L’éternel retour de la classe – Jorge Lago

https://ctxt.es/es/20180808/Firmas/21123/Jorge-Lago-España-clase-15M-identidad-politica-izquierda.htm
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LVSL publie la tribune du sociologue Jorge Lago, membre de la direction de Podemos, initialement parue dans la revue espagnole CTXT en août dernier. Traduction réalisée par Louise Pommeret-Costa.

Le plus utile, pour combattre la fragmentation néolibérale des identités, n’est pas de décréter l’existence d’une classe à laquelle il faudrait subordonner les luttes et les revendications, mais plutôt de penser l’articulation des différences sans les soumettre à une unité préalable.


Il n’aura échappé à personne que les choses ne sont pas comme beaucoup d’entre nous espéraient qu’elles soient. Et que, pour résumer, le changement politique s’est trouvé paralysé ou, tout au plus, transfiguré par une nouvelle et prétendue résurrection de la social-démocratie. Les espoirs déposés dans une transformation profonde du régime politique né de 1978*, ces mêmes espoirs qui se sont exprimés avec force lors du 15M -mouvement des Indignés né le 15 mai 2011- et que Podemos et ses “confluences citoyennes” semblaient être en capacité de transformer en changement institutionnel… Tous ces espoirs sont restés en suspens.

Cela étant, je ne propose pas ici d’examiner la nature de ce changement, ni d’étudier si nous sommes aujourd’hui face à une politique cosmétique de symboles ou bien devant la reconnaissance pragmatique des limites de l’action institutionnelle dans le cadre européen actuel. Je crois qu’il y a tout d’abord une question à clarifier. Une question qui, d’ailleurs, permet d’affronter le risque non négligeable face auquel il me semble que nous nous trouvons : le risque d’une régression (sentimentale, idéologique, intellectuelle et même psychologique) liée à la distance mélancolique qui s’immisce entre ce qui aurait pu être et ce qui est (ou n’est pas) aujourd’hui. Une régression, en d’autres termes, à la situation qui précédait l’éclosion du mouvement des Indignés.

Comme si rien ne s’était passé depuis le 15M, comme si nous n’étions pas arrivés plus loin que jamais. Comme si tout de ce qui avait été entrepris ne valait déjà plus rien et qu’il fallait en revenir au sens que nous fournissaient les vieilles certitudes. Impuissantes, peut-être, à œuvrer au changement politique, mais qui fournissaient un sentiment de sécurité dans un monde incertain, trop ouvert et changeant. C’est comme s’il fallait, donc, en revenir aux vieilles répartitions de positions et aux vieux jeux d’opposition qui organisaient le monde et l’expérience : gauche contre droite, matériel contre discursif, économie contre culture, classe contre identité, unité contre diversité, et ainsi de suite. Ainsi que je le disais, ce risque de régression ou de revival n’est pas des moindres car il peut se muer en une prophétie auto-réalisatrice, comme ce fut si souvent le cas dans l’histoire des luttes pour l’émancipation et le changement social ; et donc, purement et simplement, convertir la paralysie actuelle, ou le recul du changement, en impossibilité.

Cette régression face au constat mélancolique du changement inachevé peut emprunter deux voies : celle du retour à ce que j’appelle le trop petit ou à son prétendu contraire, celle du retour à un ennemi trop grand à affronter. La première voie suppose de célébrer la fragmentation et la diversité des positions, des demandes, des luttes ou des revendications (en)fermées sur elles-mêmes, c’est-à-dire une situation dans laquelle le particulier se transformerait en horizon unique du politique. La deuxième voie emprunte le mouvement inverse, même si, nous le verrons, elle peut déboucher sur des conséquences similaires. Il s’agit d’un retour à l’idéalisation de l’immense, à une situation où, derrière ou en dessous de chaque lutte, de chaque injustice, douleur ou revendication, se trouverait l’ombre géante de la nécessité et de l’Histoire : le système, le capitalisme global qui peut tout – la détermination comme première ou dernière instance à toute action concrète -, l’économie, voire la loi de la valeur décochée telle un joker qui permettrait de tout expliquer et tout analyser.

“Cette régression face au constat mélancolique du changement inachevé peut emprunter deux voies : celle du retour au “trop petit”, ou à son prétendu contraire, celle du retour à un ennemi trop grand à affronter.”

