La lutte contre l’islamisme et ses obstacles

Le meurtre brutal d’un professeur à Conflans-Sainte-Honorine puis l’attaque d’une basilique à Nice ont recentré l’actualité autour de la question du djihadisme et du terrorisme islamiste. De manière prévisible, ministres et éditorialistes se relaient pour pointer du doigt des coupables et des complices imaginaires, passant sous silence leur propre responsabilité — pourtant non négligeable — dans la progression de ce phénomène. L’extrême droite souffle comme à son habitude sur les braises de la guerre civile, tandis qu’à gauche, certains choisissent la voie inverse et se solidarisent avec des forces religieuses réactionnaires sous couvert de lutte contre les discriminations. Les voix critiques de ces impasses mortifères deviennent inaudibles.


Il n’est pas inutile de rappeler certains faits trop souvent oubliés. Plus que de fantasmagoriques théories universitaires, la situation actuelle est largement due à l’opportunisme de dirigeants qui ont cru pouvoir utiliser à leur avantage l’islam politique. D’autre part, les convergences historiques entre courants réactionnaires concurrents ont accéléré les logiques de guerre sainte.

Mais le point de départ de toute analyse de cette situation devrait être une définition de l’islamisme : qu’entend-on par ce mot ? La diplomatie française vante régulièrement les mérites des régimes en place au Qatar, en Arabie Saoudite ou en Turquie (jusqu’aux récentes tensions), tout en entretenant à domicile des organisations liées à ces mêmes régimes. Comment alors interpréter la surenchère martiale du gouvernement comme des oppositions ? Les fausses naïvetés et le double discours assénés à longueur de journée nécessitent un retour aux fondamentaux pour démêler les fils de ce problème.

Les multiples visages de l’islam fondamentaliste

Rappelons que l’islamisme est une théorie politique considérant que l’islam, c’est-à-dire la religion musulmane, aurait vocation à diriger la société. L’État devrait suivre les principes du Coran, sa loi se fondant sur le droit religieux, la charia.

Le courant de l’islamisme sunnite le plus connu est le salafisme. Eux-mêmes subdivisés en de nombreux sous-courants, les salafistes ont pour objectif de revenir à la pureté des premiers temps de l’islam, les salaf salih, d’où ils tirent leur nom. Cette démarche est par définition profondément réactionnaire et antimoderne. Aujourd’hui, la majeure partie des salafistes en France se rattachent au courant dit « quiétiste ». Ils ne cherchent pas à renverser l’État laïc par la force : selon eux, celui-ci disparaîtra par la volonté de Dieu. Les salafistes considèrent pourtant que la démocratie est un régime idolâtre, remplaçant la volonté divine par celle du peuple.

Une minorité des salafistes (souvent issue du salafisme quiétiste) est djihadiste. Ce courant considère qu’il est du devoir des croyants de prendre les armes contre les mécréants s’adonnant au « culte des idoles », au taghut. Quiétistes et djihadistes entretiennent une concurrence et se traitent mutuellement de khawaridj, de déviants. Les djihadistes contemporains sont également appelés takfiri (ceux qui pratiquent à tort l’excommunication). Ce terme péjoratif désigne les extrémistes considérant toute personne ne partageant pas leur vision du monde et de la religion comme un mécréant à détruire.

Les différents courants du salafisme défendent ainsi des interprétations différentes des textes religieux. Leurs positions s’appuient sur des dalil (une sourate ou un verset du Coran) employés pour légitimer leur action. En cela, le salafisme constitue une aqida, une croyance religieuse unifiée appuyée sur des textes et des références historiques. Cette aqida entre en concurrence avec d’autres croyances — notamment des lectures pacifiques de l’islam — qu’elle tente de supplanter par des efforts de prosélytisme, portés par la propagande, l’organisation et l’action terroriste.

Sans avoir la portée spectaculaire des campagnes de terreur organisées par le salafisme djihadiste, son cousin quiétiste constitue cependant une autre forme de menace. Les différents courants salafistes refusant de recourir aux armes contre les États laïcs étendent leur influence d’autres manières. Leur objectif est de vivre une vie conforme à leur interprétation des premiers temps de l’islam. Ainsi, leur action se concentre sur le social et l’éducation. La stratégie consistant à occuper des terrains délaissés par un État n’assurant plus ou mal ses prérogatives n’est pas particulièrement innovante. Elle fut employée par de nombreuses forces politiques, des mouvements révolutionnaires aux partis chrétiens-démocrates en passant par les divers visages de la social-démocratie ouvrière. Mais les salafistes quiétistes ont acquis une certaine expertise dans le développement de réseaux, légaux ou non. Celle-ci leur permet d’avoir une influence dans divers lieux de culte, associations confessionnelles, groupes de soutien scolaire, ou organisations non gouvernementales assurant des services sociaux.

La récente fermeture administrative de six mois de la grande mosquée de Pantin illustre les liens troubles liant des islamistes opportunistes et des pouvoirs publics complaisants. La page Facebook de la mosquée avait diffusé une vidéo d’un parent d’élève appelant à se mobiliser contre Samuel Paty. Mais le lieu est surtout connu pour sa gestion affairiste tendant la main à la fois aux Frères musulmans et aux édiles locaux. La tolérance comme les subventions dont bénéficient les islamistes s’expliquent souvent moins par la naïveté que par une symbiose cynique : le salafisme quiétiste évite l’agitation sociale, désapprouve souvent les trafics et impose un mode de vie rigoriste compatible avec la paix sociale.

Leurs premières victimes sont les habitants des quartiers où ils sévissent. Les réseaux développés ou inspirés par les Frères musulmans ont notamment occupé une fonction de régulation. Valorisant l’entraide sociale et la probité, ils se présentent comme des hommes pieux, rejetant la société de consommation et ses dérives criminelles, tout en exerçant en retour une fonction répressive, particulièrement au niveau des mœurs, harcelant les personnes refusant leur loi. Les classes populaires sont donc les premières victimes des islamistes : c’est dans les quartiers où elles sont concentrées que leurs réseaux se structurent. Ils profitent ainsi du recul des services publics ainsi que des organisations politiques traditionnelles. Les femmes identifiées comme issues de familles musulmanes subissent une pression particulière. Et le salafisme quiétiste peut constituer un terreau idéologique propice à un basculement vers le djihadisme.

Romantisme du djihad

En France, le djihadisme organisé est bien sûr ultra-minoritaire dans la population : par son aspect criminel et clandestin, il ne peut exister que de manière souterraine. Cela n’a cependant pas d’importance significative pour les djihadistes. La stratégie d’organisations telles que Daesh se déploie à deux niveaux. D’une part, il s’agit de faire immédiatement la promotion de l’organisation en se positionnant en défenseurs de la communauté musulmane, l’Umma, en portant la guerre chez les mécréants. D’autre part, l’objectif à long terme est de créer et d’approfondir la défiance entre musulmans et non-musulmans, pour favoriser la diffusion de son aqida. Les attentats commis par quelques individus ou même par des personnes isolées suffisent à faire avancer cette stratégie, en entraînant une réaction politique disproportionnée par rapport aux très faibles moyens employés. Nombre de djihadistes choisissent de se cacher en pratiquant la taqîya, c’est-à-dire la dissimulation : au quotidien, ceux-ci ne pratiquent pas rigoureusement leur religion pour passer sous les radars, par exemple en évitant la fréquentation de mosquées connues pour être salafistes.

Faute de réseaux développés, la perspective la plus commune pour les djihadistes français se trouve dans l’exil, au moins temporaire. La construction embryonnaire d’un État islamique dans le cadre des guerres d’Irak et de Syrie a permis de donner une réalité aux fantasmes d’un retour aux temps du califat. Les jeunes salafistes qui répondent à l’appel font alors leur hijra, émigrant vers une terre promise et idéalisée.

Daesh propose à ces hommes et à ces femmes un modèle de société certes ultra-violent mais en rupture totale avec ce qu’ils ont pu connaître jusqu’alors, dans les barres d’immeubles et les banlieues pavillonnaires françaises. Certaines de ces recrues viennent de milieux éduqués et ont bénéficié d’une formation religieuse. Cependant, l’intérêt pour la théorie djihadiste vient souvent plus tard. Elle permet de justifier a posteriori un choix dû à des raisons très diverses : mauvaises rencontres, ascension sociale frustrée, dérive idéologique ou tout simplement ennui et recherche d’exotisme. Rompre avec la dunya, la vie terrestre corrompue par le matérialisme, permet en retour de s’approprier une ghanima. Cela désigne le butin pris aux khufars, aux infidèles. Le djihadisme légitime le pillage de pays en guerre.

Sous la rhétorique spirituelle se déploie ainsi un projet réactionnaire pragmatique. Les liens qu’entretiennent les djihadistes syriens avec le régime turc, les accords conclus entre le groupe Lafarge et des responsables de Daesh, comme la tolérance dont bénéficient en France les forces islamistes rattachées aux pays alliés que sont le Qatar et l’Arabie Saoudite illustrent une réalité faite d’alliances opportunistes. Une réalité bien éloignée des discours guerriers et des postures martiales auxquelles nous ont habitués deux décennies de « guerre contre le terrorisme ».

Il est également frappant de retrouver un militant d’extrême droite et informateur de police au profil trouble dans la logistique de l’attentat de l’Hypercasher. Le procès du vendeur d’armes Claude Hermant jette une lumière crue sur les réseaux où se rencontrent nationalistes et djihadistes. Les pratiques de ces derniers continuent d’influencer une mouvance identitaire pré-terroriste souhaitant faire advenir une guerre raciale ou religieuse, partageant en cela les buts à court terme du salafisme djihadiste.

Quand certains courants jouent la surenchère sécuritaire sous prétexte de laïcité, d’autres rattachés à l’antiracisme politique se positionnent à la remorque de réactionnaires islamistes, refusant toute critique de ceux-ci au nom du front contre « l’islamophobie ». Quitte à devenir leurs idiots utiles.

De la guerre froide à la guerre contre le terrorisme

En effet, l’histoire des nationalismes occidentaux est marquée par des relations ambiguës avec le monde musulman, tantôt considéré comme un ennemi civilisationnel, tantôt comme une source d’inspiration. Dès le XIXe siècle, divers penseurs et courants traditionalistes vont chercher dans l’islam une spiritualité porteuse de valeurs guerrières. Les années 1920 voient le rapprochement du salafisme et du wahhabisme, débouchant sur la constitution de courants de pensée antimodernes. En parallèle se développent diverses organisations tentant de régénérer l’islam autour d’un contenu conservateur, anticommuniste, et antilibéral. La plus connue de ces organisations est celle des Frères musulmans. Ce réseau panislamique sunnite fondé en 1928 entretient des liens complexes avec le panarabisme de Nasser et de Sadate, chaque camp tentant de manipuler l’autre à son avantage.

