Exportation d’armes, symptôme d’une dépendance

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Avion de chasse Rafale RIAT 2009 © Tim Felce

Le 7 décembre dernier, le média et ONG Disclose a révélé une note rédigée par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) « classifiée défense ». Celle-ci s’opposait vigoureusement à la mission d’information parlementaire proposant d’impliquer le Parlement dans le processus de contrôle des exportations françaises en matière d’armement. La révélation de cette note interroge sur le processus actuel et la position du gouvernement autour d’un secteur vital pour l’économie hexagonale. La question du contrôle des exportations d’armement se pose avec d’autant plus d’acuité après le scandale de l’utilisation des armes françaises par la coalition de pays menée par l’Arabie Saoudite contre les populations civiles dans la guerre au Yémen en 2018, qualifiée par le secrétaire général adjoint des affaires humanitaires des Nations Unies, M. Mark Lowcock, de « pire crise humanitaire au monde ».

Complexe, robuste, opaque. Ces trois qualificatifs reviennent tout au long du rapport de 157 pages des deux parlementaires M. Jacques Maire (La République en marche, LREM) et Mme. Michèle Tabarot (Les Républicains, LR) pour définir le processus de contrôle des exportations françaises d’armement. Ce rapport, remis le 18 novembre dernier, propose « la création d’une commission parlementaire » dans le cadre du processus de contrôle. La veille, le 17 novembre, arrive sur la table du cabinet de M. Emmanuel Macron, Président de la République, une note « confidentiel défense » du Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN) qui avant même la diffusion du rapport, s’oppose à tous les arguments qu’il soulève. « Sous couvert d’un objectif d’une plus grande transparence et d’un meilleur dialogue entre les pouvoirs exécutif et législatif, l’objectif semble bien de contraindre la politique du gouvernement en matière d’exportation en renforçant le contrôle parlementaire », indique notamment l’un des passages de la note publiés par Disclose. Plus en avant, les analystes du SGDSN conseillent les membres du gouvernement concernés par la note sur la stratégie à adopter vis-à-vis du rapport parlementaire et de sa reprise par les médias et les ONG en vue d’éluder les volontés de transparence qui pourraient émerger à sa suite dans le débat public.

Matignon, le ministère des Armées, le ministère des Affaires étrangères et celui de l’Économie sont également destinataires de la note. En France, la constitution de la Ve République, en faisant du Président de la République le chef des armées, entérine la prééminence de l’exécutif sur le Parlement en matière militaire ; partant, cette tension entre le Parlement et le pouvoir exécutif concernant les exportations d’armes, chasse gardée de la raison d’État, n’a rien d’étonnant. Toutefois, la marge de manœuvre du pouvoir législatif grandit, comme l’a déjà révélé l’adoption par le Parlement de la loi renseignement de 2015 – prise sur initiative du gouvernement – qui avait fait grincer des dents dans certaines sphères étatiques et dont le rendu de la mission d’évaluation, prévu après cinq années son adoption, continue à soulever des interrogations sur sa véritable portée démocratique. 

La révélation de cette note vient à nouveau nourrir les débats autour de l’un des secteurs les plus importants de la politique commerciale française et pourtant l’un des moins connus du fait de l’opacité qui l’entoure.

Secret défense : exécutif, industriels et partenaires-clients main dans la main

Pour comprendre plus en avant les enjeux du rapport de la mission d’information parlementaire, il est nécessaire de définir le fonctionnement du processus actuel d’autorisation de l’exportation d’armements. Aujourd’hui, le contrôle des exportations d’armement est entièrement organisé par l’exécutif et se déroule en deux phases : la délivrance de licence d’exportation (contrôle a priori) et le contrôle sur place de l’utilisation du matériel de guerre vendu (contrôle a posteriori). Il s’articule autour d’un processus interministériel de délibération et de consultation jusqu’à la délivrance des autorisations d’exportation par le Premier ministre. Ce processus est mis en œuvre par la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre (CIEEMG) qui réunit le ministère des Armées, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et le ministère de l’Économie et des Finances. Celle-ci est présidée par le fameux SGDSN, service rattaché au Premier ministre, qui a rédigé la note parvenue à Disclose. Les services de renseignement interviennent également à titre consultatif, ajoutent les rapporteurs.

Concernant le contrôle a priori, les avis pour l’instruction de licence de la CIEEMG se fondent sur plusieurs critères dont entre autres l’expertise technique sur les matériels, l’emploi possible des équipements dont l’exportation est envisagée, l’impact stratégique de la vente, la soutenabilité financière des acheteurs ou encore le respect par la France de ses engagements internationaux et européens… Tout ce travail d’analyse et de délibération est réalisé sous le couvert du secret défense et ne circule donc qu’entre les ministères et entités concernés, l’exécutif se retrouvant seul juge de la qualité du processus d’examen. En 2019, 2,5% des demandes de licence ont été refusées par la France d’après le rapport. La faiblesse de ce chiffre suggère, selon Benjamin Hautecouverture, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) « que le critère du respect du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’Homme n’est pas déterminant dans les décisions de la CIEEMG, alors même que plusieurs pays clients de la France sont réputés commettre de telles violations».

L’autre versant de cette activité est le processus a posteriori qui repose sur plusieurs points dont le respect par les industriels des conditions qui ont pu prévaloir lors de l’accord de la licence d’exportation, la maintenance sur place ou encore la formation au maniement du matériel livré.

Ce suivi de contrôle, en plus de vérifier le respect des règles internationales, remplit plusieurs objectifs. Il permet premièrement au pays vendeur d’évaluer l’efficacité de son propre matériel ; deuxièmement, la présence sur place des formateurs ou des agents de maintenance industriels sert des visées diplomatiques en développant des partenariats stratégiques avec les pays acquéreurs. Enfin, les contrats de maintenance représentent une grande part des exportations d’armement, et viennent donc appuyer une industrie nationale qui représente, selon les chiffres, entre 7 et 13% des emplois industriels en France. En ce sens, il est essentiel de noter que la France est dépendante de ses exportations. Les marchés domestiques et européens ne suffisent pas à couvrir les dépenses et investissements liés à cette industrie qui représentent quelques 40 milliards d’euros cumulés dont 10 milliards en investissements en 2018, selon les chiffres de la Direction générale de l’armement. La France se retrouve donc contrainte de se tourner vers d’autres pays du globe, notamment ceux des zones de conflits du Moyen-Orient. Cette dépendance justifie t-elle l’opacité qui s’exerce autour du processus de contrôle ? 

 D’autant que la concurrence sur le marché est de plus en plus importante avec l’émergence dans de nombreux pays d’industries d’armement soutenues par l’augmentation des dépenses militaires à l’échelle mondiale. Selon le classement annuel de l’Institut de recherche sur la paix internationale de Stockholm (Sipri) publié en 2019, le chiffre d’affaires des cent industriels les plus importants au niveau mondial avait augmenté de 47% par rapport à 2002 pour atteindre 420 milliards de dollars en 2018. En parallèle, les volumes d’exportations d’armes majeures (missiles, avions de chasse, navires de guerre) ont augmenté de 20% sur la période 2015-2019 en comparaison à la période 2005-2009, toujours selon le même rapport 2019 du SIPRI. Ces chiffres soulignent l’importance du contrôle à effectuer. Celui-ci est ainsi entrepris par l’exécutif au travers de la CIEEMG et ses mécanismes couverts du sceau « secret défense ». Le rapport parlementaire souligne par ailleurs que les entreprises considèrent le contrôle a priori comme « intrusif » et privilégient le contrôle a posteriori. Celui-ci se déploie sur les domaines de conformité aux règles d’exploitation et la vérification des problèmes éthiques.

La coopération des pays partenaires et clients est une autre dimension essentielle du contrôle. Or l’accord ou le refus d’une licence implique des répercussions géostratégiques : la politique française d’exportation d’armements est en effet un levier d’action diplomatique pour la France, qui à travers le commerce des armes, soutient certains intérêts stratégiques. Disclose a par exemple révélé en septembre 2019 que les Rafales vendus à l’Egypte en 2015 avaient été utilisés pour soutenir le Maréchal Haftar dans sa conquête du pouvoir. Paris soutenait discrètement Haftar, malgré les critiques de la communauté internationale : les exportations d’armement à destination de l’Egypte furent donc un moyen d’affirmer cette ligne sans qu’elle donne pour autant lieu à une prise de position diplomatique claire.

Avion de chasse Rafale RIAR 2009 © Tim Felce

La décision d’accorder une licence d’exportation vers un pays donné peut également être un moyen de pression comme dans le cas destensions entre la France et la Turquie. Le Premier ministre grec M. Kyriakos Mitsotakis a ainsi annoncé, le 12 septembre 2020, une importante commande d’armes à la France dont 18 rafales auprès de Dassault Aviation pour un montant de 2,5 milliards d’euros. Cette commande intervient alors que la tension monte entre le régime turc de M. Recep Erdogan et la Grèce, pays de l’Union européenne, à propos de gisement d’hydrocarbures en Méditerranée orientale. La ministre des Armées Florence Parly s’est félicitée dans un communiqué de ce choix de la Grèce qui « vient renforcer le lien entre les forces armées grecques et françaises, et permettra d’intensifier leur coopération opérationnelle et stratégique ». Elle doit se rendre à Athènes, le 23 décembre pour conclure la vente. En plus de renforcer le partenariat stratégique franco-grec et de servir l’industrie aéronautique française, ce contrat sert donc aussi une visée diplomatique : il affirme le soutien français à la Grèce dans les tensions qui l’opposent à la Turquie et en creux, permet à Paris de mettre la pression sur Ankara.

Les enjeux diplomatiques, économiques, et juridiques liés au contrôle des exportations d’armement sont donc pour l’instant entre les seules mains du pouvoir exécutif, à travers les procédures de contrôle opérées par la CIEEMG.

Définir une arme : un enjeu crucial

Dans le cadre du respect des engagements internationaux, les rapporteurs insistent également sur un point fondamental : la définition des objets. Le cadre juridique définit deux types de biens : les matériels de guerre ou assimilés et les biens à double usage. 

L’appartenance à la catégorie des matériels de guerre dépend des caractéristiques décrites dans l’arrêté du 27 juin 2012 relatif à la liste des matériels de guerre et matériels assimilés. Cet arrêté définit toute une liste de biens produits exclusivement pour l’usage militaire, comme les canons, les véhicules terrestres type char ou les navires de guerre. La catégorie des biens à double usage intègre un grand nombre d’objets utilisés dans le civil et militarisables comme les satellites et leurs principaux composants ou encore les drones et les radars. 

La qualification de bien à double usage est régie par le règlement européen du 5 mai 2009 du Conseil de l’Europe, dont l’annexe 1 consolide les listes des régimes des biens à doubles usage dont le régime de Wassenaar sur le contrôle des exportations d’armes conventionnelles et de biens et technologies à double usage de 1987. Le contrôle des technologies à double usage tient à ce que, comme le relève le rapport parlementaire du 18 novembre 2018, certains États tentent parfois de se doter « d’armes de destruction massive en pièces détachées via des réseaux d’acquisition sophistiqués », justifiant ainsi « la mise en place d’un contrôle en amont du cycle d’élaboration, de production et de transport de telles armes ». Le contrôle des biens à double usage est réalisé par une instance consultative distincte de la CIEEMG, la Commission interministérielle des biens à double usage (CIBDU) dont les membres sont désignés par le ministre chargé de l’industrie. En pratique, le processus d’examen de cette commission est le même que celui de la CIEEMG. La principale distinction est que les biens à double usage sont soumis à un régime d’autorisation sauf interdiction à l’inverse des matériels de guerre et assimilés, régis par un régime de prohibition sauf autorisation. 

L’importance de la qualification de certains biens comme arme ou non définie par les traités internationaux et notamment le régime de Wassenaar qui en établit la liste est interrogée par les rapporteurs. « Des biens conçus pour un usage civil peuvent être détournés à des fins militaires ou de répression interne », soulignent-t-ils. Ils s’inquiètent de « certaines polémiques [qui] ont par exemple vu le jour à la suite de la vente, par la France, de camions anti-émeutes avec canon à eau à Hong-Kong, employés pour réprimer les manifestants qui protestaient contre la remise en cause de l’autonomie de la région administrative spéciale ». Ces camions, pour n’avoir pas été définis comme des armes, ont par exemple échappé au contrôle de la CIBDU. Selon le rapport, la définition stricte d’une arme est celle d’un objet conçu pour « tuer ou blesser ». Ces ambiguïtés concernant la définition de l’armement se nouent donc sous le voile du secret défense, et sous le seul contrôle du pouvoir exécutif.

Des hommes et des lois, propositions et illusion

C’est suite à la révélation par Disclose de la présence d’armes françaises dans le conflit au Yémen, utilisées notamment par la coalition de pays menée par l’Arabie Saoudite en 2015 que la création en avril 2018 d’une commission d’enquête parlementaire sur les ventes d’armes française aux acteurs du conflit au Yémen a été proposée par vingt députés de la majorité. Cette demande n’a pas abouti. Mais au regard de l’importance du sujet, la commission des affaires étrangères à l’Assemblée nationale a crée, en décembre 2018, une mission d’information parlementaire sur le contrôle des exportations d’armement dont est issu le rapport publié le 18 novembre 2020 par M. Jacques Maire (LREM) et Mme. Michèle Tabarot (LR). Long de quelque 157 pages, celui-ci après avoir défini de manière détaillée les conditions actuelles du processus de contrôle émet diverses propositions et en argumente les enjeux.

La première et principale d’entre elles est la création d’une délégation parlementaire au contrôle des exportations d’armement dotée d’un droit d’information et d’un droit à émettre des recommandations dans le cadre d’une base juridique retenue et sous couvert de confidentialité lors de certaines situations spécifiques dans le processus a posteriori. Outre sa mission principale de contrôle, les rapporteurs ajoutent que cette commission pourrait également enrichir le débat public en produisant un rapport annuel, contribuer aux échanges avec le Gouvernement au sein des commissions concernées de l’Assemblée nationale et animer un débat « hors-les-murs ». Le pouvoir législatif se verrait ainsi doté d’un droit de regard et de conseil sur des décisions prises aujourd’hui en toute opacité par le seul pouvoir exécutif. 
Concernant les biens à double usage, les rapporteurs préconisent la création d’une liste nationale de bien inclus dans cette catégorie. Celle du régime de Wassenaar, du fait de son caractère international, étant contrainte « par les vicissitudes des négociations ». Pour appuyer cette proposition, les deux députés soulignent que le fonctionnement actuel fait courir des risques à la France sur plusieurs points. Sur son sol, la sensibilisation de la population par les médias et ONG, comme cela a été le cas avec le scandale du Yémen.

Selon Amnesty International, 83 % des Français pensent que le commerce d’armement manque de transparence et 77 % que le commerce des armes devrait faire l’objet d’un débat public en France.

Selon les auteurs du rapport Jacques Maire (LREM) et Michèle Tabarot (LR) en n’intégrant pas le Parlement à l’inverse d’autres pays, comme par exemple l’Allemagne, dont l’armée n’agit que sous mandat parlementaire ou la Suède, la France crée un sentiment de défiance à son égard du fait de son statut de puissance militaire. La France est aujourd’hui la cinquième puissance militaire mondiale, et est devenue, à la faveur d’une augmentation de 77 % de ses ventes en 2019, le numéro 3 mondial des vendeurs d’armes.

Mais de manière plus contestable et moins réaliste, les députés mentionnent également la relation de la France avec les pays européens : les rapporteurs insistent particulièrement sur ce point en agitant le miroir d’une Europe de la défense. S’ils reconnaissent le caractère fantaisiste d’un vote à l’unanimité sur chacune des exportations d’armement nationales, ils n’en plaident pas moins pour le renforcement de la Position Commune sur les exportations d’armement. Cette « mise en commun normative et pratique » servirait, selon les députés, à faire pièce à la concurrence internationale de pays comme la Chine ou les États-Unis. Pour ces derniers, le marché intérieur européen couvre les investissements dans le domaine de l’armement. Un dialogue interparlementaire pourrait ainsi, selon les rapporteurs, prévaloir afin de renforcer la coopération européenne. Cette question d’une éventuelle européanisation du contrôle du commerce des armes est balayée par la note du SGDN, qui souligne la position réelle de la France à ce sujet, et craint « le risque d’un effet de bord qui exposerait notre politique à des enjeux internes propres à certains de nos voisins européens », comme le précise le document révélé par Disclose. Pour le gouvernement, les domaines de la défense sont un des piliers de souveraineté nationale à défendre absolument. Cette question de l’européanisation du contrôle des exportations fait resurgir les débats sur l’Europe de la défense : si cette idée est presque irréaliste dans la pratique, elle n’en constitue pas moins un vocabulaire très utilisé par les dirigeants politiques, détournant par des effets d’annonce l’attention des questions sociales dans l’espace de l’Union, et permettant à peu de frais d’afficher des convictions européistes. 

Bras de fer avec l’Allemagne

Par rapport à cette question, l’opacité du système français fait défaut, signalent les députés. Ils citent en exemple l’Allemagne, qui plaide tout simplement pour une européanisation du contrôle des exportations d’armement. La question est souvent soulevée outre-Rhin dans le débat public notamment par le SPD, Die Linke et les Verts. Cette radicalité, précisent-t-ils, est le fait de la volonté allemande d’amener la responsabilité sur l’UE de « décisions nationale très impopulaires auprès de l’opinion publique ». Pour l’Allemagne, il s’agirait ainsi de détourner des décisions difficiles à prendre sur les épaules de l’Union Européenne dans la mesure notamment où celle-ci est moins dépendante économiquement que la France de ses exportations d’armement et se retrouve en concurrence avec la France, dans un domaine où la diplomatie militaire française pèse bien davantage dans les enceintes internationales. La difficulté de réunir les votes des pays de l’Union Européenne à l’unanimité constituerait pour la France une concession de souveraineté inconcevable. 

Si une démocratisation des exportations d’armement est bien nécessaire, il faut donc analyser la position allemande de manière réaliste : derrière les arguments de pression populaire, l’Allemagne cherche dès lors à maximiser ses intérêts. Et son cas est significatif de la lutte autour des enjeux de l’européanisation de la défense, source traditionnelle de dissensions entre la France et l’Allemagne. Un bras de fer se joue depuis des années entre les deux pays, oscillant entre opposition et coopération. Le récit de cette lutte démarre avec les accords « Debré-Schmidt » de 1972 dont l’article 2 prévoyait, que sauf cas exceptionnel, « aucun des deux gouvernements n’empêchera l’autre gouvernement d’exporter ou de laisser exporter dans des pays tiers des matériels d’armement issus de développement ou de productions menés en coopération ».