D’un côté, donc, une fragmentation d’identités trop diverses pour se rencontrer et s’articuler politiquement les unes aux autres ; de l’autre, l’existence d’une trame invisible qui les organise et les explique sans que derrière elle, il n’y ait ni acteurs, ni intentions. Dans le premier cas de figure, la politique disparaît en tant qu’action partagée, tandis que dans le deuxième, elle se réduit à une simple dérivation de lois, de logiques et de mouvements que personne n’aurait choisis, ni décidés. Une hétérogénéité sociale irréductible, impossible à articuler et impuissante à générer des horizons de sens collectifs ; ou bien une unité de l’ordre et du sens déjà préétablie, celle de la classe sociale, de l’économie, des conditions matérielles… qui ne demanderaient qu’à être reconnues pour que nous retrouvions du sens.

Mais il s’agit peut-être de deux faces d’une même monnaie : ces deux faces ne se touchent pas, ne se voient pas et ne dialoguent pas l’une et l’autre. Elles ne semblent jamais pouvoir se réconcilier ou se rencontrer, mais elles forment pourtant une partie indissociable du même ensemble. Car ce retour à ce qui est immensément grand finit par construire pour lui-même une identité radicalisée, déconnectée du sens commun ; il finit par se faire le porte-parole d’une vérité qui ne semble cependant partagée que par une minorité. Aussi minoritaire, j’en ai bien peur, que toutes ces identités fragmentées, diverses, atomisées et néolibéralisées qui ne parviennent pas à trouver d’éléments communs pour agir conjointement. À la dépolitisation, on accède toujours par deux voies.

Mon hypothèse de départ est claire : le plus utile, pour combattre la fragmentation néolibérale des identités et le risque actuel de sa réaffirmation mélancolique, ne consiste pas à décréter l’existence d’une classe ou d’une réalité matérielle sous-jacente à laquelle il faudrait subordonner les luttes et les revendications ; le plus utile, c’est plutôt de penser l’articulation des différences (de désirs, de demandes, de besoins, de positions et de luttes) sans les soumettre à une unité préalable (qui, du reste, se présente historiquement à nous comme majoritairement masculine et blanche).

“Le plus utile, pour combattre la fragmentation néolibérale des identités et le risque actuel de sa réaffirmation mélancolique, ne consiste pas à décréter l’existence d’une classe ou d’une réalité matérielle sous-jacente.”

Afin que l’articulation politique de l’hétérogène puisse être pensée, il est certainement nécessaire de renverser certaines prémisses du marxisme et de la gauche traditionnels (il faudrait d’ailleurs opérer ici une distinction entre les marxismes, mais aussi entre le marxisme et Marx, tout comme il faudrait problématiser et différencier à l’intérieur-même de cette gauche qui est loin de converger en une unification théorique ou programmatique). Pour l’heure, je me limiterai à signaler que la prémisse de l’unité (de classe, du social, du sujet politique ou des identités collectives, et de l’histoire-même) génère de trop nombreux problèmes théoriques et, surtout, pratiques : si l’on adopte cette grille de lecture, il y a toujours quelque chose d’unifié avant de commencer à agir, même si beaucoup de ceux qui portent l’action l’ignorent. De ce point de vue, l’analyse se résume alors à dévoiler cette unité dissimulée du social et, elle en vient à donner pour acquise sa puissance politique, alors même que celle-ci n’advient pas dans les faits, faute d’être mise en œuvre.

Le point de départ de ce revival n’est donc pas celui d’une hétérogénéité ou d’une différence à articuler ou travailler politiquement, mais celui d’une unité dissimulée à dévoiler. La nuance est de taille : ou bien la politique est envisagée comme une construction toujours précaire et contingente, un saut en avant, un pari, voire une hypothèse qui se vérifie uniquement dans les effets qu’elle génère. Ou bien, au contraire, la politique apparaît comme le résultat du dévoilement d’une vérité dissimulée pour les sujets, mais dont les les analystes/intellectuels/journalistes/dirigeants du parti élus auraient quant à eux connaissance.

