La lutte contre l’islamisme et ses obstacles

Le meurtre brutal d’un professeur à Conflans-Sainte-Honorine puis l’attaque d’une basilique à Nice ont recentré l’actualité autour de la question du djihadisme et du terrorisme islamiste. De manière prévisible, ministres et éditorialistes se relaient pour pointer du doigt des coupables et des complices imaginaires, passant sous silence leur propre responsabilité — pourtant non négligeable — dans la progression de ce phénomène. L’extrême droite souffle comme à son habitude sur les braises de la guerre civile, tandis qu’à gauche, certains choisissent la voie inverse et se solidarisent avec des forces religieuses réactionnaires sous couvert de lutte contre les discriminations. Les voix critiques de ces impasses mortifères deviennent inaudibles.


Il n’est pas inutile de rappeler certains faits trop souvent oubliés. Plus que de fantasmagoriques théories universitaires, la situation actuelle est largement due à l’opportunisme de dirigeants qui ont cru pouvoir utiliser à leur avantage l’islam politique. D’autre part, les convergences historiques entre courants réactionnaires concurrents ont accéléré les logiques de guerre sainte.

Mais le point de départ de toute analyse de cette situation devrait être une définition de l’islamisme : qu’entend-on par ce mot ? La diplomatie française vante régulièrement les mérites des régimes en place au Qatar, en Arabie Saoudite ou en Turquie (jusqu’aux récentes tensions), tout en entretenant à domicile des organisations liées à ces mêmes régimes. Comment alors interpréter la surenchère martiale du gouvernement comme des oppositions ? Les fausses naïvetés et le double discours assénés à longueur de journée nécessitent un retour aux fondamentaux pour démêler les fils de ce problème.

Les multiples visages de l’islam fondamentaliste

Rappelons que l’islamisme est une théorie politique considérant que l’islam, c’est-à-dire la religion musulmane, aurait vocation à diriger la société. L’État devrait suivre les principes du Coran, sa loi se fondant sur le droit religieux, la charia.

Le courant de l’islamisme sunnite le plus connu est le salafisme. Eux-mêmes subdivisés en de nombreux sous-courants, les salafistes ont pour objectif de revenir à la pureté des premiers temps de l’islam, les salaf salih, d’où ils tirent leur nom. Cette démarche est par définition profondément réactionnaire et antimoderne. Aujourd’hui, la majeure partie des salafistes en France se rattachent au courant dit « quiétiste ». Ils ne cherchent pas à renverser l’État laïc par la force : selon eux, celui-ci disparaîtra par la volonté de Dieu. Les salafistes considèrent pourtant que la démocratie est un régime idolâtre, remplaçant la volonté divine par celle du peuple.

Une minorité des salafistes (souvent issue du salafisme quiétiste) est djihadiste. Ce courant considère qu’il est du devoir des croyants de prendre les armes contre les mécréants s’adonnant au « culte des idoles », au taghut. Quiétistes et djihadistes entretiennent une concurrence et se traitent mutuellement de khawaridj, de déviants. Les djihadistes contemporains sont également appelés takfiri (ceux qui pratiquent à tort l’excommunication). Ce terme péjoratif désigne les extrémistes considérant toute personne ne partageant pas leur vision du monde et de la religion comme un mécréant à détruire.

Les différents courants du salafisme défendent ainsi des interprétations différentes des textes religieux. Leurs positions s’appuient sur des dalil (une sourate ou un verset du Coran) employés pour légitimer leur action. En cela, le salafisme constitue une aqida, une croyance religieuse unifiée appuyée sur des textes et des références historiques. Cette aqida entre en concurrence avec d’autres croyances — notamment des lectures pacifiques de l’islam — qu’elle tente de supplanter par des efforts de prosélytisme, portés par la propagande, l’organisation et l’action terroriste.

Sans avoir la portée spectaculaire des campagnes de terreur organisées par le salafisme djihadiste, son cousin quiétiste constitue cependant une autre forme de menace. Les différents courants salafistes refusant de recourir aux armes contre les États laïcs étendent leur influence d’autres manières. Leur objectif est de vivre une vie conforme à leur interprétation des premiers temps de l’islam. Ainsi, leur action se concentre sur le social et l’éducation. La stratégie consistant à occuper des terrains délaissés par un État n’assurant plus ou mal ses prérogatives n’est pas particulièrement innovante. Elle fut employée par de nombreuses forces politiques, des mouvements révolutionnaires aux partis chrétiens-démocrates en passant par les divers visages de la social-démocratie ouvrière. Mais les salafistes quiétistes ont acquis une certaine expertise dans le développement de réseaux, légaux ou non. Celle-ci leur permet d’avoir une influence dans divers lieux de culte, associations confessionnelles, groupes de soutien scolaire, ou organisations non gouvernementales assurant des services sociaux.

La récente fermeture administrative de six mois de la grande mosquée de Pantin illustre les liens troubles liant des islamistes opportunistes et des pouvoirs publics complaisants. La page Facebook de la mosquée avait diffusé une vidéo d’un parent d’élève appelant à se mobiliser contre Samuel Paty. Mais le lieu est surtout connu pour sa gestion affairiste tendant la main à la fois aux Frères musulmans et aux édiles locaux. La tolérance comme les subventions dont bénéficient les islamistes s’expliquent souvent moins par la naïveté que par une symbiose cynique : le salafisme quiétiste évite l’agitation sociale, désapprouve souvent les trafics et impose un mode de vie rigoriste compatible avec la paix sociale.

Leurs premières victimes sont les habitants des quartiers où ils sévissent. Les réseaux développés ou inspirés par les Frères musulmans ont notamment occupé une fonction de régulation. Valorisant l’entraide sociale et la probité, ils se présentent comme des hommes pieux, rejetant la société de consommation et ses dérives criminelles, tout en exerçant en retour une fonction répressive, particulièrement au niveau des mœurs, harcelant les personnes refusant leur loi. Les classes populaires sont donc les premières victimes des islamistes : c’est dans les quartiers où elles sont concentrées que leurs réseaux se structurent. Ils profitent ainsi du recul des services publics ainsi que des organisations politiques traditionnelles. Les femmes identifiées comme issues de familles musulmanes subissent une pression particulière. Et le salafisme quiétiste peut constituer un terreau idéologique propice à un basculement vers le djihadisme.

Romantisme du djihad

En France, le djihadisme organisé est bien sûr ultra-minoritaire dans la population : par son aspect criminel et clandestin, il ne peut exister que de manière souterraine. Cela n’a cependant pas d’importance significative pour les djihadistes. La stratégie d’organisations telles que Daesh se déploie à deux niveaux. D’une part, il s’agit de faire immédiatement la promotion de l’organisation en se positionnant en défenseurs de la communauté musulmane, l’Umma, en portant la guerre chez les mécréants. D’autre part, l’objectif à long terme est de créer et d’approfondir la défiance entre musulmans et non-musulmans, pour favoriser la diffusion de son aqida. Les attentats commis par quelques individus ou même par des personnes isolées suffisent à faire avancer cette stratégie, en entraînant une réaction politique disproportionnée par rapport aux très faibles moyens employés. Nombre de djihadistes choisissent de se cacher en pratiquant la taqîya, c’est-à-dire la dissimulation : au quotidien, ceux-ci ne pratiquent pas rigoureusement leur religion pour passer sous les radars, par exemple en évitant la fréquentation de mosquées connues pour être salafistes.

Faute de réseaux développés, la perspective la plus commune pour les djihadistes français se trouve dans l’exil, au moins temporaire. La construction embryonnaire d’un État islamique dans le cadre des guerres d’Irak et de Syrie a permis de donner une réalité aux fantasmes d’un retour aux temps du califat. Les jeunes salafistes qui répondent à l’appel font alors leur hijra, émigrant vers une terre promise et idéalisée.

Daesh propose à ces hommes et à ces femmes un modèle de société certes ultra-violent mais en rupture totale avec ce qu’ils ont pu connaître jusqu’alors, dans les barres d’immeubles et les banlieues pavillonnaires françaises. Certaines de ces recrues viennent de milieux éduqués et ont bénéficié d’une formation religieuse. Cependant, l’intérêt pour la théorie djihadiste vient souvent plus tard. Elle permet de justifier a posteriori un choix dû à des raisons très diverses : mauvaises rencontres, ascension sociale frustrée, dérive idéologique ou tout simplement ennui et recherche d’exotisme. Rompre avec la dunya, la vie terrestre corrompue par le matérialisme, permet en retour de s’approprier une ghanima. Cela désigne le butin pris aux khufars, aux infidèles. Le djihadisme légitime le pillage de pays en guerre.

Sous la rhétorique spirituelle se déploie ainsi un projet réactionnaire pragmatique. Les liens qu’entretiennent les djihadistes syriens avec le régime turc, les accords conclus entre le groupe Lafarge et des responsables de Daesh, comme la tolérance dont bénéficient en France les forces islamistes rattachées aux pays alliés que sont le Qatar et l’Arabie Saoudite illustrent une réalité faite d’alliances opportunistes. Une réalité bien éloignée des discours guerriers et des postures martiales auxquelles nous ont habitués deux décennies de « guerre contre le terrorisme ».

Il est également frappant de retrouver un militant d’extrême droite et informateur de police au profil trouble dans la logistique de l’attentat de l’Hypercasher. Le procès du vendeur d’armes Claude Hermant jette une lumière crue sur les réseaux où se rencontrent nationalistes et djihadistes. Les pratiques de ces derniers continuent d’influencer une mouvance identitaire pré-terroriste souhaitant faire advenir une guerre raciale ou religieuse, partageant en cela les buts à court terme du salafisme djihadiste.

Quand certains courants jouent la surenchère sécuritaire sous prétexte de laïcité, d’autres rattachés à l’antiracisme politique se positionnent à la remorque de réactionnaires islamistes, refusant toute critique de ceux-ci au nom du front contre « l’islamophobie ». Quitte à devenir leurs idiots utiles.

