« Au nom du peuple français » : quelle justice sans jury populaire ?

Sans que cela fasse grand bruit, depuis le 1er janvier 2023, le jury populaire de cour d’assises, héritage de la Révolution de 1789, symbole de la participation démocratique en matière judiciaire, a été supprimé dans plus de la moitié des affaires qui lui revenaient jusqu’alors. Désormais, pour juger en première instance les personnes majeures accusées de crimes punis de quinze ou vingt ans de réclusion criminelle – qui recouvrent très majoritairement des viols, mais aussi des vols à main armée, des coups mortels, ou encore des tortures et actes de barbarie –, ce ne sont plus des cours d’assises constituées par trois juges et six jurés citoyens tirés au sort sur les listes électorales, mais des cours criminelles départementales (CCD) exclusivement composées de juges professionnels – cinq au total – qui sont compétentes. Un sacrifice démocratique, qui conduit à mettre « le peuple français » à la porte des palais de justice.

Décidée pour des raisons comptables et gestionnaires, cette exfiltration du jury populaire, entérinée par la loi du 22 décembre 2021 dite « pour la confiance dans l’institution judiciaire », constitue une régression pour la démocratie, la citoyenneté et la qualité de la justice. Cette réforme annonce la disparition d’une institution solidement ancrée dans la tradition républicaine, dont l’objectif central est d’empêcher l’arbitraire des juges. De ce point de vue, le jury constitue une garantie au service des libertés publiques et des libertés individuelles : il offre au peuple souverain une forme de contrôle sur les verdicts rendus dans les affaires pénales les plus graves. À l’heure où la confiance des Français dans l’institution judiciaire est fragilisée, ce nouvel éloignement de la justice et du peuple apparaît particulièrement inopportun.

Au nom de l’efficacité juridique, la mise à l’écart des citoyens

Le jury populaire de cour d’assises constitue, en effet, le dernier espace démocratique permettant à des citoyens de rencontrer des juges, de délibérer avec eux, et de rendre la justice « au nom du Peuple français ». Si, officiellement, la justice criminelle est toujours rendue au nom de ce dernier, elle est désormais réellement rendue sans le peuple français dans la majorité des affaires criminelles. Par ailleurs, siéger dans un jury constitue dans la très grande majorité des cas une expérience marquante pour les jurés ayant été désignés par le sort, qui transforme leur perception de la justice et de leur rôle en tant que citoyens. L’expérience de juré populaire prouve que la citoyenneté ne se résume pas à l’exercice du droit de vote et enseigne la responsabilité inhérente à la recherche du juste et du bien commun.

Cette mise à l’écart dégrade également la qualité de la justice. L’audience devant la cour d’assises, parce qu’elle implique la présence de jurés citoyens ne disposant pas d’expertise juridique, est marquée par le soin et la clarté des prises de parole. Grâce à la présence du jury populaire, la cour d’assises échappe à la logique expéditive et gestionnaire qui prévaut de plus en plus devant les tribunaux correctionnels, où le sort des individus est parfois scellé en quelques minutes, sans que les victimes et les prévenus aient eu le temps d’exprimer tout ce qu’ils auraient voulu dire. Faire disparaître le jury populaire au profit des cours criminelles départementales, c’est introduire le culte du chiffre au cœur de la justice criminelle, semant ainsi les graines d’une justice au rabais. Les conséquences sont d’ailleurs déjà visibles : si, jusqu’alors, les viols étaient généralement jugés en deux ou trois jours devant les cours d’assises, il n’est pas rare qu’ils soient désormais jugés en une seule journée devant les cours criminelles départementales.

Enfin, la défense de la cause féministe est elle aussi compromise. Les cours criminelles départementales ont principalement pour tâche de juger les affaires de viol, qui représentent environ 90 % de leurs attributions. Concrètement, cela revient à créer une sorte de « sous-cour d’assises » pour le jugement des viols, en procédant à une distinction entre les crimes de première division qui méritent l’attention des citoyens (meurtres, assassinats, empoisonnements, etc.) et les crimes de deuxième division, dont le principal représentant est le viol, qui ne le méritent plus.

Avec les cours criminelles départementales, le viol devient symboliquement une sorte de « sous-crime » dont les membres de la collectivité n’ont plus à se préoccuper et qui, de surcroît, sera jugé au pas de charge, laissant moins de temps aux victimes pour s’exprimer. Alors que la lutte contre les violences sexistes et sexuelles a été érigée en « grande cause nationale » par l’exécutif, supprimer les jurés dans les affaires de viols apparaît comme un choix politique contreproductif. Ce dernier est également en décalage avec la libération de la parole des femmes, qui exhorte les citoyens à prendre conscience de l’envergure de ces affaires. À ce titre, il faut rappeler que l’avocate Gisèle Halimi s’est battue durant sa carrière professionnelle pour que le viol soit jugé comme un crime de sang. Depuis le 1er janvier 2023, ce n’est désormais plus le cas.

Avec les cours criminelles départementales, le viol devient symboliquement une sorte de « sous-crime » dont les membres de la collectivité n’ont plus à se préoccuper.

À ce tableau d’ensemble, il faut ajouter qu’un rapport d’évaluation des cours criminelles départementales, expérimentées depuis trois ans dans une quinzaine de départements, a été rendu en octobre 2022 par un comité constitué à cet effet. Or, ce rapport montre que les trois objectifs poursuivis par ces nouvelles juridictions – limiter le phénomène de correctionnalisation des viols, (requalification d’un crime en délit, ndlr), gagner du temps et faire des économies – n’ont pas été atteints.

Concernant les viols, le rapport montre qu’aucune dé-correctionnalisation associée aux CCD n’a été constatée, alors qu’il s’agissait de l’une des principales ambitions de la réforme. Les récents propos du garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, indiquant que les CCD auraient permis de « régler la correctionnalisation des viols » sont tout bonnement fallacieux et devraient susciter la contradiction.

S’agissant des délais de jugement, la lecture attentive du rapport ne permet de constater aucun progrès réel. À l’inverse, le taux d’appel des décisions rendues par les cours criminelles départementales (21%) est nettement supérieur à celui observé aux assises (15%), ce qui est synonyme d’une perte de temps éprouvante, à la fois pour l’accusé et la partie civile.

Enfin, il n’est pas démontré que les cours criminelles départementales permettent réellement d’engendrer des économies : dans la mesure où elles nécessitent plus de magistrats pour fonctionner (cinq au lieu de trois aux assises) et où leur bonne mise en œuvre nécessitera la construction de nouvelles salles d’audience, il est même à craindre qu’elles s’avèrent finalement plus onéreuses que les cours d’assises.

« Sauvons les assises ! » : organiser l’opposition à la réforme

Face à cette réforme technocratique, qui incarne la logique managériale imposée à la justice pénale depuis de nombreuses années, l’opposition s’est organisée sous l’impulsion de l’association « Sauvons les assises ! ». En août 2022, après un travail de sensibilisation réalisé par les membres de l’association auprès des parlementaires, la députée Francesca Pasquini (EELV) a déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale une proposition de loi visant à préserver le jury populaire de cours d’assises, laquelle a reçu le soutien de députés appartenant à l’ensemble des groupes composant la Nupes. Parallèlement, certaines personnalités politiques classées à droite, telles que Francis Szpiner (maire LR du XVIème arrondissement de Paris, désormais sénateur), se sont également manifestées pour soutenir le rétablissement des jurys populaires.

La visibilité de cette initiative politique a été amplifiée par l’union des acteurs du monde judiciaire autour de celle-ci. Cette union a pris la forme d’une tribune publiée dans le journal Le Monde le 4 novembre 2022, réunissant notamment les responsables de l’Association des avocats pénalistes (ADAP), de la Fédération Nationale des Unions de Jeunes Avocats (FNUJA), du Syndicat des Avocats de France (SAF), du Syndicat de la Magistrature (SM) et de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH).

Cette tribune a incité d’autres organisations professionnelles à rejoindre le mouvement. C’est ainsi que l’Union Syndicale des Magistrats (USM), syndicat majoritaire des magistrats, a émis en décembre 2022 un communiqué s’opposant à la généralisation des cours criminelles départementales. C’est également ainsi qu’une quarantaine de barreaux, à commencer par le barreau de Toulouse, suivi de près par ceux de Paris, Lyon et Bordeaux, ont adopté des motions d’opposition à ces nouvelles juridictions, tout en réaffirmant leur attachement au principe de participation citoyenne à la justice criminelle. Ce sont enfin le Conseil national des Barreaux (CNB) et la Conférence des Bâtonniers, les deux grandes institutions représentatives des avocats au plan national, qui ont rejoint le mouvement, avant que la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) n’exprime également de sérieuses réserves à propos des cours criminelles départementales à travers une note en date d’avril 2023.

Parallèlement à cette mobilisation des professionnels du droit, l’information des citoyens concernant la suppression du jury populaire de cour d’assises, demeure un enjeu majeur. Ce travail d’information a déjà pris la forme d’un tour de France intitulé « Sauvons le jury populaire ! », organisé par l’association « Sauvons les assises ! » et composé d’une trentaine de conférences-débats auxquelles ont participé des universitaires, des avocats et des magistrats. Chaque étape de cette tournée a été l’occasion de mesurer l’attachement des citoyens français à cette institution qu’est le jury populaire, qui fait en quelque sorte partie de notre inconscient judiciaire collectif. La disparition programmée des jurés, décidée sans aucun débat public, est ainsi apparue comme la privation d’un droit fondamental : celui de juger et d’être jugé par ses pairs.

L’attachement des citoyens français à cette institution qu’est le jury populaire (…) fait en quelque sorte partie de notre inconscient judiciaire collectif.

En outre, lors d’une étape du tour de France précité où intervenait notamment le député Stéphane Mazars (LREM), défenseur des cours criminelles départementales, mais qui peinait à convaincre de leur utilité, une prise de contact a pu être établie entre l’association « Sauvons les assises ! » et les associations de défense des droits des femmes, dont #NousToutes. Le 3 juillet 2023, ce collectif était à l’initiative d’une nouvelle tribune dans le journal Le Monde, dénonçant l’escroquerie sur laquelle reposent les cours criminelles départementales qui, en plus de ne pas faire reculer la correctionnalisation, « contribuent à perpétuer l’invisibilisation des crimes de viol ». Le texte était co-signé par de nombreuses organisations féministes, témoignant d’une réprobation unanime envers les cours criminelles départementales.

Cette tribune visait à soutenir les amendements de suppression de ces juridictions sans jurés que les députés Ugo Bernalicis (LFI), Elsa Faucillon (GDR) et Francesca Pasquini (EELV) s’apprêtaient à défendre à l’Assemblée nationale, dans le cadre des discussions portant sur la loi de programmation pour la justice. En raison d’une « erreur » reconnue par le rapporteur Erwan Balanant (MoDem), aucun de ces amendements n’a pu être pourtant discuté. S’il est permis de penser qu’il s’agissait moins d’une erreur que d’une manœuvre, il n’en reste pas moins que la question de la suppression des cours criminelles départementales n’a même pas pu être discutée par la représentation nationale, bien qu’elles suscitent de fortes oppositions au sein de la population. En sacrifiant le jury et en empêchant le débat sur ce sujet, la macronie aura donc piétiné une deuxième fois la délibération démocratique.

L’avenir du jury populaire entre les mains du Conseil constitutionnel

Face aux obstacles rencontrés pour faire naître un débat au Parlement, un second front a été ouvert sur le terrain judiciaire par l’intermédiaire d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui permet à tout citoyen, dans le cadre d’un litige, de contester la conformité à la Constitution d’une loi qu’on cherche à lui appliquer. Ainsi, plusieurs QPC visant à contester les cours criminelles départementales dans leur existence et leur fonctionnement ont été proposées « clé en main » aux avocats dans un article de doctrine publié en accès libre dans la revue juridique Lexbase pénal en juin 2023.

À titre principal, les cours criminelles départementales, en ce qu’elles excluent la participation citoyenne à la justice criminelle, porteraient atteinte au principe constitutionnel d’intervention du jury pour juger les crimes de droit commun. Si ce principe n’apparaît pas explicitement dans la Constitution, il pourrait être rattaché à la notion de « principe fondamental reconnu par les lois de la République » (PFRLR) qui apparaît dans le préambule de la Constitution de 1946 intégrée au bloc de constitutionnalité. La jurisprudence constitutionnelle établit trois conditions pour qu’un principe soit érigé en PFRLR : il doit concerner l’organisation des pouvoirs publics ou les droits et libertés fondamentaux ; avoir été consacré par un texte républicain antérieur à 1946 ; et ne pas avoir connu d’exception avant 1946. Or, l’intervention du jury pour juger les crimes de droit commun remplit ces trois critères : le jugement en matière criminelle concerne l’organisation des pouvoirs publics et les droits et libertés fondamentaux ; le principe d’intervention du jury a été consacré par de nombreux textes antérieurs à 1946 (notamment les Constitutions de 1791, 1793, 1795, 1799 et 1848) ; et celui-ci a été appliqué de façon continue, les seules exceptions apportées avant 1946 par les régimes républicains ne concernant pas les crimes de droit commun, mais les crimes politiques ou militaires.

Par ailleurs, dans sa décision du 3 septembre 1986, le Conseil constitutionnel, saisi au sujet des cours d’assises spécialement composées (sans jurés) en matière de terrorisme, a reconnu l’existence d’un « principe d’intervention du jury » en matière criminelle, tout en indiquant qu’il n’était pas violé par les dispositions introduisant dans notre droit lesdites cours d’assises antiterroristes en raison de leur champ de compétence « limité. » Le principe d’intervention du jury semble donc disposer d’une valeur constitutionnelle, de sorte que toute exception qui lui est apportée doit avoir un caractère restreint. Or, les cours criminelles départementales jugent environ 57% des crimes qui relevaient auparavant de la compétence des cours d’assises. Elles sont donc devenues la juridiction criminelle de principe, ce qui paraît porter atteinte au « principe d’intervention du jury » évoqué en 1986 par le Conseil constitutionnel.

Le principe d’intervention du jury semble donc disposer d’une valeur constitutionnelle, de sorte que toute exception qui lui est apportée doit avoir un caractère restreint.

Intéressés par ces questions, deux avocats ont décidé de les poser à la chambre criminelle de la Cour de cassation. Dans deux arrêts du 20 septembre 2023, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français a admis la nouveauté et le sérieux des arguments soulevés, et décidé de transmettre les QPC au Conseil constitutionnel. Les cours criminelles départementales sont donc sur la sellette, leur avenir étant désormais entre les mains du juge constitutionnel, qui doit se prononcer avant la fin de l’année. Face aux arguments juridiques et historiques développés par les défenseurs du jury populaire, il faut espérer que le Conseil constitutionnel reconnaîtra la valeur constitutionnelle de cette institution qu’est le jury, conquête républicaine s’il en est, seule à même de rendre à la justice pénale une part de son humanité et au Peuple une part de sa souveraineté. En un mot comme en cent, pour être rendue « au nom du Peuple français », la justice ne peut se passer du peuple français.

Politisation du pouvoir judiciaire : retour sur le boulangisme

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Aux élections partielles du 27 janvier 1889 pour le département de la Seine, le général Boulanger est élu contre l’opportuniste Jacques par une victoire écrasante. ©Navoin (BNF)

Au crépuscule du XIXe siècle, l’aventure boulangiste chamboule la République opportuniste à travers ses revendications et son écho populaire. En outre, l’usage de l’arme judiciaire à des fins politiques[1][2] pour sa neutralisation a eu des effets bien plus profonds que le mouvement lui-même. Bien que l’écroulement du boulangisme – aussi rapide que son ascension – ait été largement multifactoriel, la politisation du pouvoir judiciaire en a été l’une des causes déterminantes, reléguées pendant longtemps au second plan par l’historiograhie. Celle-ci s’est le plus souvent concentrée, par exemple sous la plume de Zeev Sternhell, sur le caractère potentiellement pré-fasciste du mouvement boulangiste.

Les facteurs de l’émergence du boulangisme à la fin des années 1880 sont nombreux. On peut évoquer brièvement une triple crise qui reprend à la fois le schéma labroussien (crise conjoncturelle et structurelle) et les modèles d’appréhension du populisme[3].

En effet, la France fait face à une crise économique et sociale, dans un contexte de ralentissement économique aigu qui met en cause les activités économiques anciennes, victimes de la modernisation (notamment l’artisanat à Paris, réceptif au boulangisme) et atteint les nouvelles industries, notamment dans le Nord[4]. Les grèves sont nombreuses et souvent réprimées, le chômage en progression. Ensuite, il faut mentionner une crise diplomatique dans un pays certes pacifiste, mais meurtri par la défaite de 1870 et les « provinces perdues », et dont les entreprises coloniales sont déjà critiquées. Enfin, la crise politique consécutive aux élections de 1885, qui ouvre une législature divisée en trois groupes égaux (droites monarchistes, républicains opportunistes et radicaux) et ainsi confrontée à un blocage, qui plus est atteinte par des scandales, notamment celui des décorations.

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Au sortir du restaurant Durand, Boulanger est acclamé par la foule après son élection comme député de la Seine.© Le Monde Illustré (BNF)

Dans ce contexte, le général républicain Boulanger, soutenu par les radicaux, se démarque en tant que ministre de la Guerre (1886-1887), et propose des réponses à ces différents enjeux : à la crise sociale, quand il refuse de réprimer les grévistes de Decazeville, à la crise politique en menant une politique offensive dans l’armée : autorisation de la barbe, modernisation avec le fusil Lebel, installation de guérites tricolores, conscription des séminaristes, radiation de la famille royale des cadres de l’armée… et à la crise morale par sa fermeté manifeste au moment d’une affaire d’espionnage à la frontière franco-allemande avec l’affaire Schnæbelé.

C’est ainsi que commence le boulangisme électoral, sous forme de campagne plébiscitaire orchestrée par Thiébaud, bonapartiste jérômiste, le périodique La Cocarde de Labruyère ou encore l’ancien communard Henri Rochefort.

Le ministre Boulanger connaît alors une popularité considérable, mise en scène par la presse, notamment La Lanterne, et des chansonniers tels que Paulus, culminant lors de la revue du 14 juillet 1886. Mais le gouvernement Rouvier chute, Boulanger avec, et l’inquiétude suscitée par sa popularité entraîne son limogeage à Clermont-Ferrand, non sans mouvements de foules importants.

Une première tentative de plébiscite est organisée par des bonapartistes dans plusieurs départements : il est alors relevé de ses fonctions et peut donc se faire élire (l’armée, « grande muette », a des droits civiques très limités). C’est ainsi que commence le boulangisme électoral, sous forme de campagne plébiscitaire orchestrée par Thiébaud, bonapartiste jérômiste, le périodique La Cocarde de Labruyère ou encore l’ancien communard Henri Rochefort.

Un mouvement populiste ?

Beaucoup de choses ont été dites sur l’alliance hétérogène qui s’est nouée derrière la figure de Boulanger : l’état-major est composé de radicaux avancés (Georges Laguerre, Charles-Ange Laisant…) déçus par l’impossibilité d’action dans la chambre de 1885 après une élection les ayant favorisés par son type de scrutin et son contexte[5]. À côté de ces intransigeants, les blanquistes sont bien présents ainsi que d’anciens communards (Pierre Denis) et de rares anarchistes. Il faut ajouter la Ligue des patriotes, républicaine et nationaliste, qui constitue l’armée militante du mouvement. Son président, Paul Déroulède, est une figure emblématique du nationalisme français[6]. Gambettiste d’origine, il anime un courant revanchard mais pour le moment républicain.

Mais à côté de ces éléments actifs et visibles, la droite finance et soutient le général Boulanger. D’abord les jérômistes, courant bonapartiste social et anticlérical, qui parie rapidement sur l’homme, et lance même le boulangisme électoral après une rencontre à Prangins entre le général et Napoléon-Jérôme Bonaparte. Puis, une partie de l’état-major monarchiste, par l’entremise du camarade d’armée de Boulanger, Dillon, dispense des subsides au mouvement[7]. La duplicité du général est acceptée par les cadres boulangistes pourtant issus de la gauche, notamment lorsqu’il s’agit de financer leur élection.

Une comparaison entre la sociologie électorale et la sociologie militante reste à faire, mais cette diversité, en sus du style et des thèmes de campagne, lui vaut le qualificatif de populiste.

Au-delà des intrigues et des états-majors, Boulanger parvient à séduire un large panel de la population : les petits fonctionnaires, le bas de la classe moyenne et les ouvriers, notamment dans le Nord[8] ou la région parisienne, qui est un bastion boulangiste. Une comparaison entre la sociologie électorale et la sociologie militante reste à faire[9], mais cette diversité, en sus du style et des thèmes de campagne, lui vaut le qualificatif de populiste.

C’est pourquoi Ernesto Laclau s’est penché sur le cas Boulanger dans la Raison populiste[10], en le prenant comme exemple pour illustrer sa nouvelle définition du concept. Il l’utilise afin d’illustrer le rôle du leader, mais pour prolonger son interprétation sommaire – il n’est pas spécialiste de la question – on devrait ajouter l’hégémonie obtenue par le thème de la « révision constitutionnelle » issu de l’armature radicale : perdant de son sens purement constitutionnel, il devient un signifiant vide prompt à satisfaire à la fois la droite avide de restauration, les socialistes de République sociale, les demandeurs de morale… À cela s’ajoute un goût prononcé pour la démocratie directe (référendum, contrôle des élus, mandat impératif), opposée à un parlementarisme brocardé. En ce sens, il remet au centre du débat non pas la question de la nature du régime, puisqu’il reste républicain, mais sa forme, qui enflamme le conflit opposant représentation et participation directe[11].

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Aux élections partielles du janvier 1889 pour le département de la Seine, le général Boulanger est élu contre l’opportuniste Jacques dans une victoire écrasante. ©Navoin (BNF)

Après les deux victoires dans le Nord qui lui permettent de devenir député lors des élections partielles (avril puis août 1888), celle en Dordogne, et surtout après son élection en tant que député de Paris le 27 janvier 1889, où le pouvoir a eu peur d’une tentative de coup d’État largement fantasmée, la crainte d’une chambre boulangiste devient forte. On sait aujourd’hui – mais la remarque est téléologique – que le mouvement s’essouffle alors déjà, et que d’autres élections ont montré une désaffection. Mais au milieu de l’année 1889, à quelques mois des élections générales, les républicains au gouvernement veulent lui barrer la route à tout prix.

L’instrumentalisation de la justice comme arme politique

Pour ce faire, les champs d’action investis sont nombreux : usage de la technologie électorale (passage au scrutin par circonscription et à la candidature unique empêchant toute campagne plébiscitaire), pression sur les fonctionnaires… La police est largement mise à contribution, le ministre de l’Intérieur Constans[12] se montre impitoyable. Ainsi, en juin 1889, trois figures boulangistes – Déroulède, Laisant et Laguerre – sont arrêtées avant une conférence à Angoulême pour trouble à l’ordre public. Surtout, l’institution judiciaire est mobilisée dans un cas d’école d’instrumentalisation de la justice à des fins politiques, et ce en deux temps.

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Sur le banc des accusés, les membres de la Ligue des patriotes : debout, Paul Déroulède, en bas, les députés Laguerre et Laisant ainsi que le sénateur Naquet.©Le Figaro (BNF)

Le premier coup est porté à la Ligue des patriotes et à son chef Paul Déroulède, ainsi qu’à des cadres boulangistes membres de l’organisation, par ailleurs élus dans les deux assemblées (Naquet, Laguerre, Laisant, Turquet). Le terrain est préparé par une campagne de presse qualifiée par l’historien Bertrand Joly « d’intoxication » destinée à effrayer la population, notamment par le gonflement des effectifs[13]. Parallèlement, la police surveille activement l’organisation. Une sombre affaire de bombardement français de la colonie éthiopienne d’Achinoff, un aventurier russe ayant peu à voir avec le tsar, amène la Ligue des patriotes à lancer une manifestation contre le gouvernement, qui s’en serait pris à la Russie. Si l’organisation, russophile, instrumentalise l’événement, la réponse de la part du gouvernement est ferme. Ne parvenant pas à manier l’article 84 qui permet de condamner une action pouvant entraîner une déclaration de guerre, il déterre l’ancienne interdiction des associations de plus de vingt personnes. Après des perquisitions multiples et spectaculaires, un procès difficile – puisque sans preuve réelle[14] – se tient. Le verdict est faible mais la Ligue est dissoute.

Le deuxième coup est directement porté contre Boulanger. Le ministre de l’Intérieur Constans aurait fait courir la rumeur d’une arrestation imminente du « brav’ général » qui pousse, après de longues discussions, celui-ci à la fuite. Un procès lui est ensuite intenté par contumace, visant également le comte Dillon, trésorier et courroie de distribution des fonds monarchistes, ainsi que le journaliste Henri Rochefort, qui dispose encore d’une aura incontestable à Paris et d’une efficacité en termes de propagande.

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Henri Rochefort, Arthur Dillon et Georges Boulanger sont accusés de complot.©Librairie française (BNF)

Seulement, les ministres subissent le refus du procureur Bouchez d’intervenir dans ce procès politique, ce qui les contraint à réunir le Sénat en Haute-Cour de justice pour la première fois, renforçant l’aspect exceptionnel et politique de l’affaire, puisque la Chambre haute est de fait juge et partie[15]. L’absence des trois accusés en exil exclut sa transformation en tribune, et, bien que cette fuite ait, dans un premier temps, déconcerté le pouvoir, elle finit par desservir largement la cause du général, considéré comme pusillanime[16].

Cela s’accompagne de nombreuses perquisitions[17], chez son ancien secrétaire, ou au siège de La Cocarde pour récupérer le registre de soutien au général mis en place par Labruyère lors de sa révocation, et ainsi trouver la liste de ceux qui l’ont signé[18]. La police enquête même chez des proches fréquentés pendant ses années tunisiennes, bien avant son entrée en politique.

De l’avis de tous les historiens ayant abordé le sujet, le procès était un peu grossier, les accusations de complot et d’attentat indémontrables[19]. D’ailleurs, les preuves sont peu convaincantes et de nombreux témoignages émanent des institutions judiciaire ou policière. Mais, c’est surtout l’argumentaire qui étonne : peu d’éléments sur le complot, des jugements moraux, des interprétations de faits pour que la réalité colle avec le réquisitoire…

Ainsi, en analysant de près le discours de Jules Quesnay de Beaurepaire[20], on retrouve en abondance les champs lexicaux du « complot », de la « sédition », des « manœuvres » ou de la « conspiration » pour appuyer l’accusation. De même, il dénonce les populations mobilisées pour soutenir Boulanger, ces « masses » qui sont autant de « bandes » et « d’émeutiers », dans un contexte de peur des foules.

