exigées par cette société, y compris devant les tribunaux, et certains ont obtenu gain de cause. Ces deux derniers exemples viennent s’ajouter aux nombreuses mobilisations menées par la Plateforme des affectés par les hypothèques (PAH), qui a déployé une variété de tactiques pour lutter contre l’endettement et les expulsions causées par l’éclatement de la bulle immobilière en Espagne en 2009 : groupes de parole et ateliers de recherche, présence lors des expulsions pour les freiner et occupations d’agences bancaires pour forcer les créditeurs à abandonner les poursuites, campagnes auprès des pouvoirs publics à diverses échelles, notamment européenne. Par-delà les traditions militantes propres à chaque pays ou ville, comment expliquer ce décalage français ? 

La faible politisation des marchés où se concentre l’activité d’investissement constitue une première piste. Parce que les bureaux, commerces et entrepôts privilégiés par les gérants d’actifs en France suscitent traditionnellement moins de mobilisations que le logement, leur choix de se tenir à l’écart du secteur résidentiel a pu contribuer à les préserver de la critique. Cet évitement est d’ailleurs délibéré pour certains gérants d’actifs, car, en plus d’être moins rentable, le logement est perçu comme politiquement sensible. La mauvaise presse associée aux ventes à la découpe est encore vive dans les mémoires. Dans le prospectus du fonds résidentiel Bepimmo, Blackstone joue cartes sur table, encouragé en cela, il est vrai, par les obligations réglementaires de communication : des « critiques », « manifestations » et campagnes médiatiques « pourraient amener [le fonds] à renoncer aux opportunités d’investissement et à être soumis à de nouvelles lois, litiges et changements dans la surveillance réglementaire ».

La comparaison internationale confirme cette inégale politisation. Si les luttes contre la financiarisation semblent plus vives ailleurs, elles portent exclusivement sur le logement. Pourtant, notre enquête a démontré que la concentration des gérants d’actifs dans l’immobilier non résidentiel s’accompagnait d’effets allant bien au-delà des murs des bureaux ou des commerces, que ce soit en matière de développement territorial, d’urbanisme, de transition écologique et d’artificialisation des sols, d’inégalités patrimoniales et même de risque financier systémique. 

Maintenant qu’ils s’intéressent au logement et à l’environnement, la donne va-t-elle changer ? Difficile de se livrer au jeu des prédictions, mais certaines caractéristiques de la financiarisation laissent penser qu’au-delà des types d’objets concernés, des défis structurels se dressent face aux mobilisations. La géographe Desiree Fields souligne les difficultés liées à la « distance » : une distance spatiale, au sens où l’infrastructure de la gestion d’actifs permet à des investisseurs d’opérer à l’échelle globale via toute une chaîne d’intermédiaires ; mais aussi relationnelle, car la multiplication des intervenants et instruments rend potentiellement plus difficile l’identification des donneurs d’ordre, l’imputation des responsabilités et, in fine, la défense de revendications. On est loin du mouvement ouvrier de l’époque industrielle, qui luttait au sein de l’usine contre un patronat local. Le capitalisme urbain financiarisé met en jeu d’autres subjectivités – ménages endettés, locataires menacés d’expulsions – et opère à une échelle qui, de plus en plus, est mondiale. Comment s’opposer à un gérant d’actifs dont l’identité n’est pas forcément connue, parce qu’il a recours à de multiples prestataires de gestion, et qui intervient pour le compte d’une multitude d’investisseurs, dont des fonds de pension colossaux en charge des retraites du secteur public ?

L’empire urbain de la finance. Pouvoir et inégalités dans le capitalisme de gestion d’actifs, Antoine Guironnet et Ludovic Halbert, Editions d’Amsterdam, 2023.

Le point aveugle de Jean-Marc Jancovici

Jancovici - capitalisme - Le Vent Se Lève
« Je pense que le capitalisme est consubstantiel [à] la démocratie » – Jean-Marc Jancovici, entretien à Thinkerview du 05/09/2023, 2:10:25 (https://www.youtube.com/watch?v=UZX6KKin6m4&ab) © Joseph Édouard pour LVSL

Vulgarisateur de grand talent, Jean-Marc Jancovici dispose d’une expertise notable en matière d’énergie – quoique discutable sur certains points – dont on ne peut qu’apprécier la technicité. Sous couvert d’objectivité scientifique, il s’aventure sur le terrain politique, multipliant les affirmations toutes plus contestables les une que les autres. Dans le monde de Jean-Marc Jancovici, les rapports sociaux n’existent pas. C’est la pénurie énergétique – et non le néolibéralisme – qui explique la récession, la hausse des inégalités et de la pauvreté. Le mode de production capitaliste est un horizon indépassable. Refusant de l’incriminer pour expliquer le désastre environnemental, Jean-Marc Jancovici lui trouve un autre responsable : le striatum, cette partie de notre cerveau influencée par la dopamine et associée à la prise de décisions… Recension de sa bande dessinée Un monde sans fin et analyse de ses dernières prises de position médiatiques.

NDLR : Cette analyse est publiée en deux parties. Celle-ci traite des aspects socio-économiques et politiques, tandis que la précédente examinait les aspects purement techniques des interventions de Jean-Marc Jancovici – laissant volontairement de côté la question du nucléaire.

Jean-Marc Jancovici n’a pas tort lorsqu’il souligne l’importance de l’énergie, impensé majeur de la science économique néoclassique. Mais il tend à tomber dans le travers inverse en voulant tout expliquer par un prisme énergétique (fossile). Page 88 de sa bande dessinée, il fait intervenir un économiste pour énoncer, graphique à l’appui, que « les humains sont devenus secondaires dans l’Histoire aujourd’hui ! La production économique varie exactement comme l’énergie ».

Découplage des émissions et tropisme énergétique

Pourtant, corrélation ne veut pas dire causalité, en particulier en sciences sociales. Est-ce la variation de la consommation d’énergie qui explique la croissance du PIB, l’inverse, ou la relation est-elle plus complexe ? Sur cette question, la littérature économique est abondante et non conclusive.

Pour Jean-Marc Jancovici, les chocs pétroliers de 1973 et 1979 marquent « l’arrêt d’un monde en expansion rapide » (page 41), bien que le PIB mondial ait continué de s’accroître à un rythme soutenu. Depuis 1973, la consommation de pétrole mondial a augmenté de 70 %. Les chocs pétroliers, expliqués exclusivement par des données géologiques dans la bande dessinée, découlent également de choix géopolitiques.

En particulier, la montée en puissance de l’OPEP, qui s’inscrit dans la prolongation du mouvement de décolonisation, signe la fin progressive de la mainmise des investisseurs étrangers sur le niveau de production et les prix. Le premier choc résulte d’un embargo de l’OPEP contre les pays soutenant Israël dans la guerre avec l’Égypte et de la hausse du posted price du baril pour compenser dix ans d’érosion du prix par l’inflation et la dévaluation du dollar. Le second « choc » éclate avec la révolution iranienne qui provoque une chute modeste de la production (-4 %) et un doublement du prix. Les tensions vont se prolonger avec le début de la guerre Iran-Irak.

Le prisme énergétique n’explique pas tout. La mondialisation avec ses porte-conteneurs démarre réellement après les chocs pétroliers et ce que Jean-Marc Jancovici nomme « l’arrêt d’un monde en expansion rapide ».

Si ces chocs pétroliers et le pic de production de pétrole conventionnel états-unien survenu quelques années auparavant expliquent en partie la fin des Trente glorieuses, il ne faudrait pas faire l’impasse sur d’autres facteurs. La science économique classique et orthodoxe pointe du doigt la fin des accords de Bretton-Woods et la dévaluation du dollar suite à l’abandon de la convertibilité en or en 1971. Cette décision découle de l’effondrement de la balance commerciale américaine, en grande partie causé par la compétitivité accrue des économies européennes et asiatiques. Le changement de politique monétaire des banques centrales, dont la hausse brutale des taux d’intérêt de la FED, explique également la récession.

Plus fondamentalement, pour les économistes hétérodoxes, la fin des Trente glorieuses découle des contradictions internes du mode de gestion capitaliste hérité de l’après-guerre, qui a fini par provoquer une forte inflation et l’érosion des marges des entreprises. C’est pour restaurer le taux de profit du capital qu’on va voir apparaître le mode de gestion néolibéral de l’économie, avec une politique de compression des salaires, de délocalisation de la production, de la privatisation de pans entiers du secteur public, de la financiarisation de l’économie et de la dérégulation des marchés. Autrement dit, le prisme énergétique n’explique pas tout. La mondialisation avec ses porte-conteneurs de 400 mètres de long démarre réellement après les chocs pétroliers, et ce que Jean-Marc Jancovici identifie comme « l’arrêt d’un monde en expansion rapide ».

Le polytechnicien attribue la crise des subprimes à la chute de la consommation de pétrole par habitant survenue en 2006 (page 90). Mais cette année marque également le retournement du marché immobilier américain provoqué, en grande partie, par le relèvement brutal des taux d’intérêt de la FED. Les répercussions massives de cette crise s’expliquent avant tout par la titrisation de la finance et la dérégulation bancaire.

Son tropisme énergétique conduit le président du Shift Project à produire deux discours problématiques. Le premier consiste à affirmer l’impossibilité du découplage entre les émissions de gaz à effet de serre et le PIB. S’il estime que la croissance verte est une contradiction dans les termes, force est de constater que la consommation d’énergie n’est pas intégralement corrélée aux émissions de gaz à effets de serre. Réduire les émissions de méthane des champs de gaz serait par exemple bénéfique pour la croissance, mais mauvais pour les profits des exploitants.

Empiriquement, on observe un découplage significatif des émissions de gaz à effet de serre avec le PIB dans de nombreux pays développés, même en prenant en compte les émissions importées. C’est ce qu’affirme une étude de Carbone 4, le cabinet de conseil fondé par Jean-Marc Jancovici. Le problème est que ce découplage ne concerne que les émissions de gaz à effet de serre (pas les autres pressions sur la nature et l’environnement), qu’il reste partiel et s’effectue trop lentement.

Tenir un discours nuancé reconnaissant l’existence d’un découplage limité permet d’éviter d’entretenir un fatalisme décourageant. Avec ses simplifications (compréhensibles dans le cadre d’une bande dessinée de vulgarisation), Jancovici risque d’imposer l’idée que les ENR représentent une perte de temps et la décarbonation de l’économie une entreprise vaine. Or, en matière de climat, chaque tonne de CO2 évitée compte.

Seconde conséquence de son monodéterminisme énergétique : les autres facteurs permettant de comprendre – et résoudre – la crise climatique sont éludés. Parmi eux, les rapports sociaux.

Un monde sans rapports sociaux 

L’énergie permettrait de tout expliquer ou presque : de l’apparition de la démocratie à l’instauration de notre modèle social en passant par l’accroissement des divorces (page 75).

Page 48, on apprend « qu’au début de la révolution industrielle, en 1800, l’espérance de vie est d’un peu moins de trente ans ». Le chiffre est plus proche de quarante ans, la France ayant connu un premier gain de près dix ans entre 1780 et 1805, malgré les récoltes difficiles et les guerres, grâce à la généralisation de certains vaccins.

En 1801 « La Grande-Bretagne, avec une population presque trois fois inférieure, a une production trois fois supérieure à celle de la France » (page 85). Jancovici semble attribuer cette différence à des facteurs énergétiques. En réalité, la meilleure productivité britannique s’explique d’abord par un régime de propriété agraire différent – et ce depuis le XIIIe siècle. En Grande-Bretagne, les lords ne prélevaient pas directement l’impôt sur leurs domaines, mais louaient leurs parcelles aux paysans. Ce système incitait les agriculteurs à produire davantage de surplus qu’un régime à la française, puisque le loyer ne dépendait pas directement de la production. Les baux étaient fréquemment renouvelés et soumis aux offres sur un marché, ce qui contraignait les paysans à accroître sans cesse leur productivité. Le mouvement des enclosures élargit peu à peu le système de rente concurrentielle établi par les beaux, tandis que des lois comme le Vagrancy Act criminalisent le braconnage ou le fait de « refuser de travailler pour un salaire d’usage ».

Attribuer les congés payés à l’abondance énergétique constitue un raccourci curieux (…) Les États-Unis n’ont pas de congés payés obligatoires alors que le pays a baigné plus que tout autre dans le pétrole bon marché.

Ce capitalisme agraire, qui se développe principalement entre le XVe et XVIIIe siècle non sans de nombreuses violences et luttes sociales, va permettre des gains de productivité majeurs. Ce qui va générer un accroissement de la population et le développement d’une classe ouvrière susceptible de venir remplir les usines textiles qui vont apparaître dans les grandes villes avec le début de la révolution industrielle. L’exception anglaise découle des rapports sociaux et du régime de propriété, qui expliquent l’apparition du capitalisme et de la révolution industrielle en Angleterre plutôt qu’en Chine où en Europe continentale, comme le détaille l’historien Alain Bihr.

Jancovici aime rappeler que l’homme n’a pas transité des énergies renouvelables (bois, moulin à vent,…) vers les énergies fossiles par hasard, mais parce qu’elles sont stockables, transportables et très denses. Il faudrait nuancer cette affirmation : comme le montre l’ouvrage d’Andreas Malm Fossil Capital : the Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, les détenteurs de capitaux ont abandonné l’énergie hydraulique alors abondante pour le charbon, plus cher et rare au XVIIIe siècle, parce qu’il permettait d’obtenir un meilleur rapport de force contre leurs travailleurs.

Implanter les usines en bord de rivière et à la campagne impliquait de recruter une main-d’œuvre rare (et qui ne dépendait pas des propriétaires d’usines pour survivre), en position de force pour négocier de bonnes conditions de travail. À l’inverse, le charbon permettait d’installer les usines en ville, où l’on trouvait une main-d’œuvre abondante et corvéable. De même, il est plus facile de privatiser une mine qu’une rivière, dont l’exploitation requiert une gestion en commun. Autrement dit, le charbon permettait d’extraire un profit supplémentaire – élément moteur du capitalisme.

Faisant l’impasse sur ces facteurs, Jean-Marc Jancovici attribue à l’abondance énergétique toute une série de développements historiques : les congés payés (page 76), la baisse des inégalités (page 77), la promesse de l’Université pour tous (page 82), un système de santé performant (page 82), la pérennisation du système de retraites (pages 77, 83, 87). Lorsque Christophe Blain lui fait remarquer « qu’il y a eu des luttes aussi », Jancovici balaye cette remarque d’un simple « elles ont débouché sur un gain de confort pour l’ensemble de la société lorsque l’énergie abondante est entrée dans la danse ». Pour lui, « pendant les Trente glorieuses, au moment où l’approvisionnement énergétique, surtout fossile, a explosé, tous les pays occidentaux ont mis en place un État-providence ». L’idée que les acquis sociaux ont été permis par l’abondance énergétique est répétée dans des interviews très récentes. Pour fastidieux que cela puisse paraître, revenir sur ces affirmations est nécessaire.

L’histoire humaine est scandée par des luttes plus ou moins victorieuses – des révoltes d’esclaves de l’Antiquité aux jacqueries paysannes du Moyen-Âge, des guerres de décolonisation modernes aux grèves contemporaines. Souvent, ces luttes ont cours en des temps de pénurie. C’est le cas de l’après-guerre : en Europe contrairement aux États-Unis, le mouvement ouvrier arrache des concessions majeures au patronat. En Angleterre, Churchill perd les élections et les travaillistes mettent en place le National Health System (NHS).

En France, le Parti communiste épaulé par la CGT met en place, contre le Général de Gaulle, les aspects les plus révolutionnaires du programme du Conseil National de la Résistance dès 1946. Parmi eux, on trouve la Sécurité sociale et ses caisses autogérées par les syndicats. Il y a loin du mythe du « compromis gaullien », entretenu par certains, à la réalité : le Général de Gaulle s’est empressé de supprimer l’aspect autogéré de la « sécu » dès 1958. Les ministres communistes n’ont tenu que dix-huit mois au gouvernement, profitant de cette courte fenêtre de tir pour réformer en profondeur le modèle social français. Contrairement à ce qu’écrit Jean-Marc Jancovici, la création « d’États-providence » précède donc les Trente glorieuses. 

De même, les inégalités n’ont pas constamment baissé avec la révolution industrielle et l’abondance énergétique. Pour Thomas Piketty, les principales causes de leur réduction au cours du XXe siècle sont les deux guerres mondiales (destructrices de patrimoines) et les politiques économiques (le fameux compromis social-démocrate hérité de l’après-guerre). Le graphique présenté page 77 ferait bondir des économistes comme Branco Milanovic (auteur de la fameuse courbe en éléphant qui établit un appauvrissement des classes moyennes et une explosion des très hauts revenus à partir de 1988). Si la France a mieux résisté à la hausse des inégalités, c’est grâce à son modèle social plus solide, hérité du gouvernement communiste de 1946-47. Malgré un moins bon accès à l’énergie que les États-Unis.

L’apparition du chômage et de la précarisation du travail, tout comme la baisse des emplois industriels et l’automatisation des tâches, sont présentées comme des conséquences naturelles à la raréfaction du pétrole (page 64). Ces phénomènes n’ont pourtant pas été de même ampleur partout et précèdent souvent le premier pic pétrolier. Ils découlent d’une volonté concertée de délocaliser la production dans les pays à bas coûts et faibles protections environnementales, dans le but de restaurer les marges des entreprises et la rentabilité du capital. Ils se sont principalement développés dans les années 1985-2000, période où le prix du pétrole était retombé à des niveaux historiquement bas.

Avec succès. Les marges sont passées de 25 % pendant les Trente glorieuses à 30 % après les années 2000, loin du creux de 15 % observé entre les deux chocs pétroliers. Le livre Le choix du chômage démontre bien, documents historiques à l’appui, que ce développement répondait à un choix conscient de sacrifier l’emploi pour préserver le rendement du capital. C’est également cet arbitrage, ainsi que le changement de politique monétaire et la priorité donnée à la lutte contre l’inflation, qui explique l’apparition d’une dette publique importante – mais pas nécessairement problématique. « Après les chocs pétroliers », cette dette ne vient pas « maintenir le niveau de la redistribution et de la protection sociale » (page 89) qui s’effondre en réalité un peu partout dans le monde, mais rétablir les marges des entreprises.

Attribuer les congés payés à l’abondance énergétique constitue un autre raccourci curieux. En France, ils ont été institués suite à un vaste mouvement de grève générale apparu suite à la victoire du Front populaire (1936), dont l’accès au pouvoir résulte de la crise économique de 1929. Les États-Unis, eux, n’ont pas de congés payés obligatoires (en moyenne, les entreprises accordent quinze jours de par an) alors que le pays a baigné plus que tout autre dans l’abondance énergétique et le pétrole bon marché. On pourrait bien sûr élargir la réflexion en notant que les sociétés de chasseurs-cueilleurs, entre autres civilisations égalitaires, jouissaient d’un temps d’oisiveté supérieur à celui des sociétés agricoles et féodales. Si l’abondance permet le temps libre, son partage découle des rapports sociaux. 

Pour expliquer l’incapacité à prendre en compte les limites planétaires, Jancovici se fonde sur l’ouvrage de vulgarisation Le bug humain. Selon ce dernier, notre cerveau ferait de nous des individus égoïstes et court-termistes, motivés par la réalisation de désirs primitifs. Ses hypothèses ont fait l’objet de réfutations détaillées.

Il en va de même pour la qualité du système de santé (que l’on songe simplement à l’écart entre le système américain et de nombreux pays moins riches, mais mieux lotis) et l’accès à l’Université. En France, l’instauration d’une sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur date de Parcoursup, mis en place explicitement dans ce but par le gouvernement d’Édouard Philippe, qui se vantait d’avoir brisé une vieille promesse socialiste. En parallèle, ce même gouvernement se privait de recettes fiscales en supprimant l’ISF et l’Exit Tax sans que celaaméliore l’emploi ou l’investissement.

Aux États-Unis, l’abandon de l’Université pour tous débute en 1966, en réaction à la contestation étudiante sur les campus américains, foyers de lutte contre la guerre du Viet Nam. L’économiste Roger Freeman, qui conseillera Reagan pendant des années, déclare textuellement « on risque de produire un prolétariat éduqué. C’est de la dynamite ! ». Sur ses conseils, Reagan coupera les subventions publiques dès 1970, lorsqu’il sera réélu gouverneur de Californie, avant de poursuivre cette politique une fois à la Maison-Blanche. Mais c’est avec l’austérité budgétaire qui suit la crise des subprimes que les États américains, qui ne bénéficient pas du Quantitative Easing de la Fed, sapent les budgets dédiés à l’enseignement supérieur et font exploser les frais d’inscriptions.

Sur la même période, les États-Unis augmentent leur budget militaire. Dire que l’accès à l’enseignement supérieur a été compromis par la fin de l’énergie abondante est faux. Jancovici estime que ce phénomène découle d’une prise de conscience de la pénurie de débouchés dans le secteur tertiaire qui serait, selon lui, plus énergivore que l’industrie – soit l’opposé du point de vue de l’Agence internationale de l’Énergie (AIE), qui explique précisément le découplage C02/PIB par la tertiarisation de l’économie.

À s’obstiner à ignorer les rapports sociaux, on en vient à dégager des conclusions particulièrement curieuses.

Si Jean-Marc Jancovici attribue très justement les problèmes d’EDF, de la SNCF et du marché de l’électricité en France au dogme concurrentiel et néolibéral de la Commission européenne, il ne semble pas comprendre que cette idéologie sert des intérêts bien précis et ne découle pas simplement de l’aveuglement de bureaucrates n’ayant pas été formés aux réalités de la Physique. Pourtant, du propre aveu de ses multiples architectes et défenseurs, la construction européenne s’est faite précisément dans le but de casser le modèle social hérité de l’après-guerre afin de servir des intérêts privés. 

Mentionnons simplement les mots de Bernard Arnault rapportés par Yves Messarovitch, journaliste au Figaro, à propos du Traité de Maastricht : « Là où la fiscalité pénalise l’économie, la concurrence intraeuropéenne exercera une pression telle que nos futurs gouvernements devront renoncer à quelques aberrations qui alimentent d’importantes sorties de capitaux. Citons-en trois : l’ISF, l’impôt sur les bénéfices des entreprises et les tranches supérieures de l’impôt sur le revenu ».

Cet angle mort conduit Jancovici à expliquer l’incapacité chronique à isoler les bâtiments comme un problème collectif « de compétence, de formation, de financement ». Il est muet quant à ses causes plus profondes : le fait que ces investissements sont peu rentables en système capitaliste, que l’État préfère verser 160 milliards par an de subvention sans condition aux entreprises et supprimer l’ISF plutôt que de subventionner et planifier correctement ces travaux – et que ce même prisme libéral l’empêche de former en masse la main-d’œuvre nécessaire pour les réaliser. Le gouvernement refuse de faire interdire la publicité pour les SUV (seconde cause d’augmentation des émissions en France), et préfère financer des campagnes publicitaires pour le SNU et l’armée de Terre que pour les métiers de la rénovation des bâtiments.

Démocratie et abondance énergétique 

La démocratie est-elle un système efficace pour résoudre la crise écologique ? Survivra-t-elle à la fin de l’abondance énergétique ? À ces questions qu’il évoque souvent, Jancovici tend à répondre par la négative, en s’appuyant sur un postulat problématique selon lequel la démocratie découlerait de l’abondance énergétique.

Ce pessimisme s’inscrit dans une vision négative de l’homme. Le Monde sans fin décrit systématiquement les sociétés préindustrielles comme misérables et violentes. Les hommes « s’effondrent sur une paillasse parmi leurs enfants après une journée de labeur à ramasser des patates » (page 45). Sans énergie « tu meurs de froid, de faim, tu t’entretues avec tes semblables » (page 26).

La vie en société n’a pourtant pas débuté avec la révolution industrielle. Et de nombreux travaux anthropologiques établissent que les comportements altruistes ou coopératifs la précèdent. Les effondrements soudains d’approvisionnement énergétique conduisent plus souvent à des comportements d’entraides que de scénarios à la Mad Max.