Ainsi, la fragmentation ou la diversité des luttes peut être pensée comme une déviation d’une unité (pré)existante mais non (re)connue par les sujets de ces mêmes luttes ou – et cela me semble davantage plausible – comme le fruit d’une absence (absence d’un sujet politique capable d’articuler et de travailler cette hétérogénéité) autant que d’un refus. Refus de ces identités diverses et fragmentées à se subordonner ou se soumettre à une unité préalable et imposée qui serait celle de la classe. C’est-à-dire que la fragmentation ou la diversité des luttes peut être lue comme le refus d’un diagnostic et d’une pratique politiques qui pensent et nomment ces combats comme “subalternes” au lieu de les agréger, de les articuler.

Il est donc possible de penser la très post-moderne fragmentation de luttes et d’identités comme une conséquence du néolibéralisme (de l’individualisme sauvage, de l’idéologie du self-made man, de la rupture de tout lien communautaire, de l’absence de sentiments d’appartenance partagés), mais également – et c’est tout aussi important, il ne s’agit pas de substituer une cause à une autre mais bien de comprendre leur interrelation – comme une conséquence de l’immense difficulté qu’ont eue les gauches à penser l’hétérogénéité sociale autrement que par la pulsion immédiate visant à leur imposer une unité préalable à laquelle s’adapter.

“La seule grande révolution menée au nom de la classe ouvrière, la révolution russe, a eu lieu dans une société fondamentalement agraire (…) La classe ouvrière, alors parfaitement minoritaire, a agi comme signifiant capable d’articuler les revendications hétérogènes d’un corps social loin d’être unifié.”

L’énorme force politique de la classe au cours des XIXème et XXèmes siècles s’explique sans doute par sa capacité à avoir bâti autour d’elle une unité constituée de différentes luttes ; mais peut-être faudrait-il accepter qu’elle a agi ainsi en chevauchant une double-contradiction ou tension qu’elle a aujourd’hui perdue, mais que d’autres sujets politiques peuvent garder.

En premier lieu, la tension produite par le fait de constituer une partie qui prétend être le tout avec le risque évident de subordonner tout le reste, et aussi de nier la différence, mais avec une capacité historique indéniable à incarner la référence de beaucoup d’autres luttes, revendications, aspirations… au point de se mêler avec le peuple ou la nation-même. En d’autres termes, de représenter une totalité sans pourtant être – loin de là – le tout. Peut-être faudrait-il rappeler que la seule grande révolution menée au nom de la classe ouvrière, la révolution russe, a eu lieu dans une société fondamentalement agraire ; et que, par conséquent, la classe ouvrière, alors parfaitement minoritaire, a agi comme principe structurant, comme construction discursive, mobilisatrice, agrégative, ou bien, si l’on préfère, comme signifiant capable d’articuler les revendications hétérogènes d’un corps social loin d’être unifié.

En second lieu, est la tension constitutive générée par le fait d’affirmer la position des sujets en lutte (l’identité et la position de classe, leur reconnaissance comme sujet politique et productif) et le désir (révolutionnaire, si l’on veut) d’en finir avec cette même position (le dépassement du travail salarié comme paradigme de la relation sociale). Et donc, une tension qui se définit par la revendication de ce que l’on est dans une lutte pour cesser de l’être. Sans cette tension, sans cette polarité entre l’être et sa négation, la lutte enferme l’identité exploitée ou dominée sur elle-même. La lutte devient une affirmation identitaire sans issue. Et c’est ce qu’exprime, je crois, la crise des mouvements, des syndicats et des partis communistes, dans la fin de cette double-tension et – ce qui en découle – dans le repli identitaire tragique que cela implique.

Développons. La classe perd progressivement de sa composante métonymique universaliste. En d’autres termes, l’opération qui fait de la classe une partie qui représente le tout perd de son efficacité, c’est-à-dire qu’elle cesse de s’articuler au reste des revendications, luttes ou intérêts sociaux en prétendant être son expression unique et directe. Et, en outre, elle le fait de façon hautement symptomatique, au moment où les structures sociales occidentales, loin de s’acheminer vers une polarisation en deux blocs monolithiques et opposés, se différencient et se diversifient de manière accrue. Dans ce contexte, la classe finit par être une partie qui éprouve des difficultés croissantes à parler au tout et à être l’hégémonie du tout.