De la guerre froide à la guerre contre le terrorisme

En effet, l’histoire des nationalismes occidentaux est marquée par des relations ambiguës avec le monde musulman, tantôt considéré comme un ennemi civilisationnel, tantôt comme une source d’inspiration. Dès le XIXe siècle, divers penseurs et courants traditionalistes vont chercher dans l’islam une spiritualité porteuse de valeurs guerrières. Les années 1920 voient le rapprochement du salafisme et du wahhabisme, débouchant sur la constitution de courants de pensée antimodernes. En parallèle se développent diverses organisations tentant de régénérer l’islam autour d’un contenu conservateur, anticommuniste, et antilibéral. La plus connue de ces organisations est celle des Frères musulmans. Ce réseau panislamique sunnite fondé en 1928 entretient des liens complexes avec le panarabisme de Nasser et de Sadate, chaque camp tentant de manipuler l’autre à son avantage.

Au cours des années 1980, le triomphe de la Révolution islamique en Iran et le développement de la lutte palestinienne suscitent des rapprochements inattendus, accélérés par l’affaiblissement du bloc de l’Est. Au niveau mondial, l’effondrement du régime soviétique laisse le champ libre à la superpuissance nord-américaine tout en la privant d’un adversaire de référence. Les mouvements nationalistes ou indépendantistes perdent également ce soutien. En France, l’extrême droite reste jusque-là marquée par la décolonisation et ses conséquences. Le rejet des populations nord-africaines venues travailler en Europe s’inscrit encore dans la continuité du combat pour l’Algérie française. Pour contourner les lois interdisant les discours ouvertement racistes, le Front national remplace progressivement le rejet des populations non-européennes par un discours ciblant les musulmans, la religion venant remplacer l’origine ethnique sans que le fond n’évolue.

Nouvelle période, nouvelles convergences

Se faisant discrets, les rapprochements entre islamistes et nationalistes n’en restent pourtant pas là. La contestation du mariage pour tous à partir de 2012 constitue une séquence favorisant le dialogue entre réactionnaires et conservateurs de toutes obédiences religieuses. La participation de responsables du culte musulman et d’associations religieuses aux « manifs pour tous » aux côtés des diverses chapelles de l’extrême droite française n’est pas sans rappeler les combats partagés pour l’éducation confessionnelle. La cause palestinienne est une fois de plus instrumentalisée par divers courants partageant une lecture complotiste du monde. Le Collectif Cheikh Yassine (fondé en 2004 en hommage au père spirituel du Hamas, dissout le 21 octobre dernier en conseil des ministres) rapproche ainsi extrémistes de droite et islamistes autour d’une même obsession. Son dirigeant Abdelhakim Sefrioui a attisé la polémique des caricatures du Prophète s’étant soldée par l’assassinat de Samuel Paty. Également actif dans cette convergence, l’essayiste antisémite Alain Soral plaide pour une convergence des « musulmans patriotes » et du projet frontiste — avec un certain succès dans l’organisation du Jour de Colère en 2014, rapidement hypothéqué par les affrontements interpersonnels propres à cette mouvance.

Moins médiatisées, les menées d’autres groupes tels que les Loups Gris (Bozkurtlar en turc) ne doivent pas être sous-estimées. Ces néofascistes turcs, actifs depuis la fin des années 1960 et responsables de centaines d’opérations terroristes, bénéficient de solides assises en Europe, notamment dans l’Est de la France — particulièrement autour de Strasbourg et de Lyon. Leur fonctionnement à mi-chemin entre une mafia et une mouvance politique leur a permis d’étendre discrètement leur influence par le biais d’associations-écrans. Ce développement s’opère au détriment de la diaspora progressiste turque et des communautés kurdes ou arméniennes, régulièrement ciblées par leurs attaques — comme en octobre à Décines, en banlieue lyonnaise, quand plusieurs centaines de jeunes néofascistes turcs se sont livrés à une chasse aux Arméniens aux cris de « Ya’Allah, Bismillah, Allah akhbar ». Omer Güney se définissait également comme un Loup Gris selon ses proches. Il est considéré comme l’assassin des trois militantes kurdes Fidan Doğan, Sakine Cansız et Leyla Söylemez, crime commis en plein Paris, en janvier 2013 — et dans lequel les services secrets turcs (le MIT) seraient impliqués.

Le soutien actuel apporté par les Loups Gris au gouvernement Erdogan via le Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP) leur permet de bénéficier en retour d’une couverture institutionnelle inégalée depuis la période de la dictature militaire. En tentant de réaliser une fusion entre l’héritage nationaliste du kémalisme et l’islam politique, présenté comme une composante de l’identité turque, Erdogan a participé à briser les digues séparant traditionnellement l’extrême droite panturquiste et kémaliste des islamistes. Des rapprochements tactiques se sont ainsi opérés à la faveur des conflits au Kurdistan, en Syrie puis au Haut-Karabakh (conflit ayant vu une importante participation des Loups Gris durant les années 1990).

Des partenaires islamiques ?

Le cas turc illustre le soutien qu’apportent divers gouvernements et régimes se revendiquant de l’islamisme (modéré ou plus rigoriste) à des organisations présentes sur le territoire français. Celles-ci participent d’un soft power considérable. L’envoi par la Turquie d’un grand nombre d’imams pour pourvoir les mosquées hexagonales est un moyen de développer son influence tout en gardant un œil sur la diaspora turque sunnite. Avec des moyens et des stratégies différentes, l’Algérie, la Tunisie ou l’Arabie Saoudite en font de même. Les pouvoirs publics se sont longtemps accommodés de cet état de fait. Il leur permettait de déléguer l’encadrement du culte musulman à diverses structures affiliées à des régimes alliés. S’il fallait désigner des responsables de la progression du phénomène islamiste en France depuis plusieurs décennies, ce serait du côté des autorités municipales et nationales qu’il faudrait se tourner en premier lieu.

Le financement de mosquées au niveau municipal constitue bien un épineux problème : faut-il s’en charger pour assurer l’existence de lieux de cultes dignes — et la surveillance de ceux-ci ? Ou faut-il le laisser entièrement aux fidèles, au risque de voir des puissances étrangères subventionner les mosquées comme les imams, s’émancipant ainsi de tout contrôle ? Aujourd’hui, seule une minorité de mosquées bénéficierait de tels financements extérieurs — sans qu’il soit possible d’évaluer ces phénomènes avec précision. Il n’existe en effet pas de recensement exhaustif des lieux de culte musulmans, dont la définition varie.

Une fois de plus, la polémique autour de l’organisation et du modèle économique de l’islam en France s’oriente autour du contrôle des populations. Le but n’est pas tant de faire reculer l’influence des courants fondamentalistes que d’encadrer des groupes sociaux. L’optique clientéliste ayant permis jusqu’ici une convergence entre élus et représentants religieux est loin d’être abandonnée. Les projets de réforme d’une religion particulièrement décentralisée s’inscrivent dans cette logique pour le moins discutable.

Il est vrai que l’exercice d’un soft power ne se fait pas à sens unique. L’énorme marché des armes françaises a connu une expansion récente. En 2018, ce marché représentait 9,1 milliards d’euros. La moitié des ventes sont faites au Proche et au Moyen-Orient, notamment au Qatar et en Arabie Saoudite. Depuis le début de la guerre du Yémen, celles-ci ont atteint de nouveaux sommets, engendrant une polémique nationale sur l’emploi de ces armes. Au-delà des questions éthiques concernant des ventes d’armes à de tels régimes, se pose la question des rapports de dépendance vis-à-vis de tels marchés : il est inévitable que cette manne financière entraîne en retour une capacité d’action accrue en France de régimes défenseurs d’une lecture fondamentaliste de l’islam.

Islamisme et islamophobie, un jeu de dupes

Les campagnes médiatiques faisant de la population musulmane une cinquième colonne et un vivier de terroristes potentiels, ont déclenché des réponses très disparates. Le terme d’ « islamophobie » a ainsi été forgé – au prix d’une confusion certaine – pour désigner le rejet et les discriminations touchant cette partie de la population française particulièrement concentrée dans les quartiers populaires. Avec des usages parfois terriblement opportunistes : quand certains courants jouent la surenchère sécuritaire sous prétexte de laïcité, d’autres rattachés à l’antiracisme politique se positionnent à la remorque de réactionnaires islamistes, refusant toute critique de ceux-ci au nom du front contre l’islamophobie. Quitte à devenir leurs idiots utiles. Réduire les intérêts des Français musulmans à l’agenda politique de minorités réactionnaires conduit à renforcer ces dernières. Pire encore, qu’il s’agisse d’un discours de choc des civilisations ou d’une tentative d’union aveugle contre l’islamophobie, ces réductions sont une trahison de l’intérêt des classes populaires — musulmanes comme non-musulmanes.

En somme, il n’est pas inutile de rappeler que la majeure partie des courants islamistes restent porteurs d’un contenu fondamentalement réactionnaire. Leur rôle dans la répression des mouvements progressistes, leur conservatisme sur le plan des valeurs, comme leur rejet des formes démocratiques les positionnent politiquement. La prétention des islamistes à parler au nom de la population musulmane est cependant largement démentie par les faits. Il est donc d’autant plus tragique de constater que les associations-paravents qu’ils animent servent de références à divers militants, partis et élus, tout en amalgamant toute une partie de la population à un secteur activiste et réactionnaire.

Afghanistan : comment le cauchemar islamiste a germé sur les ruines de la révolution

La symbolique socialiste arborée par les révolutionnaires afghans © Asian Marxist Review

Abondamment commentés, les quarante ans de la Révolution islamique iranienne, ont occulté un autre événement survenu lui aussi entre les années 1978 et 1979 : la révolution afghane marxisante du Parti populaire démocratique d’Afghanistan. La comparaison entre ces deux révolutions est éloquente : l’une, en mêlant le vocabulaire et les méthodes des mouvements tiers-mondistes à un rejet de la modernité occidentale, a conduit à un retour de l’élément religieux dans la géopolitique de la région. L’autre, menée par des militants formés à l’école du marxisme-léninisme orthodoxe, désireux d’imposer la sécularisation d’une société encore largement traditionnelle, apparaît comme la dernière du genre, entraînant dans son échec une URSS mourante qui n’a pas pu supporter une guerre asymétrique qui s’est imposée à elle par la force des événements ainsi que la volonté des États-Unis et du Pakistan.


