La lutte contre l’islamisme et ses obstacles

Le meurtre brutal d’un professeur à Conflans-Sainte-Honorine puis l’attaque d’une basilique à Nice ont recentré l’actualité autour de la question du djihadisme et du terrorisme islamiste. De manière prévisible, ministres et éditorialistes se relaient pour pointer du doigt des coupables et des complices imaginaires, passant sous silence leur propre responsabilité — pourtant non négligeable — dans la progression de ce phénomène. L’extrême droite souffle comme à son habitude sur les braises de la guerre civile, tandis qu’à gauche, certains choisissent la voie inverse et se solidarisent avec des forces religieuses réactionnaires sous couvert de lutte contre les discriminations. Les voix critiques de ces impasses mortifères deviennent inaudibles.


Il n’est pas inutile de rappeler certains faits trop souvent oubliés. Plus que de fantasmagoriques théories universitaires, la situation actuelle est largement due à l’opportunisme de dirigeants qui ont cru pouvoir utiliser à leur avantage l’islam politique. D’autre part, les convergences historiques entre courants réactionnaires concurrents ont accéléré les logiques de guerre sainte.

Mais le point de départ de toute analyse de cette situation devrait être une définition de l’islamisme : qu’entend-on par ce mot ? La diplomatie française vante régulièrement les mérites des régimes en place au Qatar, en Arabie Saoudite ou en Turquie (jusqu’aux récentes tensions), tout en entretenant à domicile des organisations liées à ces mêmes régimes. Comment alors interpréter la surenchère martiale du gouvernement comme des oppositions ? Les fausses naïvetés et le double discours assénés à longueur de journée nécessitent un retour aux fondamentaux pour démêler les fils de ce problème.

Les multiples visages de l’islam fondamentaliste

Rappelons que l’islamisme est une théorie politique considérant que l’islam, c’est-à-dire la religion musulmane, aurait vocation à diriger la société. L’État devrait suivre les principes du Coran, sa loi se fondant sur le droit religieux, la charia.

Le courant de l’islamisme sunnite le plus connu est le salafisme. Eux-mêmes subdivisés en de nombreux sous-courants, les salafistes ont pour objectif de revenir à la pureté des premiers temps de l’islam, les salaf salih, d’où ils tirent leur nom. Cette démarche est par définition profondément réactionnaire et antimoderne. Aujourd’hui, la majeure partie des salafistes en France se rattachent au courant dit « quiétiste ». Ils ne cherchent pas à renverser l’État laïc par la force : selon eux, celui-ci disparaîtra par la volonté de Dieu. Les salafistes considèrent pourtant que la démocratie est un régime idolâtre, remplaçant la volonté divine par celle du peuple.

Une minorité des salafistes (souvent issue du salafisme quiétiste) est djihadiste. Ce courant considère qu’il est du devoir des croyants de prendre les armes contre les mécréants s’adonnant au « culte des idoles », au taghut. Quiétistes et djihadistes entretiennent une concurrence et se traitent mutuellement de khawaridj, de déviants. Les djihadistes contemporains sont également appelés takfiri (ceux qui pratiquent à tort l’excommunication). Ce terme péjoratif désigne les extrémistes considérant toute personne ne partageant pas leur vision du monde et de la religion comme un mécréant à détruire.

Les différents courants du salafisme défendent ainsi des interprétations différentes des textes religieux. Leurs positions s’appuient sur des dalil (une sourate ou un verset du Coran) employés pour légitimer leur action. En cela, le salafisme constitue une aqida, une croyance religieuse unifiée appuyée sur des textes et des références historiques. Cette aqida entre en concurrence avec d’autres croyances — notamment des lectures pacifiques de l’islam — qu’elle tente de supplanter par des efforts de prosélytisme, portés par la propagande, l’organisation et l’action terroriste.

Sans avoir la portée spectaculaire des campagnes de terreur organisées par le salafisme djihadiste, son cousin quiétiste constitue cependant une autre forme de menace. Les différents courants salafistes refusant de recourir aux armes contre les États laïcs étendent leur influence d’autres manières. Leur objectif est de vivre une vie conforme à leur interprétation des premiers temps de l’islam. Ainsi, leur action se concentre sur le social et l’éducation. La stratégie consistant à occuper des terrains délaissés par un État n’assurant plus ou mal ses prérogatives n’est pas particulièrement innovante. Elle fut employée par de nombreuses forces politiques, des mouvements révolutionnaires aux partis chrétiens-démocrates en passant par les divers visages de la social-démocratie ouvrière. Mais les salafistes quiétistes ont acquis une certaine expertise dans le développement de réseaux, légaux ou non. Celle-ci leur permet d’avoir une influence dans divers lieux de culte, associations confessionnelles, groupes de soutien scolaire, ou organisations non gouvernementales assurant des services sociaux.

La récente fermeture administrative de six mois de la grande mosquée de Pantin illustre les liens troubles liant des islamistes opportunistes et des pouvoirs publics complaisants. La page Facebook de la mosquée avait diffusé une vidéo d’un parent d’élève appelant à se mobiliser contre Samuel Paty. Mais le lieu est surtout connu pour sa gestion affairiste tendant la main à la fois aux Frères musulmans et aux édiles locaux. La tolérance comme les subventions dont bénéficient les islamistes s’expliquent souvent moins par la naïveté que par une symbiose cynique : le salafisme quiétiste évite l’agitation sociale, désapprouve souvent les trafics et impose un mode de vie rigoriste compatible avec la paix sociale.

Leurs premières victimes sont les habitants des quartiers où ils sévissent. Les réseaux développés ou inspirés par les Frères musulmans ont notamment occupé une fonction de régulation. Valorisant l’entraide sociale et la probité, ils se présentent comme des hommes pieux, rejetant la société de consommation et ses dérives criminelles, tout en exerçant en retour une fonction répressive, particulièrement au niveau des mœurs, harcelant les personnes refusant leur loi. Les classes populaires sont donc les premières victimes des islamistes : c’est dans les quartiers où elles sont concentrées que leurs réseaux se structurent. Ils profitent ainsi du recul des services publics ainsi que des organisations politiques traditionnelles. Les femmes identifiées comme issues de familles musulmanes subissent une pression particulière. Et le salafisme quiétiste peut constituer un terreau idéologique propice à un basculement vers le djihadisme.