Au cours des années 1980, le triomphe de la Révolution islamique en Iran et le développement de la lutte palestinienne suscitent des rapprochements inattendus, accélérés par l’affaiblissement du bloc de l’Est. Au niveau mondial, l’effondrement du régime soviétique laisse le champ libre à la superpuissance nord-américaine tout en la privant d’un adversaire de référence. Les mouvements nationalistes ou indépendantistes perdent également ce soutien. En France, l’extrême droite reste jusque-là marquée par la décolonisation et ses conséquences. Le rejet des populations nord-africaines venues travailler en Europe s’inscrit encore dans la continuité du combat pour l’Algérie française. Pour contourner les lois interdisant les discours ouvertement racistes, le Front national remplace progressivement le rejet des populations non-européennes par un discours ciblant les musulmans, la religion venant remplacer l’origine ethnique sans que le fond n’évolue.

Nouvelle période, nouvelles convergences

Se faisant discrets, les rapprochements entre islamistes et nationalistes n’en restent pourtant pas là. La contestation du mariage pour tous à partir de 2012 constitue une séquence favorisant le dialogue entre réactionnaires et conservateurs de toutes obédiences religieuses. La participation de responsables du culte musulman et d’associations religieuses aux « manifs pour tous » aux côtés des diverses chapelles de l’extrême droite française n’est pas sans rappeler les combats partagés pour l’éducation confessionnelle. La cause palestinienne est une fois de plus instrumentalisée par divers courants partageant une lecture complotiste du monde. Le Collectif Cheikh Yassine (fondé en 2004 en hommage au père spirituel du Hamas, dissout le 21 octobre dernier en conseil des ministres) rapproche ainsi extrémistes de droite et islamistes autour d’une même obsession. Son dirigeant Abdelhakim Sefrioui a attisé la polémique des caricatures du Prophète s’étant soldée par l’assassinat de Samuel Paty. Également actif dans cette convergence, l’essayiste antisémite Alain Soral plaide pour une convergence des « musulmans patriotes » et du projet frontiste — avec un certain succès dans l’organisation du Jour de Colère en 2014, rapidement hypothéqué par les affrontements interpersonnels propres à cette mouvance.

Moins médiatisées, les menées d’autres groupes tels que les Loups Gris (Bozkurtlar en turc) ne doivent pas être sous-estimées. Ces néofascistes turcs, actifs depuis la fin des années 1960 et responsables de centaines d’opérations terroristes, bénéficient de solides assises en Europe, notamment dans l’Est de la France — particulièrement autour de Strasbourg et de Lyon. Leur fonctionnement à mi-chemin entre une mafia et une mouvance politique leur a permis d’étendre discrètement leur influence par le biais d’associations-écrans. Ce développement s’opère au détriment de la diaspora progressiste turque et des communautés kurdes ou arméniennes, régulièrement ciblées par leurs attaques — comme en octobre à Décines, en banlieue lyonnaise, quand plusieurs centaines de jeunes néofascistes turcs se sont livrés à une chasse aux Arméniens aux cris de « Ya’Allah, Bismillah, Allah akhbar ». Omer Güney se définissait également comme un Loup Gris selon ses proches. Il est considéré comme l’assassin des trois militantes kurdes Fidan Doğan, Sakine Cansız et Leyla Söylemez, crime commis en plein Paris, en janvier 2013 — et dans lequel les services secrets turcs (le MIT) seraient impliqués.

Le soutien actuel apporté par les Loups Gris au gouvernement Erdogan via le Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP) leur permet de bénéficier en retour d’une couverture institutionnelle inégalée depuis la période de la dictature militaire. En tentant de réaliser une fusion entre l’héritage nationaliste du kémalisme et l’islam politique, présenté comme une composante de l’identité turque, Erdogan a participé à briser les digues séparant traditionnellement l’extrême droite panturquiste et kémaliste des islamistes. Des rapprochements tactiques se sont ainsi opérés à la faveur des conflits au Kurdistan, en Syrie puis au Haut-Karabakh (conflit ayant vu une importante participation des Loups Gris durant les années 1990).

Des partenaires islamiques ?

Le cas turc illustre le soutien qu’apportent divers gouvernements et régimes se revendiquant de l’islamisme (modéré ou plus rigoriste) à des organisations présentes sur le territoire français. Celles-ci participent d’un soft power considérable. L’envoi par la Turquie d’un grand nombre d’imams pour pourvoir les mosquées hexagonales est un moyen de développer son influence tout en gardant un œil sur la diaspora turque sunnite. Avec des moyens et des stratégies différentes, l’Algérie, la Tunisie ou l’Arabie Saoudite en font de même. Les pouvoirs publics se sont longtemps accommodés de cet état de fait. Il leur permettait de déléguer l’encadrement du culte musulman à diverses structures affiliées à des régimes alliés. S’il fallait désigner des responsables de la progression du phénomène islamiste en France depuis plusieurs décennies, ce serait du côté des autorités municipales et nationales qu’il faudrait se tourner en premier lieu.

Le financement de mosquées au niveau municipal constitue bien un épineux problème : faut-il s’en charger pour assurer l’existence de lieux de cultes dignes — et la surveillance de ceux-ci ? Ou faut-il le laisser entièrement aux fidèles, au risque de voir des puissances étrangères subventionner les mosquées comme les imams, s’émancipant ainsi de tout contrôle ? Aujourd’hui, seule une minorité de mosquées bénéficierait de tels financements extérieurs — sans qu’il soit possible d’évaluer ces phénomènes avec précision. Il n’existe en effet pas de recensement exhaustif des lieux de culte musulmans, dont la définition varie.

Une fois de plus, la polémique autour de l’organisation et du modèle économique de l’islam en France s’oriente autour du contrôle des populations. Le but n’est pas tant de faire reculer l’influence des courants fondamentalistes que d’encadrer des groupes sociaux. L’optique clientéliste ayant permis jusqu’ici une convergence entre élus et représentants religieux est loin d’être abandonnée. Les projets de réforme d’une religion particulièrement décentralisée s’inscrivent dans cette logique pour le moins discutable.

Il est vrai que l’exercice d’un soft power ne se fait pas à sens unique. L’énorme marché des armes françaises a connu une expansion récente. En 2018, ce marché représentait 9,1 milliards d’euros. La moitié des ventes sont faites au Proche et au Moyen-Orient, notamment au Qatar et en Arabie Saoudite. Depuis le début de la guerre du Yémen, celles-ci ont atteint de nouveaux sommets, engendrant une polémique nationale sur l’emploi de ces armes. Au-delà des questions éthiques concernant des ventes d’armes à de tels régimes, se pose la question des rapports de dépendance vis-à-vis de tels marchés : il est inévitable que cette manne financière entraîne en retour une capacité d’action accrue en France de régimes défenseurs d’une lecture fondamentaliste de l’islam.

Islamisme et islamophobie, un jeu de dupes

Les campagnes médiatiques faisant de la population musulmane une cinquième colonne et un vivier de terroristes potentiels, ont déclenché des réponses très disparates. Le terme d’ « islamophobie » a ainsi été forgé – au prix d’une confusion certaine – pour désigner le rejet et les discriminations touchant cette partie de la population française particulièrement concentrée dans les quartiers populaires. Avec des usages parfois terriblement opportunistes : quand certains courants jouent la surenchère sécuritaire sous prétexte de laïcité, d’autres rattachés à l’antiracisme politique se positionnent à la remorque de réactionnaires islamistes, refusant toute critique de ceux-ci au nom du front contre l’islamophobie. Quitte à devenir leurs idiots utiles. Réduire les intérêts des Français musulmans à l’agenda politique de minorités réactionnaires conduit à renforcer ces dernières. Pire encore, qu’il s’agisse d’un discours de choc des civilisations ou d’une tentative d’union aveugle contre l’islamophobie, ces réductions sont une trahison de l’intérêt des classes populaires — musulmanes comme non-musulmanes.

En somme, il n’est pas inutile de rappeler que la majeure partie des courants islamistes restent porteurs d’un contenu fondamentalement réactionnaire. Leur rôle dans la répression des mouvements progressistes, leur conservatisme sur le plan des valeurs, comme leur rejet des formes démocratiques les positionnent politiquement. La prétention des islamistes à parler au nom de la population musulmane est cependant largement démentie par les faits. Il est donc d’autant plus tragique de constater que les associations-paravents qu’ils animent servent de références à divers militants, partis et élus, tout en amalgamant toute une partie de la population à un secteur activiste et réactionnaire.

Enseigner la laïcité : le legs de la Révolution française

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Les derniers moments de Michel Lepeletier, Gravure d’Anatole Desvoge d’après Jacques Louis David, 1793

Comment enseigner la laïcité ? Près de cent-cinquante ans après les lois de Jules Ferry proclamant la gratuité, l’obligation et le caractère laïque de l’école, la mort du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty prouve tragiquement qu’une telle question reste toujours d’actualité. Si la personne de Ferdinand Buisson est souvent convoquée afin d’y répondre, il convient aujourd’hui de lever l’oubli dont d’autres figures et moments fondateurs de cette spécificité républicaine ont souvent été drapés.


Le 20 janvier 1793, à la veille de la mort de Louis XVI, un ancien garde du roi descend les marches de l’escalier du restaurant du Palais-Royal, « Février », en direction du sous-sol et poignarde au flanc le représentant de la Nation alors attablé, Louis-Michel Lepeletier Saint-Fargeau. Comme le relate son propre frère dans une édition complète de ses écrits et interventions à la Convention en 18261, à quelques centimètres de l’endroit où l’assassin planta son fer, un « gros cahier ployé en deux » protégeait son cœur. Ce cahier n’était autre que le plan d’éducation qu’il s’efforça de construire alors que la Convention était en pleine ébullition. Un des plans d’éducation les plus ambitieux de la période, répondant à ceux présentés la même année par Talleyrand ainsi que Condorcet. Défendu de manière posthume par Robespierre le 13 juillet 1793, la dimension fortement égalitariste du plan marqua l’imaginaire républicain à tel point que Jaurès le décrivit plus tard comme « le terme idéal vers lequel évolue l’organisation de l’enseignement dans la démocratie française »2.