L’exemple de la chute des gouvernements populaires de part et d’autre du rideau de fer, dans le second après-guerre mondiale, est particulièrement dramatique et exemplaire : c’est celui de gouvernements de coalition entre partis communistes, agraires, républicains, sociaux-démocrates qui se retrouvent liquidés sur ordre de Moscou, qui met ainsi fin à une éphémère, mais cruciale, expérience d’unification de la différence ou – si l’on préfère – d’articulation de l’hétérogénéité sociale. Le Parti comme expression parallèle de la classe et du tout social. Le fait que cette réduction de l’hétérogénéité sociale à l’homogénéité totalisante de la classe équivaille à une négation de la démocratie et du pluralisme, est bien sûr symptomatique : il n’y a pas de besoin démocratique sans reconnaissance de la différence.

“C’est à ce moment-là qu’il faut situer l’incapacité des partis et syndicats communistes à comprendre et à travailler politiquement les différents “68, les féminismes et les nouveaux mouvements sociaux. Leur incapacité à comprendre, en somme, le rejet de la discipline fordiste aussi bien que le refus d’une vie exclusivement rythmée par le travail salarié.”

Pour ce qui est de la tension entre l’affirmation de l’identité de classe et son dépassement ou sa négation – cet horizon révolutionnaire qui impliquait la disparition du travail salarié comme principe structurant de l’ordre social -, on peut dire qu’elle aussi se retrouve en lambeaux : tout un empire (soviétique) s’érigeait au nom du travail comme seul horizon vital, tandis que, de l’autre côté du rideau de fer, la régulation keynésienne ou social-démocrate faisait du couple travail/consommation le seul chemin possible de reconnaissance et d’appartenance citoyennes. Elle semblait lointaine, désormais, la recherche d’un dépassement de l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire le dépassement de la fixation des temps de vie aux espaces productifs (en même temps que se retrouvaient, féminisés et/ou marginalisés les temps consacrés à la reproduction, ou à un temps de loisir et de divertissement non compensatoires du monde du travail).

Je crois que c’est à ce moment-là qu’il faut situer l’incapacité symptomatique des partis et syndicats communistes à comprendre et à travailler politiquement les différents évènements produits en 1968, les féminismes et les nouveaux mouvements sociaux. Leur incapacité à comprendre, en somme, le rejet de la discipline fordiste aussi bien que le refus d’une vie exclusivement rythmée par le travail salarié. Et aussi, évidemment, leur incapacité à prendre en compte le refus d’attendre perpétuellement une révolution (qui n’arrivait jamais, de toute façon) afin de réclamer l’égalité, la reconnaissance, des droits ou, tout simplement, une vie digne d’être vécue.

Avec la pure affirmation de classe et son institutionnalisation, tant comme État-ouvrier (la classe, le Parti et l’État mêlés en une sainte Trinité), tant comme État-providence (qui socialise les gains des travailleurs au prix de leur assujettissement à vie au travail, tout en rendant subalterne et invisible tout autre forme d’appartenance, de reconnaissance et d’activité) ; avec cette affirmation, ainsi disparaissait cette autre dimension constitutive de la lutte des classes : affirmer une identité de classe, certes, mais pour s’en émanciper. Le fait que le néolibéralisme ait su capter et mobiliser le désir ambivalent de s’affirmer et de se nier – dans cette fuite en avant qui se traduit par l’injonction à se construire, à s’inventer, à prendre en main son propre destin – ne devrait pas nous faire oublier que cette dimension du désir a été préalablement abandonnée par une partie substantielle des gauches. Une défaite par forfait ? Peut-être.

“Ainsi disparaissait cette autre dimension constitutive de la lutte des classes : affirmer une identité de classe, certes, mais pour s’en émanciper. Le fait que le néolibéralisme ait su capter et mobiliser ce désir ambivalent (dans cette fuite en avant qui se traduit par l’injonction à se construire, à s’inventer, à prendre en main son propre destin), ne devrait pas nous faire oublier que cette dimension du désir a été abandonnée par une partie substantielle des gauches.”