Romantisme du djihad

En France, le djihadisme organisé est bien sûr ultra-minoritaire dans la population : par son aspect criminel et clandestin, il ne peut exister que de manière souterraine. Cela n’a cependant pas d’importance significative pour les djihadistes. La stratégie d’organisations telles que Daesh se déploie à deux niveaux. D’une part, il s’agit de faire immédiatement la promotion de l’organisation en se positionnant en défenseurs de la communauté musulmane, l’Umma, en portant la guerre chez les mécréants. D’autre part, l’objectif à long terme est de créer et d’approfondir la défiance entre musulmans et non-musulmans, pour favoriser la diffusion de son aqida. Les attentats commis par quelques individus ou même par des personnes isolées suffisent à faire avancer cette stratégie, en entraînant une réaction politique disproportionnée par rapport aux très faibles moyens employés. Nombre de djihadistes choisissent de se cacher en pratiquant la taqîya, c’est-à-dire la dissimulation : au quotidien, ceux-ci ne pratiquent pas rigoureusement leur religion pour passer sous les radars, par exemple en évitant la fréquentation de mosquées connues pour être salafistes.

Faute de réseaux développés, la perspective la plus commune pour les djihadistes français se trouve dans l’exil, au moins temporaire. La construction embryonnaire d’un État islamique dans le cadre des guerres d’Irak et de Syrie a permis de donner une réalité aux fantasmes d’un retour aux temps du califat. Les jeunes salafistes qui répondent à l’appel font alors leur hijra, émigrant vers une terre promise et idéalisée.

Daesh propose à ces hommes et à ces femmes un modèle de société certes ultra-violent mais en rupture totale avec ce qu’ils ont pu connaître jusqu’alors, dans les barres d’immeubles et les banlieues pavillonnaires françaises. Certaines de ces recrues viennent de milieux éduqués et ont bénéficié d’une formation religieuse. Cependant, l’intérêt pour la théorie djihadiste vient souvent plus tard. Elle permet de justifier a posteriori un choix dû à des raisons très diverses : mauvaises rencontres, ascension sociale frustrée, dérive idéologique ou tout simplement ennui et recherche d’exotisme. Rompre avec la dunya, la vie terrestre corrompue par le matérialisme, permet en retour de s’approprier une ghanima. Cela désigne le butin pris aux khufars, aux infidèles. Le djihadisme légitime le pillage de pays en guerre.

Sous la rhétorique spirituelle se déploie ainsi un projet réactionnaire pragmatique. Les liens qu’entretiennent les djihadistes syriens avec le régime turc, les accords conclus entre le groupe Lafarge et des responsables de Daesh, comme la tolérance dont bénéficient en France les forces islamistes rattachées aux pays alliés que sont le Qatar et l’Arabie Saoudite illustrent une réalité faite d’alliances opportunistes. Une réalité bien éloignée des discours guerriers et des postures martiales auxquelles nous ont habitués deux décennies de « guerre contre le terrorisme ».

Il est également frappant de retrouver un militant d’extrême droite et informateur de police au profil trouble dans la logistique de l’attentat de l’Hypercasher. Le procès du vendeur d’armes Claude Hermant jette une lumière crue sur les réseaux où se rencontrent nationalistes et djihadistes. Les pratiques de ces derniers continuent d’influencer une mouvance identitaire pré-terroriste souhaitant faire advenir une guerre raciale ou religieuse, partageant en cela les buts à court terme du salafisme djihadiste.

Quand certains courants jouent la surenchère sécuritaire sous prétexte de laïcité, d’autres rattachés à l’antiracisme politique se positionnent à la remorque de réactionnaires islamistes, refusant toute critique de ceux-ci au nom du front contre « l’islamophobie ». Quitte à devenir leurs idiots utiles.

De la guerre froide à la guerre contre le terrorisme

En effet, l’histoire des nationalismes occidentaux est marquée par des relations ambiguës avec le monde musulman, tantôt considéré comme un ennemi civilisationnel, tantôt comme une source d’inspiration. Dès le XIXe siècle, divers penseurs et courants traditionalistes vont chercher dans l’islam une spiritualité porteuse de valeurs guerrières. Les années 1920 voient le rapprochement du salafisme et du wahhabisme, débouchant sur la constitution de courants de pensée antimodernes. En parallèle se développent diverses organisations tentant de régénérer l’islam autour d’un contenu conservateur, anticommuniste, et antilibéral. La plus connue de ces organisations est celle des Frères musulmans. Ce réseau panislamique sunnite fondé en 1928 entretient des liens complexes avec le panarabisme de Nasser et de Sadate, chaque camp tentant de manipuler l’autre à son avantage.

Au cours des années 1980, le triomphe de la Révolution islamique en Iran et le développement de la lutte palestinienne suscitent des rapprochements inattendus, accélérés par l’affaiblissement du bloc de l’Est. Au niveau mondial, l’effondrement du régime soviétique laisse le champ libre à la superpuissance nord-américaine tout en la privant d’un adversaire de référence. Les mouvements nationalistes ou indépendantistes perdent également ce soutien. En France, l’extrême droite reste jusque-là marquée par la décolonisation et ses conséquences. Le rejet des populations nord-africaines venues travailler en Europe s’inscrit encore dans la continuité du combat pour l’Algérie française. Pour contourner les lois interdisant les discours ouvertement racistes, le Front national remplace progressivement le rejet des populations non-européennes par un discours ciblant les musulmans, la religion venant remplacer l’origine ethnique sans que le fond n’évolue.

Nouvelle période, nouvelles convergences

Se faisant discrets, les rapprochements entre islamistes et nationalistes n’en restent pourtant pas là. La contestation du mariage pour tous à partir de 2012 constitue une séquence favorisant le dialogue entre réactionnaires et conservateurs de toutes obédiences religieuses. La participation de responsables du culte musulman et d’associations religieuses aux « manifs pour tous » aux côtés des diverses chapelles de l’extrême droite française n’est pas sans rappeler les combats partagés pour l’éducation confessionnelle. La cause palestinienne est une fois de plus instrumentalisée par divers courants partageant une lecture complotiste du monde. Le Collectif Cheikh Yassine (fondé en 2004 en hommage au père spirituel du Hamas, dissout le 21 octobre dernier en conseil des ministres) rapproche ainsi extrémistes de droite et islamistes autour d’une même obsession. Son dirigeant Abdelhakim Sefrioui a attisé la polémique des caricatures du Prophète s’étant soldée par l’assassinat de Samuel Paty. Également actif dans cette convergence, l’essayiste antisémite Alain Soral plaide pour une convergence des « musulmans patriotes » et du projet frontiste — avec un certain succès dans l’organisation du Jour de Colère en 2014, rapidement hypothéqué par les affrontements interpersonnels propres à cette mouvance.