Si elle n’est pas une condition suffisante au maintien de la démocratie (les monarchies du Golfe sont là pour l’établir), l’abondance énergétique en est-elle une condition nécessaire ?

Face à cette question, un clivage majeur apparaît. Certains estiment que nous sommes collectivement fautifs et responsables ; d’autres, que les problèmes découlent du système économique et de la classe dirigeante. Jean-Marc Jancovici semble appartenir à la première catégorie. Pour lui, « nous sommes des animaux opportunistes et accumulatifs » incapables de renoncer à nos « 200 esclaves énergétiques par personne », car nous sommes mus par notre striatum.

Striatum vs capitalisme : quelles causes à la crise écologique ?

La bande dessinée ne fait aucune référence aux inégalités économiques et leur corollaire en matière d’empreinte carbone. De Bernard Arnault à l’auxiliaire de vie sociale, de Bill Gates à un ouvrier somalien, nous serions tous coupables. Les bureaucrates de la Commission européenne, un peu plus que nous, mais ils agiraient par incompétence et idéologie. Pas par intérêt.

Si Jean-Marci Jancovici critique fréquemment les responsables politiques et les médias, il le fait de manière très superficielle. La presse suivrait essentiellement des logiques commerciales en parlant de ce qui fait l’actualité et favorise l’audience, sous la contrainte imposée par les formats courts. On ne trouvera pas d’analyse sociologique de l’espace médiatique : les questions du champ social des journalistes, de l’identité des patrons de presse, du modèle économique (la nécessité de plaire aux annonceurs, par exemple) et des connivences entre cadres de l’audiovisuel public et pouvoir politique (et économique) ne sont pas traitées. Autrement dit, il n’y aurait aucun rapport social expliquant les choix éditoriaux de la presse. Et Vincent Bolloré serait en train de constituer un empire médiatique promouvant les discours climato-sceptiques par ignorance ou intérêt commercial, pas pour servir les intérêts financiers de sa classe et sa croisade idéologique.

Quant aux politiques, ils ne feraient que suivre l’opinion publique pour se faire élire en « promettant du rab de sucette ». Pour le polytechnicien, « un régime est démocratique à partir du moment où les gens votent », « la compétition électorale se ramène le plus souvent à une surenchère de promesses corporatistes ou sectorielles balayant aussi large que possible » et « la démocratie correspond de fait au système qui permet aux plus nombreux d’exiger la plus grosse part du gâteau, puisqu’ils prennent le pouvoir ». À croire que la Russie et l’Iran sont des démocraties, que le vote contre le traité constitutionnel européen de 2005 a été respecté et qu’on n’assiste pas, depuis les années 1980 et dans toutes les démocraties occidentales, à une concentration des richesses chez les 1 % les plus aisés et une paupérisation des classes moyennes et laborieuses. 

La question des retraites est éclairante : aucun président ayant réformé le système n’avait été élu sur cette promesse ou ne l’a réalisé avec le soutien de l’opinion. François Hollande a fait l’exact opposé de la politique pour laquelle il avait été élu (« mon ennemi, c’est la finance ») au point de ne pas pouvoir se représenter. Si les dirigeants politiques ne prennent pas la question écologique au sérieux, c’est parce qu’elle s’oppose aux intérêts financiers qu’ils représentent. Intérêts qui n’hésitent pas à leur demander des comptes, comme l’établit le recadrage des ministres Gabriel Attal et Clément Beaume par la famille Arnault – qui exerce une influence manifeste sur la classe politique française…

Jancovici n’explique pas l’inaction climatique par les armées de lobbyistes qui achètent les dirigeants et les médias, ni par une dynamique de lutte de classe qui expliquerait à la fois l’idéologie de la Commission européenne, le dogme des gouvernements néolibéraux qui se succèdent au pouvoir depuis les années 1980 et le refus des pays riches de dédommager les pays du Sud. À la place, il invoque le concept de Striatum, partie de notre cerveau associée à la prise de décision émotive influencée par des décharges de dopamine.

Jancovici reprend l’analyse du journaliste Sébastien Bohler, auteur de l’ouvrage de vulgarisation Le bug humain. Selon ce dernier, notre striatum ferait de nous des individus égoïstes et court-termistes, motivés par la réalisation de désirs primitifs en lien avec notre évolution, que Bohler analyse uniquement par le prisme de la compétition. Ses hypothèses, parfois contradictoires, ont fait l’objet de réfutations détaillées. En plus de partir d’un postulat ethnocentré qui ne cadre pas avec la réalité (nous serions tous incapables de prendre soin de notre environnement), les idées de Bohler font l’impasse sur des pans entiers de la théorie de l’évolution tout en reposant sur des interprétations erronées des études neurologiques citées. On doit au média Bon pote une critique détaillée de l’ouvrage Le bug humain, qui permet de mesurer le peu de fiabilité que l’on peut lui accorder.

Si Jean-Marc Jancovici affirme que la croissance verte est une contradiction dans les termes, il se refuse à dire la même chose du capitalisme vert.

On comprend pourquoi cette hypothèse conceptuelle, qui occupe les dix dernières pages de la bande dessinée, a séduit l’auteur d’Un monde sans fin. Elle cadre avec sa vision pessimiste – réactionnaire, diront certains – de l’homme, permet d’évacuer les approches sociologiques et évite de remettre en cause le système économique dominant.

Dépolitisation massive

Invité sur France Inter le 30/05/2023, Jean-Marc Jancovici a montré les limites de son approche dépolitisante. Avant de regretter que Total, poussé par son actionnariat, maintienne son projet climaticide d’exploitation pétrolière en Ouganda, il s’est retrouvé confronté à la question d’un auditeur :

Auditeur : « la lutte contre le réchauffement climatique est-elle compatible avec le capitalisme ? »

JMJ : « Il y a eu des sociétés qui n’étaient pas organisées de manière capitaliste, qui ont été très productivistes et ont exercé une très forte pression sur l’environnement, il y a au moins deux exemples intéressants à avoir en tête, c’est la Chine et l’URSS (…) je ne sais pas si le fait de transformer mon boulanger en fonctionnaire va supprimer les problèmes ».

Face à ce genre d’interrogation, Jancovici invoque systématiquement des arguments dignes du café du commerce pour caricaturer les alternatives au capitalisme ou insister sur son caractère immuable et naturel. Dans C’est maintenant ! Trois ans pour sauver le monde (Seuil, 2009, p. 49), il écrivait : 

« Le capitalisme se définit comme la propriété privée des moyens de production. Historiquement, il existe depuis toujours : un agriculteur qui détenait ses terres ou tel commerçant qui détenait son commerce étaient des capitalistes. »

Comme pour la démocratie, il se base sur une définition extrêmement large reposant sur une condition nécessaire, mais pas suffisante. Si l’on définit le capitalisme par la propriété privée des moyens de production et leur utilisation dans une visée lucrative, il a en réalité débuté en Angleterre, au XVIe siècle (et non « depuis toujours »). Les historiens du capitalisme ajoutent un autre critère : l’organisation des échanges sur un marché soumis à la concurrence. 

Contrairement à ce que semble penser Jancovici, la propriété privée n’a pas toujours existé. Et inversement, elle a existé dans des sociétés qui n’étaient pas capitalistes. Le capitalisme lui-même peut être analysé comme un accident de l’histoire qui n’avait rien d’inéluctable ou de naturel.

Si Jean-Marc Jancovici affirme que la croissance verte est une contradiction dans les termes, il se refuse à dire la même chose du capitalisme vert. Or, il n’est pas nécessaire d’invoquer Marx pour comprendre que la recherche impérative du profit nécessite une croissance perpétuelle. Une entreprise capitaliste qui réduit son activité durablement finit par déposer le bilan, victime de ses concurrents et du poids de ses dettes. De même, lorsqu’une économie capitaliste connaît une période de décroissance, on parle bien de récession.

Le capitalisme ne peut pas organiser la décroissance que Jancovici appelle de ses vœux, mais il ne semble pas davantage capable de réaliser une transition vers les énergies propres dans les délais nécessaires. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les déclarations du patron de Shell, qui conditionnait l’investissement dans les ENR par un taux de rentabilité de 8 à 12 %. L’électricité renouvelable est désormais moins chère que le gaz et le charbon. Mais tant que les ENR ne produiront pas les gigantesques marges générées par les énergies fossiles, les grandes compagnies pétrolières qui se sont pourtant engagées à atteindre la neutralité carbone dès 2050 (émissions de leurs clients comprises) continueront de consacrer 95 % de leurs investissements dans le pétrole et le gaz. Et l’essentiel de leurs profits dans le rachat de leurs propres actions. 

Cet état de fait n’est pas propre aux pétroliers. Une étude de 2022 a montré que BlackRock et Vanguard, les deux premiers gestionnaires d’actif au monde, poursuivent la même stratégie (tout en s’engageant à respecter les accords de Paris). Dit autrement, même quand c’est rentable, le capitalisme refuse de se verdir si cela conduit à réduire son taux de profit. Le climatologue Jean Jouzel, qui côtoie Jean-Marc Jancovici au Haut Conseil pour le Climat, a tiré les conclusions qui s’imposaient suite à « l’accueil glacial » qu’il a reçu au MEDEF. Face aux acclamations de la salle qui ont suivi les propos du patron de Total assumant de se projeter dans un monde à 3 degré C de réchauffement, il a déclaré à France Inter :

« Je constate que cette transition nécessaire n’imprime pas suffisamment chez les patrons d’entreprise. On a un problème de capitalisme. Le capitalisme tel qu’on le vit actuellement n’est pas compatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. »

On pourrait multiplier les exemples. Un article candide du journal Le Monde liste les principales raisons derrière les difficultés rencontrées par le secteur ferroviaire pour concurrencer l’avion. Elles peuvent se résumer à une cause unique : la logique de mise en concurrence et l’exigence de rentabilité propre au régime capitaliste. Idem pour l’explosion des ventes de SUV, permise par le succès des lobbyistes qui ont empêché la convention citoyenne sur le climat d’obtenir l’interdiction de la publicité pour ces voitures. Les constructeurs pourraient vendre de petites voitures électriques, mais les marges sont plus élevées avec des 4×4 de deux tonnes cinq consommant 14 litres au cent.

Alors, faut-il transformer le boulanger de Jancovici en fonctionnaire ?

L’auteur américain Danny Katch définit le socialisme comme un système visant à garantir les besoins de base de tous les citoyens (santé, logement, nourriture, éducation, culture…), par opposition au capitalisme, qui le fait à condition que cela permette de dégager du profit.

La question de l’approvisionnement de l’électricité, à titre d’exemple, est passible de deux approches. Il est possible d’opter pour une organisation du secteur en marché concurrentiel, où le prix est défini par le coût marginal de production et fluctue chaque seconde en fonction des équilibres d’offre et de demande. C’est le système imposé par la Commission européenne que Jancovici dénonce très justement, mais qui permet à de nombreux acteurs de réaliser des profits faramineux.

Ou bien, on peut considérer que l’électricité est un service public et un bien commun, dont le prix doit être défini par le coût moyen de production. Dans ce système, il est concevable d’installer les panneaux solaires (un peu plus coûteux) sur le toit des maisons plutôt que de raser des forêts. Et de ne pas annuler le déploiement de gigantesques parcs d’éoliennes offshore à la dernière minute à cause de la fluctuation des prix. On notera par ailleurs que la baisse spectaculaire des coûts de production de l’éolien, des panneaux solaires et des batteries a été rendue possible par les investissements colossaux de la puissance publique (chinoise, en partie) et les subventions massives octroyées au secteur. La main invisible du marché n’y est pour rien.

Une définition plus complète du socialisme inclurait ainsi la démarchandisation des besoins essentiels (assurés par des services publics) et la propriété non lucrative des moyens de production détenus par les producteurs, gérés démocratiquement. Comme dans le modèle de la fédération des coopératives de type Mandragone (au Pays-Basque) qui emploie plus de 75 000 personnes et génère plus de 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

Jean-Marc Jancovici a-t-il raison de mettre la question démographique sur la table et de postuler que nous serions trop nombreux sur terre ? (…) Selon l’AIE, les 1 % les plus riches émettent (directement) 1000 fois plus de gaz à effet de serre que les 1 % les moins riches. Les 10 % les plus riches causeraient quant à eux 52 % des émissions.

Contrairement aux forces de l’ordre, pompiers, corps médical et enseignant aujourd’hui, le boulanger de Jean-Marc Jancovici ne serait pas réduit au statut péjoratif de fonctionnaire, mais il profiterait d’un prix de l’électricité fixe au lieu d’être menacé de faillite par les fluctuations du marché. Et cela, sans retourner en URSS.

Si un système alternatif reste certainement à inventer, encore faut-il commencer par reconnaître que la transition écologique passe par la sortie du capitalisme – a minima dans les secteurs clés de l’énergie et des services publics.

Des solutions « conservatrices et réactionnaires » ?

Ainsi, les solutions proposées par Jean-Marc Jancovici doivent être examinées avec soin. Dans Le Monde sans fin, l’accent est mis sur le développement du nucléaire et la sobriété énergétique, aux dépens des énergies renouvelables et d’une meilleure répartition des richesses. Comment faire pour atteindre cette sobriété sans en passer par un système dictatorial ? Jancovici n’esquive pas la question : « un système de type chinois est-il un bon compromis ? Il n’est pas exclu que la réponse soit oui ».

Dans une interview accordée à Socialter en 2019, il explicitait davantage sa vision de la transition écologique.

« Le premier point est de limiter dès que nous pouvons la croissance démographique. Dans l’aide au développement, tout ce qui permet aux pays de maîtriser leur démographie est une bonne idée, car cela amortit les efforts à fournir sur tous les autres plans. Trois leviers : l’éducation des femmes, l’accès aux moyens de contraception, et les systèmes de retraite. Dans les pays occidentaux, il y a un premier moyen de réguler la population de façon raisonnablement indolore : ne pas mettre tout en œuvre pour faire survivre les personnes âgées malades, à l’image du système anglais qui ne pratique, par exemple, plus de greffe d’organes pour des personnes de plus de 65 ou 70 ans. (…) C’est un peu brutal, mais ça me paraît être un moindre mal par rapport aux autres modes de régulation que nous avons connu : la famine et la maladie. Après viennent les mesures techniques. Il faut d’abord supprimer le charbon dans l’électricité le plus vite possible… ».

Passons sur le fait qu’il n’y a, bien entendu, aucune limite d’âge pour recevoir des greffes d’organes en Angleterre. Les lecteurs du Monde sans fin seront surpris d’apprendre que la priorité du polytechnicien, avant les mesures techniques, demeure la réduction de la population. Solution qu’il évacue à regret dans la bande dessinée en la qualifiant de « sujet délicat », « bâton merdique » (page 123) car « tu te mets tous les courants religieux à dos » (page 125).

La question démographique, souvent introduite à l’aide de l’équation de Kaya (une tautologie critiquée par de nombreux experts), revient dans nombre de ses interventions. En mai 2022, Jancovici expliquait à France Info : « la planète n’acceptera pas d’avoir 10 milliards d’habitants sur Terre ad vitam æternam vivant comme aujourd’hui (…) La seule question c’est comment va se faire la régulation. Ou bien on essaie de la gérer au moins mal nous-mêmes, ou bien ça se fera de manière spontanée par des pandémies, des famines et des conflits ». En mars 2021, il tenait les mêmes propos pour Marianne. À chaque fois, Jancovici évoque « un débat difficile » qui toucherait à une forme de tabou (bien que cette question soit régulièrement évoquée par des personnalités de premier plan, relayées sans filtres dans les médias).

L’établissement d’un choix binaire (le contrôle des naissances ou la famine) évacue l’option de la sobriété et postule que nous serions déjà trop nombreux sur Terre, idée qui ne fait aucunement consensus chez les démographes. Pour autant, a-t-il raison de mettre ce sujet sur la table ? 

Il faut rappeler que la croissance de la population mondiale ralentit et que dans les pays ayant effectué leur transition démographique, la population diminue globalement. Surtout, chaque individu n’est pas égal aux autres face aux limites de la planète. Selon l’AIE, les 1 % les plus riches émettent (directement) 1000 fois plus de gaz à effet de serre que les 1 % les moins riches. Les 10 % les plus riches causeraient 52 % des émissions. Pour Oxfam, les 1 % les plus riches sont indirectement responsables de deux fois plus d’émission que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Or, c’est de cette moitié qu’on parle en priorité lorsqu’on évoque le contrôle des naissances. L’Afrique représente 3 % des émissions mondiales et 2.75 % des émissions passées. Tandis qu’à niveau de vie et population équivalents, les États-Unis émettent deux fois plus de GES que l’UE.

Du fait des effets-rebonds et des inégalités, réduire de moitié la population mondiale n’aurait pas nécessairement l’effet escompté sur les émissions, si tant est qu’une telle option soit envisageable. Par exemple – et dans le meilleur des cas – imposer la politique de l’enfant unique en Europe ne réduirait les émissions « que » de 18 %, soit l’équivalent de la fermeture des centrales à charbon du continent. Pour un adepte des ordres de grandeur, Jancovici vise à côté. À la question « faut-il arrêter de faire des enfants pour sauver la planète », l’auteur Emmanuel Pont répond par la négative, dans un ouvrage précis et documenté.

En conclusion, si l’on met la question démographique de côté (ainsi que l’arbitrage nucléaire vs renouvelables), les solutions techniques présentées par Jancovici font globalement consensus auprès des partisans de la transition écologique. La question plus importante porte sur leur mise en œuvre. Dans la dernière page de sa bande dessinée, Jancovici suggère que le succès de la transition nécessite de convaincre une masse suffisamment importante. Que cette masse intègre des analyses souvent inexactes serait déjà problématique. Une telle perspective est surtout illusoire. Nos dirigeants, qui ont apprécié le livre de Pablo Servigne sur « l’effondrement », savent très bien ce qu’ils font. Comme les lobbyistes d’Exxon, les membres du MEDEF et les PDG de Shell et Total. 

Le problème n’est pas technique mais politique. Et sur ce plan, Jancovici déploie une énergie surprenante pour nier (ou invisibiliser) les causes. Ce faisant, il fait perdre un temps précieux aux forces luttant pour accélérer la transition.

D’aucuns répondront que son discours « apolitique » lui permet de toucher le plus grand nombre. Il est indéniable que son apport a été considérable. Mais sa vision se limite à affirmer que la transition écologique nécessite nécessairement une baisse importante du niveau de vie et n’adviendra qu’en éduquant les individus les uns après les autres. Or, tandis que le premier point est loin de faire consensus, le second permet d’éviter une remise en cause du système économique, condition pourtant nécessaire à une transition écologique réussie dans le temps qui nous est imparti.

Accès à la santé : faut-il réguler l’installation des médecins ?

En juin 2023, la majorité du camp présidentiel et de la droite ainsi que l’intégralité des députés RN ont rejeté l’amendement du groupe transpartisan mené par Guillaume Garot, qui proposait de conditionner l’installation des médecins et chirurgiens-dentistes dans les zones bien dotées à une autorisation de l’Agence régionale de santé. Les autres tentatives récentes visant à réguler l’offre de soins ont connu le même sort : le manque de volonté politique des gouvernements successifs, largement dû au fort pouvoir de négociation de la corporation médicale, est responsable d’une dégradation de l’accès à la santé des Français, particulièrement les plus défavorisés. Pour contrer cette tendance à la politique du ruissellement en matière de santé, la régulation de l’installation des médecins constitue une alternative. C’est d’ailleurs le souhait de la majorité des Français : 84 % d’entre eux sont favorables à une obligation d’implantation dans certains territoires lors des premières années d’exercice pour une répartition plus équitable.

Un accès aux soins dégradé et inégal

L’accès à la santé se dégrade pour les Français en général, mais pour certains plus encore que pour d’autres. L’indicateur d’accessibilité potentielle localisée (APL) moyen1 aux médecins généralistes, qui mesure le nombre de consultations par an et par habitant auxquelles les Français peuvent avoir accès, est ainsi passé de 4,06 en 2016 à 3,93 en 2018, soit une diminution de plus de 3 % en deux ans2. Cette dernière est plus prononcée dans les communes les moins bien dotées : les 10 % des Français les moins bien dotés ont accès à 2,24 fois moins de consultations que les 10 % les mieux dotés en 2018, contre 2,17 fois en 2015.

In fine, le nombre de Français vivant dans un territoire de vie-santé sous-dense, c’est-à-dire ayant accès à moins de 2,5 consultations par an et par habitant, est passé de 2,5 millions d’habitants en 2015, soit 3,8 %, de la population, à 3,8 millions en 2018, soit 5,7 %. Et ces déséquilibres ne se résorbent pas, ils semblent au contraire s’aggraver dans le temps, voire s’étendre autour de zones déjà faiblement dotées3. Le constat vaut aussi pour les spécialistes4 : en 2017, le délai d’attente pour obtenir un rendez-vous chez un ophtalmologiste variait de 4 jours pour les 10 % des Français les mieux dotés à 189 jours pour les 10 % les moins bien dotés, soit 47 fois plus ; pour les pédiatres, les délais variaient de 0 jour à 64 jours, soit plus de deux mois pour obtenir un rendez-vous pour 10 % de Français.

« La carte des zones les moins bien dotées ressemble fortement à celle de la « diagonale du vide », voire recoupe celle des « Gilets jaunes » établie par Hervé Le Bras. »

Si cette dégradation s’explique en partie par un manque global de médecins, elle est surtout due à leur répartition très inégale sur le territoire. Trop peu de médecins exercent en France, dans un contexte d’augmentation soutenue de la demande de soins. Certes, leur nombre est resté relativement stable au cours des dernières années (214 000 médecins de moins de 70 ans en activité en 2021, contre 216 000 en 2016), même si généralistes et spécialistes ont connu des évolutions divergentes, en l’occurrence une baisse des premiers et une hausse des seconds.

Cependant, la densité médicale standardisée, c’est-à-dire prenant en compte la consommation de soins, a fortement diminué sur la période du fait d’une consommation de soins en augmentation, causée par le vieillissement de la population : elle est passée de 331 à 312 pour 100 000 habitants entre 2012 et 2021. De fait, la Drees indique que cette densité devrait continuer à diminuer au cours des 15 prochaines années, avant de retrouver son niveau de 2021 en 20355. Il y a donc bien une pénurie de médecins, largement due à une application trop stricte du numerus clausus (originellement mis en œuvre à leur demande) entre le début des années 1990 et la fin des années 2000.

Mais au-delà de ce constat largement partagé, il faut prendre conscience du rôle majeur que jouent les inégalités territoriales de densité médicale dans les difficultés d’accès à la santé de plus en plus de Français. L’hétérogénéité de la répartition des médecins sur le territoire en 2022 est ainsi particulièrement frappante. Pour l’ensemble des médecins, l’écart va de de 1 à 5,5 entre Paris, le département le mieux doté (884 médecins pour 100 000 habitants), et l’Eure, le moins bien doté (163 médecins pour 100 000 habitants)6 ; pour les généralistes, il est de 1 à 3 entre les Hautes-Alpes, le département le mieux doté (272 généralistes pour 100 000 habitants) et l’Eure, le moins bien doté (89 généralistes pour 100 000 habitants)7 ; pour les spécialistes, les plus touchés par le phénomène d’extrême concentration, il est de 1 à 9 (!) entre Paris, département le mieux doté (648 spécialistes pour 100 000 habitants) et l’Ain et l’Eure, les deux départements les moins bien dotés (74 spécialistes pour 100 000 habitants)8.

Au total, le coefficient de variation, qui mesure la dispersion autour de la moyenne, s’établit à 38% pour les médecins, et à 53 % pour les spécialistes, contre seulement 20 % pour les pharmaciens, dont l’installation est régulée. Et ces différences sont encore plus marquées au niveau infra-départemental. Elles ne s’expliquent pas en fonction des spécificités locales en termes de pyramide des âges : il n’existe aucune corrélation entre la densité de médecins par habitant et la part des 65 ans et plus au sein de la population. Elles sont, plus vraisemblablement, le résultat des préférences des professionnels de santé pour les zones du territoire possédant les meilleures aménités.