Dans une perspective d’étude du populisme, on voit bien que l’objectif est de ralentir la dynamique boulangiste, d’une part en empêchant l’éligibilité du leader, et d’autre part en portant atteinte à son image. Pour le premier volet, ce sera fait en septembre 1889 : malgré l’obtention de plus de 56% des suffrages, son élection dans la deuxième circonscription du XVIIIe arrondissement est annulée.

Pour son image, le réquisitoire de Quesnay est éclairant : offensive sur sa morale et sur celle de son entourage, sur son passé militaire (trafic d’influence, tractations en tout genre pour s’enrichir en négociant des commissions sur la vente d’épaulettes), sur son passé de ministre (dilapidation des fonds de réserve et secrets), sur son manque de patriotisme (peu d’aide aux veuves et orphelins de guerre, suspicion de financement de l’étranger). Le réquisitoire démonte point par point l’image construite autour de Boulanger, il se concentre davantage sur cet aspect que sur la démonstration du complot.

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Le Sénat devient la Haute-cour pour le procès du général Boulanger.© Le Petit parisien (BNF)

Mais plus encore, c’est la nouvelle définition que Quesnay de Beaurepaire donne au complot et à l’attentat « moderne » qui étonne. En effet, ce n’est plus l’ancienne forme du complot avec ses réunions secrètes et ses barricades qui est dénoncée. C’est une menée politique qui se déroule en plein jour, par « la presse » et « le suffrage universel » ainsi que par la manifestation. Le nouvel enjeu tient au fait qu’un adversaire républicain ait porté la contestation du régime et le combat politique sur un autre terrain que celui des assemblées et qu’il ait utilisé les moyens offerts par la République (le suffrage universel) pour parvenir au pouvoir sans jamais sortir formellement de la légalité.

Face à un mouvement politique qui remet en cause le pouvoir en place sans prendre les armes, mais en utilisant le suffrage universel en phase d’assimilation, la réponse ne peut être la répression violente : le gouvernement doit donc utiliser de nouveaux moyens pour trouver une réponse, y compris l’utilisation de la justice[21]. C’est un autre signe de la crise aiguë connue par la troisième République dans les années 1880, avant que le régime ne s’affermisse.


[1] Monier Fédéric, Le complot dans la République : stratégies du secret de Boulanger à la Cagoule, Paris, La Découverte, 1998. On trouve le terme « justice politique » employé tel quel page 26.

[2] Ibid.

[3] Algan Yann, Beasley Elizabeth, Cohen Daniel et Foucault Martial, dans Les origines du populisme, Enquête sur un schisme politique et social (Paris, Seuil, 2019, 208 pages) évoquent une crise culturelle (en plus des crises politique et sociale), liée à l’Islam et à l’immigration, comme facteur de développement du populisme au XXIe siècle. Leur thèse n’est pourtant pas transposable au XIXe siècle : les rangs boulangistes évoquent peu la question de l’immigration (belge dans le Nord, italienne dans le Sud) et, en outre, ne mènent aucune campagne antisémite.

[4] La thèse de Jacques Néré, La crise industrielle de 1882 et le mouvement boulangiste, puis sa thèse complémentaire Les élections Boulanger dans le département du Nord (Paris, 1959), relèvent bien cet aspect.

[5] La meilleure analyse de cette élection est réalisée par Odile Rudelle dans La République absolue, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, 327 pages.

[6] On ne peut que conseiller les ouvrages de Bertrand Joly : Déroulède, l’inventeur du nationalisme, Paris Perrin, 1998, 440 pages ; ou pour une version synthétisée, le chapitre dans Nationalistes et conservateurs en France (1885 – 1902), Paris, Indes Savantes, 2008, pp. 117-153.

[7] Sur la question de Boulanger et de la droite, voir Philippe Levillain (Boulanger, fossoyeur de la monarchie, Paris, Flammarion, 1982, 224 pages) qui met bien en avant les tractations entre le Comité des 7 (les leaders monarchistes) et les boulangistes, ou encore William D. Irvine (The Boulanger affair reconsidered, 1989, New-York, Oxford University Press, 239 pages) pour un tableau plus complet.

[8] Néré Jacques, op. cit.

[9] Quelques éléments de sociologie militante dans Joly Bertrand, Nationalistes et conservateurs en France (1885 – 1902), pp. 69-72.

[10] Laclau Ernesto, La Raison populiste, Paris, Seuil, 2005 pp. 209-212 (pour la version française).

[11] Voir à ce sujet Noiriel Gérard, Une histoire populaire de la France, Paris, Agone, 2018, 832 pages. A partir du chapitre 6 sur la Révolution et suivants jusqu’à la première guerre, l’auteur évoque souvent cette opposition  (mais peu de choses sur le boulangisme). Voir aussi Rancière Jacques, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, 105 pages.

[12] Fulton Bruce, « Ernest Constans and the struggle for power in the French Republic, 1892-93 », in The Australian Journal of politics and history, Vol. 43, Is .3, 08/1997, pp. 361-371

[13] Joly Bertrand, op. cit., page 135.

[14] Une note assez vague parlant d’arme est manipulée pour laisser sous-entendre des velléités factieuses à l’organisation.

[15] Monier Frédéric, op. cit.

[16] Joly Bertrand, op. cit., d’après plusieurs rapports de police, la population se détache d’un général jugé lâche.

[17] Affaire Boulanger Dillon, Rochefort, Annexes, Haute Cour de justice, Paris, 1889, pp. 5-6.

[18] La Jeune République, N. 37, 12/06/1889. « Le registre de La Cocarde », Georges de Labruyère.

[19] Par exemple, Rudelle Odile, op. cit. pp. 253-254, Garrigues Jean, « Exil de Boulanger, exil du boulangisme ? », Revue d’histoire du XXIème siècle, 11, 1995, pp. 19-33, Monier Frédéric, op. cit.

[20] La Haute-Cour de justice : le procès Boulanger, Réquisitoire du procureur général, Paris, Imprimerie de la presse, 1889, 71 pages.

[21] La thèse de Mathieu Providence (La contribution paradoxale du boulangisme à l’édification de la démocratie parlementaire, dir. A. Collovald, Paris 10, 2007) revient sur cette question et souligne bien ses conséquences sur le régime. Sur cette question, lire également Monier Fédéric, op. cit.

La justice sociale, clé contre la précarité énergétique du logement ?

Illustration ©Nassim Moussi

Alors que les acteurs politiques imposent en premier lieu de « rester à la maison », comment procéder avec ceux qui en sont dépourvus voire mal logés ? Terrain d’action des architectes, aménageurs constructeurs, la thématique de la précarité énergétique du logement suscite appétits comme interrogations. Si la crise sanitaire n’a fait qu’amplifier la situation, elle a également révélé aux yeux du grand public une nouvelle forme de précarité silencieuse, moins connue car d’ordinaire invisible [1] : la question du mal logement. L’impératif est double : à la fois économique, tenant à la dégradation du pouvoir d’achat des ménages et à la fois environnemental, puisqu’il renvoie à la mise en cause des équilibres naturels. Ce sujet de fond se situe donc au cœur des enjeux d’égalité urbaine. Comment le logement peut-il répondre aux enjeux de santé ? De quelle manière transformer des parcs immobiliers qui se paupérisent et se dévaluent ? Comment créer des logements plus flexibles dotés d’espaces extérieurs plus verts à un coût foncier supportable et sans aggraver l’étalement urbain ? 


Emmanuelle Wargon, ministre déléguée auprès de la ministre de la Transition écologique, chargée du Logement prévoit, dans l’urgence, sur les 100 milliards d’euros du plan de relance de l’économie française, 30 milliards consacrés à la transition écologique dont 2 milliards pour la rénovation énergétique des logements privés sur 2021 et 2022.

Le secteur du bâtiment (résidentiel et non résidentiel) représente en France 45 % de la consommation finale d’énergie, 60 % de la consommation de chauffage et 27 % des émissions de gaz à effet de serre. La réduction de la consommation d’énergie constitue de ce fait une stratégie clé pour atteindre les objectifs climatiques à moyen et long terme.

L’Observatoire National de la Précarité Énergétique (ONPE) [2] précise que 11,7% des Français ont dépensé plus de 8% de leurs revenus pour payer la facture énergétique de leur logement. Il indique également que « 572 440 ménages ont subi une intervention d’un fournisseur d’énergie (réduction de puissance, suspension de fourniture, résiliation de contrat) suite aux impayés d’énergie ». Ces chiffres montrent donc l’ampleur de ce problème qu’est la précarité énergétique et l’importance d’accompagner les ménages dans leur parcours résidentiel.

En France, 6,7 millions de personnes sont en situation de précarité énergétique [3]. Les mauvaises performances thermiques des logements et la vétusté des équipements de chauffage et de production d’eau chaude sanitaire ont un fort impact sur les factures énergétiques des ménages, menant à des situations de grande précarité. La baisse des APL a entraîné une « ponction d’1,5 milliard d’euros » pour les bailleurs sociaux, comme l’estime Annie Guillemot, ingénieure des travaux publics de l’État. Ainsi, de nombreux ménages renoncent à payer leurs factures ou préfèrent se priver pour en limiter le montant.

Personnes âgées, familles aux revenus très faibles ou avec des emplois précaires, personnes isolées, malades, étudiants, habitants de passoires énergétiques nocives pour la santé et générant d’importantes factures d’énergie, sont concernés et entraînés dans une spirale de surendettement. Toutes ces personnes souffrent déjà de la crise sanitaire, du confinement dans des logements à risque pour leur santé [4], et des diminutions de revenus dans les prochains mois du fait des difficultés accrues pour reprendre leur emploi ou retrouver du travail.

Mais à l’heure où cette crise interpelle nos façons de travailler et d’habiter, construire des bâtiments confortables et respectueux de la santé constitue plus que jamais un enjeu majeur de justice sociale. Tous les éléments de tensions qui traversent la vie quotidienne sont en place avec d’un côté, la qualité des logements et la perte de la sociabilité récréative dans le lien familial, et de l’autre le monde professionnel et la désynchronisation de nos rythmes de travail.

Pourtant, des solutions constructives pour réhabiliter les logements ou en améliorer l’usage existent et peuvent apporter plus de confort. Pour autant, la transition énergétique n’est-elle qu’une affaire de choix géostratégiques ou technologiques ? N’est-elle qu’une histoire de grandes décisions – ou d’indécision – d’un État garant du fonctionnement de l’économie et de la sauvegarde de la nature comme bien commun ? [5]

Ce n’est plus uniquement la question du droit au logement, mais ce à quoi le logement donne droit qui est débattu, d’autant que ce visage de la pauvreté ne se limite pas qu’aux villes et demeure polymorphe entre métropoles, villes moyennes et territoires ruraux.

L’exercice est donc particulièrement complexe tant il devra intégrer et gérer des contradictions. Ainsi, le recours à l’urgence politique et l’immédiateté décisionnelle risquent de s’apparenter à une gestion de paradoxes et ses grandes lignes restent encore largement à préciser.

L’enjeu de cet article est multiple, il dressera un état des lieux et mettra en lumière les retours d’expérience, ainsi que les pistes innovantes d’acteurs engagés pour une urbanité qui protège et participe à la santé et au bien-être de tous.

Photographie ©Ronan Merot

Une définition complexe pour une notion restrictive

En France, la notion de précarité énergétique est définie par la loi dite « Grenelle 2 » de juillet 2010 : elle concerne toute personne « éprouvant dans son logement des difficultés particulières à disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins élémentaires en raison de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’habitat ».

Les projets de lutte contre la précarité énergétique peuvent intervenir auprès de trois cibles potentielles : les locataires, du parc privé ou social, les propriétaires occupants, accédant ou non, et les propriétaires bailleurs, accédant ou non. En France, 40 % des ménages sont locataires de leur résidence principale, 37 % sont propriétaires accédant et 23 % sont propriétaires non-accédant. La précarité énergétique touche particulièrement les locataires, qui représentent 58% des ménages en précarité énergétique selon l’approche budgétaire et 80% selon l’approche par le ressenti des ménages.

Parmi les facteurs accélérateurs du mal logement, on trouve la solitude, qui expose les personnes les plus vulnérables.

Dans cette poursuite, le gouvernement a annoncé fin juillet 2020 que le seuil maximal de consommation énergétique au-delà duquel un logement sera considéré comme non-décent à l’horizon 2023 (et ne pourra donc plus être loué) sera fixé à 500 kWh d’énergie finale par mètre carré et par an [6]. Cette annonce fait suite au projet de décret qui a été soumis à consultation publique et dont la synthèse [7] fait apparaître que 97% des contributeurs estiment que le seuil proposé n’est pas à la hauteur. En effet, le seuil ainsi fixé ne concernera au final qu’une part infime des passoires énergétiques (logements consommant plus de 330 hWh/m².an), à savoir les logements les moins performants de la classe G, ce qui représenterait 36 000 à 58 000 logements dans le parc locatif privé (soit 1 à 2% des passoires énergétiques de ce parc) [8].

Parmi les facteurs accélérateurs du mal logement, on trouve la solitude, qui expose les personnes les plus vulnérables au mal logement. Aujourd’hui, la mono-résidentialité est une réalité pour 35% des Français et place un bon nombre face à des défis du quotidien : payer le loyer avec un salaire unique, soutenir des charges trop importantes. La solitude accélère également le mal logement par sa tendance à amplifier la pénurie de logements abordables.

Si le taux d’effort énergétique d’un ménage est supérieur à 10 %, celui-ci est considéré comme étant en situation de précarité énergétique.

Cette définition qui traduit la complexité du phénomène ne permet pas de quantifier la précarité énergétique. Le « taux d’effort énergétique », qui se traduit comme la part des ressources consacrées par un ménage à ses dépenses d’énergie dans le logement, permet de caractériser une situation de précarité énergétique au-delà du seul critère de précarité financière. Ainsi, si le taux d’effort énergétique d’un ménage est supérieur à 10 %, celui-ci est considéré comme étant en situation de précarité énergétique.

Néanmoins, cette définition apparaît incomplète. En effet, les comportements de sous-consommation, les restrictions imposées ou délibérées ou encore les solutions d’appoint n’entrent pas en ligne de compte. En outre, la précarité énergétique se caractérise ici uniquement sous l’angle du logement. Or, la dépendance de certains ménages à l’automobile ou aux transports, et donc aux énergies fossiles, accentue leur situation de précarité énergétique [9].

Le phénomène de précarité – crédit photo ©fondation abbé pierre

 

Les dispositifs d’aides énergétiques : l’impossible mythe du choc de l’offre ?

Faudra-t-il observer la transition énergétique « par le bas » ? La notion de confort est un objet complexe qui, depuis le XIXe siècle, évolue en suivant les processus d’urbanisation, de sophistication technique, mais aussi selon le rapport à l’intime et aux relations familiales. Adossée à la question de l’énergie, sa définition est souvent d’abord pensée de manière plus restreinte, la réduisant au seul confort thermique – autrement dit, impliquant de n’avoir ni trop chaud ni trop froid dans un espace. L’espace habité fut pendant longtemps pensé comme devant répondre à des normes physiologiques de température, d’humidité et de mouvement de l’air [10].

Cet écho se fait encore ressentir par la surabondance des dispositifs de labellisation mais aussi parmi les nombreuses subventions d’amélioration de l’efficacité énergétique. Ainsi il est d’usage de décortiquer les solutions dites « passives » qui consistent à réduire la consommation d’énergie des équipements et des matériaux grâce à une meilleure performance intrinsèque et les solutions dites « actives » visant à optimiser les flux et les ressources.

Ces nombreuses stratégies de luttes contre la précarité du logement combinent deux approches, l’une « curative » et l’autre « préventive ».

Ainsi pour favoriser la rénovation énergétique, une multitude d’aides financières sont mises en œuvre au niveau national, pour les particuliers mais aussi pour les bailleurs:

– Les particuliers peuvent bénéficier du crédit d’impôt (CITE) pour la transition énergétique, des aides MaPrimeRénov’ [11], des primes délivrées au titre des Certificats d’Économie d’Énergie (CEE), des aides de l’Agence nationale de l’habitat (ANAH), des aides d’Action Logement via le Fonds de Solidarité pour le Logement, le chèque énergie [12], ou les aides des CCAS [13] aux impayés d’énergie.

– Peut s’ajouter un taux de TVA réduit de 5,5% qui est appliqué sur les travaux d’amélioration de la performance énergétique éligibles ou encore l’éco-prêt à taux zéro qui permet de réaliser des emprunts à taux d’intérêt nul pour des travaux d’écoconception et permet de financer le reste à charge.

– Les bailleurs sociaux quant à eux, peuvent prétendre à l’éco-prêt logement social (éco-PLS), aux Certificats d’Économies d’Énergie, au dégrèvement de taxe foncière sur les propriétés bâties et à un taux de TVA réduit également [14].

Finalement, ces nombreuses stratégies de luttes contre la précarité du logement combinent deux approches, l’une « curative » visant à accorder des aides financières (avec des effets incitatifs de fiscalité dite écologique) et l’autre « préventive » visant à améliorer la performance énergétique des logements.

Certes, de nombreuses aides existent et elles peuvent constituer un élément facilitateur, mais elles ne sont pas toujours aisément accessibles. Sans parler du cas particulier des travaux de rénovation dans les bâtiments en copropriété, où la complexité du processus de décision et de mise en œuvre s’intensifie. Ensuite, de plus en plus d’études d’évaluation des résultats des programmes de rénovation attestent d’une faible réduction effective des consommations énergétiques à la suite des travaux.

Comment l’expliquer ? En grande partie par « l’effet rebond » [15]. Imaginons une situation où la consommation (ici énergétique) ne peut augmenter par manque d’argent. Le marché est plafonné par le pouvoir d’achat des consommateurs. Arrive une amélioration de l’efficacité des systèmes de production réduisant les coûts par unité. Cette innovation va dégager des économies permettant de consommer plus de produits ou services jusqu’à atteindre à nouveau les limites financières. L’augmentation de consommation ne se fait pas forcément avec le même type de marchandises : ainsi le gain de performance d’un appareil engendre une réduction des dépenses, qui peut être réinvestie dans l’achat d’un autre appareil.

In fine, pour de nombreux ménages vivant dans des logements mal isolés et bénéficiant d’opérations de rénovation, l’amélioration du confort passe avant la préoccupation de réduction des consommations d’énergie [16]. Ainsi les économies attendues sont fréquemment contrebalancées par l’augmentation de la consigne de chauffage du logement (passage de 19°C à 21°C par exemple) –mais à consommation et facture énergétique inchangée grâce aux travaux.

Ce décalage s’explique aussi par la surestimation de la valorisation énergétique des opérations. Dans un rapport détaillé, les économistes de Mines ParisTech expliquent par exemple que les fiches techniques définissant les montants d’économie d’énergie des Certificats d’Économie d’Énergie surestiment très significativement l’impact énergétique, et identifient un impact très modeste de l’investissement moyen.

La précarité énergétique est donc un phénomène polymorphe qui regroupe un ensemble de situations très variées.

L’étude de Matthieu Glachant, directeur du Cerna MINES ParisTech [17], aboutit ainsi au résultat suivant : 1 000 euros de travaux ne diminueraient en moyenne la facture énergétique que de 8,4 euros par an … Pour un investissement moyen de l’enquête, cela correspond à une diminution de 2,7 % de la facture. La rénovation énergétique est alors loin d’être rentable si l’on s’en tient aux seules économies d’énergie puisque le temps de retour correspondant, c’est-à-dire le nombre d’années nécessaires pour récupérer le coût de l’investissement initial, est de 120 ans !

De plus dans certains cas, l’isolation extérieure sera impossible du fait des caractéristiques de la façade, alors même que la solution de l’isolation par l’intérieur peut significativement diminuer la surface habitable. L’isolation des parois reste possible dans la plupart des cas mais elle nécessitera le plus souvent des opérations « sur mesure » faisant appel à différents corps de métier et des intervenants qualifiés.

Or certaines aides – comme les opérations « coups de pouce » des certificats d’économie d’énergie vulgarisés à travers le slogan « isolation à 1 euro » – ont eu un effet pervers d’uniformisation des techniques d’isolation des parois avec des matériaux non adaptés, sans pour autant conduire à une massification des travaux favorables à la baisse des coûts; sans parler des nombreux cas de fraudes observés [18]. Ainsi, l’isolation ne règlera pas tout. La précarité énergétique est donc un phénomène polymorphe qui regroupe en son sein un ensemble de situations très variées.

Agence Bowtie Construction – Exemple d’intervention sur de l’existant ©Bowtie Construction

Partage d’expériences et enseignements

Même si l’État reste central dans la régulation des marchés énergétiques et dans la définition des dispositifs de redistribution et de prévention, tous ces résultats conduisent évidemment à s’interroger sur la pertinence des subventions pour l’efficacité énergétique dans le secteur résidentiel, si elles sont uniquement motivées par la réduction de la consommation d’énergie. Or, il est évident que l’impact énergétique varie beaucoup en fonction du type de travaux réalisés.

Ainsi, bon nombre de résultats apparaissent en décalage avec le consensus actuel des experts, néanmoins il existe des projets concrets et innovants qui offrent de précieux modèles. On peut citer notamment l’exemple de iudo, cette équipe d’architectes parisiens qui accompagnent les propriétaires fonciers dans l’étude de leurs droits à construire, le montage et la réalisation d’opération d’auto-promotion immobilière.

Permettre aux propriétaires d’obtenir un complément de revenus, mais aussi de revaloriser leur patrimoine, le tout dans une opération autofinancée.

Benjamin Aubry, architecte, nous explique : « Selon nous, il faut arrêter de penser la rénovation énergétique de façon isolée. Il n’y a pas de sens à dépenser des fortunes pour remettre un bien en état, tandis que nous construisons des lotissements à côté qui consomment des terres agricoles et vont générer de nouveaux besoins énergétiques, notamment sur la mobilité. Il faut penser la rénovation dans un tout, comme une occasion pour redonner une dynamique nouvelle aux territoires et trouver du sens qui aille au-delà de la simple perspective d’économie sur les factures d’énergie ».

L’équipe de iudo a notamment réalisé un projet aux Lilas (quartier de Paris, ndlr) pour le compte de propriétaires dont la maison est devenue trop grande pour leurs besoins. Le projet est le suivant : construire deux logements (1 T2 et 1 duplex T3) dans une partie de la maison couplée à l’ancien garage. Cette opération permet aux propriétaires d’obtenir non seulement un complément de revenus par la location de ces logements, mais aussi de revaloriser significativement leur patrimoine (3 logements valent au global plus qu’une maison) en intégrant une donation à leurs filles, le tout dans une opération quasi-autofinancée. Ainsi ce type de projet qui mêle rénovation, optimisation des existants et renouvellement urbain, nécessite une véritable ingénierie.

L’habitat pavillonnaire en France est aujourd’hui touché de plein fouet par le vieillissement de la population : rien qu’en Ile-de-France plus d’une maison sur deux est occupée par des ménages de plus de 55 ans qui vivent seuls ou à deux dans des pavillons devenus souvent trop grands et inadaptés pour leurs besoins. Plutôt que de simplement penser la rénovation de la maison de façon isolée, intégrer des travaux présente l’occasion de repenser plus largement l’opération au service d’une revalorisation patrimoniale via la création d’un ou deux logements additionnels sur le terrain.

Si ce type de solution n’est pas généralisable partout, tout dépend du contexte et des besoins des propriétaires : « nous soutenons le fait qu’elles devraient être beaucoup plus promue comme une solution qui répond de façon transversale à plusieurs enjeux : rénovation énergétique, lutte contre l’étalement urbain, renouvellement des quartiers, diversification de l’offre de logements, nouveaux liens intergénérationnels et création de richesses partagées… »explique Benjamin Aubry.

Autre innovation permettant de développer des projets immobiliers tout en rénovant l’ancien sans consommation de foncier : la surélévation. Dans certains cas elle peut aujourd’hui répondre aux besoins de rénovation énergétique du patrimoine et de création de logements. La surélévation, c’est la densification verticale du bâti existant. Il s’agit, concrètement, d’ajouter un ou plusieurs étages à un bâtiment, bien souvent en milieu occupé. La surélévation agit par touches, sans excès, en concertation avec la préservation patrimoniale et les formes urbaines.

Dans ce contexte, Didier Mignery, Architecte de UpFactor, explique que les avantages de la surélévation sont nombreux : création de nouveaux mètres carrés, réduction de l’étalement urbain, développement de la végétalisation. En outre, la surélévation favorise la (re)naturalisation des villes grâce à l’usage des toitures et contribue au projet « zéro artificialisation nette » promu par le gouvernement.

Partage de l’espace, partage des charges, partage des gains, tel est le triptyque propre à la surélévation que porte UpFactor pour les copropriétés et les bailleurs sociaux. L’idée est de promouvoir le foncier aérien et les toits pour rendre la totalité de l’espace urbain habitable et accessible au plus grand nombre.

Mais, si la définition de la densité perçue ou non n’est pas simple, celle de la compacité l’est encore moins. Les débats publics se focalisent donc sur la notion plus immédiatement appréhendable de densité. Les évolutions juridiques ont assoupli les règles en transformant le droit de veto de certains copropriétaires en droit de priorité et en abaissant les majorités en zone de préemption urbaine.

De là sont nés les premiers projets de surélévation perçus d’abord comme une aubaine financière avant d’apparaître comme une source de financement de la rénovation globale en copropriété.

Tout en sortant de la critique binaire entre choisir la ville horizontale ou ville verticale, aller plus loin dans l’obligation de végétaliser les toits, dans l’intégration de systèmes de production d’énergies renouvelables et de leurs usages mixtes, publics et privés, sont autant de pistes à développer.

Opération d’Édouard François Architecte à Champigny-sur-marne – ©Atelier Édouard François

Quelle finalité pour sortir du mal logement ?

Si la crise sanitaire a aggravé les situations d’isolement et révélé certaines inadéquations entre l’offre de logements privés ou publics et les besoins de la population en temps de confinement, ce cadre invite d’autant plus les professionnels de l’urbain, les autorités locales, les organisations caritatives, associatives, les chercheurs, et les citoyens à investir ensemble des solutions énergétiques.

S’agissant de l’espace domestique, le relogement dans de nouveaux immeubles standardisés s’est accompagné d’une déstabilisation de nombreuses pratiques. Car, en effet, la standardisation de nos espaces domestiques depuis 50 ans en France rend complexe la réversibilité du parc immobilier qui se confronte inlassablement à une volonté de limitation de l’artificialisation des sols et à la potentielle flexibilité de ces espaces.

Ces difficultés sont symptomatiques de la faiblesse de la réflexion théorique sur les manières d’habiter les logements sociaux ou non, un problème pourtant relevé dès les années 1950 par les travaux de Paul-Henry Chombart de Lauwe. Ce dernier avait mis en évidence les difficultés des classes populaires à s’approprier de nouveaux logements pensés pour les classes moyennes.