L’accord est significatif car de nombreuses armes produites par la France sont dotées de composantes de fabrication allemande. Cet accord préserve donc la souveraineté nationale des deux pays en matière d’exportation. Toutefois l’Allemagne a progressivement remis en cause ce principe au fil des années, en particulier après la crise au Yémen en 2018. Par le blocage de ses exportations de composants, en 2019, l’Allemagne a ainsi contraint la société MBDA dans son désir d’exporter le missile Meteor vers l’Arabie Saoudite. Le contournement par la France du problème se réglerait par des commandes auprès des États-Unis, confie M. Daniel Argenson, directeur de l’Office français des exportations d’armement (ODAS). Un pari perdant-perdant dans le recherche d’une entente européenne commune. Car les États-Unis, forts de la réglementation ITAR (International Traffic in Arms Regulations), peuvent imposer leurs contraintes à la France et gagner en influence, tout en s’octroyant des parts de marché. Les règles ITAR stipulent notamment « que dès lors qu’un sous-ensemble de produit entre dans le champ ITAR, c’est l’ensemble du produit qui est soumis au contrôle américain », comme le précisent les deux députés français. 

Missile Meteor

Pour résoudre la tension de ce blocage, qualifiée par les industriels auprès des rapporteurs de « plus problématique » que la réglementation états-unienne, les deux parties ont tenté de nouveaux rapprochements. En 2019, le traité d’Aix-la-Chapelle est signé le 22 janvier 2019. Il définit alors la volonté politique commune dans la définition d’un cadre d’exportation. Quelques mois plus tard, le 16 octobre 2019, à la sortie du Conseil des ministres franco-allemand, est annoncé un accord juridiquement contraignant reposant sur la confiance mutuelle pour les programmes conduits en coopération et les systèmes contenant des composants de l’autre pays. L’article 3 de cet accord stipule en particulier que « dès lors que la part des produits destinés à l’intégration des industriels de l’une des parties contractantes dans les systèmes finaux transférés ou exportés par l’autre partie contractante demeure inférieure à un pourcentage arrêté au préalable par accord mutuel entre les partie contractantes, la partie contractante sollicité délivre les autorisations d’exportation ou de transfert correspondantes sans délai, sauf de façon exceptionnelle, lorsque ce transfert ou cette exportation porte atteinte à ses intérêts directs ou à sa sécurité nationale ». L’annexe 1 de l’accord fixe à 20% le seuil de la valeur du système final en projet d’exportation.

Sous cet angle, les raisons commerciales et géostratégiques semblent prévaloir de la part des deux pays. L’Allemagne, malgré les prises de position du gouvernement de la chancelière Angela Merkel, a en effet été également secouée par des affaires liées à ses exportations. En 2012, par exemple, les tractations autour de la vente de 800 chars allemands Léopard 2 à l’Arabie Saoudite pour 10 milliards d’euros ont été l’objet d’une forte opposition de la part des mouvements pacifistes et écologistes d’Outre Rhin. L’argument d’opposition était le non-respect des droits humains par l’Arabie Saoudite. Soumise à la pression populaire et aux anathèmes des partis d’opposition, Angela Merkel renonça à ce contrat, à l’approche des élections législatives. En 2018, la position allemande se durcissait face à Ryad après le meurtre du journaliste Jamal Kashoggi et proclamait un embargo sur l’exportation d’armements à destination de l’Arabie Saoudite. Or selon un article du Centre de ressource et d’information sur l’intelligence économique et stratégique, l’Allemagne a permis à ses industriels la livraison d’armes aux saoudiens par l’entremise de leurs filières à l’étranger.

 Impliquer le Parlement, un remède démocratique

« La guerre, ce mal insupportable parce qu’il vient aux hommes par les hommes », écrivait Jean-Paul Sartre, semble alors mieux encadrée quand la responsabilité populaire à travers le Parlement est invoquée. Aux Pays-Bas, le contrôle parlementaire a par exemple empêché, en 2012, la vente de chars à l’Indonésie après la crainte que ceux-ci soient utilisés contre le mouvement séparatiste de Papouasie-Nouvelle-Guinée, comme l’expose l’Observatoire des armements, dans une note analysant le fonctionnement des contrôles parlementaires néerlandais, britanniques et allemands. À cet égard, le pouvoir législatif se retrouve pleinement dans son rôle de contre balancier du gouvernement et de support démocratique majeur. Enfin, sauf quand la CIA intervient. En faisant un pas de côté, l’exemple de tentative de blocage de la commission de contrôle des exactions commises a Guantánamo par l’agence de renseignement états-unienne interroge sur les limites que peut rencontrer un Parlement sur des sujets qui révèlent de la raison d’État.

Néanmoins, démocratiser le processus de contrôle des exportations d’armement en y incluant une commission parlementaire peut apparaître comme un remède supplémentaire à « ce mal insupportable » qu’évoque Sartre. Car la guerre brise les vies et c’est sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale que nombre des engagements internationaux de la France se sont fondés. La Déclaration des droits de l’Homme de 1948 de l’ONU, ou la Convention européenne des droits de l’Homme de l’Union européenne de 1950 en sont les actes fondateurs. Entretemps, en 1949, les accords de Genève sont signés et mettent l’accent sur l’importance de la protection des civils en temps de guerre.

Depuis la France a ratifié, à travers l’adoption par le Conseil de l’Union européenne en 2008, la Position Commune qui régit le contrôle des exportations de technologies et d’équipements militaires. Ce texte stipule notamment que « les États membres sont déterminés à empêcher les exportations de technologies et d’équipements militaires qui pourraient être utilisés à des fins de répression interne ou d’agression internationale, ou contribuer à l’instabilité régionale ». En 2014, enfin, une ratification a été faite du Traité sur le commerce des armes (TCA), adopté en avril 2013 par l’Assemblée générale des Nations-unies. Ce dernier a pour but la régulation du commerce des armes et notamment l’importance de l’évaluation par le gouvernement des risques de l’exportation et interdit tout transfert de matériel sujet à des risques de violation du droit humanitaire. Il s’avère toutefois non contraignant…

Les ONG comme palliatif ?

La mission parlementaire de M. Jacques Maire et Mme. Michèle Tabarot est ainsi comme un prémisse de remède qu’on ne teste sous peur des effets secondaires et dont s’inquiètent la note du SGDSN. Parmi ces principes actifs, se trouve le travail des ONG. En particulier, la campagne Silence ! on arme d’Amnesty International dénonce «l’omerta » autour du processus de contrôle des exportations et revendique que « la question de la vente des armes doit devenir un enjeu du débat démocratique ». Face à cette prise de position radicale, des questions se posent. Et ce sont des enjeux plus globaux de société qui transparaissent en ligne de fond. 

Avec près de 60 milliards d’euros de déficit commercial en 2019, l’économie française se retrouve dopée par son industrie d’armement. La note du SGDSN publiée par Disclose souligne ainsi que la démocratisation de la question pourrait « entraîner des effets d’éviction de l’industrie française dans certains pays », évoquant le risque que « les clients» puissent être « soumis à une politisation accrue des décisions », nuisance pour les affaires, par la « fragilisation de notre crédibilité et de notre capacité à établir des partenariats stratégiques sur le long terme, et donc de notre capacité à exporter ». Le rapport parlementaire insiste sur la dépendance de la France dans le secteur. En 2019, les ventes d’armes ont atteint 8,3 milliards d’euros selon rapport au Parlement 2020 sur les exportations d’armes du ministère des armées. Et la loi de programmation 2019-2025 prévoit une augmentation des moyens financiers consacrés à l’industrie de défense. Dès 2022, le soutien à l’innovation par le ministère des Armées sera porté à 1 milliard d’euros par an. 

Ces informations là, quant à elles, sont publiques et témoignent de la direction politique et économique du gouvernement dans sa dépendance. En 2019, contrainte de s’expliquer devant la commission de défense et des forces armées de l’Assemblée Nationale après l’affaire du Yémen, la Ministre des Armées Florence Parly a déclaré lors de cette séance houleuse, « l’Europe, on peut le regretter, ne peut être le seul marché de substitution du marché national : elle dépense trop peu pour sa défense, et quand elle le fait, elle achète encore trop peu au sein de l’Union européenne, et plutôt en dehors de l’Union européenne. Nous n’avons donc pas le choix : il nous faut exporter »Le CNRTL définit la dépendance comme « l’état d’une personne qui est ou se place sous l’autorité, sous la protection d’une autre par manque d’autonomie ». L’implication du Parlement dans le processus de contrôle pourrait soulager cet état. Pour en sortir, certains parlent de décroissance. Il faut toutefois craindre que les exportations d’armement, en plus de représenter parfois des entorses aux droits humains, ne finissent par constituer un handicap stratégique : les coups médiatiques portés à l’exécutif suite à la révélation de la présence d’armes françaises au Yémen semblent bien plus élevés que les avantages financiers retirés de la conclusion de ces contrats.

Sources :

– Maire Jacques et Tabarot Michèle, Rapport d’information sur le contrôle des exportations d’armement, 18 novembre 2020.

– « Ventes d’armes : en secret, l’executif déclare la guerre au Parlement », Disclose, 7 décembre 2020.

– Dancer Marie, « L’armement, une industrie jugée stratégique pour la France », La Croix, 10 juillet 2019.

– SIPRI 2019 Yearbook.

– « Libye : Haftar et le soutien des rafales égyptiens », Disclose, 15 septembre 2019.

– « La Grèce commande des Rafales à la France, sur fond de tensions avec la Turquie », Capital

– Federico Santopinto, Crise libyenne, rôle et enjeux de l’UE et de ses membres, Notes du GRIP, 29 janvier 2018.

– Baeur Anne, « Rafale : la Grèce souhaite conclure l’achat de 18 avions avant Noël », Les Echos, 18 décembre 2020.

– Tristan Lecoq, François Gaüzère-Mazauric Défense de l’Europe, défense européenne, Europe de la défense –Cahier de la RDN, préface p. 5-10, 5 septembre 2019.

– Cabirol Michel, « L’Allemagne bloque l’exportation du missile Meteor de MBDA vers L’Arabie Saoudite », La Tribune, 5 février 2019.

– Schnee Thomas, « Scandale autour de la vente de 800 chars allemands à l’Arabie Saoudite », L’Express, 22 juin 2012.

– Lopez Thimothé, « Allemagne : des ventes d’armements à haut risque ? », Centre de ressources et d’information sur l’intelligence économique et stratégique, 14 novembre 2019.

– Fortin Tony, « Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni : quand le débat parlementaire fait reculer le gouvernement », Observatoire des armements, 16 novembre 2020.

– Bonal Cordélia, « Comment la CIA a délocalisé ses centres de tortures », Libération, 14 décembre 2014.

– « Silence ! on arme », Amnesty International

Rapport au Parlement 2020 sur les exportations d’armement de la France, Ministère des Armées, 29 août 2020.

La Heritage Foundation, puissante fondation néoconservatrice derrière Donald Trump

Un discours de Donald Trump auprès de la Heritage Foundation en 2017 © Alexandra Jackson

En 2016, l’élection de Donald Trump avait bouleversé la classe politique américaine. Relativement isolé, le nouveau président était porteur d’un programme peu construit lorsqu’il est arrivé au pouvoir. Il se devait de structurer une action programmatique avec une équipe pour la porter. Le milliardaire s’est ainsi tourné vers la frange néoconservatrice du Parti républicain – tournant le dos à son aile isolationniste, qu’il avait pourtant courtisée. Il a trouvé dans la très influente Heritage Foundation le réseau et l’agenda programmatique qui lui manquaient. Interventionnisme en politique étrangère, libéralisme économique et conservatisme sociétal : depuis le commencement de sa présidence, Donald Trump demeure fidèle aux grandes lignes de la fondation.


« La mission de la Heritage Foundation est de promouvoir des politiques publiques conservatrices basées sur les principes de la libre entreprise, du gouvernement limité, de la liberté individuelle, des valeurs américaines traditionnelles et d’une solide défense nationale ». C’est ainsi que l’institution dépeint sa fonction.

En 2007, l’organisme était déjà désigné comme le « think tank conservateur le plus écouté aux États-Unis » par les chercheurs de l’Observatoire européen des think tanks[1], mais son influence semble s’être encore accrue depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.

Au niveau international, le think tank est en faveur d’une démonstration de force des États-Unis, ainsi que d’un renforcement des alliances avec les Européens pour lutter contre la « menace russe ».

Le courant néoconservateur a subi de nombreuses évolutions au fil du temps. À l’origine, on pouvait le considérer comme une doctrine visant simplement à promouvoir un agenda expansionniste pour les États-Unis dans les relations internationales. Au fil du temps, il s’est teinté d’une coloration résolument libérale sur le plan économique, et conservatrice sur le plan des moeurs. C’est donc tout naturellement qu’il trouve aujourd’hui ses alliés tant du côté de la droite religieuse que des néolibéraux.

Aux origines de la Heritage Foundation

Comme nombre de think tanks de cette famille politique, sa création fait suite au fameux « Memorandum de Powell » [2] de 1971. Ce plan d’action, rédigé par Lewis Powell Jr, défendant la création de nouveaux lobbies et think tanks visant à porter des idées néoconservatrices. Violemment anti-communiste sur le plan international, il s’attaquait de front au New Deal en appelant à des politiques favorables à la « libre entreprise ».

Le logo de la Heritage Foundation

C’est en 1973 que la Heritage Foundation voit le jour, à l’initiative du milliardaire et entrepreneur Joseph Coors, co-propriétaire de la Coors Brewing Company.

Proche du Parti républicain sous Ronald Reagan, l’organisation parviendra à peser sur sa présidence, ainsi que sur la ligne politique du Parti républicain pendant les décennies suivantes. Le think tank soutiendra la Première Guerre du Golf sous George Bush. Ce dernier suivra une partie des recommandations de l’organisation sur les questions budgétaires. La Heritage Foundation verra également d’un bon œil la présidence de Bush fils et ses diverses interventions à l’étranger. De surcroît, le tournant néolibéral du Parti républicain a été fortement applaudi par la fondation.

Après un passage à vide pendant la présidence de Barack Obama, son influence s’est considérablement renforcée avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.

L’événement le plus important du travail de l’institution est la publication de son « Mandate for Leadership ». Il s’agit d’une série de livres publiés généralement peu avant une élection présidentielle. Ils dressent un rapport des différentes mesures conservatrices supposées nécessaires pour le redressement du pays. Le premier rapport pensé en 1979 avait été publié pour les élections de 1981. Suivirent six autres ouvrages, le dernier étant paru en 2016 durant la campagne électorale ; il a beaucoup influencé le nouveau président américain. Depuis décembre 2017, c’est une nouvelle présidente qui dirige la Heritage Foundation en la personne de Kay Coles James, ancienne membre de l’administration de George W. Bush. Signe des liens étroits tissés entre le nouveau président et la fondation, elle a été nommée membre de la « Commission du centenaire du droit de vote des femmes » par Donald Trump en septembre 2018.

Force de frappe médiatique

L’organisation dispose d’une communication bien rodée. Très présente sur les réseaux sociaux, elle bénéficie de 660 000 followers sur Twitter, quand son compte facebook est suivi par 2 millions de personnes. Depuis 2014, le think tank possède aussi son média numérique : le Daily Signal, auquel participe une centaine de leurs experts. Ce dernier permet d’élargir la communication de la fondation en lui donnant un aspect plus neutre. La Heritage Foundation organise également de nombreuses conférences et réceptions réunissant la fine fleur des mouvements conservateurs. En 2017, elle avait d’ailleurs convié le président Trump à son traditionnel « President’s Club annual meeting » qu’elle donne tous les ans.

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Donald Trump au « President’s Club annual meeting » en 2017  ©Gage Skidmore

La fondation revendique aujourd’hui plus 500 000 donateurs. Elle dépenserait chaque année près de 80 millions de dollars dans divers programmes (éducatifs, rapports…) visant à imposer leurs idées. Elle organise par exemple des centres de formations pour les futures élites dirigeantes.

L’influence de la Heritage Foundation sur la présidence Trump

La campagne populiste de Trump autour du mot d’ordre America First s’est faite sans réelle vision d’ensemble. Le candidat a bien sûr répété à l’envie ses diatribes contre l’immigration, le libre-échange ou les impôts, mais ses mesures étaient souvent floues, voire contradictoires. Il a pu trouver dans la Heritage Foundation un projet néoconservateur cohérent pour gouverner.

Le think tank a publié pour les présidentielles de 2016 un nouveau « Mandate for leadership » décrivant toutes les mesures devant être mises en place par un nouveau président conservateur.

Ce programme est divisé en trois parties. Il comprend une réorganisation de l’administration visant à réformer ou supprimer des programmes jugés trop coûteux comme l’Obamacare ; une exception est prévue pour le budget de la défense, dont la fondation promeut au contraire l’accroissement. En douze ans, ce n’est pas moins de dix mille milliards de dollars que la Heritage Foundation propose au gouvernement américain d’économiser. Elle se prononce également en faveur de nombreuses privatisations, ainsi que pour la suppression de régulations et de taxes, accusées d’être des freins à la compétitivité économique. Ce nouveau programme rejette toute préoccupation écologique, défendant une sortie des accords de Paris et l’utilisation des énergies fossiles.

Sur le plan sociétal, ce plan de gouvernement fait peu de cas de la défense des minorités. Il s’oppose nettement à l’avortement et défend le second amendement, qui concerne le droit de porter une arme.

Au niveau international, le think tank est en faveur d’une démonstration de force des États-Unis, ainsi que d’un renforcement des alliances avec les Européens (la Grande-Bretagne en priorité) pour lutter contre la « menace russe ». Il alterne entre défense agressive d’accords de libre-échange et mesures protectionnistes pour défendre certains secteurs américains.

« le président Trump a connu une première année extraordinairement réussie ».

Trump suit scrupuleusement de nombreuses recommandations de la Heritage Foundation [3]. Il a relayé dans un tweet posté en Février 2018 les dires de l’organisation, selon lesquels il aurait mis en place 64% de ces mesures en une année de présidence.

https://twitter.com/realdonaldtrump/status/968818810005450752
Trump annonce avoir suivi 64% des recommandations de la fondation dès sa première année à la présidence

Thomas Binion, directeur des relations avec le Congrès et le pouvoir exécutif à la Heritage Foundation l’a reconnu d’ailleurs sur Fox Business, en janvier 2018. Pour lui, « le président Trump a connu une première année extraordinairement réussie ».

La Heritage Foundation a tenu une classification des 334 mesures issues de ses rapports, pour juger de leur suivi par le pouvoir exécutif[4]. Ainsi, 215 recommandations de l’organisation sur 334 auraient été adoptées par l’administration Trump dès sa première année.