Cette inégale répartition des médecins sur le territoire amplifie les difficultés d’accès à la santé des Français qui résident déjà dans les zones les moins attractives ; elle agit donc comme une sorte de double peine, en pénalisant les plus défavorisés. De fait, la carte des zones les moins bien dotées ressemble fortement à celle de la « diagonale du vide », voire recoupe celle des « Gilets jaunes » établie par le démographe Hervé Le Bras9.

Les limites de la politique du ruissellement médical

Alors que la levée (partielle) du numerus clausus ne permettra de remédier à l’obstacle de la pénurie de médecins qu’à long terme, aucune mesure n’a été prise pour lutter efficacement contre leur concentration sur le territoire. La loi du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé a remplacé le numerus clausus par un numerus apertus : désormais, le nombre d’étudiants admis en deuxième année est fixé par les universités, en fonction de leurs capacités de formation et des besoins du territoire, sur avis conforme de l’Agence régionale de santé (ARS), et au regard d’objectifs nationaux pluriannuels relatifs au nombre de professionnels à former établis par l’État.

Outre le fait que la « suppression » du numerus clausus est en réalité en trompe-l’œil (puisqu’un contingentement est maintenu), ses premiers effets ne devraient pas intervenir avant 2035, du fait du temps nécessaire à la formation de nouveaux médecins supplémentaires. Par ailleurs, les investissements nécessaires à l’accueil des nouveaux étudiants (dans l’université, mais aussi dans l’hôpital pour encadrer les stagiaires) n’ont pas été réalisés à un niveau suffisant. Surtout, l’augmentation globale du nombre de médecins ne peut constituer à elle seule une réponse efficace aux difficultés d’accès à la santé. En effet, contrairement à l’idée défendue par les tenants de la théorie du « ruissellement » en matière de santé, qui semble être partagée par le gouvernement, l’accroissement de l’offre globale de médecins ne garantit nullement une meilleure répartition sur le territoire dans les faits10.

« L’accroissement de l’offre globale de médecins ne garantit nullement une meilleure répartition sur le territoire dans les faits. »

Pour lutter contre les inégalités territoriales d’accès à la santé, les gouvernements successifs ont préféré l’adoption de plusieurs mesures incitatives, reposant sur des aides financières généreuses à l’installation. Pour ne donner qu’un exemple, le contrat d’aide à l’installation pour les médecins (CAIM) consiste en une aide forfaitaire pouvant atteindre jusqu’à 50 000 € pour une installation en zone sous-dense, avec simple engagement d’y exercer pendant cinq ans de suite. Ces mesures n’ont jamais fait l’objet d’un recensement ni d’une évaluation générale, et leur coût est très difficile à estimer11. Leur inefficacité en revanche est bien établie : à l’issue d’une vaste comparaison internationale, la Drees conclut que « le recours à ces mesures de manière isolée ne suffit pas à attirer et à retenir les médecins »12. La Caisse d’assurance maladie a ainsi procédé en France à une évaluation des incitations financières mises en place en 2007 sous forme de majorations tarifaires (de 20 %) dans les zones sous-denses. Elle montre que sur les trois premières années d’application, la mesure a conduit à un apport net de 60 médecins, pour un coût de 20 M€ par an. La Cour des comptes a par ailleurs estimé qu’elle avait essentiellement constitué un effet d’aubaine pour les professionnels déjà en place.

La frilosité des gouvernements successifs s’explique en grande partie par le fort pouvoir de négociation de la corporation médicale, du fait de la bonne organisation de la profession, de sa présence importante au sein des instances décisionnaires – à l’instar des ministres de la Santé, souvent eux-mêmes médecins – et de son rôle de relais électoral. Dans les faits, cette politique a minima est pourtant responsable de l’aggravation des inégalités d’accès à la santé, au détriment de la cohésion sociale et territoriale, et du droit à la protection de la santé, garanti à la fois aux niveaux législatif et constitutionnel.

À l’international, le choix de la régulation

La régulation de l’installation des médecins, couplée à des mesures de soutien, apparaît comme une politique plus efficace pour mieux les répartir sur le territoire, et ainsi limiter les difficultés et inégalités d’accès à la santé. Nombreux sont d’ailleurs les pays à avoir adopté un tel système de régulation. Au Danemark, par exemple, les médecins généralistes sont libéraux, mais doivent passer contrat avec les autorités régionales, qui régulent la distribution géographique des cabinets. Les effectifs nécessaires par zone géographique sont fondés sur la taille des listes de patients inscrits auprès des médecins et les distances d’accès aux cabinets : les patients doivent avoir le choix entre au moins deux cabinets dans un rayon de 15 kilomètres, et un généraliste peut décider de fermer sa liste à partir du moment où elle atteint 1 600 patients. S’il y a un manque de médecins dans une zone, la région ouvre des postes supplémentaires.

Autre méthode, en Allemagne, le territoire a été découpé en 395 circonscriptions médicales, classées en trois catégories (urbain, périurbain, rural) avec plusieurs sous-catégories en fonction de la densité de population. Pour 14 groupes de spécialités, dont la médecine générale, une densité cible a été définie par type de territoire, exprimé par un ratio de nombre d’habitants par médecin. Dans une circonscription donnée, l’installation est possible aussi longtemps que le nombre de médecins de la spécialité considérée ne dépasse pas 110 % du ratio.

En Norvège, en Finlande et au Royaume-Uni, un système de régulation vise également à assurer l’équité territoriale du système de santé. Il ressort de ces expériences internationales que la régulation de l’installation conduit à une distribution géographique plus équitable : la dispersion des médecins sur le territoire est en effet nettement plus faible qu’en France dans l’ensemble de ces pays14. Seule exception au niveau national, le cas des pharmaciens, qui sont soumis à une autorisation préalable d’installation de l’ARS, et apparaissent en effet bien mieux répartis que les médecins sur le territoire : l’écart va seulement de 1 à 2,5 entre le département le moins bien doté et le département le mieux doté, et le coefficient de variation, comme vu précédemment, est de seulement 20%. Il faut cependant noter que, dans les pays considérés, la régulation n’évite pas les pénuries dans certaines zones lorsque le nombre global de médecins est insuffisant sur le territoire.

« La régulation de l’installation constitue un complément indispensable à une politique d’augmentation de l’offre globale de médecins. »

La régulation de l’installation constitue donc un complément indispensable à une politique d’augmentation de l’offre globale de médecins. Elle pourrait prendre la forme d’une autorisation d’installation accordée aux médecins par les ARS en fonction d’un indicateur de densité, qui prendrait en compte à la fois le nombre d’habitants du territoire vie-santé et la composition de la population. L’installation pourrait être conditionnée, au-delà d’un certain seuil de densité, au départ d’un ou plusieurs médecins présents sur le territoire. En cas de refus, le médecin se verrait déconventionné.

Une telle mesure doit cependant être accompagnée de mesures plus positives de soutien aux médecins qui s’installent, de manière à être à la fois mieux acceptée par ces derniers et plus efficace. De manière générale, les actions visant à faciliter l’exercice collectif et pluriprofessionnel (soutien au développement des maisons de santé et des centres de santé) sont certainement celles qui peuvent avoir les effets les plus structurants. L’exercice en maisons de santé répond au souhait de s’impliquer dans un projet collectif ; il permet aussi de mieux concilier la réponse aux besoins de la population et les aspirations des professionnels en matière d’organisation de leur temps de travail. Les données empiriques montrent d’ailleurs que les maisons et pôles de santé contribuent à consolider l’offre dans les espaces ruraux et périurbains où ils sont installés15. Plusieurs autres leviers pourraient être activés en complément, comme des formations adaptées à l’exercice futur en zone rurale, qui ont un effet positif sur l’installation future en zone sous-dotée16, ou le financement de la présence de deux médecins dans les communautés à un seul médecin, pour éviter l’isolement des nouveaux praticiens.

[1] Mesuré au niveau communal.

[2] B. Legendre (Drees), « En 2018, les territoires sous-dotés en médecins généralistes concernent près de 6% de la population », 2020.

[3] Alors que la plupart des zones sous-denses le restent d’une période à l’autre, les zones nouvellement sous-denses s’étendent la plupart du temps à partir de ces dernières.

[4] C. Millien et al (Drees), « La moitié des rendez-vous sont obtenus en 2 jours chez le généraliste, en 52 jours chez l’ophtalmologiste », 2018

[5] M. Anguis et al (Drees), « Quelle démographie récente et à venir pour les professions médicales et pharmaceutiques ? », 2021.

[5] Pour une moyenne de 340 médecins pour 100 000 habitants en France métropolitaine.

[7] Pour une moyenne de 148 généralistes pour 100 000 habitants en France métropolitaine.

[8] Pour une moyenne de 192 spécialistes pour 100 000 habitants en France métropolitaine.

[9] La carte des “gilets jaunes” n’est pas celle que vous croyez (nouvelobs.com)

[10] D. Polton et al (Drees), « Remédier aux pénuries de médecins dans certaines zones géographiques. Les leçons de la littérature internationale », 2021. Les exemples internationaux sont très nombreux. Ainsi au Royaume-Uni, les inégalités de distribution des généralistes sont restées similaires sur la période 1974-1995 malgré un accroissement global de l’offre médicale (H. Gravelle et M. Sutton, « Inequality in the geographical distribution of general practitioners in England and Wales, 1974-1995 », 2001).

[11] Cour des comptes, « L’avenir de l’Assurance maladie », 2017.

[12] D. Polton et al (Drees), op.cit.

[13] Cour des comptes, Rapport sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale, 2014.

[14] D. Polton et al (Drees), op.cit

[15] G. Chevillard et al, « Accessibilité aux soins et attractivité territoriale : proposition d’une typologie des territoires de vie français », 2015.

[16] Voir notamment : R. B. Hays et al, « Why doctors leave rural practice », 1997.

Taxation des milliardaires : ces cinq contre-arguments qu’on ne veut plus entendre

À chaque fois que la taxation des milliardaires revient dans le débat public, de nombreux arguments sont mobilisés contre cette proposition. Elle serait injuste, démagogique, irréaliste et contre-productive. Menacer ces créateurs de richesses de prélèvements supplémentaires risquerait de les faire fuir hors du territoire et de détruire des emplois. Taxer la réussite découragerait également l’innovation et l’entrepreneuriat. Et quand bien même : avec la mondialisation et les paradis fiscaux, l’imposition des grandes fortunes n’est-elle pas devenue impossible ? Autant d’excuses faciles pour cacher une absence de volonté politique de s’attaquer aux super-riches. 

Selon l’ONG Oxfam, les deux tiers de la richesse créée par l’économie mondiale depuis 2020 ont été captés par les 1 % les plus riches. Rien qu’en France, la fortune des dix premiers milliardaires s’est accrue de 189 milliards d’euros, Bernard Arnaud cumulant à lui seul un patrimoine équivalent à celui de 20 millions de Français. Toujours selon l’ONG, taxer la fortune des milliardaires français à hauteur de 2 % permettrait de financer le déficit (hypothétique) des retraites. Même le journal Le Monde relayait récemment une étude du Laboratoire sur les inégalités mondiales démontrant que la taxation des 1 % les plus riches permettrait de réduire la pauvreté et combattre le réchauffement climatique. 

Or, les milliardaires payent très peu d’impôts, en terme relatif et absolu. L’économiste Gabriel Zucman évoque un taux d’imposition effectif de seulement 2%, tandis que le média d’investigation Propublica a démontré sur la base des relevés fiscaux américains, que les grandes fortunes payent un taux global moyen de 3.4%. Quant aux entreprises du CAC40, à la source des plus grands patrimoines français, elles échappent aussi largement à l’impôt sur les sociétés. Compte tenu de ce contexte, et étant donné les besoins de financement pour les services publics et la transition écologique, augmenter les prélèvements fiscaux sur les très grandes fortunes relèverait du bon sens.

En outre, taxer les milliardaires ne sert pas uniquement à financer les retraites, réduire la pauvreté ou préserver l’habitabilité de la planète. Cela permet aussi de réduire leur influence politique. Les ultra-riches utilisent l’immense pouvoir conféré par leurs fortunes (près de 10 % du PIB pour la famille Arnault) pour agir sur la société. Ils achètent des médias, influencent les politiques publiques en dînant avec nos dirigeants ou en exerçant un chantage à l’emploi, encouragent les baisses d’impôts financées par la destruction de notre modèle social et ubérisent la société tout entière. Contrairement à une idée reçue, il n’y a pas de bons et de mauvais milliardaires : des chercheurs américains ont démontré, en épluchant les déclarations publiques et privées de centaines de milliardaires, que ces derniers avaient des opinions homogènes en matière de politiques économiques et sociales. Leurs positions sont si extrêmes qu’elles sont rarement exprimées en public : opposition au salaire minimum, aux services publics, défavorables aux CDI, opposé au droit du travail, à la sécurité sociale et l’assurance maladie, hostiles aux normes environnementales, à la liberté de la presse et à la levée des brevets… Rarement cultivés, la plupart d’entre eux lisent très peu et s’imaginent, comme Bernard Arnault, vivre dans une société « dominée par un esprit socialo-marxiste ». Ce sont pourtant eux qui ont les oreilles attentives de nos dirigeants. Taxer les milliardaires n’est donc pas simplement une question de justice fiscale, mais un impératif démocratique.

Cette proposition se heurte pourtant à un mur de protestation. Pas de la part des milliardaires eux-mêmes, silencieux sur le sujet, mais des personnes « raisonnables » qui déploient des efforts considérables pour assurer leur défense. Une série d’arguments de mauvaise foi sont ainsi opposés aux « démagogues » qui souhaitent « prendre l’argent là où il est ». Revue de cinq d’entre eux.

Des fortunes «virtuelles» largement exagérées?

En matière d’évaluation du patrimoine des plus riches, le classement annuel des grandes fortunes publié par Forbes fait figure de référence. Entre 1982 et 2022, le nombre de milliardaires répertorié par le magazine est passé de 12 à 2.635. En tenant compte de l’inflation, les 400 plus riches Américains cumulaient 263 milliards de dollars en 1982 (92 milliards de l’époque), contre 4.500 milliards en 2021, soit un taux de croissance de 1600 %. Sur la même période, le patrimoine de la moitié la moins riche des ménages américains a diminué de 900 milliards. Depuis le Covid, les dix plus grandes fortunes mondiales au classement Forbes ont doublé leurs avoirs.

Deux types de critiques sont généralement opposés à ces évaluations. La première reproche au magazine de sous-estimer les patrimoines. Forbes se base en effet sur les déclarations des milliardaires, qu’il vérifie à partir des données publiques : combien d’actions possèdent-ils ? Quel est le cours boursier des actions en question ? Combien ont-ils payé leurs résidences, jets, yachts et œuvres d’art ? Les avoirs potentiellement cachés dans les paradis fiscaux ne sont pas pris en compte. Comme le notait Le Monde en 2018, les Paradise papers ont montré que la fortune de certains milliardaires était largement sous-évaluée, de 15 milliards de dollars pour le financier James Simons par exemple.

À l’inverse, de nombreux opposants à la taxation des milliardaires expliquent que Forbes surestime les grands patrimoines, car ces derniers proviennent majoritairement des parts qu’ils possèdent dans leurs sociétés. Le cours de bourse étant volatile, cet argent serait essentiellement virtuel. 

Si Elon Musk ou Bernard Arnault voulaient disposer de leurs fortunes, ils devraient vendre leurs actions (Tesla pour l’un, LVMH pour l’autre). Le fait que le patron emblématique de ces sociétés se sépare de ses parts enverrait un signal négatif aux marchés, incitant alors les autres investisseurs à spéculer à la baisse. De plus, la simple mise en vente d’une grande quantité d’actions ferait mécaniquement baisser le cours du fait de l’excès d’offre temporaire. Autrement dit, les milliardaires ne pourraient pas vendre toutes leurs actions au cours de bourse utilisé pour estimer leur fortune. Cette dernière serait donc surévaluée.

Si leurs fortunes étaient essentiellement virtuelles, nos chers milliardaires auraient du mal à en profiter dans le monde réel.

Bien que séduisante, cette démonstration ne résiste pas à l’épreuve des faits. Si leurs fortunes étaient essentiellement virtuelles, nos chers milliardaires auraient du mal à en profiter dans le monde réel. Pourtant, Xavier Niel (10,7 milliards d’euros selon le classement du magazine Challenges) s’est offert un sixième hôtel particulier parisien pour la somme record de 200 millions d’euros. Il possède un yacht et un jet privé «ultra premium », entre autres folies. Le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos (2ème fortune mondiale au classement Forbes 2022, avec 171 milliards de dollars) vient de se faire construire un nouveau yacht pour un demi-milliard d’euros. Le bateau est si grand qu’il était question de démonter le principal monument de la ville de Rotterdam (le pont suspendu « De Heft ») pour lui permettre de rejoindre la mer.

Du reste, Bezos ne se contente pas de dépenser sa fortune en bateaux de plaisance. Il possède un triplex de 1.600 m2 avec deux piscines sur la 5e avenue de New York, une villa de 185 millions de dollars à Beverly Hills, une maison de 2.800 m2 à Washington DC, un ranch de 12.000 hectares au Texas, une triple villa en bordure de lac à Seattle et un complexe de 10 hectares avec plage privée à Hawaï. Il finance également sur ses propres fonds la mise au point de la fusée Blue Origin qui lui a permis de s’envoyer en l’air dans l’espace suborbital. Pas mal pour un milliardaire virtuel.

Au-delà de leur train de vie personnel, l’idée selon laquelle les grandes fortunes ne pourraient pas jouir de leurs actions sans provoquer la chute du cours a été contredite par le plus riche d’entre eux. En 2022, Elon Musk a vendu pour plus de 23 milliards de dollars d’actions Tesla pour acquérir Twitter. Si le cours boursier de la société a dévissé en 2022, la chute est comparable à celles des autres géants de la Silicon Valley, et s’explique au moins autant par les difficultés réelles de l’entreprise que par la mise en vente d’une partie des actions de Musk.

En réalité, les milliardaires n’ont généralement pas besoin de vendre leurs actions pour profiter de la fortune qu’elles représentent. Ils les utilisent simplement comme caution pour obtenir des prêts avantageux. La moitié des actions Tesla de Musk serviraient ainsi de collatéraux (c’est-à-dire de garantie pour les banques) pour des lignes de crédit totalisant 55 milliards de dollars, selon Forbes. Ces prêts lui ont permis de compléter l’achat de Twitter et d’investir dans d’autres sociétés. Warren Buffet contracte des emprunts gigantesques pour obtenir un effet de levier et pouvoir investir encore davantage sur les marchés. Cette technique est également utilisée par les ultra-riches pour réduire considérablement leurs prélèvements fiscaux en déduisant les intérêts des prêts de leurs impôts, tout en évitant de se payer un salaire pour maintenir leur train de vie. Autrement dit, leurs fortunes sont tout sauf virtuelles.

Taxer les milliardaires découragerait la réussite, l’entrepreneuriat et l’innovation

Donald Trump débute son autobiographie The art of the deal par une confession : « I don’t do it for the money ». À de très rares exceptions près, aucun milliardaire ne prétend être motivé par l’argent. Dans leurs nombreuses biographies, ils expliquent exercer leur activité dans le but de contribuer positivement à la société. L’accumulation de richesse serait une conséquence secondaire, pas un objectif en soi. Bernard Arnault se voit comme « un ambassadeur de la culture et de l’héritage français ». Steve Jobs voulait changer le monde. Bill Gates s’est reconverti en philanthrope. Musk souhaite coloniser Mars au nom de la survie de notre espèce et Jeff Bezos veut placer 99 % de l’humanité dans une station spatiale en orbite géostationnaire pour préserver la planète. Même les gestionnaires de fonds privés comme Ray Dialo, dont l’activité consiste exclusivement à spéculer sur les marchés financiers expliquent qu’ils cherchent à faire le bien autour d’eux.

Selon leur philosophie, dans une économie capitaliste, la quantité de valeur que vous apportez à la société se mesure en quantité de dollars que vous gagnez – pas que vous accumulez – puisque le marché ne rémunérerait que ce qui produit de la « valeur » aux yeux du consommateur. Prenons les milliardaires au mot : les taxer jusqu’au dernier centime ne les empêcherait pas de continuer leur activité. Un postulat validé par d’innombrables travaux scientifiques qui prouvent que l’argent n’est pas un facteur de motivation pertinent pour les tâches créatrices, la productivité intellectuelle et l’innovation.

Dans Le mythe de l’entrepreneur (La Découverte, 2023) l’économiste Anthony Galluzzo montre comment les milliardaires bâtissent leur fortune sans rien inventer de particulier. L’innovation ne dépend pas d’eux. Au contraire, nombre d’entrepreneurs ont tendance à l’empêcher en brevetant à tout va des idées qui ne sont pas les leurs. Steve Jobs n’a pas inventé la souris ni l’interface graphique qui a fait le succès d’Apple, Bill Gates a imposé des logiciels truffés de défauts en livrant une guerre impitoyable à l’open source et Elon Musk n’a pas fondé Tesla ni développé la première fusée réutilisable. Mark Zuckerberg aurait lancé Facebook en spoliant son cofondateur après avoir subtilisé l’idée de départ à deux camarades d’université et a désormais pratiquement coulé son entreprise avec son obsession pour le Metaverse. Phil Knight s’est contenté d’importer des baskets japonaises aux États-Unis, choisissant le nom « Nike » et le célèbre logo à virgule suite à l’insistance de ces employés. Peter Thiel (PayPal) est incapable d’écrire une ligne de code et affirme que ce ne sont pas les innovateurs qui deviennent riches, mais les entrepreneurs qui savent mobiliser l’innovation pour acquérir une position monopolistique sur un marché porteur. Taxer les milliardaires ne tuerait pas l’innovation pour la simple et bonne raison qu’ils n’innovent pas particulièrement.

Ce ne serait pas « juste » car les milliardaires méritent leurs fortunes

Forbes propose un système de notation de 1 à 10 pour estimer le mérite des 400 Américains les plus riches. Une note de 1 à 4 signifie que le milliardaire a hérité de tout ou de la majorité de sa fortune. La note de 5 est réservée à ceux qui ont hérité d’une entreprise de taille moyenne ou conséquente avant de la faire grandir, ce qui est le cas de Bernard Arnault, Vincent Bolloré et Francois Pinault. La note de 6 est attribuée aux cadres supérieurs qui ont accédé à une place de dirigeant dans une entreprise qu’ils n’ont pas créée, comme Steve Balmer, successeur de Bill Gates à la tête de Microsoft, ou Tim Cook, qui dirige Apple depuis la mort de Steve Jobs. Ces PDG ont simplement « hérité » de la direction d’une entreprise en situation de quasi-monopole, une position qui aurait enrichi n’importe quel autre cadre supérieur à leur place, compte tenu des salaires mirobolants payés en stock options

Il faut atteindre la note de 7 pour tomber sur les véritables « entrepreneurs ». De 7 à 8, il s’agit de personnalités ayant grandi dans un milieu très favorisé ou ayant bénéficié d’un coup de pouce significatif de la part de leurs proches. Ainsi, Elon Musk a fondé sa première entreprise avec son frère grâce à un prêt de 25.000 dollars de son père (45 000 euros en valeur actuelle). Jeff Bezos a profité des 300.000 dollars injectés par ses parents dans son entreprise (un demi-million d’euros en prenant en compte l’inflation). Bill Gates a lui bénéficié de l’influence politique de ses parents pour obtenir un énorme contrat avec IBM, malgré son inexpérience. Richard Branson, le patron de Virgin qui aime sauter en parachute avec Barack Obama sur son île privée, a obtenu un don de 200.000 euros de sa famille pour créer son studio d’enregistrement. Tous ces entrepreneurs bénéficient d’un score de 8.