De la révolution afghane, les pays occidentaux auront surtout retenu le dénouement, avec l’entrée des forces soviétiques sur le territoire de leur voisin du sud, occasion pour les anti-communistes de pointer du doigt, cinq ans après la chute de Saïgon, l’agressivité d’une puissance communiste conquérante qui n’a pas les scrupules du monde occidental, tandis que journalistes et artistes affichaient un soutien sans nuances à la rébellion [1]. Les communistes européens se faisaient remarquer, dans le même temps, par leur défense contre-productive du grand-frère soviétique (on se souvient du « droit de cuissage » évoqué par Georges Marchais, qui n’avait pas plus de réalité dans l’Afghanistan des années 1970 que dans l’Europe médiévale). L’armée soviétique renversait en réalité un gouvernement nourri d’idéologie marxiste-léniniste pour le remplacer par un autre qui ferait preuve, au fil des ans, de plus en plus de modération ; elle n’intervenait en fait qu’après de longues hésitations et plusieurs refus adressés aux gouvernements afghans précédents.

L’Afghanistan : un État-tampon dans le Grand jeu centrasiatique

L’État afghan tel qu’on le connaît apparaît au XVIIIe siècle. Il a longtemps été confronté aux velléités conquérantes de l’Empire russe au nord et de la Compagnie des Indes orientales britannique au sud. Il s’est trouvé au centre d’un affrontement géostratégique que l’on a communément appelé le Grand jeu.

Malgré plusieurs effondrements du pouvoir central et des divisions du pays entre dynasties rivales et de surcroît, trois interventions militaires britanniques, le pays conserve son indépendance. Cela permet à ses souverains d’apparaître comme les défenseurs de l’Islam face aux puissances chrétiennes tout en jouant sur la rivalité anglo-russe, les deux puissances ayant rapidement compris que l’intervention indirecte était un meilleur moyen de contrôler le pays que l’intervention militaire. Cette qualité d’État invaincu et refuge de l’Islam sert de fondement à un début de sentiment national au sein d’un pays composé d’une mosaïque d’ethnies, elles-mêmes traversées de divisions claniques internes.

https://en.wikipedia.org/wiki/Remnants_of_an_Army#/media/File:Remnants_of_an_army2.jpg
Remnants on an army d’Elizabeth Thompson représente le retour du chirurgien William Brydon, seul survivant de l’expédition envoyée contre Kaboul en 1841, en Inde britannique. Ce tableau illustre, dans l’imaginaire occidental, l’idée de l’Afghanistan comme un pays éternellement insoumis aux grands empires.

Si le Grand jeu prend fin avec l’alliance anglo-russe de 1907, il est réactivé par la guerre froide, qui voit s’opposer cette fois la puissance américaine et ses alliés iraniens et pakistanais à l’URSS restée maîtresse de l’Asie centrale. Le pays, toujours monarchique, conserve son rôle d’État-tampon avec sa neutralité et profite ainsi des offres d’aide de l’un et de l’autre des joueurs, en orientant selon les circonstances sa diplomatie vers l’un ou vers l’autre des camps. Un équilibre séculaire brutalement rompu en 1978 par la prise de pouvoir du Parti populaire démocratique d’Afghanistan, allié de Moscou.

Un parti marxiste-léniniste au pouvoir

Il peut paraître à première vue étrange qu’un parti d’inspiration communiste ait pu prendre le pouvoir dans un pays comme l’Afghanistan des années 1970 : malgré une certaine ouverture sur le monde de la jeunesse urbaine, un timide développement du tourisme et des travaux de modernisation des infrastructures réalisés avec le soutien de l’un ou l’autre compétiteur de la Guerre froide, le pays apparaît comme encore très largement rural et peu modernisé. Avec une population agricole intégrée à des mécanismes clientélaires qui régissent une grande partie de la vie sociale, un poids écrasant de l’Islam traditionnel et une classe ouvrière quasi-inexistante, on était aux antipodes du modèle révolutionnaire marxiste. Pourtant, des intellectuels nourris de marxisme-léninisme et trouvant dans cette doctrine un moyen de moderniser radicalement le pays plus qu’une utopie collectiviste, fondent en 1965 le Parti populaire démocratique d’Afghanistan, appelé à prendre le pouvoir au cours de la décennie suivant. Le parti ne se présente pas comme communiste ; mais si, à l’instar de son homologue iranien le Tudeh (parti des masses populaires), comme nationaliste et réformateur, le parcours intellectuel de ses dirigeants et ses liens avec Moscou ne laissent pas de doutes quant à son positionnement. D’autres partis d’inspiration marxiste, notamment maoïstes, voient le jour parmi les groupes ethniques minoritaires du nord du pays, tandis que le Parti populaire démocratique d’Afghanistan (PPDA) reste implanté dans l’ethnie majoritaire pashtoune.

L’équilibre du Grand jeu est rompu, et l’Union soviétique ne peut désormais plus lâcher le gouvernement de Taraki sous peine de subir un grave revers diplomatique et de remettre en cause le dogme de l’irréversibilité révolutionnaire

C’est en avril 1978 que le PPDA passe à l’action et proclame la République démocratique d’Afghanistan, dirigée par l’écrivain Nur Mohammad Taraki et son adjoint, Hafizollah Amin, qui occupe le ministère des affaires étrangères. Sans que Moscou ne lui ait donné de directives, un parti communiste s’est donc emparé de tous les leviers du pouvoir en Afghanistan, de sa propre initiative. Mais Moscou ne peut que suivre, et signe dans la foulée un traité d’amitié avec l’Afghanistan, fournissant des conseillers, des subsides et du blé en échange de l’installation de bases militaires. L’équilibre du Grand jeu est rompu, et l’Union soviétique ne peut désormais plus lâcher le gouvernement de Taraki sous peine de subir un grave revers diplomatique et de remettre en cause le dogme de l’irréversibilité révolutionnaire.

De la « République Démocratique » à l’intervention soviétique

Arrivé au pouvoir, le PPDA met en place une politique de vastes transformations de la société afghane, dont la radicalité tranche avec le réformisme modéré du gouvernement nationaliste précédent : abolition des dettes paysannes, réforme agraire sans compensations, égalité homme-femme. Si cet agenda est indéniablement progressiste, leur caractère profondément déstabilisateur pour la société traditionnelle s’ajoute à la répression systématique des opposants, fussent-ils des modernisateurs ou d’autres marxistes, avec une pratique de la torture dont l’usage à grande échelle inquiète Moscou, rend rapidement le régime impopulaire. Le choix de l’abandon du tricolore afghan pour un drapeau entièrement rouge, faisant disparaître le vert islamique, et les déclarations de responsables locaux contre la religion contribuent encore à attiser l’hostilité qui se mue rapidement en révoltes armées. Si des mouvements hostiles au pouvoir central au nom de la défense de l’Islam traditionnel existaient avant la révolution, ils prennent une autre dimension face au pouvoir communiste. Le 9 mars 1979, une insurrection éclate à Hérât, grande ville de l’ouest afghan, où des militaires se rallient à la population et aux religieux. La situation ne peut être résolue que grâce à l’appui des soviétiques.

Si cet agenda est indéniablement progressiste, leur caractère profondément déstabilisateur pour la société traditionnelle s’ajoute à la répression systématique des opposants, fussent-ils des modernisateurs ou d’autres marxistes

Conscients de la détérioration de la situation et sceptiques quant à l’action du gouvernement ainsi qu’au bien-fondé de politiques socialistes dans le pays, les dirigeants soviétiques reçoivent Nur Mohammad Taraki le 20 mars, et restent sourds face à ses demandes d’intervention militaire [2]. Mais la situation échappe de plus en plus à leur contrôle, alors que le 14 septembre, Hafizollah Amin renverse Taraki et élargit encore la répression ; les soviétiques le soupçonnent par ailleurs d’être un agent américain, multipliant les actions contre-productives pour décrédibiliser l’agenda socialiste de la révolution. Du 8 au 12 décembre, le politburo prend définitivement la décision de destituer Amin et de déployer des troupes en Afghanistan pour assurer la solidité du nouveau régime, qui sera dirigé par Babrak Karmal, l’ancien chef de fil du Partcham. Après avoir échappé à deux tentatives d’empoisonnement, Amin est éliminé par un assaut des forces spéciales soviétiques le 27 décembre [3]. Le lendemain, des blindés soviétiques traversent la frontière, l’occupation commence.

La guerre des États-Unis et du Pakistan

Avec l’invasion soviétique, un conflit interne à un pays alors largement méconnu allait devenir un enjeu mondial. Les Occidentaux n’avaient pourtant pas attendu l’intervention directe pour intervenir en Afghanistan aux côtés des opposants au régime du PPDA, participant à la déstabilisation du pays dans le but clairement défini d’attirer les troupes de l’Union soviétique en Afghanistan et d’en faire un « Vietnam de l’armée soviétique », comme l’avait reconnu Zbigniew Brzezinski [4]. L’invasion soviétique puis l’élection de Ronald Reagan amplifient l’aide américaine aux rebelles, qui reçoivent plusieurs milliards de dollars de subsides et d’armements. Le missile américain Stinger, apparu sur le terrain en 1987, marque un tournant : permettant d’abattre les hélicoptères, il prive l’armée rouge de sa maîtrise totale du ciel et ruine une stratégie de contre-guérilla jusqu’alors plutôt efficace.

C’est l’aide étrangère qui transforme progressivement la nature de la guérilla, qui passe d’une insurrection visant à défendre la société traditionnelle à un ensemble de mouvements prônant un Islam radical importé d’Arabie Saoudite et des écoles Déobandi indo-pakistanaises, bientôt insérés dans des réseaux djihadistes mondiaux. On évoque souvent l’importance des réseaux de volontaires internationaux, comme ceux du saoudien Oussama Ben Laden, et leurs liens avec les services américains et les dirigeants de l’Arabie Saoudite. Mais c’est le Pakistan qui joue le rôle plus important : pays d’accueil de l’opposition politique afghane, la République islamique alors dirigée par le général Zia est bientôt chargée de la répartition de l’aide internationale. Le général va en faire une arme pour servir ses propres intérêts stratégiques. Avec leur expérience du clientélisme tribal, les services pakistanais privilégient les groupes appartenant à l’ethnie dominante pashtoune et prônant le plus ouvertement l’Islam le plus fondamentaliste. Il ne s’agit pas, pour le régime de Zia, de reconstituer un Afghanistan unifié et souverain mais d’exercer un contrôle indirect sur les zones pashtounes, stratégiquement utiles en cas de conflit futur avec l’Inde, tout en mettant fin aux vieilles revendications irrédentistes afghanes sur les régions pashtounophones pakistanaises. Les groupes plus modérés comme les Tadjiks d’Ahmad Shah Mas’ud, dont le charisme et la francophilie lui vaudront pourtant le soutien de l’intelligentsia française, bénéficient d’une aide bien moindre.