Dans un contexte où les questions de précarité et mal logement gagnent en visibilité, diverses feuilles de routes existent, comme la volonté de la Ville de Paris d’instaurer un PLU – Plan local d’urbanisme, dit « bioclimatique » [19] ou encore la Commission européenne qui vient, par exemple, de dévoiler son « Renovation wave » dans lequel elle incite à doubler le taux de rénovation d’ici 2030. La rhétorique de l’urgence mobilisée pour justifier chaque nouveau programme politique comme par exemple l’objectif climatique, avec une décarbonation quasi complète d’ici 2050 [20] apparaît présomptueux. Ainsi, l’intensité de l’urgence climatique et énergétique est rappelée par les responsables politiques à intervalles réguliers.

Mais ne nous restreignons pas à des innovations de contemplation, qui portent avant tout sur ce qui est observable à l’extérieur ; certes quelques promoteurs ou architectes s’entêtent en priorité à révolutionner l’image du quartier par le recours à une esthétique codifiée et clinquante. Mais en érigeant le façadisme comme identité urbaine ou alibi au patrimoine, se cache un culte de l’apparence qui ne s’intéresse en rien au besoin des usagers.

Il est néanmoins primordial de déployer des politiques de rénovation énergétique du logement ambitieuses et réalistes qui intègrent entre autres le parcours résidentiel des habitants, et donc la diversité des situations sociales que pourraient connaître les individus au cours de leur existence.

Il est primordial de déployer des politiques de rénovation énergétique du logement ambitieuses et réalistes, qui intègrent le parcours résidentiel des habitants.

Essentiellement guidés par des contraintes économiques et légales, ces choix sont marqués par l’absence de réflexion partagée sur l’agencement des logements et sur la prise en compte des usages. Le constat des nombreux décalages avec les usages des résidents appelle à une meilleure articulation entre conception de l’habitat et pratiques des habitants.

Changer les comportements, instaurer de nouvelles normes techniques et travailler à leur acceptabilité sociale sont autant d’injonctions qui pèsent sur les modes de vie pour les rendre plus « soutenables ». Mais loin de tout catastrophisme, il y a une réalité et cette réalité tue [21]. Il va donc nous falloir écouter pour savoir répondre aux besoins des plus précaires, ce qui est une priorité.

Même s’il reste encore bien des chantiers à ouvrir et à approfondir, notre patrimoine bâti est riche de sa diversité, de son histoire, de ses aires géographiques et climatiques. Gardons la conviction que les structures sociales et familiales, les relations sociales, peuvent enrichir la conception architecturale, puisque la finalité de l’architecture, c’est bien d’être habitée !

Il s’agira ainsi de travailler sur une meilleure interprétation du rapport entre des pratiques domestiques ou urbaines et la configuration des espaces dans lesquels elles se développent. Il paraît de fait important de pousser davantage l’effort sur cette interaction entre le social et le spatial, qui définira in fine une construction morale, politique et écologique visant à l’égalité des droits et qui fabriquera la nécessité d’une solidarité collective entre les personnes d’une société donnée, à l’image d’une action allant vers plus de progressisme.

“Energiesprong” à Melick, Pays-Bas. Processus de rénovation passive à moindre coût. ©Energiesprong

 

[1] Comme le souligne le sociologue Stéphane Beaud, « les « invisibles » ne sauraient constituer une catégorie homogène de population. On trouve les hommes et les femmes sans qualité, dont les difficultés ne sont pas prises en compte car ils se situent en dehors de la cartographie institutionnelle des politiques publiques et de l’aide sociale.» (Beaud et alii 2006).

[2] Créé en France en mars 2011 pour améliorer la connaissance et suivre les situations de précarité énergétique.

[3] Dans son rapport de suivi annuel de novembre 2018, l’ONPE – Observatoire national de la précarité énergétique, évalue à 6,7 millions de personnes, soit 11,7% des foyers du territoire (sur la base du taux d’effort énergétique).

[4] Développement de pathologies respiratoires, d’intoxications au monoxyde de carbone, alimentaires notamment. Insee 2019.

[5] L’article Observer la transition énergétique par le bas, est pertinent sur ce sujet. Cacciari (J.), Dodier) 2014

[6] Actuellement, la performance énergétique moyenne d’un logement en France « se situe autour de 180 kWh/m² par an en 2017, pour une facture énergétique annuelle moyenne de 1 519 € ».

[7] http://www.consultations-publiques.developpement-durable.gouv.fr/spip.php?page=article&id_article=2198

[8] Un second décret attendu en 2021 devrait rendre ce seuil plus exigeant au fil du temps et viser l’ensemble des passoires énergétiques d’ici 2028, en lien avec les dispositions de la loi relative à l’énergie et au climat.

[9] La Commission de régulation de l’énergie a annoncé que les tarifs réglementés de vente (TRV) de gaz d’Engie allaient augmenter en moyenne de 1,6% au mois de novembre (par rapport au niveau d’octobre 2020).

[10] à lire Hélène Subrémon, Pour une intelligence énergétique : ou comment se libérer de l’emprise de la technique sur les usages du logement, 2012.

[11] Depuis le 1er octobre 2020, MaPrimeRénov’ est ouverte à tous les propriétaires, qu’ils soient occupants ou bailleurs, ainsi qu’aux copropriétés pour des travaux dans les parties communes. Le montant de l’aide est calculé en fonction des revenus du foyer et du gain énergétique apporté par les travaux de chauffage, d’isolation ou de ventilation.

[12] Qui est adressé à 5,8 millions de ménages pour des montants compris entre 48 € et 277 €.

[13] Centre Communal d’Action Sociale.

[14] Il existe aussi les Programmes d’Intérêt Généraux (PIG) ou les Opérations Programmées d’Amélioration de l’Habitat (OPAH).

[15] Peut être défini comme l’augmentation de consommation liée à la réduction des limites à l’utilisation d’une technologie, ces limites pouvant être monétaires, temporelles, sociales, physiques, liées à l’effort, au danger, à l’organisation. En conséquence : les économies d’énergies initialement prévues par l’utilisation d’une nouvelle technologie sont partiellement ou complètement compensées à la suite d’une adaptation du comportement de la société.

[16] Les travaux de Carine Sebi Associate Professor and Coordinator of the « Energy for Society » Chair, Grenoble École de Management (GEM) et Patrick Criqui Directeur de recherche émérite au CNRS sont particulièrement pertinents sur le sujet.

[17] https://www.minesparis.psl.eu/Actualites/La-renovation-thermique-reduit-elle-vraiment-votre-facture-d-energie/4160

[18] à ce sujet, on peut lire l’article de The Conversation : https://theconversation.com/renovation-energetique-en-france-des-obstacles-a-tous-les-etages-147978

[19] En initiant cette nouvelle procédure, la municipalité veut se doter d’un outil destiné à limiter l’impact du réchauffement climatique et de la pollution (dont la lutte contre les îlots de chaleur, la promotion de la pleine terre, la rénovation énergétique).

[20] Notamment par le passage de l’ensemble du parc au niveau bâtiment basse consommation (BBC).

[21] Après le drame de Marseille qui a vu l’effondrement de trois immeubles, causant la mort, le 7 novembre 2018, de six personnes, Bernard Devert, président d’Habitat et Humanisme, appelle élus et responsables à cesser de temporiser et à construire des logements dignes pour tous.

L’explosion à Beyrouth, produit de la déliquescence de l’État libanais

Manifestations Beyrouth
Des manifestants libanais enflamment le centre-ville de Beyrouth en octobre 2019, au début de la thawra (révolution). © Blandine Lavignon

À Beyrouth, l’explosion du 4 août dernier a tout balayé sur son passage, du centre-ville ultra-moderne qui fait face au port jusque dans les quartiers périphériques, en passant par le quartier historique de Gemmayzeh. Les bâtiments se sont effondrés  sur un périmètre de plus de 17 kilomètres. Beyrouth, ravagée par la terrible explosion demande des comptes. Comment 2 700 tonnes de nitrates d’ammonium ont pu se retrouver stockées sans surveillance dans son port durant six longues années à proximité du centre-ville de Beyrouth ? Ce terrible drame met en évidence la faillite et la responsabilité de l’État libanais, mais aussi la structure même de celui-ci, ayant rendu possible une telle négligence meurtrière.


La construction du port de Beyrouth date de 1887. Doté d’un terminal conteneur au début des années 2000, c’est un rouage économique et stratégique essentiel du pays puisque 80% des importations du pays y transitent. Il a fait l’objet ces dernières années de nombreux travaux d’agrandissement, à coups d’investissements massifs de la part de l’État. Pour cause, l’objectif est de le transformer en véritable hub régional.

En 2014, le cargo moldave Rhosus est contraint de faire étape à Beyrouth du fait de problèmes techniques. Il se voit finalement saisir sa cargaison, alors qu’il devait initialement livrer une société d’explosifs au Mozambique. Il possède à son bord 2 700 tonnes de nitrates d’ammonium. Le 27 juin 2014, le juge des référés de Beyrouth demande le placement de ce stock sous la garde du Ministère des transports ainsi que la sécurisation du lieu de stockage. En attendant, le hangar 12 du port de Beyrouth accueille le nitrate. Ce stockage provisoire dure alors six années, malgré les notifications régulières aux responsables politiques et à la justice de la présence problématique d’un tel stock.

La responsabilité de l’État libanais

D’après un rapport de la Sécurité de l’État consulté par Reuters, le Premier ministre et le président de la République avaient encore été prévenus le 20 juillet dernier du risque causé par cette cargaison, ainsi que de la nécessité de sécuriser le stock en dehors du port. Il était pourtant de notoriété publique, d’après de nombreux témoignages d’employés du port, que le hangar contenait du matériel extrêmement dangereux. Si la cause du départ de l’incendie qui a déclenché l’explosion reste encore à déterminer, le stockage d’une telle quantité de matière explosive à côté du centre-ville engage la responsabilité de l’État libanais.

Récemment, la zone du stock d’ammonium faisait l’objet de travaux qui n’étaient pas surveillés en permanence et sans bénéficier non plus d’une sécurisation adéquate. Le 4 août, à 18 heures, un incendie se déclare à proximité du hangar. Une première explosion ainsi qu’un nuage de fumée sont alors visibles, puis survient la puissante explosion due aux nitrates d’ammonium. Le creusement d’un cratère de 40 mètres de profondeur témoigne de sa violence.

Encore sous le choc de la catastrophe, les Libanais voient fleurir nombre de théories sur la cause de l’explosion sur les réseaux sociaux. La plus récurrente est celle de l’attentat : le responsable serait le Hezbollah (parti libanais disposant d’une branche paramilitaire légalement armée), ou encore l’ennemi sioniste (Israël, avec lequel le Liban est toujours officiellement en guerre). Si dans un premier temps, il est difficile de conclure à l’entière responsabilité de l’État libanais, ses dirigeants brillent pourtant par leur absence de déclarations à la suite du drame.

Pour cause, si la seule chose sur laquelle la classe politique libanaise arrive à s’entendre, c’est bien pour faire front commun et refuser de porter la responsabilité de sa négligence qui a coûté la vie à 171 personnes, et a fait plus de 6 000 blessés. La plupart des dirigeants affirment alors découvrir le contenu du hangar 12, comme le leader du Hezbollah Hassan Nasrallah qui assure alors mieux connaitre le port d’Haïfa que celui de Beyrouth. Cruelle ironie puisque Nasrallah avait menacé Israël en 2017 de faire exploser le nitrate d’ammonium stocké dans le port d’Haïfa.

La classe politique libanaise semble bien décidée à garder la mainmise sur cette affaire. Ainsi, le président Michel Aoun a refusé une enquête internationale, arguant du fait que cela desservirait la confiance en la justice libanaise et qu’il s’agissait avant tout d’un souci de souveraineté. Le dossier de l’enquête a donc été transféré à la Cour de justice, sous la houlette de Ghassan Oueidate, procureur général. Le choix de cette instance n’est pas anodin puisque celle-ci juge les crimes portant atteinte à la sécurité de l’État libanais et à la paix civile. Dès lors, l’État libanais se positionne en victime de la catastrophe, refusant de facto d’en reconnaitre sa part de responsabilités.

Cette stratégie de déresponsabilisation repose surtout sur la préservation du schéma de corruption grâce à un mécanisme bien huilé. Non contents d’essayer de faire admettre qu’ils ne savaient rien, les dirigeants cherchent désormais à faire reposer le drame sur le bas de la hiérarchie. Ainsi, des coupables tout désignés ont été placés en détention provisoire, notamment le directeur général des douanes, Badri Daher, ainsi que deux autres responsables des douanes et du port. Les scandales de corruption sont fréquents lors des déclarations douanières, dont le coût s’élève à plus d’un milliard de dollars par an. Le directeur des douanes avait par ailleurs porté plainte cette année contre un reportage mettant en lumière son implication dans la corruption du port. 16 fonctionnaires des deux structures ont également été arrêtés, laissant croire à l’efficacité de l’enquête libanaise. Pourtant, le directeur des douanes avait régulièrement demandé la vente ou l’exportation du stock d’ammonium ces dernières années, mais il aurait adressé ces requêtes sans suivre les étapes de la procédure légale. L’imbroglio administratif de l’État libanais et de ses lois renforcent le schéma de corruption, amenant à un enchevêtrement tel qu’il est impossible de remonter la chaine des responsabilités et que les coupables désignés, s’ils ne sont certes pas étrangers à ces pratiques, n’en sont pas moins qu’un maillon. Les arrestations pour la forme ne donnent pas de réponse à la population libanaise sur les causes de la catastrophe.

L’absence de traçabilité et de sanctions judiciaires vis-à-vis des affaires de corruption renforce ce phénomène. Et pour cause, le système judiciaire est lié au système politique, qui décide des nominations. Pour cette raison, la nomination du juge d’instruction de l’enquête a notamment clivé la scène politique libanaise, retardant le début de l’enquête et laissant craindre pour l’indépendance de l’enquête. Le juge Fadi Sawan, du tribunal militaire, a été finalement choisi.

L’État libanais, coquille vide au service des intérêts communautaires

Le 10 août, suite au scandale provoqué par la catastrophe, le Premier ministre Hassan Diab présente sa démission alors que de nombreux ministres avaient déjà claqué la porte du gouvernement. La démission de Hassan Diab fait suite à l’annonce de la tenue d’élections législatives anticipées. En l’absence d’une alternative structurée, ces élections risquent de devenir une stratégie de la classe au pouvoir pour se maintenir, en rebattant elle-même les cartes d’une nouvelle opposition. Comme présageant cela, le Premier ministre démissionnaire a déclaré dans son allocution télévisée que ce désastre était « le produit d’une corruption endémique au sein de l’État ». Cette phrase souligne que l’État libanais apparait être une coquille vide, pris dans un engrenage de corruption. L’une des revendications principales du mouvement du 17 octobre (thawra, révolution en arabe) était ainsi d’avoir un véritable État fort, une nation libanaise.

Pour cause, l’accord de Taëf (22 octobre 1989) qui a acté la fin des 15 ans de la guerre civile, a organisé le Liban sur le principe du confessionnalisme politique (inspiré du découpage politique du régime de la Mutasarrifiyyade de 1861). Chaque confession est ainsi représentée au sein du gouvernement et l’organisation du pouvoir est répartie entre celles-ci (ainsi, le président de la République est chrétien maronite, le président de l’Assemblée Nationale est musulman chiite, et le Premier ministre est musulman sunnite). Les caisses de financements de l’État se retrouvent réparties entre communautés. Cette répartition étatique est un formidable moyen pour les leaders communautaires de se départager le pays. Le partage du pouvoir contribue à dessiner des clivages verticaux dans la société et impacte le développement institutionnel ainsi que l’assise de l’État dans la société libanaise.

Ainsi, la figure du zaïm, le chef de clan, à laquelle on prête allégeance, passe au-dessus de la figure de l’État. Il est difficile alors pour l’État ou pour toute alternative de s’imposer face aux avantages obtenus par le biais de ce système, en particulier au vu de la situation économique critique. Cette configuration amène également à de la « petite corruption » avec le système de la wasta. Ainsi, l’obtention d’un emploi, comme n’importe quelle démarche administrative, est conditionnée par une relation avec un fonctionnaire et le paiement d’une somme d’argent. Ce trafic d’influence renforce les bases du confessionnalisme. Il comporte aussi le risque de failles sécuritaires importantes puisqu’il n’existe aucun système d’audit des institutions.

Le régime fiscal non distributif du pays conditionne cette structure de la dépendance. D’après le sociologue Thierry Kochuyt, « la reconnaissance de la pauvreté n’est donc que partielle et l’assistance reste sélective, ce qui montre que la précarité n’est pas perçue comme une conséquence générale des mécanismes de marché, c’est-à-dire comme un phénomène socio-économique qui touche toutes les communautés »1. Ainsi, les chaines de solidarité et le maillage communautaire remplacent l’État, en l’absence de protection publique.

Dans cette configuration, la prise en charge des soins des victimes de l’explosion est une question complexe. L’État a assuré qu’il prendrait à sa charge les frais médicaux engagés, mais sans en dire plus. Traditionnellement, l’État n’assure que peu la sécurité sociale et médicale de ses citoyens. Pour cause, la plupart de ces secteurs sont presque entièrement privatisés. L’État se décharge donc de sa responsabilité et de son action vis-à-vis de ceux-ci. La privatisation à outrance est certes l’une des résultantes des demandes des bailleurs de fonds, mais aussi et surtout la résultant de la construction d’un discours politique. Le poids exorbitant de la dette publique justifie ce discours récurrent sur la scène politique libanaise depuis les années 2000. La privatisation serait alors la recette miracle pour que cessent les maux économiques du pays.

La privatisation presque totale du système hospitalier engendre d’importants coûts d’hospitalisation pour la population libanaise. Les hôpitaux publics ne disposent que de 1 500 lits alors que l’explosion a fait plus de 6 000 blessés. Ils pâtissent aussi de la vétusté de leurs équipements et d’un sous-investissement sectoriel. Les circuits de la corruption subtiliseraient environ 30% du budget alloué à l’hôpital, d’après Waël Abou Faour. Cet ancien Ministre de la santé avait fait sien le combat contre la corruption dans cette institution.

De son côté, la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) ne couvre qu’une partie de la population et s’applique seulement aux frais de services de soin. Environ 130 000 libanais ne disposent d’aucune couverture concernant leur santé. Alors que l’explosion a fortement endommagé les entrepôts du Ministère de la Santé, et que l’OMS estime à plus de la moitié les hôpitaux hors-service dans la capitale, reste à savoir dans quelle mesure la prise en charge sera possible dans un système hospitalier déjà saturé et en crise depuis de long mois.

Les hôpitaux de campagne mis en place par certains pays de l’aide internationale (Iran, Qatar, Russie, Jordanie et Maroc) pallient à ce manque en prenant en charge gratuitement les blessés et en distribuant des médicaments, mais face à cette aide ponctuelle, le secteur médical libanais est à bout de souffle.

La question de la reconstruction

La question du coût de la reconstruction de Beyrouth se pose également, avec des dégâts évalués à 15 milliards de dollars. Qui paiera la reconstruction dans un pays exsangue ? Le Liban traverse actuellement la pire crise économique de son histoire contemporaine avec une dévaluation de plus de 80% de sa monnaie et un système économique à bout de souffle. La crise du coronavirus a encore accentué cette situation, dans un pays où une part importante de la population vit d’un revenu journalier.

Beyrouth n’a jamais été totalement reconstruite après la guerre civile. Les immeubles en ruines, criblés de balles, font partie intégrante du paysage urbain et côtoient des constructions ultra modernes. Les infrastructures et les institutions sont en grande partie héritées de la guerre. La guerre civile (1975-1990) a endommagé et détruit nombre d’entre elles. À la fin de celle-ci, l’effort de reconstruction ne s’est concentré que sur une infime partie de ces défaillances, sans équiper et développer les nouvelles zones urbaines résultants des déplacements forcés pendant le conflit. Les reconstructions n’ont pas été sans avantager le pouvoir politique via des conflits d’intérêts dans les appels d’offre.

L’exemple le plus marquant de cette dynamique est la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, initiée par le Premier ministre Rafic Hariri (assassiné le 14 février 2005 dans un attentat). Sous couvert de l’approbation du Conseil de développement et de reconstruction (organisme public), celui-ci finance la reconstruction intégrale du centre-ville de Beyrouth via sa société privée Solidere, qui bénéficie ainsi de juteux contrats. La reconstruction intégrale permet ainsi la privatisation de la majeure partie du centre-ville. Par ailleurs, cette reconstruction ne tient pas compte de l’intérêt public, et entraîne la destruction de nombreux bâtiments d’époque. Ces derniers auraient pourtant pu faire l’objet d’une politique ambitieuse de préservation du patrimoine.Le nouveau centre-ville devient une vitrine vide d’un Beyrouth luxueux, fantasmé, mais qui tranche avec le centre-ville populaire et vivant de l’avant-guerre. Au delà, cette politique de reconstruction a renforcé les clivages urbains préexistants. Elle a en effet coupé le centre-ville des quartiers populaires de Badawi et de la Quarantina.

En 2006, lors de la guerre avec Israël, Tsahal bombarda lourdement la capitale libanaise, faisant 1 183 morts. Tsahal détruit alors environ 7 millions de mètres carrés d’habitations, avec un coût de reconstruction chiffré à 1,7 milliard de dollars. À l’époque, le Hezbollah avait financé l’essentiel de la reconstruction. En effet, les dégâts ont touché surtout la banlieue sud, la Dahiye, bastion du parti. Le Hezbollah avait alors créé en 2007 le programme de reconstruction « Waad » afin de mettre en œuvre et de gérer seul la reconstruction. Cela renforça alors son rôle d’acteur public incontournable pour une partie de la population libanaise. L’entreprise avait été un succès pour le parti, avec 196 logements construits, pour la plupart équipés de générateurs. Un vrai luxe dans l’un des quartiers les plus pauvres de Beyrouth, caractérisé notamment par de l’habitat illégal. La reconstruction de 2006 par le Hezbollah a donc définitivement consacré son emprise territorial sur cette zone de Beyrouth.

Aujourd’hui, 300 000 Libanais se retrouvent sans domicile après l’explosion du 4 août. Les citoyens se retrouvent en première ligne de la reconstruction des quartiers détruits par l’explosion. Tandis que les annonces d’aide et de planification de l’État concernant la reconstruction sont au point mort, les Libanais s’organisent pour déblayer les dégâts, réparer certaines infrastructures et reloger les habitants ayant perdu leur logement. Encore une fois, ce sont les réseaux de solidarité qui s’activent pour pallier le manque étatique. Ils bénéficient de l’appui de la diaspora libanaise et de la solidarité internationale. Mais les moyens manquent et la situation nécessite une importante aide humanitaire d’urgence. La « conférence internationale de soutien et d’appui à Beyrouth et au peuple libanais » a promis 252,7 millions d’euros d’aide. Mais elle n’a pas encore déterminé de quelle manière cette aide sera distribuée et coordonnée. Elle ne doit en effet pas passer par l’État libanais, condition à laquelle se sont engagés les donateurs.

Les destructions touchent principalement les quartiers historiques de Gemmayzeh et de Mar Mickael. Ces derniers abritent des demeures traditionnelles libanaises, pour certaines datant de l’époque ottomane. Mais elles touchent aussi les rares quartiers non gentrifiés du centre-ville de l’après-guerre. De nombreux habitants ont ainsi déjà été démarchés pour vendre leur logement. Il s’agit d’initiatives de promoteurs privés qui voient dans la reconstruction une formidable opportunité de spéculer et obtenir une vente à prix moindre, profitant de l’urgence de la situation des habitants. Les habitants du quartier, des associations et des chercheurs libanais se mobilisent déjà pour éviter que l’appétit des promoteurs immobiliers achève d’enterrer ce patrimoine architectural et ne déloge les habitants, comme ce fut le cas lors des précédentes reconstructions.

Face à l’incurie de la classe politique, le mouvement de contestation de la thawra a repris en force samedi dernier. Il a réuni plusieurs milliers de Libanais venus crier leur colère et leur indignation. Les potences dressées symboliquement sur la place des Martyrs signaient un message clair : le coupable est le gouvernement.

 

 

1- Kochuyt, Thierry. « La misère du Liban : une population appauvrie, peu d’État et plusieurs solidarités souterraines », Revue Tiers Monde, vol. 179, no. 3, 2004, pp. 515-537

Darmanin, une nomination qui ne passe pas et pour cause

Rassemblement Hôtel de Ville Paris © Marion Beauvalet

Gérald Darmanin était déjà ministre. Le 6 juillet 2020, il a été promu ministre de l’Intérieur, en remplacement de Christophe Castaner. Cette promotion ne passe pas et pour cause. Nommer chef de la police quelqu’un accusé de viol alors que l’enquête est en cours pose problème à plusieurs niveaux. Quid du respect de la présomption d’innocence ? Que veut dire cette promotion ? C’est ce que cet article va tenter de décrypter.


Pour qu’une enquête puisse être menée, il faut que la hiérarchie ne soit pas impliquée dans l’affaire. Le capital symbolique qui auréole la fonction et son statut direct de chef de la police ne poserait aucun problème si l’on suivait la logique gouvernementale qui a présidé à sa nomination…

Des mobilisations sur l’ensemble du territoire

Ces dernières semaines, les mobilisations se sont multipliées pour dénoncer les nominations d’Éric Dupond-Moretti et de Gérald Darmanin. Le premier, devenu garde des Sceaux est critiqué pour différentes sorties très critiques à l’égard du mouvement MeToo. Si ces propos semblent naturels pour certains observateurs du point de vue de la situation de son discours – celle d’un avocat qui déplore que Twitter se soit un temps apparenté à un tribunal, position qui revêt en effet une certaine cohérence – il n’avait pas non plus manqué de donner son avis. Selon lui, certaines femmes apprécieraient ainsi le fait de se faire siffler dans la rue… Les femmes remercieront le nouveau garde des Sceaux qui, s’il a en effet donné à la France de très beaux plaidoyers, pourrait s’abstenir de dire ce qui plaît aux femmes ou non.

Rassemblement Hôtel de Ville Paris
Rassemblement Hôtel de Ville Paris
© Marion Beauvalet

Un article publié le 7 juillet sur le site de France Inter intitulé « Éric Dupond-Moretti, l’anti-MeToo » recense les prises de position du nouveau ministre : concernant DSK et le Carlton, « n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une affaire de copains qui s’offrent du bon temps » (2015), sur MeToo « Le mouvement #MeToo a permis de libérer la parole et c’est très bien. Mais il y a aussi des ‘follasses’ qui racontent des conneries et engagent l’honneur d’un mec qui ne peut pas se défendre car il est déjà crucifié sur les réseaux sociaux » et enfin pour ne pas plus étendre la liste « il y a aussi des femmes que le pouvoir fait bander » à propos de #BalanceTonPorc. Si l’opinion n’est pas un délit, il paraît ici difficile de considérer la colère des personnes mobilisées comme illégitime.