Sur le plan des relations internationales et des questions de défense, le retrait des États-Unis de l’accord de Paris et de l’Unesco, ainsi que la hausse spectaculaire des dépenses militaires (de 54 milliards de dollars pour la première année, soit une augmentation de 9%) s’inscrivent dans l’esprit de la fondation. Contrairement à ce que laissent à penser les accusations d’isolationnisme que subit le président, lancées par nombre de démocrates, c’est bien une doctrine néoconservatrice qui préside à l’orientation géopolitique de Donald Trump.

Il proclame haut et fort sa volonté de mener à bien une politique de regime change à l’encontre des adversaires traditionnels des États-Unis – Iran et Venezuela au premier chef. Des sanctions économiques d’une grande brutalité ont été votées à l’encontre de ces pays, qui n’épargnent pas la Russie. Les relations avec Moscou ont continué de se détériorer sous la présidence Trump, scandée entre autres par l’expulsion de 60 ambassadeurs russes, la nomination de « faucons » anti-russes comme ambassadeurs en Allemagne ou à l’ONU, le bombardement unilatéral des forces de Bachar-al Assad en Syrie, ainsi que la signature d’un décret autorisant la livraison d’armes létales en Ukraine. À l’exact opposé du récit médiatique entretenu par les démocrates d’une collusion entre Vladimir Poutine et Donald Trump, Glenn Greenwald note dans The Intercept que « l’administration Trump s’est montrée davantage belligérante à l’égard de Moscou que l’administration Obama ne l’a été ».

Sur le plan économique, Donald Trump a initié des réductions budgétaires dans la plupart des secteurs. La justice, l’éducation, le logement ou encore le transport ont été les premiers budgets touchés par ces coupes. Donald Trump a également favorisé les privatisations comme celle du service de navigation aérien l’ATO (Air Traffic Organization) recommandé par la Heritage Foundation.

C’est également une certaine conception des mœurs qui rapproche le nouveau président des dirigeants de la fondation. Trump s’est en effet affiché de nombreuses fois en tant que défenseur du port d’armes et opposant à l’avortement. Il s’est d’ailleurs illustré comme étant le premier président américain à avoir participé à une marche « pro-vie » – un événement organisé par de nombreuses organisations conservatrices le 24 janvier 2020.

Le noyautage de la Heritage Foundation au sein de l’administration Trump

Si la fondation tente d’influer sur l’action publique comme un agent extérieur en produisant un travail de lobbying, elle a également acté qu’il lui faudrait placer ses pions directement au sein des plus hautes instances de l’État américain. En plus de son programme, la Heritage Foundation a donc cherché à approvisionner l’équipe dirigeante du président avec des personnalités issues de ses rangs.

Peu après les élections, une rencontre aurait eu lieu entre Trump et un des dirigeants de l’organisation. Le New York Times relate cet entretien entre le président et Ed Corrigan, alors vice-président à la promotion des politiques publiques à la Heritage Foundation [5]. Le nouveau dirigeant n’ayant pas réellement anticipé sa victoire, l’organisation conservatrice lui a donc fourni ses conseils pour former un gouvernement et une administration. Quelques années plus tôt, le think tank avait inventorié une liste de plus de 3000 noms de personnalités américaines, toutes issues de mouvements néoconservateurs, et désireuses de servir dans un gouvernement post-Obama.

La victoire de Donald Trump, dans ce contexte, fut pour la fondation une consécration. Le nouveau président n’a pas manqué d’utiliser ce répertoire au moment de la constitution de ses équipes. Ainsi, on comptabilisait en juin 2018 près de 66 membres issus de cette liste servant dans l’administration de Trump.

Parmi ces bienheureux, certains ont d’ailleurs hérité d’une tâche importante. On peut citer entre autre :

  • Scott Pruitt, Directeur de l’Agence de Protection de l’Environnement (EPA) avant sa démission le 05 Juillet 2018. Climato-sceptique notoire, ses liens privilégiés avec l’industrie du pétrole et ses multiples dérives avaient finis par le pousser à démissionner.
  • Betsy DeVos, Secrétaire à l’Éducation. Milliardaire, son incompétence et sa volonté de calquer le modèle de l’école privée catholique à l’enseignement public lui ont attiré de nombreuses critiques.
  • Mick Mulvaney, nommé directeur du budget de l’État fédéral puis chef de cabinet en décembre 2018. Il assurait anciennement un poste d’élu à la Chambre des représentants sous l’étiquette du Tea Party.
  • Rick Perry, Secrétaire à l’Énergie, démissionnaire en Décembre 2019. Cet ancien gouverneur du Texas est connu pour son opposition forcenée à l’avortement et sa défense du port d’armes.
  • De cette liste, le plus connu reste Jeff Sessions. L’ancien attorney general (ou ministre de la Justice) a quitté son poste en novembre 2018. Son départ résulte de pressions exercées par Donald Trump qui ne lui avait pas pardonné de s’être récusé pendant l’enquête sur les ingérences russes. Sessions avait pourtant été l’un des premiers soutiens de Trump durant les présidentielles, assurant même un rôle de conseiller sur l’immigration. Cet ancien sénateur de l’Alabama assurait la ligne la plus conservatrice du parti Républicain.

Au total ce sont donc près de 70 personnalités issues du répertoire de la Heritage Foundation qui ont intégré l’administration Trump. Mais l’objectif du think tank n’est pas seulement d’immiscer des personnalités néoconservatrices au sein des cabinets de l’exécutif. L’organisation lorgne également du côté du pouvoir judiciaire. Le système américain est différent du nôtre : dans ce pays, les juges ont un rôle quasi-politique, notamment au sein de la Cour suprême.

La Heritage Foundation et la Cour suprême

Son rôle est fondamental aux États-Unis. Sa fonction est de statuer en dernier recours en faveur ou en défaveur d’une décision prise dans l’un des cinquante États, ou par l’État fédéral. Elle est censée être le garant de la constitutionnalité des textes de lois. Sa jurisprudence est donc suivie par tous les États américains, ne pouvant être modifiable que par elle-même. Selon sa composition, des revirements ont ainsi pu avoir lieu sur des décisions centrales.

Du fait de leur pouvoir, le choix des neuf juges est donc décisif. Les mouvements néoconservateurs comme la Heritage Foundation pèsent donc de tout leur poids pour pouvoir influer sur leur nomination.

En mars 2016, le directeur du Centre d’Edwin Meese III John G. Malcolm, qui supervise le travail de la Heritage Foundation sur les questions constitutionnelles, publiait une note dans le Daily Signal [6]. Dans celle-ci, il constituait une liste de 8 candidats potentiels au poste de juge à la Cour Suprême. Cette recherche de remplaçants faisait suite à la disparition de l’un des membres de la haute juridiction : le juge Antonin Scalia. L’ultraconservateur était décédé un mois plus tôt et Barack Obama, soumis à l’opposition du Sénat, n’avait jamais réussi à le remplacer avant l’élection présidentielle.

Dans son article, Malcolm pointe également l’âge avancé de certains juges progressistes comme Ruth Bader Ginsburg ou Stephen Breyer. La Cour Suprême risquait donc bien de subir un renouvellement. Et la Heritage Foundation – ainsi que d’autres organisations conservatrices comme la Federalist Society – misait sur la victoire d’un ultraconservateur pour pouvoir y imposer ses candidats.

Donald McGahn, qui devient après l’élection de Trump conseiller juridique de la maison blanche, va superviser avec elles la constitution d’une liste totale de vingt-six candidats. Ils seront évidemment tous choisis du fait de leur profil néoconservateur, McGahn étant lui même membre de la Federalist Society.

En Mai 2016, le candidat Donald Trump sort son premier rapport comprenant les potentiels candidats qu’il tenterait d’investir une fois président [7]. Sur les onze noms dévoilés, on en retrouve cinq issus de la liste de John Malcolm de la Heritage Foundation. Il ajoutera en Septembre 2016, dix nouveaux noms avec deux autres personnalités provenant du court répertoire constitué par l’organisation [8].

Arrivé au pouvoir, Donald Trump tente rapidement de combler le poste vacant du juge Scalia. Il choisit de nominer Neil Gorsuch. Un choix peu étonnant, celui-ci faisant parti de la liste des dix nouveaux noms publiée en Septembre 2016. Ce juge à la cour d’appel est apprécié pour sa « lecture originelle » de la constitution. Il recevra donc un fort soutien de la Heritage Foundation, qui va faire campagne pour lui.

Gorsuch est validé par le Sénat en Avril 2017 après une âpre bataille parlementaire. Mais cette nomination n’entérine que le remplacement d’un juge conservateur (Scalia) par un autre juge conservateur. Trump espérait pouvoir rapidement changer le rapport de force avec les démocrates au sein de la Cour Suprême.

Il décide donc d’ajouter encore cinq noms de juges potentiels en Novembre 2017 [9], portant à vingt-cinq sa liste entamée par l’élection de Neil Gorsuch. Encore une fois, l’un d’entre eux est issu du rapport de John Malcolm de la Heritage Foundation. Au total, sept des huit noms de sa liste auront été utilisé. Et Donald Trump voit encore le vent tourner. Après avoir fait pression dans ce sens, le juge Anthony Kennedy décide de prendre sa retraite le 28 Juin 2018. Ce juge plus libéral que conservateur avait été nommé par Reagan en 1988. Il assurait à la Cour un rôle de juge pivot. Il faisait ainsi plus souvent pencher la balance du côté démocrate plutôt que de celui des conservateurs.

Pour le remplacer, Trump choisit de nominer l’ultraconservateur Brett Kavanaugh. Une nomination sans surprise, celui-ci étant le septième nom de la Heritage Foundation dévoilé dans le dernier rapport de la présidence en Novembre 2017. Kavanaugh faisant l’objet d’accusations de harcèlement sexuel et de tentative de viol, sa « promotion » s’est rapidement avérée compliquée à concrétiser. En plus de la pression des sénateurs, de nombreuses manifestations s’étaient également formées pour s’opposer à cette nomination. Donald Trump va finalement réussir à l’imposer au Sénat à une courte majorité (cinquante voix contre quarante-huit), décrit pourtant comme le « juge le plus mal élu depuis 1881 ». La présidence a toutefois réussi à propulser cette figure conservatrice à la Cour Suprême.

«la contribution la plus durable de Donald Trump et des républicains du Sénat à l’avenir du pays ».

Depuis son élection, le rapport de force a changé, on retrouve au sein de cette instance supérieure davantage de conservateurs que de progressistes. L’âge de certains juges progressistes comme Ruth Bader Ginsburg est également facteur d’inquiétude pour de nombreux Américains.

Cette domination conservatrice à la Cour pourrait entraîner des changements sur les questions du droit à l’avortement, mais également du port d’armes. Le chef des républicains au Sénat, Mitch McConnel le reconnaissait d’ailleurs il y a quelques mois sur la chaîne Fox News. Selon lui, le fait de remplir les tribunaux américains de juges conservateurs est un processus déterminant. Il s’agit pour lui de « la contribution la plus durable de Donald Trump et des républicains du Sénat à l’avenir du pays ».

La Heritage Foundation a donc bâti une charpente solide autour de la figure de Donald Trump pour développer ses idées néoconservatrices. Une toile s’est tissée autour de la présidence pour influer sur sa politique. Le vivier de personnalités et d’idées de l’organisation s’installe pour le long terme dans les plus hautes sphères de l’État.

Les élections présidentielles de 2020, un nouveau défi pour l’organisation ?

La fondation et ce qu’elle a porté ces dernières années auront une incidence sur la campagne qui s’annonce aux États-Unis. Elle prévoit d’ores et et déjà de soutenir de façon inconditionnelle la candidature de Donald Trump à sa réélection. Elle employera à cet égard tous les moyens mis à sa disposition.

Un nouveau « Mandate For leadership » est susceptible de sortir en 2020, à quelques mois des élections. Sans nul doute, les nouveaux axes de ce rapport risquent d’avoir des répercussions sur la campagne. Une réélection de Donald Trump entraînera fatalement une nouvelle mainmise des néoconservateurs sur les affaires publiques. Cela leur donnera encore quatre ans supplémentaires pour installer leurs politiques visant à influer la première puissance mondiale et refaçonner par là-même la géopolitique globale.

 

Sources :

[1] Olivier Urrutia, The Heritage Foundation, 13 Juillet 2007, Observatoire Européen des Think Tanks.

[2] F.U., Le trumpisme et les origines du néolibéralisme aux Etats-Unis, 21 Décembre 2017, le Club de Mediapart.

[3] The Heritage Foundation, Trump Administration Embraces Heritage Foundation Policy Recommendations, January 23rd, 2018.

[4] The Heritage Foundation, Mandate for Leadership Policy Recommendations, January 23rd, 2018.

Classification des mesures du rapport de la Heritage Foundation de 2016 avec leur statut actualisé après la première année de la présidence Trump.

[5] Jonathan Mahler, How One Conservative Think Tank Is Stocking Trump’s Government,  June 20, 2018, The New York Times Magazine.

[6] John G. Malcolm, The Next Supreme Court Justice, March 30, 2016, The Daily Signal.

[7] Nick Gass, Trump unveils 11 potential Supreme Court nominees, May 18, 2016, Politico.

[8] Reena Flores, Major Garrett, Donald Trump expands list of possible Supreme Court picks, September 23, 2016, CBS News.

[9] Michelle Mark, Justice Anthony Kennedy’s replacement will come from Trump’s list of 25 potential names, 27 Juin 2018, Business Insider France.

Les séquelles de l’intervention de l’OTAN en Libye

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Les conséquences de l’interventionnisme de l’OTAN en Libye © Théo A. @theo_atm

En 2017, 60% de la population libyenne souffrait de malnutrition. 1,3 million de Libyens étaient en attente d’une aide humanitaire d’urgence, sur une population totale de 6,4 millions d’habitants. Cette situation catastrophique fait suite à l’intervention éclair de 2011 conduite par l’OTAN. L’organisation s’estimait investie d’une mission humanitaire : sauver le peuple libyen du massacre que lui promettait son dictateur et lui offrir un modèle démocratique, gage de stabilité, de liberté et de prospérité. Le régime de Kadhafi est bien tombé. Mais la situation est très éloignée des promesses attendues de l’intervention des Occidentaux : violences, famines, instabilité politique et progrès de l’islamisme. Les principaux médias français, qui avaient couvert avec attention les événements en 2011, sont depuis bien silencieux sur les séquelles de cette intervention militaire. Une intervention qu’ils soutenaient alors, à l’unisson de la classe politique de l’époque.


L’intervention « éclair » de 2011 par l’OTAN

En février 2011, en écho à la révolution tunisienne, un mouvement de protestation gagnait l’est de la Libye, en particulier la ville de Benghazi, dirigé contre le régime au pouvoir depuis 42 ans. Cette protestation fut immédiatement réprimée par les autorités. En réaction, le Conseil de sécurité des Nations Unies adopta les résolutions 1970[1] et 1973[2], qui interdisaient tous les vols à destination de la Libye et mettaient en avant la « responsabilité de protéger » la population libyenne. Les États-membres furent appelés à prendre toutes les mesures nécessaires pour faire respecter cette interdiction. En parallèle de l’intervention de l’OTAN fut lancée l’opération Odyssey Dawn, menée par une coalition internationale dirigée par les États-Unis. Le 30 mars 2011, l’agence de presse Reuters révélait que le président américain Barack Obama avait signé un ordre secret autorisant le soutien du gouvernement américain aux forces rebelles qui cherchaient à destituer Mouammar Kadhafi[3]. Cette autorisation demeure dans la ligne adoptée par l’OTAN dès les débuts du conflit : lancer des frappes aériennes sur les forces gouvernementales libyennes et équiper les rebelles. Barack Obama avait alors déclaré que ces frappes avaient pour objectif de forcer Mouammar Kadhafi à se retirer du pouvoir, par le biais de pressions constantes tant sur le plan militaire que sur d’autres plans. Il n’excluait pas l’éventualité de fournir des armes aux rebelles. Un agenda qui outrepassait largement les prérogatives de la résolution 1973 du Conseil de sécurité, qui n’autorisait aucunement une intervention de changement de régime.

En avril 2011, le chef des forces rebelles, le général Abdel Fattah Younes[4], déclarait dans une interview à la chaîne d’information saoudienne Al Arabiya que les rebelles avaient reçu des armes de la part de pays non identifiés[5]. Cette affirmation fut corroborée par les déclarations du porte-parole du Conseil national de transition, Mustafa Gheriani, sans fournir plus d’informations. Cette nouvelle intervenait au moment où les forces de Kadhafi intensifiaient les attaques contre la ville de Misrata[6].

Après la prise de Tripoli par les forces de l’opposition le 22 août 2011, le secrétaire général réaffirma l’engagement de l’OTAN à protéger la population civile libyenne et de l’accompagner vers la construction d’une démocratie[7]. Peu de temps après, Syrte, dernier bastion du régime, tomba, et le colonel fut tué au cours d’un raid impitoyable. La mission prit donc fin le 31 octobre 2011, 222 jours après le début de l’opération.

Malgré l’embargo sur les armes, l’OTAN en avait fournit en très grande quantité aux groupes rebelles. L’organisation avait également envoyé des forces spéciales et un personnel de renseignement qui agissait auprès de ces groupes comme des formateurs.

Il aura fallu seulement sept mois pour destituer Mouammar Kadhafi et ses fidèles. En comparaison avec les guerres en Afghanistan et en Irak, cette intervention a été d’une rapidité redoutable et bien moins coûteuse pour l’organisation. Il fut d’ailleurs mis en exergue que ce modèle d’intervention, considéré comme un succès, serait réadopté par l’OTAN[8]. Les difficultés concernant la gestion de l’après-conflit n’ont pas tardé à apparaître. Malgré l’embargo sur les armes, l’OTAN en avait fourni en très grande quantité aux groupes rebelles. L’organisation avait également envoyé des forces spéciales et un personnel de renseignement qui agissait auprès de ces groupes comme des formateurs. Ce soutien avait dissuadé les rebelles de convenir d’un cessez-le-feu avec Kadhafi, et n’a pas été pour rien dans la guerre civile qui a éclaté après la chute du chef d’État libyen. Dans les faits, rien n’établit que l’OTAN ait été favorable à une négociation pacifique avec le président libyen. Pourtant, le 11 avril 2011, celui-ci avait accepté un cessez-le-feu. Sans appui de l’OTAN, les rebelles n’auraient pas tenu très longtemps face à l’armée de Kadhafi (probablement seulement quelques mois). Avant l’intervention de l’OTAN, Kadhafi avait repris la majorité des villes qui étaient tombées dans les mains de rebelles. Certains observateurs considèrent qu’il aurait pu facilement reprendre Benghazi en mars 2011[9]. En effet, au début de l’intervention, l’armée rebelle était désordonnée et dépourvue de formation.