Moins médiatisées, les menées d’autres groupes tels que les Loups Gris (Bozkurtlar en turc) ne doivent pas être sous-estimées. Ces néofascistes turcs, actifs depuis la fin des années 1960 et responsables de centaines d’opérations terroristes, bénéficient de solides assises en Europe, notamment dans l’Est de la France — particulièrement autour de Strasbourg et de Lyon. Leur fonctionnement à mi-chemin entre une mafia et une mouvance politique leur a permis d’étendre discrètement leur influence par le biais d’associations-écrans. Ce développement s’opère au détriment de la diaspora progressiste turque et des communautés kurdes ou arméniennes, régulièrement ciblées par leurs attaques — comme en octobre à Décines, en banlieue lyonnaise, quand plusieurs centaines de jeunes néofascistes turcs se sont livrés à une chasse aux Arméniens aux cris de « Ya’Allah, Bismillah, Allah akhbar ». Omer Güney se définissait également comme un Loup Gris selon ses proches. Il est considéré comme l’assassin des trois militantes kurdes Fidan Doğan, Sakine Cansız et Leyla Söylemez, crime commis en plein Paris, en janvier 2013 — et dans lequel les services secrets turcs (le MIT) seraient impliqués.

Le soutien actuel apporté par les Loups Gris au gouvernement Erdogan via le Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP) leur permet de bénéficier en retour d’une couverture institutionnelle inégalée depuis la période de la dictature militaire. En tentant de réaliser une fusion entre l’héritage nationaliste du kémalisme et l’islam politique, présenté comme une composante de l’identité turque, Erdogan a participé à briser les digues séparant traditionnellement l’extrême droite panturquiste et kémaliste des islamistes. Des rapprochements tactiques se sont ainsi opérés à la faveur des conflits au Kurdistan, en Syrie puis au Haut-Karabakh (conflit ayant vu une importante participation des Loups Gris durant les années 1990).

Des partenaires islamiques ?

Le cas turc illustre le soutien qu’apportent divers gouvernements et régimes se revendiquant de l’islamisme (modéré ou plus rigoriste) à des organisations présentes sur le territoire français. Celles-ci participent d’un soft power considérable. L’envoi par la Turquie d’un grand nombre d’imams pour pourvoir les mosquées hexagonales est un moyen de développer son influence tout en gardant un œil sur la diaspora turque sunnite. Avec des moyens et des stratégies différentes, l’Algérie, la Tunisie ou l’Arabie Saoudite en font de même. Les pouvoirs publics se sont longtemps accommodés de cet état de fait. Il leur permettait de déléguer l’encadrement du culte musulman à diverses structures affiliées à des régimes alliés. S’il fallait désigner des responsables de la progression du phénomène islamiste en France depuis plusieurs décennies, ce serait du côté des autorités municipales et nationales qu’il faudrait se tourner en premier lieu.

Le financement de mosquées au niveau municipal constitue bien un épineux problème : faut-il s’en charger pour assurer l’existence de lieux de cultes dignes — et la surveillance de ceux-ci ? Ou faut-il le laisser entièrement aux fidèles, au risque de voir des puissances étrangères subventionner les mosquées comme les imams, s’émancipant ainsi de tout contrôle ? Aujourd’hui, seule une minorité de mosquées bénéficierait de tels financements extérieurs — sans qu’il soit possible d’évaluer ces phénomènes avec précision. Il n’existe en effet pas de recensement exhaustif des lieux de culte musulmans, dont la définition varie.

Une fois de plus, la polémique autour de l’organisation et du modèle économique de l’islam en France s’oriente autour du contrôle des populations. Le but n’est pas tant de faire reculer l’influence des courants fondamentalistes que d’encadrer des groupes sociaux. L’optique clientéliste ayant permis jusqu’ici une convergence entre élus et représentants religieux est loin d’être abandonnée. Les projets de réforme d’une religion particulièrement décentralisée s’inscrivent dans cette logique pour le moins discutable.

Il est vrai que l’exercice d’un soft power ne se fait pas à sens unique. L’énorme marché des armes françaises a connu une expansion récente. En 2018, ce marché représentait 9,1 milliards d’euros. La moitié des ventes sont faites au Proche et au Moyen-Orient, notamment au Qatar et en Arabie Saoudite. Depuis le début de la guerre du Yémen, celles-ci ont atteint de nouveaux sommets, engendrant une polémique nationale sur l’emploi de ces armes. Au-delà des questions éthiques concernant des ventes d’armes à de tels régimes, se pose la question des rapports de dépendance vis-à-vis de tels marchés : il est inévitable que cette manne financière entraîne en retour une capacité d’action accrue en France de régimes défenseurs d’une lecture fondamentaliste de l’islam.

Islamisme et islamophobie, un jeu de dupes

Les campagnes médiatiques faisant de la population musulmane une cinquième colonne et un vivier de terroristes potentiels, ont déclenché des réponses très disparates. Le terme d’ « islamophobie » a ainsi été forgé – au prix d’une confusion certaine – pour désigner le rejet et les discriminations touchant cette partie de la population française particulièrement concentrée dans les quartiers populaires. Avec des usages parfois terriblement opportunistes : quand certains courants jouent la surenchère sécuritaire sous prétexte de laïcité, d’autres rattachés à l’antiracisme politique se positionnent à la remorque de réactionnaires islamistes, refusant toute critique de ceux-ci au nom du front contre l’islamophobie. Quitte à devenir leurs idiots utiles. Réduire les intérêts des Français musulmans à l’agenda politique de minorités réactionnaires conduit à renforcer ces dernières. Pire encore, qu’il s’agisse d’un discours de choc des civilisations ou d’une tentative d’union aveugle contre l’islamophobie, ces réductions sont une trahison de l’intérêt des classes populaires — musulmanes comme non-musulmanes.

En somme, il n’est pas inutile de rappeler que la majeure partie des courants islamistes restent porteurs d’un contenu fondamentalement réactionnaire. Leur rôle dans la répression des mouvements progressistes, leur conservatisme sur le plan des valeurs, comme leur rejet des formes démocratiques les positionnent politiquement. La prétention des islamistes à parler au nom de la population musulmane est cependant largement démentie par les faits. Il est donc d’autant plus tragique de constater que les associations-paravents qu’ils animent servent de références à divers militants, partis et élus, tout en amalgamant toute une partie de la population à un secteur activiste et réactionnaire.