De très nombreux rassemblements ont ainsi été organisés le vendredi 10 juillet, l’un des plus impressionnants en termes d’images étant celui du parvis de l’Hôtel de Ville à Paris. Des pancartes, des chansons, des chorégraphies et surtout une place plus que remplie. Le Gouvernement affirmait que la cause des femmes serait la grande cause du quinquennat, qu’en est-il aujourd’hui ?

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Marlène Schiappa : quel bilan ?

Passons tout d’abord au crible le bilan de Marlène Schiappa. Son féminisme est un féminisme revisité par le macronisme : éminemment libéral et dépourvu de structuration idéologique. Ses grands repères sont ceux que nous avons toutes et tous en tête, pour autant il n’y a aucun projet, aucune vision politique qui en découle. Et pour cause, quand on ne met pas de moyens dans des sujets pour lesquels la tâche est immense, la prophétie se réalise : rien ne change, tout continue comme avant. Son secrétariat d’État a été celui du storytelling, des effets d’annonce avant tout.

La seule avancée notable est celle de l’allongement du délai de prescription de vingt à trente ans pour les crimes sexuels commis sur des mineurs, avec pour bémol le fait que cela ne concerne que les mineurs. Pour dresser un bilan honnête de son action, regardons du côté des coupes budgétaires. Celles-ci avaient été actées dès 2017 avec le rapport relatif au décret n° 2017-1182 du 20 juillet 2017 portant ouverture et annulation de crédits à titre d’avance. Dans un article pour Marianne, Floriane Valdayron analysait : “La réserve de précaution permet de rendre une fraction de crédits indisponible dès le début de la gestion d’un budget, une façon de mettre de côté en cas d’urgence. Cette partie est totalement rognée. Restent 4,2 millions à chercher ailleurs”.

Dans une allocution à l’Assemblée nationale, Clémentine Autain déclarait que “le tissu associatif de proximité est aujourd’hui en danger en raison de votre choix de l’austérité pour les comptes publics. De la même manière, les femmes victimes de violences conjugales sont confrontées au défaut de places en hébergement d’urgence. En Seine-Saint-Denis, je viens de l’apprendre, l’État a annoncé, pour 2018, une coupe sèche de 9 % du budget réservé à l’hébergement d’urgence”.

Espérons donc que le bilan d’Élisabeth Moreno sera davantage porteur d’avancées pour les femmes, quitte à ce que sa communication soit moins flamboyante. On peut en douter au regard du discours de la nouvelle secrétaire d’État lors de sa prise de fonction, qui évoque la « complémentarité entre les sexes ». Son féminisme est tout aussi libéral que celui de sa prédécesseure, centré sur la réussite sans questionner les conditions qui créent des situations d’inégalité. Un discours fade et potentiellement dangereux car il intègre les logiques d’austérité au détriment de la possibilité immédiate dont pourraient disposer des femmes en danger de quitter par exemple le domicile conjugal pour fuir des actes de violence.

En réalité, son féminisme est assurément conservateur, la complémentarité impliquant une forme d’essentialisation du féminin et du masculin. Cela naturalise les rapports sociaux et inscrit dans le marbre des rapports de domination, des habitudes qui doivent être combattues, déconstruites ou dépassées.

Outre ces deux nominations ministérielles, c’est toute la promesse de ce quinquennat (si certains y croyaient encore) qui se trouve une fois de plus malmenée et oubliée. Revenons maintenant au nœud de cette affaire, une fois les éléments du décor fixés.

Le cas Darmanin, au-delà de la présomption d’innocence

L’Élysée a fait savoir très rapidement que les enquêtes en cours ne faisaient pas obstacle à sa nomination. Il est juridiquement incontestable que le respect de la présomption d’innocence s’impose au justiciable Darmanin. En revanche, la situation politique et morale a cependant considérablement changé depuis les précédents quinquennats : lorsqu’un des ministres de François Hollande voyait une enquête ouverte contre lui, il quittait sa fonction par principe pour ne pas entacher l’ensemble du Gouvernement ou voir sa légitimité affaiblie et par la même sa tâche plus dure à accomplir.

Lors du précédent quinquennat, ce sont cinq ministres qui avaient fait le choix de laisser leur portefeuille après l’ouverture d’enquêtes : Kader Arif, Thomas Thévenoud, Yamina Benguigui, Bruno Le Roux et Jérôme Cahuzac. Sans remonter plus loin, François Bayrou, Sylvie Goulard et Marielle de Sarnez, les ministres issus du MoDem avaient également quitté leurs fonctions au début du mandat d’Emmanuel Macron pour que l’instruction puisse se mener librement.

La défense de Gérald Darmanin au plus haut de l’État est donc un choix tout sauf évident, et entraîne des conséquences politiques graves que le gouvernement actuel ne pouvait pas ne pas anticiper. Doit-on comprendre ici que des accusations de viol sont moins graves ou moins compromettantes que des détournements de fonds ou des emplois fictifs ? Chacun est libre de son interprétation mais force est de constater que le choix de renoncer à une fonction pour des raisons d’intégrité éthique et politique face à la justice est une coutume républicaine qui aurait pu être invoquée en la présente circonstance.

C’est en ce sens qu’a réagi Ségolène Royal : « Est-ce qu’une enquête judiciaire sur un ministre pour emploi fictif aurait empêché à la nomination de ce ministre ? C’est évident. Donc une enquête judiciaire pour soupçon de viol est considérée moins grave qu’une enquête judiciaire pour emploi fictif ? ». Elle n’est pas la seule à avoir souligné cela : après des semaines de tribunes appelant à l’union de la gauche, les colonnes se sont remplies de tribunes pour ou contre la nomination de Gérald Darmanin. Sans étonnement, les défenseurs du ministre sont essentiellement, si ce n’est exclusivement issus des rangs de la majorité présidentielle.

Capture d'écran de la tribune des 167 parlementaires

« On ne combat pas une injustice par une autre injustice. Nous sommes engagés pour les droits des femmes et nous avons pleinement confiance dans ce nouveau gouvernement pour continuer à œuvrer comme nous le faisons depuis le début du quinquennat » : voilà la grande idée des signataires de cette tribune co-signée par des parlementaires qui affirment leur confiance dans le gouvernement. S’ils estiment cette mandature satisfaisante concernant l’action en faveur du droit des femmes, il ne faut pas s’étonner qu’ils ne voient aucun souci à nommer Gérald Darmanin ministre de l’Intérieur.

Face à ce texte, deux autres tribunes : la première portée par 91 intellectuelles et militantes féministes, notamment Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature : « Le remaniement ministériel en France est une expression supplémentaire de la recrudescence des attaques dont nous faisons l’objet partout dans le monde. Il appelle à une union de nos voix et de nos efforts. Nous ne tolérerons ni reculs ni marginalisation de nos luttes. Notre colère ne faiblira pas car nos droits et notre dignité ne sont pas négociables. Face au backlash, la solidarité internationale doit s’intensifier aux quatre coins du monde. Nous nous y employons », peut on lire.

La seconde est née sous la plume de l’ancienne ministre et maire du 7ème arrondissement Rachida Dati. Elle accuse directement Emmanuel Macron d’instrumentaliser les questions sociétales à des fins électorales tout en franchissant allègrement des « lignes rouges ».

Dans cette seconde tribune, Rachida Dati ne manque cependant pas de ré-affirmer qu’elle est une femme de droite : « J’ai toujours assumé que l’on puisse se poser des questions sur les sujets liés à la famille, à la procréation, à la fin de vie. Ils appellent une réflexion éthique, philosophique, parfois spirituelle et religieuse ». Son texte, partagé sur Twitter par Valérie Pécresse dessine ainsi un front des femmes qui dépasse les clivages politiques.

Pour autant, lorsque les contours des combats sont flous, il convient de se rappeler que si dans la période un grand nombre de femmes font bloc contre cette nomination, la conquête de l’égalité est plus le fait de la gauche que de la droite, si on entend la gauche comme le camp des luttes sociales et du progrès.

Aussi, s’il faut collectivement se féliciter de l’ampleur de la réaction à l’égard de cette nomination, il ne faut pour autant être dupe sur les raisons qui poussent certaines personnes à prendre position : défense de son propre camp politique, peinture féministe à peu de frais dans des organisations en recomposition et dans une période un peu creuse en termes de scrutin. Pour certains, la prise de position peut également être le fait d’un certain opportunisme ou tout du moins ne pas faire oublier que si La République En Marche ne défend pas la cause des femmes, ce n’est pas non plus chez Les Républicains qu’elle est servie.

Rappelons-les ici : les chiffres concernant les violences et agressions sexuelles sont incroyablement élevés. Sur France Culture (émission du 16 janvier 2018), la psychiatre Muriel Salmona expliquait que « c’est jusqu’à 16 % de femmes qui subissent des viols et des tentatives de viols ». Elle précisait ensuite qu’en 2017, 93 000 femmes avaient été violées. Pour autant, 10 % d’entre elles portent plainte et 10 % de ces plaintes déposées atteignent la cour d’assises. Ces données sont souvent très proches d’enquêtes réalisées par des instituts de statistiques publiques.

De même, le pourcentage de condamnations a considérablement diminué entre 2007 et 2016 et 70 % des plaintes pour viol ont été classées sans suite en France en 2016. Alors oui, la proportion de femmes qui a été agressée ou se fera agresser est incroyablement élevée et la traduction devant la justice de ces actes est incroyablement faible. Pour cause ? La difficulté de témoigner et de fournir des preuves, la peur, le jugement, l’attitude des policiers lors d’un dépôt de plainte. Le harcèlement au travail touche quant à lui une femme sur cinq selon un rapport du Défenseur des Droits (2015).

On ne trouve finalement que peu de crimes aussi banalisés que le viol et qui soient si faiblement punis. Chaque année ce sont des dizaines de milliers de femmes qui le subissent et qui ne pourront pas emmener leur agresseur devant la justice. C’est ici qu’il faut agir pleinement en continuant à travailler les mentalités, en facilitant les procédures.

Rendre la parole aux victimes pour changer les comportements

Un des moyens de changer cela serait qu’un nombre plus important de personnes agressées sexuellement parvienne à porter plainte, en changeant notamment la manière dont les questionnaires et l’enquêtes sont menés. La méthode de Philadelphie a permis d’améliorer de manière drastique cela dans les espaces où elle est appliquée.

En quoi consiste cette méthode ? Elle a été mise en place par l’avocate Carol Tracy : depuis l’année 1999, des groupes de défense des droits des femmes et des enfants révisent chaque année des plaintes d’agressions sexuelles qui ont été faites auprès de la police pour évaluer la qualité des enquêtes. Il s’agit d’une collaboration entre les policiers et les associations de défense des droits des femmes afin que les autorités fassent évoluer leur comportement et gagnent la confiance des victimes.

Dans une interview , Carole Tracy indique qu’un tiers des plaintes pour crimes sexuels « ne faisait pas l’objet d’une enquête ». Depuis, un groupe constitué de dix avocats et travailleurs sociaux de groupes de défense des droits des femmes révise plusieurs centaines de cas (entre 400 et 500) en moins d’une semaine. Il s’agit de regarder si les témoins ont été interviewés, si les victimes ont vraiment été interrogées et quelle était la nature des questions posées (notamment si elles contenaient des préjugés sexistes comme des questions concernant la tenue de la victime), si les preuves ont été recueillies…

Quand un problème est détecté, un capitaine de police est informé et des recommandations sont effectuées. Avec cette méthode, le taux de plaintes pour viol jugées non fondées par la police est passé de 18 % en 1998 à 6 % en 2016. Le nombre de plaintes déposées a quant à lui augmenté de 50%.

La Sûreté de Québec a également adopté cette méthode. À Montréal et à Québec, il s’agit de policiers et non de civils qui mènent les enquêtes, ce qui avait été déploré par les organismes d’aide aux victimes. Pour résumer, cette méthode consiste en une inversion du paradigme qui recentre l’enquête sur l’accusé et non sur la victime.

Tant que des solutions concrètes qui dépassent le storytelling et les grandes déclarations d’intention ne seront pas proposées, tant que 90% des victimes n’iront pas porter plainte, tant que le nombre d’agressions demeurera aussi haut alors oui, il peut sembler indécent de nommer un homme ministre sous le coup d’une enquête pour laquelle lui-même ne nie pas l’enjeu d’abus de position.

Cela est d’autant plus violent pour les personnes concernées ou non par des agressions que le traitement médiatique de la situation fait la part belle aux défenseurs de l’ordre établi. C’est encore une fois la parole des femmes qui se trouve diminuée, dé-légitimée dans la parole publique par l’exacerbation ces derniers jours d’une parole masculiniste.

De la solidarité masculine

“J’ai eu une discussion avec lui parce que c’est un responsable politique qui est intelligent, engagé, qui a été aussi blessé par ces attaques. Donc, il y a aussi une relation de confiance d’homme à homme, si je puis dire” : voilà ce que répondait Emmanuel Macron à Léa Salamé et Gilles Bouleau concernant la nomination de Gérald Darmanin.

Doigt d’honneur aux femmes mobilisées ou manifestation d’un inconscient pétri des codes de la masculinité ? La journaliste Laure Breton écrit dans Libération à ce propos : « La violence des mots présidentiels ne s’arrête pas là : décrédibilisant la victime présumée du désormais ministre de l’Intérieur (elle aurait tardé à faire éclater l’affaire, ce qui prouverait l’instrumentalisation politique), Emmanuel Macron confie que Gérald Darmanin a été «blessé» par les attaques de celles et ceux qui contestent sa promotion. C’est l’inversion du fardeau de la preuve, la victimisation de l’accusé, la confiance accordée sur le genre. Soit la triste routine dans les affaires de violences faites aux femmes, routine que des policiers et des magistrats de mieux en mieux formés essaient de faire mentir chaque jour sur le terrain ».

À cette analyse très juste vient tristement s’ajouter le lamento de Gérald Darmanin : celui-ci se dit victime d’une « chasse à l’homme », une déclaration allant dans le sens de ce que Laure Breton analyse en inversant la position du suspect et de la victime. Que le ministre de l’Intérieur ne s’en fasse pas, l’ensemble de l’exécutif vole à son secours : « Nous assistons à des dérives qui sont inadmissibles » a quant à lui répondu Jean Castex à la sénatrice socialiste Murielle Cabaret.

Cette défense pose un énorme problème puisqu’être accusé de viol implique qu’une enquête soit ouverte. Si une enquête est ouverte, alors un juge d’instruction doit être nommé et celui-ci aura à charge de commander des actes d’enquête à des policiers qui même dans le cas de la police judiciaire travailleront sous l’autorité de Gérald Darmanin. Comme l’explique Ugo Bernalicis dans une émission d’Arrêt sur Images à propos de l’affaire Fillon, « toute information sensible ayant une tendance irrépressible à ”remonter” la chaîne hiérarchique, ces informations remonteront à Gérald Darmanin ».

Si la présomption d’innocence existe, ce cas exceptionnel où il est probable que malgré la confiance « d’homme à homme » (rectifié en d’homme à femme par Elisabeth Moreno) entre le Président et son ministre l’enquête ne pourra pas se dérouler correctement, devrait à elle seule justifier de ne pas nommer cet homme à ce poste. En faisant ce choix, celles et ceux qui justifient la place de Gérald Darmanin font soit preuve d’une méconnaissance de la Justice soit d’un mépris pour une institution de plus en plus fragilisée et défaillante quand il s’agit des questions d’agressions ou de viols.

À celles et ceux qui pensent que défendre un ministre accusé de viol est une attitude subversive et un peu punk, entendons-nous : il n’y a rien de subversif à être du côté des dominants, qu’il s’agisse du pouvoir en place ou des hommes qui font front contre les « féministes ». Quand on voit la difficulté à porter un viol devant la justice, défendre un ministre au prétexte du respect de la procédure judiciaire témoigne avant tout d’une forme de cynisme qui – sous-couvert d’être une opinion marginale (à gauche peut-être) – ferait de ceux qui la proclament de meilleurs citoyens, capable de dépasser l’émotion et les affects pour respecter la justice, avec tout ce qu’elle a de sacré.

Cependant, c’est une institution qui dans le cas des viols et des agressions est clairement dysfonctionnelle. À quoi bon dès lors l’encenser, la défendre et que rien ne change ? Depuis quand le manteau de Créon est devenu plus dur à porter que celui d’Antigone ?

Jouer la mesure comme s’il y avait une posture qui n’était pas respectable dans le cadre de combats qui peinent à s’imposer, ce n’est pas être un meilleur citoyen, c’est défendre l’ordre établi sans le dire, en préférant se ranger du côté des dominants plutôt que des personnes mobilisées en faveur du changement. Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx écrit : « Pendant les Journées de juin, toutes les classes et tous les partis s’étaient unis dans le ”parti de l’ordre” en face de la classe prolétarienne, du ”parti de l’anarchie”, du socialisme, du communisme. Ils avaient ”sauvé” la société des entreprises des ”ennemis de la société” […] La société est sauvée aussi souvent que le cercle de ses maîtres se rétrécit et qu’un intérêt plus exclusif est défendu contre un intérêt plus large ». Ce mouvement permet à l’ordre de se maintenir en agrégeant autour de lui différents groupes face à une forme perçue comme subversive et ce qui était vrai avec les sujets économiques se re-dessine aujourd’hui avec les luttes dites sectorielles.

À l’opposition manichéenne de deux camps vient s’ajouter le relativisme de Gérald Darmanin qui expliquait le 18 juillet aux journalistes de La Voix du Nord qu’il “faut quand même mesurer ce que c’est que d’être accusé à tort, de devoir expliquer à ses parents ce qu’il s’est passé parce que, c’est vrai, j’ai eu une vie de jeune homme”. Ces propos n’ont pas manqué de faire à nouveau réagir les militantes féministes et personnalités qui ont dans l’ensemble pointé du doigt le décalage entre la gravité de ce qui se joue et la désinvolture de son propos.

Cela ne semble pas déranger, Claude Askolovitch s’interrogeant dans un papier publié sur Slate à propos de la jeunesse de Gérald Darmanin renommé pour l’occasion “le jeune D.” : « Je ne sais pas les circonstances du jeune D., quand une femme d’expérience vint lui solliciter une faveur politique qu’il échangea contre du sexe. Était-il, bambin cravaté, un heureux séducteur, ou un demi-puceau attardé et d’autant plus anxieux de goûter à la chair? Était-il collectionneur de bonnes fortunes ou bien confiné en misère sexuelle et y échappant d’une occasion bienvenue? Quel garçon fut cet homme dont des militantes féministes exigent la démission ? ». Dans cet article encore, la légèreté du propos peut surprendre si ce n’est choquer, Askolovitch nous rappelant là le “troussage de domestique” de Jean-François Kahn il y a quelques années.

Continuons la lecture attentive de cette tribune : “Au-delà même d’un viol dont je doute, et donc de l’infamie que porte ce mot s’il est mal employé, ce sont des complaisances mâles qui se trouvent éventées. L’escapade de Gérald D. me rappelle de pauvres ruses. Elle m’évoque le début d’un vieux roman de Bernard Frank, cet écrivain qui inventa l’expression ”les hussards” pour Nimier et Blondin. La scène est pénible de crudité. Un homme a levé une fille patraque et l’enrobe de mots jusqu’à sa jouissance ».

Claude Askolovitch, grand enquêteur sur l’enquête, se complaît à esthétiser les accusations dont le ministre fait preuve en faisant référence à un bref extrait du roman Les Rats de Bernard Frank (1953). L’extrait dont nous nous passerons ici décrit un viol et le plaisir qu’en tire celui qui le commet.

Dans les lignes qui suivent, le journaliste associe l’abus de position qui est au coeur de cette affaire avec la puissance. Tout ici est bon pour un scénario d’une série Netflix : le lien entre le pouvoir, la sexualité et les abus que cela peut engendrer, le tout sous la plume d’une personne reconnue qui dédramatise, explique et excuse en évacuant sous couvert de sublimation la dimension criminelle du viol, des rapports non-consentis et (ce qui serait peut être trop demandé) de la dimension problématique de rapports sexuels obtenus dans le cadre de rapports de domination évidents. Il s’agit ici d’une énième preuve du traitement spécifique réservé aux agressions sexuelles, de l’attouchement au viol.

Si cette nomination et les critiques qui l’entourent ne sont qu’une énième illustration du faible intérêt du Gouvernement pour la défense des femmes, elle témoigne aussi de manière plus structurelle du dysfonctionnement de la justice sur ces sujets. Les discours sont une fois de plus éloquents : un exécutif dont les têtes les plus importantes sont masculines (la promesse du Président concernant le choix d’une femme au poste de Premier ministre semble enterrée) fait bloc pour défendre un homme dont la position va pourtant entraver une enquête dans laquelle il est impliqué.

Ce choix est une violence faite aux femmes, une insulte à celles qui en plus d’être victimes doivent faire face à un chemin de croix pour déposer plainte et espérer un jour que leur agresseur soit condamné. Ce qui se joue ici, c’est la possibilité que les comportements changent un jour : tant que le viol demeurera un acte impuni, rien n’arrêtera les agresseurs. Laisser Gérald Darmanin ministre de l’Intérieur, c’est envoyer le pire signal qui soit à celles et ceux qui se battent pour que cesse un jour, enfin, l’impunité et la banalité des agressions sexuelles et du viol.

Notre prison brûle et nous regardons ailleurs

@Illustration Nassim Moussi

L’actualité tragique de l’épidémie de Covid-19 nous rappelle à quel point la conception architecturale du système carcéral français pose question. Si les prisons sont historiquement liées à l’évolution du droit et des réformes pénitentiaires, force est de constater que l’inflation des mesures pénales favorise l’incarcération. Surpopulation carcérale, effet pathogène des lieux d’enfermement, taux de récidive, cette industrie punitive participe aux logiques de l’ordre et à la manifestation spatiale du pouvoir. Diverses stratégies comme la mise à distance et l’invisibilité relative des établissements utilisent la prison comme fondement d’un « antimonde »[1], entendu comme espace de relégation et de contrôle social. L’urgence nous impose de redéfinir de nouvelles conditions d’organisation spatiale et d’imaginer ensemble de nouveaux espaces de retenue. Cet article ambitionne d’esquisser un projet collectif : « Les Tiers-Lieux de la liberté ».


Un état des lieux alarmant

La prison fascine autant qu’elle effraie. L’épidémie du coronavirus s’empare du sujet et nous impose une réorganisation de notre manière de concevoir la privation de liberté. Dès la Révolution française, la privation de liberté par enfermement des individus devient la réponse de principe des pouvoirs publics en matière pénale et pour la prise en charge des aliénés. Si bien que les architectes du XIXe siècle ont conjointement abordé le sujet de la prison et de l’hôpital psychiatrique avec l’enthousiasme des idéaux des Lumières.

Cette solution institutionnelle aux questions sociétales de la criminalité et de la folie s’organisa autour d’un nouveau paradigme qu’Erving Goffman nommera : l’institution totale[2]. Archétype fordisé, il ridiculise les individus dans leur dignité et leurs droits ; pourtant les institutions pénitentiaires et psychiatriques restent un outil plébiscité par la société, qu’elles débarrassent de ses individus « gênants ».

Aujourd’hui, les agences d’architecture qui construisent des prisons prennent le risque de la réprobation et de partenariats entre secteur public et secteur privé catastrophiques. De fait, l’architecture carcérale est très peu enseignée dans les écoles, sans doute à cause de l’influence de mai 68 et son slogan « Ni asiles ni prisons ». D’un côté, les riverains souhaitent éloigner les nuisances des prisons, voire cacher le stigmate carcéral. De l’autre, l’architecture même des prisons accentue cette obsession séparatrice : démarquer le dedans du dehors et séparer les détenus entre eux[3].

Pourtant, la société telle que nous la connaissons n’a jamais cessé de construire des prisons. Aujourd’hui, la justice restaurative (consistant à faire dialoguer victimes et auteurs d’infractions) s’est manifestée comme un terrain de recherche criminologique très important dans les débats sur les réformes de la justice pénale et de la justice des mineurs. Mais à la surpopulation carcérale, on préfère encore et toujours répondre par la construction de nouvelles prisons. Plus le parc pénitentiaire s’étend, plus on incarcère. L’encellulement individuel est indispensable pour le Syndicat national des directeurs pénitentiaires (SNDP-CFDT). La baisse du nombre de détenus due à l’épidémie de coronavirus est synonyme d’espoir, pour appliquer ce principe inscrit dans la loi depuis 1875.

Mais la précarité affective et économique qui en résulte est propice à de nouvelles infractions, 63 % des personnes condamnées à une peine de prison ferme sont recondamnées dans les cinq ans. Peut-on encore considérer que la prison protège la société ? La Garde des Sceaux, ministre de la Justice, Christiane Taubira elle-même soulevait en 2014 que « la récidive est toujours moindre après des sanctions non carcérales ». Mais l’incarcération n’est pas seulement une privation de liberté. Elle est aussi une privation de « nature »[4]. Alors que les architectes de prison essaient de réintroduire des parterres gazonnés ou de la végétation basse entre les murs, alors que des projets de jardin en prison se développent, pourquoi donc tant de détenus tiennent à s’asseoir dans l’herbe, embrasser un arbre, ou voir la mer au moment de leur sortie de prison ?

L’horreur récente des mutineries nous rappelle combien il devient urgent de repenser ces structures architecturales. De l’Italie aux Etats-Unis, comme en Algérie où la machine judiciaire continue de sévir malgré la pandémie, comme s’il y avait une compulsion de punir[5], il nous incombe de réfléchir collectivement pour en finir avec la surpopulation carcérale. Comment envisager d’autres formes d’accompagnement pénal et social qui tiennent compte de la personne ? Comment diminuer le recours à l’enfermement par la nature et l’architecture ?

Les directeurs de prison réclament « la création d’un secrétariat d’État aux questions pénitentiaires », chargé de « mettre en marche la prison et la probation du XXIe siècle » en donnant à l’Administration pénitentiaire les moyens d’entrer véritablement dans la modernité. Il y a urgence, sans évangéliser l’abolitionnisme pénal, mais en interrogeant le sens des pénalités. Est-il possible de s’extraire de l’héritage ecclésiastique du châtiment et de l’enfermement par une approche alternative totale ? L’épidémie qui nous touche durement a balayé tous les impossibles, il ne sera en effet plus jamais possible de prétendre que l’encellulement individuel constitue un objectif inatteignable. Les directeurs de prison appellent à faire de l’encellulement individuel « une priorité », alors que les reliquats de la détention après la condamnation demeurent non pensés en France. Sans croire à une solution miracle, ce billet tente de jeter un pont exploratoire entre théorie et pratique. Il s’inscrit dans une démarche de pensée libre qui a pour but de proposer une prison expérimentale : « Les Tiers-Lieux de la liberté ».