Je viens d’effectuer la synthèse excessive d’un processus beaucoup plus complexe, afin de signaler qu’avant d’en revenir à un diagnostic et à un point de vue  (la classe, l’économie, le matériel, la vérité) qui a déjà pris l’eau jusqu’à s’en noyer (et je l’ai fait en laissant de côté l’immense littérature académique et militante qui depuis les années 1970 au moins est produite sur le thème), il convient de continuer à réfléchir depuis le prisme de cette double tension contradictoire, ambivalente : d’abord, l’impossibilité et, parallèlement, le besoin d’universel, c’est-à-dire la reconnaissance du fait que le tout, l’unité et l’homogénéité sociale ne sont jamais acquises, et qu’elles sont le résultat d’une articulation politique toujours incomplète et précaire, mais nécessaire ; ensuite, l’affirmation et la négation de l’identité de tout sujet politique émancipateur, c’est-à-dire le fait de pouvoir s’émanciper de sa propre position et identité en lutte tout en s’affirmant au cours de cette lutte.

Cette double tension se maintient et s’actualise uniquement comme résultat de la vertu et de l’action politiques, et non comme la traduction ou le dévoilement d’une vérité matérielle sous-jacente. Articuler politiquement différentes revendications, différents désirs et différents besoins qui émanent de sujets hétérogènes et qui, en outre, sont traversés par un dilemme ou une brèche constitutive : s’affirmer en même temps que l’on se nie. Je crois que c’est là que réside le problème.

Mais pour penser cette articulation politique, il est nécessaire de déconstruire d’autres difficultés théoriques et pratiques qui traversent le revival actuel de la classe et du matériel. À commencer la séparation entre l’économie et la culture. Il y aurait donc des luttes culturelles qui n’affectent pas l’économie et des luttes économiques qui ne s’appuient pas sur des batailles culturelles ? N’y aurait-t-il pas une composante culturelle et économique indissociable de la création de toute identité sociale – de classe, de genre, de race, de quartier ou de bande de copains ? L’économie serait-elle une logique non culturelle qui s’érigerait selon des principes… de quel type, au juste ? Naturels ? Économiques – vive les tautologies – ? Idéologiques ? Quels principes, alors ? Peut-être faudrait-il penser l’économie comme l’objectivation, la cristallisation et la naturalisation de rapports de forces, de batailles culturelles et idéologiques, de victoires hégémoniques de groupes sociaux sur d’autres groupes sociaux. Et ce à partir d’une matrice fondée sur le mode de production, mais en constante mutation et sans une loi structurelle qui viendrait tout expliquer, tout déterminer.

“Les luttes féministes ne sont-elles pas, précisément, en mesure de remettre en cause la répartition des temps productifs et reproductifs, tout en s’articulant avec d’autres revendications, comme celle d’un revenu universel ou encore celle de la réduction du temps de travail ?”

D’autres questions, encore : est-ce que la distinction entre conditions matérielles et conditions culturelles fonctionne réellement ? Est-ce que, par hasard, les inégalités de reconnaissance identitaire ne sont pas aussi douloureuses que les inégalités économiques ? La douleur n’est-elle donc pas également matérielle ? N’est-elle douloureuse que lorsqu’elle affecte le travail ou le salaire, mais pas l’identité sexuelle et raciale, ou le désir, les aspirations ou les projets de vie ? L’aspiration à améliorer ses conditions de vie est-elle de l’ordre du culturel ou de l’économique ? L’aspiration de parents ouvriers, quand ils veulent que leurs enfants aillent à l’université, sachant que ces enfants courent ainsi le risque d’appartenir plus tard à la classe moyenne ; ces parents animés par cette tension entre la dignité d’être ouvriers et le désir de transcender, à travers leurs enfants, cette même condition ouvrière : trahissent-ils pour autant leur classe ? La classe moyenne est-elle une simple invention capitaliste pour désactiver la classe ouvrière ? Vraiment ? Peut-être que la distinction économie/culture ne fonctionne-t-elle pas, ou bien qu’elle distingue moins les choses qu’elle ne les éclaire.

Prenons un autre exemple, celui des luttes féministes : ne sont-elles pas, précisément, en mesure de remettre en cause la répartition des temps productifs et reproductifs, tout en s’articulant avec d’autres revendications, comme celle d’un revenu universel ou encore celle de la réduction du temps de travail ? Les luttes féministes sont-elles culturelles ou matérielles ? C’est peut-être parce que la fragmentation soi-disant causée par les batailles dites “culturelles” n’est pas due au fait qu’elles soient simplement culturelles, mais plutôt au type de culture qu’elles interpellent et au type d’économie qu’elles impliquent. Les mesures du nouveau gouvernement espagnol sont-elles simplement culturelles et, de ce fait, incapables de transformer profondément la structure sociale et son actuelle répartition de positions ? Ou bien le problème réside-t-il dans le fait que ces mesures courent le risque de réduire la force d’une possible articulation entre les luttes féministes et celle des retraités, étudiants, gays et lesbiennes, chauffeurs de taxis ou précaires d’Uber ?