“La population est en avance sur les politiques” – Entretien avec Esther Benbassa

credits : Jean-Christophe Attias

Esther Benbassa est sénatrice de Paris et membre d’Europe Écologie Les Verts. Sa personnalité détonne dans le paysage politique français : première titulaire femme et laïque de la chaire d’histoire du judaïsme moderne à l’École pratique des hautes études, Esther Benbassa est aussi tri-nationale franco-turco-israélienne. Elle s’est fait remarquer en se plaçant en première ligne sur de nombreux sujets “sociétaux” comme la PMA ou la légalisation du cannabis, le droit de vote des étrangers, le délit de solidarité, les réfugiés climatiques mais aussi par son implication lors du mouvement des Gilets jaunes. Alors que EELV vient de réaliser de bons résultats aux élections européennes (13,5%), la question de l’évolution de son positionnement idéologique et de sa stratégie est en débat. Entretien réalisé par Maximilien Dardel, retranscription Loïc Renaudier.


 

LVSL – Parmi vos faits politiques notables, vous avez été la première à déposer une proposition de loi pour la légalisation d’un usage contrôlé du cannabis, alors même qu’il y a un énorme tabou politique en France sur ce sujet. On a l’impression que dans la société, cette idée gagne beaucoup de terrain et est même aujourd’hui majoritaire. Comment s’explique ce paradoxe ? 

Esther Benbassa – Je pense que la population est en avance sur les politiques. Nous avions d’ailleurs organisé un colloque après le dépôt de la proposition de loi. Dans un sondage IPSOS fait pour ce colloque en octobre 2016, nous avons constaté que 84% des Français trouvaient que la législation en vigueur en la matière n’était pas efficace, que la répression actuelle ne permettait pas d’endiguer l’augmentation du nombre de consommateurs de cannabis, et donc qu’il fallait changer la loi. 52% des Françaises et Français jugeaient que la vente du cannabis sous le contrôle de l’État serait efficace.

Les politiques sont toujours en retard, ils pensent que bousculer le statu quo leur ferait perdre des voix. C’est un véritable problème à droite et à gauche, même si la droite est beaucoup plus conservatrice. Je l’ai constaté lorsque j’ai suscité un débat sur le cannabis thérapeutique au Sénat, en mai dernier.

J’ai entendu des collègues de droite dire : « Oui, mais les médecins vont prescrire le cannabis aux consommateurs récréatifs… » Je ne connais pas un médecin qui ferait une prescription à quelqu’un qui n’en aurait pas besoin pour des raisons médicales. Nous sommes en retard, car nous sommes frileux, et en même temps le coût de la répression des consommateurs de cannabis est faramineux, et malgré cela le nombre de consommateurs, lui, ne fait qu’augmenter. C’est bien la preuve que la répression n’est pas efficace. La consommation de cannabis est quasiment admise dans la société, ce n’est plus une question de délinquance. Mais les politiciens restent bloqués sur leurs préjugés.

LVSL – Pensez-vous que même une nouvelle formation politique comme En Marche restera aussi frileuse sur ces questions ? 

EB – Oui, je le crains. Quand on regarde par exemple les États-Unis, qui sont à certains égards très conservateurs, on trouve de nombreux États ayant adopté le cannabis thérapeutique, et qui, par la suite, se sont rapidement convertis au cannabis récréatif. Ils avaient l’expérience de la culture, de la diffusion, de la vente de ce produit. Et cela n’a pas posé de problème.

Au début, il y a eu une augmentation du nombre de consommateurs, car tout le monde voulait savoir de quoi il s’agissait. Mais aujourd’hui le niveau de consommation est revenu à la normale. Et pendant ce temps, on a pu combattre l’économie parallèle, faire un véritable travail de prévention et un vrai travail d’accompagnement et créer des emplois. Les taxes dans certains États ayant légalisé le cannabis permettent la restauration d’écoles et tout un tas d’autres engagements en matière de prévention et d’accompagnement. Or chez nous, il n’y a pas de prévention parce que c’est tabou, et pas de véritable accompagnement, parce qu’on n’a pas d’argent. On est toujours dans une sorte de zone grise.

LVSL – Vous avez aussi déposé le premier projet de loi concernant la PMA. Nous voudrions interroger avec vous la dichotomie entre les questions sociétales et les questions sociales. Y-a-t-il une différence entre ces questions ? Est-ce qu’elles s’alimentent ou, au contraire, sont-elles en conflit ? 

EB – D’un point de vue sémantique, il n’y a pas de différence fondamentale. Société, sociétal, social… Je ne fais pas la distinction. Mais en France, on utilise « sociétal » pour certaines questions actuelles, alors que le « social », c’est la redistribution des richesses, l’égalité, le combat contre la pauvreté et l’exclusion… Je ne vois pas la ligne de démarcation. Sociétal, d’un point de vue rhétorique, c’est plus noble. Lorsqu’on agit sur le terrain et au Parlement, on ne fait pas de distinction.

LVSL – Pensez-vous que séparer les deux soit un écueil ?

EB – Sans doute. C’est une sorte de séparation entre sujets nobles et d’autres moins nobles. C’est une manière d’occulter certaines réalités. Et c’est pour remplir une sorte de vide idéologique, une mode actuelle.

Je suis pour une écologie populaire, mais là aussi, ceux qui font de l’écologie sociale disent qu’ils font de l’écologie populaire. Je pense que l’écologie sociale, c’est ce que fait EELV, par exemple. Normalement, on ne devrait pas faire de distinction entre la justice sociale et l’environnement, la biodiversité, la lutte contre le réchauffement climatique… Mais quand on parle de justice sociale, il faut faire plus d’écologie populaire. Par exemple, il faut aider l’agriculture à produire du bio moins cher pour que les cantines collectives en servent. Il faut faire en sorte que les couches précaires puissent aussi en acheter et ne pas laisser le bio qu’aux classes moyennes et supérieures, qui sont davantage dans une démarche de bien-être personnel. Il faut dépasser les frontières du public naturel, plutôt bobo. Combien de personnes, en pourcentage, consomment du bio ?

Aujourd’hui, tout est verdi en politique mais les personnes précaires n’ont pas accès aux valeurs nutritives du bio. C’est la même chose pour la pédagogie écologique. Il faudrait créer des maisons de l’écologie ; introduire à l’école, et pas seulement à l’université, un enseignement prenant également en compte l’écologie ; élire par exemple des référents écolos dans chaque établissement scolaire pour assurer la transmission ; assurer la circulation des fondamentaux écologiques au sein des groupes sociaux qui n’y ont pas spontanément accès. Les moyens pour y arriver sont là, il ne serait pas non plus inutile de changer de vocabulaire pour rendre l’écologie accessible à tous. Il reste encore beaucoup à faire, la tâche est immense.