Enfin, les notes de 9 et 10 sont réservées aux personnes issues de milieux défavorisés, comme le cofondateur de Google Sergey Brin. Avec Larry Page, il s’inspire des travaux de Jon Kleinberg pour mettre au point un nouveau type d’algorithme permettant d’effectuer des recherches sur internet, dans le cadre de son doctorat financé par des fonds publics. Un troisième étudiant, Scott Hassan, se charge d’écrire le code informatique avant de quitter le projet. Page et Brin parviennent à lever un million de dollars auprès de leurs proches afin de fonder Google, encouragés par plusieurs mentors après avoir échoué à vendre leur algorithme à divers moteurs de recherche existants. Dès le début, ils embauchent un PDG expérimenté pour développer l’entreprise. Peut-on quand même parler de self-made-men ? Même Rihanna (score de 10 en tant que femme noire issue des classes populaires) est devenu milliardaire grâce à sa ligne de cosmétique lancée par LVMH et est accusée d’exploiter des enfants indiens.

Au final, seuls 19 % des 400 plus grandes fortunes américaines obtiennent un score de 9 ou 10. En France, c’est encore pire : le Financial Times notait que 80 % de la richesse des hauts patrimoines français provient de l’héritage. En appliquant les critères de Forbes au classement du magazine Challenges, on constate que les neuf premiers milliardaires sont des héritiers. Mais il est difficile de qualifier les suivants de méritants. La famille Castel, dixième, échappe au label péjoratif car le patriarche de 97 ans est encore en vie. Patrick Drahi, onzième, a fait fortune en empruntant de l’argent pour acheter, restructurer et revendre des entreprises. Autrement dit, il a mené des OPA hostiles, puis licencié des salariés. Xavier Niel, douzième, a amassé le capital nécessaire au lancement de Free en investissant l’argent gagné via le minitel rose dans des peep show. Une activité qui lui vaudra de passer un mois en prison pour soupçons de proxénétisme avant d’écoper d’une condamnation pour recel et abus de bien sociaux. 

Qu’elles soient héritées ou bâties « à partir de rien », les grandes fortunes reposent quasi systématiquement sur trois éléments : l’exploitation débridée des salariés, le non-respect de la loi, et le soutien de la puissance publique. 

L’exploitation prend diverses formes, de celle exercée par Steve Jobs sur ses collaborateurs poussés au burn-out après s’être accaparé le mérite des inventions de son ami et cofondateur Steve Wozniak, jusqu’aux employés d’Amazon contraints de déféquer dans des sacs en plastique pour livrer les colis à temps. Les épidémies de suicides dans les entreprises d’assemblage d’iPhone, les ouvriers de Tesla contraint de travailler en plein Covid et de dormir sur site pendant des semaines, les ingénieurs de Space X abandonnés sur une île déserte, les vêtements des grandes marques fabriqués par des enfants en Asie… Les exemples abondent. 

La propension quasi systémique à violer la loi est un peu moins connue. Aux pratiques de concurrence déloyale parfois condamnées sévèrement par les tribunaux (Microsoft), aux violations récurrentes des régulations environnementales et au viol systémique du droit du travail s’ajoutent des pratiques plus précises. Bernard Arnault aurait par exemple utilisé des méthodes de barbouzes pour s’emparer de LVMH. PayPal, AirBnB et Uber ont contourné la loi pour « disrupter » un secteur d’activité. Selon Cash investigation, Free a recours au licenciement abusif comme outil pour empêcher les salariés de contester leurs conditions de travail. Mais on pourrait également citer le rachat problématique de l’entreprise publique CGM par la CMA de Rodolphe Saadé, donnant naissance au géant du transport maritime CMA-CGM. Suspecté d’avoir profité de complicité politique pour privatiser cette structure en l’achetant en dessous de sa valeur, Saadé avait écopé d’une mise en examen pour abus de bien sociaux.

L’écrasante majorité des grandes fortunes ne seraient rien sans l’aide de la puissance publique.

Enfin, l’écrasante majorité des milliardaires ne seraient rien sans l’aide de la puissance publique. Au-delà des allègements d’impôts et subventions aux entreprises mises en place par les gouvernements (plus de 200 milliards par an en France, un chiffre en constante progression depuis 2017), cette aide prend des formes plus précises. Les familles Bouygues et Dassault vivent de la commande publique, Xavier Niel dépend du régulateur pour développer son offre de télécommunication et LVMH sollicite l’aide de l’État pour racheter le joaillier américain Tiffany. Apple a été sauvée par les lois antitrust américaines, Tesla et Space X ont échappé à la banqueroute grâce aux investissements publics et à des milliards de dollars de subventions. Amazon et Google engrangent des contrats chiffrés en milliards de dollars avec l’armée et le renseignement américain. La puissance étatique est partout.

Derrière chaque entreprise innovante, on retrouve des milliards investis en recherche publique. La simple existence de brevets, au cœur du modèle économique de nombreuses firmes, dépend de la volonté de l’Etat à les faire respecter. Les frères entrepreneurs Gilles et Yves-Loic Martin (5,4 milliards d’euros de patrimoine selon Challenges) ont ainsi fait fortune en rachetant au CNRS le brevet établi par leurs parents universitaires dans le cadre de leur recherche publique.

Les milliardaires sont également devenus experts en privatisation de services publics. On citera l’invraisemblable gavage de DirectEnergie sur le dos d’EDF, la privatisation rampante de l’école publique américaine au bénéfice, entre autres, de Bill Gates et de la famille Devos, le monopole privé injustifiable de Warren Buffet sur le fret ferroviaire américain, la privatisation de l’école publique suédoise par les milliardaires locaux, le scandale à 55 milliards d’euros des concessions autoroutières cédées par De Villepin puis renouvelées par Emmanuel Macron et Elizabeth Borne à des groupes comme Vinci et Bouygues. De fait, la privatisation des entreprises publiques compte parmi les principales sources de revenus des milliardaires. En 1984, Bernard Arnault reprend pour un franc symbolique et avec l’aide de l’État l’entreprise textile Boussac Saint-Frères, qui possède la marque Christian Dior. Il a remporté le dossier en promettant de sauvegarder l’emploi, promesse qu’il violera allègrement. Pour Bernard Arnault, c’est le début d’une longue ascension dans le secteur du luxe. Pour la Picardie, c’est la fin de l’industrie textile et la perte de milliers d’emplois. 

Taxer les milliardaires provoquerait leur départ

Cet argument massue laisse entendre que nous serions face à un dilemme : laisser les milliardaires français s’enrichir disproportionnellement en payant toujours moins d’impôts ou provoquer leur exode. En réalité, leur départ est déjà plus ou moins acté : du point de vue fiscal, ils payent très peu d’impôts en France et domicilient une large partie de leur patrimoine (entreprises, holdings, yacht, jet privé…) à l’étranger. 81 % des parts de LVMH détenues par Bernard Arnault seraient domiciliées en Belgique, selon la presse bruxelloise. Les frères Martin, propriétaire des laboratoires Eurofins, résident en Belgique et ont déménagé le siège social de leur groupe au 30.000 employés au Luxembourg. Sur le plan économique, les milliardaires délocalisent déjà tout ce qui est délocalisable. 

Du reste, comme le démontre le sociologue Nicolas Framont à partir des travaux de l’économiste Tibor Sarcey, leur contribution nette à l’économie française semble négative : « Depuis 2000, les actionnaires des entreprises françaises ont apporté 418 milliards d’euros à notre économie sous forme d’émissions d’actions nouvelles, visant donc le financement des entreprises. Durant le même laps de temps, les entreprises ont reversé à leurs actionnaires 173 milliards d’euros via des rachats d’actions et leur ont distribué 614 milliards d’euros de dividendes nets. »

Un constat qui rejoint les études commandées par le gouvernement d’Emmanuel Macron pour évaluer les effets de la suppression partielle de l’ISF. Cette réforme n’a pas créé d’emplois, tout en provoquant une baisse des investissements dans les PME (qui étaient jusqu’alors déductibles de l’ISF). Les milliards d’euros rendus aux grandes fortunes sont partis dans la spéculation financière, pas dans l’économie réelle.

Le départ des milliardaires reste peu probable. Ceux qui sont encore engagés en France ne le font pas par solidarité nationale, mais par intérêts commerciaux ou impératifs industriels.

La fuite hypothétique des milliardaires français ne serait donc pas nécessairement une mauvaise chose. Pour chaque emploi créé par un nouvel entrepôt Amazon, plus de deux emplois sont détruits ailleurs. Il en va de même avec un supermarché Auchan ou un centre Leclerc et le commerce de proximité. Le lobbying de Bernard Arnault pour obtenir des accords commerciaux avec l’Asie génère peut être des postes de designer à Paris, mais coûte certainement des emplois industriels dans les secteurs exposés à la concurrence chinoise.

Pourtant, le départ des milliardaires reste peu probable. Ceux qui sont encore engagés en France ne le font pas par solidarité nationale, mais par intérêts commerciaux ou impératifs industriels. Difficile de délocaliser les usines Lactalis, les magasins Décathlon et Carrefour, les vignobles et distilleries de Cognac, les Fnac et Galeries Lafayette, les réseaux Free et SFR, les plateaux de CNews et BFMTV ou les parcs immobiliers du groupe Barrière. Il est, à ce titre, éclairant de voir qu’on trouve très peu d’industriels parmi les milliardaires français. Les secteurs les plus représentés sont ceux du luxe, de la grande distribution, de l’immobilier et du BTP. Des activités difficilement délocalisables. Le cas de Bernard Arnault est un bon exemple : s’il a tenté d’obtenir la nationalité belge, c’était avant tout pour échapper à l’impôt sur les successions. Le secteur du luxe a besoin de l’image de la France pour vendre ses sacs à main et parfums ou pour écouler ses champagnes et cognacs. Si Arnault a inauguré le centre commercial La Samaritaine dans le premier arrondissement de Paris, ce n’est pas pour la main-d’œuvre bon marché ou le régime fiscal complaisant, mais parce qu’il se trouve à trois cents mètres de la Cathédrale Notre-Dame, dans un quartier qui attire des millions de touristes. Ainsi, si l’exode fiscal des grandes fortunes était puni par la saisie de leurs actifs sur le territoire national, l’écrasante majorité d’entre elles préféreraient payer des impôts que de se voir privées de leurs empires.

Ce serait techniquement impossible

En dernier ressort, les opposants à la taxation des milliardaires prétendent qu’un impôt sur les grandes fortunes serait impossible à mettre en œuvre. Pour preuve, si le nombre de personnes assujetti à l’ISF progressait chaque année (cassant au passage l’argument sur l’exode des riches), les milliardaires y échappaient largement. 

Pourtant, les travaux des économistes Gabriel Zucman et Emmanuel Suez montrent qu’il est possible de mettre en place des impôts efficaces, par exemple en prélevant les montants « à la source » (c’est-à-dire avant déductions et transferts dans des paradis fiscaux). Autre possibilité : créer une taxe exceptionnelle sur les plus-values boursières latentes, payable sur dix ans, dont le taux serait compris entre 20 et 40%. Pour Bernard Arnault, cela reviendrait à céder le contrôle de LVMH ou reverser 2 % de sa fortune au fisc français pendant dix ans. Joe Biden vient de proposer une méthode alternative qui consiste à imposer un taux d’imposition plancher aux milliardaires américains, une sorte de bouclier fiscal à l’envers inspiré de ce qui vient d’être fait pour les grandes entreprises.

Les milliardaires seront peut-être tentés d’échapper à cet impôt « confiscatoire » en quittant le pays. Mais les États-Unis ont trouvé la parade : tout ressortissant américain doit payer un impôt différentiel aux États-Unis, quel que soit son pays de résidence : l’Oncle Sam ponctionne la différence entre le niveau d’impôt prévu aux USA et celui pratiqué dans le paradis de résidence fiscale. Une disposition que LFI souhaite appliquer en France, sous le nom d’« impôt universel ». Si Bernard Arnault et ses amis envisageaient de se soustraire à cette règle, il serait envisageable de les déchoir de leur nationalité française et d’imaginer des mesures dissuasives, par exemple une interdiction d’entrée sur le territoire. Outre le symbole désastreux pour ces ultra-riches, cela compliquerait également leur capacité à mener leur business.

Pour les grandes entreprises, on peut imaginer un prélèvement sur le chiffre d’affaires. A la suite de longues négociations, une taxe internationale de 15 % sur les bénéfices offshore a été finalisé l’an dernier. Par ailleurs, un reporting pays par pays des chiffres d’affaires a été mis en place par l’OCDE suite aux pressions incessantes des ONG, ce qui fournit une base relativement fiable pour estimer les montants à taxer. Toutefois, cette bataille est encore loin d’être gagnée : si cet accord est historique, le seuil de 15% risque de devenir un plafond plutôt qu’un plancher. Il est donc impératif de se battre avec les pays du Sud, les plus grandes victimes de l’accord, pour faire monter ce taux. Là encore, les entreprises qui ne respecteraient pas ce taux pourraient se voir menacées de l’interdiction de leurs activités, ce qui devrait suffire à les dissuader de frauder, par peur de perdre un marché majeur.

Ainsi, la taxation des milliardaires et des grandes multinationales serait possible, à condition d’en avoir la volonté politique et de se doter des outils nécessaires. A la fin de la Seconde guerre mondiale, alors que les Etats-Unis avaient besoin de ressources financières pour leur économie de guerre, les revenus de plus de 200.000 dollars (soit près de 4 millions de dollars actuels) étaient taxés à 94% ! Si ce taux paraît stratosphérique, il n’a guère choqué à l’époque et aucun exode massif ne s’en est suivi. La période fut marquée par une grande prospérité et des niveaux d’inégalités fortement réduits. Certes, certains invoqueront l’argument de la mondialisation et de la possibilité de transférer des montants considérables en un clic pour affirmer que nous avons « changé d’époque ». L’histoire récente démontre pourtant le contraire : la Russie a pu être débranchée du système de transfert interbancaires international Swift et les avoirs des oligarques proches du Kremlin saisis en très peu de temps. Les moyens informatiques modernes, couplés aux pouvoirs des États pour saisir des biens ou interdire à un individu d’entrer sur leurs territoires, permettent de mener une lutte efficace contre le tourisme fiscal. À condition d’avoir la volonté politique nécessaire.

Flore Vasseur : « Nous subissons aujourd’hui cette vanité de l’Homme »

Bigger than us, premier film de Flore Vasseur. © Elzévir Films

Le parcours de Flore Vasseur est atypique : à l’issue de brillantes études, âgée de 25 ans, elle créée une agence de marketing à New York et vit une véritable success story. Mais après quelques années au sein de milieux d’affaires dont elle dit aujourd’hui avoir été « programmée » pour y travailler, elle vit d’une intense proximité l’éclatement de la bulle Internet et les attentats du 11 septembre 2001. Suite à ces chocs, elle décide de changer la trajectoire de sa vie. « J’ai remercié mes employés et mes clients, j’ai fermé ma boîte et je me suis mis en tête de comprendre d’où venaient les bombes » explique-t-elle. Elle se met alors à écrire et à enquêter autour d’une question qui ne cessera de la tourmenter : « Qui nous gouverne ? ». Elle publie plusieurs ouvrages (Une fille dans la ville – 2006, Comment j’ai liquidé le siècle – 2011, En bande organisée – 2013, Ce qu’il reste de nos rêves – 2019), fonde Big Mother Productions, son studio de production aux contenus à impact, et produit son premier film Bigger Than Us, qui relate de la vie de jeunes activistes. Entretien édité et réalisé par Julien Chevalier.

LVSL – En 2001, vous décidez d’abandonner votre statut de business woman pour devenir journaliste puis écrivaine et enfin réalisatrice de documentaires et films engagés. En quoi votre précédente situation au sein de milieux d’affaires vous a-t-elle aidé à comprendre le monde ? Comment l’exprimez-vous à travers vos œuvres ?

Flore Vasseur – Je crois que j’ai eu la chance d’apercevoir le cœur du réacteur, c’est-à-dire le monde des affaires. Pour comprendre ce qu’il se passe, il faut l’approcher. On se gargarise de choses compliquées mais c’est pourtant simple à comprendre : tout ce qui nous arrive est dû à un système économique qui ne tient que parce qu’il crée des dysfonctionnements et des injustices. Un seul exemple : de nos jours, environ 30% de notre PIB est lié à du déchet et du gaspillage. 30% de ce que l’on appelle création de richesse ou progrès ! Ce n’est que de l’illusion. Tant que vous n’avez pas vu ça, tant que vous n’avez pas compris que le système profite des dysfonctionnements qu’il engendre, vous ne voyez pas le nœud du problème. Vous ne faites que le subir.

Flore Vasseur © Hannah Assouline

À titre personnel, j’ai eu la chance de voir cette clé d’explication très tôt. Ensuite, je me suis demandé pourquoi tout le monde faisait comme si l’ordre établi ne pouvait être changé. Le système était-il fou ? Ou alors est-ce moi ? Et je me suis intéressé à quelque chose d’autre qui est lié, que les Américains appellent le too big to fail (trop gros pour faire faillite). C’est cette idée d’aléa moral très présente parmi les élites, les « gagnants du système », la conviction de s’en sortir mieux que les autres et de penser pouvoir échapper à la tragédie. En somme, on a beau tout abîmer, on ne tombera jamais, on ne sera jamais puni… Ce too big to fail est intervenu au moment de la crise des subprimes de 2007-2008, lorsque l’on s’est rendu compte que les banques allaient être sauvées par l’État, quel que soient les erreurs produites, parce qu’il fallait sauver le système.

« Au nom de cette supériorité, de son propre confort, on lâche l’intérêt général par de petits accommodements, des légers glissements. »

On le voit à l’œuvre avec le dérèglement du climat, dans le milieu politique ou des affaires notamment. C’est comme une idée de supériorité, l’idée que l’on s’en sortira mieux que les autres, qu’on est intouchable. Au nom de cette supériorité, de son propre confort, on lâche l’intérêt général par de petits accommodements, des légers glissements où l’on s’arrange avec la réalité et à la fin, c’est une catastrophe. Selon moi, l’opposition entre confort et humanité est centrale. Notre confort matériel n’est possible qu’au détriment de la destruction du vivant, ou de l’humanité. Il l’a toujours été. C’est juste extrêmement visible aujourd’hui. 

LVSL Dans une interview précédente, vous déclariez : « Aujourd’hui ce qui est plus grand que nous, c’est que la plupart des gens considèrent que le confort est plus important que l’humanité. » Selon vous, comment le plus grand nombre peut-il sortir de son individualisme ?

FV – C’est une question de déprogrammation. Tout est fait aujourd’hui pour que nous soyons convaincus que l’individualisme est la seule façon de s’en sortir. La société est organisée autour de cette doctrine : vous êtes à l’école, vous avez des notes, il faut être meilleur que les autres ; vous êtes dans une entreprise, il faut être meilleur que ses « collaborateurs », etc. Cet instinct de compétition, de comparaison permanente, de distanciation à l’autre, est profondément ancré dans notre société. À ce jeu-là, certains pensent avoir tous les droits.

Peut-être cette idée s’ancre-t-elle au XVIIème à partir du moment où Descartes formula que l’Homme est supérieur et séparé de la nature. Lorsque l’Homme a commencé à mettre de la distance avec la nature, il a commencé à faire tout ce qu’il voulait, notamment à s’accaparer les ressources.

Le système capitaliste n’est pas nécessairement le problème des maux de ce monde. Il s’agit plutôt de la valeur qu’il sous-tend : cette histoire de séparation. Alors que c’est exactement l’inverse : nous sommes profondément interdépendants. Tout ce qui nous arrive est éminemment lié, tout ce qui vous arrive m’impacte. Et cette interdépendance s’est particulièrement manifestée lors de la crise sanitaire : de personne en personne, le virus se transmettait. Aucun de nous ne pouvait y échapper. 

Dès lors, quand allons-nous arrêter de croire en cette croyance d’impunité, à cette idée que nous allons mieux nous en sortir que les autres ? C’est évidemment impossible car nous sommes tous liés : si la nature va mal, nous allons mal. On a beau se protéger avec diverses illusions, dont la consommation et le statut social, mais ce sont simplement des constructions intellectuelles. Pas la réalité. À nouveau, la crise sanitaire nous a éclairé sur ce point. Tant que nous n’aurons pas « acté » cette interdépendance de tout et en tout, la leçon reviendra.

LVSL – À partir de l’idée de rationalité, le cartésianisme représente peut-être aussi le début de la gouvernance par les nombres – que nous subissons particulièrement aujourd’hui -, où les statistiques cherchent à tout démontrer, où les sondages et les indicateurs orientent nos opinions, où l’on tente de tout quantifier y compris ce qui n’est pas quantifiable… À travers cette période, ne faut-il donc pas percevoir aussi le début de la séparation entre l’Homme et la spiritualité ?

FV – Absolument. Il y a cette idée de maîtrise et d’ultra-rationalité qui s’impose au nom de cette logique de domination. L’idée que nous allons maîtriser la nature, maîtriser les peuples, maîtriser les femmes, maîtriser le temps. La technologie et les logiciels d’analyse prédictive fonctionnent autour de cette folie. Nous n’avons jamais eu autant d’ingénieurs, jamais autant de diplômés, autant d’intelligence, et pourtant nous n’avons jamais été aussi « plantés ». 

« Nous ne sommes pas sur Terre pour être des chiffres, des capacités de transaction. Il y a plus « grand ». Mais quoi ? À quoi servons-nous ? C’est LA grande question. »

Pourquoi ? Car il y a effectivement cette prétention de domination, où l’Homme pense pouvoir mettre la main sur la nature. Nous subissons aujourd’hui cette ultra-prétention, cette vanité de l’Homme. Pourtant, tout nous appelle à l’humilité et à une forme d’élévation. Nous ne sommes pas sur Terre pour être des chiffres, des capacités de transaction. Il y a plus « grand ». Mais quoi ? À quoi servons-nous ? C’est LA grande question. Et ce n’est pas nécessairement un repli mais un ré-ancrage, un réalignement.

LVSL – « Ne pas faire l’histoire mais la permettre » est le titre de votre présentation sur le média TedTalks. Étant donné que vous situez l’élément déclencheur du début de votre « grande introspection » au 11 septembre 2001, date des attentats terroristes de New-York, pensez-vous – à travers votre parcours – que le changement de l’ordre établi nécessite une « rupture » ?

FV – Oui, je le pense. Mais elle ne doit pas forcément être aussi dramatique que celle-ci… Pour perdurer, le système a besoin de nous séparer les uns des autres. Cela est sous-tendu par un système de valeurs, de « programmation », dont l’individualisme, les chiffres et la performance. Tant qu’il n’y a pas d’accident, de rupture, rien ne nous fera sortir de cette trajectoire. Car toute la société est organisée autour de cela.

Flore Vasseur

Dans mon cas, c’était un événement exogène – le vécu des attentats du 11 septembre – mais la vie est maillée de drames. Et c’est comme si elle venait nous présenter continuellement des occasions de sortir de cette trajectoire posée par d’autres. C’est comme si ces drames étaient aussi des occasions pour nous demander si nous sommes au bon endroit, si la vie que nous menons est celle que nous avons envie de mener, si nous savons réellement qui nous sommes. À chaque drame, la vie demande : qui as-tu envie d’être ?

Aujourd’hui, nous vivons un immense drame, abyssal. Nous disposons de tous les chiffres, de toutes les datas, de toutes les images… mais la plupart du temps, nous luttons pour faire comme si de rien n’était. Car cela impliquerait de reconnaître que nous nous sommes trompés, puis de sortir de l’illusion, de la programmation. S’effondrer et accepter qu’il n’y a pas de feuille de route. Mais depuis des siècles on nous rabâche que nous sommes « au-dessus » de toutes les espèces et des lois. Comme si collectivement, nous n’étions pas prêts à cette humilité. Cette sublime occasion de se demander enfin : qui avons-nous envie d’être comme personne, comme espèce ?