De la fin du gouvernement révolutionnaire au cauchemar islamiste

Alors que l’Armée rouge et les troupes régulières afghanes s’embourbent dans une lutte qu’il est de plus en plus improbable de remporter, le gouvernement, désormais dominé par la faction Pârtchâm, cherche à poursuivre ses réformes tout en jouant la carte de la modération. Le drapeau rouge est abandonné au profit d’une nouvelle version du tricolore afghan, lequel est orné en médaillon d’une étoile rouge…surmontant un Coran ouvert. Le remplacement de Karmal par Muhammad Nadjibollah en 1987, accentue encore cette tendance. Conscient que le retrait des troupes soviétiques voulu par Gorbatchev est proche, il présente son gouvernement comme musulman et nationaliste, prône une réconciliation nationale et cherche à prendre contact avec ses adversaires. Malgré son implication indéniable dans la répression et la torture des opposants politiques, il parvient à gagner une véritable popularité en apparaissant comme le garant de l’unité nationale face aux ingérences du Pakistan, nouvel ennemi extérieur après le retrait des troupes soviétiques achevé en 1989. Cette stratégie explique le maintien du régime jusqu’en 1992, d’autant plus que certaines exactions commises par les groupes rebelles convainquent les populations urbaines de se ranger derrière Nadjibollah, ou tout au moins de ne pas ouvrir leurs portes à la rébellion.

Conscient que le retrait des troupes soviétiques voulu par Gorbatchev est proche, nadjibollah présente son gouvernement comme musulman et nationaliste, prône une réconciliation nationale et cherche à prendre contact avec ses adversaires

La disparition de l’Union soviétique et de son aide financière condamne cependant le régime à la chute. Le 29 avril 1992, Mas’ud entre dans Kaboul sans combattre après avoir rallié une partie des fonctionnaires issus comme lui des minorités du Nord. Un nouveau gouvernement est mis en place. Le retour à la paix reste possible : Mas’ud et Rabbani, chef politique de son mouvement, sont conscients qu’il leur faut s’appuyer sur l’ancienne administration pour permettre le retour à l’unité et l’indépendance. Mais l’absence de soutien des occidentaux et la pression du Pakistan ne permettent pas de parvenir à rétablir une situation stable ; les factions rebelles s’affrontent dès lors dans une guerre civile aux alliances mouvantes. Avec le soutien de l’ancien communiste Rashid Dostom, principal dirigeant de la minorité ouzbèke, rallié un temps à Mas’ud, les troupes islamistes de Hekmatyar bombardent une première fois Kaboul, mais les troupes de Mas’ud tiennent bon.

Au Pakistan, le retour progressif à la démocratie ne change pas fondamentalement la politique afghane. Face aux alliés islamistes pashtounes des services de renseignement de l’armée de l’ancienne dictature, restés très puissants, le gouvernement de la première ministre Benazir Bhutto créé sa propre force islamiste afghane ; ce seront les Talibans. Ceux-ci bousculent les troupes de Hekmatyar puis chassent Mas’ud de Kaboul. Le cauchemar fondamentaliste s’abat sur le pays, qui n’en est jamais tout à fait ressorti.

Menée par des factions aussi pressées d’imposer leur vision au pays que de s’entre-déchirer, se perdant dans un cycle de répressions et de violences en ne voulant pas prendre en compte les réalités de l’Afghanistan traditionnel, la révolution afghane clôt sur un échec total la vague des révolutions progressistes et modernisatrices au Moyen-Orient. En enfonçant l’URSS dans une guerre qui use ce qui lui restait de ressources financières et de crédibilité internationale, elle contribue également à mettre fin à l’aventure révolutionnaire du XXe siècle. Alors que le chiisme politique s’installe dans l’Iran voisin, l’Afghanistan devient le point de ralliement des réseaux fondamentalistes sunnites qui, l’ennemi communiste athée abattu, ne tardent pas à se retourner contre l’Occident, tout autant haï. Pour les décennies suivantes, l’opposition à la mondialisation libérale et à l’impérialisme va sembler passer, dans le discours du moins, de la revendication de l’indépendance et du développement à une question de spiritualité et de civilisation, et sera ressentie comme telle dans tous les camps.

[1]Henri Souchon, « Quand les djihadistes étaient nos amis », in Le Monde Diplomatique, février 2016 (https://www.monde-diplomatique.fr/2016/02/SOUCHON/54701 )

[2] Gilles Rossignol, « L’intervention militaire soviétique vue de Moscou », in « Les nouvelles d’Afghanistan », n°157, juin 2017.

[3] Gilles Rossignol, « L’élimination d’Hafizollah Amin », in « Les Nouvelles d’Afghanistan », n°158, septembre 2017.

[4] Interview de Zbigniew Brzezinski par le Nouvel Observateur, 15/01/1998 : https://www.les-crises.fr/oui-la-cia-est-entree-en-afghanistan-avant-les-russes-par-zbigniew-brzezinski/

Principales sources pour la contextualisation historique et géopolitique:

Michael Barry, Le Royaume de l’Insolence. L’Afghanistan 1504-2011, Flammarion, 2011.

Anthony Arnold, Afghanistan’s two party communism, Hoover Press, 1983.

Christian Parenti, « Retour sur l’expérience communiste en Afghanistan », in Le Monde Diplomatique, août 2012

 

Dernières nouvelles d’Algérie : de l’insurrection civique à la révolution citoyenne ?

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Manifestation_contre_le_5e_mandat_de_Bouteflika_(Blida).jpg
©Fethi Hamlati

Le 4 mai dernier, Said Bouteflika, le frère de l’ex-président algérien considéré par beaucoup d’observateurs comme le réel homme fort du régime, a été arrêté. Avec lui sont également mis aux arrêts deux anciens patrons du puissant Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), Mohamed Mediene dit « Toufik », et Athmane Bachit Tertag. Ces arrestations marquent un tournant dur dans la vague de purges, avatar d’une guerre des clans au sommet des structures du pouvoir politico-militaire. Et ce à la veille du Ramadan, que d’aucuns à la tête de l’État-Major de l’Armée nationale populaire (ANP) espèrent qu’il aura un effet démobilisateur sur le mouvement citoyen massif que connait le pays. Gaid Salah, chef d’État-Major et de facto garant du régime, parie sur l’essoufflement du mouvement en donnant en pâture à la rue de grands noms d’oligarques et d’affairistes qui représentent le système honni. Peut-il gagner ?

Le caractère exceptionnel des manifestations en Algérie a été perçu par les grands médias nationaux français. Le renoncement d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel et le report du scrutin, obtenus par la mobilisation des Algériens et Algériennes dans les rues du pays, ont focalisé l’attention des médias et des observateurs internationaux sur les actions du pouvoir en réponse aux demandes de la rue. Il semble pourtant difficile aux journalistes de relayer le sentiment et l’esprit de ce mouvement hors-norme, transversal. Le changement est déjà historique selon les acteurs locaux.

« Il y aura un avant et un après 22 février » (Nabil Ferguenis, membre d’un syndicat autonome)

Le mouvement de contestation a obtenu gain de cause sur certaines de ses revendications préliminaires. Mais l’opposition entre le gouvernement et le mouvement s’est installée dans une temporalité singulière, elle aussi enjeu de la lutte pour la démocratie du peuple algérien qui communie dans les rues tous les vendredis depuis le 22 février.

Retour sur un mouvement citoyen et éclairage sur la situation du pays pour LVSL, fondé sur des entretiens et un séjour sur place du 18 au 26 avril. Par Edern Hirstein. [Merci à Djamal Ikloufhi, Nabil Ferguenis, Ahmed Meliani pour leur temps et pour leur éclairage sur la nature du mouvement, et merci à Mourad Taghzout pour son entregent efficace.]

Des milliers de citoyens de la République démocratique et populaire d’Algérie dans les rues tous les vendredis contre le gouvernement, contre l’État présidé par Abdelaziz Bouteflika, contre l’emprise des militaires sur le pouvoir civil et le général Gaid Ahmed Salah, contre un système représenté par ses principaux profiteurs, hommes d’affaires, militaires, politiciens vieillissants : tel est le portrait esquissé par un survol des brèves journalistiques et de courts reportages des chaines internationales dévolues à la couverture des manifestations à Alger.

Il s’agit de plus que cela pourtant, et peut-être même plus qu’un Hirak (soulèvement) comme l’appellent certains algériens.

Les slogans entendus lors des marches, vus sur les murs des villes ou confiés ouvertement par les citoyens, laissent entrevoir au visiteur l’indéniable éveil de la conscience civique de ces citoyens qui refusent l’humiliation symbolique de voir un homme au crépuscule de sa vie être poussé à se représenter par ce qu’ils nomment la clique, le système, ou l’oligarchie.

Yatnahaw ga’ « Qu’ils s’en aillent tous » est le mot d’ordre central et l’élément fédérateur primordial.

Un mouvement dégagiste en lame de fond

Alors que des prémices de la contestation sont observées dès décembre au moment de l’annonce de la candidature du Président en exercice à un autre mandat, dans le quartier de Bab-El-Oued à Alger, c’est à Kherrata, près de Béjaia en Kabylie, région avec une conscience contestataire historiquement forte, que la première manifestation d’ampleur a lieu le 16 février. Le 22, en réponse à des appels relayés sur les réseaux sociaux, la mobilisation s’avère inédite, et se propage dans toutes les grandes villes du pays. Le mouvement est lancé.

Celui-ci est massif. Selon diverses estimations : le 1er mars réunit près d’un million de personnes, le 8 mars, cinq millions et le 15 mars, après l’annonce confirmée de la candidature de Bouteflika à la présidence, ce sont près de quatorze millions d’Algériens qui sortent dans les rues du pays. Celle-ci est multiforme ; si les vendredis permettent une mobilisation populaire très large, les étudiants se sont appropriés les mardis, en réponse aux annonces du Général Salah dans l’après-midi. Le dimanche est quant à lui dévolu aux marches des Algériens de l’étranger, et notamment de Paris à la Place de la République. La prise de conscience citoyenne sur fond d’opposition au « système » a permis de fédérer certains corps intermédiaires autour du peuple réuni dans les rues, tels les avocats et les magistrats, certains journalistes, quelques cadres moyens de l’armée. Fait important, la mobilisation des femmes est sans précédent.