©Observatoire International des Prisons

Chronologie d’une gestion de la folie

Expiation et amendement partent d’une conception philosophique de la peine et trouvent leur origine dans le christianisme, qui prône le rachat de ses fautes, voire la purification, par le châtiment infligé. Il conviendra donc de redresser le détenu afin de lui faire perdre sa dangerosité, de le « normaliser » en le rendant plus obéissant aux lois, même s’il ne devient pas forcément un être meilleur. C’est dans cet esprit dès l’Ancien Régime, que plusieurs types de peines étaient appliquées : peine légère, pécuniaire, afflictive, infamante et enfin la peine capitale.

Néanmoins, en 1764 paraît l’ouvrage Des délits et des peines, par le juriste Cesare Beccaria (1738-1794) en Italie. Aristocrate italien, marquis éduqué chez les jésuites, Beccaria est souvent présenté comme l’un des premiers réformateurs de la criminologie et l’un des inspirateurs de certains systèmes pénaux contemporains. Son ambition réformatrice était de réformer les lois et les peines criminelles, pour surpasser les passions, en façonnant un système général pour « le plus grand bonheur du plus grand nombre ».

La privation de liberté s’est donc avérée être l’instrument de gestion par excellence des populations délinquantes et folles, délaissées au sein de la société.

Cet ouvrage établira les bases et les limites du droit de punir : il enjoint à proportionner la peine au délit, tout en jugeant barbare la torture et la peine de mort. Il préconise en outre de séparer le pouvoir religieux du pouvoir judiciaire et de prévenir le crime plutôt que de le réprimer, amorçant ainsi le premier mouvement abolitionniste. Fou pour les uns, visionnaire pour d’autres, ce livre paru anonymement (de crainte de représailles politiques) frappera l’opinion dans l’Europe des Lumières.

Les thèses humanistes amenèrent à repenser la folie et la délinquance, ainsi que les réponses à leur apporter, en croyant à la curabilité de la folie, en l’amendement possible de l’homme délinquant. Une vision appuyée par Bentham et son système panoptique, selon laquelle la transformation morale et le bien-être du prisonnier peuvent être réalisés en partie dans et par l’architecture. La privation de liberté s’est donc avérée, dès le XVIIIe siècle, être l’instrument de gestion par excellence des populations délinquantes et folles, délaissées au sein de la société. Permettant de placer l’individu en disposition pour le soin ou la rééducation, il permet aussi sa neutralisation, à l’abri du monde ordinaire. Cette nécessité de mise à l’écart et cette volonté de réformation de l’individu permettent ainsi l’élaboration progressive de la structure psychiatrique[6].

Comment la prison a remplacé l’hôpital psychiatrique

Une étude publiée dans la revue « Punishment and Society » analyse 150 ans de statistiques pénitentiaires et psychiatriques en France, démontrant que la prison et l’hôpital psychiatrique ont tendance à se « compenser » sur la longue durée : quand l’incarcération diminue, l’hospitalisation psychiatrique augmente, et inversement. À partir des années 1980, c’est la prison qui a remplacé l’hôpital en France : le nombre de lits en psychiatrie a été divisé par trois, pendant que le taux d’incarcération a doublé sur la même période. Ce type de mouvement de balancier peut être observé à plusieurs reprises depuis le XIXème siècle.

À partir des années 1980, c’est la prison qui a remplacé l’hôpital en France : le nombre de lits en psychiatrie a été divisé par trois, pendant que le taux d’incarcération a doublé sur la même période.

Prisons, camps de concentration, asiles, couvents, mais aussi internats, orphelinats, semblent être considérés comme des institutions totales et disciplinaires. En effet, elles le sont à plusieurs titres : coupure du monde extérieur, besoins pris en charge par l’institution, mode de fonctionnement bureaucratique, changement de la temporalité, c’est le service public qui sert désormais d’assise à ces institutions. L’espace carcéral devient un actant à part entière de l’enfermement. Un service public qui est lui-même une institution[7] et permet ainsi un passage en douceur entre deux modèles : prison et hôpital psychiatrique.

Comme le rappelle l’architecte Christian Demonchy[8]: « Il y a des détenus-patients qu’on immobilise dans des cellules-chambres réparties de part et d’autre d’un couloir de service. De temps en temps, des surveillants-infirmiers les conduisent au plateau technique ; un cours s’ils sont analphabètes, un service de soin s’ils ont une pathologie, un parloir s’ils ont une visite. Le problème de ce modèle architectural, c’est qu’il ne se pose jamais la question de la vie sociale. Dans un hôpital, ce n’est pas grave : ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Dans une prison, les détenus restent des mois, voire des années. »

Industrie de la punition : contrats en or, prisons en carton

La surpopulation carcérale s’explique par la politique pénale. La crise aidant, cette industrie punitive a en effet un impact humain mais aussi économique considérable. En augmentation ces dernières années, le budget de l’administration pénitentiaire reste engorgé par un poste de dépense principale : l’intensification du parc carcéral. Les dépenses autorisées à ce titre sont colossales : plus de 380 millions d’euros en 2020 contre 63,5 millions pour le développement des alternatives et aménagements de peine. 41,3 millions pour les activités en prison, alors que la prison demeure synonyme de temps vide, avec en moyenne 3h40 d’activités par jour en semaine, moins d’une demi-heure le week-end[9].

Le problème central est sans doute que les prisons constituent une industrie lucrative tant pour leur gestion que pour leur production. Cette industrie carcérale est parfois considérée par l’exécutif comme un facteur de développement, et de nombreuses collectivités territoriales se portent candidates lorsqu’un projet de construction d’une prison est décrété, tout ceci dans un but d’encourager l’emploi local.

Le problème central est sans doute que les prisons constituent une industrie lucrative, tant pour leur gestion que pour leur production.

Ainsi, dans un environnement concurrentiel peu favorable, le passage de la commande publique traditionnelle (CPT) aux partenariats public-privé (PPP) peut conduire à une situation d’oligopole, lorsqu’il y a sur un marché un nombre faible d’offreurs (vendeurs) disposant d’un certain pouvoir de marché et un nombre important de demandeurs (clients)[10]. Dans les faits, cela devrait permettre à l’Etat de sous-traiter la construction et la gestion du bâti carcéral. Mais cela coûte cher et les prestations servicielles sont de moins en moins bonne qualité pour les détenus.

C’est un gouffre financier à la profondeur abyssale « Contrats en or, prisons en carton » titrait l’Express, 14 établissements sur les 171 prisons françaises coûteront finalement près de cinq milliards d’euros au contribuable. Tous versés à des poids lourds du BTP : Bouygues, Spie Batignolles, Vinci et Eiffage, propriétaires de ces 15 % de places en cellule, lesquelles enrôlent annuellement près de 40 % des crédits immobiliers de la justice, soit environ 220 millions à l’année, jusqu’en 2036. Un marché carcéral en capacité d’extraire une rente, donc. La prison de Réau, l’une des 14 en PPP, a ainsi dévoilé des failles de conception au moment de l’évasion en juillet 2018 de Redoine Faïd. Celle des Baumettes nouvelle génération, à Marseille, a été entachée dès le départ de multiples vices. Face à l’immensité des irrégularités et malfaçons, la garde des Sceaux confirmait en mars dernier qu’aucune des nouvelles prisons à construire au cours des deux prochains quinquennats ne le serait sous forme de PPP. Ainsi, le secteur pénitentiaire est un véritable business model pour lequel on fait appel à des entreprises de construction de prison, des entreprises d’équipement de matériel, mais également des entreprises de fourniture de services, dont la restauration et le nettoyage.

L’idée progressive d’alternatives carcérales

Comment donc lutter contre la surpopulation carcérale, sans multiplier le nombre d’établissements pénitentiaires ? Dénonçant cette obsession carcérale, plusieurs alternatives ont été mises en place à tous les stades de la procédure pénale. On parle alors de suivi en milieu ouvert. Ces mesures restent insuffisamment utilisées comme réelle alternative à la prison, qui reste la peine de référence. Pourtant, la récidive est toujours moindre en cas de recours à des mesures alternatives à l’incarcération.

L’accès à l’emploi, à une formation professionnelle, aux soins, au logement sont autant de difficultés auxquelles le détenu va être confronté. Il lui est difficile d’y répondre seul après avoir été mis à l’écart de la société pendant un certain temps. L’autonomie, la sociabilité, la responsabilité sont des principes de citoyenneté qui s’ajustent, se mesurent d’autant plus aisément que leur acquisition peut être favorisée par un tiers accompagnant.

C’est dans cet esprit que l’on voit apparaître la médiation animale en milieu carcéral ; l’animal apaise, met en confiance, et facilite la réinsertion des détenus. Il existe 3 grands types de médiation animale en milieu carcéral : avec des chiens visiteurs, avec des petits animaux (rongeurs, furet…) et la médiation équine. Une manière de lutter contre la dépersonnalisation : les codes et les règles de la vie carcérale conduisent les détenus à adopter une personnalité plus forte. Face à l’animal on ne peut pas tricher, la personne va retrouver de l’authenticité et se montrer telle qu’elle est.

Très présent dans les pays scandinaves, à l’image de la prison ouverte sur l’île de Suomenlinna à Helsinki, en Finlande : « Ici, il n’y pas de clé. La clé, c’est la confiance », confie la directrice, Sinikka Saarela. C’est un projet réussi de transition progressive vers la liberté. Autre argument : un jour de prison coûte 213 euros à l’État et 149 euros dans les prisons ouvertes, avec 100 détenus et un budget annuel de 4,2 millions d’euros. Les détenus sont également très actifs : ils nettoient les chambres, préparent la nourriture et contribuent aux activités agricoles, ce qui réduit sensiblement le nombre du personnel. En France, le coût moyen d’une année de prison pour une personne détenue est estimé à 32 000 euros, alors que le coût moyen annuel en milieu ouvert, tel un sursis avec mise à l’épreuve, est estimé à 1 014 euros par personne.

Ainsi, il existe 2 prisons françaises à pouvoir revendiquer le statut de prison ouverte, le centre de détention de Mauzac en Dordogne (1986) et le centre de détention de Casabianda (1948), situé en Haute-Corse. Intéressantes tant du point de vue des valeurs qui les sous-tendent que de leurs résultats, ces prisons pensées comme des villages intégrés ont connu depuis leur création peu de cas de suicide et le taux de récidive y est très faible.

Au milieu d’un domaine agricole, le centre de détention de Mauzac compte 251 personnes, installées dans des pavillons dissimulés dans le paysage avec comme objectif d’être un établissement pour peine orienté vers la réinsertion. À ce site se greffe une ferme-école où les détenus peuvent recevoir une formation horticole et travailler en cultivant des légumes et herbes aromatiques et médicinales.

Néanmoins, certains détenus sont transférés à Mauzac pour désengorger les établissements surpeuplés de la région et n’entrent pas dans les critères car il faut être éligible à un aménagement de peine (placement à l’extérieur). Ainsi, Mauzac « accueille des gens qui n’ont rien à y faire et doit refuser des détenus qui y auraient toute leur place », dénonçait la CGT en 2013.

« On est là pour réduire la hauteur de la marche entre la prison et la sortie. »

Un autre exemple unique en France est la ferme de Moyembrie dans l’Aisne, un établissement rural de réinsertion pour personnes écrouées en aménagement de peine. Présentes pour 9 mois en moyenne, elles trouvent à la fois un logement, un travail et un accompagnement pour favoriser le retour au monde extérieur. Elles ont fait elles-mêmes une démarche auprès des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) et de la juridiction de l’application des peines compétentes.

Ici, ni barreaux ni surveillants, pas même de système électronique de contrôle des allers et venues. 18 hommes d’origines et d’âges divers à travailler la terre, à ramener les chèvres des pâturages avant le lever du soleil pour la traite ou à travailler à la fromagerie. « On est là pour réduire la hauteur de la marche entre la prison et la sortie », résume Simon Yverneau, l’un des six salariés. La ferme travaille en partenariat avec les établissements pénitentiaires proches : le centre pénitentiaire de Laon (Aisne) et le Centre pénitentiaire de Liancourt (Oise). Structure associative, son montage économique est soutenu par Emmaüs pour développer le modèle, déjà en cours de duplication dans l’Aude avec la ferme du Pech.

Un projet : « Les Tiers-lieux de la liberté »

Même si toutes les structures alternatives ne sont pas parfaites, c’est dans la continuité de ces réflexions que l’objet de ce projet est de mettre en place des « Tiers-lieux ouverts », davantage orientés vers la réinsertion. En échange de conditions de détention plus souples, les détenus s’engageraient à respecter des règles de vie et un parcours personnalisé.

Le projet de création d’un « Tiers-lieu de la liberté » est d’accueillir une dizaine de détenus volontaires sous main de justice pour une période de 6 à 12 mois avant leur levée d’écrou, en aménagement de peine (peine inférieure ou égale à 2 ans). Le modèle se structurerait en tant qu’entreprise d’insertion (EI), association intermédiaire (AI) ou atelier et chantier d’insertion (ACI).

Cela permettrait d’accorder aux personnes détenues des droits fondamentaux dès aujourd’hui, plutôt que de les limiter avec des tâches abrutissantes et sous-payées[11]. Le code du travail et le SMIC habituel ne s’appliquent pas aux personnes détenues travaillant en prison. De plus, la population carcérale est loin d’être homogène, le passé carcéral est souvent associé à des difficultés sociales multiples qui nécessitent un accompagnement facilitant la réadaptation sociale à la sortie de prison. On pourrait ainsi envisager des offres différentes selon les profils au sein d’un même tiers-lieu. Pour les personnes atteintes de troubles psychiques importants, pour les personnes n’ayant jamais travaillé et enfin pour les personnes détenues capables de réaliser le même travail que n’importe quel salarié à l’extérieur.

La difficulté du projet résidera aussi dans sa valeur foncière : quels contrats domaniaux pour quelles visées juridiques, sur quels fonciers intervenir et quels mécanismes de propriétés adopter ? La complexité de ces schémas ne pourrait-elle pas se formuler sur la revitalisation rurale des centres-bourgs, mais aussi sur de nouvelles formes de gouvernance foncière rurale au service d’installations agricoles respectueuses de l’environnement ?

Dans les faits, si l’on explore la première piste, conjointement avec les bailleurs sociaux locaux, chaque bâti possédant une vacance locative forte pourrait être mis à disposition pour héberger des détenus qui en contrepartie s’engageraient à rénover une partie du parc immobilier. Ils bénéficieraient d’outils de formation professionnelle sur mesure en BTP, ainsi que d’un accompagnement en création d’entreprise. Ils pourraient ainsi s’investir localement pour construire leur projet de vie.

Ensuite, la seconde piste serait de mettre en place un projet de « coopérative agricole pénitentiaire » avec le dispositif d’« espaces-tests agricoles »[12] permettant à une personne potentiellement non issue du milieu agricole ou en reconversion professionnelle, de tester un projet agroalimentaire en conditions réelles et réversibles sur une période oscillant entre 1 et 3 ans, tout en réduisant les risques associés à l’acquisition de foncier.

En effet, une grande majorité des centres-bourgs dépendent d’exploitations agricoles locales, qui elles-mêmes font face à une pénurie de « transmission ». Par exemple, l’opportunité d’une personne en aménagement de peine pourrait coïncider entre le calendrier de départ d’un cédant et celui de l’installation. Ces reprises par des porteurs de projets non issus de la famille agricole sont souvent une opportunité pour maintenir des fermes de petite taille avec des pratiques plus respectueuses de l’environnement (agriculture durable ou biologique, par exemple) et recréant des liens sociaux et économiques sur le territoire (circuit court, AMAP, etc.)

Bien qu’aujourd’hui de nombreuses exploitations soient vendues entières ou démantelées pour agrandir des fermes existantes faute de repreneurs prêts à s’installer immédiatement, dans un contexte de foncier rare et cher, les espaces-tests apparaissent comme un outil pertinent permettant aux porteurs de projets d’acquérir une pratique agricole et entrepreneuriale suffisante en vue d’installations pérennes.

De plus, la dévitalisation des centres urbains moyens s’aggrave au profit des grandes agglomérations. Pour mettre en place des solutions efficaces afin de développer l’attractivité de ces centres-bourgs, les personnes en aménagement de peine participeraient activement aux différentes consultations engagées par l’État et se positionneraient comme des compagnons-clés des futures opérations de revitalisation du territoire. Cela inciterait les investisseurs bailleurs à rénover les logements anciens et dégradés dans les centres-villes des 222 communes ciblées par le dispositif « Action cœur de ville ».

Une aide fiscale encouragerait de fait les travaux de rénovation dans des zones où les espaces agricoles et les logements sont vides ou en mauvais état, et pourrait faire l’objet d’exonération de la taxe foncière sur les propriétés du terrain carcéral des communes qui se porteraient volontaires. Cette vision des opérations en coût global enracinerait ainsi ces chantiers de la liberté dans une économie circulaire avantageuse surtout lorsque l’on sait que le coût de construction d’une cellule varie entre 150 000 et 190 000 euros[13]. L’idée serait donc créer des « filières intégrées agricoles autogérées » avec l’administration pénitentiaire et de renforcer ces initiatives avec les services pénitentiaires d’insertion et de probation, en faisant émerger un programme de duplication, tout en adaptant ces structures foncières aux spécificités de chaque territoire.

Ainsi, les détenus auraient une double opportunité ; intervenir de front dans les centres-bourgs avec des bailleurs sociaux localement implantés ou intégrer à proximité une coopérative agricole pénitentiaire et y développer une agroécologie paysanne en travaillant la terre. Dans les deux cas de figure c’est aussi permettre le maintien d’emplois, agricoles saisonniers ou permanents. Les anciens détenus transmettraient ainsi leurs savoir-faire et formeraient les nouveaux arrivants.

L’objectif est de proposer un sas de réadaptation et de reconstruction avant la liberté, en partageant une vie quotidienne dans un collectif et où l’être humain est réhabilité dans toute sa dignité.

La pratique agroécologique par des détenus réintroduirait de la diversité dans les systèmes de production agricole locale et permettrait ainsi une mosaïque paysagère diversifiée des cultures. La production pourrait alimenter en produits frais une partie des habitants locaux. Chaque détenu résiderait sur place par le biais de structures manuportables en ossature bois sur pilotis, élaborées et préfabriquées dans les centres pénitentiaires avoisinant.

L’objectif est de proposer un sas de réadaptation et de reconstruction avant la liberté, en partageant une vie quotidienne dans un collectif et où l’être humain est réhabilité dans toute sa dignité. Véritable lieu de « réapprentissage » de la liberté en tant que fabrique d’insertion, ces chantiers de la liberté en pleine campagne ou centres-bourgs viseront à briser le triptyque enfermement-exclusion-récidive.

Si le contrat de travail est une base du parcours d’insertion, la préparation à la sortie reste le maillon faible de la prison. Les enjeux d’un accompagnement global de la personne placée sous-main de justice (PPSMJ) en milieu ouvert sont déterminants. Sur le terrain juridique comme sur le terrain des consciences, il va donc falloir convaincre le législateur de la dimension politique de l’action collective. Il apparait dès lors évident que les véritables réformes carcérales se feront par-delà les murs, par le « réancrage » des questions de sécurité, au cœur d’une réflexion politique et d’un projet de société.

©Nassim MOUSSI Architecte

Quel lendemain pour le système carcéral ?

Penser la ville de demain, c’est aussi penser à ceux que l’on ne voit pas, mais encore faut-il penser la ville d’aujourd’hui avec ces mêmes invisibles. La présente étude constitue une première contribution, à titre exploratoire, mais il y la nécessité urgente de travailler collectivement sur l’expérience carcérale et les innovations pénales. Ce projet refuse d’être une solution par sa dimension architecturale comme réponse ultime à la déviance ou la délinquance. L’inertie historique lourde des institutions carcérales a été bouleversée par l’épidémie du Covid-19, mais les suicides et la surpopulation n’ont pas attendu ce virus.

L’architecture des prisons a prouvé qu’elle n’était pas un « art solution ». Elle a brillamment traduit la pauvreté de ces définitions et l’abondance indéfinie des discours architecturaux descriptifs jamais exhaustifs. Les mots sont perçus comme aseptisés parce qu’ils paraissent usés à force d’avoir été trop utilisés. Un peu à l’image des grands ensembles d’habitation de l’après-guerre, la prison témoigne du même grand écart entre les utopies architecturales proclamées et un quotidien bien plus complexe, signe d’une vie sociale qui ne se laisse pas régenter par quelques murs.

On retrouve cette croyance dans le geste urbanistique du Corbusier, « …que le problème social dont la solution dépend de l’architecture et de l’urbanisme »[14]. On trouve la même ambition totalisante de la ville nouvelle à la prison[15], le même souhait de concilier les fonctions, le même recours strict au zonage – « attribuer à chaque fonction et à chaque individu sa juste place ». Ironie du sort, quand on sait qu’il admirait ses logements comme des cellules.

Il s’agira d’œuvrer collectivement avec des convictions chevillées au corps en questionnant la prison au sein même de la société.

Il aura donc fallu attendre, depuis la mise en place du confinement le 17 mars dernier, 44 mutineries (recensées officiellement) et 85 cas de décès liés au Covid-19, pour que le ministère libère 10.000 détenus le 18 avril 2020, auxquels s’ajoutent 48 détenus testés positifs et 925 autres placés à l’isolement sanitaire. Mais loin de fustiger le législateur en place, il va nous falloir regarder au-delà de l’horizon sombre. Tout en conservant les missions régaliennes de l’Etat, il s’agira d’œuvrer collectivement avec des convictions chevillées au corps en questionnant la prison au sein même de la société.

S’intéresser aux détenus mais aussi au personnel, à toute la population carcérale et donner du sens à une détention s’avère être un processus long. Nous avons tous un processus interprétatif de la peine, mais laissons derrière nous cette vision séculaire et sacrosainte des châtiments comme outil punitif, laissons le discours catastrophiste et l’ethnicisation des débats sur la délinquance. Personne ne peut rester indifférent à ce qui écrase l’homme, mais comprenons que chaque échec transmet des informations précieuses ouvrant ainsi la voie à une recherche pénale radicalement nouvelle qui remettrait l’humain au centre.

« Je ne perds jamais. Soit-je gagne, soit j’apprends. » Nelson Mandela


[1] Pour reprendre l’expression d’Olivier Milhaud et Marie Morelle : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01025228

[2] Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux.

[3] Olivier Milhaud avancera même que « la prison est une peine géographique »

[4] Pour reprendre l’expression d’Olivier Milhaud https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-01374452/

[5] « La compulsion de punir » de Tony Ferri, l’Harmattan, 2015.

[6] Caroline Mandy « La prison et l’hôpital psychiatrique du XVIIIe au XXIe siècle : institutions totalitaires ou services publics ? »

[7] Laurent Mucchielli, La Frénésie sécuritaire : retour à l’ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte, 2008

[8] Christian Demonchy spécialisé dans la construction de prison, « Histoire de l’architecture carcérale », Bibliothèque Zoummeroff, (2008).

[9] https://oip.org/decrypter/thematiques/budget-administration-penitentiaire/

[10] J’invite le lecteur à lire l’étude de Leroux I., Rigamonti E. (2018), “L’inefficience des partenariats public-privé appliqués aux prisons françaises”, Revue d’Economie Industrielle, 162.

[11] 20% du SMIC https://blogs.mediapart.fr/observatoire-international-des-prisons-section-francaise/blog/150218/comment-reformer-le-travail-en-prison

[12] Le réseau associatif « Terre de liens » est un des pionniers en France https://terredeliens.org/le-reseau-associatif.html

[13] Source OIP

[14] Le Corbusier (1971), La Charte d’Athènes. Entretien avec les étudiants des écoles d’architecture. Avec un discours liminaire de Jean Giraudoux, Paris, Le Seuil, 190 p.

[15] L’enfermement ou la tentation spatialiste. De « l’action aveugle, mais sûre » des murs des prisons d’Olivier Milhaud

Loi « anti-casseurs » : « Il y a donc tout de lieu de penser que… » ou le triomphe de la « répression prédictive »

http://en.kremlin.ru/events/president/news/55015
Emmanuel Macron © http://en.kremlin.ru/

« Je parle bien de brutes, M. le député. Non pas de casseurs, [mais] de brutes, qui considèrent que l’objectif, samedi après samedi, est de briser des vies, et de menacer des policiers » déclarait le Ministre de l’Intérieur le 29 janvier 2019 à l’Assemblée nationale. Il ajoutait : « S’appuyer sur le temps judiciaire, c’est faire en sorte que ceux que l’on voit casser le samedi puissent le samedi suivant être à nouveau devant les mêmes forces de l’ordre ».


Prévenir les violences militantes1 en amont pour ne pas avoir à les réprimer en aval. Ne plus attendre la survenance d’actes délictueux au cours d’une manifestation de rue2, mais suspendre momentanément la possibilité de manifester des personnes considérées comme susceptibles de se soustraire volontairement aux règles ordonnant la « bonne manifestation » : telle était l’idée-force de l’article 3 de la nouvelle loi dite « anti-casseurs »3 qui fut finalement censurée par les sages du Conseil Constitutionnel. Ceux-ci jugèrent que dans sa rédaction cet article portait atteinte aux libertés publiques, notamment celle du droit d’expression de ses idées et opinions, atteinte qui n’était ni proportionnée, ni suffisamment encadrée par le législateur. Cependant, ce n’est pas le principe d’une interdiction individuelle de manifester décidée par le préfet qui est jugée anticonstitutionnelle, mais uniquement ses modalités. Ce qui peut laisser dire que la mesure pourrait réapparaître sous une forme différente lors d’une prochaine loi sécuritaire.

Si son premier objectif était aussi de lutter contre les violences contestataires intervenant dans le cadre de manifestations de rue, la loi dite « anti-casseurs » de 20194, qui se veut une réponse aux violences du mouvements des gilets jaunes, se distingue de celle votée le 8 juin 1970 par la majorité des droites conduite par le Premier ministre Chaban-Delmas. Cette dernière visait à adapter le droit pénal pour mieux réprimer ce qui était perçu alors comme « certaines formes nouvelles de délinquance »5 dans ces années 1968 où la conflictualité politique et sociale demeurait remarquablement élevée, notamment dans les universités mais aussi dans les usines6. Elle se singularisait par l’instauration d’une « responsabilité solidaire » à travers la création d’un nouvel article dans le code pénal, l’article 314. Aussi, visait-elle d’abord à pénaliser les actions violentes et concertées de groupes organisés appelés alors « commandos », qui pouvaient désigner les actions coups de poing7 planifiées par des groupements politiques appartenant aux dissidences communistes8 (trotskistes, maoïstes), ou au mouvement nationaliste (Ordre nouveau).