La rupture dont vous parlez n’est pas forcément le chaos social ou politique. Cela peut être une maladie, un deuil, une rupture amoureuse… Ces drames sont là pour nous rappeler est-ce que nous avons été justes, sincères ? Où est-ce que nous avons triché ? Je pense qu’en ce moment on nous demande d’être sincèrement nous. Mais cela est ô combien compliqué car dans nos familles, dans nos cercles, en entreprise, nous jouons continuellement des rôles, nous sommes dans des pièces de théâtre. 

Mais que se passe-t-il quand nous n’avons pas envie de jouer ? Quand nous avons envie de parler de notre colère, de notre tristesse, de nos émotions, de qui nous sommes réellement ? Malheureusement, ce sont des choses que l’on ne s’autorise que très rarement car c’est très compliqué pour – ce que l’on estime être – notre « sécurité. »

LVSL – Selon vous, où se situe la place du politique de nos jours ? Si l’on entend ce terme comme action collective visant le bien commun.

FV – Elle se situe très loin de toute logique électoraliste. Selon moi, les grands hommes et femmes politiques de notre temps, ce sont les protagonistes comme ceux présents dans Bigger Than Us. Ce sont des hommes et femmes qui, sans aucune attente de récompense, s’engagent. Ils font quelque chose pour sauver la vie, un peu de dignité. Ça, c’est de la très grande action politique.

La politique concerne les affaires de la cité : quelle est ta cité ? Quelles sont les affaires ? Qui va mal ? Qu’est-ce que tu fais pour les autres ? Je crois qu’il y a vraiment cette idée d’action plus forte que soi. Au-delà de soi.

Aujourd’hui plus que jamais, j’ai l’impression que la politique politicienne est condamnée par les questions d’égos, de statut, d’intérêt électoraliste. Ce ne sont que des programmations auxquelles ont fait mine de croire ! Tout est fait pour que chaque politicien – y compris celui qui a la perspective de l’intérêt général en tête – doive y renoncer et mordre sur ses idéaux pour arriver à ses fins. Je reviens ici à mon propos initial : les accommodements dont je parlais. Je pense que personne n’entre en politique pour faire du clientélisme, mais je pense que la pratique même corrompt. Ce que j’ai essayé de montrer dans Bigger Than Us, c’est comment, chacun, à notre petit niveau, nous faisons de la politique, au sens nous essayons d’aider à s’éduquer, à s’élever, changer les valeurs, montrer d’autres idéaux, d’autres possible.

LVSL – Où vous situez vous vis-à-vis de l’offre politique actuelle ? 

FV – Absolument nul part. Si les gens ont besoin de moi, je parle à tout le monde, je n’ai pas de chapelle, pas de candidat. Je regarde ça avec beaucoup d’empathie pour ceux qui essayent d’y aller, mais cela ne m’intéresse pas. Je fais même dos à cela.

À titre personnel, j’essaye de me rendre constamment utile à travers mon action auprès de la jeunesse. J’essaye de lui faire comprendre comment elle peut jouer un rôle, comment elle peut y croire, puis je tente de la convaincre, et de lui montrer des pistes pour qu’elle y aille. C’est-à-dire qu’elle ait envie d’embrasser la vie.

LVSL – À travers votre parcours, comment réussir à transmettre votre prise de conscience aux jeunes générations ?

FV – J’essaye de produire des œuvres qui me survivent. Mes livres, mes films, mes articles, sont des petites pierres, des bouteilles à la mer. Je ne suis pas responsable de la réaction des gens. Je suis responsable de ce que j’écris, de ce que je produis, de ce que je donne. J’essaye de le faire le plus dignement et de la façon la plus intègre possible. Est-ce que j’ai toujours raison ? Je n’en sais rien. Pour l’instant, j’essaie d’ouvrir des possibles. 

Bigger Than Us permet de présenter des rôles modèles qui soient aspirationnels. Car la question est : quel adulte avez-vous envie d’être ? Est-ce que vous avez envie de suivre les modèles avec lesquels nous avons grandi, à savoir disposer d’un certain statut, d’un patrimoine, d’un « bon job » ? Est-ce que c’est ça que vous allez suivre ? Ou bien, vous allez-vous dire : non moi ça ne me parle pas j’ai envie d’être quelqu’un qui compte pour les autres car j’ai envie d’aider, d’être utile, de jouer un rôle ? J’essaye ainsi d’agir sur vos aspirations profondes, sur votre rapport à la vie, à ce monde ci. 

Dans cette période, étonnamment, je suis plus heureuse que je ne l’ai jamais été car j’ai l’impression – ne serait-ce qu’un tout petit peu – d’être utile. C’est ce que je tente de communiquer, de transmettre : ce rapport à la vie, à son temps, est extrêmement riche. Certes; il y a de la précarité – mais de toute façon elle est partout -, mais il y a aussi beaucoup de travail, mais surtout des cadeaux, beaucoup de joie, des liens invisibles, des révélations, le plaisir de créer, d’ouvrir des brèches, d’explorer. Je pense qu’aujourd’hui on nous demande profondément d’être vivants. Sinon, vous pouvez complètement débrancher, et rester « au chaud » dans l’univers de la consommation, de la pièce de théâtre et des morts vivants.

Le modèle économique chinois à bout de souffle ?

La skyline de Shanghaï sous les nuages. © Ralf Leineweber

Dans un contexte d’éclatement de la bulle immobilière, de ralentissement économique et de conflits géopolitiques, la banque centrale chinoise – plus communément appelée Banque populaire de Chine – vient de décider d’une nouvelle baisse des taux. L’Empire du Milieu entre dans une nouvelle phase.

Depuis une quarantaine d’années, la Chine incarne un modèle de rattrapage économique. Après plusieurs décennies de maoïsme, Deng Xiaoping prend la tête du pouvoir en 1978 et entreprend de nombreuses réformes libérales dans le pays. La Chine rejoint alors le grand mouvement de mondialisation que Ronald Reagan et Margaret Thatcher incarnent. Grâce à un faible coût de la main d’œuvre et des investissements massifs et continus, notamment dans l’immobilier, le pays parvient à effectuer un développement de grande envergure que l’on juge aujourd’hui comme le « miracle chinois. » Le PIB augmente de plus de 8% par an pendant 30 ans et près de 800 millions de personnes sortent du seuil de pauvreté. La Chine devient le premier producteur industriel du monde et la deuxième économie, derrière les États-Unis.

Un long processus de modernisation

Comme cette politique dépend de la conjoncture économique mondiale, la crise financière de 2007-2008 affecte particulièrement l’économie du pays. Pour pallier ce ralentissement, le gouvernement de Hu Jintao renforce sa politique d’investissement, adopte un plan de relance de plus de 580 milliards de dollars, et a recours à plusieurs dévaluations monétaires afin d’augmenter le prix des importations et diminuer le prix des biens produits dans le pays. Ces mesures permettent de relancer le commerce extérieur, mais Pékin ne parvient pas à retrouver son niveau de croissance d’avant-crise car la consommation intérieure n’augmente que très faiblement en raison de la chute continue du taux de natalité et d’un niveau d’épargne encore très élevé. [1]

Le pays se met alors à la recherche de relais de croissance et décide de diversifier son économie en débutant sa route vers le leadership technologique. L’ascension de Xi Jinping en 2013 vient accélérer ce processus grâce à la mise en place du projet des « Nouvelles routes de la soie », un chantier stratégique visant à relier économiquement la Chine avec l’Europe et l’Asie Centrale. Cette initiative réunit 68 pays, plus de 4 milliards d’habitants et représente près de 40% du PIB mondial. Au-delà d’une volonté d’étendre son pouvoir diplomatique, le pays cherche à obtenir de nouveaux partenaires commerciaux à l’heure d’une nouvelle globalisation, où la géopolitique de l’énergie se complexifie et où la guerre monétaire s’intensifie.

En parallèle, l’Empire du Milieu s’installe progressivement dans le futur continent le plus peuplé du monde – l’Afrique – jusqu’à devenir le premier créancier de la région. Cette politique néocolonialiste très stratégique lui permet de mettre la main sur d’importantes réserves de matières premières et de financer de vastes projets d’infrastructures (maritimes et terrestres) nécessaires à son expansion.

L’intention d’envahir Taiwan coïncide avec l’objectif de conquérir l’industrie des semi-conducteurs et de contrôler l’entreprise taïwanaise TSMC.

En 2015, la Chine élabore le plan « Made in China 2025 » qui vise à effectuer la transition du statut de « l’usine du monde » à la « grande puissance manufacturière. » Le gouvernement souhaite se libérer de sa dépendance industrielle à l’égard de l’étranger tout en multipliant ses avantages compétitifs.

L’intention d’envahir Taiwan coïncide avec cet objectif. Pékin souhaite conquérir l’industrie des semi-conducteurs et contrôler l’entreprise taïwanaise TSMC, leader mondial avec plus de 50% des parts de marché. Ce matériau nécessaire au secteur automobile, énergétique, médical, militaire, spatial… constitue un enjeu stratégique de taille.

Si la politique étrangère de Xi Jinping s’inscrit dans une perspective de long-terme, en vue de dominer « l’économie de demain », le pays est frappé par une bulle immobilière qui remet en cause la pérennité de son modèle économique.

Une crise immobilière sans précédent

Afin de stimuler la croissance et dans l’espoir de voir sa population continuer de croître, la Chine a massivement soutenu le secteur immobilier ces trente dernières années. En plus d’un allègement des conditions de crédits et de nombreux contrôles de capitaux, l’opacité du marché boursier chinois est venue renforcer l’idée que l’immobilier est le meilleur investissement pour un ménage chinois. Résultat, le volume de crédits hypotécaires a augmenté de plus de 15% par an ces quinze dernières années et les prix n’ont cessé de croître.

Le gouvernement de Xi Jinping a donc fait le choix inverse : s’endetter d’autant plus.

Depuis 10 ans, le pays tente de réguler le marché. Certaines réformes ont été instaurées, mais le ralentissement qui s’ensuivi a convaincu le gouvernement de prolonger, voire même d’intensifier sa politique d’investissement dans l’immobilier et les infrastructures, à l’origine de 40% du PIB du pays (soit 20% de plus qu’en Europe ou aux États-Unis). La Chine s’est aperçue qu’une politique de désendettement était impossible, si ce n’est au prix d’un éclatement de la bulle immobilière et d’une profonde récession. Le gouvernement de Xi Jinping a donc fait le choix inverse : s’endetter d’autant plus.

Désormais, l’accélération du déclin démographique et le ralentissement économique lié à la crise du coronavirus viennent rappeler à la Chine les conséquences d’un excès d’endettement privé. Le pays fait face à un vieillissement de la population plus rapide que prévu : le taux de natalité atteint un niveau historiquement bas. En raison d’une spéculation persistante, l’offre continue de progresser malgré un effondrement de la demande.

Les défauts des promoteurs immobiliers se multiplient car de nombreuses sociétés vendent des biens à l’avance sans même avoir finalisé leur construction. Le géant Evergrande, endetté à hauteur de 300 milliards de dollars, a fait défaut en décembre dernier et n’a toujours pas présenté le plan de restructuration de dette qu’il avait promis au gouvernement pour le 31 juillet.

Cette crise se répercute sur le secteur bancaire. Les banques, et plus particulièrement les banques locales (non-contrôlées par l’État, contrairement aux grandes banques nationales), sont touchées par d’importants problèmes de liquidités en raison de prêts risqués et de produits structurés complexes. Les actions de la China Merchants Bank et de la Ping An Bank Co – deux des prêteurs privés les plus importants du pays – ont chuté respectivement de 32% et de 25% depuis le début de l’année 2022.

De surcroît, de nombreux citoyens chinois décident d’arrêter le remboursement de leurs prêts car la construction de leur bien est interrompue. Ces grèves se combinent à des manifestations, plus de 90 villes sont concernées.

Les ventes de logements diminuent. Le mois de juillet connaît une baisse de l’ordre de 28,9% sur un an et le volume de transactions décline depuis plus plusieurs mois. Du fait des nombreuses interruptions de projets de construction, des logements sont inhabités. Le journal Asia Nikkei rapporte que le pays a construit 27 villes fantômes de la taille de New York, pouvant potentiellement accueillir plus de 65 millions de personnes, soit l’ensemble de la population française.

Face à ce krach, la Banque populaire de Chine a décidé d’une nouvelle baisse des taux (après la première le 15 août dernier), afin de stimuler l’économie et soutenir la demande dans le secteur. Le taux de référence des prêts hypotécaires se situe désormais à 4,3%, un plus bas historique. Cette mesure vient compléter les mécanismes de soutiens visant à renforcer le capital des petites et moyennes banques, et s’inscrit dans l’objectif d’accroître le volume de liquidités afin de relancer la machine du crédit et soutenir l’activité.

Un avenir incertain

Cette crise est un fardeau pour le gouvernement de Xi Jinping. Elle nuit à la croissance, affaiblit gravement la confiance des ménages et accentue les multiples faiblesses structurelles qui demeurent au sein de l’économie chinoise.

Tout comme le Japon à la fin des années 1980, l’Empire du Milieu est frappé par une crise immobilière, une chute du taux de natalité, un endettement privé extrêmement élevé, un excès d’épargne et une faible consommation intérieure. Au début des années 90, la célèbre crise financière japonaise éclate et signe le début d’une longue spirale déflationniste dont les effets continuent d’affecter le pays. Au regard de la situation actuelle, la Chine semble lentement s’engouffrer dans cette contingence.

La politique d’investissement et d’endettement continue ne peut perdurer car elle est désormais rattrapée par la crise immobilière. Certains enjeux comme le réchauffement climatique, la stratégie « zéro covid », le durcissement des rapports sino-américains, et le ralentissement de l’économie mondiale viennent également compliquer la situation.

Tout comme le Japon à la fin des années 1980, l’Empire du Milieu est frappé par une crise immobilière, une chute du taux de natalité, un endettement privé extrêmement élevé, un excès d’épargne et une faible consommation intérieure.

Pour sortir de cette spirale, le pays devrait réformer son modèle économique en profondeur, notamment par le ralentissement de ses investissements (beaucoup deviennent non-productifs) et la réorientation de son soutien vers la consommation intérieure. Ce basculement nécessiterait une réduction des inégalités de revenus afin de maintenir, puis de renforcer la confiance des ménages. Malgré l’émergence d’une classe moyenne, les écarts de richesses entre les plus pauvres et les plus riches s’accentuent. Les 1% les plus riches détiennent désormais 30% de la richesse nationale tandis que les 25% les plus pauvres en détiennent seulement 1%.

Le gouvernement pourrait réduire ces inégalités et soutenir la demande par un renforcement de son système social, la facilitation de l’accès au logement pour les plus modestes, l’augmentation des salaires, l’institution d’une politique fiscale plus progressive, la réorientation du crédit en faveur des investissements productifs et la subvention ciblée de certains secteurs.

Cette transition entraînerait inévitablement une baisse de l’activité économique, mais elle serait d’autant plus importante si le statu quo persiste. Si la Chine continue de se focaliser sur des objectifs de croissance irréalistes et qu’elle n’accepte pas ses faiblesses aux yeux du monde, elle risque de s’enfoncer dans une longue et douloureuse stagnation économique.

Article originellement publié sur OR.FR et réédité sur Le Vent Se Lève.

Notes :

(1) : Le taux d’épargne privée s’est fortement accentué en Chine à partir des années 2000 (avant de stagner post-2008) pour diverses raisons : fragilité du système social, précarité des conditions de travail, hausse de l’endettement privée, prix du logement en constante augmentation, faible confiance des ménages. Ce taux atteint près de 50% du PIB, soit 25% de plus que la plupart des grandes puissances.

Denis Colombi : « La société a parfois intérêt à ce que la pauvreté persiste »

Accusés tantôt d’incapacité à gérer un budget, parfois de fainéantise, les personnes pauvres sont stigmatisées au travers de polémiques régulières. Dans un ouvrage paru en 2020, Où va l’argent des pauvres, Fantasmes politiques, réalités sociologiques, Denis Colombi tente de déconstruire notre perception de la pauvreté. L’auteur, professeur agrégé de sciences économiques et sociales et docteur en sociologie, alimente depuis 2007 le blog Une heure de peine dans lequel il livre une analyse sociologique de l’actualité. Entretien réalisé par Jules Brion. Retranscription par Dany Meyniel.

LVSL – Un des grands apports de votre livre est de livrer une analyse sociologique des discours, produits notamment par certaines personnalités politiques et éditorialistes, d’individualisation des causes de la pauvreté. Le pauvre serait celui qui a failli, notamment à gérer son budget. Quels sont les effets d’un tel discours ?

Denis Colombi – Les effets d’un tel discours sont négatifs sur plein de points de vue. Premièrement, ils permettent de légitimer l’existence de la pauvreté et de la richesse : si on définit le pauvre comme celui qui a échoué, qui a un problème, alors par contraste on va définir celui qui n’est pas pauvre comme celui qui mérite. On efface ainsi les multiples inégalités économiques, découlant notamment de l’héritage, au profit d’un discours individualisant contre lequel il n’y a pas à agir puisque la pauvreté cesse d’être un problème politique et collectif pour devenir une simple question de déviance personnelle. Ce discours fait porter la culpabilité du dénuement sur les pauvres eux-mêmes et le mérite de la non-pauvreté sur les autres. Toute action qui sert à corriger cette situation est de fait délégitimée puisque, si les pauvres sont fautifs de la situation dans laquelle ils se trouvent, pourquoi viendrait-on les aider ?

Ensuite, à cause de ce discours individualisant, les pauvres seront perçus comme incapables de gérer leur argent. La société va chercher à contrôler au maximum les allocations. Les sommes versées ne sont d’ailleurs pas considérées comme appartenant directement aux pauvres mais à la société dans son ensemble. Cette situation va nuire à la capacité des personnes concernées de faire leurs propres choix. La pauvreté ne devient plus seulement une situation économique mais une situation de conflit permanent : les pauvres ne sont pas en situation de faire leurs propres choix puisque cette capacité leur est retirée par le reste de la société. La délégitimation de leur action redouble l’inégalité matérielle qui les frappe, produisant ainsi une inégalité politique. Ce phénomène conduit à ce que les personnes dans le dénuement ne soient pas considérées comme des sujets politiques dont il faudrait améliorer la situation. Ces deux inégalités, matérielles et politiques, se recouvrent et se renforcent mutuellement.

LVSL – Au contraire, vu leurs faibles moyens, les pauvres ne seraient-ils pas plutôt de bons gestionnaires ?

D.C. – Les pauvres, en un sens, sont de bons gestionnaires. Nombre de sociologues, dont j’essaie de faire la synthèse dans mon livre, sont allés voir concrètement comment les personnes dans le dénuement géraient leur budget. Ils se sont rendus compte que beaucoup de pauvres tiennent à jour leurs dépenses, qu’ils ont parfois des cahiers dans lesquels ils notent tous les jours chacun de leurs achats, chacune des factures. Ce sont des personnes qui vont surveiller très régulièrement leurs dépenses, leurs comptes en banque. De fait, il y a toutes sortes de formes de gestion qui font apparaître une attention à la question budgétaire plus forte chez les pauvres que celle qui peut exister chez des personnes plus fortunées. Il existe ainsi une forme de charge mentale de l’argent résultant d’un réel travail de gestion quotidien : il faut aller faire la queue à des guichets, remplir des dossiers, vérifier que ces dossiers soient bien arrivés…

« Ce n’est pas la culture qui produit la pauvreté mais la pauvreté qui détermine les façons dont on consomme et cette situation de précarité constitue une réalité matérielle qui s’impose aux individus. »

Cependant, je voudrais rester prudent sur une prétendue meilleure gestion de l’argent par les pauvres. Ces derniers y consacrent plus de temps et d’énergie, c’est incontestable, mais parce qu’ils n’ont pas le choix. De facto, l’argent a cette particularité que moins vous en avez, plus il est difficile à gérer. Si à un moment donné vous décidez de faire un achat compulsif – ce que tout le monde a fait concrètement un jour dans sa vie – alors que vous avez un revenu stable et confortable, les conséquences ne seront pas très graves. Si vous avez un revenu faible, un achat inconsidéré devient beaucoup plus coûteux. Les pauvres ne sont pas forcément de meilleurs gestionnaires, ils sont juste confrontés à une gestion budgétaire plus difficile et c’est ce qui explique ce travail de l’argent, ce money work. S’ils avaient plus d’argent, ces pauvres ne deviendraient certainement pas tous de puissants gestionnaires ou des financiers, ils ne le feraient tout simplement pas plus mal que la moyenne des personnes plus fortunées.

LVSL – Avec la montée en puissance des enjeux environnementaux, on constate aussi une stigmatisation de la consommation des pauvres, par exemple à travers le fait d’acheter du Nutella en promotion. Comment déconstruire ce discours ?

D.C. – Plutôt que de se poser la question « est-ce que les pauvres sont peu soucieux de l’environnement ? », ne pourrait-on pas se poser la question de l’offre qui est faite à ces derniers ? Quelles sont les offres, les informations qui leur sont données sur les produits au moment où ils veulent choisir ? Comme le montre la sociologie de la consommation, acheter du Nutella permet à certains pauvres de faire plaisir à leurs enfants. Ces derniers veulent éviter d’avoir le sentiment d’être dans le dénuement et achètent ainsi le produit d’une marque connue. Il y a un sketch de Jamel Debouze où il raconte que, quand il était petit, ses parents allaient à Lidl et ne lui achetaient pas du Nutella mais du « mutella », une sous-marque à laquelle était assignée un stigmate.

Lors du premier dé-confinement en 2020, plusieurs personnes ont critiqué, sur les réseaux sociaux ou dans des émissions, les personnes qui faisaient la queue devant Zara sur la rue de Rivoli. On espérait rentrer dans un nouveau monde, le monde d’après, qu’on allait réfléchir à l’écologie… Visiblement ça n’a pas marché puisque les gens continuent de faire la queue devant les grands magasins. Ces commentateurs sont très naïfs de se dire qu’en quelques mois de réflexion, nous pouvions changer radicalement notre modèle de production, comme si la consommation ne dépendait que d’une idéologie ou d’un effort de volonté.

En fait, la consommation est déterminée par des institutions, par une offre, et donc par des paramètres qui sont extérieurs aux individus. Il est possible d’aller acheter des vêtements ailleurs que chez Zara, chez une marque plus écologique. Seulement, ce choix sera d’autant plus difficile qu’il va falloir chercher soi-même des informations susceptibles d’orienter ses choix. C’est peut-être là-dessus que nous pouvons agir : sur les choix, les informations qui sont données. On retrouverait un peu de capacité d’action politique en déconstruisant la consommation car elle n’est pas une affaire de préférence interne aux individus mais bien une affaire d’organisation de la société.

LVSL – Partant d’un tel constat, que penser de certaines thèses expliquant que le dénuement serait le produit d’une culture de la pauvreté ne valorisant pas le goût de l’effort et privilégiant la paresse ?

D.C. – Je pense qu’elle conduit totalement à une impasse, j’ai principalement écrit mon livre pour combattre cette idée. Cette thèse s’est d’abord développée aux Etats-Unis et est arrivée petit à petit en France. Les pauvres ne valoriseraient pas assez l’effort, le travail, l’investissement, l’avenir… Dans l’hexagone, ces affirmations se jouent plus sur les questions de réussite scolaire. Visant généralement les migrants, certains tentent d’expliquer que certaines cultures ne valorisent pas assez la réussite scolaire, produisant, in fine, des résultats médiocres. Ces explications très culturalistes supposent des individus qu’ils soient entièrement déterminés par une culture qui se transmettrait au sein des familles. Cette forme de naturalisation flirte d’ailleurs souvent avec des formes de racisme. Seulement, si on regarde les budgets des personnes pauvres ainsi que leur marge de choix, on s’aperçoit qu’il n’est nullement question de culture mais de conditions de vie particulières.