Le pouvoir d’Alger, représenté par le chef d’État-Major, est entré dans une dynamique directe avec le mouvement de mobilisation citoyen. Les annonces du général le mardi se font en réaction aux mobilisations du vendredi. Les étudiants répondent aux annonces du pouvoir le soir même, puis le vendredi suivant la mobilisation dans les rues donne le ton pour la suite de cette relation particulière. Plusieurs journées de mobilisation plus ponctuelles ont également rythmé la confrontation hebdomadaire. Ce sont des journées-symboles : celle du 19 mars, date de célébration des Accords d’Évian ; ou le 20 avril, journée de commémoration des victimes des massacres perpétrés par l’armée en Kabylie en 1980 et en 2001.

« son mot d’ordre toujours en bandoulière, le drapeau national aux cotés de l’emblème berbère » (mot d’un éditorialiste du Soir d’Alger)

L’appropriation des symboles nationaux est un élément constitutif du mouvement citoyen. Les marches ont des couleurs : elle du drapeau national, héritage de la lutte pour l’indépendance – le vert, le rouge et le blanc -, mais également celle du drapeau amazigh, symbole de l’identité et de la culture berbère – le bleu, le vert clair et le jaune. Portés ensemble par les manifestants comme étendards, ces drapeaux témoignent de la volonté des citoyens d’apparaître comme l’ensemble du peuple, dans toutes ses composantes, face à un pouvoir qui a usurpé son droit à représenter la nation algérienne. Certes transversal, le mouvement prend soin de se présenter comme ayant une assise historique. Outre l’utilisation des symboles nationaux issus de la guerre d’indépendance, les références à la période révolutionnaire sont très présentes. C’est à travers ses mots d’ordres, tels « Algérie des Martyrs », ou « Algérie Libre et Démocratique », que le mouvement s’inscrit dans une période longue, celle de la lutte pour la liberté contre l’occupant colonial avec la référence aux héros de la guerre d’indépendance, mais aussi celle de la lutte pour la démocratie, qui elle, plus récente, est l’apanage de mouvements démocrates et socialistes des années 80 et 90. Consciemment ou non, la jeunesse mobilisée invoque les combats des anciens afin de terminer, selon elle, la libération du peuple et la construction d’une nation algérienne affranchie des affres de la période postcoloniale dominée par des élites directement issues, pour l’essentiel, du Front de Libération National.

« En 1962, a été déclarée l’indépendance de la Patrie ; En 2019, a été déclarée la liberté du peuple » (vu dans les marches)

Si le FLN « historique », celui qui a arraché l’indépendance à la France, n’est pas mis en cause, le FLN post-indépendance est largement rejeté en tant qu’institution politique. Coupable d’avoir confisqué la liberté acquise en 1962 avec la complicité de l’armée – putsch mené par Houari Boumediene en 1965, prise de pouvoir de « l’armée des frontières » – la mise au musée du FLN est l’une des revendications principales des citoyens en vue de la mise à bas du système dénoncé. Le principal syndicat historique, l’UGTA (Union Générale des Travailleurs Algériens) souffre du même déficit de légitimité. Alors que la Constitution du pluralisme de 1989 prévoyait l’interdiction de l’utilisation des sigles historiques, l’illégalité des partis fondés sur le racisme, sur la religion, présentant des revendications sexistes, nombreux sont les citoyens qui demandent l’application stricte de ces mesures toujours présentes dans la constitution actuelle (Article 42).

©Edern Hirstein

Le discrédit envers la classe politique est général et ne se limite pas au FLN. Du fait du fonctionnement des élections algériennes depuis l’élection de Abdelaziz Bouteflika en 1999, et des nombreuses affaires de corruption, les principaux partis d’opposition sont considérés comme partie prenante du système rejeté par la rue. Ces partis d’opposition dits systémiques (Ahmed Mélinia) obtiennent des sièges à l’Assemblée Populaire Nationale, aux Assemblées Populaires Communales, prennent en charge des mairies et présentent des candidats aux élections présidentielles. La cooptation de ceux-ci par le FLN, ex-parti unique, est un processus organisé qui a fonctionné depuis la fin de la Décennie Noire et l’élection de Bouteflika rendue possible grâce au retrait coordonné de sept des candidats à l’élection de 1999 face à des suspicions de fraude.

Rongée par son image de deuxième jambe – branlante – du système, l’opposition n’est pas en mesure d’influencer le mouvement de contestation qui, d’ailleurs, semble imperméable aux récupérations. Unis par l’unanimité rendue possible par le rejet du système, et par des revendications calibrées aux réponses du régime (retrait de Bouteflika, report des élections, rejet du Président en intérim Bensalah, rejet des élections prévues le 4 juillet), ce mouvement transversal à la société algérienne, marqué par l’implication de la jeunesse, résiste pour l’instant aux tentatives de récupérations politiques et idéologiques. Alors que de nombreux militants politiques sont présents dans les marches, l’imperméabilité du mouvement à certains mots d’ordres lancés de façon intempestive est notable. Les tentatives diverses d’idéologiser le mouvement ne rencontrent pas l’adhésion. C’est le cas par exemple de slogans qui insistent sur la « marocanité » du Président par intérim Bensalah et plus généralement sur l’illégitimité – car étrangers – du « clan d’Oujda » (ville marocaine proche de la frontière) responsable de la confiscation de l’indépendance et du putsch de Houari Boumediene de 1965, dont a fait partie Bouteflika. Le mouvement est l’acteur même de sa centralité et son imperméabilité face aux tentatives de récupération assure sa pérennité.

« La cible du mouvement qui demeure le démantèlement du système est à la fois stratégiquement pertinente, elle soulève le vrai problème du pays, et tactiquement efficace puisqu’elle fédère le plus grand nombre. C’est d’ailleurs ce qui lui a permis, jusque-là, de déjouer toutes les manœuvres de provocation et de division. » Said Sadi, 09/05/2019

Une double rupture

Peut-être plus important encore que ce refus d’adopter des mots d’ordres à caractère nationaliste ou partisan, l’une des volontés manifestes des citoyens engagés est leur refus sans équivoque de l’entrisme islamiste afin de préserver la nature transversale du mouvement. La guerre civile entre les islamistes du Front Islamique du Salut (FIS) et ses branches terroristes (GIA, etc), et l’armée, est dans toutes les mémoires, et dans les esprits de la jeunesse nombreuse qui n’a pourtant pas connu les morts, les attentats et cette décennie perdue. Sortis d’une guerre civile entre l’armée et le Front Islamique du Salut, 15 ans avant même le début des Printemps Arabes, les Algériens connaissent le prix de l’irruption de l’islam dans la politique : 150000 morts et un hiver interminable des libertés civiles. La société algérienne peut ainsi apparaître vaccinée contre la perspective d’une prise de pouvoir des héritiers du FIS. Le mouvement apporte une réponse à l’une des questions centrales de l’histoire politique récente du pays : sus au système et rejet de l’alternative islamiste. Cela ressemble fort à la double rupture prônée et attendue par les militants de la gauche laïque (du Mouvement Démocratique et Social en l’occurrence). Si la libération de la parole est palpable depuis le 22 février,  le rejet des militants de l’islam politique est physique. L’un des fondateurs du FIS, Ali Belhadj, a été frappé à Bab El-Oued lors des premières marches. Un autre est écarté manu militari des rassemblements place de la République à Paris. Leur influence politique est très faible et très surveillée, pourtant la peur qu’ils inspirent est bien présente.

Elle est utilisée par le pouvoir depuis la défaire militaire des groupes islamistes et la tentative de réconciliation nationale amorcée lors du premier mandat de Bouteflika. Le spectre du retour de l’islamisme est la pierre d’achoppement du mécanisme de confiscation de la démocratie par le système politico-militaire mis en place lors de la décennie noire. Il permet la légitimation du régime aux yeux des capitales occidentales, mais surtout il commande la coalescence des partis de l’opposition systémique autour de la défense du statu quo face au risque de la résurgence islamiste. Mais plus qu’un risque putatif, plusieurs acteurs locaux témoignent de leur inquiétude que ces groupes d’oppositions, tel le FFS, agissent comme des « sherpas de l’islamisme ». Ils ont en tête la lutte pour le moins confuse du régime contre les groupes armés durant les années 90 (le « qui-tue-qui ? ») ses manipulations et connivences. Les partis d’opposition vont chercher la parole des fondateurs du FIS, « les prêcheurs de mort », afin de mettre en avant leur opposition et in fine leur importance face à une menace virtuellement renforcée.

Le second écueil que le mouvement est parvenu à éviter est, d’évidence, le recours à la violence. Nourri des expériences des soulèvements kabyles de 1980 et de 2001, mais également de la révolte d’octobre 1988, les manifestants fédérés connaissent les dangers directement liés à l’utilisation de la violence contre les représentants du régime. Les marches sont ainsi assez strictement encadrées par des bénévoles qui font office de service d’ordre. Le mot d’ordre « pacifique » est ainsi le signe d’une certaine maturité politique de la société civile engagée dans un bras de fer contre le système qui est pour l’instant défendu par l’armée algérienne. Et puisque son État-Major a reconnu la gravité de la situation et la nature profondément civique de la mobilisation de la population, force est de reconnaitre avec Benjamin Stora (Interview pour Le Soir d’Algérie du 20 avril) qu’un modus vivendi fondé sur une certaine maturité de part et d’autre s’est installé au sein de cette relation dynamique entre les citoyens en lutte et l’armée.

Un pouvoir qui navigue à vue

Face à cette mobilisation à l’assise transversale, non-partisane et pacifique, les structures du pouvoir algérien sont aux abois. Les révélations, rendues possibles par l’arrestation de Said Bouteflika et des généraux Toufik et Tertag, laissent entrevoir l’option prétendument sur la table au début du Hirak : décréter l’État d’urgence et amorcer la répression du mouvement, telle était la voie préconisée par les membres principaux du « clan Bouteflika ». L’annonce de ces arrestations permet cependant à l’armée d’apparaitre comme une force modérée, ce qui renforce sa légitimité en tant que garante de la transition.