Au-delà de la bataille culturelle, on ne trouve donc pas l’économie pure et dure, mais une bataille politique (c’est-à-dire culturelle et économique) plus ambitieuse, une bataille qui dépasse toujours les revendications isolées et concrètes posées à chaque instant. Je crois qu’il y a là une partie de la leçon hégémonique du féminisme : sa capacité non seulement à imposer son rythme à l’agenda politique et médiatique, à mettre sur la table la nécessité d’une reconnaissance éternellement niée et tout aussi matérielle que toute autre douleur sociale ; sa capacité à montrer que l’égalité, tout comme l’unité, ne se décrète pas par des lois ou des avant-gardes, mais bien qu’elle se construit. Sa force repose aussi, comme je le disais auparavant, dans sa capacité à s’articuler avec d’autres revendications et d’autres luttes, comme celle de la répartition des temps productifs et reproductifs, la remise en question de la centralité du travail salarié dans la création de l’identité ; sa capacité à mettre au centre du lien social les soins et les relations non mercantilisées ; sa capacité à dialoguer et agréger dans ses différentes revendications (symboliques et matérielles) en faveur du revenu universel ou de la réduction du temps de travail. Et donc, sa capacité à dépasser la séparation artificielle, et certainement inopérante, entre le culturel et l’économique.

Et la lutte des retraités, ne renferme-t-elle pas elle aussi une possible remise en question de la centralité du travail salarié dans le calcul du montant des pensions et, au-delà de cet aspect, une volonté de donner sens à un parcours de vie ? Les luttes actuelles n’ont-elles pas la force de penser la retraite indépendamment du travail effectué et du salaire obtenu tout au long d’une vie ? La force, donc, de distinguer les cotisations passées des conditions de vie et des soins dus dans le temps présent ? Si c’est le cas, nous avons les éléments substantiels pour penser de nouveau en commun les luttes des femmes et des retraités, et nous pouvons le faire en dépassant le paradigme social-démocrate de régulation salariale et d’universalisation des services publiques.

Nous pouvons, que dis-je, nous devons raviver la vague de changement politique qui s’est affirmée à partir du 15M. Nous devons surmonter sa paralysie actuelle, sans retours en arrière ou conclusions trop hâtives. Ce ne sera pas facile, mais si nous nous mentons à nous-mêmes, ce sera alors impossible. Comme l’affirmait Judith Butler il y a de cela presque vingt ans : « Les mouvements qui maintiennent la gauche en vie sont aussi ceux que l’on tient pour responsables de sa paralysie ».

Jorge Lago, 8 août 2018, sociologue, professeur, chercheur et éditeur

*NDLR : vote de la Constitution pendant la Transition démocratique espagnole.

Le populisme est-il devenu une norme en Europe ?

Crédits photos
De gauche à droite Jorge Lago, Boris Vallaud, Antoine Cargoet, Elsa Faucillon et Samuele Mazzolini.

Vous avez manqué notre Université d’été ? Retrouvez notre débat sur le populisme comme phénomène majeur en Europe. Nous recevions pour l’occasion Boris Vallaud (PS), Elsa Faucillon (PCF), Jorge Lago (Podemos) et Samuele Mazzolini (Senso Comune).

 

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Crédits photos : ©Ulysse Guttmann-Faure

Le populisme est-il l’avenir de la gauche ?

Jorge Lago, Charlotte Girard, Chantal Mouffe, Lenny Benbara et Christophe Ventura.

Le 16 décembre 2017 avait lieu au Lieu-Dit un débat sur le populisme avec Charlotte Girard (LFI), Chantal Mouffe, Lenny Benbara (LVSL), Christophe Ventura et Jorge Lago (Podemos). Retrouvez le débat sur notre chaîne Youtube et n’oubliez pas de vous abonner.