Le projet révolutionnaire de Louis-Michel Lepeletier Saint-Fargeau

Défendre un enseignement élémentaire public, gratuit et obligatoire de six à douze ans par la mise en place de Maisons d’éducation mais aussi d’un impôt progressif destiné à financer l’école de la nation apparaissait du temps de Lepeletier Saint Fargeau comme une utopie. Alors que de telles idées peuvent aujourd’hui nous sembler quelconques, ce sont d’autres éléments du plan de ce député montagnard qui conservent une force révolutionnaire intemporelle : abolir l’inégale naissance des enfants par le biais d’une éducation à l’entière charge de la nation, refuser de substituer à la société d’ordres de l’Ancien Régime un élitisme fondé sur un inégal accès au savoir, soustraire les enfants de l’emprise religieuse imposée par leurs parents pour en faire des citoyens libres de choisir de manière éveillée leur foi personnelle.

Un tel geste politique mais aussi philosophique, retirant au pouvoir spirituel de l’Église la prérogative éducative pour l’attribuer au pouvoir séculier en son sens le plus profond, celui d’une république laïque constituée par le peuple dans toutes ses composantes3, n’est que la tête de proue d’un mouvement de grande ampleur dont les premières vagues se firent ressentir plusieurs siècles auparavant.

Enseigner la laïcité, un double héritage

Un premier mouvement s’opère le 24 mai 1480, lorsque Laurent de Médicis décide de nommer le jeune professeur à peine âgé de 25 ans, Agnolo Poliziano (Ange Politien), professeur de poétique et de rhétorique à l’université de Florence. Une brèche s’ouvre dans la tradition pédagogique initiée au Moyen Âge. Il n’est plus question de perpétuer l’enseignement scolastique désireux de concilier philosophie antique et religion chrétienne, raison et foi, mais d’affirmer un retour à l’éducation telle qu’elle était conçue dans l’Antiquité. Lectio (commentaire de texte) et disputatio (argumentation pro et contra sur un corpus restreint d’auteurs antiques et de textes bibliques), exercices dont nos « dissertations » et « commentaires » sont les lointains enfants, cèdent le pas à une étude du savoir là où il se trouve dans sa forme la plus originelle, non en tant que glose d’une glose précédente, mais en tant qu’objet : le texte d’un auteur, un corps humain, un astre.

Dans la brèche ouverte par Politien, s’engouffrent à la suite des guerres d’Italie (1494-1559) des auteurs français tels que Rabelais et Montaigne. De l’imitatio des Antiques naît une aemulatio, un désir de rivaliser et d’égaler le modèle. Les textes religieux ne déterminent plus intégralement la forme de l’enseignement, la manière d’éduquer les jeunes générations, mais deviennent un objet d’études, un fait qu’il convient d’analyser. Par cette critique de la scolastique (incarnée chez Rabelais dans sa description des « sorbonagres »), l’éducation humaniste de la Renaissance opère un premier mouvement de détachement vis-à-vis de l’autorité ecclésiale.

Ainsi, lorsque Lepeletier Saint-Fargeau rédige son Plan d’Éducation nationale, ce dernier renoue non seulement avec la tradition encore vivace des Lumières et sa critique de l’obscurantisme religieux bien connue, mais il s’inscrit également dans les pas des penseurs humanistes et de leurs réflexions sur le rapport du religieux à l’éducation. Toutefois, sa spécificité réside précisément dans sa radicalité. Écrire un plan d’ « éducation » et non d’ « instruction » nationale revêt un caractère politique notoire. Lepeletier entend soustraire pleinement l’enfant aux déterminations héritées de sa naissance, et en particulier celles du domaine religieux. Les Maisons d’éducation qu’il souhaite créer au sein d’anciennes propriétés nobles n’incluent pas de lieu de culte. Elles doivent permettre aux enfants d’êtres éduqués en dehors des influences exercées par les autorités religieuses afin de s’y rapporter ou non, à l’âge de douze ans, après un choix individuel éclairé.

« Je cherche une instruction générale pour tous, qui est la dette de la république envers tous ; en un mot, une éducation vraiment et universellement nationale »

Ce type de rapport singulier à la religion relève également d’une certaine conception héritée des Lumières, celle de la fameuse « Profession de foi du vicaire savoyard » de Jean-Jacques Rousseau au livre IV de L’Émile. Pour reprendre la dénomination de Kant, sur qui ce texte eut une influence déterminante : refuser l’hétéronomie (état de dépendance à l’égard d’une loi extérieure), pour accéder à l’autonomie nécessaire dans le domaine de la liberté morale. Cette exigence n’est pas qu’une preuve de sagesse philosophique, elle est un acte politique. Alors que Voltaire s’efforçait « d’écraser l’infâme » tout en prônant, dans le domaine politique, le contrôle du pouvoir par une élite éclairée, Rousseau fait naître en son esprit un système politique dans lequel les individus émancipés du dogmatisme religieux exerceraient, par leur existence sous forme de communauté politique, toute la souveraineté. D’une idée, Lepeletier entendait faire nation.

La morale républicaine de Jules Ferry et Ferdinand Buisson

La « grande fournaise » qu’était pour Hugo la Convention, accoucha pourtant d’une souris. Les différents plans élaborés pendant la Révolution ne purent bénéficier de financements, de structures et de personnel suffisants. En peu de temps, l’éducation, tout comme l’instruction, retournèrent dans le domaine privé. Avec la loi Falloux portant sur la « liberté de l’enseignement » du 15 mars 1850, les représentants du culte catholique sont invités à siéger au Conseil supérieur de l’instruction publique, plus haute instance consultative de l’instruction publique. Sans véritable contrôle de sa part, l’État permet aux congréganistes d’enseigner dans toutes les écoles de « l’enseignement libre » et instaure le retour d’une « éducation morale et religieuse » au sein des écoles publiques. Comme le soulignait, encore une fois, Hugo, pourtant élu du parti de l’Ordre, à la tribune de l’Assemblée le 15 janvier 1850, l’objectif recherché par cette loi est clair. Après avoir réprimé dans le sang les journées de juin 1848, il faut enseigner aux enfants la résignation et le respect des hiérarchies sociales et tuer dans l’œuf toute idée de révolte, mettre « un jésuite partout où il n’y a pas de gendarme »4.

C’est dans cet horizon que les lois de Jules Ferry doivent être considérées. Les lois de juin 1881 et mars 1882 doivent rompre avec celles de Falloux, remettre l’Église chez elle et l’État chez lui. Rendre l’enseignement primaire gratuit, instaurer l’obligation scolaire de 7 à 13 ans et supprimer l’enseignement religieux. Or un problème de poids fait ici son apparition : par quoi remplacer, dans une école laïque, l’enseignement de la morale qui prévalut pendant plusieurs décennies et instruisit de nombreuses générations ?

Un homme fut chargé d’y répondre par Jules Ferry : Ferdinand Buisson, philosophe et directeur de l’enseignement primaire. Dans son grand-œuvre, Le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Buisson entend remplacer l’enseignement religieux de la morale par une pratique laïque de celle-ci. Aux articles « Laïcité » et « Morale civique (instruction) »5, ce républicain et protestant libéral dévoile la matrice de sa conception, la philosophie morale d’Emmanuel Kant. Le Dieu de l’éducation morale et religieuse de Falloux et du parti clérical se voit remplacé par l’impératif catégorique du philosophe d’outre-Rhin.

La morale républicaine alors proposée par L’instruction ministérielle, en tête des programmes d’éducation morale destinés aux écoles maternelles et primaires dès 1882, fut souvent raillée et qualifiée de « Décalogue sans Dieu », mais elle témoignait également d’un problème plus profond. Enseigner la morale consiste toujours à enseigner une morale, historiquement et socialement définie. Le seul moyen d’éviter de considérer que la morale alors présente dans la société était d’influence judéo-chrétienne revenait à enseigner les conditions a priori de formation du jugement moral. Enseigner une morale sans contenu doit alors se faire avant tout par la pratique, par l’exemple, celui de l’instituteur en l’occurrence, et une telle situation explique l’absence progressive de définition claire de ce qu’est la morale républicaine dans le cadre des programmes destinés aux instituteurs de la IIIe République.

Repenser le rapport de l’école au religieux

Mais enseigner une morale laïque, est-ce enseigner la laïcité, transmettre ses valeurs, son histoire et instituer l’enfant à la condition de citoyen ? Les différents débats, depuis le début du XXe siècle, autour du bien-fondé d’une instruction morale dans les programmes scolaires démontrent cette ambiguïté fondamentale. Enseigner la morale à l’école présente deux risques : détourner cet enseignement pour en faire un endoctrinement (pensons à « l’enseignement moral et patriotique » mis en place par le régime de Vichy) ; ou le reléguer à un catalogue de bonnes-manières (reproche qui aboutit, après 1968, à la suppression du cours d’instruction civique dans l’enseignement primaire).

La laïcité de l’enseignement ne doit pas être perçue comme un paravent permettant de masquer la présence du religieux dans la société, mais comme un outil pour que le futur citoyen puisse aborder la religion d’un regard éclairé et faisant place à la raison.

Comme l’indiquait déjà Louis Michel Lepeletier Saint Fargeau par son Plan, la laïcité ne peut être transmise que dans le cadre d’une éducation. La laïcité de l’enseignement ne doit pas être perçue comme un paravent permettant de masquer la présence du religieux dans la société, mais comme un outil pour que le futur citoyen puisse aborder la religion d’un regard éclairé et faisant place à la raison. Si l’instruction morale mais surtout civique est indispensable à la formation de futurs citoyens – comme en fit le constat Jean-Pierre Chevènement en 1985 lorsqu’il choisit de la réintroduire parmi les enseignements du primaire et du secondaire –, elle ne doit pas nous dispenser d’une transmission et d’une compréhension fine de ce que sont les religions dans nos sociétés, de leur histoire et de leur géographie.