Une catastrophe humanitaire

Le gouvernement d’accord national, reconnu internationalement et soutenu par les Nations Unies, s’est battu en 2016 pour s’imposer dans la capitale Tripoli, alors que deux autres autorités, l’une basée également à Tripoli et l’autre dans l’est libyen, continuaient de se disputer la légitimité, ainsi que le contrôle des ressources et des infrastructures. Les affrontements entre ces différentes autorités ainsi que les dizaines de milices perdurent, faisant des victimes civiles et exacerbant la crise humanitaire. Formé sous l’égide de l’ONU, le gouvernement de Fayez el-Sarraj ou « Gouvernement d’union nationale » (GNA), reconnu comme le gouvernement de la Libye depuis le 12 mars 2016 s’oppose encore aujourd’hui à l’armée nationale libyenne sous le commandement du général Khalifa Haftar et son Gouvernement de Tobrouk, à l’est du pays. Si le GNA est soutenu par les principaux États occidentaux, le gouvernement du général Haftar est lui appuyé par l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite et la Russie. Quant à la France, elle observe une position des plus ambiguës, en reconnaissant d’une part le GNA comme gouvernement légitime de la Libye, mais a pu fournir de l’aide à l’armée d’Haftar, notamment dans le cadre de la lutte anti-terroriste[10]. En 2019, après avoir mené des offensives dans le sud-ouest de la Libye, et notamment dans la région forte des extractions pétrolières, le général Haftar lance une offensive contre Tripoli à partir du 4 avril 2019. Les pertes civiles augmentent tous les jours, et les infrastructures de soin sont quasi-inexistantes dans la capitale. Détentions arbitraires, actes de torture, homicides illégaux, attaques aveugles, enlèvements semblent constituer le quotidien des civils en Libye[11].

Détentions arbitraires, actes de torture, homicides illégaux, attaques aveugles, enlèvements semblent constituer le quotidien des civils en Libye.

L’intervention de l’OTAN a précipité une dégradation de la stabilité de l’État en prolongeant dans un premier temps la guerre civile. Lorsque Kadhafi fut destitué, les rebelles n’ont pas déposé les armes, prétextant la nécessité de pouvoir se défendre. Ni l’ONU ni l’OTAN n’ont été en mesure de désarmer les milices qui s’étaient constituées au moment de l’intervention. Le risque que ces milices armées deviennent instables était totalement prévisible, mais a été ignoré. Le Conseil National de Transition en Libye a plusieurs fois tenté de démanteler ces groupes armés. Cependant, il a dans le même temps subventionné plusieurs milices, tentant ainsi de les placer sous le contrôle minimal des ministères de l’Intérieur et de la Défense. Ces ministères sont d’ailleurs eux-mêmes tombés entre les mains de politiques concurrents. Le résultat de cette instabilité gouvernementale n’aura été que le gonflement de ces milices armées.

L’un des aspects caractéristiques du régime de Kadhafi était son implication personnelle dans la gouvernance de la Libye ; le système politique qu’il avait institué était doté de rouages d’une grande complexité. La destitution de Kadhafi et la condamnation de la plupart des membres du gouvernement ont créé les conditions d’émergence d’un régime exempt d’une administration centrale forte ou de personnes formées à l’exercice du pouvoir, capables d’assurer un minimum de stabilité. Une mission des Nations Unies a été mise en place mais elle s’est avérée totalement insuffisante.

Le rapport d’Amnesty International sur la Libye pour l’année 2018 est accablant[12]. Les milices, les groupes armés et les forces de sécurité ont continué de commettre en toute impunité des crimes de droit international et des violations flagrantes des droits de l’homme, y compris des crimes de guerre. Les affrontements entre milices concurrentes ont entraîné une augmentation du nombre de victimes civiles. Des milliers de personnes ont été arrêtées indéfiniment sans aucune procédure judiciaire à la suite d’arrestation totalement arbitraires. Les milices, les groupes armés et les forces de sécurité affiliées au gouvernement d’accord national (GNA), de l’Ouest et l’Armée nationale libyenne (LNA) de l’Est ont continué de fonctionner hors de l’État de droit. Tripoli est encore dominée par les quatre grandes milices.

À ce jour, il n’existe toujours aucune issue à l’impasse politique, malgré les discrets appels internationaux en faveur d’élections soutenues par l’ONU convenus lors d’un sommet à Paris en mai 2018, en raison du déclenchement du conflit à Tripoli au mois d’août de cette même année.

L’externalisation du conflit : l’armement de groupes islamistes au Mali et en Syrie et les liens avec Daech

Le conflit libyen a connu des retentissements dans plusieurs pays du monde musulman sous la forme d’un effet domino. L’alliance de fait entre les rebelles de Benghazi et les Occidentaux leur a ouvert l’accès à un grand nombre d’armes ; très vite, la Libye s’est trouvée surarmée (la capacité d’armement du pays se trouvant près de dix fois supérieure à celle de la Somalie, de l’Afghanistan ou de l’Irak). La chute du régime a entraîné la prolifération d’armes dans le Sahel et notamment au Mali. La région est devenue encore plus dangereuse qu’auparavant, véritable zone grise qui échappe à tout contrôle étatique, aux mains de trafiquants, de rebelles et d’islamistes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique. Le nord du Mali s’est embrasé en 2012, avec d’emblée des attaques du Mouvement national de libération de l’Azawad. Cet afflux d’armes est allé de pair avec la radicalisation des groupes armés islamistes dans le Sahel. Il n’y a pas eu d’efforts de la part de l’OTAN, après la chute de Kadhafi, pour désarmer les rebelles qui ont trouvé un accès à l’arsenal de l’ancien dictateur.

De même, dès 2011, nous avons pu assister à une militarisation du conflit syrien. On peut supposer que l’implication de la Libye a encouragé les Syriens à prendre les armes, et il est également possible que ces armes aient pu être transférées de la Libye jusqu’en Syrie.

En 2016, la coalition dirigée par les États-Unis contre l’État islamique est parvenue à reprendre des territoires dominés par Daech dans la région Syrte. L’État islamique n’a jamais véritablement été en mesure d’étendre son contrôle territorial au-delà de cette région, ayant été perçu par les locaux comme une force d’occupation étrangère, puisqu’un bon nombre de ses combattants venaient d’Irak, de Syrie, et d’autres pays d’Afrique du Nord. Par ailleurs les loyalistes de Kadhafi ne se sont pas ralliés à l’État islamique, ce qui, à titre d’exemple n’a pas été le cas en Irak où les baathistes s’étaient ralliés à Daech.

Il ne suffit manifestement pas de mettre en place un gouvernement et de laisser le pays se débattre dans ses problèmes économiques.

Cependant, sans stratégie politique claire pour guider les efforts post-Daech, ces victoires n’ont plus vraiment de sens. Il ne suffit manifestement pas de mettre en place un gouvernement et de laisser le pays se débattre dans ses problèmes économiques. La nouvelle administration de Trump a montré peu d’intérêt pour la région, de même pour l’Union européenne, qui faisait partie des nombreuses coalitions internationales en Libye. L’UE, par sa proximité géographique, ne peut plus ignorer les rivalités politiques que le basculement du pays aux mains d’un gouvernement islamiste pourrait engendrer. De plus, après les pertes subies à Syrte, nombre de combattants de l’État islamique sont partis dans les pays voisins : dans l’extrême sud du pays dans la région de Sebha, certains vers le Soudan et le sud-est de la Libye, d’autres vers Sabratha et la frontière tunisienne. Si la Tunisie et l’Algérie tentent de se mobiliser pour parer cette menace, ce n’est pas le cas de l’Égypte, du Tchad ou du Niger.

La victoire de la coalition à Syrte n’est en aucun cas synonyme de la fin du djihadisme en Libye. D’autres groupes préexistants tentent de tirer parti de la débâcle de l’État islamique, ce qui pourrait de nouveau mener à une insurrection. L’autre menace d’une mauvaise gestion de ce post-conflit serait l’affrontement entre les forces qui ont combattu l’État islamique à Syrte et celles qui ont combattu à Benghazi, où Daech avait émergé d’une guerre civile locale à la suite d’assassinats ciblés en 2013, avant de dégénérer avec le début de l’opération Dignity lancée par Haftar à la mi-mai 2014.

Quelles conséquences pour le modèle interventionniste de l’OTAN ?

Dans les années 1990, deux notions font une apparition remarquée dans le discours des dirigeants occidentaux : celle de « responsabilité de protéger » d’une part, visant à offrir une protection militaire à des populations victimes de tueries imminentes. Celle « d’intervention humanitaire » de l’autre, consistant en une guerre visant à provoquer un changement de régime. Dans le contexte des épurations ethniques que l’on observe au Rwanda ou en Yougoslavie, la « responsabilité de protéger » connaît un succès grandissant, jusqu’à ce qu’elle soit érigée par le droit international au rang d’obligation pour les États-membres de l’ONU. « L’intervention humanitaire », cependant, demeure une notion controversée ; elle remet en cause le principe d’égale souveraineté des nations, inscrite dans le marbre de la Charte de l’ONU.

Bien sûr, il n’est pas toujours aisé de distinguer ces deux notions. En 1999, alors que la Russie s’opposait à une intervention au Kosovo, plusieurs pays de l’OTAN ont pris la décision d’intervenir dans cette région, pour la première fois, sous couvert de protéger les populations en faisant fi des Nations Unies. Cette intervention fut justifiée par des motifs humanitaires ; elle ne régla en aucun cas les problèmes de cette région. Le 24 mars 1999, les avions de l’OTAN lançaient une campagne de bombardements contre la République fédérale de Yougoslavie, la Yougoslavie de Slobodan Milosevic, le Monténégro et la province autonome du Kosovo. L’objectif affiché était de faire cesser les exactions menées par les forces serbes contre la population anti-albanaise au nom de la lutte contre la guérilla et de prévenir des crimes plus massifs. La guerre dura 78 jours. La Serbie avait opposé une résistance largement sous-estimée par l’ONU, et les pertes civiles furent importantes. Quelques années plus tard, le motif humanitaire devait constituer une part importante de la rhétorique de George W. Bush pour justifier l’intervention militaire des États-Unis contre les régimes « tyranniques » d’Irak et d’Afghanistan.

Quelques semaines après l’intervention militaire et le décès de Kadhafi, les médias français confessaient discrètement une erreur : le nombre de Libyens victimes du pouvoir avait été, semble-t-il, vingt ou trente fois inférieur aux « 6000 morts » initialement annoncés…

Le paradigme n’avait guère changé en 2011, alors que Kadhafi réprimait les premiers soulèvements en Libye. Les médias occidentaux insistaient alors sur la mission humanitaire qui incombait à l’ONU et à l’OTAN ; il s’agissait pour la coalition internationale d’empêcher un dictateur de massacrer son peuple pour les uns, et d’instaurer une démocratie nouvelle en Libye pour les autres. Qui pouvait alors s’opposer à de telles résolutions pour le pays [13]? Très rapidement, les médias titraient le chiffre de 6000 morts[14], victimes de la répression de Kadhafi. La répétition en boucle de ce chiffre rendait monstrueuses les quelques voix dissonantes qui s’opposaient à une intervention visant à faire cesser ce bain de sang. Quelques semaines après l’intervention militaire et le décès de Kadhafi, les médias français confessaient discrètement une erreur : le nombre de Libyens victimes du pouvoir avait été, semble-t-il, vingt ou trente fois inférieur aux « 6000 morts » initialement annoncés…

Côté africain, cette intervention était loin de faire l’unanimité. Le 30 mars 2011, un article du Monde donnait voix à ces réfractaires : de nombreux intellectuels et dirigeants africains affirmaient ainsi leur solidarité au Guide. Mouammar Kadhafi exerçait un poids considérable en Afrique subsaharienne, notamment depuis les années 1990, en multipliant les investissements dans certains secteurs comme l’immobilier et l’hôtellerie. Il était considéré par certains mouvements panafricanistes comme une figure de proue pour son opposition – pourtant erratique – à l’Occident et pour son soutien – tout aussi irrégulier et conditionné à ses délires mégalomaniaques – aux mouvements anti-colonialistes africains[15]. Les opposants à l’intervention de l’OTAN mettaient également en avant les motivations économiques et géopolitiques que l’on pouvait entrevoir : la volonté d’ouvrir le marché pétrolier libyen aux investisseurs étrangers – le dictateur ayant racheté Mobile Oil, future Oil Libya, à l’américain Exxon Mobile. Côté français, les projets économiques et financiers de Kadhafi – notamment la création d’une nouvelle monnaie transnationale – apparaissaient comme autant de contestations à l’hégémonie régionale française, dont le Franc CFA est la pierre angulaire.

Aucun gouvernement n’a aujourd’hui véritablement de légitimité : si le GNA est reconnu sur le plan international, c’est loin d’être le cas sur le sol libyen. Les infrastructures de l’ancien régime de Kadhafi et les acquis sociaux ont volé en éclat, la menace islamiste pèse plus que jamais en Libye et les civils sont les premières victimes. Ces victimes même que l’OTAN se devait de « protéger » par cette intervention. Désastre sur tous les plans, l’intervention en Libye en 2011 impose une remise en question du paradigme interventionniste adopté dès la fin du XXème siècle.

 

Notes :

[1] La résolution 1970 du Conseil de Sécurité des Nations Unies impose des sanctions contre le régime de Mouammar Kadhafi en réponse à la répression du mouvement contestataire. Cette résolution imposa une série de sanctions contre le régime et des mesures allant d’un embargo total sur les armes, au gel des avoirs de la Libye, l’interdiction pour le président de quitter le pays, ainsi que cinq de ses enfants et certains membres de son gouvernement etc. Le Conseil de Sécurité a également saisi le Procureur de la Cour pénale internationale. La résolution 1970 fut adoptée à l’unanimité.

[2] La résolution 1973 du Conseil de Sécurité des Nations Unies instaura un régime d’exclusion aérienne dans le but de protéger les civils des attaques. Cette fois-ci, cinq pays sur dix s’abstinrent de voter (Allemagne, Brésil, Chili, Russie, Inde). Cette résolution était alors présentée par la France et le Royaume-Uni.

[3] HOSENBALL M., «Exclusive : Obama authorizes secret help for Libya rebels», Reuters, 30 mars 2011 https://www.reuters.com/article/us-libya-usa-order-idUSTRE72T6H220110330

[4] Abdel Fattah Younes était un militaire libyen et major-général des forces armées libyennes. Auparavant ministre de l’intérieur sous Kadhafi, il démissionna le 22 février 2011. Il est assassiné dans des conditions obscures le 28 juillet de cette même année.

[5] NORDLAND R.,«Libyan Rebels Say They’re Being Sent Weapons», New York Times, 16 avril 2011 https://www.nytimes.com/2011/04/17/world/africa/17libya.html

[6] Ville située à environ 200km de la capitale à l’est, c’est le théâtre des affrontements de la révolution de 2011.

[7] La résolution 2009 du Conseil de Sécurité de l’ONU lève une partie du gel des avoirs libyens ainsi que l’embargo sur les armes et créé une mission d’appui chargée d’aider le pays à rétablir l’ordre et la sécurité et de promouvoir l’État de droit. Établie pour une période initiale de trois mois, la Mission d’appui des Nations Unies en Libye a également pour mandat d’épauler et soutenir les efforts faits par la Libye et de lancer la rédaction d’une constitution et un processus électoral. Cette Mission doit également protéger et défendre les droits de l’homme, étendre l’autorité de l’État et prendre des mesures immédiates afin de relancer l’économie du pays.

[8] NATO and Libya https://www.nato.int/cps/eu/natohq/topics_71652.htm

[9]Maj. KEEPING A.M., « Failure in Libya : The consequences of the intervention », Canadian Forces College, 2017 https://www.cfc.forces.gc.ca/259/290/402/305/keeping.pdf?fbclid=IwAR3TYKbwcdvqtF8FO5fTWVs5YIbeEElKatxTXpCQi1vL7Mwbccig1J1fzaA

[10] BERROD Nicolas, « Libye : La France soutient-elle le maréchal Haftar ? », Le Parisien, 19 avril 2019 http://www.leparisien.fr/international/libye-la-france-soutient-elle-le-marechal-haftar-19-04-2019-8056539.php

[11]Amnesty International Report 2016/2017, Libya https://www.refworld.org/docid/58b033df4.html?fbclid=IwAR1xaqDD4yIHmRRgjH0uyk_uRTbJj-gtzekH0VWl23YZfQskNI2r1T-c1ZE

[12] Amnesty International, Libya 2017/2018 https://www.amnesty.org/en/countries/middle-east-and-north-africa/libya/report-libya/

[13]  Selon un sondage mené en France du 5 au 7 avril et publié par Le Monde, près de 63 % des Français sondés approuvaient les opérations de l’OTAN en Libye contre 40 % en Italie, 50 % en Grande-Bretagne et 55 % aux États-Unis. De 63 % à 76 % des sondés dans les quatre pays estimaient qu’il fallait renverser le Guide libyen. https://www.lemonde.fr/libye/article/2011/04/12/l-intervention-armee-en-libye-continue-de-beneficier-d-un-net-soutien-en-france_1506244_1496980.html

[14] « En Libye, 6000 morts et Kadhafi menace encore », L’Express, 2 mars 2011  https://www.lexpress.fr/actualite/monde/en-libye-6000-morts-et-kadhafi-menace-encore_968125.html

[15] « Pourquoi beaucoup d’Africains soutiennent Kadhafi », Outre-Terre, 2011/3 (n° 29), p. 123-133.

 

COP24 : enfin de vraies décisions pour le climat ?

Katowice, COP24, Photo © Vincent Plagniol pour Le Vent se Lève

Du 3 au 14 décembre aura lieu la Conférence de Katowice de 2018 sur les changements climatiques, en Pologne. Cette conférence est cruciale pour la poursuite des négociations climatiques et pour l’engagement de tous les États dans la transition écologique et énergétique. De réelles décisions pour le climat sauront-elles enfin être prises cette année ?


Le changement climatique est une réalité incontestable aujourd’hui. La température moyenne globale a déjà augmenté de +1°C depuis l’ère pré-industrielle, et les conséquences du dérèglement global se font déjà ressentir partout dans le monde [1] : augmentation du niveau de la mer, sécheresses, incendies, coulées de boue, affaissements des sols … Les effets sont déjà là et impactent les activités humaines [2]. L’Accord de Paris de 2015 avait réussi à faire signer à tous les États – à l’unanimité tout de même ! – un engagement pour une limitation globale à +2°C par rapport à l’ère-préindustrielle et même, au mieux, à +1.5°C. Soit un texte historique, le premier signé par l’ensemble des États de la planète et donc universel. Un véritable succès … mais “à confirmer”, comme le soulignait justement le Monde en décembre 2015.[3] Il faut dire que ces inquiétudes étaient fondées : car les contributions volontaires des États signataires mises bout à bout nous conduisent en réalité à une augmentation de +3,2°C, bien loin des +2°C ! De plus, en 2017, Trump, fraîchement élu, a fait retirer les États-Unis de l’accord, alors qu’ils sont parmi les plus gros producteurs de Gaz à Effet de Serre (GES) dans le monde … De quoi doucher le joyeux optimisme post-COP21.