« Simmel montre que la société s’intéresse aux pauvres non pas pour améliorer la situation de ces derniers mais parce qu’ils sont vus comme étant un problème. »

D’aucuns dénoncent souvent l’incapacité des pauvres à épargner leurs revenus. Des travaux de la sociologue Ana Perrin-Heredia montrent pourquoi les pauvres n’épargnent souvent pas. Ces derniers ont bien besoin de stocker, non sous forme monétaire mais sous forme de produits alimentaires. Si l’on garde son argent sur son compte en banque, il peut disparaître à tout moment. Il suffit d’une facture qu’on avait oubliée, d’un impôt non-payé ou d’une contravention si l’on prend souvent sa voiture. Cet argent peut disparaître très facilement. Certains pauvres vont le dépenser tout de suite, sous forme de nourriture, dans le congélateur : c’est une forme d’épargne populaire déterminée par les conditions matérielles de vie de ces individus.

Ce que j’essaye de faire dans mon livre, c’est d’inverser la manière dont on voit les choses. Ce n’est pas la culture qui produit la pauvreté mais la pauvreté qui détermine les façons dont on consomme et cette situation de précarité constitue une réalité matérielle qui s’impose aux individus. Si ces personnes avaient plus d’argent ils consommeraient sans doute autrement. Il y a eu des expériences menées où l’on versait des revenus en cash de façon relativement importante sans condition aux plus pauvres. Les résultats d’une telle expérience ont récemment été publiés au Canada. Au bout de quelques mois, on se rend compte que, non seulement la situation économique des personnes recevant cette aide s’est améliorée, mais ils se nourrissent mieux et ils consomment moins d’alcool, moins de drogue, moins de tabac. Ces types de consommations dangereuses pour la santé sont directement produites par la pauvreté. Lorsque l’on possède peu, on va oublier un peu la misère et la difficulté en fumant une cigarette, en buvant un petit coup, en fumant un joint. Finalement, ce sont les rares choses que l’on peut faire. Avec plus d’argent, on peut se projeter dans l’avenir, on peut faire des choix différents et modifier alors sa manière de consommer.

LVSL – Vous mobilisez dans votre livre plusieurs travaux, notamment ceux du sociologue Georg Simmel. Ce dernier explique que « L’Assistance publique n’a rien de révolutionnaire ou de socialiste, elle est au contraire profondément conservatrice ». Vous-même la décrivez comme un « mode de contrôle de populations mal considérées ». Pouvez-vous nous expliquer ces affirmations ?

D.C. – Simmel montre que la société s’intéresse aux pauvres non pas pour améliorer la situation de ces derniers mais parce qu’ils sont vus comme étant un problème. Il s’agit alors soit d’éviter qu’ils ne sombrent dans la violence et la délinquance, soit de les remettre sur le marché du travail pour que ces derniers soient disponibles pour la production. Ainsi, il ne s’agit pas d’un projet révolutionnaire et socialiste visant à améliorer la condition matérielle des plus démunis, mais simplement d’une façon de s’assurer le contrôle d’une population perçue comme dangereuse ou potentiellement exploitable. Cette assistance existe non pas dans l’intérêt des pauvres mais dans l’intérêt des autres, des non-pauvres.

Il faut remarquer que l’Assistance publique est l’une des rares administrations dans laquelle les personnes qui en bénéficient ne sont pas exactement des usagers. On ne leur demande pas si les politiques sociales leurs conviennent, la société politique ne pense pas pour eux. Ces politiques sont pensées en fonction des intérêts de la société et non comme un droit des individus à une protection minimum, ce qui va souvent conduire à stigmatiser certaines populations. Ce phénomène peut constituer une cause, sinon de pauvreté, du moins de maintien dans la pauvreté. En effet, si l’on pense l’assistance sur ce modèle-là, on ne donnera jamais plus aux pauvres que ce qui est strictement nécessaire. L’assistance n’existe pas pour améliorer la situation des plus démunis, elle n’est pas prévue pour.

LVSL – Vous notez dans votre livre que l’on assiste à un durcissement régulier des conditions d’accès à l’aide sociale. La polémique autour de l’allocation de rentrée scolaire en est un exemple. Quelle est la logique qui s’opère derrière ce phénomène ?

D.C. – Ce sont des polémiques qui sont extrêmement récurrentes et tournent autour de l’idée qu’il vaudrait mieux donner des revenus d’assistance aux plus pauvres sous forme de bons d’achat. Certaines propositions reviennent régulièrement et proposent de ne pas verser l’allocation de rentrée scolaire aux familles, mais directement aux écoles. Il y a toujours une peur que cet argent soit utilisé par les familles pour s’acheter de l’électro-ménager, des écrans plats ou des iPhones dont on pense que les pauvres n’ont pas besoin… Ce que j’ai montré dans le livre, c’est qu’un smartphone est quand même très utile dans notre société car c’est une des seules manières de recevoir internet et que l’on vit dans une société où de plus en plus de démarches se font en ligne. Les polémiques dénonçant une prétendue mauvaise utilisation des allocations de rentrée scolaire sont un peu étranges : aucune étude, aucun rapport ne permet de dire qu’elles sont spécialement mal utilisées. Pourtant, les polémiques de ce type se succèdent et ne servent à rien d’autre que de permettre à certains représentants politiques de se donner une image de personnes exigeantes n’ayant pas peur de prendre des décisions courageuses.

« Du fait de l’existence de la pauvreté, on a des travailleurs qui sont disposés à prendre des emplois pour des salaires extrêmement faibles et tout ça bénéficie aux classes moyennes et supérieures car il existe une main d’œuvre peu coûteuse. »

Ces discours politiques contribuent à stigmatiser encore plus fortement ces populations qui sont décrites comme des repoussoirs, des assistés et non comme des sujets et acteurs politiques qu’il faudrait défendre. Je me pose souvent la question suivante : quel représentant politique prend aujourd’hui en charge les revendications des plus pauvres. Il n’y a aucun politique qui porte les revendications de ces groupes-là, ou alors c’est parfois fait selon des lignes extrêmement problématiques. Le Rassemblement National (RN) par exemple veut bien s’inquiéter des SDF du moment que ce sont des SDF français : ils disent s’intéresser aux pauvres pour ne pas s’occuper des migrants. Seulement, lorsque vient le moment d’agir pour les pauvres dans les municipalités RN par exemple, les aides aux associations qui s’occupent des plus pauvres sont coupées, les inscriptions des enfants de chômeurs à la cantine scolaire sont refusées… Les municipalités RN mènent une politique extrêmement violente vis-à-vis des pauvres. Les représentants politiques qui prennent vraiment en charge ces populations-là sont rares. Le mouvement des gilets jaunes aurait pu mettre la question de la pauvreté sur la table, mais ça n’a guère été le cas. Cette absence de représentation politique des plus pauvres est un vrai problème.

LVSL – Vous analysez que l’on ne peut se permettre, si l’on veut résorber la pauvreté dans notre société, d’opérer uniquement des changements incrémentaux. Il faudrait une transformation de notre modèle sociétal car, selon vous, « beaucoup de personnes ont intérêt à ce que la pauvreté existe ». Pourquoi cette affirmation ?

D.C. – C’est une question que j’aborde dans les derniers chapitres de mon livre : pourquoi la pauvreté est un problème persistant ? On peut premièrement y répondre avec une approche économique : il y a assez de richesses dans un pays comme la France pour résorber la de la pauvreté par la redistribution. Seulement, la société a parfois intérêt à ce que la pauvreté persiste, ce qui me fait dire que c’est plus un problème politique que strictement économique. En effet, du fait de l’existence de la pauvreté, on a des travailleurs qui sont disposés à prendre des emplois pour des salaires extrêmement faibles et tout ça bénéficie aux classes moyennes et supérieures car il existe une main d’œuvre peu coûteuse. Nombre de travailleurs acceptent des emplois qui sont à la fois difficiles, stigmatisés et très maigrement payés. Pourquoi ? Parce qu’elles ont peur de la pauvreté, que notre société résume à une position infamante, stigmatisante et sans aucun soutien.

Il y a une forme d’exploitation de la pauvreté dans le sens où tout le monde bénéficie de l’existence de celle-ci. Nombre d’entreprises numérique s’appuient par exemple sur ce que le sociologue Antonio Casilli appelle le « travail du clic ». Des travailleurs vont cliquer simplement sur des captchas ou des images afin d’améliorer et de faire fonctionner des intelligences artificielles, un travail peu passionnant et surtout mal payé. Penser la sortie de la pauvreté de la population concernée c’est aussi se poser la question de l’organisation de nos sociétés. Il faut se rendre compte que sans pauvreté, nous devrons sans doute payer nombre de services un peu plus cher. Il me semble important de comprendre pourquoi on a intérêt à l’existence de la pauvreté pour pouvoir ensuite prendre les décisions adéquates afin de sortir de cette situation-là. Il est primordial de prendre conscience du fait que la pauvreté est une question politique ainsi qu’un un problème d’exploitation.

LVSL – Vous évoquez le phénomène de « propriété sociale », à savoir les droits et ressources attachés au travail (retraite, sécurité sociale) censés prévenir les risques sociaux. Pour qui veut lutter contre la pauvreté, quelle est la position à adopter face à la multiplication des emplois dits atypiques ou « uberisés », n’offrant souvent que peu de « propriété sociale » aux travailleurs et travailleuses ?

D.C. – La « propriété sociale » est une notion créée par le sociologue Robert Castel. Ce dernier étudie les rapports salariaux et les travailleurs du XIXe siècle. Leur situation au début de la révolution industrielle n’était d’ailleurs pas très différente de celle des travailleurs « uberisés » d’aujourd’hui. C’était en effet des ouvriers qui travaillaient à la journée, choisis par des capitaines d’industrie et des contremaîtres le matin aux portes de l’usine et qui étaient payés à la journée pour un salaire de misère. Il s’est construit petit à petit un ensemble de protections, de « propriétés sociales ». Castel s’est en effet rendu compte que seule la possession d’un capital privé permettait de se protéger des risques sociaux, par exemple le fait d’acquérir un logement. Seulement, certaines personnes n’avaient accès à aucune forme de capital. Se sont alors petit à petit créées des propriétés collectives comme la Sécurité sociale, financée par des cotisations. Cela permet d’être protégé contre les risques sociaux, même en l’absence d’une propriété privée, parce que l’on est, au travers de la collectivisation des cotisations sociales, propriétaire d’un bien collectif.

Finalement le statut de salarié s’est construit au travers des luttes sociales qui cherchaient à imposer des conditions d’emploi meilleures et grâce à la traduction juridique et légale de ces mêmes mobilisations. Si l’on part du constat qu’il existe de nombreuses ressemblances entre les travailleurs du XIXe siècle et les emplois « uberisés », peut-être est-il temps de construire une protection juridique au travers de luttes et de mobilisations. Il convient de se demander si les travailleurs « uber » – on pourrait en citer d’autres – ne seraient pas des salariés déguisés. Il y a un certain nombre de décisions de justices qui ont été rendues pour essayer de re-qualifier ces travailleurs en salariés plutôt qu’en indépendants. Ce genre d’actions est sans doute un moyen de modifier un peu le rapport de force qui existe.

LVSL – Vous affirmez, dans une des dernières parties de votre livre, que « la pauvreté peut être, sinon tout à fait vaincue, du moins considérablement réduite ». Quels sont les écueils à ne pas reproduire dans la conception de futures politiques publiques de lutte contre la pauvreté ? Existe-t-il des expériences concluantes qui permettraient de guider leur mise en place ?

D.C. – La conclusion vers laquelle je tends est que le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté, c’est ce que montre un certain nombre de travaux, c’est de donner de l’argent. Cette thèse peut sembler être un truisme, un peu simpliste au premier abord. En effet, il est terriblement difficile de faire accepter que la pauvreté soit d’abord un phénomène de privation d’argent et de moyens. On a tendance à penser, à droite comme à gauche, que les pauvres ont besoin de beaucoup de choses, qu’on leur explique comment gérer leurs budgets, qu’on leur donne accès à la culture, à des diplômes. De fait, ils auraient besoin de plein de choses… sauf d’argent. Pourtant, ce que montrent les expérimentations menées notamment par Esther Duflo, prix Nobel d’économie, c’est que, lorsqu’on donne plus d’argent aux pauvres, leur situation concrète s’améliore. Ces derniers vont réduire leur consommation de drogues, d’alcool, vont sortir plus facilement du chômage et pouvoir obtenir un diplôme.

Un des écueils à éviter serait d’avoir des politiques trop peu efficientes, se contentant de maintenir les populations concernées dans la pauvreté en ne leur donnant pas assez. Un autre écueil à éviter relevé par la littérature sociologique est ce qu’on appelle le paradoxe de la redistribution : les politiques qui sont souvent les plus efficaces pour réduire la pauvreté sont les plus universelles, celles qui paradoxalement ciblent le moins la pauvreté. Prenons l’exemple des politiques sociales d’assurance ou d’une politique de redistribution très large concernant une grande partie de la population. Tout le monde a intérêt à ce que le seuil de ces aides s’améliore. Dans ce cas-là, la pauvreté est réduite d’autant plus efficacement qu’il existe un soutien plus fort des populations. Il faut éviter de simplement donner une aide à un moment donné sur des populations extrêmement ciblées. Ce procédé est en effet moins efficace comparé à une politique plus stable, plus large. Le principal écueil des politiques publiques actuelles de lutte contre la pauvreté concerne finalement leur manque de vision. C’est une ambition forte que de réduire significativement la pauvreté voire de l’annihiler, la faire disparaître. Depuis les années 1980, ces objectifs sont sortis du débat et sont de moins en moins mobilisateurs politiquement. Peut-être faudrait-il remettre cela à l’ordre du jour et montrer qu’il est possible de faire disparaître la pauvreté.

« Taxer l’héritage est une mesure de justice de classe et de genre » – Entretien avec Céline Bessière et Sibylle Gollac

Céline Bessière est sociologue et professeure à Paris-Dauphine, membre du laboratoire IRISSO. Sibylle Gollac est sociologue au CNRS et membre de l’équipe « Culture et sociétés urbaines ». Depuis leurs thèses respectives sur les enjeux de transmission d’une génération à l’autre, elles ont tiré un ouvrage Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités (La Découverte, 2020). Le Vent Se Lève a rencontré les autrices de ce livre majeur, tant par sa méthode que par son analyse des mécanismes profonds à l’œuvre concernant l’héritage et la répartition du patrimoine et des richesses. Comment expliquer qu’une femme accumule au long de sa vie moins de capital que son conjoint ou son frère malgré un droit qui proclame l’égalité ? Entretien réalisé par Marion Beauvalet et retranscrit par Dany Meyniel.

Le Vent Se Lève Avant de parler de l’ouvrage, pouvez-vous aborder sa genèse ? Vous expliquez en introduction que c’est un travail de vingt ans. Comment est né ce projet et surtout, comment le mener sur une si longue durée ?

Sibylle Gollac – Ce n’est pas un projet, c’est quelque chose d’important à préciser. Au début des années 2000, nous faisions chacune une thèse dans le même laboratoire (1). Aujourd’hui on mène beaucoup de recherches “par projet”. Céline Bessière travaillait sur les exploitations viticoles dans la région de Cognac. Quant à moi, je travaillais sur les stratégies immobilières familiales : comment les trajectoires résidentielles et patrimoniales des gens sont prises dans des logiques familiales.

Nous discutions régulièrement de nos travaux et nous nous sommes rendu compte qu’un élément structurait nos travaux : la question de la place du capital économique dans la reproduction sociale. On s’apercevait également sur le terrain que ces enjeux de transmission du capital économique d’une génération à l’autre croisaient la question du genre, que les stratégies familiales de reproduction qu’on observait produisaient des inégalités entre femmes et hommes.

Ce sont des choses qu’on a eu envie de creuser. Comment les stratégies de reproduction familiale fonctionnent ? Notamment dans les familles d’indépendants sur lesquelles on travaillait, qui reposaient sur une mobilisation conjugale forte. Comment ces stratégies pouvaient résister aux séparations conjugales ?

C’est sur la base de cette question que nous avons voulu enquêter sur des dossiers de divorce, ce qui nous avait amenées à lancer et à participer à une recherche collective plus vaste sur le traitement judiciaire des séparations conjugales (2). Notre fil était toujours les enjeux économiques de ces séparations. Ensuite, on a constaté que ce qui nous manquait – on avait enquêté dans les tribunaux, auprès des avocats – c’étaient les notaires, qui étaient des acteurs-clefs sur tous les aspects patrimoniaux des séparations et sur les successions.

Nous avions commencé à croiser les notaires sur nos terrains de thèse respectifs et nous voulions approfondir, comprendre mieux leur activité en matière de succession et de séparation. Avec toutes ces enquêtes, nous nous sommes dit que nous avions la matière pour écrire ce livre. Nous avions la volonté, à cette étape de nos carrières, d’écrire un ouvrage de sociologie générale, c’est-à-dire pas seulement destiné aux collègues en sociologie de la famille, en sociologie économique ou en sociologie du droit, qui puisse parler aussi au-delà du champ scientifique.

Tout ce qui concernait la question des inégalités patrimoniales entre femmes et hommes était quelque chose de très peu documenté qui nous semblait central, et il nous importait notamment que les militant·es féministes puissent s’en saisir.

Céline Bessière – Je n’ai presque rien à ajouter si ce n’est que je pense que le début de la réponse était très important, surtout dans le contexte actuel des transformations de l’enseignement supérieur et la recherche. Il s’agit d’une recherche sur le temps long alors que tout nous pousse à faire des projets de court terme, très vite, où l’on connaît quasiment déjà les résultats avant de faire l’enquête. Là, c’est exactement l’inverse : il s’agit de vingt ans de recherche. Bien sûr, il y a vingt ans, nous n’avions pas l’idée que notre travail donnerait ce livre.

Le Vent Se Lève – Justement, depuis les années 2000, avez-vous observé des évolutions notoires concernant les sujets que vous commenciez à aborder ? Par exemple, dans l’introduction vous mentionnez Ingrid Levavasseur ainsi que les travaux de Thomas Piketty.

Céline Béssière – Au début des années 2000, nos deux thèses étaient un peu à contre-courant du type de thèse que l’on faisait à l’époque. Ma thèse sur les transmissions des exploitations viticoles en 2006 vient après vingt ans où il n’y a rien, ou pas grand chose, d’écrit sur les agriculteurs en sciences sociales.

La manière dont est perçu ce que je fais alors est très provincialisée, c’est-à-dire qu’on me dit que j’étudie des familles agricoles, en voie de disparition. Il a été fait le même reproche à Sibylle sur sa thèse : une manière de minorer son travail était de dire qu’elle étudiait des familles « particulières ». Il y avait toujours cette idée que ce sur quoi nous travaillions (à savoir les transmissions patrimoniales dans les familles) était anecdotique et que les familles que nous étudiions alors n’incarnaient pas la modernité.

Au fond, s’était imposée en sciences sociales l’idée que la place du capital économique dans la reproduction n’était plus si importante, ou alors seulement dans des milieux sociaux en déclin, que seul désormais le capital culturel importait.

Cette idée provient d’une lecture réductrice des travaux de Pierre Bourdieu par la sociologie de la famille dans les années 1990 et 2000. À cette époque, c’était François de Singly qui était le porte-voix de la sociologie de la famille en France. Il disait que les dépendances économiques étaient passées au second plan dans les relations familiales, alors même qu’il avait travaillé dessus au début de sa carrière (3).

Au début des années 2000, la sociologie de la famille dominante, voire quasi hégémonique en France, insiste sur l’émancipation des individus, leur individualisation au sein d’une famille relationnelle. La sociologie de la famille se désintéresse complètement de ces sujets. Notre travail paraît de facto un peu décalé. Malgré tout, nous avons écrit nos thèses qui ont été reconnues, publiées, mais il y a une espèce de volonté ambiante de dire que ce qu’on fait n’est pas très important.

Sibylle Gollac – Lorsque nous avons soutenu nos thèses, elles ont été mieux reçues en sociologie des classes sociales. Malgré tout, la thèse de Céline constituait une thèse de référence sur l’étude des groupes sociaux agricoles et indépendants. La mienne était lue en sociologie des classes populaires, sous le même angle que les travaux d’Anne Lambert sur l’accession des classes populaires à la propriété (4), par exemple, je parlais de la dimension spatiale de la stratification sociale.

Pour nous, la sortie de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, a constitué un changement important ainsi qu’une grande source de motivation.

Céline Bessière – Nous connaissions Thomas Piketty puisque nous étions dans le même département [de sciences sociales, à l’ENS]. Cela faisait longtemps que l’on connaissait ses travaux et nous avions échangé sur nos sujets respectifs. Quand le livre de Thomas Piketty sort en 2013, il rencontre un succès international : il a réussi à imposer dans le débat public l’idée que le patrimoine était essentiel dans les inégalités contemporaines et que la question de l’héritage n’était pas une question anecdotique. Bien au contraire, il démontre que la part de l’héritage dans la richesse nationale s’accroît.

Après cette parution dans le paysage universitaire, ce que nous faisions a pris un autre sens ! Nous ne sommes plus en train de travailler sur des familles hyper-particulières, nous sommes en train de décrire un mouvement de la société, du capitalisme contemporain. En s’intéressant au patrimoine, on s’intéresse à quelque chose de crucial dans la vie des gens, de plus en plus important. C’est notamment le cas pour le logement, parce que le prix de l’immobilier augmente, ce qui fait que la part de la richesse des ménages consacrée à l’immobilier a crû.

Le logement social n’a plus le vent en poupe, les politiques de logement privilégient l’accession à la propriété, donc il y a davantage de propriétaires. Le patrimoine est aussi de plus en plus crucial pour financer les études parce que le système d’enseignement supérieur gratuit perd du terrain dans les pays comme la France, où il existe encore (5). Partout, faire des études supérieures coûte de plus en plus cher. Aux États-Unis, les familles se saignent pour financer les études de leurs enfants (6). Même pour l’emploi, l’effritement de la société salariale donne une nouvelle importance au patrimoine pour créer son entreprise. Enfin, les attaques répétées contre le système de retraite par répartition donnent une importance cruciale au patrimoine.

Notre livre est sorti au moment de la réforme Macron des retraites : quand les systèmes de retraite par répartition perdent du terrain, le patrimoine prend de la place.

Ces enjeux patrimoniaux et ces enjeux de transmissions patrimoniales dans la famille deviennent vraiment très importants. L’idée du livre était aussi de porter un autre regard sur le patrimoine que celui qui a été imposé par les économistes ces dernières années. Les économistes, qui travaillent sur les inégalités patrimoniales à partir de données statistiques, ne sont pas allés regarder ce qu’il se passait dans les familles, alors que nous disposions de ces données. On a donc retravaillé nos matériaux puis on a mis en place des enquêtes supplémentaires, notamment dans les études notariales.

Le Vent Se Lève – Dans l’introduction de votre livre, vous formulez la proposition théorique qui suit : lier une approche matérialiste et intersectionnelle. Ce sont deux approches que l’on a tendance à opposer, notamment dans l’arène politique. Pouvez-vous revenir sur ces approches, comment avez-vous procédé ? Sont-elles si antinomiques ?

Céline Bessière – Pour nous, ce n’est vraiment pas antinomique. Il y a des volontés de mettre les gens dans des cases, ainsi que des effets de génération qui sont très forts. C’est ce qu’on raconte dans la conclusion du livre. Nous avons d’abord été formées à l’anthropologie de la parenté, à la sociologie de la famille, à la sociologie économique. Nous avons aussi une formation poussée en économie (nous sommes toutes les deux agrégées de sciences économiques et sociales) et en études de genre.

Pour ma part, cette formation en études de genre date du début des années 2000. Au cours de ma scolarité à l’ENS, j’ai fait un séjour aux États-Unis, à Duke University, notamment dans le département des Women’s studies. Eric Fassin a aussi joué un rôle crucial dans la formation de notre génération aux études de genre, notamment américaines, à l’École Normale Supérieure.

Au début des années 2000, notre génération a absorbé en même temps les féministes marxistes, matérialistes mais aussi les études queer ou intersectionnelles. Nous avons lu Christine Delphy en même temps que Judith Butler. Comme l’a écrit plus tard Laure Bereni, qui appartient à la même génération que nous, ce qui a été construit comme des oppositions ou bien des retours de bâton, voire des critiques, peut s’avérer cumulatif : lorsqu’on arrive avec la génération suivante, on peut déterminer ce qui nous sert de chaque côté pour avancer dans nos recherches (7).