Puis, dans le cadre des rassemblements de rue illicites débouchant sur des violences, il s’agissait de poursuivre sur le plan pénal les auteurs des déprédations, et aussi les « participants actifs » de ces rassemblements illégaux et violents, c’est-à-dire tous ceux qui, sans user eux-mêmes de violence, seraient demeurés sur place une fois les violences commencées au lieu de se disperser pour exprimer leur désaccords avec les atteintes à l’ordre public alors en cours. Ces derniers, par leur seule présence physique, pourraient être considérés, du point de vue des autorités, comme solidaires et par là même complices de ceux qui auraient été les vrais auteurs de ces voies de fait, et donc pourraient voir leur responsabilité pénale engagée au nom d’un principe de « coresponsabilité ». Cette responsabilité pénale collective, jugée étrangère au droit français, amena des juristes à qualifier cette loi de « monstre juridique », ou de « loi grecque »9 en référence à « la dictature des colonels » (1967-1974) du fait qu’elle consacrait le règne de l’arbitraire ;comme le dénonça François Mitterrand dans une intervention télévisée le 29 avril 1970, elle en venait en définitive à « supprimer pratiquement le droit de se rassembler ».

Presque un demi-siècle plus tard, l’enjeu pour les autorités n’est plus tant de faire « payer les casseurs » au sens propre comme au sens figuré, en espérant par ailleurs que la publicité des peines encourues puisse avoir une fonction dissuasive pour prévenir les comportements politiques jugés anormaux, que d’empêcher par des mesures de police administrative les « casseurs de casser » dans l’espace public. L’espace public étant ici entendu, comme le définit Eric Doidy10, comme « un espace abstrait de discussion et de confrontation des critiques et des justifications », c’est-à-dire un « espace du politique ».

L’article 3 de la proposition de loi de 2019 instaurait un dispositif directement inspiré11 du droit d’exception qu’est l’article 5 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence. En effet, cette disposition accordait aux préfets la possibilité d’interdire par arrêté à des personnes présumées dangereuses pour l’ordre public d’accéder à une partie ou à la totalité d’un territoire d’une commune pendant un temps limité, et donc de ne pas pouvoir se rendre à des manifestations de rue autorisées. L’interdiction de séjour était utilisée pour entraver la liberté de manifester de personnes suspectées de vouloir attenter à l’ordre public. Ces méthodes ont été, en dépit de leur relatif manque de notoriété dûe à la partialité du couvrage médiatique, abondamment utilisées pendant la dernière application de l’état d’urgence notamment.

Fort de ce constat, en dépit de la censure en dernière instance du Conseil constitutionnel, il convient de mettre en exergue la philosophie de cette législation coercitive qui apparaissait comme une nouvelle étape dans le processus législatif visant à prévenir toujours plus en amont les violences susceptibles d’intervenir lors de manifestations de rue.

I) « La criminalisation de l’intention présumée » : le précédent fondateur de 2010

Le chercheur en droit pénal, Olivier Cahn, a décrit12 « la domestication de la rue protestataire » par le pouvoir d’État: pour ce faire, ce dernier aurait pris pour prétexte les violences militantes récurrentes des « black-blocs »13 lors de manifestations revendicatives ou de rassemblements dans la sphère publique.

Déposée par le député-maire de l’UMP, Christian Estrosi, le 5 mai 2009, dans le contexte politique troublé des violences survenues en marge du contre-sommet de l’OTAN à Strasbourg14, avec la présence d’au moins deux mille black-blocs venus de France, d’Allemagne, d’Italie, de Suisse, cette proposition de loi, qui sera adoptée15, visait à renforcer « la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public ».

Si elle se donnait pour objet de lutter contre les « bandes violentes »16, notamment aux abords des établissements scolaires17, qui seraient devenues un mal récurrent dans certains quartiers dits « sensibles », Christian Estrosi tint à préciser dans l’exposé des motifs et dans son rapport, que les dispositions comprises dans cette proposition de loi visaient également « les débordements violents en marge de manifestations du fait de casseurs encagoulés »18. Cette précision non-fortuite amena Olivier Cahn à considérer19 que la problématique des « violences de groupe » – en milieu scolaire ou dans les quartiers ségrégués où pouvaient survenir des règlements de compte entre bandes rivales20 – n’était qu’un prétexte commode pour légitimer une évolution de l’arsenal répressif pour prévenir les violences collectives qui conduiraient les manifestations à dégénérer en « zones de non droit »21.

Les manifestations sur la voie publique sont ici appréhendées comme un territoire à part entière, une sorte d’espace, dont l’existence est tolérée sous certaines conditions22 par un État pouvant décider souverainement par l’intermédiaire de la force publique d’en reprendre le contrôle, s’il juge que le seuil de l’intolérable a été franchi par ceux dont l’agrégation donne corps à la manifestation. La modification du Code pénal en 2010 conduisit à vouloir pénaliser23 la participation à un groupement dans la rue susceptible, selon l’appréciation subjective des forces de l’ordre, de dégénérer en « violences volontaires » contre des personnes ou des biens. Encore une fois le député-maire de Nice est clair quand il explique que l’article Art. 222-14-2. vise à répondre « pleinement à un objectif de prévention » en permettant « de sanctionner les membres qui, en connaissance de cause, appartiennent à un groupement ayant des visées violentes, avant même que cette bande ne commette un délit déjà prévu par le Code pénal ».

Ainsi, dorénavant permettait-on légalement aux forces de police d’agir en amont, et cela dès la formation d’un groupement d’individus jugés suspects, pour mieux prévenir les violences redoutées. Il ne s’agit plus de répression réactive, basée sur la matérialité, ou sur des éléments de réalité, mais d’une répression qui serait d’abord le produit d’une « imagination anticipatrice »24 contre, selon Olivier Cahn, des « ennemis intérieurs » : « Dès lors, si le citoyen ne peut être interpellé qu’après qu’il a mal agi, ”l’ennemi”, au contraire doit être neutralisé avant qu’il puisse exprimer sa nocuité »25. L’enjeu ici est d’anticiper les intentions des personnes dont on postule qu’elles entendent commettre dans le cadre d’une manifestation de rue des actes qui les positionneraient de facto en marge de la légalité. Il s’agit de devancer leurs supposés probables agissements en les interpellant avant qu’elles n’en viennent à transgresser les normes juridiques censées ordonner la manifestation de rue. La mise hors d’état de nuire intervient avant la réalisation des violences et non pas après elles: on se place au niveau de l’intention et non de l’exécution du délit. Olivier Cahn évoque une « anticipation discrétionnaire de la répression »26 qui se ferait « au mépris des exigences de la nécessité »27. En effet, la nécessité d’intervenir pour maintenir l’ordre public ne serait plus seulement déterminée en fonction de la réalité d’actes délictueux, mais selon un faisceau d’indices conduisant la police à prévoir la possibilité de comportements délinquants, et d’agir en conséquence en empêchant les personnes suspectes de les perpétrer. Désormais, la mauvaise intention prêtée à certains et non plus seulement des actes déjà commis, représenterait-elle un trouble caractérisé à l’ordre public, et justifierait une intervention policière contre ces manifestants perçus et traités comme des « délinquants en puissance ».

Ayant pour objectif de permettre à la police de réprimer sur ce qui lui apparaîtra comme des germes de violence, cette loi tendait à contrevenir à un des principaux fondamentaux du droit selon lequel l’intention est censée ne jamais être coupable, et donc ne peut raisonnablement être châtiée par la force coercitive. En cela, il constitua une césure dans le traitement policier des violences collectives, ouvrant ainsi la voie à des évolutions ultérieures qui seraient, elles aussi, justifiées au nom de la nécessaire prévention des délits de ceux qui voudraient délibérément désordonner les manifestations par leurs agissements. La loi dite « anti-casseurs » de 2019 s’inscrivait dans le prolongement de cette loi consacrant juridiquement la notion de « répression prédictive ».

II) « Loi anti-casseurs » ou rendre les malfaiteurs présumés personae non gratae des manifestations

A) Quand la « mauvaise réputation permettrait de prédire de « mauvaises intentions »

Après des semaines de violences contestataires en lien avec le mouvement des Gilets jaunes, le pouvoir d’État a décidé de profiter de la proposition de loi portée par des parlementaires LR depuis le mois de juin, et adoptée le 23 octobre par le Sénat, pour répondre à « l’ultra-violence » par « l’ultra-sévérité », selon les mots du Premier ministre Édouard Philippe le 8 janvier 2019.

Pour l’exécutif, la récurrence des transgressions au cours de la période récente nécessitait une évolution rapide et radicale de la législation afin d’enrayer un cycle de violences en France que le ministre de l’Intérieur fit remonter à l’automne 2012 et aux violences survenues en réaction de « l’opération César » à Notre-Dame-des-Landes qui visait à débarrasser la Zone d’aménagement différé (ZAD) des multiples lieux de vie afin de permettre le début des travaux.

Une fois encore, un pouvoir d’État prenait prétexte du contexte de violence de haute intensité auquel il était confronté pour procéder à une modification substantielle des règles de droit dans le but de les rendre plus efficientes. Celui-ci réagissait à chaud afin de répondre à une allégation de forte demande d’ordre émanant d’une partie de la population qui serait effrayée et exaspérée par le désordre incessant.

Comme en 2010, l’objectif affiché était de se doter de nouveaux outils légaux adéquats pour réprimer par anticipation des violences estimées hautement probables. Mais cette fois-ci, il ne suffirait plus de réprimer des regroupements d’individus suspects en procédant à leur interpellation mais d’intervenir encore davantage en nettoyant l’espace public de la présence indésirable de personnes a priori suspectes ; l’enjeu étant de réduire autant que possible les risques de violences dans le cadre des manifestations de rue.

Ce « passé qui ne passe pas » conduirait les autorités publiques à considérer comme presque fatals les débordements à venir du fait de leur seule présence. Dès lors, il ne resterait aux autorités compétentes soucieuses que la possibilité de frapper d’incapacité ces personnes suspectées28 en leur interdisant l’accès aux manifestations dans lesquelles elles seraient telles des poissons dans l’eau, pouvant s’adonner aux débordements dont elles sont réputées être familières. Tel est le sens de l’article 3 de la proposition de loi qui accorde aux préfets, et donc au Ministère de l’Intérieur, le pouvoir discrétionnaire d’interdire à un citoyen la liberté de participer à une manifestation sur la voie publique à partir du moment où son passé comporterait des éléments jugés suffisamment probants permettant d’en déduire sa dangerosité29, et par là même d’en conclure la nécessité d’agir par la voie de la police administrative pour prévenir les agissements qui conduiraient le malfaiteur présumé à pénétrer dans le champ de la répression pénale30. Le juriste Vincent Sizaire parle de « répression para-pénale »31 qu’il définit comme « un ensemble de dispositifs coercitifs visant à prévenir, voire à sanctionner des infractions, décidés et mis en œuvre par l’autorité administrative en dehors de tout contrôle de l’autorité judiciaire »32. Cette dernière n’est susceptible, en effet, d’intervenir qu’en aval de la décision privative33.

Ce changement est tout sauf mineur car aujourd’hui seul un juge a le pouvoir d’interdire à une personne condamnée pénalement de manifester pendant une durée déterminée. Il s’agit d’une peine complémentaire, à l’instar de la suspension des droits civiques, pour une durée temporaire. On est dans le registre de la double peine. Une fois la peine purgée, la personne recouvre sa citoyenneté de plein exercice, sans normalement avoir à craindre subir ultérieurement des restrictions de ses libertés. Ce passé judiciaire n’a pas vocation normalement à être instrumentalisé par des autorités administratives pour motiver des entraves dans le temps présent, auquel cas cela signifierait que la personne condamnée n’en a jamais totalement fini avec le châtiment34. Ainsi, on continuerait à lire son présent et son futur à l’aune de son passé, revendiquant ainsi une improbable faculté divinatoire, c’est-à-dire le fait de deviner des choses encore inconnues à l’instant T.

B) Ne pouvant tous les arrêter, ils ont préféré les invisibiliser

Mais pourquoi de la part du pouvoir d’État cette obstination de vouloir empêcher les fauteurs de troubles présumés d’exercer leur liberté de manifester ? Pourquoi ne pas se contenter d’interpeller après coup les citoyens s’étant rendus coupables d’actes délictueux dans le cadre d’une manifestation de rue ? Pourquoi faire ainsi de tels procès d’intention à des individus pour justifier leur mise à l’écart des défilés ? Pour l’historienne Vanessa Codaccioni, cela témoignerait « d’une contamination de l’appareil répression » par « l’antiterrorisme », ce dernier reposant d’abord sur la nécessité impérieuse de prévenir à temps les passages à l’acte de ceux qui sont considérés par les autorités comme susceptibles de franchir le Rubicon. On serait dans le registre de la « neutralisation préventive »35.

Pour le gouvernement, comme pour les sénateurs LR, il s’agirait a contrario de sauvegarder une liberté36 qui serait « le droit de s’assembler paisiblement » et qui, selon eux, « serait aujourd’hui menacé, en raison de l’agissement malveillant et récurrent de groupuscules violents qui agissent masqués pour échapper à la justice »37. Or, aux yeux des décideurs, les syndicats se sont révélées trop souvent incapables d’assumer efficacement leur rôle de sous-traitant38 dans la gestion du « maintien de l’ordre »39. Ils ne sont pas parvenus pas notamment, malgré la présence de services d’ordre chargés de créer les conditions matérielles de « l’appropriation pacifique de l’espace public »40, de veiller à ce que l’ordre interne des manifestations syndicales ne soit pas bouleversé du fait de la formation ritualisée de « cortège de tête »41 qui dessaisissent les organisateurs de ce qui est censé être la vitrine de la manifestation.

De même, ils considéraient que, seul, le pouvoir judiciaire – à l’instar des forces de l’ordre – serait impuissant à pacifier durablement l’espace public en mettant hors état de nuire les personnes se livrant à « des actions revendicatives violentes ». En effet, dans un contexte d’émeutes urbaines, il n’est pas possible de procéder à l’interpellation de toutes les personnes se livrant dans un espace temps donné à des actes de déprédation ou qui utilisent, dans le cadre d’interactions violentes avec des fonctionnaires de police ou de gendarmerie, des armes par destination. La proportion de ceux qui sont finalement appréhendés à la fin de la journée est le plus souvent inversement proportionnelle au nombre de personnes commettant au moins un acte délictueux, et qui seraient susceptibles de faire l’objet de poursuites sur le plan pénal. Le taux d’impunité est généralement très élevé, et nombreux sont ceux, surtout parmi les militants les plus organisés et expérimentés, qui sont convaincus que les chances d’être appréhendés sont en réalité infimes, sinon nulles. Cette certitude, nourrissant un fort sentiment d’impunité chez les émeutiers, et parallèlement une profonde lassitude et exaspération chez les forces de l’ordre, peut être interprétée par les autorités comme un véritable pousse-au-crime, comme un facteur criminogène.

Dès lors, une personne qui a été aperçue commettant des actes délictueux dans le cadre d’une manifestation sur la voie publique, mais qui n’a pas été pour autant interpellée sur le moment, ni a posteriori, peut parfaitement revenir autant de fois que les occasions s’offrent à elle.

À Rennes, en 2006, lors du mouvement anti-CPE, comme dans d’autres villes universitaires, nous avons vu des centaines de jeunes gens participer aux différentes émeutes qui se sont déroulées de façon hebdomadaire pendant les mois de mars et d’avril dans la foulée des manifestations de masse organisées par les organisations syndicales. Les fonctionnaires chargés du maintien de l’ordre essayaient d’interpeller ces jeunes émeutiers qui commettaient des actes délictueux en s’en prenant à leur intégrité le plus souvent avec des armes par destination (pierres, pavés, bouteilles en verre), soit qu’ils trouvaient sur place, soit qu’ils rapportaient par anticipation de l’émeute programmée. Mais les policiers ne pouvaient pas espérer tous les appréhender le même jour, sans même évoquer leur hypothétique déferrement devant un juge42. Pourtant, il ne fait pas de doute qu’ils avaient pu identifier nombre de ceux qui revenaient une fois, deux fois, de nombreuses fois se positionner volontairement en marge de la légalité.

Comment faire alors pour les autorités afin de prévenir la répétition de ces violences, devenues un rituel notamment chez les militants d’extrême gauche qui, revendiquant une « stratégie de la tension », postulent que la conflictualité ne devrait pas retomber mais bien se perpétuer par-delà la manifestation autorisée, ou qui font de l’émeute une fin en soi43 ?

Le meilleur moyen de prévenir les violences devait être d’empêcher les personnes repérées de revenir pour réitérer leurs exactions. Ainsi, à défaut de pouvoir les atteindre sur le plan pénal en les arrêtant en situation de flagrant délit, même si des arrestations auraient été toujours envisageables a posteriori grâce aux enquêtes diligentées par la police judiciaire, il restait la possibilité de restreindre la liberté de manifester de ceux dont les autorités ne voulaient plus avoir à subir la présence, c’est-à-dire ceux que le ministre de l’Intérieur a stigmatisé en les qualifiant de « brutes » dans son discours du 29 janvier devant la représentation nationale. Or, jusqu’à présent, rien dans le droit positif ne permettait aux autorités administratives d’agir en ce sens, si ce n’est entre 2015 et 2016 en détournant sciemment l’esprit de la loi de 1955 avec la fameuse disposition d’« interdiction de séjour ».

Ainsi, grâce à cette loi dite « anti-casseurs », les pouvoirs publics en la personne des préfets, disposeraient-ils dorénavant des moyens légaux pour agir en amont, et plus seulement en aval, en empêchant l’accès aux rassemblements de ceux dont les comportements antérieurs laisseraient à penser qu’ils seraient susceptibles de mal agir à nouveau, d’avoir des comportements anormaux, et représenteraient par là même une menace de violence à conjurer ?

De leur point de vue, il apparaissait évident qu’il existait un vide que la nouvelle législation permettrait de combler. Le fait qu’elle soit soutenue par les deux syndicats de police majoritaires44 ne constitue nullement une surprise : depuis longtemps, ces derniers se faisaient les porte-voix de leurs collègues qui expliquaient en avoir assez de voir revenir, semaine après semaine, les mêmes individus, comme si on remettait les compteurs à zéro à la fin de chaque émeute, et que ces derniers n’étaient pas comptables de leurs actes précédemment posés. Désormais, avec cette loi nouvelle, ceux qui se seraient rendus indignes de la possibilité de manifester devraient en payer le prix en subissant une sanction administrative, à défaut d’une sanction pénale. En effet, pour les autorités, si manifester constitue une liberté à laquelle peuvent prétendre tous les citoyens sans exclusive, il s’agit d’une liberté codifiée, réglée, strictement encadrée par la loi. Dès lors, ce qu’elles désirent sanctionner, c’est le mésusage de cette liberté, son dévoiement par la perpétration d’actes illégaux qui contreviennent à la conception légale, tolérable de la manifestation de rue.

III) Un militant politique « interdit de séjour » à Rennes en 2016

Nous souhaitons illustrer notre analyse critique en présentant un exemple concret d’entrave à la liberté de manifester décidée par une autorité préfectorale45.

Nous étions le 16 mai 2016, déjà deux mois que la mobilisation contre « la loi travail » faisait régulièrement la une des journaux en France. Si aucun texte de loi n’autorisait alors le préfet à prononcer des mesures préventives d’interdiction de manifester, nous étions toujours à l’heure de l’état d’urgence. Cela signifiait que l’article 5 de la loi du 3 avril 1955, permettant au préfet d’interdire dans un territoire donné, ici le département d’Ille-et-Vilaine, et pendant un temps limité, le séjour d’une personne « qui chercherait à entraver de quelque manière que ce soit l’action des pouvoirs publics », était toujours à l’ordre du jour.

Le jeune militant rennais était chez lui, se préparant pour se rendre à ce qui devait être une énième manifestation, lorsque trois fonctionnaires de police, dont un officier de police judiciaire, vinrent sonner à la porte de son domicile vers 10h pour lui remettre en main propre un arrêté préfectoral pris la veille, le 16 mai 2016, lui signifiant avec effet immédiat son interdiction d’aller et venir pour une durée de quinze jours dans un large périmètre de la commune de Rennes (du 16 au 30 mai 2016). Politique du fait accompli, décision unilatérale à l’exclusion de tout débat contradictoire : le pouvoir discrétionnaire de l’autorité préfectorale s’exprima ici dans sa crudité. Tout le centre-ville, c’est-à-dire là où se déroulait les manifestations, devint aussitôt une vaste zone interdite46. Ainsi, ne put-il pas se rendre à la manifestation syndicale prévue à 11h, ni à celle programmée le 19 mai. Il est intéressant de constater que la préfecture attendit le tout dernier moment47 pour notifier au militant son interdiction de séjour afin sans doute qu’il ne puisse pas engager une quelconque démarche auprès de la justice administrative visant à faire suspendre l’exécution de l’arrêté en question.

Après avoir décidé de procéder à la transformation de l’hyper-centre en citadelle imprenable à chaque nouvelle manifestation à partir du 17 mars 2016, au risque de créer des points de cristallisation qui débouchèrent sur des violences à plusieurs reprises, la préfecture d’Ille-et-Vilaine décidait-elle pour la première fois de sanctionner par une mesure extra-judiciaire un des principaux cadres organisateurs du mouvement étudiant à l’Université Rennes 2.

Il convient de revenir sur l’exposé des motifs ayant conduit la préfecture à prendre cette décision contre ce militant politique dont la présence dans les manifestations à Rennes était devenue indésirable.

La préfecture insista principalement sur le fait que cette personne visée par l’arrêté s’était déjà « défavorablement illustrée » du fait de sa supposée « participation à des actions revendicatives violentes dans le passé ». Cependant, elle fut bien incapable de fournir aussi bien les dates que l’objet de ces manifestations qui auraient été entachées de violence. Elle n’apporta pas d’éléments matériels prouvant de façon irréfutable l’implication de cette personne dans ces violences urbaines.

Par ailleurs, étant donné que cette personne n’avait jamais été condamnée, l’existence de condamnations pénales pour des faits de violences dans le cadre de manifestations ne pouvait être invoquée comme une condition de possibilité pour être sanctionné en application de la loi de 1955. En effet, l’accent fut mis sur l’expression politique de ce militant qui appelait par voie écrite et orale à la mise en œuvre « d’actions de grèves, de blocages et de sabotages ».

Ainsi, tous ces éléments amenaient-ils les autorités à postuler que ce militant, possédant une capacité de nuisance importante, risquait à court et moyen terme de se retrouver à nouveau associé à « des actions revendicatives violentes », et qu’il fallait, dès lors, prendre les mesures adéquates pour s’en prémunir, en l’occurrence l’interdire de séjour dans un périmètre suffisamment étendu pour l’empêcher de prendre part à des manifestations de rue.

Selon la préfecture, son absence serait a priori un gage de sûreté supplémentaire pour les forces de l’ordre qui n’auraient plus à subir ses comportements jugés inadmissibles. En réalité, si l’autorité préfectorale avait été réellement désireuse de maximiser les chances d’une tranquillité et une sûreté publique pleine et entière au sein de la commune de Rennes les jours de manifestation, une telle mesure aurait dû concerner non pas un seul mais des dizaines de jeunes gens, sinon des centaines, qui avaient pris part aux interactions violentes avec les policiers et gendarmes à Rennes, les 31 mars et 28 avril 2016 ; autant de violences répétées qui justifiaient du point de vue du préfet de recourir dorénavant à la loi du 3 avril 1955. Mais comment une telle décision portant atteinte à une échelle de masse à la liberté constitutionnelle d’aller et venir aurait été politiquement tenable pour l’autorité préfectorale, et a fortiori pour l’État ?

Dès lors, il est probable que ce qui détermina ce jour-là l’agir coercitif des autorités, ce fut moins la volonté d’aider les forces de l’ordre dans l’accomplissement de leur mission sécuritaire en les soulageant de la présence d’un individu présumé dangereux que de profiter de façon opportune de l’état d’urgence pour châtier un militant sans passé judiciaire, ne faisant l’objet d’aucune poursuite pénale, tout en entravant sérieusement son action militante, et ainsi faire un exemple dans l’espoir d’en dissuader d’autres.

Le militant frappé par cette punition extra-judiciaire décida le 23 mai 2016, comme le lui permettait la loi, d’engager une procédure de référé auprès du tribunal administratif de Rennes. Il voulut dénoncer le traitement qui lui était réservé, que son avocate considérait non seulement comme « disproportionné », « arbitraire », mais également comme « un détournement de pouvoir en faisant application du 3° de l’article 5 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’État d’urgence » dont la vocation première est de lutter contre ce qui est désigné sous le vocable polysémique de « terrorisme ». Finalement, admettant qu’en l’absence de manifestation déclarée ou même illégale d’ici à la fin de l’interdiction de séjour, cet arrêté « portait une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir » du militant, le juge administratif des référés décida par voir de conséquence de suspendre l’arrêté du 16 mai 2016, et condamna l’État à lui verser la somme de 500 euros.

Les effets attendus de la proposition de loi dite « anti-casseurs », et notamment sa capacité à prévenir pratiquement les débordements en rendant exemptes les manifestations de la présence nocive des présumés malfaiteurs, sont très discutables.

En effet, ceux qui seraient visés par cette législation nouvelle ne seraient pas a priori ceux que le préfet de police de Paris a désignés à plusieurs reprises, depuis le mois de décembre 2018, comme étant des « casseurs d’opportunité » qui passeraient à l’acte sans avoir prémédité leur geste, sans l’avoir imaginé même, mais qui, « par “désinhibition », « effet d’entraînement », ou encore par « mimétisme », viendraient « à se livrer eux aussi à des violences injustifiables ».

Or, selon les contestations du préfet de police de Paris la grande majorité des « gilets jaunes » qui ont été interpellés à Paris entrent justement dans cette catégorie de personnes encore inconnues des services de renseignement, qui n’avaient aucun passif, aucun antécédent défavorable, et qui a fortiori n’étaient pas susceptibles d’avoir une « mauvaise réputation » auprès des autorités administratives. Aussi, la loi dite « anti-casseurs », même en vigueur, n’aurait pas concerné toutes ces personnes considérées comme des « lampistes » lorsqu’elles comparaissent au tribunal. Elles seraient venues manifester, sans en être empêchées, et peut-être se seraient-elles livrées à des violences. Cela amène à douter fortement de la capacité des pouvoirs publics à « sanctuariser » les manifestations de rue. Au lieu de verser dans la surenchère sécuritaire par le recours à des mesures dérogatoires au droit commun, au risque de remettre en cause le principe d’égalité des citoyens devant la loi, il aurait fallu se rappeler qu’aucune loi ni aucune force de maintien de l’ordre, en France comme ailleurs, ne permet de garantir absolument la sécurité publique.