En effet, l’écart abyssal entre les efforts à faire pour rester à +1,5°C d’augmentation et les politiques mises en place actuellement ne peut que sauter aux yeux. Il faudrait que mondialement, nos émissions soient neutres d’ici à 2100, de manière à rester en-dessous de +2°C [4]. Mais à l’heure actuelle, nos émissions continuent d’augmenter : en 2017, les émissions de CO2 mondiales sont reparties à la hausse. [5] Et comme il s’agit d’un problème mondial, la réponse doit venir en grande partie de la communauté internationale. C’est pourquoi les négociations internationales cristallisent nombre d’enjeux politiques autour de la question climatique.

Quels sont les enjeux principaux ?

La COP24 est une COP à forts enjeux politiques, mais ceux-ci sont masqués par les questions techniques. Difficile de s’y retrouver dans la novlangue des négociations internationales : “rulebook”, “global stocktake” … Les articles de presse ou académiques ne manquent pas, mais très peu sont réellement accessibles. Or, l’enjeu est tellement important qu’il mériterait d’être plus transparent.

Deux premiers enjeux peuvent d’emblée être soulignés :

En premier lieu, il faut traduire les grands principes arrêtés à Paris en un ensemble de règles de droit international : il s’agit de l’écriture du “rulebook”. La communauté internationale s’était laissée jusqu’à la COP24, qui commencera la semaine prochaine, pour en décider. Or on est loin du compte : les négociations sont particulièrement ardues depuis 2015, à tel point qu’une session de négociations supplémentaire a été organisée à Bangkok en septembre 2018 [6] afin de préparer la COP24. Rappelons que pour avancer, il faut l’unanimité de toutes les Parties signataires – autrement dit, tous les États de la planète doivent tomber d’accord sur un texte.

Prenons un exemple de négociation difficile parmi d’autres : le degré de flexibilité des États sur la transparence de ses actions. En effet, lors de la COP21 avait été acté le fait de  pouvoir suivre, de manière transparente et régulière, les efforts de chaque pays pour la baisse des émissions de gaz à effet de serre.  Tel que stipulé par l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), “un cadre de transparence solide est le pendant d’engagements non-contraignants librement déterminés par chaque État : chacun décide de son niveau d’efforts à condition que l’on puisse collectivement suivre leur mise en œuvre” [7]. Mais, en 2015, certains pays en voie de développement ayant peur d’être montrés du doigt, l’article 13 de l’accord de Paris a donc ménagé une entorse à ce principe en prononçant la “flexibilité” pour les pays “en développement” et “qui en ont besoin, compte tenu de leurs capacités”.

Cela s’inscrit directement dans l’héritage de la CCNUCC (Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques, le texte fondateur des négociations climatiques), qui reconnaît la responsabilité commune … mais différenciée. [8]

Derrière cette question technique se cache donc une réelle problématique politique : quels sont les États qui peuvent prétendre à entrer dans cette définition ? De quoi parle-t-on exactement ? Et pour combien de temps ces pays peuvent-ils déroger à leurs obligation de transparence ? Sachant que la Chine, premier pollueur mondial, se dit encore “en voie de développement”, la question fait grincer des dents … et fera l’objet d’un point de discorde majeur lors de cette COP24.

“Le sommet de Copenhague de 2009 est généralement perçu comme un échec, cependant il a eu le mérite de fixer l’objectif d’aide par les pays développés pour les pays en voie de développement à 100 milliards de dollars par an.

Prenons un autre exemple, encore plus épineux : les financements climat. Le sommet de Copenhague de 2009 est généralement perçu comme un échec, cependant il a eu le mérite de fixer l’objectif d’aide par les pays développés pour les pays en voie de développement à 100 milliards de dollars par an. Pour ces derniers, cette aide est indispensable afin de mettre en œuvre des politiques d’atténuation (réduire les émissions de GES) et d’adaptation (anticiper les risques du changement climatique et s’y adapter). Ils voudront donc s’assurer que ces flux financiers vont se poursuivre et augmenter. Or pour l’instant, selon un rapport d’Oxfam de 2018 [9] “on estime que le montant total déclaré par les bailleurs pour les financements climat publics sur la période 2015–2016 s’élève à 48 milliards de dollars par an. Toutefois, ces chiffres ne peuvent pas être pris à leur valeur nominale : Oxfam estime que l’assistance nette spécifique au climat pourrait avoisiner seulement 16 à 21 milliards de dollars“, contre les 100 annoncés. Pourquoi ? Parce que les États recyclent des anciens programmes pour le développement et y ajoutent une partie “climat” afin de ne pas avoir à débourser de l’argent en plus, ce qui est autorisé par l’OCDE… Par ailleurs, une des grandes questions de cette COP sera celle de la caractérisation de ces flux financiers : doivent-ils être uniquement publics ? Peuvent-ils être privés et publics ? On s’aperçoit dès lors que la question politique revêt également une dimension technique. Comme les pays développés veulent le moins possible financer les pays en voie de développement, chacun fait sa petite comptabilité de son côté en y ajoutant pêle-mêle fonds privés, aides publiques et/ou dons d’associations. Une réalité que dénoncent les pays en voie de développement, pour qui le financement devrait être uniquement public, prévisible et transparent ! Cette question mériterait donc d’être enfin tranchée lors de cette COP.

Le deuxième enjeu figure dans le bilan de “l’action collective” du dialogue de Talanoa. Ce “dialogue” est une idée annoncée à la COP23 par le 1er ministre fidjien, qui visait à créer un dialogue inclusif, participatif et plus informel (bien que cela soit en réalité plutôt difficile) afin de faciliter les prises de décisions et les contributions pour la baisse des émissions de gaz à effet de serre. Il partait d’un constat, déjà évoqué précédemment : toutes les contributions nationales, mises bout à bout, ne sont pas assez ambitieuses pour respecter l’Accord de Paris. Le dialogue de Talanoa visait à construire un climat de confiance de manière à impliquer activement tous les États : c’est un mode de discussion traditionnel fidjien visant à résoudre les tensions, sur la base de l’empathie. Sur ce point, il semble que le dialogue ait été plutôt réussi [10] : il a inclus la société civile, les pays ont pu partager leurs contributions aux autres … Faire parler d’empathie aux États est déjà un exploit, mais cette empathie peut-elle se traduire par des engagements réels de leur part, et d’ici à combien de temps ? Ce sera la surprise de cette COP24.

De bons signaux politiques pré-COP ?

Des surprises, il y en aura ; d’autant plus que l’atmosphère politique internationale avant cette COP est incertaine. Que peut-on attendre de cette COP ? Sera-elle l’occasion d’annoncer des objectifs nationaux ambitieux ? Le dialogue de Talanoa portera-t-il ses fruits ?

La dynamique semble globalement positive, le dialogue de Talanoa ayant renforcé les liens entre Etats. De plus, en octobre 2018, le GIEC (Groupement International d’Experts sur le Climat) a publié un nouveau rapport [11] sur les risques d’un réchauffement global à +1.5°C par rapport à l’ère pré-industrielle et les moyens à mettre en œuvre pour le limiter à cette seule augmentation. Ce rapport, qui a fait grand bruit lors de sa parution, explique pourquoi il est nécessaire, voire même vital, de contenir le réchauffement global dans ce maximum de +1,5°C : en effet, au-delà de cette limite, le risque de dépasser des “points de rupture” et de provoquer l’emballement climatique sont beaucoup plus grands : relâchement du méthane contenu dans la toundra, fonte totale de la banquise d’ici 2030… Des scénarios catastrophes parfois difficiles à entendre, même pour celles et ceux travaillant dans le domaine.

Selon le rapport spécial du GIEC, pour rester sous la barre des 2°C, il faudrait une transformation en profondeur de nos politiques publiques en matière d’énergie et de climat. Il serait nécessaire de diminuer drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050, donc de demander d’importants changements structurels aux secteurs les plus émetteurs, notamment l’agriculture et les transports. Ces décisions ne peuvent attendre car le dioxyde de carbone, par rapport aux autres GES, reste dans l’atmosphère pendant longtemps : même si nous devions arrêter aujourd’hui toutes nos émissions, la température continuerait  néanmoins d’augmenter jusqu’en 2050. Ce qui signifie que ces décisions, des décisions hautement politiques, sont à prendre d’urgence, et ne peuvent être remises à demain.

De plus, la parution en octobre du rapport 1.5° du GIEC donne valeur de légitimité à l’urgence de la situation. L’apport de connaissances scientifiques, pour la préparation d’une COP, est une étape incontournable. Lors de la COP21, la parution du 5ème rapport en 2013-2014 avait permis d’appuyer les arguments pour un véritable accord. Au contraire, lors du Sommet de Copenhague en 2009, le GIEC avait été discrédité à cause d’erreurs dans ses parutions et de l’opacité de son fonctionnement. La COP24 est donc avant tout un rendez-vous à ne pas manquer pour les négociations internationales. Et donne bon espoir pour la suite.

Néanmoins, existent aussi des raisons de tempérer cet espoir. Tout d’abord, la conférence sera présidé par la Pologne, pays loin d’être parfait en matière de réduction des émissions de GES. C’est ce pays qui doit diriger les négociations, alors même qu’il est loin de faire de l’ambition climatique la priorité de cette COP. Bien au contraire : le gouvernement polonais plaide pour une réduction de la contribution européenne [12] (proposition malencontreusement oubliée dans son clip de propagande pro-climat [13]). Dans un communiqué publié le lundi 19 novembre 2018 [14], le ministre de l’Énergie polonais Krzysztof Tchórzewski défendait le modèle énergétique de son pays basé à 79% sur le charbon, et s’opposait farouchement au rehaussement de l’ambition de l’Union européenne car cela aurait, selon lui, de mauvaises conséquences sur l’économie polonaise.  Dans l’Union européenne, cette position est réitérée : les polonais (avec les allemands) ont bloqué les discussions au Conseil (pour un objectif à -40% en 2030) malgré les propositions de la Commission (-45%) et du Parlement (-55%).

Deuxièmement, aucun leadership politique international ne se dégage pendant cette pré-COP. C’est même plutôt le contraire. La communauté internationale, déjà sous le choc  du départ des États-Unis en 2017 (mais qui ne pourra pas advenir avant 2020), doit maintenant affronter l’élection de Bolsonaro à la tête du Brésil et ses positions pro-industrie. Cela fait craindre un retour en arrière pour ce pays, d’autant plus que le nouveau Président a fraîchement nommé un climatosceptique [15] en tant que Ministre des Affaires Étrangères. Son élection ouvre également la voie à la destruction de la forêt amazonienne, considérée comme le “poumon vert de la planète” [16]… mais qui regorge aussi de ressources, notamment minières, que Bolsonaro voudrait exploiter. [17] De très mauvaises nouvelles pour les communautés indigènes vivant sur place, pour la biodiversité, et pour le climat. Enfin,alors même que la COP25 devait se dérouler au Brésil, Bolsonaro a annoncé le mercredi 28 novembre 2018 qu’il renonçait à l’organiser. Tout ceci rajoute un mauvais signal au paysage politique international pour le climat.

Quels sont les scénarios envisageables ?

Premier scénario : un rulebook ambitieux est adopté et les contributions nationales des États sont renforcées

Ce premier scénario serait le meilleur. Comme l’avait affirmé le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, en septembre 2018, le monde n’a pas plus que deux ans pour agir contre le changement climatique climatique, sauf à devoir affronter des “conséquences désastreuses”. [18] Alors, que pourrait-il se passer à la COP24 pour aller dans ce sens  et agir au plus vite ?

“Si nous ne changeons pas d’orientation d’ici 2020, nous risquons […] des conséquences désastreuses pour les humains et les systèmes naturels qui nous soutiennent” (Antonio Gutteres, 10 septembre 2018)

Imaginons. Même si les négociations sont ardues depuis quelques temps, la COP aboutit avec une réelle décision et non une “déclaration” comme au Sommet de Copenhague. Premièrement, la question de la flexibilité de la  transparence est enfin réglée, et on définit quels sont les États qui peuvent ne pas rendre compte de leurs efforts : les pays en voie de développement qui émettent peu de gaz à effet de serre car ils ne sont pas encore assez développés, comme certains pays d’Afrique ou comme certaines îles du Pacifique (Kiribati, Vanuatu …). En revanche, La Chine et les pays d’Asie du Sud-Est doivent rendre compte de leurs efforts : ils sont obligés d’être bon élèves. L’Union européenne s’engage à la neutralité carbone d’ici 2050, et donne l’exemple pour la communauté internationale, en premier lieu les États-Unis.

Deuxièmement, le Dialogue de Talanoa a porté ses fruits, et tout le monde a fini par acter la nécessité de prendre des mesures d’urgence. En conséquence, les ambitions des contributions nationales sont rehaussées. Autrement dit, des pas gigantesques sont faits pour que l’humanité puisse être sauvée, les dirigeants du monde entier ont compris l’urgence, ils sont prêts à mettre de côté un peu de leur souveraineté pour répondre tous ensemble au changement climatique. Trump et Bolsonaro reconnaissent qu’ils se sont trompés. Les pays en voie de développement réussissent à avoir les 100 milliards d’argent public par an de la part des pays développés pour l’atténuation et l’adaptation, de manière contrôlée et prévisible.

Cela semble impossible ? C’est probablement le cas. Mais pourtant, le droit international a déjà donné des réponses à une situation climatique – n’oublions pas le Protocole de Montréal, en 1985, qui a interdit l’utilisation des substances appauvrissant la couche d’ozone. Et cela a fonctionné : aujourd’hui, le trou dans la couche d’ozone est en train de se refermer ! Alors pourquoi pas pour le climat ?

Deuxième scénario : on s’accorde sur un rulebook qui met plus ou moins tout le monde d’accord et le bilan collectif du Dialogue de Talanoa n’aboutit à rien – sauf à du vent

Deuxième scénario : tout le monde a bien compris l’urgence de la situation, notamment grâce au rapport du GIEC, et un rulebook est adopté. Le fait d’en adopter un est déjà un succès en soi. Au moins, les règles de l’Accord de Paris sont enfin fixées et il n’est plus possible de revenir en arrière. Même si certains gros émetteurs de GES peuvent dorénavant profiter de la flexibilité de la transparence (comme l’Inde ou la Chine), la question est au moins tranchée. Une victoire néanmoins en demi-teinte … L’enjeu politique se trouve dans les questions techniques : peut-on parler de succès si le rulebook décide d’accorder des exceptions (pour plus ou moins longtemps) à plusieurs gros pays émetteurs ? D’un point de vue géopolitique et de relations internationales, peut-être. D’un point de vue climatique, nous pouvons en douter.

Le Dialogue de Talanoa n’aboutit à rien de plus que quelques belles photos de dirigeants main dans la main. Pas d’augmentation des ambitions nationales, pas de mesures concrètes mises en place. Il aboutirait à un “bilan collectif” qui se contente de construire la synthèse de ce que les pays et les acteurs non-étatiques font déjà, c’est-à-dire la simple mise en commun des actions menées depuis 2015. Autrement dit, l’humanité est loin d’être sauvée, mais les dirigeants essaient au moins de maintenir l’illusion d’un effort climatique à grande échelle.

Troisième scénario : personne ne se met d’accord sur le rulebook

Pendant la COP, rien ne se passe comme prévu. Les négociations sont tellement difficiles qu’elles aboutissent à une simple déclaration, et aucune décision n’est prise, c’est Copenhague all over again. Les Etats-Unis, le Brésil, la Chine et la Russie ne veulent pas céder une once de terrain, et refusent que leurs contributions puissent être transparentes. Non seulement le dialogue de Talanoa n’a rien donné, mais aucune règle de mise en œuvre de l’Accord de Paris n’est adoptée. Ce serait le pire scénario et on passerait alors complètement à côté de l’objectif voulu.

Politiquement, c’est un désastre. Les dirigeants, en rentrant dans leurs pays, sont obligés d’affronter une opinion publique est de plus en plus mobilisée pour la question climatique. Les mois précédents, les appels des scientifiques et figures publiques se sont succédés dans la presse et les initiatives qui appellent à se mobiliser comme #OnEstPrêt ou #IlEstEncoreTemps [19] sont des exemples de la pression croissante de la société civile sur les dirigeants. Ceux-ci ont cherché à sauver leur image, mais le mal est fait. Cette hypothèse est peu probable en raison des conséquences politiques qu’une telle décision aurait, en particulier dans les démocraties.

Faut-il vraiment espérer quelque chose des négociations climatiques ?

Même en cas d’échec ou de succès en demi-teinte, la COP24 et toutes celles qui suivront après resteront bien sûr des moments phares pour la construction de véritables et ambitieuses politiques climatiques au niveau international. Au-delà des questions de droit international qu’elles posent, elles portent avant tout un poids symbolique très fort : notre capacité à nous mettre d’accord, tous ensemble, au nom de l’humanité pour sauver notre espèce.

Néanmoins, l’opacité des négociations entre pays et l’exclusion de pans entiers de la société s’oppose à cette philosophie. Cela laisse supposer que les élites politiques à l’œuvre seront capables d’affronter la situation… alors que nous pouvons sérieusement en douter. Nous l’avons vu plus haut, les questions techniques sur la flexibilité de la transparence ou sur les flux financiers entre États développés et en voie de développement accaparent les négociations et empêchent au final d’atteindre l’objectif : réduire de manière drastique nos émissions de gaz à effet de serre.

Alors, faut-il espérer quelque chose de cette COP ? Peut-être, selon les sensibilités. Reste que les acteurs non-gouvernementaux sont de plus en plus engagés dans la lutte contre le changement climatique de leur côté aussi, et qu’ils pourraient peut-être agir plus en profondeur et plus efficacement que les États. Le Sommet de Californie (Global Action Summit) en septembre 2018 réunissait tous ces acteurs qui s’engagent pour le changement climatique : entreprises, ONG, collectivités locales et territoriales. Certes, un de ses objectifs premiers était d’abord politique : cibler les électeurs du pays quelques semaines avant les élections de mi-mandat et mettre des bâtons dans les roues à l’administration Trump qui démembre allègrement tous les garde-fous législatifs et administratifs visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Mais ce sommet visait aussi à se substituer à l’administration fédérale – comme le souligne l’IDDRI [20] : “Le fait de venir signer un accord de coopération entre la Chine et la Californie, qui se présente souvent comme la 5e puissance économique mondiale, n’est pas anodin”. Cela “consacre la volonté de Pékin de continuer à travailler avec les États-Unis tout en contournant Washington.”