Pour ce livre, la relecture des féministes matérialistes françaises des années 1970 sur le travail domestique s’avérait absolument essentielle pour qualifier le travail domestique de travail, pour compter ce travail, lui donner de la place. Les données de l’enquête « Emplois du temps » de l’INSEE permettent d’établir qu’aujourd’hui deux-tiers du travail des femmes n’est pas rémunéré, alors que ce n’est le cas que d’un tiers du travail des hommes. Notre approche par le patrimoine consiste à se demander ce que tout ce travail domestique gratuit fait à l’échelle d’une vie : des hommes qui accumulent du patrimoine, des richesses et des femmes qui n’accumulent pas parce que ce travail n’est jamais reconnu, pas rémunéré et même pas compté.

Nous nous approprions vraiment le féminisme matérialiste dans ce sens-là, nous reprenons à notre compte l’idée d’exploitation du travail des femmes par les hommes. Le moment des séparations conjugales constitue le moment où cela se manifeste.

J’ai découvert les approches intersectionnelles en 2000 au cours de mon séjour en Caroline du Nord, à Duke University. J’y ai découvert les travaux passionnant des historiennes des femmes du sud autour de la guerre de Sécession. J’en ai rapporté un texte que j’avais travaillé avec Éric Fassin en 2003, qui s’appelle « Race, classe, genre » (8). Il y avait vraiment très peu de textes sur ces thèmes à cette époque en France. J’avais lu Angela Davis, notamment, mais aussi toutes les historiennes qui travaillent sur les femmes de planteurs ou les femmes esclaves et qui essaient sur leur terrain d’articuler rapports sociaux de race, de genre et de classe.

L’articulation des rapports de genre et de classe est centrale dans notre livre, même si cela a été vraiment un travail d’écriture ardu que de tenir tout le temps, au fil de la démonstration, les deux dimensions.

On essaye aussi plus ponctuellement de tenir compte des rapports sociaux liés à l’âge ou à la génération. Ce qu’on ne fait pas suffisamment dans le livre, ou qu’on ne fait qu’effleurer, c’est la question raciale. C’est quelque chose qu’on a commencées à travailler plus systématiquement depuis, à partir des matériaux obtenus dans les tribunaux. On pense qu’il est important de chercher aussi dans cette direction (9).

Sibylle Gollac – Il y a deux passages dans le livre où on aborde ce sujet, mais nous n’avons pas les matériaux pour être systématiques, notamment parce qu’au moment où l’on a accumulé l’essentiel de nos matériaux de terrain, on – quand je dis « on » c’est un « on » collectif, en particulier dans le collectif « Rupture », dans le cadre duquel on a accumulé les matériaux sur la justice – on n’avait pas de notation systématique et uniformisée dans notre collectif des formes de racialisation des justiciables.

Nos matériaux n’étaient pas évidents à analyser sous cet angle. Nous travaillons à partir de matériaux ethnographiques et de matériaux statistiques. En tant que sociologue, on a l’habitude de travailler avec de grandes variables qu’on articule, et l’approche intersectionnelle nous donne les outils théoriques pour penser cette façon dont on articule les effets de ces grandes variables que sont le genre — de fait le sexe dans les statistiques — et la classe sociale ou la catégorie socio-professionnelle. Dans l’enquête Patrimoine de l’INSEE, nous n’avons rien sur les formes de racialisation dont peuvent être l’objet les enquêté·es.

Pour revenir à notre cadrage théorique, le féministe matérialiste s’imposait puisque notre question était de savoir comment, tandis que les femmes travaillent autant que les hommes, seuls ces derniers accumulent. L’intersectionnalité s’imposait car elle nous offrait des outils pour comprendre et analyser nos matériaux ethnographiques et statistiques.

Le Vent Se Lève – Ce passage est en effet très marquant dans l’introduction de votre ouvrage. Votre livre montre que l’on peut articuler matérialisme et intersectionnalité, loin des impossibles dialogues des sphères plus militantes. Comment s’approprier les deux dans la recherche ?

Sibylle Gollac – Pour ma part, je suis arrivée au féminisme par mes activités scientifiques. Je pense que pour des militant·es féministes qui luttent depuis des années et des dizaines d’années, il est évident que ce n’est pas facile de sortir de ces lignes de conflit, alors que depuis notre position scientifique, c’est plus facile.

Céline Bessière – Ce que tu dis se discute…Je pense que les lignes de fracture militantes et politiques sont aussi des lignes intellectuelles. Il y a dix ans nous avions participé à un congrès d’études féministes, où Christine Delphy et Elsa Dorlin se donnaient des noms d’oiseau par conférences interposées. En ressortant de ces conférences, nous en sommes venues à l’idée que ces oppositions théoriques, philosophiques doivent impérativement être remises sur le métier des sciences sociales, avec l’analyse de matériaux empiriques à l’appui.

En tant que sociologues, nous devons aussi avoir une ambition théorique. À nous de faire travailler ces concepts et de voir ce qu’ils nous apportent. Pour moi l’intersectionnalité n’est pas une religion, c’est un outil pour penser des choses et tant que ça m’aide à penser, je l’utilise abondamment.

Tout cela est devenu complètement délirant avec les accusations d’islamo-gauchisme portées par le gouvernement sur qui utilise ces outils ! Pour moi ce sont vraiment des outils de travail et politiques pour montrer les rapports de domination ainsi que leur fonctionnement.

Le Vent Se Lève Pour revenir à votre livre, estimez-vous que certaines femmes, en raison de leur milieu social d’origine, sont plus égales que d’autres vis-à-vis des hommes ?

Sibylle Gollac  Nous montrons dans le livre que les inégalités de genre traversent les différents milieux sociaux de façon différente. L’approche intersectionnelle sert justement à ça : il s’agit de montrer qu’il y a des inégalités dans tous les milieux sociaux, qui se jouent à chaque fois un peu différemment. Ainsi, il n’y a pas de milieu, il me semble, dans lesquels les femmes sont plus les égales des hommes que dans d’autres. Il est certain néanmoins qu’elles vivent des réalités matérielles très différentes.

Ce n’est pas la même chose d’être une femme au foyer à Neuilly, dépendante économiquement de son mari ou d’être une mère célibataire à Saint-Denis avec un travail de femme de ménage à temps partiel, c’est évident. Il y a aussi des formes d’émancipation et des ressources pour s’émanciper qui sont très différentes.

Il me semble que c’est un peu ce que donne à voir le livre. Dans les milieux les plus aisés, les ressources d’émancipation, dans les situations où les femmes se battent, sont des ressources notamment héritées de leur famille. Dans le pôle à fort capital économique des classes supérieures, ce sont des ressources économiques qui permettent de tenir la longueur des procédures. Ensuite dans le pôle à fort capital culturel des classes supérieures, il y a des femmes actives très diplômées qui, elles aussi, ont des ressources pour faire valoir leurs droits.

Dans les classes populaires, le fait de travailler donne une forme d’indépendance économique, mais en sachant que, pour l’obtenir, les temps de travail sont extrêmement extensifs. Il faut à la fois avoir une activité salariée et s’occuper des enfants sans possibilité de délégation. Mais les outils qu’ont les femmes, malgré tout, peuvent être un niveau de scolarisation supérieur à celui de leur ex-conjoint ou le fait de réussir à s’en sortir face aux administrations peut-être mieux que leur ex-conjoint. Tout cela se joue en définitive en augmentant leur temps de travail, puisque ce sont elles qui s’occupent de ce travail administratif.

Les femmes parviennent différemment, selon les milieux sociaux, à des formes d’autonomie financière, qui leur permettent d’affronter les séparations conjugales. Mais ce que l’on montre dans le livre, c’est qu’elles payent toujours ces séparations au prix fort, beaucoup plus que leurs ex-conjoints, parce que le travail gratuit qu’elles fournissent n’est pas reconnu, tandis que le patrimoine et la carrière professionnelle de leurs ex sont protégés, au nom de l’intérêt des enfants, de la famille.

Le Vent Se Lève  Dans votre ouvrage, vous montrez qu’il existe des lieux de sociabilisation principalement utilisés par les hommes, que ces derniers déploient des stratégies d’accumulation au cours de leur vie. De l’autre côté, beaucoup d’obstacles semblent se dresser pour les femmes. Ces dernières, lors de vos entretiens, vous ont-elles partagé des solutions qu’elles ont expérimentées ? Imaginez-vous d’autres pistes ?

Céline Bessière – C’est toujours cette vaste question qu’on nous pose, parce qu’on ne l’a pas traitée explicitement dans le livre : il n’y a pas cent pages de recettes pour s’en sortir en partie parce qu’il y a plein de niveaux différents. Le premier niveau, c’est la prise de conscience. Ce qui est intéressant dans les monographies de famille que nous faisons, ce sont ces femmes que nous rencontrons et qui nous racontent comment elles se sont fait avoir dans leur succession. Ce n’est pas un discours politique, elles nous relatent qu’en fait elles n’ont pas voulu se disputer avec leur frère, leurs parents.

Il y a beaucoup d’enjeux familiaux impliqués pour dire un sentiment d’injustice, mais qui n’est pas converti en quelque chose de politique, et je pense que l’effet du livre est de mettre tout ça bout à bout. Nous prenons aussi en compte les différents âges de la vie, depuis la mise en couple, la vie en couple, la séparation, les successions, et leur rapport avec les parents, les frères et sœurs. Je pense qu’il y a un effet d’accumulation dans le livre qui nous permet de se dire que c’est un fait social, ce ne sont pas juste des histoires individuelles. C’est le but de ce livre de politiser l’ensemble.

Les retours que nous avons sont positifs, un certain nombre de femmes découvrent qu’il y a un enjeu politique dans ce qu’elles vivent, là où la plupart des gens voyaient des questions personnelles ou techniques.

L’idée du livre, c’était déjà d’en faire un enjeu politique.

Une fois que la succession devient un enjeu politique, on peut espérer qu’un certain nombre de femmes et d’hommes, de groupes féministes se saisissent de cette question et fassent des propositions concrètes. Bien sûr, on peut décliner un certain nombre de propositions. Par exemple, il n’est absolument pas normal que l’allocation de soutien versée par la CAF en cas de non-paiement de la pension alimentaire ne soit plus versée quand il y a une remise en couple. Cela signifie quand même que c’est au nouveau conjoint de la mère de prendre en charge la contribution à l’entretien de l’enfant. C’est absurde, une réforme pourrait consister à individualiser ce droit tout comme d’ailleurs un ensemble de droits et de prestations sociales en France, qui sont sous conditions familiales (RSA, AAH…).

Pour la prestation compensatoire aussi, le livre pourrait contribuer à voir cela autrement. C’est intéressant parce qu’on travaille avec l’Institut national de l’audiovisuel (INA) en ce moment sur leurs archives. Nous avons visualisé ce qui avait été dit dans les journaux télévisés en 2000 au moment de la réforme de la prestation compensatoire, lorsqu’elle est passée d’une rente à un capital, ce qui a contribué à diminuer drastiquement ces prestations en termes de montant et puis aussi à limiter les bénéficiaires, puisqu’il n’y a plus que les femmes mariées à des époux riches qui peuvent en bénéficier. Notre livre pourrait inviter à voir autrement la prestation compensatoire, réfléchir à une extension de ce type de compensation aux couples non mariés, ce qui est une situation fréquente aujourd’hui. On peut aussi aller beaucoup plus loin sur un programme politique plus radical, comme taxer l’héritage plus fortement qu’il ne l’est actuellement ou aller vers des mesures du type revenu ou patrimoine universel.

Taxer l’héritage est à la fois une mesure de justice entre les classes sociales mais également une mesure de justice de genres. Supprimer l’héritage serait peut-être encore mieux mais mettre ce sujet à l’agenda politique en ce moment est peu réaliste.

Sibylle Gollac – Il y a deux problèmes : le fait qu’effectivement les femmes sont moins riches et le fait que la richesse donne du pouvoir. Pour lutter contre les inégalités de richesse, il y a ce dont parlait Céline comme l’augmentation des prestations compensatoires. Il y a aussi la sensibilisation des professionnel·les du droit qui interviennent au moment des séparations et des successions, au fait que leurs pratiques peuvent être productrices d’inégalités. On nous questionne souvent sur la réaction des professionnel·les à notre livre. Pour l’instant nous avons peu de retours mais c’est l’un des enjeux.

L’autre façon de voir le problème est de se demander comment faire pour que ces inégalités de richesse aient moins d’effets en termes de pouvoir, de conditions de vie : les inégalités de patrimoine sont d’autant plus cruciales que l’accès au logement social est de plus en plus difficile, que le système des retraites est fragilisé.

Notre réponse consiste à dire que c’est tout ce système de protection sociale qu’il faut renforcer, consolider. J’ai en tête l’exemple d’une enquêtée dans une famille de boulanger, dans laquelle le frère a été très nettement avantagé par rapport à ses sœurs. Une des sœurs c’est par elle que j’ai rencontré la famille me disait que le fait que son frère ait plus lui importait peu. Elle disait : « je lui laisse ça, et d’ailleurs j’ai divorcé deux fois et à chaque fois j’ai laissé la maison à mes ex-conjoints, au moins c’est vite fini et on n’en parle plus ». Il me semble important de préciser que cette dame était salariée de la SNCF, avec un statut de quasi-fonctionnaire, qu’elle habitait dans un logement social via son employeur.

Sa possibilité de divorcer sans s’inquiéter trop du fait qu’elle allait se retrouver sans logement, de laisser à son frère cette boulangerie sans s’inquiéter de ce qu’elle allait récupérer, était liée à la stabilité de son emploi et à l’accès à un logement social, qui lui permettaient justement de prendre ces libertés.

Ainsi l’enjeu de la protection sociale et de sa consolidation est important pour que les inégalités économiques que subissent les femmes ne se transforment pas, comme c’est trop souvent le cas, en violence économique : on sait qu’il y a tout un continuum entre cette violence économique et les violences conjugales.

Le Vent Se Lève  Votre livre semble être unique en France. Y a-t-il, dans d’autres pays, des recherches similaires en termes d’approches, de préoccupations (sur les mêmes thématiques) qui existent et, si oui, leurs conclusions sont-elles similaires aux vôtres en termes des systèmes de protection ?

Céline Bessière – Nous sommes en train d’essayer de faire traduire le livre en ce moment, donc on a un peu examiné cette question. Il n’y a pas d’équivalent de ce livre si on le considère dans son ensemble. Ce qui est très particulier dans ce livre, c’est d’avoir mis ensemble au service d’une même démonstration autant d’enquêtes et de matériaux empiriques très différents, c’est assez rare, parce que les sciences sociales sont devenues très spécialisées.

Donc, ce qui existe à l’international, ce sont des travaux en sociologie économique ou en économie sur le gender wealth gap, l’écart de patrimoine entre hommes et femmes. C’est un champ qui est en train de se développer assez vite et qui est fondé beaucoup sur des méthodes statistiques, ce qu’on fait, en partie, dans le livre quand on étudie l’enquête Patrimoine de l’INSEE. Il y a l’équivalent de ce type d’enquête déclarative sur les patrimoines dans la plupart des pays du monde, et il y a des chercheurs et des chercheuses surtout qui essaient d’aller regarder à l’intérieur des ménages (l’unité d’analyse), qui possède quoi.

La meilleure enquête de ce type vient d’Allemagne, parce que c’est aussi une enquête déclarative par ménage mais où les hommes et les femmes ont été interviewés individuellement, donc deux personnes dans le même ménage sur qui possède quoi. C’est très intéressant parce qu’ils ne déclarent pas la même chose. C’est quelque chose qu’on va essayer de promouvoir dans les enquêtes françaises à l’avenir pour creuser ce qu’il se passe à l’intérieur des ménages.

Il y a aussi beaucoup d’économistes du développement qui ont travaillé sur la richesse possédée par les hommes et celle possédée par les femmes dans le cadre d’une politique de développement. Souvent la question c’est : si on donne de l’argent, un pécule, vaut-il mieux le donner à l’homme ou à la femme dans un couple et quels sont les effets produits ? Parce qu’ils ne vont pas le dépenser de la même façon.

Ces travaux ne sont pas reliés aux travaux de sociologie de la famille ou d’anthropologie de la parenté qui peuvent travailler, un peu comme on le fait dans le début du livre avec des monographies de famille, en faisant des longues interviews pour savoir ce qui se passe dans les familles en matière d’arrangements économiques familiaux.  

Enfin, il y a un troisième volet dans notre livre, le volet sur les professionnel·les du droit et plus largement ce qu’il se passe dans les tribunaux, les cabinets d’avocat·es et de notaires.

Il y a toute une littérature internationale Law and society qui étudie comment travaillent les juges : est-ce qu’une juge femme travaille et juge comme un juge homme, que font les avocat·es, comment travaillent-ils avec leurs client·es, mais cela n’est pas connecté ni avec ce qu’il se passe dans les familles ni avec le gender wealth gap.

Ce qui fait le caractère unique de notre livre c’est d’avoir fait ces trois choses-là ensemble. Je pense que c’est indispensable pour mener la démonstration de bout en bout, c’est-à-dire pour comprendre cette inégalité de richesse entre les femmes et les hommes que nous saisissons dans les statistiques, nous avons besoin d’aller regarder et ce qui se passe dans les familles et ce que répond le droit à ces questions-là, de fait c’est très rarement relié dans la même analyse.

Sibylle Gollac  C’est ce qui permet de comprendre ces inégalités de patrimoine : comment elles se construisent dans la famille et comment elles existent dans un cadre juridique formellement neutre. Notre point de départ dans le livre, c’est de constater que les inégalités de richesse augmentent entre ménages pauvres et ménages riches en même temps que les inégalités de patrimoine entre femmes et hommes augmentent, en même temps qu’on a un cadre juridique qui se présente comme de plus en plus égalitaire.

Céline Bessière – Il y a énormément de travaux dans des pays où il n’y a pas un droit égalitaire, notamment dans les pays d’Afrique du Nord où de nombreux travaux sont en train de se développer actuellement en lien aussi avec des mouvements féministes qui réclament l’égalité du droit. Qu’est-ce que ce droit ? Comment le transformer ? Comment s’applique-t-il ? Au Maroc, en Tunisie, en Algérie, il y a de nombreux travaux en ce moment qui se développent sur les rapports des familles au droit et les transformations éventuelles de ce droit.

Le Vent Se Lève À vous lire, il peut sembler que le système économique mette au banc les femmes, les positionne en tant que dominées. Pensez-vous que ce système est réformable pour améliorer la place des femmes ou est-ce que le système économique porte en lui le fait que les femmes se retrouvent en position de dominées ?

Sibylle Gollac – Il est difficile de répondre à cette question. On nous l’a déjà posée sous d’autres formes : est-ce que le patriarcat et le capitalisme peuvent exister l’un sans l’autre par exemple ? On sait que le patriarcat peut exister sans le capitalisme, l’inverse on ne sait pas. Cette question nous paraît très théorique.

Le système capitalisme contemporain est intrinsèquement patriarcal, et il y a longtemps que les féministes marxistes ont montré que l’exploitation du travail dans le cadre capitaliste ne peut exister que grâce à l’exploitation patriarcale du travail des femmes dans la sphère domestique.

Toutefois, le capitalisme est plein de ressources et de rebondissements mais ces deux sujets restent intrinsèquement liés. C’est pour ça que dans la conclusion du livre, nous disons que si on veut combattre le patriarcat, il faut combattre le capitalisme et que si on veut combattre le capitalisme, il faut combattre le patriarcat.

Références :

1. Le « laboratoire de sciences sociales » (qui intégra plus tard le Centre Maurice Halbwachs), abrité par le département de sciences sociales de l’Ecole Normale Supérieure. Thèse de Céline Bessière : Maintenir une entreprise familiale. Enquête sur les exploitations viticoles de la région délimitée Cognac, thèse de doctorat de sociologie, Université Paris-Descartes, 2006, sous la direction d’Olivier Schwartz ; Thèse de Sibylle Gollac : La pierre de discorde. Stratégies immobilières familiales dans la France contemporaine, thèse ENS-EHESS, 2011, sous la direction de Florence Weber.
2. Voir les travaux de l’équipe “ruptures” puis “justines” ici : https://justines.cnrs.fr ; Cette recherche collective a donné lieu notamment à la publication de l’ouvrage suivante : Collectif Onze, Au tribunal des couples, Odile Jacob, 2013.
3. Voir notamment, François de Singly, Fortune et infortune de la femme mariée, PUF, 1987.
4. Anne Lambert, “Tous propriétaires!” L’envers du décor pavillonnaire, Seuil, 2015.
5. Collectif ACIDES, Arrêtons les frais ! Pour un enseignement supérieur gratuit et émancipateur, Raisons d’agir, 2015.
6. Caitlin Zaloom, Indebted, How Families Make College Work at Any Cost, Princeton University Press, 2019.
7. Laure Béréni, « Une nouvelle génération de chercheuses sur le genre. Reflexions à partir d’une expérience située », Contretemps, 2012 ; voir aussi Isabelle Clair et Maxime Cervulle : « Lire entre les lignes : le féminismes matérialiste face au féminisme poststructuraliste », Comment s’en sortir ?, n°4, 2017.
8. Céline Bessière, « Race, classe, genre. Parcours dans l’historiographie américaine des femmes du Sud autour de la guerre de Sécession », Clio, Histoire, femmes et sociétés, n°17, 2003, p. 231-258.
9. Pour une première analyse, voir Céline Bessière, Emilie Biland, Abigail Bourguignon, Sibylle Gollac, Muriel Mille & Hélène Steinmetz] «“Faut s’adapter aux cultures Maître”. La racialisation des publics de la justice familiale en France métropolitaine », Ethnologie Française, XLVIII, 1, 2018, p. 131-140.

En finir avec le « miracle économique chilien »

En octobre 2019, la plus vaste contestation populaire qu’ait connu le Chili depuis le retour de la démocratie en 1990 dévoilait l’envers du « miracle chilien ». Cette expression a été fréquemment employée pour désigner le formidable développement économique de cet État prétendument modèle, alors qu’émergent avec une terrible acuité renforcée par la Covid-19, les fragilités d’un système où « l’inégalité est loi commune »[1]. Les chiffres macro-économiques officiels et l’embellie touristique du pays ont longtemps servi de cache-misère à une réalité peu reluisante.


DES CHIFFRES MACROÉCONOMIQUES EN TROMPE-L’OEIL

Révéler « les failles du modèle chilien ». Tel était le mot d’ordre de la presse latino-américaine et mondiale à l’heure de l’explosion sociale d’octobre 2019 qui voyait le million de manifestants dépassé rien qu’à Santiago[2]. Cette première rupture d’ampleur avec le modèle de développement néolibéral, ou du moins avec l’imaginaire dichotomique « égalitaire-individualiste »[3] s’est confirmée le 25 octobre dernier avec la nette victoire du « oui » (78 %) au référendum péniblement concédé aux Chiliens par leur président Sebastián Piñera. Pourtant, si l’on s’en tient aux principaux chiffres macro-économiques, le Chili n’en demeure pas moins la tête de gondole du développement latino-américain.

La paternité du modèle économique en vigueur revient à Augusto Pinochet et sa junte militaro-conservatrice. Au pouvoir, le régime pinochetiste remit au goût du jour un modèle économique qui, sans être tout à fait nouveau pour le Chili, s’est imposé dans des proportions encore jamais connues : une libéralisation générale et des privatisations en cascade de nombreux secteurs, de l’énergie (eau, gaz, électricité) à la santé en passant par les divers fonds de pension (retraites etc.), ainsi qu’une baisse drastique des impôts sur les bénéfices des sociétés (dont le taux depuis 1984 n’a jamais dépassé 20 %). Le passage au modèle néolibéral signe aussi l’arrivée massive de capitaux étrangers, logiquement séduits par la quasi-suppression des taxes à l’exportation (un droit de douane uniformisé à hauteur de 10% est par exemple mis en place en 1979 alors qu’il dépassait 100 % avant 1980). En 1989, les investissements étrangers représentent ainsi 20,3 % du PIB chilien contre 11,3% en 1982[4].