J’ai suivi les Gilets jaunes pendant 38 semaines. J’ai organisé un débat aux journées d’été d’EELV intitulé « Gilets jaunes, gilets verts : même combat ». Les Gilets jaunes que j’ai pu rencontrer ne parlent pas comme les écologistes, pas avec les mêmes mots, ils n’en parlent pas moins du réchauffement climatique, des passoires thermiques, de l’asthme de leurs enfants, de la malbouffe. Ils décrivent des situations, sans utiliser le vocabulaire consacré. Les Gilets jaunes rejoignent les marches pour le climat, mais peu de marcheurs pour le climat rejoignent les Gilets jaunes. C’est là que le bât blesse. Il y a une perméabilité à l’écologie chez les Gilets jaunes, car ils ne sont pas seulement pauvres, ils souffrent directement de ce système. Ils achètent du low-cost, leurs légumes et fruits sont bourrés de pesticides, ils sont les premières victimes de la pollution, ne serait-ce que par l’utilisation de voitures diesel. Mais j’ai l’impression qu’on ne s’adresse pas à ces personnes-là, car on imagine qu’elles ne seront jamais sensibles à ces thèmes. On les considère en dehors de notre vision écologique immédiate.

LVSL – Comment avez-vous perçu l’attitude des partis politiques vis-à-vis du mouvement des Gilets jaunes ? Notamment EELV. 

Credits : Benjamin Boccas

EB – 11% des sympathisants des Gilets jaunes ont voté pour la liste conduite par Yannick Jadot aux élections européennes. Ce qui n’est pas mal !

J’ai souvent entendu de la part des partis dits de gauche : « Écoutez, on ne va pas les instrumentaliser. » « Descendre dans la rue avec eux, ce serait problématique ». Certains ont craint que le mouvement des Gilets jaunes soit d’extrême droite. D’autres ont estimé qu’il s’agissait d’individus violents, en rupture avec le pacifisme prôné par l’écologie. Et ainsi de suite. Tout le monde a eu peur des Gilets jaunes, en réalité, pas uniquement le gouvernement. C’est un phénomène qu’ils ne comprenaient pas, qu’ils ne maîtrisaient pas, et qui ne ressemblait à aucun autre mouvement social ou au fonctionnement des syndicats. C’était tout à fait nouveau.

D’autant qu’on est face à un mouvement hétérogène, à l’inverse d’un mouvement syndical. Les Gilets jaunes représentent un spectre très large de la société française : l’extrême droite, des gens de gauche, des gens sensibles à l’écologie (d’ailleurs certains groupements de Gilets jaunes se sont donnés le nom de « Gilets verts »), des gens sans appartenance politique. C’était l’essence du mouvement que de ne pas faire la distinction entre droite et gauche. C’est ainsi que l’extrême droite a tenté de le récupérer, pendant que sa propre réserve a signé une relative défaite pour la gauche.

Quand j’étais avec les Gilets jaunes, je ne voulais pas manifester avec mon écharpe d’élue, pour ne pas être accusée de récupération politique. Ils m’ont répondu qu’à l’inverse, je les représentais et que ma place était chez eux avec mon écharpe.

Cette coupure est quand même problématique, car elle éloigne encore plus de la gauche, qui aurait dû très vite créer des ponts avec ce mouvement social.

LVSL – Vous avez participé, sans signer, à l’appel lancé par Clémentine Autain « Pour un big bang de la gauche ». EELV semble pourtant prendre de la distance avec le référentiel de gauche, du moins Yannick Jadot. Souhaitez-vous que EELV se réinscrive symboliquement dans le camp de la gauche ? 

EB – La gauche, ça ne veut plus rien dire aujourd’hui. Il y a des valeurs de gauche, auxquelles j’adhère personnellement. Justice sociale, égalité, lutte pour l’émancipation des femmes, soutien aux migrants, aide aux précaires, combat contre la pauvreté, soutien des LGBTQI+, lutte contre les féminicides… Nous avons des projets économiques aussi qui ne vont pas dans le sens du néolibéralisme. À EELV par exemple, nous sommes non productivistes, nous luttons pour une société non consumériste. Nous sommes pétris de principes de gauche. Aujourd’hui, les rejeter, ce serait de la légèreté. Mais de là à se dire simplement de gauche… Ce ne sont pas les mots qui comptent, ce sont les actes et les engagements. Alors essayons de dire que nous avons une maison commune. Mais aujourd’hui la gauche n’a pas le même profil que la gauche du passé ou que la social-démocratie d’il y a quelques années.

LVSL – La question politique sous-jacente, c’est de savoir si EELV vise un électorat transpartisan ou vise à hégémoniser ce qui reste de l’électorat de gauche ? 

EB – Avec 13,5% aux élections européennes, on peut difficilement nourrir des visées hégémoniques. Nous sommes la troisième force politique, ce qui est très bien. Nous pourrons devenir la seconde, ou la première, si autour de projets écologiques et d’écologie sociale et populaire, nous réussissons à rassembler des membres d’autres partis, ONG, associations, société civile, etc. L’important, c’est de créer une convergence autour du projet écologique et de justice sociale que nous portons.

Aux prochaines élections, on va peut-être gagner quelques villes, mais on ne les gagnera pas seuls. On les gagnera avec d’autres, toujours autour d’un projet. Ainsi, je n’appelle pas à un rassemblement de type « tambouille politique », où on fait des compromis de circonstances. La jeunesse d’aujourd’hui va au-delà de cela. C’est une jeunesse qui n’a pas eu d’engagement idéologique et qui voit dans l’écologie un espace libre pour évoluer, apprendre et faire de la politique, défendre la planète et défendre son bien-vivre. On est dans une nouvelle étape, et si nous ne nous y engageons pas, nous risquons tous de sortir perdants.

LVSL – Vous êtes une des voix qui portent la question du “vivre ensemble”. Je voudrais interroger le rapport d’EELV et de l’écologie politique à la question de l’universalisme républicain. Vous considérez-vous comme une républicaine ? Le vivre ensemble se construit-il plutôt par un dialogue intercommunautaire ? 