La situation est néanmoins plus complexe. Selon les acteurs de la mobilisation, le pouvoir, à défaut d’avoir su adopter une stratégie politique de sortie de crise acceptable pour les citoyens mobilisés, a développé et entretenu des tactiques classiques afin d’enrayer la mobilisation citoyenne. Remobiliser les islamistes a traditionnellement été une des cartes à disposition des militaires pour assurer la pérennité de leur emprise. Cette tactique échoue pour le moment face à la vigilance des citoyens.  La question autonomiste et identitaire est elle aussi une technique de division traditionnelle, qui remonte à l’époque coloniale et à la guerre d’indépendance. À ce titre, la persistance de la présence du drapeau amazigh au sein des marches est la preuve que cette « question du drapeau », c’est-à-dire la tentative de discréditer le mouvement en l’assimilant à une révolte identitaire des seules populations berbérophones (Kabyles, Mozabites, Touaregs), indique que cela n’a pas l’effet escompté. La mobilisation du « péril extérieur », ou de la main de l’Occident (voire de la France) dans le déclenchement des mobilisations a été utilisée pour décrédibiliser le mouvement, avec peu de succès.

Autre point, face à la mobilisation inédite des femmes, les forces de sécurité ont tenté de montrer à celles-ci que marcher dans la rue n’était pas sans risque : l’arrestation et l’humiliation de quatre femmes du Mouvement Démocratique et Social (MDS) en marge des manifestations à Alger mi-avril, forcées de se dénuder au poste de police, illustre par leur arbitraire la volonté des forces sécuritaires de dissuader les femmes de participer. Avec l’intimidation, reste alors le blocage physique des marches : ce que Said Sadi (homme politique et défenseur des droits de l’homme) nomme « les batailles d’Alger ». Dès le jeudi soir, des barrages filtrants sont installés sur les grands axes autoroutiers qui mènent à la métropole. Les embouteillages sont massifs et dissuasifs pour les nombreux algériens qui vivent dans les régions avoisinant la capitale.

Règlements de compte au sommet de l’État

Ahmed Gaid Salah, « plus vieux soldat en activité du monde » comme le surnomment avec ironie les manifestants, semble être bien seul aux commandes du pays. La fin de la mainmise du « clan d’Oujda » sur le pôle politique de la structure duale du pouvoir à Alger a considérablement réduit le pouvoir de nuisance de ceux que Mohamed Boudiaf appelait « les décideurs » (militant historique du FLN, « celui qui a allumé l’étincelle du 1er novembre 1954 » et président assassiné en 1992). Quatre pôles historiques ont en effet longtemps structuré le pouvoir : l’État-Major de l’ANP, les chefs des services de renseignement, les politiques issus généralement du FLN et plus récemment les hommes d’affaires liés de près à Said Bouteflika, bénéficiaires du partage de la rente pétrolière et de l’ouverture contrôlée de l’économie. Les récentes arrestations des derniers directeurs des puissants services de renseignements algériens, les généraux Toufik et Tertag, accréditent la thèse d’une suprématie encore plus grande du « militaire sur le politique » à travers la figure de Ahmed Gaid Salah, général octogénaire. La mise sous coupe réglée du régime par le pôle militaire apparait comme l’issue naturelle des purges. Or c’est précisément la fin de cette suprématie du militaire sur le politique que demandent les citoyens rassemblés dans les rues.

La vague d’arrestations qui alimentent les brèves médiatiques depuis le mois de mars est dénoncée par les militants de la démocratie comme de la poudre aux yeux. Si elles peuvent répondre à un sentiment bien présent d’injustice, la mise aux arrêts des affairistes et des anciens décideurs répond à une réalité, celle d’une lutte des clans au sommet des structures du pouvoir à Alger. Celle-ci ne ne doit pas être confondue avec la nécessaire mise en place d’une justice transitoire. Entretemps, l’ANP maintient son inflexibilité vis-à-vis des élections prévues le 4 juillet, tout en entretenant un discours de séduction mêlé de complotisme, destiné à lui assurer le soutien de la population. Par cette opération mains propres à l’œuvre depuis le mois de mars, elle prétend lutter contre leur « vaine tentative de porter atteinte au lien existentiel et étroit qui unit le peuple à son armée, d’ébranler sa cohésion et la confiance mutuelle qui les anime ». Dans l’esprit des acteurs locaux de la mobilisation, le précédent égyptien fait figure d’épouvantail. Selon eux, Gaid Salah se verrait bien comme le pendant algérien du Maréchal Al-Sissi. Il reste à espérer qu’il ne soit pas aussi jusque-boutiste que le Maréchal Haftar.

Un exercice intéressant de « transitologie » (néologisme de Djamal Ikloufhi)

L’irruption du Hirak qui a recentré le débat politique, pourrait à terme se transformer en force de changement démocratique, de stabilité et de progrès social. Pour les acteurs du mouvement, la condition sine qua non est que la transition revendiquée soit assurée par des personnalités réellement indépendantes et sans attaches partisanes ou politico-idéologiques. La question de l’instauration d’une commission indépendante, voire d’une présidence collégiale, semble faire consensus. Elle serait composée de personnalités publiques respectées en vue de l’organisation d’une élection à l’automne, alors que des techniciens se chargeraient de la conduite des affaires courantes. Le rejet des élections prévues le 4 juillet et organisées selon la Constitution par le président en intérim Bensalah fait lui l’unanimité parmi les manifestants. Le général Gaid Salah, en ne prenant pas en compte ces demandes, concentre de ce fait le mouvement dégagiste contre sa propre personne.

Une différence de vue existe cependant entre les partisans de l’organisation d’une élection générale pour le renouvellement d’un corps législatif avec des pouvoirs constituants, et les partisans de l’élection d’un président nécessairement investi d’un mandat transitoire, chargé d’organiser les changements institutionnels et politiques attendus par le mouvement citoyen. Constituante ou présidentielle ? Dans un cas comme dans l’autre, les différents enjeux thématiques marquent le pas face à la question des personnalités et du renouvellement de la classe politique. Qui pour assurer une transition si délicate ? Quel homme seul pourrait aujourd’hui prétendre mettre sur les rails la nouvelle république et la nouvelle Algérie que les citoyens appellent de leurs vœux ?

Les médias algériens et les médias internationaux se sont naturellement saisis de cette question. Dés le début du Hirak, certains médias français ont donné un relai et une voix à Rachid Nekkaz, entrepreneur et homme d’affaire franco-algérien, connu en France pour assurer le paiement des amendes des femmes sanctionnées pour le port de la burka. En Algérie, bien que ce ne soit pas la seule personnalité mise en avant, ce choix interroge et dérange. Pour les Algériens au fait de l’existence de cet individu, sa candidature revêt un caractère clownesque qui n’est pas d’un bon souvenir. Dans les années 90, et la fin du système du parti unique, ils se rappellent généralement tous de ce candidat qui promettait la création d’une mer intérieure dans le sud du pays. Pour eux, le clown fait apparaitre les islamistes comme des gens sérieux.

L’organisation de l’élection législative doit permettre de faire émerger une nouvelle génération de responsables publics, issus de la formidable mobilisation citoyenne à l’œuvre aujourd’hui. Elle doit pérenniser le réinvestissement de la chose publique par les citoyens du pays. Certaines garanties sont jugées nécessaires par les Algériens telle l’application stricte de l’interdiction des sigles historiques et des critères établis dans la constitution. Les personnalités engagées et les jeunes avides de changement sont la colonne vertébrale du mouvement citoyen. Afin de passer de l’insurrection civique à la révolution citoyenne, il faut permettre l’éclosion d’une génération capable de tourner la page de l’après-guerre et d’amorcer une phase plus avancée dans la construction de la nation algérienne.

La vraie révolution

Malgré le contexte historiquement répressif du régime, l’exemple des précédents soulèvements réprimés dans le sang n’a pas empêché les Algériens d’investir les rues et les débats. Des mots des acteurs locaux, militants et syndicalistes, la période que connait le pays est sans précédent. Tous s’accordent pour reconnaitre qu’il n’y aura pas de retour en arrière car la parole est désormais libre. Les rouages institutionnels, les pratiques politiques et économiques sont sommés de s’adapter à cette nouvelle donne. Face au réinvestissement de la vie publique par le peuple, l’armée doit prendre ses responsabilités, assumer cette relation particulière qu’elle prétend entretenir avec lui, faire honneur à sa maturité et laisser le pole civile du pouvoir renaitre de sa démocratie renouvelée.

Le Hirak du 22 février a déjà des effets concrets. L’expérience de la mobilisation réactive comme ailleurs l’évidence du lien qui unit ceux qui partagent entre eux la souveraineté sur tous. En Algérie, elle met fin à des décennies de censure et d’auto-censure, fruit de la guerre civile entre l’armée et les islamistes. Sur le terrain, la jeunesse nombreuse du pays se sent investie d’une mission qui ressemble à celle de leurs pères et grands-pères : faire vivre l’indépendance du pays et du peuple. Les manifestants sont les acteurs de cette posture pacifique qui fait la force du mouvement. Ils ramassent les ordures dans les rues, établissent des zones tampons entre les forces de l’ordre et leurs camarades. Ailleurs, ce sont des jeunes qui détournent les barques, traditionnellement utilisées pour l’émigration, en véhicule pour contourner les barrages filtrants mis en place autour de la capitale. La meilleure expression de ce réinvestissement démocratique est surement celle-ci : ces esquifs ne sont plus utiles car l’émigration est en chute libre.

« Si le pessimisme est d’humeur, l’optimisme est de volonté » Alain (Ahmed Méliani)

La réussite de la transition démocratique en Algérie apparait comme un élément axiomatique pour l’ensemble de la région, pour la France, et pour tous les pays qui regardent aujourd’hui l’Algérie. Longtemps à l’avant-garde de la décolonisation et du mouvement des pays non-alignés, elle a la possibilité aujourd’hui de renouer avec la mission historique que lui donnèrent les martyrs de la révolution : rendre leur fierté aux opprimés. Ayant connu un « printemps arabe » dés 1988, suivi d’un « hiver islamiste » de plus d’une décennie et de vingt années de stagnation sous un régime autoritaire, l’importance historique du Hirak du 22 février mérite l’attention du monde et l’intérêt des militants du progrès. Il est capital que les amis de la liberté expriment leur confiance en le peuple d’Algérie et en son mouvement démocratique, non partisan et pacifique tel qu’il est aujourd’hui : imperméable aux tentatives d’influences partisanes, transversal en ce qu’il dépasse les divisions et clair dans ses revendications. Une authentique révolution citoyenne a lieu sous nos yeux.