Renouer avec l’héritage de Lepeletier Saint Fargeau, mais aussi avec celui des penseurs de la tradition humaniste ainsi que de celle des Lumières, consisterait alors à renforcer un enseignement laïque du « fait religieux ». Fait social autant qu’historique et anthropologique, il est, ainsi que le soulignait Régis Debray dans son rapport de 2002 sur « L’enseignement du fait religieux dans l’École laïque »6, indispensable de doter les jeunes générations des clés pour le comprendre et l’analyser dans toutes ses manifestations. Cette capacité ne doit pas insulter la foi des croyants, mais bien au contraire permettre leur respect. Elle doit aussi donner les moyens de comprendre le rapport spécifique qu’entretient notre régime républicain au religieux. Faire vivre la laïcité commence par transmettre son acte de naissance, de la première idée philosophique l’ayant permise aux combats politiques qui s’ensuivirent. Éduquer à la laïcité pour faire exister l’universalisme républicain, voici la leçon que nous offrait Lepeletier Saint-Fargeau il y a plus de deux siècles et dont la portée doit encore nous inspirer. « Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir… »7

1. Œuvres de Michel Lepeletier de Saint-Fargeau,… précédées de sa vie, par Félix Lepeletier, son frère, suivies de documents historiques relatifs à sa personne, à sa mort et à l’époque, Arnold Lacrosse Imprimeur-Libraire, Bruxelles, 1826.

2. Histoire socialiste de la France contemporaine 1789-1900, Tome IV : La Convention II (1793-1794-9 thermidor), « Les idées sociales de la Convention et le gouvernement révolutionnaire » p.1465-1490, Jules Rouff éditeur Paris 1901

3. Λαϊκός est, en grec ancien, un dérivé du substantif λαός désignant « le peuple » dans son ensemble. Par la suite, le latin laicus renvoie à la partie du peuple vivant dans le siècle, celle qui n’assure pas de fonction au sein d’une institution religieuse.

4. Hugo orateur (anthologie), Victor Hugo (dossier et notes réalisés par Myriam Roman), Folioplus classiques, Paris, 2015.

7. « À qui la faute ? » Victor Hugo, 1872.

La crise de l’universalisme ?

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:John_Martin_Le_Pandemonium_Louvre.JPG
Le Pandémonium de John Martin, Tableau (1841)

Depuis plusieurs années, le débat public français est saturé d’appels à combattre les « communautarismes » (sans que le terme, bien souvent, soit clairement défini) qui constitueraient une menace prioritaire pour le projet universaliste républicain. De l’autre côté du spectre médiatico-intellectuel, on observe une progression de la critique explicite de l’universalisme et du républicanisme, au nom de la lutte contre les discriminations à l’égard des « minorités ». La confusion induite par les termes du débat tend à déboussoler les forces républicaines et laïques.

L’universalisme se définit généralement comme l’idée d’une unité du genre humain, passant outre les différences physiques et culturelles des individus. Il fait partie d’une philosophie politique revendiquant l’égalité des droits pour tous les citoyens d’une même nation sans les traiter différemment selon leurs particularités culturelles ou religieuses. En France, l’universalisme s’est d’abord historiquement exprimé au travers de la Révolution française qui s’opposait à l’Ancien Régime, lequel instituait dans le droit des privilèges et des inégalités parmi la population. Les révolutionnaires avaient pour but l’instauration d’une république « universelle », en ce qu’elle serait « une et indivisible » et assurerait l’égalité entre tous ses citoyens.

La revendication de « l’universalisme » a cependant servi, au fil du temps, à justifier de nouvelles formes de domination ou d’exclusion. Il est aujourd’hui brandi par un certain nombre de responsables politiques qui considèrent que telle religion ou communauté culturelle n’est pas « compatible avec la République ». Cet usage du concept « d’universalisme » est abusif et brouille la philosophie politique originelle dont il est issu.

Un universalisme pris entre deux étaux

Cette instrumentalisation de « l’universalisme » par des courants politiques identitaires pousse divers courants militants, souvent situés à gauche, à rejeter l’idée même d’universalisme républicain – un universalisme républicain dont la gauche a pourtant été, historiquement, son principal défenseur. On assiste ainsi à une multiplication des collectifs politiques ou militants qui rejettent l’universalisme sous le prétexte qu’il exclurait certaines « communautés ». Toute une fraction des luttes antiracistes a pour but de se détacher de la conception française de la nation, et du rapport bien particulier qu’elle entretient avec la République et la citoyenneté ; elles lorgnent, à l’inverse, du côté anglo-saxon et du modèle « communautaire » qui y prévaut.

Cette critique de l’universalisme trouve ses fondements dans la permanence de discriminations en France, qui subsistent malgré sa condamnation par la loi et les discours politiques – des discriminations perpétuées par certains secteurs étatiques spécifiques, comme l’atteste par exemple le phénomène massif du contrôle au faciès[1]. Elle fait appel à l’histoire de France, et à l’hypocrisie qui a bien souvent caractérisé les discours “universalistes”. Bien avant les aventures coloniales de la IIIème République, l’universalisme a été mis à mal dès l’année 1791, où le suffrage universel a été réservé aux hommes suffisamment riches pour être imposables. Si ces errements ont été progressivement réparés par les partisans de l’universalisme – bien que très tardivement, notamment en ce qui concerne le droit de vote des femmes qui n’a été mis en application qu’à partir de 1945 et dont l’historien Alain Garrigou considère que « si en termes démocratiques, le vote féminin est indispensable au suffrage universel, en termes sociologiques il ne change rien à l’institution que ses inventeurs ont appelé « suffrage universel ». Autrement dit, le vote féminin fut adopté alors que l’activité démocratique était déjà fixée dans ses règles et pratiques fondamentales » [2]), on comprend sur quoi reposent les critiques contemporaines de l’universalisme : l’exclusion effective de certaines catégories de la population qui a été perpétuée au cours de l’histoire de France.

Les sociétés anglo-saxonnes, basées sur le « multiculturalisme », offrent-elles un horizon positif aux problèmes soulevés par ces mouvements anti-racistes ? Dans un article du Monde diplomatique, Benoît Bréville souligne la permanence des symptômes dénoncés par ces mouvements dans les sociétés « multiculturelles »[3] : « sur le plan statistique, malgré l’émergence de petites classes moyennes et supérieures noires, tous les voyants restent au rouge pour le groupe dans son ensemble : taux de chômage et d’incarcération, écarts de richesse, ségrégation urbaine, violences policières, accès aux soins… Parallèlement, les politiques de discrimination positive ont nourri un sentiment d’injustice parmi les Blancs pauvres, exclus des programmes de traitement préférentiel, désormais moins bien représentés que les Noirs dans les universités et qui se sentent bloqués au bas de l’échelle sociale : tandis que les minorités feraient l’objet de toutes les attentions, eux n’intéresseraient plus personne ». Au lieu donc de permettre l’effacement des disparités, le modèle de reconnaissance étatique de communautés basé sur l’« ethnie » (voire l’appartenance confessionnelle) ne permet aucunement la résorption des inégalités. Il provoque d’autre part un ressentiment qui accroît le racisme et les tensions entre citoyens se pensant appartenir à des communautés différentes. Sa dimension performative ne doit pas être sous-estimée : par son apologie tous azimuts de l’appartenance communautaire ou confessionnelle, il renforce le sentiment de différence ou de ségrégation que peuvent déjà provoquer, en France, les discriminations ou les inégalités territoriales.

La division des sociétés anglo-saxonnes en « communautés » tend également à empêcher le dialogue politique entre membres de « communautés » différentes, et à compromettre des processus décisionnels nationaux impliquant l’ensemble des citoyens au nom du « droit à la différence », fussent-ils d’intérêt général. Elle interdit par exemple la critique de pratiques religieuses. C’est ce qu’explique la philosophe Américaine Susan Moller Okin dans son article « Feminism and multiculturalism : some tensions »[4], dans lequel elle note que la préservation des droits de certaines « communautés » religieuses peut entraîner une régression des droits des femmes. En d’autres termes, soutenir et défendre le principe de « droits culturels » revient à accepter que des régimes d’exception existent dans le droit public, au nom d’une appartenance revendiquée à une communauté particulière. On comprend aisément qu’accepter ce type de logique multiplierait les problèmes que son adoption est censée résoudre, entraînerait une course à la réclamation de droits particuliers et une série de débats sur la légitimité de telle revendication communautaire par rapport à telle autre. Ce sont là les principales impasses du multiculturalisme.

L’universalisme républicain et ses faux amis

Les errances des défenseurs du modèle anglo-saxon – au nom de la critique du républicanisme français – ne doivent pourtant pas conduire à considérer tout défenseur auto-proclamé de la “République” et de “l’universalisme” comme un allié pour ceux-ci. L’univers médiatique ne manque pas, en effet, de personnalités qui instrumentalisent “l’universalisme” pour délégitimer des revendications au prétexte de leur supposé “communautarisme” – quand bien même il s’agirait de simples revendications égalitaires. Celles-ci considèrent l’universalité comme un acquis, et non comme une lutte ou un projet à atteindre – comme si la simple proclamation de l’universalité des droits avait effacé les pratiques discriminatoires ou patriarcales. Le débat est donc dès le début biaisé lorsqu’il oppose faux universalistes et vrais avocats d’un modèle anglo-saxon organisé en « communautés » faisant valoir leurs particularismes politiques.

S’il est évident que le communautarisme s’oppose frontalement à l’universalisme, certains de ses adversaires auto-proclamés oublient qu’ils portent leur part de responsabilité dans la progression de certains communautarismes. Les politiques d’austérité mises en place notamment sous les quinquennats Sarkozy-Hollande, ainsi que l’abandon des services publics entraînant des formes de ghettoïsation de territoires entiers souffrant d’être mal desservis, et d’une concentration importante de populations précaires, n’ont pu que favoriser celui-ci. Comment s’étonner que ces territoires, privés de services sociaux et culturels essentiels (comme le montre par exemple l’Atlas des inégalités territoriales de La Courneuve) [5], deviennent le lieu privilégié de pratiques d’entraides communautaires ? En d’autres termes : l’auto-exclusion ou le regroupement par communautés est bien souvent le fruit d’une politique d’exclusion (qu’elle soit de facto ou de jure).

Dans le même temps, on ne saurait par exemple reprocher aux personnes LGBTQI (lesbiennes, gay, bisexuelles, trans, queer, intersexes) de s’organiser politiquement et socialement contre les discriminations sociales les concernant. C’est en fait au travers d’un rappel à l’ordre du fait d’une non-conformité à un universel particulier que s’opère ce larcin conceptuel et politique du vocabulaire républicain.

On ne peut donc pas s’en prendre aux partisans du modèle anglo-saxon ou aux promoteurs du communautarisme sans attaquer au préalable les faux défenseurs de l’universalisme, qui bien souvent les produisent.