Le retrait de Pinochet ne freine pas les politiques néolibérales. Leurs effets – en apparence – positifs se font véritablement sentir dans la décennie 1990. Le taux de croissance atteint ainsi 11 % en 1992 (Banque Mondiale) et dépasse régulièrement depuis et presque sans interruption les 4 %. Le PIB par habitant est aujourd’hui cinq fois supérieur à 1990. Des chiffres macroéconomiques à faire pâlir d’envie, qui placent le Chili largement en tête des pays les plus riches de la zone sud-américaine et caraïbe avec un PIB de 25 041 $ et un PIB/hab. de 15 293 $ (données OCDE) en 2018 contre 9 023 $ [5] en moyenne pour le reste du continent.

À y regarder de plus près, certains indicateurs sont cependant moins élogieux : le taux de chômage, bien qu’en baisse de deux points en moyenne par rapport à la fin des années 2010, stagne autour de 6 à 7 % des actifs (7,2 % en 2019 selon le PNUD), le salaire médian n’est que de 550 $/mois et les pensions de retraite de 286 $/mois. Il faut mettre ces chiffres en perspective avec la libéralisation paroxystique qu’a connue le Chili, et avec le coût élevé de la vie qui en découle.

“Les salaires au Chili sont en total décalage avec le coût de la vie. Ils ne permettent même pas d’acheter ce qui est produit ici, et c’est pour cela que l’endettement a tant augmenté » : tel est le constat que dresse l’économiste Marco Kremerman (Fundación Sol). À ce titre, et bien qu’il soit impossible de déterminer une moyenne précise des dépenses mensuelles par individu, nous pouvons estimer que le coût de la vie mensuel moyen par individu pour un foyer de deux personnes habitant à Santiago est de 732 $ environ (dont 57 % rien que pour le logement)[6] soit plus de 1400 $ par mois et par foyer. Compte tenu du salaire médian au Chili, il semble évident que le risque de précarité est élevé pour une large part de la population. Ce qui rend parfois nécessaires les compléments informels (travail non déclaré, sans protections sociales ni possibilités de cotisation) dont le taux (hors agriculture) est estimé à 27,7 % (PNUD). Enfin, selon l’OCDE, 53 % des Chiliens pourraient basculer dans la pauvreté s’il devaient renoncer à trois mois de leur salaire.

Si ces quelques données nuancent déjà l’ampleur du “miracle économique” qu’aurait connu le Chili, celui-ci a pourtant la particularité de posséder un taux de pauvreté officiel tout à fait honorable de 8,6 % en 2017 (à titre de comparaison, le taux de pauvreté français à la même date culminait à 14,1 %). Le fait est que la pauvreté monétaire a effectivement chuté depuis 1990 (entre 2006 et 2017, pauvreté et extrême pauvreté ont respectivement diminué de 72 % et 83 %)[7]. Mais encore faut-il que cet indicateur renvoie à des réalités autres que numériques. L’indice de pauvreté multidimensionnelle, introduit récemment par le gouvernement chilien, a l’avantage de prendre en compte les manifestations extra-monétaires de la pauvreté : il s’attache aux manquements dans les domaines de la santé, de l’alimentation, de l’éducation, ou du logement. 20,7 % des Chiliens (3,5 millions de personnes) sont concernés[8], par l’une de ces formes de pauvreté multidimensionnelle, et 3,4 % d’entre eux (soit environ 600 000 personnes) expérimentent la pauvreté sous chacune de ses formes. L’écart avec la part de la population touchée par la seule pauvreté monétaire, est notable.

Si cet indicateur ne saurait être suffisant pour valider un contre-discours au modèle de développement en vigueur au Chili, il nous invite à nuancer les données strictement monétaires. Cependant, il ne prendrait sens que si les données chiliennes pouvaient être comparées à celles d’autres pays latino-américains. Or, ces données sont issues du gouvernement chilien et de l’enquête « CASEN » du Ministère du Développement Social et de la Famille. En l’état, les organismes internationaux n’ont encore effectué aucune étude visant à mettre en regard la pauvreté multidimensionnelle du Chili et celle des pays environnants. La prudence reste donc de mise.

http://observatorio.ministeriodesarrollosocial.gob.cl/casen-multidimensional/casen/docs/Resultados_pobreza_Casen_2017.pdf
Au Chili, la pauvreté multidimensionnelle, plus élevée que la pauvreté en terme de revenus, est parfois un meilleur indicateur des réalités régionales. © CASEN 2017, Ministerio de Desarrollo Social y Familia

Si le caractère inégalitaire du système chilien est indéniable, encore faut-il en mesurer l’ampleur. À partir de la méthodologie de l’Asociación Nacional Automotriz de Chile (ANAC) et de l’Asociación de Investigadores de Mercado (AIM) qui envisagent une division en 7 groupes ou sous-groupes socioéconomiques (AB, C1a, C1b, C2, C3, D, E), nous proposons la synthèse suivante pour illustrer l’état des écarts de richesses au sein de la société chilienne : le groupe que l’on nommera « élites » (AB) représente seulement 1 % des Chiliens et 3 % des Santiaguinos (habitants de Santiago, ndlr) et occupe dans son extrême majorité des postes à très haute qualification. Le revenu mensuel médian par foyer des élites est d’environ 8300 $, 89 % bénéficient du système de soin privé (Isapre) et 78 % possèdent un véhicule personnel, indépendamment de l’utilisation d’un véhicule à usage uniquement professionnel (véhicule de société, véhicule avec chauffeur).

L’écart avec le groupe socioéconomique suivant, équivalent à une classe moyenne à moyenne supérieure (C1a, C1b) est déjà significatif : ces derniers représentent 12 % des Chiliens et 17 % des Santiaguinos, occupent dans 87 % des cas des postes qualifiés, exceptionnellement très qualifiés (essentiellement universitaires) et possède un revenu mensuel médian/foyer compris entre 2650 et 3650 $ environ. Ils bénéficient à 64 % du système de santé privé et à 29 % du système de santé public (à un niveau de couverture faible qui requiert des compléments onéreux). 54 % possèdent un véhicule personnel.

Les différentiels de richesse se creusent encore avec les classes les moins aisées dont on a d’ores et déjà compris qu’elles regroupent une très grande majorité des Chiliens. Ainsi, nous regrouperons dans une classe moyenne à moyenne inférieure (C2, C3) 37 % d’entre eux et 43 % des habitants de Santiago (où c’est le groupe socioéconomique le plus représenté). Leur revenu mensuel médian/foyer est compris entre 1150 $ et 1750 $ et ils occupent principalement des postes à moyenne qualification ou à qualification technique. 16 % bénéficient toutefois du système de santé privé et 66 % du système de santé public (à un niveau de couverture moyen avec accès payants à des assurances complémentaires), quand 38 % possèdent un véhicule personnel.

Enfin, le groupe socio-économique le plus important est constitué, sans surprise, des classes populaires (D,E) qui représentent 50 % des Chiliens et 37 % des Santiaguinos et dont le revenu mensuel médian par foyer est compris entre 410 $ et 720 $. Ils occupent des postes peu ou pas qualifiés (environ la moitié n’atteint pas le secondaire) et sont les premiers touchés par le chômage. S’ils bénéficient à 92 % du système de santé public (au niveau de couverture le plus haut) cela n’exclut pourtant pas de devoir parfois recourir à des compléments payants pour des soins plus spécifiques, et cela implique aussi que certains d’entre eux n’ont aucune couverture santé. Seuls 18 % possèdent un véhicule personnel.

Pour prendre véritablement la mesure des inégalités au Chili, il faut aussi avoir en tête le poids que représente ce discrédit social. La dictature a construit ou du moins confirmé à partir de bases plus anciennes un ordre social hiérarchique basé sur un imaginaire. Concrètement, les générations qui ont vécu la dictature ont une tendance plus forte à légitimer ces inégalités. Et ce phénomène a la particularité de « [transcender] toute la pyramide sociale » (voir note 3). Le discours qui brandit la promesse d’une diminution de la pauvreté par l’effort individuel, contribue davantage à jeter l’anathème sur une partie des Chiliens dont la pauvreté est synonyme de rupture du lien social voire de « dé-citoyennisation ». Cette forte acceptabilité tacite fait que l’égalité sociale n’est pas systématiquement perçue comme un but vers lequel tendre. D’où l’existence d’une défiance entre élites et classes populaires mais aussi parfois entre les membres d’un même groupe socio-économique. Sans pouvoir mobiliser un capital social ou intellectuel préexistant, toutes les conditions d’une pauvreté multidimensionnelle et surtout pluri-générationnelle sont réunies. Pour la génération née après 1990 notamment, rompre avec cette acceptabilité et revendiquer un droit à la dignité semble fondamental. N’est-ce pas d’ailleurs ainsi que les manifestants avaient rebaptisé la Plaza Baquedano de Santiago ? C’est en cela qu’on peut qualifier d’historique l’explosion sociale d’octobre 2019, qui, pour la première fois, marque une volonté des Chiliens eux-mêmes de mettre fin à l’inertie de leur modèle.

LES IMPLICATIONS SPATIALES D’UN MAILLAGE POLITICO-ÉCONOMIQUE AUX RACINES PINOCHETISTES

L’héritage du régime de Pinochet n’est pas seulement économique ; il est également spatial. Il est encore présent à travers le maillage actuel de la plupart des grandes agglomérations. Avec l’ouverture significative aux capitaux privés est en effet apparue la nécessité de faire correspondre le Chili à une certaine image, mélange de topoi fabriqués par les autorités et de visions occidentales importées avec ces mêmes capitaux. Politique marquante du régime pinochetiste, la stratégie de « limpieza » [nettoyage, ndlr] est en grande partie à l’origine de l’organisation socio-spatiale des villes chiliennes notamment du Grand Santiago.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Carte indiquant le nombre de familles déplacées et leurs communes d’origine, essentiellement des espaces centraux © JUAN CORREA

Ce nettoyage à la fois ethnique et économique s’est traduit concrètement par la déportation de quartiers entiers vers des zones périphériques peu ou pas connectées. On remarque à ce titre grâce aux productions graphiques du géographe urbaniste Juan Correa combien la ville-centre de Santiago et certaines de ses communes limitrophes ont été particulièrement touchées. Sélectionnés en fonction de leur intérêt économique, les quartiers déplacés ont accouché d’une ville hiérarchisée en fonction de la rentabilité.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Carte indiquant les zones où ont été relocalisées les familles déplacées (“erradicas”, arrachées à leurs racines, ndlr), essentiellement en périphérie

Cette réorganisation de l’espace à visée politique et financière a donc fixé des noyaux de peuplement répartis selon leurs caractéristiques socio-économiques. Il est d’ailleurs aisé de constater la corrélation entre certains des quartiers les plus concernés par cette déportation organisée et la distribution actuelle des groupes sociaux précédemment évoqués. Le quart nord-est de Santiago a ainsi vu s’y regrouper les élites et est aujourd’hui la zone la plus onéreuse de l’agglomération. Devenue une banlieue résidentielle aisée, c’est aussi une interface stratégique qui s’ouvre sur un espace touristique de premier plan pour ce qui est des sports d’hiver.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Distribution spatiale des groupes socioéconomiques du Grand Santiago. © JUAN CORREA

Surtout, puisque soumis aux lois du marché immobilier, le prix du sol a significativement augmenté – on constate une hausse de 105 % sur la dernière décennie selon Juan Correa. Outre un phénomène de gentrification « traditionnelle » autour des principaux lieux d’intérêt ou à fort potentiel économique, les agglomérations urbaines et particulièrement Santiago subissent en plus une autre hiérarchisation cette fois des sols eux-mêmes, que se disputent les promoteurs. Inégalités socio-spatiales entre citoyens donc mais aussi inégalités entre les entreprises elles-mêmes. Le prix du sol est aussi largement lié au développement des transports en commun. Et l’augmentation du prix du ticket de métro qui a fait descendre les Chiliens dans la rue n’était que la partie émergée de l’iceberg. À cause de la concurrence exacerbée et d’une intense activité de lobbying dans les secteurs des travaux publics, l’implantation ou le prolongement de lignes de transports en commun a pour conséquence première, plutôt que le désenclavement, une augmentation significative du prix des sols et avec eux du prix de l’immobilier.

Alors qu’une majorité y est très dépendante, il semble finalement favoriser une atteinte sérieuse au « droit à la ville »[9] pour de nombreux Chiliens, déjà repoussés en périphérie par le maillage hérité de la dictature. En avalisant le discours néolibéral et en organisant l’espace en fonction, le régime pinochetiste a ainsi largement produit les conditions d’une pauvreté multidimensionnelle. Aggravée par toutes les implications déjà évoquées, et ne pouvant se résorber par le seul volontarisme individuel, elle tend à se maintenir par inertie. 

UNE APPROCHE CRITIQUE DU DÉVELOPPEMENT AU PRISME DES « MASQUES DU TOURISME » : LA RÉGION DE VALPARAÍSO

Le fait touristique constitue un cas d’école. C’est aujourd’hui le secteur qui connaît la croissance la plus rapide (104 % entre 2008 et 2018)[10]. De plus, il s’insère à merveille dans le maillage hérité de la dictature – et tend à devenir un objet touristique, avec l’émergence d’un tourisme mémoriel. C’est d’ailleurs sous le régime de Pinochet que sont jetées les bases d’un modèle touristique chilien vraiment ambitieux avec la création du Sernatur (Servicio Nacional de Turismo), un organisme autonome disposant à l’origine de pouvoirs quasi coercitifs pour installer durablement le tourisme au Chili.

Le tourisme, et ses masques, pour reprendre la formule du géographe français Georges Cazes[11], sont un exemple probant des fameuses failles du modèle chilien dissimulées par un discours romantique sur le développement. Il est intéressant de constater comment la distribution des groupes socioéconomiques est aussi liée à la hiérarchisation qui est faite des territoires selon leur potentiel touristique. Mieux encore, les acteurs économiques des territoires concernés fabriquent une touristicité idéale[12] qui reprend les codes du discours néolibéral chilien. Le tourisme signerait ainsi l’essor du développement local et régional, promettrait l’insertion économique d’anciennes marges et offrirait de nombreuses perspectives pour de nombreux travailleurs.

La région de Valparaíso et Viña del Mar, en plus d’être depuis longtemps le coeur économique du pays pour sa façade littorale et portuaire est aussi la plus touristique (avec plus de 5 000 000 de visiteurs /an en 2018). Elle est vantée par le Sernatur comme une région aux multiples facettes, terre de naissance des plus célèbres noms de la littérature chilienne, parcourue à la fois de plages de sable blanc et de montagnes pour « amateurs de l’expérience outdoor »[13] ; elle a en plus la bonne idée de participer à hauteur de 3 à 4 % au PIB national et de générer plus de 5 % des emplois. Si le postulat d’un tourisme intégrateur est largement acceptable, particulièrement dans les régions extrêmes du Chili (Atacama, Patagonie), une approche plus fine est nécessaire pour y constater des inégalités d’échelles importantes.

Les premiers versants à l’ouest de Valparaíso, ville urbanisée du bas vers le haut, offrent ainsi une forme originale d’occupation du territoire dans les quebradas, sortes de marges naturelles en forme de vallées encaissées qui sont devenues au fil du temps des marges socio-économiques. Elles abritent des quartiers majoritairement informels, réunis autour d’une sociabilité nouvelle, face au désintérêt de la planification urbaine et à l’explosion du prix des sols et de l’immobilier, une dynamique qui n’est donc pas endogène au Grand Santiago.

http://revistainvi.uchile.cl/index.php/INVI/article/view/660/1098
Urbanisation du bas vers le haut et habitats informels dans les quebradas de Valparaíso. © ANDREA PINO VASQUEZ, LAUTARO OJEDA LEDESMA

S’il ne s’agit pas à proprement parler de bidonvilles car on y trouve une certaine mixité sociale, elles restent des périphéries majoritairement pauvres, délaissées et invisibilisées par l’apport d’un discours touristique sur le développement. Cet effet de relégation, alimenté par une croissance des coûts dans le centre-ville encourage le modèle du campement auto-construit[14] et pousse de plus en plus de néo-pauvres à venir y résider (un phénomène en hausse de 48 % sur la période 2011-2018 selon l’association Un Techo Para Chile). Surtout, cette forme d’urbanisation expose davantage ses habitants aux risques naturels liés à l’escarpement comme les glissements de terrain ou encore les incendies. En 2014 un incendie particulièrement marquant y avait notamment fait 15 morts.

http://www.atisba.cl/2014/04/incendio-en-valparaiso-57-de-las-viviendas-afectadas-pertenecen-a-familias-vulnerables-2/
Derrière un littoral gentrifié, la vulnérabilité notamment face aux incendies augmente avec l’exclusion sociale et l’urbanisation informelle © ATISBA.CL

Le tourisme incarne donc ce modèle de développement à deux vitesses – alors que 12 % des Chiliens déclarent n’effectuer aucun voyage sous quelque forme que ce soit durant l’année. Il constitue également un formidable outil de contrôle politique particulièrement en cette période de crise sanitaire, où la reprise progressive de l’activité touristique a été encouragée, pour ce qui est du tourisme intérieur, à l’aide de permis de voyages entre régions. Malgré une marge de manœuvre réduite pour les voyageurs, cela profite de fait aux Chiliens pouvant partir en vacances, et n’étant pas en quarantaine comme c’est souvent le cas des quartiers informels. Une planification qui impose donc ce qu’on pourrait appeler, en pastichant Henri Lefebvre, un droit au territoire à géométrie variable, dont les racines se trouvent davantage dans les inégalités chroniques du modèle chilien que dans la pandémie elle-même.

LE MODÈLE CHILIEN FACE À LA COVID-19 : DES CONSÉQUENCES À PLUS OU MOINS LONG TERME

https://www.france24.com/es/20200602-chile-pandemia-covid19-repunte-capacidad-hospitalaria-cuarentena
Face au mesures de confinement, les classes populaires ont manifesté leur désespoir. Ici, la banderole indique : « Si le virus ne nous tue pas, c’est la faim qui nous tue ». © Martín Bernetti / AFPi. Mai 2020

Si les premiers cas de coronavirus au Chili sont apparus dans les quartiers aisés, la contagion s’est rapidement déplacée vers les quartiers populaires (notamment le sud-est pour ce qui est de Santiago)[15]. Les inégalités socio-spatiales et leurs implications concrètes (promiscuité, hygiène difficile, désertification médicale) favorisent l’augmentation du nombre de malades, surtout du nombre de malades pauvres[16], tandis que la pandémie devrait générer au Chili d’ici la fin 2020 une augmentation de la seule pauvreté monétaire de près de 4 points. Pour le Grand Santiago, les statistiques livrent un constat accablant : le taux de mortalité pour 100 000 habitants est d’environ 2 à 2,5 fois plus élevé dans les quartiers au fort taux de pauvreté que dans les quartiers où ce taux est faible. Et ce parce que la distribution de la vulnérabilité suit ce même schéma. Les foyers les moins aisés sont plus exposés au virus, du fait de leur éloignement et car ils n’ont pas la même capacité à y faire face, en raison de leurs conditions de vie et de travail et du faible capital économique immédiatement mobilisable. Nous ne manquerons pas d’ailleurs de relever la proximité entre la distribution spatiale des groupes socio-économiques et celle de la vulnérabilité[17].

https://www.techo.org/chile/techo-al-dia/mapas-revelan-distribucion-de-vulnerabilidad-social-frente-al-covid-19/
Distribution socio-spatiale de la vulnérabilité face à la Covid-19. Il apparaît que les groupes socio-économiques les plus pauvres sont davantage exposés. © UN TECHO PARA CHILE

La crise économique n’a donc que révélé les failles du système lui-même. Née des mouvements sociaux et aggravée par la pandémie, elle a été jugulée dans l’urgence par des fonds a priori publics. Mais ces fonds proviennent en réalité et en grande partie des économies personnelles des Chiliens eux-mêmes via des systèmes d’ahorros [économies, ndlr] administrés par des organismes privés chargés de les mutualiser et de les faire fructifier. Cette interdépendance se retrouve dans le fonctionnement d’autres systèmes de pensions et notamment celui des retraites. Réforme entreprise au début de la dictature, l’abolition du régime par répartition et le passage à un système par capitalisation individuelle à travers des caisses – qui avaient le mérite rare de ne pas être en concurrence les unes avec les autres – promettait un taux de réversion particulièrement élevé. Mais les rendements ont été moindres, les placements risqués et la grande majorité des pensions sont aujourd’hui inférieures au salaire minimum alors que le taux de prélèvement sur salaire (10 %) reste inchangé. La réforme des retraites était d’ailleurs rapidement venue gonfler les revendications des manifestants considérant qu’elle n’a pas tenu ses promesses. En définitive, ces nombreux systèmes de capitalisation individuelle contribuent au contraire à figer les inégalités. Et ils ne sont pas de nature à répondre à des crises exceptionnelles comme la Covid-19 qui renforce la tension dans les groupes socio-économiques les plus poreux.

Le Chili est aujourd’hui à un carrefour et il serait faux de croire que le peuple est totalement uni. Mais le changement constitutionnel qui s’annonce semble bien confirmer la rupture avec le discours néolibéral qui a institué des inégalités profondes et enchevêtrées. Le résultat du référendum sonne comme une ouverture vers de nouveaux possibles ainsi que comme un nouveau défi : garder en vie les aspirations d’octobre 2019 qui ont récemment ressurgi à bien moindre échelle et lancer des transformations plus profondes sans se limiter aux plans juridique ou symbolique. 

Notes :

[1] A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome II, 1840

[2] https://lvsl.fr/chili-effondrement-systeme-pinochet/#sdfootnote1sym

[3] R. Théodore, « La légitimation des inégalités socio-économiques au Chili. Essai sur les imaginaires sociaux », Problèmes d’Amérique latine, 2016/3 (N° 102), p. 75-94

[4] H. Buchi, La transformación económica de Chile : del estatismo a la libertad económica, 1993

[5] Ndlr, par souci de clairvoyance, nous utilisons le dollar américain (et non le peso) comme échelle de valeur tout au long de l’article

[6] https://www.publimetro.cl/cl/noticias/2018/12/17/sondeo-publimetro-cuanto-costaria-subsistir-un-mes-en-chile-si-la-vida-se-tratara-de-circunstancias-promedio.html

[7] A. Fresno, R. Spencer, C. Zaouche-Gaudron, « Pauvreté au Chili », ERES, « Empan », 2005/4 no 60 | pages 133 à 141 

[8] http://observatorio.ministeriodesarrollosocial.gob.cl/casen-multidimensional/casen/docs/Resultados_pobreza_Casen_2017.pdf

[9] H. Lefevbre, Le Droit à la ville, 1968

[10] https://www.eleconomistaamerica.cl/economia-eAm-chile/noticias/10375101/02/20/Chile-promueve-la-naturaleza-y-la-aventura-como-motores-del-sector-turismo.html

[11] G. Cazes, G. Courade, « Les masques du tourisme », in Revue du Tiers-monde, 2004/2 (n° 178)

[12] https://www.elmostrador.cl/noticias/opinion/2014/04/23/valparaiso-las-elites-y-la-marginacion/

[13] https://www.sernatur.cl/region/valparaiso/

[14] A. Pino Vásquez, L. Ojeda Ledesma, « Ciudad y hábitat informal: las tomas de terreno y la autoconstrucción en las quebradas de Valparaíso », Revista INVI, 28(78), 109-140, 2013

[15] F. Vergara, J. Correa, C.Aguirre-Nuñez, « The Spatial Correlation between the Spread of COVID-19 and Vulnerable Urban Areas in Santiago de Chile », 2020

[16] https://www.ciperchile.cl/2020/10/17/hacinamiento-la-variable-clave-en-la-propagacion-del-covid-19-en-el-gran-santiago/

[17] https://www.techo.org/chile/techo-al-dia/mapas-revelan-distribucion-de-vulnerabilidad-social-frente-al-covid-19/