EB – J’avais fondé une structure associative, « Le Pari(s) du vivre-ensemble » avec l’universitaire et écrivain Jean-Christophe Attias, il y a bien longtemps. Je ne sais pas ce qu’est vraiment le « communautarisme ». Si on écoute les théoriciens politiques anglo-saxons, le regroupement communautaire n’est pas négatif. Ce qui se ressemble s’assemble. En pleine période de mondialisation, de précarisation et de blocage de l’ascenseur social, il convient de trouver les bonnes solutions. Comme les États peinent à le faire, on assiste à un repli communautaire. D’ailleurs, ce repli face à la mondialisation se retrouve aussi dans le groupe majoritaire. Regardez le succès du RN et des discours identitaires. Pour une ancienne puissance impériale et coloniale comme la France, ce repli est surprenant sans l’être vraiment lorsqu’on se penche sur ses raisons historiques.

Les replis identitaires en France occasionnent, c’est notre spécificité, des polémiques sur le « communautarisme » sous son aspect le plus négatif. Le système de regroupement communautaire a eu du bon et du mauvais aux États-Unis. En France, l’universalisme mérite débat parce qu’il est essentiellement blanc, catholique, et masculin. En fait l’universalisme est une belle formule qui a permis de trouver un modèle intéressant et contrastant avec le nationalisme. Mais aujourd’hui il est en panne, parce qu’il ne permet pas, à ceux qui sont exclus de cette conception universaliste, d’aller de l’avant, dont bien sûr les minorités dites issues de l’immigration.

La France aime le terme de « méritocratie ». Mais celle-ci n’aide que ceux qui ont déjà le background pour être méritant… Ceux qui ne l’ont pas éprouvent des difficultés pour avancer. Je crois même qu’on est en deçà de ce qui s’est passé au début du XXe siècle, où il y a eu une intégration assez importante en France. Certes, c’était une époque de migrations catholiques (italiens, polonais, portugais, espagnols…), donc un problème différent de celui d’aujourd’hui. Il y a eu aussi des mouvements migratoires juifs, qui ont payé pour nombre d’entre eux de leur vie, avec les déportations, une forme de rejet radical de l’Autre. L’immigration, depuis les années 1970, est plus diversifiée, venant notamment d’Afrique du Nord, d’Afrique subsaharienne, de Syrie, etc. On a cristallisé le débat autour de ces migrants qui soi-disant ne se seraient pas intégrés, voire même ne seraient pas intégrables, principalement à cause de leur religion.

Aux XIXe et XXe siècles, les juifs ont contribué à l’avancement de la nation, en occupant par exemple des positions importantes dans l’appareil d’État. C’étaient des “fous de la République”, des fonctionnaires, des politiciens, qui ne juraient que par la France, qui les avait émancipés à la fin du XVIIIe siècle. Sans compter les grands artistes de l’École de Paris, des écrivains, etc. Avec la résurgence de l’antisémitisme actuel, les juifs ont commencé eux aussi, à l’inverse, à se replier sur leur communauté.

On observe ce même repli chez les arabo-musulmans. On ne parle que des banlieues, de la violence, de la pauvreté des arabo-musulmans. Alors qu’il y a une classe moyenne musulmane dont on ne parle quasiment jamais. Tout cela semble si biaisé…

Ces replis, à l’ère de la mondialisation, ne sont pas un mystère, ni une surprise. Nous ne sommes pas encore un pays qui fonctionne à l’anglo-saxonne par regroupements communautaires. Or les communautés peuvent fonctionner comme des sas, et précisément aider à l’intégration de leurs membres, spécialement dans des périodes où cette intégration est difficile. Ces replis ne soustraient pas les intéressés à la société dans laquelle ils évoluent. L’erreur est de le penser.

LVSL – Préconisez-vous une réinvention de l’universalisme ? Ou bien faudrait-il évoluer vers un modèle anglo-saxon communautaire, avec un respect mutuel entre les communautés ? 

EB – Je suis une cosmopolite, j’ai changé trois fois de pays, je parle six langues. Pour moi, le repli est une notion étrangère. Je regarde le monde ou la France ou les êtres humains avec mon bagage, un bagage qui peut être trompeur.

Néanmoins, je pense qu’il convient de réinventer un modèle d’universalisme : l’élargir, l’étoffer de nouveau avec ce qui est bon dans l’auto-organisation communautaire, et en même temps le mettre en état de fonctionner vraiment (authentique liberté du culte, aide à l’intégration, aide à l’ascension sociale, égalité de traitement, etc.).

Avec les catastrophes écologiques actuelles et à venir, nous devrons hélas faire face au déplacement de plus de 143 millions de réfugiés climatiques dans le monde. Avec les crises politiques et leurs répercussions, doublées d’un capitalisme sauvage dans les pays africains, nous aurons de même énormément de migrants fuyant la guerre et la pauvreté.

Notre gouvernement pro-mondialisation ne veut prendre que ce qui est « bon ». La mondialisation est un paquet, avec le bon et le « mauvais ». Elle ne s’arrête pas à la circulation des biens mais inclut celle des êtres humains.

LVSL – En 2016, vous avez signé une lettre polémique dans Libération, intitulée « Le voile n’est pas plus aliénant que la mini-jupe ». Considérez-vous que dans l’islam – ou toute religion – se trouve une forme de projet politique, et donc que le voile pourrait recouper une fonction prosélyte ? 

EB – Qu’il y ait du prosélytisme au sein du groupe musulman en France, ce n’est un mystère pour personne. Il est issu principalement de ses segments salafistes par exemple. La politisation de l’islam n’est pas nouvelle non plus. Dans le catholicisme, la politisation de la religion existe également, on l’a vu avec le mariage pour tous. Dans les religions minoritaires, son fonctionnement se traduit quelque peu différemment. Il y a un retour au religieux qui fait partie de ce repli dont je vous ai parlé, face à l’hostilité réelle ou supposée de la société globale. Il n’est pas utile de donner des arguments aux prosélytes radicaux en poursuivant vainement la jeune fille qui porte un voile léger assorti à la couleur de sa robe ou à son jean skinny.

Les filles des femmes qui ont jeté leur voile en venant en France, portent pour certaines le voile aujourd’hui. Est-ce que le voile n’est pas d’abord, ici, un élément identitaire ? À faire l’amalgame, on ne fait que renforcer le repli. Ces personnes voilées par choix ne sont pas moins intégrées que les autres. Il y a aussi, incontestablement, un phénomène de mode.

Dans les facultés de médecine, on voit des étudiantes voilées, signe de leur émancipation et de leur intégration. Le voile intégral, c’est sans doute différent, car l’espace public doit bien sûr rester fluide et cette fluidité ne doit pas être compromise. Mais va-t-on s’en prendre aussi aux orthodoxes juifs portant un costume conforme à leur appartenance ou aux porteurs de kippa ? Vous remarquerez qu’on ne s’attaque pas aux femmes juives qui achètent chez H&M ou ailleurs les mêmes vêtements « pudiques » que les femmes pieuses musulmanes.