Quel universalisme défendre ?

L’enjeu réside dans le contenu de cet universel. Il ne peut être fondé sur une superposition de particularismes, ceux-ci pouvant se démultiplier à l’infini ou entrer sans fin en contradiction les uns avec les autres. L’universalisme ne peut qu’être fondé sur une identité transcendante aux particularités, qui leur permette de vivre en conformité avec celles-ci, si tant est qu’elles ne troublent pas l’intérêt général.

La laïcité constitue un exemple éclairant, dans la mesure où il constitue un principe d’inclusion – non pas communauté par communauté, mais bien dans un cadre commun et théoriquement universel de la citoyenneté politique. Il permet la neutralité confessionnelle pour que tout le monde puisse participer à la vie politique sans avoir à se soucier de ce qu’il croit ou de ce qu’il ne croit pas. Comme le précise l’historien Jean-Paul Scot dans « L’État chez lui, l’Église chez elle ». Comprendre la loi de 1905 [6] : « la laïcité n’est pas, à la différence de l’anticléricalisme ou du cléricalisme, une politique ni une éthique, ni même une spiritualité particulière ; elle est la condition institutionnelle de la coexistence pacifique et de la concurrence loyale entre toutes les idéologies et tous les systèmes de pensée. L’État laïque se doit donc, loin de rester passif au nom de sa neutralité, d’être actif pour assurer les conditions concrètes du débat laïque, pluraliste, démocratique. »

On ne peut donc pas détacher le concept de laïcité de celui d’universalisme, puisque les deux ont une fonction similaire qui est celle de garantir les bonnes conditions de la citoyenneté et du débat démocratique en vue de l’intérêt général. Intérêt général qui exclut lui aussi dans sa définition tout particularisme dans la mesure où il ne se définit pas par l’addition d’intérêts particuliers, mais par ce qui est bon pour tous. Un précepte que le Rassemblement National – pourtant héritier d’une tradition anti-laïque et anti-républicaine, mais qui revendique aujourd’hui la défense et même le monopole de la laïcité – piétine à de nombreuses reprises lorsqu’il justifie la présence de crèches dans les écoles publiques au nom des « racines chrétiennes de la France », ou à l’inverse en souhaitant interdire tous les signes religieux ostentatoires (voiles, kippa…) dans l’intégralité de l’espace public. Cette défense à géométrie variable de la laïcité et de la République a pu entretenir la confusion, notamment à gauche, sur le bien-fondé de l’utilisation de ces mots.

La lutte pour l’universalisme

La communauté nationale ne peut se définir qu’au travers de la citoyenneté politique, c’est-à-dire de l’universalité. C’est la raison pour laquelle le multiculturalisme anglo-saxon ou le nationalisme ethno-culturel renvoient en dernière instance à une conception du monde similaire ; ils défendent une société fractionnée en différentes communautés inassimilables, basées sur leur appartenance ethnique ou confessionnelle.

La défense de l’universalisme ne peut se faire simplement en le proclamant ou en le constatant. La défense de l’universalisme est inséparable de la lutte contre l’organisation sociale (et non seulement juridique) de la société en différentes « communautés » exclusives (qu’elles soient le produit de discriminations ou de dynamiques communautaristes endogènes). La lutte contre la permanence de structures patriarcales relève de l’universalisme – rien ne justifie que 50 % de la population soit pénalisée socialement, économiquement, ou juridiquement en raison de son genre. Ainsi, les luttes sociales pour l’inclusion sont indissociablement des luttes qui participent de la concrétisation de l’idéal universaliste, visant à ce qu’aucune domination basée sur le genre, l’ethnie, l’orientation sexuelle ou le domaine confessionnel ne vienne le contrecarrer.

Ce qui constitue le marqueur entre universalisme et particularisme, à propos des luttes à visée émancipatrice concernant une fraction de la population (qu’elle soit basée sur l’appartenance confessionnelle, l’ethnie, le genre, etc) réside dans l’idéal communautaire auquel elles se réfèrent : affirmation de la citoyenneté politique d’une part ; défense de droits particuliers de l’autre. Dénominateur artificiel, la citoyenneté politique sert à gommer les différences et les constructions mentales des « minorités » au sein du champ politique qui elles, lorsqu’elles sont comprises ou perçues ainsi, portent atteinte à l’indivisibilité de la République.

L’universalisme n’est donc pas un donné auquel il conviendrait de se conformer, mais une lutte permanente pour l’égalité et contre l’exclusion, dans la pratique, de la citoyenneté. Pour ce faire, il convient donc de récupérer les mots « universalisme » et « République » trop longtemps dévoyés par la classe dominante souhaitant les vider de leur aspect révolutionnaire et émancipateur. Se réapproprier ces mots, qui sont en eux-mêmes de puissants signifiants politiques, fédérateurs car justement universels et compréhensibles par tous. Ces mots représentent une opportunité conceptuelle pour toutes les revendications sociales, car ils permettent de supprimer la méfiance engendrée par la domination idéologique des faux universalistes à l’endroit des revendications venant des « minorités » sociales. S’efface donc derrière ces mots le scepticisme envers des luttes pour des intérêts particuliers, que les personnes se considérant comme extérieures à celles-ci délaissent trop souvent. En somme : ces mots permettent une conception effective et collective des luttes faites au nom de l’égalité, c’est-à-dire des luttes contre l’exclusion de la communauté nationale, donc citoyenne et politique.

Notes :

[1] TOUBON Jacques, Défenseur des droits, « Relations police / population : le cas des contrôles d’identité » https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/actus/actualites/relations-policepopulation-le-defenseur-des-droits-publie-une-enquete-sur-les

[2] GARRIGOU Alain « Histoire sociale du suffrage universel en France (1848-2000) », Paris, Le Seuil, « Points Histoire », 2002

[3] BREVILLE Benoît, « Quelle est votre race ? » Monde diplomatique, juillet 2019 https://www.monde-diplomatique.fr/2019/07/BREVILLE/60012?var_ajax_redir=1

[4] OKIN, Susan. 1998. « Feminism and Multiculturalism: Some Tensions ». Ethics, 108, 661-684 https://www.jstor.org/stable/10.1086/233846?seq=1#metadata_info_tab_contents

[5] Jérémy Schlosser – Manon Uguen, « Atlas des inégalités territoriales. À La Courneuve démonstration d’une discrimination d’État », La Courneuve, DEJA LINK, 2019 https://lacourneuve.fr/sites/default/files/2019-04/Atlas%20des%20inegalites_EXE_WEB_0.pdf

[6] SCOT Jean-Paul, « L’État chez lui, l’Église chez elle ». Comprendre la loi de 1905 , Paris, Le Seuil, « Points Histoire », 2005

La laïcité, histoire d’une singularité française

Capture d’écran de la vidéo du discours d’Emmanuel Macron devant la conférence des Evêques de France

Lors d’un discours prononcé en avril 2018 devant la Conférence des évêques de France, Emmanuel Macron appelait à « réparer le lien entre l’Eglise et l’Etat ». Ces propos sonnent pour le moins étrangement dans un pays dont l’article premier de la Constitution stipule que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Débattre de la « laïcité à la française » nécessite de comprendre ses origines et son évolution historique. L’ouvrage La Laïcité, histoire d’une singularité française (publié aux éditions Gallimard), écrit par Philippe Raynaud, professeur en philosophie politique à l’Université Panthéon-Assas, apporte un éclairage intéressant, bien qu’en partie contestable sur ce sujet éminemment politique.


De la catholicité à la laïcité

Afin de comprendre les origines de la singulière laïcité à la française, il convient de retracer l’histoire épineuse de ce processus. Pour Philippe Raynaud, la laïcité est tout d’abord un phénomène de sécularisation entamé lors des guerres de religion au seizième siècle. L’histoire de l’Eglise est pour lui une histoire de l’intolérance. Or, tout change avec la crise provoquée par la dissidence de Luther et de Calvin, car les églises réformées survivent au conflit et à la répression, quitte à devenir elles mêmes aussi intolérantes que l’Eglise Romaine.

Dans le cas de l’Angleterre, « l’Eglise dominante reposait sur une définition assez large de la foi pour que coexistent en son sein des doctrines différentes dont aucune ne pouvait parvenir à une victoire complète. […] Dans le cas de la France, en revanche, aucun compromis n’était possible entre l’Eglise traditionnelle et les nouveaux courants ». En France, le processus de sécularisation est allé de paire avec l’essor de l’absolutisme royal. Il a abouti à l’Edit de Nantes en 1598, garantissant le respect des libertés protestantes.

Ce processus de sécularisation de la société française fut tout sauf linéaire ; il a, au contraire, été interrompu à plusieurs reprises. La révocation de l’édit de Nantes en 1685 marque une première interruption de ce processus. Il s’est toutefois poursuivi durant la période des Lumières, au travers du concept de tolérance, développé notamment par Voltaire. Encore faut-il préciser que la tolérance religieuse prônée par Voltaire ne s’étendait pas aux athées.

La révolution française constitue une avancée historique majeure vers la laïcité. Dès 1789, La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen reconnaît la liberté d’opinion religieuse et la liberté d’expression. La Révolution nationalise les biens du clergé en 1789, émancipe les juifs en 1791 et laïcise l’Etat civil en 1792. La Constitution du Directoire opère une première séparation de l’Eglise et de l’Etat (article 334) mais c’est surtout l’obligation faite aux prêtres de prêter serment devant la constitution civile du clergé qui déclenche un schisme entre prêtres « jureurs » et prêtres « réfractaires ».

La révolution française constitue une avancée historique majeure vers la laïcité. Dès 1789, La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen reconnaît la liberté d’opinion religieuse et la liberté d’expression.

Selon Philippe Raynaud, le concordat de 1802 vient au terme d’une longue période au cours de laquelle la question religieuse s’est trouvée mêlée à d’autres conflits politiques. Avec le concordat, Napoléon voulait à la fois tourner la page des guerres entre Français et réintégrer les prêtres et les fidèles de l’Eglise réfractaire sous condition d’une rupture sans équivoque avec la cause royaliste. D’abord conclu avec la Papauté, le régime concordataire est étendu aux Eglises réformées et luthériennes ainsi qu’aux juifs. La Restauration garantit l’essentiel de l’acquis révolutionnaire : la liberté de croyance et de culte, mais assure la statut de “religion de l’Etat” à la religion catholique, apostolique et romaine (article 6 de la Charte).