Trop souvent en France et en Europe les nouvelles d’Algérie sont reçues avec fatalité voire avec cynisme. Aujourd’hui le temps est venu de réinvestir l’histoire particulière qui lie les peuples des deux côtés de la mer commune, et de parfaire ces liens car les conditions sont réunies pour qu’advienne « l’Algérie ouverte et tolérante » qu’abhorrent les islamistes et les oligarques d’Algérie mais aussi d’ailleurs.

-Djamal Ikloufhi est militant laïque indépendant

-Nabil Ferguenis est syndicaliste autonome au Syndicat Autonome des Travailleurs de l’éducation et de la Formation, Béjaia

-Ahmed Meliani est professeur à la retraite, ancien secrétaire général du Mouvement Démocratique et Social

La montée de l’islamo-nationalisme en Turquie

Recep Tayyip Erdogan, le président turque en visite à Moscou. ©Kremlin

Lors des élections turques, la victoire d’Erdogan a retenu les attentions. Un autre élément n’a pas été assez noté : la montée de l’extrême droite turque « classique » et sa fusion progressive avec les islamistes. Par Augustin Herbet.


En effet, les élections de juin 2015 s’étaient traduites par une défaite pour les islamistes de l’AKP qui n’ont obtenu que 40 % des voix, un score bien en dessous de ceux des élections précédentes. Le HDP de gauche et pro-kurde avait franchi le seuil de représentativité des 10% nécessaires pour entrer au Parlement. Enfin, le CHP social-démocrate et kémaliste avait stagné alors que le MHP représentant l’extrême-droite nationaliste non-islamiste avait atteint 16%. Cependant, une coalition de l’opposition était impossible, le MHP étant viscéralement opposé à toute ouverture sur la question kurde (et trouvant déjà Erdogan pro-kurde). Une nouvelle élection eut donc lieu en novembre

Celle-ci intervint dans un climat de guerre entre l’Etat turc et le PKK. L’élection fut également marquée par une répression massive du HDP. L’AKP obtint la majorité des suffrages. Ahmet Davutoğlu devint premier ministre avant d’être déchu de son poste par Erdogan. En effet, celui-ci souhaite présidentialiser le régime turque. Pour cela, il lui faut une “super majorité” pour entreprendre une révision constitutionnelle. Il l’obtint en faisant alliance avec le MHP rassuré par la répression massive qui s’est abattue sur les régions kurdes depuis la reprise de la guerre avec le PKK. Les changements constitutionnels ont donc eu lieu. Le MHP s’est publiquement déchiré sur la question. Les votes « oui » lors du référendum n’ont représenté que 51,40% des votes montrant ainsi que la Turquie est totalement divisée entre une moitié pro-Erdogan et une moitié s’opposant à lui. C’est dans ce contexte que la répression massive contre l’opposition en Turquie s’est intensifiée après le coup d’État manqué imputé aux kémalistes.

Les nouvelles élections de 2018 ont donc été mises en place dans une logique plébiscitaire pour réassurer le pouvoir d’Erdogan. Ce dernier a construit une coalition électorale avec le MHP. Les dissidents du MHP ont lancé un nouveau parti appelé le Bon Parti (IYI Party). Libéral-conservateur, ce parti considère que la priorité est de lutter contre Erdogan. Aux élections de 2018, le MHP qui concoure dans l’alliance dirigée par l’AKP et, d’autre part, le IYI Party allié au CHP, obtiennent 20% en cumulant leurs scores. De plus, si Erdogan est élu dès le premier tour avec 52.59% des voix, l’AKP n’obtient que 42% des voix et n’a plus la majorité absolue. Il gouverne depuis avec le soutien du MHP.

Que peut–on en déduire ? Le MHP soutient désormais clairement Erdogan après le départ de son aile anti-islamiste. Cela est permis par la convergence politique entre AKP et MHP autour de l’islamo-nationalisme. Celui-ci a été construit par le fondateur du MHP Alparslan Türkeş avec la définition suivante : « le corps de notre politique est le nationalisme turc, et son âme est l’Islam ». Il s’appuie sur le fait que l’ethnogénèse de la nation turque opérée par les kémalistes repose sur une définition de « turcs » rassemblant tous les musulmans non arabes résidant sur le territoire turc. Elle repose aussi sur l’extermination ou l’épuration des minorités religieuses chrétiennes (arménienne, assyrienne ou grecques).

Cette vision est islamiste car elle veut « réislamiser » une Turquie perçue comme trop « laïque ». Elle considère la Turquie comme le phare de l’islam et se montre répressive envers les ethnies non-turques résidant en Turquie (essentiellement les kurdes). Enfin, elle déploie un soutien panturquiste aux autres populations turques (notamment turkmènes en Syrie) avec une volonté expansionniste affirmée dans les discours (et matérialisée par l’occupation de territoires en Syrie par les troupes turques).

Enfin, on peut considérer qu’un tel logiciel idéologique garde des fragilités. En effet, s’il a permis à Erdogan de fracturer l’opposition et de rester majoritaire, sa majorité reste étroite. De plus, l’islamo-nationalisme signifie une répression accrue des minorités religieuses internes à l’islam comme les alévis qui, à terme, pourrait fragiliser la Turquie. Le fait que l’AKP dépende du MHP le prive de toute possibilité d’une solution politique avec les indépendantistes kurdes. L’exaltation du nationalisme pourrait accroître les tensions réelles entre la population turque et les réfugiés syriens.

Enfin et surtout, ce logiciel a des conséquences géopolitiques. Non seulement, il pousse la Turquie à organiser sa diaspora sur ce modèle, attisant les tensions avec l’UE, mais surtout il ne propose pas de solutions diplomatiques alternatives pour la Turquie.

En effet, l’affaire du pasteur Bronson, arrêté sous de fausses accusations a provoqué une crise majeure entre les Etats-Unis et la Turquie. Cela a « révélé » aux Etats-Unis non seulement que la Turquie était un pays sans liberté religieuse mais aussi que, dans le cadre des multiples tensions entre les États-Unis et la Turquie, celle-ci n’hésitait pas à kidnapper de facto un citoyen américain pour s’en servir comme monnaie d’échange. Les Etats-Unis ont donc imposé des sanctions commerciales faisant plonger la lire turque. En face, cette affaire est vue comme le symbole du retour d’une Turquie forte et islamo-nationaliste face à des Etats-Unis vus comme chrétiens et colonialistes. Cependant, la Turquie risque d’avoir du mal à réorienter sa diplomatie du fait de l’islamo-nationalisme. En effet, les tentatives de nouer des liens avec la Russie ou la Chine sont peu compatibles avec le soutien exacerbé aux Ouighours voulant un Turkestan ou avec l’insistance sur une Turquie musulmane conquise contre les orthodoxes. En outre, l’islamo-nationalisme lié aux frères musulmans turcs leur laisse peu de points d’appui au Moyen-Orient en dehors du Qatar.

La Turquie voit donc se développer une hégémonie de la nouvelle ligne islamo-nationaliste qui combine exaltation identitaire de la turcité et islamisme, loups gris et références à Erbakan. Cependant, si cela a permis à Erdogan de bâtir un bloc majoritaire, on peut se demander si, à moyen terme, cette vision ne risque pas plutôt de faire imploser la Turquie et la conduire à la guerre civile.

Renaud Girard: “Hollande a fait de lourdes fautes d’orientation diplomatique”

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François Hollande © Matthieu Riegler, CC-by
Renaud Girard est correspondant de guerre au Figaro depuis 1984. Il a couvert pratiquement tous les conflits des trente dernières années (Afghanistan, Bosnie, Cambodge, Colombie, Croatie, Gaza, Haïti, Irak, Kosovo, Libye, Rwanda, Somalie, Syrie, Ukraine…). Il a aussi traité les grandes crises mondiales, diplomatiques, économiques, financières. Il a reçu en 2014 le Grand Prix de la Presse internationale, pour l’ensemble de sa carrière. Il vient de publier Quelle diplomatie pour la France ? aux éditions du Cerf. 
 
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Dans votre ouvrage, vous développez le concept « d’ennemi principal ». Celui de la France serait selon vous l’islamisme sunnite. Pouvez-vous préciser ce que cela signifie et ce que ça implique pour notre diplomatie ?

L’islamisme sunnite est notre ennemi principal, car c’est lui qui tue nos enfants nos rues. Au contraire, ni l’Iran, ni Vladimir Poutine, ni Bachar el-Assad ne commettent d’attentats contre la France. Il est donc faux de considérer que Bachar el-Assad et Daech seraient deux maux équivalents. Non Daech est pire car Daesh nous attaque.  

A partir de là, les conséquences sont très simples. Nous devons tout faire pour éradiquer le djihadisme sunnite. Cela doit être notre priorité absolue. Si pour y arriver, nous devons travailler avec l’Iran, avec la Russie de Vladimir Poutine ou avec le régime de Bachar el-Assad, alors il faut le faire.

Souvenons de Churchill. Dès que l’URSS fut attaquée par Hitler, Churchill (qui connaissait toutes les horreurs et les crimes du totalitarisme stalinien) proclama aussitôt son alliance avec Staline face à Hitler. Staline avait bien des défauts, mais contrairement à Hitler, il ne tuait pas de citoyens britanniques. Au contraire, il était lui aussi attaqué par Hitler. Il était donc normal de s’allier avec lui. Indépendamment des divergences idéologiques ou des préoccupations morales. Face à l’hésitation des parlementaires conservateurs, Churchill déclara « si Hitler avait envahi l’Enfer, je m’allierais avec le Diable. »

Pensez-vous que la politique extérieure de la France ait pu, comme on l’entend souvent, contribuer à faire prospérer cet ennemi principal, qu’il s’agisse d’ailleurs du soutien passé et trop poussé à des dictateurs fusse-t-il laïcs (comme en Irak), ou, plus récemment, d’un excès d’interventionnisme (comme en Libye) ?

Il faut se défier de l’exagération, de la repentance et de l’auto-flagellation. L’islamisme n’est pas le produit de la politique occidentale. L’islamisme est issu de problématiques internes au monde musulman. C’est l’Egyptien Hassan el-Banna qui a créé la première association islamiste (les Frères Musulmans) en 1928 avec pour but de rétablir le Califat après son abolition. Ce rétablissement du Califat est aussi au cœur de l’action de Daech. Mais ce ne sont pas les Occidentaux qui ont aboli le Califat : c’est le héros national turc Mustapha Kemal Atatürk ! 