On s’évertue à entretenir un modèle économique cause de tous ces désordres climatiques. (…) Nous faisons des petits pas, et la France en fait beaucoup plus que d’autres pays, mais est-ce que les petits pas suffisent … la réponse, elle est non.” (Nicolas Hulot, France Inter, mardi 28 août 2018)

Toutefois ces grands sommets, où l’on se congratule sur les solutions adoptées, tendent à une certaine cécité sur les causes réelles du dérèglement global plutôt qu’à affronter la réalité en face. Comme le disait si bien Nicolas Hulot lors de sa démission sur France Inter, fin août 2018 : “On s’évertue à entretenir un modèle économique cause de tous ces désordres climatiques. (…) Nous faisons des petits pas, et la France en fait beaucoup plus que d’autres pays, mais est-ce que les petits pas suffisent … la réponse, elle est non.” Le modèle économique dominant [21] veut nous laisser croire qu’il saura agir face à la situation, alors même que les élites de New York et de la Silicon Valley se préparent à l’apocalypse [22] : ils achètent des îles, des boîtes de conserve ou des munitions. Les difficultés socio-économiques et techniques auxquelles notre monde doit dorénavant faire face pour enrayer la crise climatique et environnementale sont si fortes qu’elles ne sont pas représentables de manière globale. C’est pourquoi il faut toujours garder un œil critique vis-à-vis des solutions simplistes, notamment si elles proviennent de sociétés pour lesquelles la recherche du profit est la raison première d’exister.


[1] La France s’est dotée en 2001 d’un Observatoire National sur les Effets du Réchauffement Climatique, qui a entre autres comme mission de suivre les impacts du réchauffement climatique en France et dans le monde. Pour plus d’informations, voir le site de l’Onerc : https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/observatoire-national-sur-effets-du-rechauffement-climatique-onerc#e2

[2] En France, l’un des secteurs économiques qui sera le plus impacté est celui du tourisme (hivernal et estival) alors même que la destination France est au premier rang mondial en 2016 (avec 82,6 millions de touristes internationaux). Le tourisme hivernal en particulier doit déjà composer avec des hivers moins neigeux.

[3] Simon Roger, “COP21 : un succès à confirmer”, Le Monde, 23/12/2015. https://www.lemonde.fr/planete/article/2015/12/25/cop21-un-succes-a-confirmer_4838061_3244.html

[4] L’une des meilleures basées de données pour les chiffres sur le climat est la synthèse faite par le Commissariat Général au Développement Durable : Chiffres clés du climat : France, Europe et Monde, édition 2018. Voir la version en ligne : http://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/fileadmin/documents/Produits_editoriaux/Publications/Datalab/2017/datalab-27-CC-climat-nov2017-b.pdf

[5] Simon Roger, “Les émissions mondiales de CO2 repartent à la hausse”, Le Monde, 13/11/2017. https://www.lemonde.fr/planete/article/2017/11/13/apres-un-plateau-de-trois-ans-les-emissions-mondiales-de-co2-repartent-a-la-hausse_5214002_3244.html

[6] Lola Vallejo, “Négociations climatiques de Bangkok : l’urgence de définir les règles de mise en œuvre de l’accord de Paris”, IDDRI, 10/09/2018. https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/negociations-climatiques-de-bangkok-lurgence-de-definir

[7] David Levaï, Lola Vallejo, “Mise en œuvre de l’accord de Paris : les enjeux de la session de négociation à Bonn”, IDDRI, 30/09/2018. https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/mise-en-oeuvre-de-laccord-de-paris-les-enjeux-de-la

[8] Article 3.1 de la CCNUCC : “Il incombe aux Parties de préserver le système climatique dans l’intérêt des générations présentes et futures, sur la base de l’équité et en fonction de leurs responsabilités communes mais différenciées et de leurs capacités respectives. Il appartient, en conséquence, aux pays développés parties d’être à l’avant-garde de la lutte contre les changements climatiques et leurs effets néfastes.” Le principe de responsabilité commune mais différenciée est donc fondateur des négociations climatiques, mais permet toutes les interprétations possibles.

[9] Oxfam, “2018 : les vrais chiffres des financements climat. Où en est-on de l’engagement de 100 milliards de dollars ?”, 2018. https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/dialogue-de-talanoa-lancement-positif-mais-issuehttps://d1tn3vj7xz9fdh.cloudfront.net/s3fs-public/file_attachments/bp-climate-finance-shadow-report-030518-fr.pdf

[10] Lola Vallejo, David Levaï, “Dialogue de Talanoa : lancement positif mais issue incertaine”, 10/05/2018. https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/dialogue-de-talanoa-lancement-positif-mais-issue

[11] Le rapport est disponible en entier sur le site du GIEC : http://www.ipcc.ch/report/sr15/

[12] Lola Vallejo, David Levaï, “Quels enjeux pour la COP24 ?”, IDDRI, 20/11/2018. https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/quels-enjeux-pour-la-cop24

[13] “#ChangingTogether – COP24 in Katowice”. https://www.youtube.com/watch?time_continue=30&v=KBNP6bKXWeY

[14] “Polish government split over coal ahead of UN climate summit”, Climate Change News, 21/11/2018. http://www.climatechangenews.com/2018/11/21/polish-government-split-coal-ahead-un-climate-summit/

[15] Ernesto Araùjo, “Sequestrar e pervreter”, Metapoltica 17. https://www.metapoliticabrasil.com/blog/sequestrar-e-perverter?fbclid=IwAR2yJ9k5BJzaHGjjYrVwRdTNyX53DHT1Ng6e4MtnV-sA1xvD-MloWv84hMU

[16] “L’Amazonie, “poumon vert” le plus efficace des forêts mondiales”, Le Monde, 17/03/2009.https://www.lemonde.fr/planete/infographie/2009/03/17/l-amazonie-poumon-vert-le-plus-efficace-des-forets-mondiales_1169182_3244.html

[17] Rachel Knaebel, “L’Amazonie, convoitée par l’agrobusiness et l’industrie minière, en danger imminent avec l’élection de Bolsonaro”, Bastamag, 30/10/2018. https://www.bastamag.net/Amazonie-Bresil-Bolsonaro-agrobusiness-amerindiens-ecologie-deforetsation

[18] “Il nous reste deux ans pour agir contre le changement climatique, avertit l’ONU”, Sciences et Avenir, 11/09/2018. https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/climat/il-nous-reste-deux-ans-pour-agir-contre-le-changement-climatique-avertit-l-onu_127387

[19] A retrouver sur leurs sites : http://ilestencoretemps.fr  onestpret.fr

[20] David Levaï, “Les acteurs non-étatiques au chevet de l’action climatique”, IDDRI, 20/09/2018. https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/billet-de-blog/les-acteurs-non-etatiques-au-chevet-de-laction-climatique

[21] Pierre Gilbert, “Démission de Hulot : la faillite de l’écologie libérale”, Le Vent se Lève, 28/08/2018. https://lvsl.fr/demission-de-hulot-la-faillite-de-lecologie-neoliberale

[22] Emeline Amétis, “Les milliardaires de la Silicon Valley se préparent à la fin de notre civilisation”, Slate, 31/01/2017. http://www.slate.fr/story/135356/riches-fin-du-monde

Le retour de Daesh

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Char_Etat_islamique_Raqqa.jpg
Char de l’Etat islamique à Raqqa ©Qasioun News Agency [CC BY 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by/3.0)]

Proclamé vaincu après la chute de Raqqa en octobre 2017, le groupe État islamique (EI), loin d’être abattu, conserve une présence en zone irako-syrienne et se réorganise, en Afrique comme en Asie.


À bien des égards, la montée soudaine de l’EI en 2014 et sa défaite tout aussi spectaculaire en 2017 apparaît pour les experts et les médias comme une terreur nocturne dont le souvenir en est brisé au petit matin. À l’origine spécialiste reconnu d’Israël, l’historien Pierre Razoux, dans son entretien du 6 juillet 2018 pour Geostrategia, avance que l’État islamique est une organisation finie, que ses djihadistes attendent de ressortir sous un nouveau nom et qu’Al Qaïda, passée au second plan, retrouve ses forces et ne pourra, mécaniquement, que sortir vainqueur de ce schisme dans le monde djihadiste. En tout état de cause, il semblerait que Pierre Razoux et les autres experts sur la question qui soutiennent ces opinions oublient la phrase tirée du livre premier de De la Guerre de Clausewitz :

« Finalement, l’issue ultime d’une guerre tout entière ne peut jamais être conçue comme un absolu ; souvent l’État vaincu y voit plutôt un mal temporaire, auquel les circonstances politiques de l’avenir pourront remédier. »

On rétorquera qu’une organisation comme l’EI n’existait pas dans le monde du congrès de Vienne (1815) de Clausewitz ; qu’adapter une citation sise dans une époque à une autre est un acte peu scientifique ; ou encore que l’EI n’ait jamais créé véritablement d’État. C’est oublier que les djihadistes se sont inspirés des écrits de Clausewitz, notamment par des exemplaires annotés retrouvés dans un camp d’entraînement d’Al Qaïda à Tora Bora. C’est oublier également que la présence de l’EI en zone irako-syrienne s’est marquée par le développement d’une administration, par la levée de l’impôt, par la mise en place d’un service public, d’une économie et d’une armée, soit quasiment tous les attributs pouvant constituer un État. Seule ombre au tableau, l’échec du lancement de la monnaie, qui accaparait bien plus l’attention du calife autoproclamé de l’EI, Abou Bakr al-Bagdhadi, que le recul de son organisation au niveau militaire. Enfin, si la phrase de Clausewitz s’applique à l’origine pour des États déjà établis, elle peut aussi s’expliquer au travers de groupes sociaux, ethniques ou politiques bien particuliers. En somme, la phrase de Clausewitz est un avatar politique du vieil adage : « ce qui ne tue pas, rend plus fort ».

Si l’État islamique a été vaincu au niveau militaire, il reste présent sur les territoires qu’il contrôlait préalablement, son trésor de guerre a été mis à l’abri bien avant l’arrivée des Kurdes à Raqqa, son calife est toujours vivant, tandis que les éléments les plus redoutables de ses combattants, les Caucasiens et les Centrasiatiques, ont graduellement quittés la zone irako-syrienne fin 2016 et début 2017. De même, si l’administration de l’EI s’est effondrée, le fondement de sa montée en puissance reste toujours très forte en Irak. L’État irakien reste corrompu, le dialogue avec sa population sunnite est coupé par la campagne de violence que l’EI réinstaure depuis quelques mois au nord de Bagdad, dans la région de Diyala et de Salaheddin. Loin d’être abattu en Irak, l’EI réoriente sa stratégie sur une campagne de violence aveugle en s’en prenant aux symboles de l’État, selon le même processus qu’en 2014. La nouveauté, ici, est l’intérêt porté aux jeunes, qui sont particulièrement ciblés par une propagande encore très efficace. C’est donc bien sur le long terme que s’inscrit l’action de l’EI.

Malgré ces signes, que relaient les plus éminents spécialistes de la question, comme Pierre-Jean Luizard ou Myriam Benraad, la plupart des experts maintiennent donc cette idée qu’Al Qaïda va recouvrer sous peu ses « droits historiques » sur le djihadisme mondial. Cette volonté de diminuer l’action de l’EI jusqu’à la rendre anecdotique malgré la réalité du terrain revient à retourner à une configuration du début des années 2000 où Al Qaïda était quasiment seul dans la galaxie djihadiste. Les thuriféraires de la vision simplette du pouvoir macronien sur la question du terrorisme international entrent, finalement, dans la vieille expression irlandaise : « Better the devil you know, than the devil you don’t ». Mais se concentrer sur le premier diable (Al Qaïda) n’effacera en rien le second (l’EI), qui continuera à évoluer et à être sous-estimé.

Le chaos libyen, un terreau fertile pour Daesh

Depuis sa défaite à Syrte en décembre 2016, l’EI a pu gagner le désert libyen pour regagner des forces. Sa mobilité lui a permis de se placer au centre des grands trafics en provenance du Sahel, tels que la drogue, les cigarettes, les voitures ou encore les êtres humains. L’EI n’est ni le plus puissant, ni même le plus violent des groupes qui se partagent ces trafics. Comme les autres, il arrête les migrants pour les enrôler de force ou exploiter leur force de travail pendant deux ou trois semaines, avant de les relâcher, épuisés et mourants, à la discrétion du prochain groupe armé qui les trouvera. Le cycle infernal se reproduira pour les migrants jusqu’à ce qu’ils gagnent la côte. La position de l’EI dans ce trafic répond aussi à des nécessités purement matérielles, en recherchant constamment de nouvelles pièces détachées pour ses véhicules malmenés par les rigueurs du désert. Nous sommes ici dans quelque chose de fondamental pour l’existence des groupes armés dans la région : sans pièces détachées, pas de mobilité, et, sans mobilité, l’existence du groupe armé et compromis. Enfin, la volatilité de l’EI lui permet de sortir ponctuellement du désert libyen pour s’approprier d’autres trafics et établir des liens avec ses affidés hors du pays. Par exemple, l’EI pénètre régulièrement les frontières égyptiennes par l’Est de la Libye, où il massacre des Coptes. A cela, il faut ajouter la mainmise des terroristes sur le trafic d’antiquités égyptiennes. Ils y achètent le butin des pilleurs de tombes, armés depuis 2013-2014, le font passer en Libye via les réseaux du trafic d’armes, et l’écoule jusqu’en Espagne, où les biens volés côtoient les antiquités grecques auxquelles l’EI a aussi accès.

“Depuis l’annonce de son grand retour en septembre 2017, l’État Islamique, en particulier depuis l’hiver 2017-2018, maintient une pression importante sur les troupes de l’ANL (Armée Nationale Libyenne) dirigée par le maréchal Khalifa Haftar dans la région de l’oasis de Jufrah comme dans la zone du terminal pétrolier de Ras Lanouf”.

Cette autonomie financière associée à une importante liberté de mouvement de la part du groupe djihadiste lui offre un rayon d’action recouvrant les grandes régions du pays, la Tripolitaine et la Cyrénaïque. Depuis l’annonce de son grand retour en septembre 2017, l’EI, en particulier depuis l’hiver 2017-2018, maintient une pression importante sur les troupes de l’ANL (Armée Nationale Libyenne) dirigée par le maréchal Khalifa Haftar dans la région de l’oasis de Jufrah comme dans la zone du terminal pétrolier de Ras Lanouf. La pression que maintient l’EI et l’impossibilité pour Haftar de vaincre l’organisation terroriste à ses portes témoigne de la faiblesse relative de son armée. De même, la santé du vieux maréchal, déclinante, ouvre la question de sa succession, et de la mainmise de sa tribu, les Furjani, à la tête de l’ANL.

En Tripolitaine, le retour de Daesh s’est déroulé de manière plus tardive, du fait de la présence des milices de Misrata, qui avaient vaincu l’EI à Syrte. D’autres groupes armés islamistes sont également présents et constituent un obstacle à la progression de Daesh. Ceux-ci sont souvent des groupes clients du gouvernement de Tripoli, qui représente l’entité politique légitime de la Libye face au gouvernement de Tobrouk, protégé par l’armée du maréchal Haftar. Néanmoins, l’EI n’avance pas ici en terrain étranger. Il ne fait que réinvestir ses anciennes positions, en particulier dans la zone de Béni Walid, au Sud de Tripoli et à l’Ouest de Misrata. On a pris la mesure de cette nouvelle position en mai dernier avec la mort d’un émir de l’EI dans la zone, mais ce retour est probablement antérieur à cette date, on peut même considérer que le groupe djihadiste y a toujours maintenu une présence minimale en dépit de ses déconvenues militaires. De fait, le renouveau de Daesh en Tripolitaine implique de nouvelles attaques au cœur même de la capitale libyenne, avec un attentat contre la commission électorale de Tripoli le 2 mai 2018.

Autonome financièrement, mobile et capable de frapper dans tout le pays, l’EI a finalement retenu la leçon infligée par les milices de Misrata à Syrte : lors de sa première existence en Libye, Daesh était un corps étranger tentant d’appliquer les mêmes recettes ayant abouti à la mise en place de son « califat » en zone irako-syrienne. Dorénavant, l’EI agit comme un acteur intégré au monde libyen. S’il ne se territorialisera pas ou, du moins, imparfaitement, il gagne en résilience et en adaptabilité. Il s’agit d’un acteur redoutable quasiment impossible à déloger au vu de la situation actuelle.

L’EI en Égypte, un parasite capable de dévorer son hôte

L’Égypte est le second théâtre africain d’importance pour le groupe terroriste. Depuis novembre 2014, l’EI a reçu l’allégeance du groupe Ansar Bait al-Maqdis, symbolisé par un cérémonial organisé en zone irako-syrienne par le groupe terroriste, avec l’envoyé du groupe égyptien faisant allégeance à al-Baghdadi en personne. Si Daesh est l’organisation en présence, ce sont en réalité les autorités d’Ansar Bait al-Maqdis qui continuent le combat et décident du destin de la wilaya. L’apport de l’EI y est plus technique et humain. On peut parler d’ouverture d’une route à destination de la Libye gangrenée par l’EI, comme l’atteste la présence de Libyens dans le conseil de la Shura du groupe égyptien. À cette interconnexion s’ajoute la violence et l’horreur des actions dont Daesh est coutumier. En novembre 2017, un attentat dans une mosquée dans le nord du Sinaï fait 300 victimes. Cette attaque n’est que l’apogée d’une longue suite d’attaques depuis le début de l’insurrection du Sinaï en 2011. L’EI, qui n’a fait qu’imprimer sa marque dans un conflit déjà profondément enraciné, provoque l’intervention de l’armée égyptienne en février 2018.

“Plus l’État Islamique tient au Sinaï, continue à se développer dans le sud de l’Égypte, et monte des incursions depuis l’Est de la Libye, plus le régime d’Al Sissi se sclérosera”.