En réaction, l’aspiration à la séparation de l’Eglise et de l’Etat s’enracine progressivement entre 1830 et 1875. La laïcité militante et la laïcité de l’Etat s’affirment véritablement avec la IIIème République : elle vote les lois scolaires de Jules Ferry en 1881 et 1882, laïcise les hôpitaux et la justice, rétablit le divorce (supprimé lors de la Restauration), cesse de subventionner les écoles confessionnelles, et donne aux facultés publiques le monopole de la collation des grades universitaires. Le débat public se radicalise lors du ministère d’Emile Combes, avec la loi du 7 juillet 1904, qui interdit toute activité d’enseignement aux congrégations religieuses, entraînant la fermeture de plus de 2 000 écoles confessionnelles, jugées concurrentes des écoles publiques. Jean Jaurès a soutenu la politique d’Emile Combes « parce qu’il considérait que la victoire complète contre le cléricalisme était la condition préalable de l’essor de la démocratie et donc des progrès futurs du socialisme ».

Le processus de « sortie de la religion » se parachève avec la loi de 1905, organisant la séparation de l’Eglise et de l’Etat : « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte », comme le stipule l’article 2. Citant Charles Peguy, Philippe Raynaud remarque que la loi de séparation fut « conçue dans un esprit combiste, mais opérée dans un esprit beaucoup plus républicain ». En effet, avec la loi de séparation, l’Etat s’interdit désormais d’interférer dans la nomination des évêques et l’organisation du culte. Le gouvernement radical fait également le choix de l’apaisement concernant l’organisation des inventaires nécessaires à la mise en oeuvre de la séparation.

Le positionnement des républicains n’est d’ailleurs pas exempt de contradictions : s’ils luttent fermement contre l’influence des congrégations en France métropolitaine, ils n’hésitent pas à leur laisser le « champ libre » dans l’Empire colonial. De plus, en Algérie, qui était alors un département français, « la loi de séparation n’y reçut qu’une application lacunaire ».

Vers la pacification des relations entre l’Eglise et l’Etat

Les relations entre la République et l’Eglise catholique commencent à se pacifier suite à la promulgation de l’encyclique Maximam gravissimamque en 1924, qui enjoint aux évêques de mettre en place les associations cultuelles prévues par la loi de séparation, visant à gérer les biens de l’Eglise.

Si le régime de Vichy a constitué une nouvelle parenthèse dans l’histoire de la France laïque, il « produit également des divisions profondes au sein du monde catholique ; ce sont ces divisions qui, paradoxalement, ont préparé sa réintégration dans le système républicain de l’après-guerre ». En effet, la IVeme République voit l’apparition d’un tiers parti, d’inspiration démocrate-chrétien, le Mouvement Républicain Populaire (MRP). Le contexte de guerre froide amène la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière) à se rapprocher du MRP ; si bien que la SFIO envisage en 1956 d’ouvrir des négociations avec le Vatican en vue d’un nouveau concordat.

L’avènement de la Vème République change la donne en remodelant sensiblement la législation héritée des lois laïques : la loi Debré du 31 décembre 1959 crée deux types de contrats entre l’Etat et les écoles privées, permettant de financer sur des fonds publics la rémunération des enseignants du privé. En contrepartie, ces écoles sont soumises à un contrôle administratif et pédagogique et ne peuvent refuser d’accueillir les enfants d’autres religions. Cette loi est vivement critiquée par le Comité National d’Action Laïque (CNAL) au nom du principe suivant : « Ecole publique, fonds publics, Ecole privée, fonds privés ». La « querelle scolaire » reprend à l’occasion du projet de loi Savary prévoyant la création d’un grand service public d’éducation. Toutefois, face à la mobilisation des partisans de l’école privée, le gouvernement socialiste renonce à son projet d’intégration des écoles privées à l’Education Nationale.

Philippe Raynaud ajoute que des réformes sociétales importantes se sont déroulées durant les années 1970, sans susciter d’opposition majeure de l’Eglise. Il cite notamment la légalisation de la contraception (1967), l’instauration du divorce par consentement mutuel (1975), mais aussi la loi Veil sur l’interruption Volontaire de Grossesse (IVG). Si les débats ont été virulents à l’Assemblée Nationale, la loi s’est relativement facilement acclimatée à la société française. L’épuisement de la querelle laïque sanctionne ainsi le mouvement de sortie de la religion accompli en France.

Une conception à géométrie variable de la laïcité

L’analyse de Philippe Raynaud apparaît néanmoins moins convaincante dès qu’il aborde l’actualité récente : celle-ci est entachée d’une conception à géométrie variable de la laïcité. En effet, lorsqu’il s’agit d’aborder le débat du mariage pour tous, Philippe Raynaud regrette que « ceux qui avaient des réserves sur les nouvelles conquêtes furent marginalisés dans le débat public », que « les autorités religieuses furent évidemment les premières à se sentir méprisées dans ces débats ». Il reprend ainsi à son compte les éléments de langage du discours d’Emmanuel Macron prononcé devant la Conférence des évêques de France en avril 2018. Or, Philippe Raynaud semble oublier que, dans un régime de séparation, les religions n’ont pas de légitimité particulière à intervenir dans le débat politique.

En revanche, lorsque Philippe Raynaud aborde la question de la place de l’islam dans la République, le propos devient plus affirmé. S’il opère une distinction salutaire entre islam et islamisme, son raisonnement semble néanmoins reposer sur une comparaison biaisée entre l’islam et les autres religions monothéistes. Selon lui, c’est l’islam en tant que tel, et non simplement l’islamisme, qui pose de nouveaux problèmes à la République. Il justifie son assertion, en affirmant que « cette religion n’est pas organisée en « Eglises », elle propose une « Loi » qui régit tous les aspects de la vie humaine et qui a vocation universelle, et sa « foi » est déposée dans un Livre réputé incréé et non pas seulement révélé, ce qui rend difficile le travail d’interprétation nécessaire à la vie civique dans une société ouverte ». Or, hormis l’absence d’Eglises organisées, la quasi-totalité des caractéristiques énoncées apparaissent transposables aux autres religions monothéistes.

Dans un régime de séparation, les religions n’ont pas de légitimité particulière à intervenir dans le débat politique.

De plus, l’analyse de Philippe Raynaud comporte plusieurs angles morts. Ainsi, il présente l’islam comme une nouvelle religion, « dont les fidèles sont issus de vagues successives d’immigration, auxquelles s’ajoutent un nombre non négligeable de convertis ». Or, c’est moins à l’émergence d’une nouvelle religion à laquelle nous avons assisté, qu’à l’évolution de ses pratiques religieuses. C’est-à-dire à l’enracinement de pratiques rigoristes, sur fond de délitement de l’Etat social, de communautarisation de la société, et d’ingérence de pays, comme les pétro-monarchies du Golfe, défendant une vision intégriste de l’islam.

Son analyse ne dit rien des causes de ces évolutions. Eric Martin, dans « Un pays en commun » produit une analyse intéressante des causes du développement du communautarisme. S’appuyant sur Slavoj Zizek, il constate que “nous vivons une étrange époque où nombre de problèmes d’inégalités, d’exploitation et d’injustice sont retraduits en terme de « tolérance », qui constitue le substitut postpolitique libéral aux anciens projets collectifs ». Selon lui, le concept de tolérance dépolitise la citoyenneté, « au profit d’une naturalisation de l’identité culturelle privatisée de chacun. Ceci signifie que la culture est neutralisée sur les plans politiques et collectifs et qu’elle se réduit à la particularité individuelle ou au choix de l’individu ». Il existe selon lui un lien intime entre la société tolérante postpolitique et l’individualisme néolibéral.

Le livre de Philippe Raynaud présente l’intérêt d’exposer de manière honnête les différents points de vue s’exprimant dans le débat public : de la laïcité “inclusive” incarnée par Jean Baubérot à la conception affirmée de la laïcité, telle que défendue par Henri Pena Ruiz ou Catherine Kintzler. Philippe Raynaud défend quant à lui une conception modérée de la laïcité : s’il constate, à juste titre l’échec des politiques multiculturalistes en Europe, il soutient qu’une laïcité bien comprise pourrait apparaître comme un exemple, sinon un modèle, d’une politique raisonnable et même modérée.

Quelle laïcité faut-il défendre ?

Philippe Raynaud défend une conception affadie de la laïcité, à l’heure où l’impératif de construire un peuple sur des bases politiques fermes apparaît de plus en plus urgent. À cet égard, l’analyse de Balint Demers consacrée au projet populiste québécois, publiée par Raison Sociale, semble des plus justes.

« D’abord, si le peuple à construire et appelé à être souverain est politique (et non ethnique), c’est donc qu’il acquiert son unité et son identité à travers la politique : à travers les décisions qu’il prend, les institutions dont il se dote, les luttes qu’il mène, les débats qui le traversent et les représentations qu’il fait vivre quant à l’ensemble de ces éléments. Acteur hétérogène par la multiplicité des demandes qui le constituent, il ne saurait donc être divisé sur des bases autres que celles que la politique permet justement de traiter et de dépasser. Comme le défend l’économiste Jacques Sapir, la forme de légitimité ultime permettant ce dépassement est la souveraineté du peuple. Des formes de légitimation d’un autre ordre, ethniques ou religieuses, qui ne sont pas sujettes à être débattues et tracent des frontières intangibles, rigides et souvent irréconciliables dans la sphère publique, doivent en être exclues puisqu’elles limitent l’exercice de la démocratie et de la souveraineté. C’est ce qui rend, dans une société hétérogène (…), la laïcité nécessaire au maintien et à l’approfondissement de la démocratie. De même, défendre la souveraineté du peuple requiert de rejeter et de combattre le multiculturalisme tout comme le nationalisme conservateur, puisqu’ils défendent la constitution de communautés tirant leur légitimité d’éléments ethniques ou confessionnels ».

Si la laïcité se situe au cœur du projet populiste de gauche, encore faut-il préciser qu’il s’agit d’une laïcité sans exception. Elle suppose de rompre avec les pratiques dérogatoires ayant cours jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. Une République exemplaire en terme de laïcité pourrait par exemple interdire la présence ès qualité de ministres ou de préfets à des cérémonies religieuses, ou pourrait se refuser à intervenir dans l’organisation des cultes ou leur financement. Enfin, un principe fondamental qu’une République laïque se doit d’observer est la garantie de la liberté de conscience, et l’égalité entre croyants et incroyants. Il en va du consentement à l’autorité et de la paix civique.