Qu’on fasse une loi contre le port du voile à l’école, je peux éventuellement le comprendre. On aurait pu s’en passer, mais, bon, d’accord… Quand j’étais jeune professeure de collège, les jeunes filles portaient des jeans avec string apparent, et c’était tout aussi gênant, certes pour d’autres raisons…

Nous avons un problème avec l’islam, c’est un abcès de la décolonisation qui n’a jamais été crevé. Nous avons la vision d’un islam envahisseur, parce que nous avons inconsciemment du mal à digérer le fait que nous ne soyons plus colonisateurs et que ces personnes, dont les aïeux étaient colonisés, soient des Françaises et des Français comme les autres.

Récemment, lorsqu’un migrant afghan a tué une personne et en a blessé plusieurs autres à Villeurbanne, à la télévision, l’extrême droite a directement parlé de rétablir les frontières et posé la question migratoire comme source des violences sur le territoire. Or tout cela reposait sur du sable. Cet individu avait été régularisé comme demandeur d’asile et n’avait rien à voir avec tout ceci. Il avait juste des problèmes psychiatriques, et son acte n’avait rien d’une attaque terroriste. Tant que l’abcès perdurera, la société continuera d’être fracturée.

LVSL – Comment jugez-vous la récente séquence politique et le débat autour de l’islamophobie ?

EB – Je suis historienne : je pars du terme « judéophobie ». Ce terme a été utilisé en 1882 par Léon Pinsker, intellectuel et médecin juif russe et est devenu synonyme d’« antisémitisme ». Quand on parlait de la religion juive, on utilisait « antijudaïsme ». Une forme d’hostilité au judaïsme qui remonte aux sociétés païennes, et qui s’est développée au Moyen Âge et dans la France d’Ancien Régime. Cet antijudaïsme avait pour premier fondement l’accusation portée contre les juifs d’avoir tué Jésus et de n’avoir reconnu ni sa messianité, ni sa divinité. Ainsi étaient-ils considérés comme inférieurs. La détérioration de leur situation concrète en découlait mécaniquement : ségrégation, persécutions, etc.

Pour désigner la critique ou le rejet de l’islam comme religion, il semble qu’on n’ait pas d’autre mot qu’islamophobie. Je suis pour la critique des religions. La religion est pour moi un objet d’étude et pas de foi. Mais en France, le terme « islamophobie » n’est utilisé que dans une perspective de rejet des musulmans.

Ceux qui souhaitent dépasser les principes de la laïcité telle que prévue dans la loi de 1905 se drapent parfois dans une nouvelle religion qu’on pourrait qualifier de « laïcisme ». La laïcité servant de paravent. Certains insoumis sont tombés apparemment dans le piège, en considérant que l’islamophobie était la critique de l’islam et pas du racisme anti-arabo-musulman. Les mots ont pourtant un sens et il est préférable d’éviter d’entretenir les confusions.

Concernant la tribune polémique « Le voile n’est pas plus aliénant que la mini-jupe », je rappelle que son titre n’est pas de moi… La mini-jupe était considérée à ses débuts comme impudique, comme inappropriée pour une jeune femme. C’est la même chose aujourd’hui avec le voile qu’on considère comme allant à l’encontre de la laïcité. Si certains veulent porter des vêtements pudiques, c’est leur droit. Allez à Londres, en arrivant à l’aéroport, à la sécurité, vous verrez des femmes couvertes. Au Parlement américain, la députée Ilhan Omar se couvre les cheveux. En France, une élue porterait un voile à l’Assemblée ou au Sénat, ce serait catastrophique, pas seulement polémique. On ferait vite fait une loi pour l’interdire…

Nous avons ces sensibilités qui paraissent comme des coquetteries déplacées à nos voisins qui construisent d’autres relations avec les religions, malgré la séparation entre l’Église et l’État. Nous avons notre propre histoire et notre culture sur cette question. La question musulmane revient inlassablement, sous une forme polémique, comme un serpent de mer dans le débat politique. L’État français n’est pas raciste, mais c’est bien un racisme systémique qui touche ses institutions à différents niveaux.

Le dernier coup de crayon de Charb

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Redonner la parole à un athée de gauche. Voilà certainement le réel enjeu pour ceux qui, malgré les réticences qu’ils rencontrent, s’attellent à faire vivre les mots de Charb. Si beaucoup connaissent ce dernier comme dessinateur voilà qu’on le redécouvre essayiste avec sa Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes. Et de coups de crayon en coups de plume Charb garde cette même capacité à tordre la réalité pour en montrer sa beauté comme sa bêtise. Mais alors quels peuvent-être les mots d’un athée de gauche sur une question aussi brûlante que l’islamophobie ? Là où les deux écueils sont souvent de ne pas nommer ou de mal nommer les maux qui traversent la société, l’ancien dessinateur de Charlie Hebdo propose un discours alternatif, quelque part entre son inexorable laïcité et sa tolérance, qui redonne corps à ce qu’on pourrait nommer une « gauche républicaine ».

 


La peur ou la haine de l’autre ?

Charb s’intéresse, dans les premières lignes de son livre, à la genèse du terme « islamophobie » et à son instrumentalisation progressive. Selon lui le terme devrait désigner la peur de l’Islam alors qu’il est utilisé pour dénoncer la haine à l’égard des musulmans. La différence entre les deux termes prend son sens en ce que « craindre » une religion, aussi stupide cela puisse-t-il être, est un droit et non un délit. Charb précise à ce titre que les craintes nourries à l’égard de religions traversent les religions elles-mêmes qui sont enclines à nourrir une peur des autres croyances. Ainsi, ceux qui usent ce terme, ne défendent pas l’oppression subie par certains car ce serait une atteinte portée à un de leurs concitoyens, non, ils le font pour protéger les musulmans en tant que représentants d’une religion. Ainsi l’individualité comme l’universalité s’effacent derrière une conception infantilisante d’un Autre à qui l’on ne veut reconnaître autre chose que sa foi. Le militant antiraciste d’hier serait ainsi en train de se transformer en « boutiquier hyper-spécialisé dans une forme minoritaire de discrimination ».