Croire que tous les maux viennent de nous contribue paradoxalement à infantiliser les musulmans. Le dénigrement de l’Occident par les occidentaux n’est pas seulement du masochisme, il est aussi une forme d’ethnocentrisme raciste dans lequel tout tournerait autour de l’Occident. Les musulmans aussi ont une Histoire et sont responsables de leur Destin.  

Certes, des interventions occidentales inadaptées ont pu renforcer l’islamisme. Cela a notamment été le cas avec la catastrophique Guerre d’Irak. En fait, nous avons agi à contresens à l’égard des dictateurs laïcs. Quand ces dictateurs étaient puissants, nous les avons soutenus à bout de bras. Pourtant, ils avaient une mauvaise gouvernance et enfermaient leurs pays dans la corruption et le népotisme, ce qui renforçait les islamistes.  Ensuite, quand ils ont été contestés, nous nous sommes retournés contre eux au moment même où ils devenaient le dernier rempart contre l’islamisme. Nous les avons soutenus quand leur mauvaise gouvernance nourrissait l’islamisme, nous les avons combattus quand leur résistance pouvait nous protéger de l’islamisme. Si demain Bachar el-Assad tombe, les alaouites et les druzes seront génocidés, les chrétiens devront (dans le meilleur des cas) s’exiler au Liban, les églises seront détruites, la liberté religieuse sera abolie et un micro-Etat terroriste se constituera au cœur du Moyen-Orient.  

De Gaulle disait que « le rôle historique de la France était de réconcilier la Russie avec l’Europe, voire l’Amérique ». Dans son livre La France atlantiste, Hadrien Desuin explique quant à lui que « ce que la France a sans doute de meilleur à apporter au monde, c’est la résistance à l’hégémonie ». Vous-même dites enfin que loin de se résoudre à un monde unipolaire, notre pays doit jouer un rôle de médiation et d’équilibre. Tout cela n’est-il pas préjuger un peu de notre influence et de notre centralité, à l’heure où la France semble de moins en moins écoutée dans le monde ?

Non, pas du tout. Notre pays conserve encore un poids important. La France est la 6ème ou 5ème puissance mondiale. 275 millions de francophones (chiffre qui est amené à progresser) font de sa langue la sixième langue la plus parlée au monde. Le réseau diplomatique français est le plus important au monde avec celui des Etats-Unis. La France dispose de l’arme atomique et d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Son poids militaire est considérable. Nous avons ainsi apporté une contribution militaire importante en Afghanistan, en Libye on contre Daech. 

La France est aussi, qu’on le veuille ou non, « le gendarme de l’Afrique » (Côte d’Ivoire, Centrafrique, Mali…). Notre opération au Mali a contribué à la sécurité de tous les européens, mais seuls deux pays de l’UE étaient capables de réaliser une telle intervention : la France et le Royaume-Uni. Or, je ne vous apprendrai rien en vous disant que le Royaume-Uni (qui n’a pas participé à l’opération malienne, menée de bout en bout par la France) est en train de quitter l’UE. Nous allons donc être la seule puissance militaire de toute l’UE. Et cela tout le monde le sait. A commencer par les Etats-Unis qui comptent sur nous pour la sécurité du continent africain.

En outre, je crois que ce que la France peut apporter en diplomatie (résistance à toutes les hégémonies, quelles qu’elles soient, multilatéralisme, monde multipolaire, médiations…) correspond à un vrai besoin international. Nous avons aujourd’hui un triangle stratégique Etats-Unis – Russie – Chine qui est fondamentalement instable. Il faudrait le remplacer par un carré stratégique Etats-Unis – Russie – Chine – France, où la présence française constituerait un élément stabilisateur. Mais pour cela la France doit cesser d’être le caniche des Etats-Unis, adopter une attitude réaliste sur bon nombre de dossiers (Syrie, Ukraine-Rusie…) et s’appuyer sur son appartenance à l’UE. Pour que l’UE soit un appui solide pour la France, il faut renforcer l’UE par la mise en place d’un protectionnisme européen qui lui permettrait de protéger ses intérêts économiques face au dumping chinois et à la dictature juridico-financière des Etats-Unis. 

De plus, il n’y a pas besoin d’être une grande puissance pour faire des médiations efficaces. La Norvège, la Suède, la Suisse, le Qatar ou Oman sont ainsi des médiateurs efficaces. Si tous ces pays y arrivent, je ne vois pas pourquoi nous qui sommes plus peuplés et plus puissants, nous ne le pourrions pas. Par exemple, c’est en Norvège qu’avaient été signés les accords d’Oslo en 1993. La Norvège joue aujourd’hui un rôle important dans les médiations impliquant le Hamas. Cela est rendu possible par le fait que la Norvège n’appartienne pas à l’UE, car l’UE considère que le Hamas est un groupe terroriste et a gelé toute diplomatie avec Gaza depuis que le Hamas y a gagné les élections. Pourtant, ces élections avaient été surveillées par des émissaires de l’UE qui les avaient déclarées valides. De même, le Qatar a développé un intense activisme diplomatique, multipliant les propositions de médiation. C’est par exemple à Doha (capitale du Qatar) que se sont installés les cadres du Hamas ou que les insurgés Talibans ont ouvert une représentation diplomatique. Autre exemple, c’est grâce au Sultanat d’Oman que les accords historiques  de 2015 sur le nucléaire iranien ont pu être conclus entre l’Iran et les Etats-Unis. En 2007, j’avais proposé une médiation entre l’Iran et les Etats-Unis, médiation qui aurait été assurée par la France et qui reposait sur les mêmes principes que celles qui a finalement abouti en 2015… mais sans la France cette fois. En 2007, ma proposition avait été sabotée par un petit clan de diplomates français néo-conservateurs. 

Si la France voit son influence reculer dans le monde, ce n’est pas tant à cause d’une baisse structurelle de sa centralité que de lourdes fautes d’orientation diplomatique. En ce qui concerne notre déclin diplomatique, la France est l’artisan de son propre malheur. Un seul exemple : en 2012, pensant que Bachar el-Assad ne passerait pas l’année, nous avons fermé notre ambassade à Damas. Grave erreur. En faisant cela, nous nous sommes privés d’une précieuse source de renseignements, qui aurait pu être bien utile dans la lutte contre le terrorisme. De plus, nous nous sommes interdit toute médiation pour résoudre le conflit syrien.  

Vous développez longuement l’idée selon laquelle la France doit cesser de craindre la Russie, pour, au contraire, se rapprocher d’elle. Dans quel but ? Est-ce crédible à l’heure où la France ne présente plus, selon le spécialiste américain Tony Corn, qu’un intérêt très faible pour Moscou ?

Tony Corn est un éminent spécialiste. Ses analyses sont de haut niveau. Mais n’oublier pas que, comme vous l’avez dit vous-même, il est… américain ! Il propose donc un point de vue typiquement américain, conforme aux intérêts et à la vision des Etats-Unis. Relativiser le lien entre France et Russie lui permet de militer pour l’intégration de la France dans un bloc stratégique atlantique aux côtés du Royaume-Uni et des Etats-Unis.  

Si aujourd’hui la France présente un intérêt faible pour Moscou, c’est parce que sous la Présidence de François Hollande (2012-2017), la France a adopté une politique néo-conservatrice : opposition à l’accord sur le nucléaire iranien, hostilité forcenée à Bachar el-Assad et surtout intransigeance face à la Russie. La France a joué pleinement le jeu des sanctions contre la Russie alors que cela pénalisait nos propres producteurs agricoles et industriels. Par exemple, la crise des agriculteurs français en 2015 est en grande partie due aux sanctions prises contre Moscou. Nos agriculteurs se sont retrouvés doublement étranglés : d’une part, ils ne pouvaient plus exporter en Russie, d’autre part, les agriculteurs allemands connaissaient le même problème et déversaient donc leurs marchandises sur le marché français au détriment de nos agriculteurs. Il était évident que dans de telles conditions la Russie ne pouvait que se désintéresser, à regret, de la France.  

Mais si la France changeait d’attitude, la Russie s’intéresserait de nouveau à elle. La Russie s’intéresse bien au Venezuela ou à l’Algérie (à raison !), je ne vois donc pas pourquoi elle ne s’intéresserait pas à  la France.

Deux arguments de poids peuvent ici être évoqués. D’une part, la Russie est actuellement pénalisée par les sanctions économiques européennes. De plus, la Russie s’inquiète de l’expansion de son allié et voisin chinois, qui, un jour, pourrait bien avoir des vues sur la Sibérie russe. La Russie a donc tout intérêt à ne pas rester isolée et à réintégrer la famille européenne. Et c’est là justement que la France peut jouer un rôle en aidant la Russie à revenir dans la famille européenne, selon le projet du Général de Gaulle d’une Europe qui irait de l’Atlantique à l’Oural.

 D’autre part, la France et la Russie ont des liens historiques anciens. Quand j’ai interviewé Vladimir Poutine lors de sa venue en France, le 29 mai 2017, il venait d’inaugurer l’exposition du Trianon, à Versailles, commémorant le tricentenaire du voyage de Pierre le Grand en France. Dans son interview, il a rappelé que les liens entre nos deux pays remontaient au 11ème siècle, lorsque la Princesse russe Anne de Kiev épousa le roi des Francs Henri 1er à Reims en 1051, ce qui ne nous rajeunit pas. N’oublions pas non plus l’alliance de revers conclue avec la Russie par Sadi Carnot face à l’Allemagne, alliance qui nous sauva lors de l’invasion allemande en 1914. Ni que nous fûmes dans le même camp lors de la Seconde Guerre mondiale. Cette proximité historique permet à la France d’être un partenaire important pour la Russie.

Poignée de main « virile » et abondamment commentée avec Trump, accueil de Poutine à Versailles, quel jugement portez-vous sur les premiers pas d’Emmanuel Macron sur la scène internationale ?

Emmanuel Macron a eu raison d’inviter Vladimir Poutine en France. J’ai trouvé des choses très encourageantes dans son grand entretien accordé au Figaro ainsi que dans celle de Jean-Yves Le Drian au Monde (29/06). Je trouve donc positifs les débuts du Président Macron. Cependant, il est encore trop tôt pour se faire un avis global. Il faut attendre pour pouvoir juger.

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