« La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala » – Entretien avec Jean-Luc Mélenchon

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour Le Vent Se Lève

Ce mardi 10 avril 2018, nous avons rencontré Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. Au cours d’une longue discussion, le député des Bouches-du-Rhône évoque le cheminement qui l’a conduit à construire le mouvement qui lui a permis d’obtenir 19,58% des voix au premier tour de l’élection présidentielle. Le leader de la France Insoumise revient librement sur ses influences intellectuelles, de son rapport souvent décrié à l’Amérique latine jusqu’à l’Espagne de Podemos, en passant par le matérialisme historique et le rôle central de la Révolution française. Cet entretien est également l’occasion de l’interroger sur les propos controversés tenus par Emmanuel Macron au sujet des rapports entre l’Etat et l’Eglise catholique, au collège des Bernardins. « La laïcité de 1905 n’a pas été inventée dans un colloque, c’est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée », répond-il, « revenir sur ce point, c’est revenir sur la République elle-même ». Au fil de l’échange, Jean-Luc Mélenchon dévoile sa vision de l’Etat et du rôle de tribun, s’exprime tour à tour sur Mai 68 et sur son rapport aux jeunes générations, sans oublier de saluer les mobilisations actuelles : « Il y a un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait ».


LVSL : Votre engagement politique est profondément marqué par l’histoire de la Révolution française et par le jacobinisme. Ceci dit, depuis quelques années, vous semblez vous inspirer du populisme théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe et mis en pratique par Podemos. La campagne de la France Insoumise, à la fois très horizontale et très verticale, paraît être une synthèse entre ces deux inspirations. Peut-on parler de populisme jacobin vous concernant ?

D’abord, commençons par dire que la référence à Laclau, pour ce qui me concerne, est une référence de confort. Certes le chemin politique qui m’a conduit aux conclusions voisines et bien souvent identiques à celles d’Ernesto. Et son œuvre comme celle de Chantal Mouffe éclaire notre propre travail. Mais celui-ci est venu de bien plus loin. Notre intérêt pour Laclau venait de la rencontre avec un penseur latino-américain et que la source de notre raisonnement provenait des révolutions démocratiques d’Amérique latine. C’était une méthode politique en rupture avec ce qui existait au moment où nous avons entrepris toutes ces démarches. Je dis “nous” pour parler de François Delapierre et de moi, qui sommes les auteurs de cette façon de penser dont le débouché a été mon livre L’ère du peuple. Ce que nous disions était tellement neuf qu’aucun commentateur ne le comprenait ni même n’en sentait la nouveauté. Ils ne cessaient de nous maltraiter en voulant nous faire entrer dans une case existante connue d’eux. C’était le rôle de l’usage du mot “populiste”. Le mot permettait de nous assimiler à l’extrême droite. Même les dirigeants du PCF entrèrent dans le jeu. Oubliant leurs anciens qui avaient inventé le prix du roman populiste et imaginé le projet “d’union du peuple de France” ceux-là nous montrèrent du doigt et nous adressèrent des insinuations parfois très malveillantes. La référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un “populisme de gauche” sans avoir besoin de l’assumer nous-même.

« Le jacobinisme est un républicanisme global. Il présuppose un peuple avide de liberté et d’égalité. »

Notre propre nouveau chemin était déjà très avancé. Nous avons effectué notre évolution à partir de l’Amérique latine et à mesure que l’on avançait, nous produisions des textes qui sont devenus des étapes de référence pour nous. Par exemple, dans le numéro 3 de la revue PRS (Pour la République Sociale), nous travaillions sur la culture comme cause de l’action citoyenne. C’est une manière décisive de mettre à distance la théorie stérilisante du reflet selon laquelle les idées sont les simples reflets des infrastructures matérielles et des rapports sociaux réels. En même temps nous tournons la page du dévoilement du réel et autres entrées en matière d’avant-gardisme éclairé. Le jacobinisme est un républicanisme global. Il présuppose un peuple avide de liberté et d’égalité. Son action révolutionnaire investit la dynamique de ses représentations symboliques. Mais bien sûr cela ne vaut que pour un pays dont la devise nationale dit Liberté-Egalité-Fraternité. Pas “honneur et patrie”, “mon droit, mon roi”, “ordre et progrès” et autres devises en vigueur ailleurs. En bref, il ne faut jamais oublier dans la formation d’une conscience les conditions initiales de son environnement culturel national.

Nous repoussons donc la thèse des superstructures comme reflet. Au contraire, les conditions sociales sont acceptées parce qu’elles sont culturellement rendues désirables par tous les codes dominants. Et de son côté, l’insurrection contre certaines conditions sociales procède moins de leur réalité objective que de l’idée morale ou culturelle que l’on se fait de sa propre dignité, de ses droits, de son rapport aux autres par exemple.

Toute cette trajectoire déplace la pensée qui est la nôtre, ainsi que son cadre, le matérialisme philosophique. Ce n’était pas la première fois que nous le faisions. De mon côté, j’avais déjà entrepris le travail consistant à repenser les prémisses scientifiques du marxisme. Marx travaillait à partir de la pensée produite à son époque. Il en découlait une vision du déterminisme analogue à celle de Simon Laplace : quand vous connaissez la position et la vitesse d’un corps à un moment donné, vous pouvez en déduire toutes les positions qu’il occupait avant et toutes celles qu’il occupera ensuite. Tout cela est battu en brèche avec le principe d’incertitude qui n’est pas une impuissance à connaître mais une propriété de l’univers matériel. Depuis 1905, avec la discussion entre Niels Bohr et Albert Einstein, l’affaire est entendue. Mais il est frappant de constater qu’il n’y ait eu aucune trace de cette discussion scientifique dans les rangs marxistes de l’époque. À l’époque, Lénine continue à écrire besogneusement Matérialisme et empiriocriticisme – qui passe à côté de tout ça. Pour ma part, sous l’influence du philosophe marxiste Denis Colin j’avais déjà mis à distance cette vision du matérialisme en incluant le principe d’incertitude. C’est la direction qu’explore mon livre A la conquête du chaos en 1991. À ce moment-là, nous comprenions que le déterminisme ne pouvait être que probabiliste. Cela signifie que les développements linéaires dans les situations humaines ne sont guère les plus probables. C’était un renouveau de notre base philosophique fondamentale. Elle percuta en chaîne des centaines d’enchaînements de notre pensée. En modifiant notre imaginaire, cela modifia aussi nos visions tactiques. L’événement intellectuel pour nous fut considérable. Puis dans les années 2000, nous avons travaillé sur les révolutions concrètes qui ont lieu après la chute du Mur. Car dans le contexte, on nous expliquait que c’était “la fin de l’Histoire”, que nous devions renoncer à nos projets politiques. Il était alors décisif d’observer directement le déroulement de l’histoire au moment où il montrait de nouveau la possibilité des ruptures de l’ordre mondial établi.

« Pour dire vrai, c’est Hugo Chávez qui nous a décomplexés. Ce fut une expérience personnelle assez émouvante. La dernière chose que j’ai faite avec lui, c’est un bout de campagne électorale en 2012. »

A ce moment-là nous étions très polarisés dans l’observation de l’Amérique latine, par le Parti des Travailleurs (PT) de Lula. Son idéologie est fondée sur une option préférentielle pour les pauvres. C’est une idéologie qui n’a rien à voir avec le socialisme historique. C’était un produit d’importation venu de « la théologie de la libération » née et propagée par les séminaires du Brésil. Elle va nous influencer par la méthode de combat qu’elle suggère pour agir et construire. Nous observions le PT de Lula, mais nous ne nous occupions alors pas du reste. Puis les circonstances nous conduisent à découvrir la révolution bolivarienne au Venezuela. D’abord cela nous déstabilise. C’est un militaire qui dirige tout cela, ce qui n’est pas dans nos habitudes dans le contexte de l’Amérique latine. Là-bas, les militaires sont les premiers suspects et non sans raison ! Dans l’idéologie dominante en Amérique du sud, la place des militaires dans l’action politique, c’est celle que lui assigne (là encore) Samuel Huntington dans Le soldat et la nation, le livre de référence qui précède Le choc des civilisations. Pinochet en fut le modèle.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

« Les gloses sur “la vraie gauche”, “la fausse gauche”, “gauche à 100%”, sont dépassées pour nous. Tout cela n’a pas de sens concret. »

La révolution bolivarienne a produit chez nous un changement d’angle du regard. Nous reprenons alors toute une série de questions dans laquelle le PT et l’expérience brésilienne ne seront plus centraux. Pour moi, le chavisme est une expérience radicalement différente de celle du Brésil. Puisqu’il faut bien mettre un mot sur celle-ci, on va parler de populisme, bien que la méthode populiste recommande précisément de ne pas se battre pour des concepts disputés et d’utiliser des mots valises, des mots disponibles, afin de les remplir de la marchandise que l’on veut transporter. Il ne sert donc à rien de lutter en Europe pour s’approprier le terme “populiste”. C’est dommage mais c’est aussi stupide que de se battre pour le mot “gauche”. Les gloses sur “la vraie gauche”, “la fausse gauche”, “gauche à 100%”, sont dépassées pour nous. Tout cela n’a pas de sens concret. Au contraire cela rend illisible le champ que l’on veut occuper. La bataille des idées est aussi une bataille de mouvement. Les guerres de positions ne sont pas pour nous.

« Il ne s’agit plus de construire une avant-garde révolutionnaire mais de faire d’un peuple révolté un peuple révolutionnaire. La stratégie de la conflictualité est le moyen de cette orientation. »

Le changement d’angle nous conduit à considérer des dimensions que nous avions laissées de côté. Pour dire vrai, c’est Hugo Chavez qui nous a décomplexés. Ce fut une expérience personnelle assez émouvante. La dernière chose que j’ai faite avec lui, c’est un bout de campagne électorale en 2012. On m’avait envoyé là-bas pour m’aider à descendre du ring après la présidentielle et la législative de 2012. Le résultat fut à l’inverse. J’ai fait campagne avec lui. J’ai tellement appris ! Dans tant de domaines. J’ai pu voir par exemple la manière de parler à l’armée. Il s’agissait d’une promotion de cadets, un quatorze juillet. J’ai écouté le discours de Chavez, qui correspondait à l’idée que je me fais de ce que doit être l’outil militaire. Il faut dire que mon point de vue a toujours été décalé par rapport aux milieux politiques desquels je viens. Peut-être parce que j’ai commencé mon engagement politique avec le fondateur de l’Armée rouge, ce qui modifie quelque peu le regard que j’ai toujours porté sur l’armée.