L’offensive de l’armée égyptienne met à mal l’EI dans la région. Les tribus bédouines favorables à l’armée se rallient à l’État central, l’armée sécurise la frontière avec la bande de Gaza, ce qui diminue la contrebande et ralentit modérément la pénétration de Daesh dans la zone. De même, le groupe terroriste ne peut plus compter sur l’appui de la centralité irako-syrienne, vaincue à Raqqa en octobre 2017. Néanmoins il peut s’appuyer sur l’arrivée de quelques combattants issus de l’ancienne Union Soviétique. Mais ces combattants ne forment qu’une force d’appoint et ne menacent donc pas le pouvoir des tribus bédouines au sein du groupe. De même, l’armée égyptienne pêche par sa méfiance généralisée envers les tribus bédouines de la région. Incapable de reconnaître les différentes allégeances des tribus, et incapable de comprendre à quelles tribus appartiennent les individus, les militaires égyptiens ont traité tous les tribaux comme des ennemis potentiels. En découle un affaiblissement significatif du support tribal à l’armée, synonyme d’une neutralité vis-à-vis de l’EI, voire d’un renforcement de ses effectifs.

Cette incapacité d’adaptation de l’armée égyptienne, la destruction des infrastructures synonyme d’une détérioration du niveau de vie des bédouins, le peu d’intérêt du gouvernement central pour le sort de ceux-ci et l’indifférence vis-à-vis du développement de la région implique que l’EI apparaît de plus en plus comme le porte-flambeau du monde tribal face au gouvernement citadin et brutal du Caire. Engoncée dans un territoire qui lui est étranger, l’armée égyptienne se trouve embourbée dans une guerre d’attrition où le défenseur est nécessairement le gagnant politique de la confrontation. Pire encore, le régime d’Al Sissi tire sa légitimité à l’égard de la population en lui assurant une sécurité face au terrorisme. De fait, le calcul est simple : plus l’EI tient au Sinaï, plus il continue à se développer dans le sud de l’Égypte et mène des incursions depuis l’Est de la Libye, plus le régime d’Al Sissi se sclérosera. Si le régime égyptien se laisse emprisonner dans le cercle géographique et politique que lui dessine Daesh, alors les possibilités de déstabilisation du pays seront très fortes. Si, à ce jour, ces critères ne sont pas réunis, c’est toute la région qui est concernée par un tel risque.

L’Afghanistan, zone principale du repli des djihadistes de la zone irako-syrienne

L’Afghanistan connait déjà l’insurrection des Talibans qui contrôlent une grande partie du pays et n’ont jamais paru aussi fort depuis l’invasion américaine de 2001. Dès 2014, al-Baghdadi déclare vouloir étendre son « califat » en Afghanistan et en Asie centrale. En janvier 2015, le porte-parole de l’organisation, Abu Muhammad al-Adnani, déclare officiellement la création de la province du Khorassan, du nom de l’ancienne région médiévale regroupant l’Est de l’Iran, le Sud des anciennes républiques soviétiques, ainsi que l’Ouest de l’Afghanistan.

Cette région du Khorassan témoigne bien de la volonté des autorités de l’EI de briser les frontières issues de l’ancien grand jeu entre les anciennes puissances coloniales de la région, c’est-à-dire la Russie en Asie centrale et l’Empire britannique dans le sous-continent indien. L’Afghanistan est considéré alors par ces grandes puissances comme un « État tampon » qui était, de toute manière, impossible à vraiment contrôler du fait de la topographie et de la combativité des tribus. La fin de la domination britannique dans les Indes en 1947 comme l’effondrement de l’URSS en 1991 ne remettent pas en question ces frontières. De la même manière qu’en Irak, en Syrie et dans l’Afrique du Nord, l’EI se joue des frontières héritées de la colonisation. S’il est plus visible en Afghanistan, son action se situe aussi dans les anciennes républiques soviétiques, au Pakistan et jusqu’au Kashmir indien.

La réorganisation de Daesh en Afghanistan est devenue palpable entre 2016 et 2018. Bénéficiant de l’arrivée des vétérans de la zone irako-syrienne, l’État islamique compterait près de 10 000 combattants, selon les estimations du ministère des affaires étrangères russe. Les autorités afghanes annoncent un nombre de djihadistes avoisinant les 3000. Il n’empêche, les quelques centaines de membres que comptaient l’EI en 2015 en Afghanistan ne sont plus qu’un souvenir, alors que le groupe terroriste compte au moins plusieurs milliers de combattants dans la zone. Avec cette nouvelle force, l’État islamique est en mesure d’imposer son agenda aux autres acteurs, quitte à contester l’hégémonie des Talibans dans l’insurrection face à l’État central afghan. Dans sa volonté de se territorialiser, l’EI applique les mêmes recettes qu’en Irak et en Syrie. Il s’agit d’un processus tiré du manuel De l’administration de la sauvagerie, dont s’inspirent les terroristes depuis les premières violences qui ont été à l’origine de l’instauration du proto-État en zone irako-syrienne :

  • Les djihadistes s’en prennent aux minorités religieuses qui sont la cible d’attentats, de raids ou de massacres. En Afghanistan, les djihadistes perpétuent des massacres dans les villages chiites hazaras ou parmi la minorité sikhe à Jalalabad. Par ces tueries, ils montrent que l’État central est incapable de protéger sa population. De même, ils éliminent toutes les autres organisations djihadistes dans la région. Il faut que l’EI soit seul et monopolise la violence face à l’État qu’il cible. Il instaure une polarisation à tous les niveaux de la société.
  • Cela est renforcé par le fait que les bâtiments publics (commissariats, prisons, perceptions, écoles, etc.) sont une cible récurrente des terroristes. En frappant des cibles, qui n’ont parfois aucune valeur militaire, les djihadistes montrent que l’État est incapable de protéger les bâtiments qui lui donnent une assise symbolique et spatiale sur la population qu’il contrôle.
  • Une fois ce processus engagé, l’État central se délite et laisse la place à un chaos généralisé ; la criminalité se développe, les salaires ne sont plus versés et la violence croît. C’est à ce moment, qualifié de « critique » par les auteurs de l’ouvrage, que les terroristes s’approprient le rôle de l’État. Ils éradiquent la criminalité, organisent des soupes populaires, luttent contre la corruption, mettent en scène des exécutions publiques et versent les salaires des fonctionnaires. Une fois ce moment passé, les djihadistes peuvent installer leur État obscurantiste sur les structures de l’ancien État.

“En quelques mois, l’État Islamique s’en est pris aux chiites hazaras, aux sikhs, aux talibans, à l’armée régulière, aux bâtiments publics à l’intérieur de la capitale, et jusqu’aux services de renseignements afghans”.

Les derniers mois ont vu une explosion de la violence de la part des djihadistes de l’EI en Afghanistan sans commune mesure avec ce que l’on pouvait observer les années précédentes. En quelques mois, les terroristes s’en sont pris aux chiites hazaras, aux Sikhs, aux Talibans, à l’armée régulière, aux bâtiments publics à l’intérieur de la capitale et jusqu’aux services de renseignements afghans. Seul rempart face au renforcement de l’EI, les Talibans lui mènent la vie dure dans la région de Jalalabad : plus d’une centaine de djihadistes ont déjà été tués depuis que Daesh a démarré sa campagne de violence en mai dernier. Néanmoins, si les Talibans sont devenus très forts, ils sont affaiblis par la présence de l’EI lui-même. Ses membres n’ont pas tous la même attitude face à Daesh. Là ou certains combattent l’EI comme une infestation étrangère, d’autres coopèrent avec lui dans ses massacres de villages chiites, qui sont autant de points stratégiques dans les montagnes. Là où la direction des Talibans entretient un dialogue ténu avec les États-Unis et – ponctuellement – avec le gouvernement afghan, les plus radicaux d’entre eux sont séduits par l’EI, qui ne dialogue avec personne et cherche l’élimination du gouvernement central afghan. De même, les plus jeunes des Afghans souhaitant s’engager pour le djihad sont davantage attirés par le discours universel de l’EI  et par les histoires des revenants de la zone irako-syrienne. En face, la mouvance nationaliste des Talibans, très influente dans les territoires mais éreintée par une guerre qui dure depuis 17 ans, a du mal à attirer autant de recrues que Daesh. Il n’empêche, devant l’impotence de l’armée afghane et l’incompétence du gouvernement, les Talibans apparaissent comme le seul rempart à une nouvelle territorialisation de Daesh. Pareille territorialisation, même imparfaite, serait catastrophique. Les djihadistes bénéficieraient alors d’un nouveau centre permettant d’alimenter l’instabilité dans la région.

Mais une territorialisation, que ce soit en Libye, en Égypte ou en Afghanistan, ne sera que temporaire aux yeux des djihadistes. De la même manière que le prophète Mahomet est expulsé de la Mecque, acquiert à Médine des forces considérables et retourne en vainqueur dans la ville dont il a été chassé, les djihadistes ayant fui le Moyen-Orient appliquent ce processus à leur histoire propre : leur Mecque n’est autre que la zone irako-syrienne. Leur Médine, les points de chute qu’ils ont trouvés, même si l’Afghanistan fait figure de principal lieu de repli. Leur envie est donc de retourner en zone irako-syrienne, de la même façon que Mahomet est retourné à La Mecque : victorieux. Cette vision du monde inspirée de l’épisode de l’Hégire est d’une importance capitale pour comprendre leurs motivations. Et, enfin, pouvoir construire l’amorce d’une stratégie mondiale sur le long terme face aux djihadistes.

Par Louis-Abel Constant

Pour aller plus loin :

Benraad Myriam, L’État islamique pris aux mots, Malakoff, Armand Colin, « engagements », 2017.

Guidère Mathieu, le retour du Califat, Paris, Gallimard, « Le débat », 2016.

Jambu Jerôme, Daech, la monnaie comme arme, AFHE, 2016, https://afhe.hypotheses.org/8669

Korinmann Michel, Chaosland : Du Moyen-Orient à l’Asie (du centre ?), Bègles, L’esprit du temps, « Outre-terre », 2017.

Luizard Pierre-Jean, Le piège Daech, l’EI ou le retour de l’Histoire, Paris, La découverte, 2017.

Mouline Nabil, Le Califat, histoire politique de l’Islam, Paris, Flammarion, « Champs, Histoire », 2016.

Nasr Wassim, L’État islamique, le fait accompli, Paris, Plon « tribune du monde », 2016.

Martinez-Gros Gabriel, Brève histoire des empires, comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Paris, Éditions du seuil, « la couleur des idées », 2014.

Ce que les médias passent sous silence à propos de Cuba

©Madden. Cette image est dans le domaine piubloc

Depuis le décès de Fidel Castro, les mêmes propos sont répétés en boucle par les journalistes et les hommes politiques : Cuba est l’une des dernières dictatures, elle enferme ses opposants, viole les droits de l’homme et affame son peuple. L’occasion est trop belle pour dire tout et n’importe quoi à ce sujet. Réponse aux mensonges et raccourcis à propos de Cuba.

Ségolène Royal, pour avoir osé dire qu’il « n’y a pas de prisonniers politiques à Cuba », a vu un torrent de boue s’abattre sur elle. Simplement parce qu’elle a eu l’outrecuidance de défendre Cuba. Car c’est bien cela qui lui est reproché, puisque personne n’a apporté le moindre élément permettant de démentir son affirmation.

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Vous la voyez l’opposition radicale au régime ? Et la bavure digne de la tyrannie policière la plus arbitraire ? Non ? #HeuresLesPlusSombres

Ah non, pardon, en réalité, seul Amnesty International a tenté un truc. Comme unique exemple à charge, l’organisation cite le cas de l’artiste El Sexto, arrêté pour avoir tagué « se fue » (« il est parti », ce que certains interprètent comme une référence au décès de Fidel Castro) sur le mur d’un grand hôtel de la Havane et de plusieurs bâtiments prestigieux ! (1) Scandaleux ! Il est vrai qu’à Paris, si un artiste avait eu l’idée de taguer le Fouquet’s ou la Cathédrale Notre-Dame, la police l’aurait probablement applaudi et il n’aurait bien sûr encouru aucune poursuite pénale…

Je ne sais pas qui s’occupe de la com’ d’Amnesty International, mais si c’était pour sortir une ânerie pareille, il aurait mieux valu faire comme tous les autres et dénoncer sans preuve, cela aurait été hautement plus crédible… (2)

« Mais peu importe ! » diront les autres. « Cuba est une dictature et rien ne le justifie ! »

Vraiment ? Retour en arrière

De la soumission aux États-Unis à la révolution

Cuba, de 1899 à 1959, était de fait une colonie états-unienne. Connue comme étant « le bordel de l’Amérique », l’île était alors gangrenée par la pauvreté, la prostitution, le jeu, les narcotrafiquants, la mafia et autres malfrats états-uniens venus échapper à la prohibition. Pour se faire une idée, il faut savoir que Miami et Las Vegas n’existaient pour ainsi dire pas avant la révolution cubaine, puisque l’île tenait leur rôle.

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Le dictateur Batista (à droite) en visite aux Etats-Unis en 1938.

Lorsque les guérilleros conduits par Fidel Castro rentrent victorieux à la Havane le 8 janvier 1959, ils viennent de renverser la dictature militaire pro-américaine de Fulgencio Batista, responsable de la mort de 20 000 cubains en sept ans. Beaucoup reprochent à Fidel Castro de s’être alors rendu coupable d’un nettoyage politique contraire aux droits de l’Homme. Mais de quoi parle-t-on ?

Fidel Castro avait maintes fois appelé la population à ne pas se livrer à la vengeance et à un « bain de sang », mais à laisser la révolution rendre justice. Il y eut donc des procès qui ordonneront 631 condamnations à mort et amèneront 146 proches de Batista à être fusillés. Il n’y eut aucun lynchage ou exécution sommaire. Comparons ces chiffres à une situation similaire : en 1944, lorsque la France fut libérée, il y eu près de 9 000 exécutions sommaires et plus de 1 500 condamnés à mort (parmi eux on compte des écrivains et des journalistes, ce qui ne fut pas le cas à Cuba). (3) Il ne viendrait à l’idée de personne de remettre en cause le gouvernement de l’époque ou le Général de Gaulle pour ces faits.

La guerre meurtrière des États-Unis contre Cuba

Le nouveau gouvernement cubain se heurte rapidement à l’opposition des États-Unis. Ces derniers sont irrités par ses réformes et les nationalisations. Ils mettent fin à l’importation de sucre en provenance de l’île (qui représentait 80 % des exportations de Cuba vers les États-Unis et employait près de 25 % de la population). En 1962, les États-Unis vont jusqu’à imposer un embargo à Cuba qui rompt les relations commerciales entre les deux pays (même alimentaires), et obligent la majeure partie des pays américains et leurs alliés occidentaux à faire de même.

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191 pays ont condamné l’embargo des États-Unis sur Cuba. L’ONU a condamné 18 fois ce qu’elle considère comme un « blocus ».

Tout produit élaboré avec des éléments d’origine cubaine est interdit d’entrée aux États-Unis. Les avoirs de l’État cubain aux États-Unis sont gelés. Les transactions financières sont interdites. Tout échange en dollars avec l’île est sanctionné. Pendant des décennies, il sera interdit aux citoyens états-uniens de se rendre à Cuba. Le but affiché des États-Unis est de profiter des difficultés que provoque l’embargo pour provoquer la chute de Fidel Castro. L’embargo n’a cessé d’être renforcé par les États-Unis (jusqu’en 2009). (4)

En 1996, la loi Helms-Burton interdit à toute personne ou entreprise dans le monde de commercer des produits issus de biens américains qui ont été nationalisés par le régime cubain après la révolution. (5)

En 2004, l’administration Bush adopte une loi visant à condamner à dix ans de prison et à un million de dollars d’amende tout citoyen états-unien se rendant à Cuba sans autorisation, ou avec autorisation mais plus de 14 jours, ou qui dépenserait sur l’île plus de 50 dollars par jour, ou qui enverrait de l’argent à un proche adhérent du parti communiste local. (6)

L’embargo a donc condamné Cuba à l’autarcie, la poussant dans les bras des soviétiques. Il est encore en vigueur aujourd’hui. C’est l’embargo commercial le plus long de l’époque contemporaine. En 2014, on estimait les pertes directement liées à l’embargo à 116 milliards de dollars pour l’île. (7)

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Le groupe terroriste Alpha 66 fêtant ses 50 ans à Miami.

Mais quand il s’agit de l’Amérique latine, son « pré carré », les États-Unis ne s’attaquent pas qu’au portefeuille. Ils ont aussi financé à hauteur de plusieurs dizaines de millions de dollars toutes sortes d’activités pouvant nuire à Cuba, terrorisme compris. Ainsi, des groupes comme Alpha-66 et Omega 7, entraînés en Floride, se sont rendus responsables de divers sabotages et attentats (rien qu’en 1960-1961, sur une période de sept mois, la CIA a commandité 110 attentats à la dynamite, a fait placer 200 bombes, et déclenché 800 incendies dans des plantations), faisant de Cuba l’un des pays au monde qui déplore le plus grand nombre de victimes d’attentats (3478 morts et plus de 10 000 blessés dont 2 099 handicapés à vie). (8) En 1971, la CIA fit importer une épidémie de peste porcine africaine sur l’île, à l’aide de ces organisations terroristes. En 1981, l’introduction de la dengue hémorragique toucha près de 350 000 personnes à Cuba, et entraîna la mort de 158 d’entre elles dont 101 enfants. (9) Durant toute sa vie, Fidel Castro aura été la cible de 638 tentatives d’assassinats. (10)

Face à toutes ces menaces, Fidel Castro, qui voulait pourtant la démocratie sur l’île, dut se résigner à accroître la répression, la censure et le poids du parti communiste cubain, qui devint peu à peu le parti unique de l’île.

« Imaginez ce que serait la situation aux États-Unis si, dans la foulée de leur indépendance, une superpuissance leur avait infligé pareil traitement : jamais des institutions démocratiques n’auraient pu y prospérer », résume Noam Chomsky. Il est de bon ton de donner, du haut de sa France stable du XXIe siècle, des leçons à Fidel Castro sur le type d’institutions démocratiques qu’il aurait dû mettre en place pour recevoir un brevet de « pays moralement soutenable par l’Occident ». (11) 238 morts causés par le terrorisme djihadiste nous ont récemment amenés à envisager une remise en cause de l’État de droit : multiplions le nombre de victimes par 15, ajoutons-y un blocus terrible, le financement de partis d’opposition par l’étranger et nous comprendrons ce qui a poussé le gouvernement cubain à mettre en place ces mesures autoritaires.

Les droits de l’Homme à Cuba

Il convient encore de citer Noam Chomsky : « Concernant les violations des droits de l’Homme, ce qui s’est produit de pire [à Cuba] ces quinze dernières années a eu lieu à Guantánamo, dans la partie de l’île occupée par l’armée américaine, qui y a torturé des centaines de personnes dans le cadre de la “guerre contre le terrorisme”. »

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Pour ceux qui pensent le contraire (ce qui montre bien le niveau de désinformation qu’il y a quand il s’agit de Cuba) : il y a des élections à Cuba. Ici, le 19 avril 2015 lors du premier tour des élections municipales.