Estimer que les musulmans sont attaqués uniquement pour leurs croyances religieuses c’est fermer les yeux sur l’amplitude des discriminations qui existent. Lorsqu’une personne de confession musulmane se fait refuser l’accès à un logement, est-ce pour le Dieu qu’elle prie, ou pour le prénom qu’elle porte? Il y a fort à parier que la dissonance culturelle que le réel raciste se bâtit intellectuellement ne porte pas uniquement sur la religion mais sur le fait que l’autre soit un Autre. Ce n’est pas que le musulman que l’on discrimine, c’est l’Arabe. Mais voilà, l’époque est obsédée par les religions et se complaît à voir des musulmans là où il nous faudrait voir des citoyens.

Une partie de la gauche abandonne ainsi le discours républicain pour estimer qu’il existerait un « électoralt musulman ». Cette idée pose plusieurs questions. La première c’est celle mentionnée plus haut : le combat contre les discriminations doit-il être mené au nom de la protection d’individus ou de la protection d’une religion ? Qu’est-ce qu’un électeur musulman ? Est-il donc condamné à être prisonnier de son identité religieuse, sa foi doit-elle constituer l’unique grille de lecture que l’on a de lui ? Penser en terme de communautés c’est à la fois s’asseoir sur l’idéal d’universalité porté par notre République et le faire au nom d’un calcul électoraliste : il n’y a plus de citoyens, il n’y a que des voix. On voit ici se dessiner les limites de l’islamophobie dans son incapacité à dire avec justesse qui l’on protège et pour quels motifs. Charb replace dans un cadre intellectuel plus large son analyse et regarde la montée progressive des « phobies » comme un mouvement global. Si l’islamophobie est une boutique spécialisée, beaucoup sont ceux qui, par mimétisme, souhaitent ouvrir leurs échoppes. Ainsi l’extrême droite catholique tente de s’emparer du concept et dénonce la «catho-phobie» régnant en France comme si elle avait quoi que ce soit à voir avec l’ampleur de la haine adressée aux musulmans. Mais puisque la quête de mots est une quête de légitimation, il fallait que certains empoignent la machine à « phobies » pour se placer en victimes oubliées de l’anti-racisme.

 

Il n’y a de blasphème que pour les croyants

Dans cet ouvrage dont l’écriture fût terminée quelques jours avant les attaques terroristes de Charlie Hebdo, Charb revient sur les qualificatifs qui furent pendant longtemps adressés au journal satyrique : « islamophobe », « blasphémateur », autant d’anathèmes dont l’auteur questionne la viabilité intellectuelle. Comme il tient à le rappeler « un croyant peut blasphémer dans la mesure où blasphémer a un sens pour lui. » Un non-croyant, lui, ne peut se voir opposer l’argument du blasphème en ce que Dieu n’est sacré que pour celui qui y croit. Il n’y a d’insultes et d’outrages à Dieu que lorsque l’on est convaincu de son existence et de sa transcendance. Le blasphème serait donc un qualificatif malléable selon qui parle et qui croît ? Pas vraiment. En France, une religion n’est pas autre chose qu’un « ensemble de textes, de traditions et de coutumes parfaitement critiquables. ».

Lorsque l’on se place dans l’espace public et que l’on a la prétention de vouloir parler du politique on le fait avec Raison, c’est à dire en s’extirpant des obscurantismes et en s’octroyant le droit d’opposer la rationalité à la religiosité. Mais voilà, beaucoup sont ceux qui abandonnent le combat des idées en même temps qu’ils délaissent le sens des mots. Les médias, premièrement, qui décident arbitrairement qu’il y a provocation, et qui donnent de la matière à ceux qui n’attendent rien d’autre que de se sentir provoqués. Comme le dit Charb « que la presse titre « scandale » et il y aura des scandalisés. ». Les hommes politiques, dans un second temps, qui dégoulinent d’un paternalisme bourgeois et ethnocentrique et qui estiment que le second-degrés ou la satire sont des chimères inaccessibles pour leurs concitoyens musulmans. Eux, bien sûr, comprennent, mais ils s’érigent en avocats autoproclamés d’une communauté qu’ils fantasment et à laquelle ils refusent toute intelligence.

Lorsque sous des traits qui dépeignaient alors la radicalité certains voyaient des attaques contre les musulmans en général il nous faut rappeler que, oui, islam et humour sont compatibles, tout autant compatible qu’islam et démocratie, qu’islam et laïcité. Si dessiner de manière grotesque un terroriste islamiste est vu comme islamophobe alors c’est estimer qu’au pire les musulmans sont tous des terroristes, au mieux qu’ils font preuve de solidarité à l’égard de ces actes haineux. Maintenant que le travail de conditionnement intellectuel est fait, chaque dessin, chaque trait de plume, est compris à la lumière de l’idée que l’on se fait de la personne qui les esquisse. De ces reconstructions ex post naissent une négation absolue du débat d’idées, islamophobe tu étais, islamophobes tes propos seront.

 

La gauche doit réinvestir l’universalité

Voilà peut-être là tout l’enjeu. Nous évoquions en introduction le fait de ne pas nommer et de fait de mal nommer les choses. Ainsi, au même titre qu’une frange significative de la droite française s’est transformée en boutiquière hyper-spécialisée de la haine, une partie de la gauche s’est transformée en boutiquière hyper-spécialisée de la discrimination. Mais dans ces luttes nouvelles on a bien du mal à déterminer qui l’on souhaite protéger : la laïcité, la religion, les musulmans, les Arabes ? Face à la complexité de la question, la gauche qui, historiquement, avait su répondre par son universalisme et son exigence de tolérance comme d’égalité à la question des discriminations, se retrouve à panser les blessures à la marge.

Il m’est avis que la politique est une conquête et que la gauche doit réinvestir au plus vite des thèmes dont on devine bien qu’ils font question au sein de la société. Après avoir abandonné la question ouvrière il serait bien stupide de laisser filer la laïcité dans les mains de ceux qui n’en font rien d’autre qu’une arme stérile au profit d’une idéologie nauséabonde. L’espace entre la complaisance et la haine doit se réincarner dans une gauche républicaine qui, en ces temps tourmentés, est la seule à pouvoir répondre aux questions avec fermeté et tolérance. Pour cela il faut, de l’économie au religieux, réintroduire l’idée qu’il existe des rapports de force et des discriminations cycliques que l’on se doit de combattre non pas au nom de la préservation d’un Livre mais au nom des hommes et des femmes qui le chérissent.

 

C’est tout cela et certainement bien plus encore que Charb dessine dans sa Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes. De son dernier coup de plume l’auteur donne l’ultime coup de poing : celui qui force à découdre le réel, à questionner le sens des mots et à s’interroger perpétuellement sur ce qui justifie le fait que nous fassions société.

 

Crédits photo: ©Coyau