Ainsi, cette loi de 2019, inscrite à l’ordre du jour en réaction aux violences répétées de Gilets Jaunes, aurait marqué un tournant dans l’histoire de la gestion du maintien de l’ordre en France. En effet, elle introduisait dans le droit commun une procédure jusqu’alors constitutive de l’état d’urgence, régime d’exception, confortant de facto l’idée que l’État se doit de légaliser, de normaliser, de banaliser une « justice d’exception »48 s’il désire réprimer efficacement certaines formes de violences pouvant émaner du corps social, et pas uniquement à l’occasion de périodes d’exception politique lorsque celui-ci est saisi de fortes convulsions.

Ayant pour principale caractéristique l’incrimination des intentions supposées néfastes pour l’ordre public de tel ou tel malfaiteur présumé pour mieux prévenir les violences dans le cadre des manifestations sur la voie publique, elle risquait en définitive de conforter « l’émergence d’un droit pénal substantiel de l’ennemi fondé sur l’anticipation de la répression »49, et de nourrir ainsi ce que Vincent Sizaire désigne comme étant « une proportion à l’arbitraire »50, révélatrice, d’après lui, d’une tradition autoritaire en matière pénale qui tendrait à prendre le pas sur une tradition libérale et républicaine faisant de la liberté et de la sûreté deux principes cardinaux.

Par Hugo Melchior.

1 Vanessa Codaccioni, Répression, L’État face aux contestations politiques, Paris, Éditions Textuel, 2019.

2 Olivier Fillieule, définit la manifestation de rue comme « une occupation momentanée par plusieurs personnes d’un lieu ouvert ou privé qui comporte directement ou indirectement l’expression d’opinions publiques », Stratégie de la rue, Paris, Presses de Science Po, 1997, p. 44.

3 Suite aux violences commises par des militants black bloc, forts de plus de 1 000 membres lors du défilé syndical du 1er mai 2018 à Paris, le sénateur Bruno Retailleau et plusieurs dizaines de ses collègues du groupe Les républicains, majoritaires au Palais du Luxembourg, ont défini une proposition de loi le 14 juin 2018 pour « graver dans le marbre de la loi la possibilité de mettre hors d’état de nuire les casseurs et les agresseurs des forces de l’ordre ».

4 Son appellation exacte est « loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations ».

5 L’intitulé exacte de la loi dite « anti-casseurs » publiée au Journal officiel le 9 juin 1970 est « Loi n°70-480… tendant à réprimer certaines formes nouvelles de délinquance ».

7 Le 24 avril 1970, Léo Hamon, porte-parole du gouvernement, évoqua à la télévision le cas du « musée Lénine » qui, situé rue Marie-Rose à Paris, dans l’appartement où le leader bolchevique en exil avait séjourné de1909 à 1912, avait été récemment saccagé.

8 Philippe Button, « Le PCF et le gauchisme. Acte I. La rencontre (1963-1968) », Revue historique, 2017/4 (n° 684), p. 855-874.

9 Expression du juriste et universitaire Maurice Duverger dans un article in le Nouvel Observateur , 22 avril 1970.

10 Eric Doidy , « Prévenir la violence dans l’activité militante. Trois études de cas », Revue française de sociologie, 2004/3 (Vol. 45), p. 499-527.

11 La loi dite « anti-casseurs » tendrait à s’inspirer également d’un dispositif en vigueur depuis 2006, et qui concerne ici le monde du sport. L’Article L332-16 du code du sport donne en effet la possibilité au préfet d’empêcher par voie administrative à des supporters de football « réputés » pour leurs agissements violents d’accéder physiquement à certaines enceintes où doivent se dérouler des manifestations sportives. Ces interdictions administratives de stades (IAS) apparaissent comme la matrice d’une « répression administrative » qui s’affirmerait de plus en plus depuis la deuxième moitié des années 2000 au détriment du rôle et du contrôle des juges. Voir à ce sujet Vincent Sizaire, « Du stade au laboratoire. Surveiller et punir le supporters, Délibérée, 2019/1 (N°6), p. 38-41.

12 Oliver Cahn, « La répression des « black blocs », prétexte à la domestication de la rue protestataire », Archives de politique criminelle, 2010/1 (n°32), p. 165-218.

13 Résultant de la réunion éphémère d’acteurs politique, appartenant le plus souvent à l’extrême-gauche « extra-parlementaire, anti-capitaliste et anti-fasciste », un black-bloc désigne un type d’action collective matérialisée dans un cortège de militants, habillés en noir pour être anonymes, susceptibles de recourir à l’action directe contre les symboles de l’État ou du capitalisme néolibéral. Francis Dupuis Deri « Penser l’action directe des Black Blocs », Politix, vol. 17, n°68, 2004, p. 79-109.

14 Des militants black-blocs se sont livrés à des exactions dans le quartier du Port-du-Rhin, près du pont de l’Europe: une station-service et du mobilier urbain ont été saccagés ; des bâtiments ont été incendiés, dégradés et tagués.

15 Loi n°2010-201 du 2 mars 2010 renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public, JO, 3 mars 2010, p.4305.

16 Le député précisa que selon le ministère de l’Intérieur , « 5 000 personnes, la moitié de mineurs, appartiendraient à l’une des 222 bandes connues en France » ; il s’agirait de les démanteler avec l’aide de ce projet de loi.

17 « Le 10 mars dernier, une vingtaine d’individus encagoulés, porteurs de bâtons et de barres de fer, faisaient intrusion dans le lycée professionnel Jean-Baptiste Clément de Gagny en Seine-Saint-Denis, saccageaient les lieux et blessaient trois lycéens et une assistante d’éducation ». Rapport n° 1734 de Christian Estrosi, au nom de la commission des lois, déposé le 10 juin 2009.

18 Idem.

19 « Cela ne laissait « guère de doute sur la volonté du législateur de voir l’application de cette disposition s’étendre aux manifestants sur la voie publique ». Oliver Cahn, « La répression des « black blocs », prétexte à la domestication de la rue protestataire », Archives de politique criminelle, 2010/1 (n°32), p. 165-218. Les pouvoirs publics auraient ainsi instrumentalisé sciemment le phénomène « des bandes », pour faire évoluer le droit pénal

20 « Au deuxième semestre 2008, les forces de l’ordre ont décompté pas moins de 200 affrontements entre bandes rivales, dont les trois quarts dans la région parisienne ». Extrait du rapport n° 1734 de M. Christian Estrosi, op.cit.

21 Idem.

22 Manifester de façon revendicative dans l’espace public, contrairement à la grève ou à la liberté de réunion, n’est pas un droit constitutionnel, mais une liberté individuelle strictement encadrée par le Décret-loi du 23 octobre 1935 portant réglementation des mesures relatives au renforcement du maintien de l’ordre public qui oblige notamment les organisateurs à déposer préalablement une demande d’autorisation auprès de la préfecture, et qui implique que cet investissement toléré de citoyens dans l’espace public se fasse sans commission de violence de la part des participants.

23 Art. 222-14-2. – Le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. »

24 Michel Rosenfeld, Antoine Garapon, Démocratie sous stress : Les défis du terrorisme global, Paris, PUF, 2016.

25 Olivier Cahn, ibid.

26 Idem.

27 Idem.

28 L’autorité préfectoral présumerait, essentiellement sur la base d’informations fournies par les services de renseignements sur lesquels aucune justification n’est demandée, les intentions transgressives de certaines personnes : elles se seraient en effet déjà « défavorablement illustrées » dans des manifestations précédentes.

29 « Lorsque, par ses agissements à l’occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes ainsi qu’à des dommages importants aux biens ou par la commission d’un acte violent à l’occasion de l’une de ces manifestations, une personne constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ».

30 Il est à noter qu’une personne n’ayant jusqu’alors jamais fait l’objet d’une poursuite, et a fortiori d’une condamnation pénale, peut être concernée à un moment donné par une telle mesure privative de liberté.

31 Vincent Sizaire, « Des sans-culottes aux gilets jaunes, histoire d’une surenchère répressive », Le Monde diplomatique, avril 2019, p. 4-5.

32 Idem.

33 La proposition de loi prévoyant que la décision d’interdiction de manifester doit être annoncée 48h avant le jour de la manifestation à la personne concernée, la décision du préfet de police peut faire l’objet d’un contrôle de la part du juge administratif si la personne visée par cet arrêté préfectoral décide de faire un recours auprès de ce dernier. Ainsi, il sera possible d’obtenir en référé l’annulation de l’arrêté d’interdiction si le juge considère a posteriori que l’arrêté pris par le chef de l’administration préfectorale n’est pas justifiée, ou jugée disproportionnée, portant par là même atteinte aux libertés de la personne.

34 En suivant les sénateurs LR à l’origine de cet article 2 controversé, il faudrait interdire à un ancien braqueur de bijouterie de pénétrer dans un périmètre déterminé sis autour de toute bijouterie, en raison de son passé de malfrat.

36 Selon la ministre de la Justice (Le Journal du Dimanche, 17 février 2019), au travers ce texte de loi, « ma volonté n’est pas d’entraver la liberté de manifestation, mais de réprimer les casseurs qui la menacent ».

37 Extrait de l’exposé des motifs de la proposition de loi déposé par les sénateurs républicains visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs », 14 juin 2018.

38 Isabelle Sommier considère, à l’instar des forces de police, les membres des SO comme des « spécialistes du maintien de l’ordre » in « La CGT : du service d’ordre au service d’accueil », in Genèses, 12, 1993, pp. 69-88.

39 Le maintien de l’ordre se définit comme « la gestion, par l’autorité administrative, de l’ensemble des rassemblements, hostiles ou non, de personnes sur la voie publique ou dans des lieux publiques, qui vont nécessiter un encadrement par la force publique. Dans la pratique, cela désigne tous les dispositifs à la fois de prévention (…) mais aussi les opérations de rétablissement de l’ordre quand celui-ci est troublé ».H.Vlamynck, « Le maintien de l’ordre: manifestations, réunions publiques et attroupements », AJ Pénal, Dossier, n°7-8 /2009, p. 289

40 Isabelle Sommier, « La scénographie urbaine des manifestations syndicales : le service d’ordre de la CGT à Paris », Les Annales de la recherche urbaine, N°54, 1992, pp. 105-112.

41 Apparu lors de la mobilisation contre la loi travail au printemps 2016, le « cortège de tête » représente un phénomène politique surtout à Paris mais aussi à Rennes et Nantes. Ce cortège « qui ne dépend de personne en particulier » remet en cause la façon dont les manifestations sont habituellement organisées en contestant aux directions syndicales le monopole de la tête de cortège considérée comme leur domaine réservé. L’enchâssement du « black-bloc » » dans le « cortège de tête » conduit à ne plus distinguer, à ne plus séparer le temps de la manifestation de celui de l’émeute.

42 Comme l’a rappelé la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, (Journal du Dimanche 17 février 2019), « toutes les interpellations ne donnent pas lieu à des gades à vue et toutes les gardes à vue n’aboutissent pas à des poursuites ou à des déferrements ».

43 Cf à ce sujet ce que dit Le Comité invisible in Maintenant, La Fabrique, 2017.

44 Alliance (31,84 %) et SGP-FO (34,44 %).

45 L’auteur de ces lignes en a fait l’expérience.

46 Le militant pouvait faire l’objet d’une poursuite sur le plan pénal s’il décidait de se soustraire à l’interdiction. Il risquait jusqu’à 6 mois d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende.

47 Dans le cadre de la loi dite « anti-casseurs » de 2019, cette stratégie de la préfecture sera normalement interdite étant donné que la notification de l’arrêté devra être adressée à la personne concernée au moins 48 heures avant la manifestation afin que cette dernière puisse, si elle le désire, faire un recours auprès du juge des référés.

48 Vanesse Cadoccioni, Justice d’exception. L’État face aux crimes oolitiques et terroristes, Paris, CNRS éditions, 2013.

49 Oliver Cahn, « La répression des « black blocs », op. cit..

50 Vincent Sizaire, « Des sans-culottes aux gilets jaunes, histoire d’une surenchère répressive », op.cit ;.

Gilets jaunes : à défaut de justice sociale, une justice expéditive

© Patrice CALATAYU

Les méthodes orwelliennes du gouvernement dans la gestion du mouvement des gilets jaunes ne cessent de stupéfier. Repris en chœur par les médias, le mot d’ordre au sein de l’exécutif est à la criminalisation du mouvement. Loin de reprendre la main sur la situation du pays, cette stratégie de judiciarisation de la contestation traduit une ultime manœuvre d’un gouvernement en difficulté et sur la défensive. Dans un moment critique comme celui que traverse le pays, il est intéressant de constater une certaine porosité entre sphère judiciaire et exécutive, maintien de l’ordre et justice. Face aux gilets jaunes, les différentes instances semblent amenées à agir comme un seul homme et à s’exprimer d’une seule voix.


Crispation judiciaire et ingérence de l’exécutif

Plus de 8000 arrestations, 7500 gardes à vues, 1796 condamnations, plus de 350 personnes incarcérées, tels sont les chiffres éloquents de la répression judiciaire du mouvement des gilets jaunes à la mi-février. Une justice au caractère exceptionnel et sur laquelle la pesanteur de l’exécutif se fait sentir, le tout de façon quasiment assumé. Emmanuel Macron, l’élu, en un sens électoral, presque biblique, était censé être celui qui renverse l’ordre politique établi pour faire éclater une situation de blocage, de paralysie sociale. Un an et demi plus tard, les voilà devenus, lui et son gouvernement, les synonymes d’une répression aussi brutale que décomplexée.

La crainte de répercussions sur les élections européennes entraîne une volonté de casser le mouvement par un usage dégradant et abusif de l’appareil juridique. Les interprétations avancées pour légitimer cette justice sommaire sont au mieux accommodantes, voire idéologiques ou instrumentales. Les vagues d’arrestations préventives, pour rappel, 5 000 gardes à vues lors de la seule mobilisation du 8 décembre 2018, dont une infime partie (la plupart des gardes à vues étant établies sur des motifs insuffisants), ont été prises en charge en comparution immédiate dans les tribunaux correctionnels.

Mis en défaut par les gilets jaunes, son véritable adversaire politique, le gouvernement Macron a choisi de traiter le problème sur le terrain du judiciaire. Court-circuitant les racines socio-politiques du mouvement, l’exécutif entame une campagne de criminalisation en même temps que de judiciarisation de la contestation. Il est bien plus aisé de sensibiliser l’opinion publique sur une dialectique de la radicalisation, de l’extrémisme ou de la violence, une fois qu’on a extrait le contexte socio-politique explosif dans lequel tous ces phénomènes s’inscrivent. Derrière le paravent éhonté du « maintien de l’ordre » se tient tout un attirail répressif qui a pour but de neutraliser cet ennemi politique, dont il serait difficile de venir à bout par des moyens plus démocratiques et conventionnels.

Derrière le paravent éhonté du « maintien de l’ordre » se tient tout un attirail répressif qui a pour but de neutraliser cet ennemi politique, dont il serait difficile de venir à bout par des moyens plus démocratiques.

Cet octroi inavoué, quoique assumé, d’un arsenal juridique spectaculaire ne saurait durablement faire illusion. Il trahit une impuissance à faire émerger une solution politique à une sortie de crise des gilets jaunes. Les moyens mis à l’œuvre, dans le discours comme dans l’exercice du pouvoir, auraient été difficilement imaginables dans le pire des scénarios. Ils sont le symbole d’un exécutif mis en échec et acculé à une situation de repli, qui réagit, dans les mots comme dans les faits, de manière presque caricaturale.

Pour n’en citer qu’un, Emmanuel Macron, déjà coutumier du fait, multiplie les petites formules culpabilisantes. Le président français s’est désormais rendu spécialiste en la matière. C’est en effet une drôle de conception de la complicité qui est diffusée par le Président, qui assimile tous les manifestants à des « complices du pire » s’ils se rendent à des manifestations dans lesquelles il y aurait de la violence.

L’exécutif semble avoir à cœur de dégager l’image d’un gouvernement qui fait front, sorte de rempart qui « garde le cap ». Mais cette image doit aussi composer avec le paradoxe suivant : censé incarner le parti du progrès et des réformes, il en incarne aujourd’hui la rigidité face à ses nombreux détracteurs. Persuadés de leur supériorité intellectuelle, Macron et les représentants LREM persistent dans cette curieuse stratégie qui vise à croire que c’est en agissant brutalement et sans faire cas de l’hostilité d’une large partie de la population qu’on peut répondre à un mouvement social d’une telle ampleur.

Une dérive autoritaire à peine masquée

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Le décalage entre l’attitude du Premier ministre, fier d’annoncer des chiffres qui ne présagent rien d’autre qu’une impasse politique dans laquelle se trouve son gouvernement, et l’inquiétude que devrait susciter de telles statistiques pour l’état de la démocratie en France, a de quoi interpeller. À défaut de pouvoir se vanter d’avoir trouvé une issue politique à une sortie de crise des gilets jaunes, Édouard Philippe se vante de chiffres annonciateurs d’une justice expéditive et instrumentalisée par son gouvernement. Des peines spectaculaires sont distribuées dans une volonté de faire exemple, comme dans le cas de ce manutentionnaire de 28 ans qui s’est vu condamné à purger une peine de six mois pour avoir partagé un statut Facebook.

Selon les informations rapportées par le Canard enchaîné, les magistrats ont reçu pour instruction d’inscrire les manifestants interpellés au sein du fichier des « traitements d’antécédents judiciaires » (TAJ), sur la seule base de détention de lunettes de piscine pour se protéger d’éventuels jets de gaz lacrymogène. Le parquet est entre autre encouragé à retarder le plus possible la remise en liberté des manifestants interpellés afin d’éviter qu’ils ne reviennent renforcer les rangs de la mobilisation. Ce genre de recommandations révèle bien une volonté d’instrumentaliser la justice à des fins politiques. Les interpellations préventives se fondent sur l’intentionnalité présumée de manifestants (article 222-14-2 du Code pénal), c’est à dire qu’il est sous-entendu à partir du port d’un masque ou de lunettes protectrices, une intention de nuire à l’ordre public.

Il est d’autant plus étonnant que les arrestations préventives débutent avant même qu’aucun incident ne soit déclaré, comme c’est arrivé au matin du 8 décembre lors de la mobilisation parisienne. Sur ces même mobilisations ont été déployées des unités d’intervention de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI), dont la formation n’implique pas le maintien de l’ordre. Ces unités sont plutôt familières de l’anti-terrorisme, ce qui peut paraître aussi bien disproportionné, que cohérent, dans une logique de criminalisation du mouvement des gilets jaunes.

« Lorsqu’on interpelle des gens qui n’ont rien fait, simplement parce que l’on considère qu’ils ont des intentions dangereuses, on change de régime, on change de paradigme ».

La garde des sceaux a laissé pour instruction aux procureurs lors des mobilisations du 1er décembre 2018 d’effectuer des contrôles d’identité sur de larges périmètres, sans pour autant qu’il soit nécessaire de saisir un objet pouvant servir d’arme. Bien que Nicole Belloubet réfute que ces procédures d’exception soient taxées « d’arrestations préventives », ce n’est pas l’avis d’Arié Alimi, avocat du Bureau national de la ligue des droits de l’homme, qui déclare dans une interview rapportée par Franceinfo :

« Je ne peux pas dire que faire du préventif soit quelque chose de nécessaire. On ne justifie jamais les fins par les moyens […] Aujourd’hui, interpeller quelqu’un, c’est uniquement quand il a commis un acte délictuel ou criminel, et là, on a interpellé des gens qui voulaient simplement aller manifester. Lorsqu’on interpelle des gens qui n’ont rien fait, simplement parce que l’on considère qu’ils ont des intentions dangereuses, on change de régime, on change de paradigme […]. Dès le départ, aller perquisitionner des voitures qui se dirigent vers des villes où il y a une manifestation, pour moi, il y a déjà une problématique de régularité de la procédure. Un manche de pioche, ce n’est pas forcément une arme. Ça peut être une arme par destination si on l’utilise comme telle mais trouver un manche de pioche dans un véhicule, ça n’est pas une infraction ».

Malgré des atours d’agissements en faveur du maintien de l’ordre public, il paraît évident que des manifestants ont été arrêtés pour seul fondement qu’ils avaient l’intention de manifester, au nom de la liberté d’aller et venir garantie par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Si cette liberté individuelle ne doit subir d’entorse juridique qu’au motif d’un risque de trouble à l’ordre public, l’interprétation qui en est faite paraît largement démesurée. La liberté de la presse a également été entravée au nom de cette sauvegarde de l’ordre public pour laquelle il conviendrait, semble-il, de tout sacrifier.

Permettre la demande sécuritaire d’une main, intimider de l’autre

Cette stratégie du gouvernement de dissuasion par la peur est indissociable d’une stratégie d’apparaître dépositaire de l’ordre comme fin en soi, faisant le choix d’un recroquevillement sécuritaire. Mais lorsque Loïc Prudhomme, député LFI, se retrouve matraqué au sein d’une manifestation, loin de représenter un affront à l’ordre républicain, il s’agit pour le ministre de l’Intérieur d’une situation certes regrettable, mais qui s’explique par la présence injustifiée d’un député au sein d’une manifestation de gilets jaunes.

Il réside une volonté d’ôter la dimension populaire et potentiellement sympathique des manifestations, en même temps que de rendre acceptable une dimension exemplaire et punitive de la répression menée par Emmanuel Macron.

La mise en œuvre d’un discours articulé autour du risque de violence et de désordre public fait le lit de l’opinion publique pour tolérer d’éventuelles largesses de la part de l’exécutif, que ce soit sur le déroulement habituel des processus juridiques, ou sur l’usage de l’appareil policier. Qualifier la contestation de forme d’extrémisme, en montant en épingle un caractère supposément violent et intrinsèque des manifestants, permet de disqualifier les mobilisations. Il réside une volonté d’ôter la dimension populaire et potentiellement sympathique des manifestations, en même temps que de rendre acceptable une dimension exemplaire et punitive de la répression menée par Emmanuel Macron. En face de « l’ultra violence » que voit le ministre de l’Intérieur dans les mobilisations, quoi de mieux que d’opposer une « ultra fermeté » ?

Hors des mobilisations hebdomadaires, les gilets jaunes des ronds-points risquent entre 1300 euros et 1500 euros d’amende et jusqu’à deux ans d’emprisonnement, sur le motif d’entrave à la circulation. En même temps qu’une provocation humiliante, le choix du gouvernement d’aborder un mouvement de contestation pacifique et citoyen par le biais du prisme juridique vise à amoindrir la portée sociale de ces actions de blocage. “Le gouvernement a donné pour consigne de nous criminaliser et de nous judiciariser individuellement. C’est une manière de faire taire notre mouvement”, comme en témoigne Thierry Dechaume, dans Le Figaro.

Une continuité de mots et d’actions entre l’exécutif et le judiciaire qui interroge

Il réside une confusion entre les missions de maintien de l’ordre, incombant au pouvoir exécutif, et celle de justice, qui devrait être l’affaire exclusive du pouvoir judiciaire, constituant ainsi un autre dysfonctionnement institutionnel mis en lumière par le mouvement des gilets jaunes.

Le zèle avec lequel le parquet s’exécute en distribuant des peines délirantes à l’encontre de citoyens venus faire entendre leur opinion est inversement proportionnel à la considération des violences policières qui mutilent des citoyens chaque samedi.

Le zèle avec lequel le parquet s’exécute en distribuant des peines délirantes à l’encontre de citoyens venus faire entendre leur opinion est inversement proportionnel à la considération des violences policières qui mutilent des citoyens chaque samedi. L’usage prouvé du LBD ou des grenades de désencerclement, vidéos à l’appui, en violation des règles prévues à cet effet, crée un sentiment d’impunité, qui est vécu par les manifestants et les Français qui les soutiennent comme une incroyable injustice. L’exemple sûrement le plus emblématique demeure l’usage, filmé, de violences arbitraires contre des manifestants par le commandant divisionnaire Didier Andrieux, qui seront balayées d’un revers de main par le procureur de Toulon, estimant qu’il s’agissait d’un recours à la violence exercé « proportionnellement à la menace ».

L’arrestation largement politique et symbolique d’Eric Drouet, figure des gilets jaunes, a été vécue comme une provocation, un message de l’exécutif, pour certains gilets jaunes. La mise en garde à vue excessive et les faits qui lui sont reprochés (organisation non déclarée d’une manifestation), ont souvent été mis en parallèle avec la mansuétude judiciaire dont a bénéficié à l’opposé Alexandre Benalla.

Depuis les mobilisations de décembre, les parquets font dans la répression de masse. Les procédures d’urgence et d’exception devenues monnaie courante débouchent sur des condamnations à l’emporte pièce. Cette mise au pas du parquet par l’exécutif est d’autant plus étonnante qu’elle semble se faire sans résistance particulière et en donnant un sens plus que controversé à une application audacieuse du droit pénal. Cette confusion des registres fait resurgir le risque d’une justice quantitative obéissant à un impératif politique de rétablissement de l’ordre plutôt que d’application d’une justice indépendante.

La castration chimique obligatoire : une proposition dangereuse

Commons
Tarquin en Lucrèce, 1575, Rijksmuseum, Amsterdam

La castration chimique est devenue une antienne de la sphère politique, surtout à droite, dès qu’un fait divers de mœurs est saisi par les médias. Pourtant, loin d’être efficace pour prévenir la récidive et protéger les victimes de viol et d’agression sexuelle, cette proposition est à la fois inhumaine et dangereuse.


Le 2 mai 2018, Laurent Wauquiez, président des Républicains, déclarait dans une interview à 20 Minutes, suite au viol et au meurtre d’Angélique, vouloir rendre obligatoire la castration chimique pour les violeurs. Il assurait même que les Républicains allaient déposer une proposition de loi afin de faire évoluer la législation.

Tout d’abord, il convient de préciser que le terme « castration chimique » n’est pas utilisé par les médecins : il serait trop violent, rappellerait une forme de contrition et induirait un caractère définitif, alors que ce traitement est réversible. Les professionnels prescrivant ces injections trimestrielles ou ces comprimés préfèrent l’appellation « traitement inhibiteur de libido ».

Toutefois, le terme de « castration chimique » semble approprié pour qualifier la violence et la dimension expiatoire de cette disposition dans notre droit pénal, prouvant encore une fois, si c’était nécessaire, qu’il faut se méfier des volontés politiques qui se prétendent protectrices des femmes lorsqu’elles émanent de l’aile droite de la droite. En effet, cette proposition apparaît non seulement d’une utilité réduite, mais elle est encore inhumaine voire dangereuse.