La censure largement assouplie à Cuba depuis les années 1990. Il n’y a aujourd’hui plus un seul opposant politique ou journaliste en prison à Cuba (or, faut-il le rappeler, les États-Unis étaient en 2005 le 6e pays au monde avec le plus de journalistes en prison, selon le CPJ, le Comité pour la protection des journalistes). (12) (13) Cuba n’a condamné personne à mort depuis 2003 (14) ; même en 2006, lorsqu’il y eut de nouveaux attentats, la peine de mort n’a pas été appliquée. Contrairement à la plupart de ses voisins latino-américains, Cuba n’a recours ni à l’assassinat et aux enlèvements d’opposants, ni à la torture. (15) Cuba ne possède pas de police anti-émeute (les CRS en France). Depuis la création du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies, l’île est réélue régulièrement pour y siéger auprès d’une cinquantaine de pays. (16)

La liste de « prisonniers politiques » fournie par les opposants cubains, sur laquelle les médias occidentaux se basent, ne comprend aujourd’hui plus que des criminels que même Amnesty International refuse de prendre en compte parce qu’elle est composée « de gens jugés pour terrorisme, espionnage ainsi que ceux qui ont tenté et même réussi à faire exploser des hôtels » (rapport d’Amnesty International de 2010).

Bien qu’il se pluralise de l’intérieur, le parti unique existe toujours à Cuba. Il faut cependant noter l’existence d’institutions démocratiques inconnues en France, comme le référendum d’initiative populaire qui permet de révoquer les élus. Une forme de démocratie directe existe à Cuba : les habitants se réunissent en assemblées de quartier pour délibérer sur le choix d’un candidat et peuvent le révoquer à tout instant. Il est interdit au parti communiste de désigner ou de faire campagne pour un candidat ; ainsi la moitié des députés cubains ne sont pas membres du parti communiste. (17) (18)

Le bilan de Fidel Castro : le socialisme concret

Si Cuba n’a pas choisi la voie de la démocratie libérale, c’est avant tout pour préserver l’héritage de la révolution, à savoir celui d’un socialisme concret qui vient en aide aux plus démunis et qui s’est instauré (avec réussite) malgré l’embargo. En voici quelques exemples :

A Cuba, personne ne dort dans la rue. C’est le seul pays d’Amérique latine et du tiers-monde à s’être débarrassé de la malnutrition infantile, selon l’Unicef. (19) L’île a atteint le plein emploi (le taux de chômage y était de 3,3% en 2014). (20) Les inégalités y ont été réduites de près de 30% depuis la révolution (selon l’évolution de l’indice de Gini, qui sert à calculer les inégalités). (21) En 2016, 60% du budget de l’État correspond aux dépenses courantes de maintien des services gratuits de base dont bénéficient tous les Cubains. (22)

Cuba a, en dépit du blocus, et ce, dès 2015, avant même la date prévue, atteint les huit Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) définis par les Nations Unies. (24)

Au niveau de l’Indicateur de Développement Humain (IDH), Cuba se classe 67e selon l’ONU. (23) Devant le Brésil, la Chine, l’Inde, le Mexique, la Turquie, l’Ukraine, l’Afrique du Sud, l’Iran… Hors revenus, Cuba se classe même 26e, devant notamment le Royaume-Uni.

A Cuba, le secteur des travailleurs indépendants et d’autres formes de gestion non-étatique sont aujourd’hui en expansion. 504 613 Cubains travaillent à leur compte : ils sont protégés par le système de sécurité sociale et bénéficient du droit à la retraite – on est donc loin du cliché du pays communiste qui bride la liberté d’entreprendre. (25)

Dès 1961, soit deux ans après la révolution, Cuba fut l’un des rares pays à avoir éradiqué l’analphabétisme. Dans le détail, le taux d’alphabétisation des 15-24 ans atteint aujourd’hui les 100%, et celui des adultes 99,8%, ce qui place Cuba dans le top 5 des pays les plus alphabétisés au monde selon l’ONU.

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Vingt-huit pays bénéficient du programme d’alphabétisation cubain « Moi aussi je peux » qui a permis d’apprendre à lire et à écrire à plus de 8 millions de personnes. (29)

L’accès gratuit et universel à l’éducation est garanti à tous les citoyens à Cuba. Selon l’UNESCO, Cuba est le pays qui affiche le meilleur résultat d’Amérique Latine et des Caraïbes en matière d’éducation. Cuba est le pays disposant du plus grand nombre d’enseignants par habitant et du plus faible nombre d’élèves par classe dans le primaire et le secondaire (19 élèves par maître dans le primaire et 15 dans le secondaire). (26)

En 1959, Cuba ne comptait qu’une seule université. Aujourd’hui l’île compte 52 établissements d’enseignement supérieur. (27) Le taux brut de scolarisation dans l’enseignement supérieur y était de 95,2% en 2011, soit le 2e meilleur score du monde (derrière la Corée du Sud) selon l’ONU. La télévision cubaine diffuse régulièrement des cours du second degré pour la population adulte. (28)

D’après l’ONU, la mortalité infantile à Cuba est de 4,2 pour 1000, soit le taux le plus faible du continent américain, (à titre de comparaison, il est de 5,9 pour 1000 aux USA). Toujours selon l’ONU, celui-ci était de 69,86 pour 1000 avant la révolution.

L’espérance de vie à Cuba est de 79,4 ans selon l’ONU. Soit 0,3 ans de plus qu’aux États-Unis et seulement 1 an et demi de moins qu’en Allemagne. C’est le 3e meilleur chiffre d’Amérique derrière le Canada et le Chili. C’est 5 ans de plus que la moyenne de la zone Amérique latine et Caraïbes (30) et c’est près de la moyenne des pays riches de l’OCDE. (31)

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L’opération « Miracle », lancée en 2004 par le gouvernement cubain, a été à l’origine de 2,6 millions d’interventions chirurgicales pour rendre la vue à des personnes pauvres dans 30 pays d’Amérique latine, des Caraïbes et d’Afrique.

A Cuba, l’accès gratuit à tous les services de santé est garanti. Il y a un médecin pour 147 habitants de l’île, soit le meilleur ratio au monde. C’est plus de deux fois plus qu’en France (1 pour 299). Depuis la révolution, 109 000 médecins ont été formés à Cuba. Avant, il n’y en avait que 6 000, dont la moitié a fui le pays lors de la révolution. (32) Cuba est le seul pays au monde à avoir créé un vaccin contre le cancer du poumon, le Cimavax, (33) et un médicament permettant d’éviter les amputations liées à l’ulcère du pied diabétique. (34)

L’école de médecine de la Havane, « la plus avancée au monde » selon le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-Moon, forme aujourd’hui 11 000 jeunes venus de 120 nations. Depuis la révolution, l’île a même déployé 135 000 soignants à travers le monde, lors de catastrophes naturelles ou humanitaires. En reconnaissance de ses efforts, Fidel Castro fut le premier chef d’État à recevoir la médaille de la Santé pour tous, décernée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En 2014, l’OMS qualifiait le système de santé cubain « d’exemple à suivre ». (35)

Un an après la révolution, Cuba a interdit la ségrégation raciale, soit sept ans avant les États-Unis. La même année, la fédération des femmes cubaines fut crée. L’égalité femme-homme est une réalité sur l’île, notamment du point de vue salarial. En 2013, Cuba occupait le troisième rang mondial du plus grand pourcentage de femmes élues députés. Elles président 10 des 15 provinces du pays. Alors que l’île comptait plus de 150 000 prostituées dans les années 50, la prostitution a été éradiquée en 1967 (pas définitivement, hélas, car elle tend à réapparaître ces dernières années : elles seraient entre 12 et 20 000 aujourd’hui selon les opposants). Les prostituées ont été soignées (30 à 40% d’entre elles souffraient de la syphilis), éduquées, logées et réinsérées.

Cuba promeut la prévention en matière d’éducation et de réinsertion sociale pour éviter la délinquance. C’est l’un des pays les plus sûrs d’Amérique latine : le taux d’homicide volontaire y est de 4,2 pour 100 000 habitants (contre une moyenne de 23 pour 100 000 en Amérique latine). Cuba est le pays d’Amérique Latine qui enregistre le moins de violences contre les enfants.

Libertés individuelles ou libertés collectives ?

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« Hop ! Confisqué ! »

Contredire les mensonges répandus à propos de Cuba n’empêche évidemment pas de jeter un regard critique sur les erreurs commises par le gouvernement, comme pour n’importe quel autre pays, à n’importe quel moment de l’histoire. Mais on ne peut déclarer que la révolution a été volée d’un coup par un « régime dictatorial ». Car le gouvernement cubain a toujours été cohérent dans ce qu’il a accompli. La même logique, le même objectif, ont été poursuivis de A à Z.

Le clivage à propos de Cuba devrait se résumer ainsi : si l’on pense que les libertés collectives priment sur les libertés individuelles, alors on soutient Cuba ; si l’on pense l’inverse, alors on condamne. Les deux ne sont évidemment pas contradictoires, et certains gouvernements ont même décidé de ne pas choisir. Prenons l’exemple de deux d’entre eux : le Chili de Salvador Allende et le Venezuela d’Hugo Chavez.

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Salvador Allende et Fidel Castro.

Salvador Allende, malgré les menaces que faisaient planer les États-Unis depuis son élection en 1971, a décidé de rester démocrate jusqu’au bout, avec la fin qu’on connaît : le putsch de 1973 mené par le général Pinochet, qui fit 3 à 4 000 morts et contraignit Allende au suicide, le Chili devenant alors une dictature militaire ultralibérale pour les vingt années qui suivirent.

Au Venezuela, le même scénario faillit se reproduire : en 2002, un coup d’État eut lieu, et Chavez, élu démocratiquement, aurait dû être fusillé dans la foulée. Mais le peloton d’exécution refusa d’obtempérer et il eût la vie sauve. La révolte des militaires et de la population contraignit les putschistes à renoncer.

Au Chili, les États-Unis ont préparé le terrain pour que le coup d’état se produise, l’ont piloté en sous main et l’ont officiellement soutenu. Au Venezuela, les putschistes furent financés par les États-Unis et la CIA fut directement impliquée.

A l’aune de ces exemples, et de toutes les tentatives de déstabilisation états-uniennes à Cuba citées plus haut, on comprend bien qu’il va falloir prendre en compte le fait suivant : non, Cuba n’avait pas, et n’a jamais eu, le choix d’être une démocratie libérale. C’est à contre-cœur, et contraint et forcé par les agressions états-uniennes, que Fidel Castro a mis en place des mesures liberticides à Cuba. Il faut également prendre en compte un autre élément : beaucoup de démocraties dans le tiers-monde sont des farces. Regardez par exemple la Colombie, où l’on compte depuis le début de l’année, 70 assassinats de proches du parti socialiste, ou le Honduras, où dès qu’un président un peu trop de gauche est élu, hop !, les militaires font un coup d’État avant de réorganiser des élections.

Ce sont tous des pays où une large part de la population est maintenue dans l’extrême pauvreté, où la violence et la corruption sont reines et où les gouvernements pratiquent régulièrement les « disparitions », l’assassinat et la torture. Comme Fidel Castro le rappelait souvent : A quoi sert la démocratie ou la liberté d’expression dans un pays qui compte 50% d’analphabètes ? Dans un pays où une grande partie de la population meurt de faim ou de maladie ? L’éducation, la médecine, la répartition des richesses : toute démocratie n’est que comédie sans ces libertés collectives préalables.

Aristote, dans Les Politiques, avait déjà bien compris que l’objectif d’un État n’est en rien la forme de ses institutions, mais sa capacité à agir ou non dans l’intérêt de son peuple. Il n’aura échappé à personne la façon dont les peuples reçoivent, chaque fois, ceux qui tentent d’imposer la “démocratie libérale” dans leur pays. La première volonté des peuples est d’abord de se libérer des puissances qui les étranglent et de pouvoir vivre par eux-mêmes : ça s’appelle la souveraineté nationale. C’est là que réside la clé pour comprendre Cuba : plus que tout, le génie de Fidel Castro, c’est d’avoir su interpréter, et appliquer, la volonté générale de son peuple. Les Cubains lui en sont reconnaissants, notamment car ils ont été les premiers acteurs de la transformation de l’île. Les centaines de milliers de Cubains à s’être réunis aux quatre coins du pays pour saluer la mémoire du Comandante en sont la parfaite illustration.

« L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. » Ainsi débute le Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau. Discours de Fidel Castro à l’ONU, sur les « fers » dans lesquels se trouvent les peuples pauvres du monde entier. (Pensez à activer les sous-titres !)

Je vous laisse, je m’en vais taguer « Hollande a renoncé » sur le mur du Ritz, comme mon pays démocratique me le permet. Et si tel n’est pas le cas, si par malheur je me fais embarquer au commissariat, alors il faudra en conclure que je suis un prisonnier politique. Amnesty International, j’attends vos retweets.

En complément :

Ainsi que les divers livres et articles de Salim Lamrani, de loin le meilleur spécialiste de Cuba en France.

Notes :

(1) : http://www.europe1.fr/international/la-reponse-damnesty-international-a-segolene-royal-a-cuba-il-y-a-eu-620-arrestations-en-octobre-2918420

(2) : Ce n’est malheureusement pas la première fois qu’Amnesty International dit des bêtises sur Cuba : https://www.legrandsoir.info/cuba-ou-comment-amnesty-international-saisit-trop-vite-des-batons-visqueux.html

(3) : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89puration_%C3%A0_la_Lib%C3%A9ration_en_France

(4) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Embargo_des_%C3%89tats-Unis_contre_Cuba

(5) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_Helms-Burton

(6) : https://www.legrandsoir.info/Recrudescence-de-l-agression-etasunienne-contre-Cuba.html

(7) : http://www.20minutes.fr/monde/1440187-20140909-embargo-americain-coute-116-milliards-usd-economie-cubaine

(8) : http://www.lapresse.ca/international/amerique-latine/201110/06/01-4454865-cuba-commemore-les-victimes-du-terrorisme-americain.php
Au sujet du terrorisme à Cuba, sujet méconnu et complètement occulté dans la presse internationale, lire notamment le très bon livre de Maurice Lemoine Washington contre Cuba. Un demi-siècle de terrorisme (http://www.monde-diplomatique.fr/2005/12/LEMOINE/13057
)

(9) : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89v%C3%A9nements_cubains_attribu%C3%A9s_aux_%C3%89tats-Unis_par_le_gouvernement_cubain

(10) : http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2016/11/26/ces-638-fois-ou-la-cia-a-voulu-se-debarrasser-fidel-castro_5038675_3222.html

(11) : https://www.les-crises.fr/ce-qui-a-ete-omis-a-la-mort-de-fidel-castro-par-noam-chomsky/

(13) : Le rapport de 2015 de Reporters sans frontières évoque deux journalistes en prison à Cuba : Yoeni de Jesús Guerra García et José Antonio Torres. Mais ces deux individus ne sont pas en prison du fait de leur profession, mais pour des délits/crimes :

– le premier a été condamné à 7 ans de prison en 2014 pour vol et abatage de bétail ne lui appartenant pas.
– le second a été condamné à 14 ans de prison en 2011 pour espionnage. Il lui est reproché d’avoir envoyé une lettre à un haut fonctionnaire américain où il explique qu’il peut lui offrir “des informations sensibles (sur Cuba), qui peuvent mettre à mal la sécurité du pays”. Il a reconnu à de nombreuses reprises avoir écrit cette lettre.

(14) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Peine_de_mort_aux_Cara%C3%AFbes#Cuba

(15) : Bien que la CIA et l’opposition cubaine aient évoqué des cas de torture, aucun élément n’a jamais confirmé ces accusations, au point qu’Amnesty International n’en a jamais fait mention dans ses rapports.

(16) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Conseil_des_droits_de_l’homme_des_Nations_unies

(17) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Politique_%C3%A0_Cuba

(18) : Sur la question des droits de l’Homme à Cuba, lire l’article de Salim Lamrani “Cuba, la France, les États-Unis, et la question des droits de l’homme”, qui se livre à un comparatif avec la France et les Etats-Unis, et qui démontre ainsi l’exagération dont Cuba est l’objet sur ces questions, notamment de la part de ceux qui relaient en masse les rapports d’Amnesty International sur Cuba : https://www.legrandsoir.info/cuba-la-france-les-etats-unis-et-la-question-des-droits-de-l-homme.html

(19) : UNICEF, Progrès pour les enfants, un bilan de la nutrition, 2011.

(20) : http://knoema.fr/atlas/Cuba/Taux-de-ch%C3%B4mage

(21) : https://es.wikipedia.org/wiki/Anexo:Pa%C3%ADses_por_igualdad_de_ingreso

Sur l’indice de Gini : https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1551

(22) : http://www.cubadebate.cu/especiales/2016/02/18/cuentas-claras-sobre-el-presupuesto-del-estado-fotos-video-e-infografia/#.WIrNWNT_Z_k

http://www.librered.net/?p=45004

(23) : Tous les chiffres de l’ONU donnés dans l’article sont consultables à partir de ce lien : http://hdr.undp.org/en/data

(24) : http://fr.granma.cu/mundo/2015-09-04/cuba-a-atteint-les-objectifs-du-millenaire-pour-le-developpement-malgre-le-blocus

(25) : https://www.cubanet.org/actualidad-destacados/decrecieron-los-pequenos-negocios-privados-en-2015/

(26) : https://ries.revues.org/511

(27) : http://elpais.com/diario/2002/05/09/ciberpais/1020911733_850215.html

(28) : https://www.ecured.cu/Televisi%C3%B3n_educacional

(29) : UNESCO, La crise cachée : les conflits armés et l’éducation, 2011, p. 76. http://unesdoc.unesco.org/images/0019/001917/191794f.pdf

https://es.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9todo_de_alfabetizaci%C3%B3n_%22Yo,_s%C3%AD_puedo%22

(30) : http://www.la-croix.com/Actualite/Monde/L-esperance-de-vie-augmente-en-Amerique-latine-et-aux-Caraibes-_NG_-2012-09-19-855224

(31) : http://www.lemonde.fr/sante/article/2015/11/04/l-esperance-de-vie-atteint-80-5-ans-selon-l-ocde_4802922_1651302.html

(32) : http://geopolis.francetvinfo.fr/castro-le-succes-de-la-politique-de-la-sante-a-cuba-99099

(33) : http://www.slate.fr/story/101473/traitement-cancer-poumon-prouesses-medicales-cuba

(34) : http://la1ere.francetvinfo.fr/martinique/cuba-le-traitement-miracle-contre-l-amputation-des-diabetiques-354644.html

(35) : http://www.france24.com/fr/20140919-ebola-epidemie-cuba-sante-medecine-qualite-soins-sierra-leone-

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