La castration chimique obligatoire, une proposition à l’utilité contestable

La proposition de M. Wauquiez semble peu pertinente car cette disposition est déjà présente dans notre droit, sous une forme différente. En outre, la castration chimique transformée en peine se verrait critiquée en tant que telle. Enfin, elle n’est efficace que pour de rares profils d’agresseurs.

Une proposition peu utile car déjà existante

La castration chimique est d’ores et déjà possible dans notre droit. La loi du 10 mars 2010 « tendant à amoindrir le risque de récidive criminelle » a modifié l’article 706-47-1 du code de procédure pénale (CPP), désormais rédigé ainsi : « Les personnes condamnées pour l’une des infractions mentionnées à l’article 706-47 peuvent être soumises à une injonction de soins prononcée soit lors de leur condamnation, dans le cadre d’un suivi socio-judiciaire, […] soit postérieurement à celle-ci, dans le cadre de ce suivi, d’une libération conditionnelle, d’une surveillance judiciaire ou d’une surveillance de sûreté […]. Lorsqu’une injonction de soins est ordonnée, le médecin traitant peut prescrire un traitement inhibiteur de libido […] » Le prononcé d’une injonction de soins pouvant être un traitement inhibiteur de libido est donc soumise à deux conditions : la condition de fond relative à la nature de l’infraction et une condition de procédure.

Concernant la condition relative à l’infraction, cet article ouvre le chapitre dédié à « la procédure applicable aux infractions de nature sexuelle et de la protection des mineurs victimes » et recouvre les dossiers où des mineurs (enfants de moins de dix-huit ans) sont victimes d’infractions allant du délit d’atteinte sexuelle (pénétration avec consentement de la victime punie de cinq ans d’emprisonnement) au crime d’assassinat accompagné de tortures ou d’actes de barbarie passible de la réclusion criminelle à perpétuité en passant par le proxénétisme.

En somme, tous les auteurs d’infractions aux mœurs commises sur des mineurs sont susceptibles de se voir prononcer une injonction de soins par un juge. M. Wauquiez compte-t-il l’étendre à tous les auteurs de viol, même pour les victimes majeures ? Faute de précisions supplémentaires, impossible d’écarter ce scénario.

« tous les auteurs d’infractions aux mœurs commises sur des mineurs sont susceptibles de se voir prononcer une injonction de soins par un juge »

La condition de procédure recouvre quant à elle deux situations. Si on imagine que la procédure pénale suit une chaîne temporelle allant de la commission de l’infraction à la purgation de la peine en passant par le jugement, la castration chimique intervient soit au milieu de la chaîne soit vers la fin. En effet, le juge peut, lors du jugement de condamnation, en complément d’une peine de prison et/ou d’amende ou à titre principal, prononcer une injonction de soins, commuée par le médecin en traitement inhibiteur de libido.

Mais cette injonction peut être prononcée par un autre juge que celui qui a prononcé la condamnation : le juge d’application des peines (JAP). Cette injonction fait l’objet de ce qu’on pourrait qualifier de contrat entre le JAP et le condamné : « soit vous suivez ce traitement, et dans ce cas-là vous pourrez sortir de prison plus tôt, soit vous ne le suivez pas et vous exécutez les neuf mois qu’il vous reste à purger en prison. Si vous interrompez le traitement, je vous replacerai en détention. » Le choix est donc possible en théorie, mais les possibilités limitées.

La castration chimique existe donc déjà dans notre droit, et sur la base d’un volontariat… limité, car il conditionne pour certains la sortie anticipée de prison, procédure habituelle en fin de peine. On ne peut toutefois pas reprocher à M. Wauquiez d’avoir oublié l’existence de cette procédure : en 2009, lors de l’élaboration de la loi, ses collègues de l’UMP avaient réussi à faire voter par l’Assemblée Nationale la castration chimique obligatoire. Cela avait été modifié par le Sénat, où l’UMP était pourtant le premier groupe parlementaire (147 sièges sur 343, le second étant le PS avec 115 sièges) et où la droite plus généralement détenait 55% des sièges. Encore une preuve que le Palais du Luxembourg, régulièrement critiqué pour son conservatisme, a le mérite d’être moins sensible que les élus directs du peuple au chant des sirènes de la démagogie pénale.

Une proposition peu utile en tant que peine alourdie

Dans l’esprit de M. Wauquiez, la castration chimique obligatoire inspirerait une telle crainte dans l’esprit du violeur ou agresseur potentiel que cela le dissuaderait de commettre l’infraction. Pourtant, il est reconnu depuis le siècle des Lumières que la lourdeur de la peine n’a qu’un effet dissuasif minime, contrairement à la certitude d’être puni. Cesare Beccaria l’avait déjà remarqué concernant la peine capitale : « Quand l’expérience de tous les siècles ne prouverait pas que la peine de mort n’a jamais empêché les hommes déterminés de nuire à la société ; […] il suffirait de consulter la nature de l’homme, pour sentir cette vérité. […] La terreur que cause l’idée de la mort, a beau être forte, elle ne résiste pas à l’oubli si naturel à l’homme, même dans les choses les plus essentielles, surtout lorsque cet oubli est appuyé par les passions. […] La peine de mort infligée à un criminel n’est pour la plus grande partie des hommes qu’un spectacle, ou un objet de compassion ou d’indignation. Ces deux sentiments occupent l’âme des spectateurs bien plus que la terreur salutaire que la loi prétend inspirer. […] Il arrive au spectateur du supplice la même chose qu’au spectateur d’un drame ; et comme l’avare retourne à son coffre, l’homme violent et injuste retourne à ses injustices. » (Des délits et des peines, 1764)

« Comme l’avare retourne à son coffre, l’homme violent et injuste retourne à ses injustices. » (Cesare Beccaria, Des délits et des peines, 1764)

S’il faut chercher une cause de fond pour la commission des infractions sexuelles et du sentiment d’injustice inspirant la soif de vengeance de nos concitoyens, il s’agira plutôt d’aller chercher du côté du sentiment d’impunité des agresseurs.

Une proposition peu utile car ne traitant que partiellement les causes des agressions

Le traitement inhibiteur de libido permet de tempérer les pulsions sexuelles des individus. Cela apaise donc la composante purement physique voire physiologique de l’acte du viol ou de l’agression. Mais ce traitement sur le corps du condamné est indispensablement doublé d’une thérapie sur sa personnalité. Ainsi, dans un entretien donné à Ouest France le 3 mai 2018, le psychiatre Roland Coutanceau précise que les médecins « utilise[nt] l’effet du médicament qui permet au patient d’être moins obsédé par ses fantasmes et permet d’installer une thérapie qui vise à leur permettre de contrôler eux-mêmes leur comportement. » La castration chimique n’est donc qu’une première étape vers un véritable traitement visant à éradiquer les causes de long terme des agressions.

« L’agression sexuelle n’est pas qu’une question d’hormones, c’est un comportement humain. L’agression sexuelle, c’est aussi, par exemple, une affaire de toute puissance. […] La castration chimique donne de la sexualité humaine une image fausse : « je fantasme, donc je ne peux pas me contrôler ».

En outre, ce traitement déjà partiel n’est intéressant que pour un profil très particulier d’agresseurs : ceux soumis à des pulsions irrésistibles. M. Coutanceau est le premier à souligner cette incomplétude : « L’agression sexuelle n’est pas qu’une question d’hormones, c’est un comportement humain. L’agression sexuelle, c’est aussi, par exemple, une affaire de toute puissance. […] La sexualité transgressive, c’est un comportement dont seulement l’une des composantes est liée à un excès de fantasmatique ou à un non-contrôle d’une obsession sexuelle. La castration chimique donne de la sexualité humaine une image fausse : “je fantasme, donc je ne peux pas me contrôler” ».

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Barbe Bleue, figure mythique du monstre tueur de jeunes filles. Gravure de Gustave Doré, 1862.

Enfin, les psychiatres précisent que ce traitement ne peut être pris à vie car il peut entraîner des effets secondaires pouvant nuire à la santé du condamné : ostéoporose, risques d’embolie pulmonaire, dépression, incompatibilité avec les traitement pour la psychose… Or, l’Observatoire International des Prisons estime que les personnes incarcérées ont six fois plus de risques de suicider que le reste de la population, et vingt fois plus de risques d’être atteint d’une pathologie psychiatrique.

Ce traitement pose donc un sérieux dilemme aux médecins : ne créerait-il pas plus de mal que ce qu’il n’en règle, contrairement au principe fondamental du serment d’Hippocrate primum est non nocere (« avant tout, ne pas nuire ») ? Ce traitement est d’autant plus susceptible d’entrer en contradiction avec le code de déontologie des médecins qu’il est inhumain et pose de sérieuses questions sur sa conformité avec les droits fondamentaux.

La castration chimique obligatoire, une proposition peu respectueuse des droits fondamentaux

La castration chimique est déshumanisante car elle revient à nier la capacité des individus à contrôler leur corps. En soi, toute action sur le corps même du condamné est une violence inacceptable. En France, comme dans tous les États de droit, les peines de prison ne devraient être que la privation de la liberté d’aller et venir et seulement la privation de cette liberté. Malheureusement, nos concitoyens semblent attendre de la peine qu’elle humilie le condamné, qu’elle le prive non seulement de sa liberté, mais aussi de sa dignité.

D’où les discours récurrents sur « la prison [infestée par les rats, les puces, les cafards, la gale et avec un siège de toilette pour quatre détenus], c’est pas le Club Med ! », qu’une enquête de la fondation Jean Jaurès en collaboration avec l’Ifop publiée le 10 avril 2018 ne fait qu’attester : 50% des personnes interrogées estiment que les détenus bénéficient de trop bonnes conditions de détention, contre 18% en 2000.

Dans le même ordre d’idées, quoique moins rigoureux statistiquement, à la question « Êtes-vous favorable à la castration chimique pour les coupables de viol(s) ? » posée par le chatbot Messenger du vidéaste Hugo Travers le 3 mai 2018, sur les 6722 participants (très probablement, sans qu’il soit possible de le prouver, dans la sphère jeune, progressiste et éduquée de la population française), 43% ont répondu « oui », pour une minuscule majorité (50%) de « non » et 7% de personnes « sans opinion ».

« 50% des personnes interrogées estiment que les détenus bénéficient de trop bonnes conditions de détention »

Si le caractère déshumanisant de la castration chimique ne semble pas émouvoir plus que ça nos concitoyens, la proposition de loi, si elle venait à se concrétiser, apparaît toutefois difficilement conciliable avec de nombreux droits protégés par notre Constitution et par nos engagements internationaux.

Une conciliation difficile avec nos exigences constitutionnelles et conventionnelles

Il semble que la castration chimique porte atteinte à la prohibition des traitements inhumains ou dégradants, à la dignité humaine, et au droit au respect de la vie privée.

L’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention ESDH) de 1950 prohibe la torture, les peines ou les traitements inhumains ou dégradants. La Cour européenne des droits de l’homme adopte une interprétation large des comportements des autorités publiques susceptibles de constituer des traitements inhumains. Le 1er juin 2010, réunie en grande chambre, elle n’a pas hésité à condamner l’Allemagne sur ce fondement dans un cas où des policiers avaient simplement menacé un individu soupçonné de commettre des mauvais traitements sur lui afin d’obtenir son aveu. Comment imaginer que la Cour, qui condamne de simples menaces, puisse accepter l’administration forcée d’un traitement ?

La dignité de la personne humaine, consacrée par le Code civil (article 16), a acquis le statut de principe à valeur constitutionnelle par la décision du Conseil Constitutionnel rendue le 27 juillet 1994 sur les lois bioéthiques. Or, infantiliser une personne adulte et responsable pénalement en le forçant à prendre un traitement hormonal sans son consentement apparaît irréconciliable avec le droit de chacun au respect de sa dignité.

Le droit au respect de la vie privée et familiale est protégé par plusieurs normes. La loi française, via l’article 9 du code civil proclame que « Chacun a droit au respect de sa vie privée ». Au niveau conventionnel, supérieur à la loi selon notre hiérarchie des normes, l’article 8 de la Convention ESDH encadre aussi le droit à une vie privée et familiale normale. Enfin, ce droit a acquis une protection suprême avec la décision du Conseil constitutionnel du 18 janvier 1995 qui lui accorde le statut de principe à valeur constitutionnelle. Or, la castration chimique, en privant l’individu de ses pulsions, affecte nécessairement sa vie sexuelle, composante de sa vie privée.

Toutefois, les droits des détenus n’émeuvent que modérément nos concitoyens et nos décideurs politiques. C’est pourquoi il faut insister sur la dangerosité de cette proposition pour notre société.

La castration chimique obligatoire, une proposition dangereuse

La castration chimique obligatoire ne répond pas du tout aux causes sociales, morales ou culturelles du viol.

Ces causes sociales sont évidemment présentes lorsque les victimes sont des femmes adultes. Quid du viol lors d’une soirée ? Quid du « droit de cuissage » sur les nouvelles venues dans certains milieux associatifs et/ou étudiants ? Quid du viol entre conjoints / concubins / partenaires de PACS ? Quid d’un certain producteur de cinéma profitant de sa toute-puissance pour faire du chantage sexuel à de jeunes artistes en situation de précarité ?

Ces situations sont-elles vraiment causées par les pulsions des agresseurs ? Ou par leur sentiment d’impunité ? Une expérimentation menée en 2016 par Massil Benbouriche, docteur en psychologie et en criminologie, révèle que près d’un tiers des hommes interrogés seraient prêts à commettre un viol s’ils étaient absolument certains de ne pas être poursuivis.

Outre l’incapacité de la castration chimique à répondre à la dimension psychologique de l’agression, elle ne permet pas de mettre fin au phénomène nommé par les théories féministes « culture du viol », c’est-à-dire l’acceptation, la relativisation, la banalisation du viol permises par la société. Espérer répondre aux violences sexistes et sexuelles par la castration chimique évoque surtout la volonté d’enlever la paille dans l’œil du voisin sans voir la poutre dans le nôtre. La castration déresponsabilise les violeurs – « je n’y peux rien, c’est les pulsions ! » – au lieu au contraire de les responsabiliser – « je peux contrôler mes pulsions par respect pour la victime potentielle et je n’outrepasserai pas son consentement ».

Enfin la castration chimique peut certes constituer une délivrance pour les pédophiles. Mais si on levait le tabou de la pédophilie afin de prévenir le crime plutôt que d’alourdir la répression ? Ne serait-ce pas in fine plus favorable aux potentielles victimes ?  Comme le précise Latifa Bennari, présidente de l’association « L’Ange Bleu » et elle-même ancienne victime de pédocriminalité : « En France, la prévention se limite à celle de la récidive. […] C’est attendre que des pédophiles commettent des infractions sexuelles et que certaines d’entre elles soient signalées à la police et que certains de leurs auteurs soient condamnés à suivre un traitement. »

C’est pourquoi l’association organise des groupes de paroles entre d’anciennes victimes et des pédophiles abstinents ou « ex-criminels ». En effet, « le dialogue avec les victimes permet une prise de conscience des dégâts potentiels, en cas de premier passage à l’acte pour les uns ou d’une récidive pour les autres. Une méthode révolutionnaire qui a fait ses preuves et a constitué un vrai garde-fou pour des milliers de pédophiles. »

Ce n’est donc pas en castrant vingt « monstres » qu’on va éviter aux femmes ou aux enfants de se faire violer par leur proche. Sans doute vaudrait-il mieux prévenir que guérir. Éduquer plutôt que déresponsabiliser. Dialoguer plutôt que réprimer. Il est bon que la castration chimique existe, car cela permet à certains auteurs de se libérer de leurs pulsions. Mais l’imposer entre outrepassant le consentement du condamné semble inhumain, inutile et dangereux si cela permet au législateur tel Ponce Pilate de se laver les mains en négligeant la prévention du crime.

La proposition de M. Wauquiez est tellement inquiétante en matière de droits et libertés pour nos concitoyens qui se sont écartés du droit chemin et de sexisme à l’œuvre dans notre société qu’on en vient à espérer qu’il ne s’agisse que d’un effet d’annonce.

Crédits :

Tarquin et Lucrèce, 1575, Rijksmuseum, Amsterdam.  https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Tarquinius_en_Lucretia_Rijksmuseum_SK-A-1287.jpeg#/media/File:Tarquinius_en_Lucretia_Rijksmuseum_SK-A-1287.jpeg

Barbe Bleue, par Gustave Doré, 1862. https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Barbebleue.jpg

 

Une prison condamnée ? Entre réforme illusoire et privatisation

Alors que l’exécutif a dévoilé début mars un ambitieux projet de réforme de la prison qui se veut une restructuration du système carcéral français, la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté a publié ce 28 mars son rapport annuel, qui dresse un bilan mitigé de l’état de la prison. L’occasion de s’interroger sur l’intérêt du gouvernement à réformer un système en crise depuis longtemps, dans un contexte propice à la réinsertion de la prison dans le domaine de la loi.


La prison comme enjeu politique

Le 9 mars, le premier ministre Édouard Philippe et la garde des sceaux Nicole Belloubet ont présenté la nouvelle réforme de la Justice, restitution de 5 mois de travaux visant à réformer en profondeur le système carcéral français.

Parmi les principaux axes de la réforme concernant le domaine de la prison, se distinguent notamment la fin des partenariats public-privé pour la construction des prisons, et la décision que les peines de 1 à 6 mois s’effectueront en dehors de l’établissement de détention, via le développement des travaux d’intérêt général. Ainsi, le fond de cette réforme apparaît être la limitation du recours systématique à la détention, en particulier dans le cas des courtes peines, pour lesquels la détention est synonyme de désocialisation et de risque de récidive.

La réforme semble audacieuse, ayant pour mérite de mettre en exergue la crise dans laquelle s’embourbe le système carcéral depuis de trop nombreuses années. La prise en charge politique du système carcéral n’a jamais été véritablement lisible, et s’est toujours opérée de manière sporadique. Pour cause, la prison a longtemps été vue comme un enjeu non politique. L’institution carcérale était alors un établissement total, en rupture avec le reste de la société, et la mise à l’agenda n’était pas profitable politiquement. Le rôle de diffusion d’informations sur la prison est par ailleurs un certain temps resté sans acteurs. Cela explique le fait que le droit pénitentiaire ait été aussi longtemps de nature réglementaire, intervenant uniquement par nécessité budgétaire ou immobilière.

À partir de 1973, le droit européen a permis le désenclavement progressif du normatif pénitentiaire en élaborant des standards internationaux, qui, bien que non contraignants, ont incité à la comparaison entre États. De plus, l’accroissement de la lisibilité du phénomène de la délinquance en col blanc a conditionné la prise en compte de la prison comme objet politique, puisque l’appartenance sociale avantageuse de ces condamnés, bien qu’ils soient minoritaires, a permis à leurs revendications d’avoir un écho.

Le Parlement a peu à peu investi la question du système carcéral, notamment avec l’instauration du droit de visite en prison des parlementaires. L’analyse de la prison à travers le prisme de la question des droits de l’homme a achevé d’en faire un dossier politique.

En devenant un enjeu politique, la prison est aussi devenue un « vecteur de réactivation de concurrences institutionnelles préexistantes entre pouvoir législatif et exécutif »¹, comme le décrit Jeanne Chabal. Ces concurrences limitent une réelle réflexion sur l’intérêt de la prison, alors même que la situation carcérale française demeure critique avec une surpopulation carcérale de 116 % au 1er février 2018, dont 1 569 détenus sur un matelas à même le sol.

L’administration pénitentiaire prend en charge environ 250 000 personnes pour un budget annuel de 2,79 milliards hors pensions. 36 prisons ont d’ailleurs été condamnées par la justice française ou par la Cour européenne des droits de l’homme en raison de leurs conditions dégradantes de détention. Cette situation est source de tensions qui se manifestent à intervalles réguliers, par exemple par des grèves de surveillants, non sans conséquences sur les détenus. 

Réforme des chantiers de la Justice : un écran de fumée ?

Si la réforme entend endiguer la surpopulation des prisons françaises, elle est aussi pensée en rupture avec la vision utilitariste de la peine. Mais se focaliser sur les courtes peines, est-ce vraiment le plus important, alors que d’après l’avocat Éric Dupond Moretti, « jamais les peines n’ont été aussi lourdes » ? La détention sera moins systématique, mais en sera d’autant plus rédhibitoire, creusant encore plus un fossé entre le condamné et la société. Le syndicat de la magistrature a d’ailleurs exprimé dans un communiqué son inquiétude quant aux conséquences de la réforme sur l’emprisonnement ferme.

En effet, la décision que les peines de plus d’un an s’effectueront en détention font de cette durée une peine couperet. Les peines de plus d’un an ne seront effectivement plus aménageables, une mesure qui porte le risque de la dénaturation de l’individualisation de la peine. De plus, la possibilité de promouvoir la mise en place de peines hors les murs de la prison est conditionnée par l’extension du bracelet électronique. Or, la banalisation de cette mesure peut tendre vers un brouillage du clivage entre milieu libre et milieu carcéral, qui dessert davantage encore l’éventuel sens de la peine.

Emmanuel Macron a exprimé la nécessité d’une « vraie réflexion sur le contenu moral et politique que nous devons donner au sens de la peine ». Le sens apparaît être l’articulation du travail comme élément central de l’exercice de réinsertion.

Pourtant des alternatives à la détention existent déjà, mais le manque de moyens limite leur mobilisation. Aujourd’hui, entre 24 et 35 % des détenus seulement ont accès au travail. La procédure pour s’en voir octroyer un est complexe et nécessite de passer par une demande écrite. De plus, le droit du travail ne s’applique pas en prison, l’emploi est acté par un simple engagement signé entre le détenu et l’employeur. L’exclusion du droit du travail explique la modicité des salaires (entre 4,32 et 1,92 € de l’heure), ceux-ci devant être supérieurs à 45 % du SMIC pour les activités de production et 30 % pour le service général. Les détenus n’ont pas accès à l’arrêt maladie ou l’accident de travail, mais sont en revanche tenus de cotiser. Le système de cotisation est lui-même discutable, puisqu’un an de cotisation leur revient équivalent à un trimestre. On perçoit donc un profond décalage entre l’idéal normatif de l’intérêt du travail et la réalité du terrain.

Pourtant, d’autres pays européens ont su mettre en place des dispositifs plus progressistes, à l’instar de l’Espagne où les détenus sont affiliés au régime général de la sécurité sociale et disposent d’une couverture maladie.

Des détenus comme valeur marchande

C’est en 1987 que le secteur privé se voit autorisé à accéder à la prison, avec la loi Chalandon qui lui confère certaines prérogatives de construction de prison. Avant cela, l’administration pénitentiaire bénéficiait d’une importante autonomie fonctionnelle et politique ; elle a souvent été qualifiée en ce sens de modèle d’autogestion de type corporatiste. Elle occupe malgré tout une place centrale dans la définition des politiques publiques, explicable par la tradition syndicaliste de ce corps.

La loi Chalandon entraîne l’entrée des entreprises dans l’univers pénitentiaire, et pour la première fois la prison est modélisée par un acteur extérieur. Cela va contribuer à un changement de regard sur la prison puisqu’elle apparaît comme un potentiel débouché économique. La figure du détenu est modifiée ; il devient usager d’un certain nombre de services.

La délégation de la conception, la construction, et la maintenance d’établissements pénitentiaires aux entreprises privées a été dénoncée à maintes reprises par la Cour des comptes, en raison notamment du coût considérable que ces partenariats font peser à long terme sur les finances publiques. Il est donc positif qu’un axe majeur de la réforme de la Justice consiste en la suppression des partenariats public-privé.

La fin de ce dispositif annonce-t-elle néanmoins celle de l’intervention du secteur privé dans le monde carcéral ? Bien au contraire, il apparaît que le cahier des charges élaboré par le ministère de la Justice est très suivi par les acteurs privés. Le contexte économique actuel conditionne un inquiétant intérêt grandissant pour les marchés publics. Et pour cause, « l’industrie » de gestion carcérale est prometteuse : le modèle étasunien l’illustre parfaitement comme l’analyse le sociologue Loïc Wacquant dans son livre Les prisons de la misère, où sont décrits les ravages d’un néo-libéralisme destructeur qui s’exerce sans concession dans les institutions pénitentiaires. La situation étasunienne semble être la suite logique du désinvestissement grandissant de l’État français face au secteur privé.

L’écran de fumée de la régulation politique de l’emprisonnement s’est aussi illustré au Pays-Bas, où la solution à la crise de surpopulation carcérale a été la fermeture des prisons. Néanmoins ce discours progressiste cache la réalité du sous-traitement de l’incarcération à laquelle recourt désormais le pays.

Ainsi, si la réforme des peines vante la fin des PPP, le secteur privé sera en réalité d’autant plus présent grâce à celle-ci via le développement des travaux d’intérêt général. Outre les collectivités et l’État, les entreprises seront mobilisées pour la structuration de cette mesure.

Au vu des salaires reversés aux détenus, cela leur permettra donc de dégager un profit non négligeable et équivalent à une délocalisation avantageuse. L’exploitation paraît aisée puisque la population détenue n’a pas de propension à la mobilisation ou aux revendications collectives contre les conditions salariales. La logique salariale devient structurante dans le nouveau dispositif pénitentiaire.

La promotion du travail en prison n’est pas le seul moyen pour les prestataires privés d’investir l’univers carcéral ; le « cantinage », système d’achat par les détenus via un catalogue répertoriant des produits non fournis par la prison, est un autre domaine lucratif.

Le prise en charge de ce service par le secteur privé a mené à une augmentation des prix de 25 % environ. Ainsi, le dentifrice par exemple est 55 % plus cher que les premiers prix disponibles en supermarchés. La Cour des comptes a déjà pointé du doigt les importantes marges de bénéfices qui découlent de ce système. La dénonciation est cependant vaine car les conventions actuelles ne définissent pas assez précisément les critères de fixation de prix, et leur modification à l’initiative de l’administration carcérale entraîne des indemnités pour celle-ci. Ainsi se banalise la « prison comme marché de biens et services traditionnels parfaitement intégrés dans l’économie, faisant de l’emprisonnement une marchandise et source banalisée de profit et d’emploi », comme le prophétisait déjà en 2003 le criminologue Nils Christie dans son livre L’industrie de la punition. Prison et politique pénale en Occident.

La logique de l’entreprise poussée à l’extrême n’est jamais compatible avec celle du service public, pourtant la restructuration progressive de tous les services publics par le gouvernement va en ce sens. On assiste à la banalisation d’une nouvelle forme de gestion publique empreinte de pratiques et d’outils issus du privé. La référence au marché est l’élément central d’une nouvelle conception alarmante du secteur pénitentiaire.

Notes :

¹ Jeanne Chabal, Changer la prison : rôles et enjeux parlementaires.