Je cite ce thème comme un exemple. En toutes circonstances Chavez éduquait sur sa ligne nationaliste de gauche. Évidemment le contact avec Chavez percutait des dizaines de thèmes et de façon de faire. Et surtout, il illustrait une ligne générale qui devint la mienne à partir de là. Il ne s’agit plus de construire une avant-garde révolutionnaire mais de faire d’un peuple révolté un peuple révolutionnaire. La stratégie de la conflictualité est le moyen de cette orientation. J’ai vu Chavez manier le dégagisme contre son propre gouvernement et les élus de son propre parti devant des dizaines de milliers de gens criant “c’est comme ça qu’on gouverne pour le peuple” ! Chavez partait d’un intérêt général qu’il opposait pédagogiquement aux intérêts particuliers en les déconstruisant.

« Jamais autant qu’à présent, ma façon de voir n’a été aussi enracinée dans l’apprentissage des épisodes de la Révolution française de 1789 et de la Commune de Paris. »

Au total, nourris de ces expériences, forts de ce renouveau théorique nous avons produit notre propre corpus doctrinal, consigné dans la quatrième édition de L’ère du peuple. Nous n’avons pas fait du Laclau, nous n’avons pas fait du Podemos. Nous avons fait autre chose, autrement, à partir de notre propre histoire politique et de notre propre culture politique nationale. Jamais autant qu’à présent, ma façon de voir n’a été aussi enracinée dans l’apprentissage des épisodes de la Révolution française de 1789 et de la Commune de Paris. Dans ces événements, l’auto-organisation de masse et la fédération des luttes sont omniprésents.

Pour comprendre notre trajectoire, il est important de bien observer les différentes vagues qui se sont succédées dans notre espace politique. Il y a d’abord eu l’étape d’influence du Parti des travailleurs du Brésil. Elle donne Die Linke en Allemagne, SYRIZA en Grèce, Izquierda Unida en Espagne, Bloco de esquerda au Portugal. Ici c’est la formule par laquelle une coalition de petits partis se regroupe dans un front avant de finir par fusionner. La vague suivante voit naître Podemos et ensuite la France Insoumise. Elle marque une rupture dans le processus commencé au Brésil et une série d’innovations majeures aux plans conceptuel et pratique.

En France, cette rupture arrive au terme d’un bref cycle sous l’étiquette Front de gauche. Il s’est achevé dans une impasse dominée par des survivances étroitement partisanes, des coalitions négociées entre appareils et le reste des pratiques dérisoires de la diplomatie des petits partis de l’autre gauche. Pour ma part, la rupture se produit au cours des campagnes des municipales, des régionales et des départementales. Ce fut une agonie au goutte à goutte. Le Front de Gauche s’est dilué dans des stratégies de coalitions d’un noir opportunisme qui l’ont rendu illisible. Mais on ne pouvait rompre cet engrenage à ce moment-là. En effet, les élections municipales étaient collées aux élections européennes. Il n’y avait pas le temps de redéfinir le positionnement et aucun moyen de le faire valider dans l’action de masse. Nous avons donc dû aborder les élections européennes avec la ligne Front de Gauche dans des conditions d’un chaos d’identification indescriptible. Pour finir, la direction communiste, notre alliée, n’a respecté ni l’accord ni sa mise en œuvre stratégique, expédiant l’élection comme une corvée bureaucratique, tout en tuant la confiance entre partenaires. En Espagne, Podemos a pu faire son apparition à ce moment-là à partir d’une scission de Izquierda Unida. Ce fut le moment de sa percée. En France, la direction communiste refusa absolument toute construction du Front par la base et le débordement des structures traditionnelles.

LVSL – Quelle a été l’influence de Podemos alors ?

À l’inverse des tendances de ce moment, Podemos naît dans une logique de rupture avec Izquierda Unida. Delapierre suivait de près le groupe qui a constitué Podemos. Il fréquentait leurs dirigeants et suivait leur évolution. Dès 2011, Íñigo Errejón est venu faire un cours de formation à notre université d’été du Parti de Gauche que je présidais alors. On ne s’est plus quittés. Nous avons participé à toutes leurs soirées de clôture des campagnes électorales, et réciproquement. Pendant ce temps, Syriza trahissait et le PT se rapprochait du PS en s’éloignant ostensiblement de nous. En fait, nous sommes tous des rameaux de ce qui a démarré dans le cycle du PT brésilien, qui a continué dans le cycle bolivarien et qui s’est finalement traduit par la rupture en Espagne puis en France, et dans l’invention d’une nouvelle forme européenne.

Aujourd’hui, le forum du plan B en Europe regroupe une trentaine de partis et de mouvements. Il remplit la fonction fédératrice du forum de São Paulo en Amérique latine, dans les années qui ont précédé la série des prises de pouvoir. Finalement, entre Podemos et nous, la racine est la même. C’est à Caracas que j’ai rencontré Íñigo Errejón par exemple, et non à Madrid. Ce dernier était extrêmement fin dans ses analyses. Il me mettait alors en garde contre l’enfermement du discours anti-impérialiste de Chávez dont il percevait l’épuisement. Il me disait que cela ne fonctionnerait pas auprès de la jeune génération qui en a été gavée matin, midi et soir, pendant quatorze ans. Pour lui, cette perspective stratégique et culturelle devenait stérile et donc insuffisante pour mobiliser la société. Immodestement, j’ai plaidé auprès du Commandant [Chávez] qu’il faudrait se poser la question d’un horizon positif qui témoigne de l’ambition culturelle du projet bolivarien.

« On combat les États-Unis mais on mange, on roule, on boit, on s’amuse comme eux. »

Comme je l’ai dit, ce que nous apporte fondamentalement Chávez, c’est l’idée que notre action a pour objectif de construire un peuple révolutionnaire. C’est donc une bataille culturelle globale. Mais finalement, la bataille culturelle, au sens large, est restée presque au point zéro à Caracas. Le programme bolivarien de Chávez, c’est pour l’essentiel de la social-démocratie radicalisée : le partage des richesses avant tout. C’est remarquable dans le contexte d’une société si pauvre et si inégalitaire, assaillie par la pire réaction vendue à la CIA. Mais cela laisse de côté les interrogations sur le contenu des richesses, les motivations culturelles du peuple, et ainsi de suite. On combat les États-Unis mais on mange, on roule, on boit, on s’amuse comme eux. Pourtant la révolution citoyenne est nécessairement une révolution culturelle, qui doit aussi interroger les modes de consommation qui enracinent le modèle productiviste.

Voilà ce que je peux dire de ma relation à ce que l’on appelle le populisme de gauche, à supposer que ce concept ait une définition claire. L’appropriation du mot ce n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est le contenu de ce qui est impliqué. Je l’ai détaillé dans L’ère du peuple.

Il s’agit d’admettre un nouvel acteur : le peuple, qui inclut la classe ouvrière, mais qui ne s’y résume pas. Je n’identifie ni ne résume la formation du peuple comme le font Ernesto Laclau et Chantal Mouffe à l’acte purement subjectif d’auto-définition du « nous » et du « eux ». Je redoute les spirales qu’entraîne souvent la philosophie idéaliste. Pour moi, le peuple se définit d’abord et avant tout par son ancrage social. Il s’agit là, d’abord, du lien aux réseaux du quotidien urbanisé dont dépend la survie de chacun. Ce sont souvent des services publics et cela n’est pas sans conséquences sur les représentations politiques collectives.

Ensuite, le peuple c’est le sujet d’une dynamique spécifique : celle du passage aux 7 milliards d’êtres humains connectés comme jamais dans l’histoire humaine. L’histoire nous enseigne qu’à chaque fois que l’humanité double en nombre, elle franchit un seuil technique et civilisationnel. Mais comme on a le nez dessus, on ne le voit pas. Je suis moi-même né dans un monde où il n’y avait que 2 milliards d’êtres humains. La population a donc triplé en une génération alors qu’il avait fallu 200 ou 300 000 ans pour atteindre en 1800 le premier milliard. Un nouveau seuil a bel et bien été franchi. Il se constate de mille et une manières. Mais l’une d’entre elles est décisive : le niveau de prédation atteint un point où l’écosystème va être détruit. Émerge donc un intérêt général humain qui sera le fondement idéologique de l’existence du peuple comme sujet politique. Le peuple va ensuite se définir par son aspiration constante, son besoin de maîtriser les réseaux par lesquels il se construit lui-même : réseaux de santé, réseaux d’écoles, etc. Le moteur de la révolution citoyenne se situe dans le croisement de ces dynamiques. Il est au cœur de la doctrine de L’ère du peuple.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Emmanuel Macron a déclaré que « le lien entre l’Église et l’État [s’était] abîmé, [qu’] il nous [incombait] de le réparer » et que « la laïcité n’a pas pour fonction de nier le spirituel au nom du temporel, ni de déraciner de nos sociétés la part sacrée qui nourrit tant de nos concitoyens ». Que pensez-vous de ces déclarations inhabituelles pour un chef d’État français ?

Le but de la démarche de M. Macron est d’abord politicien : récupérer les votes de la droite catholique. Néanmoins, il le fait à un prix qui engage nos principes fondamentaux. Il oublie qu’il est le président d’une République qui a sa propre histoire. Lorsqu’il dit que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé et qu’il faut le réparer, la direction de la main tendue est claire.  Il y a un malentendu : le lien n’a pas été abîmé; il a été rompu, volontairement en 1905 ! C’est un acte historique. Il ne peut pas être question de le réparer. L’actualité de la lutte contre l’irruption de la religion en politique dans le monde entier l’interdit. Plus que jamais, la religion et les Églises doivent être à distance de l’État et en être clairement séparées. Plus que jamais notre adage doit être : les Églises chez elles, l’État chez lui.

Au demeurant, la République et la citoyenneté ne relèvent pas du même registre que celui de la foi et de la pratique religieuse. La religion est par principe close. Le dogme la clôture. À l’inverse, la République est par principe ouverte. Elle procède de la délibération argumentée. Elle ne prétend à aucun moment être parvenue à une vérité. Cela même est remis en cause par les dogmatismes religieux. Dans l’encyclique de 1906, qui condamne le suffrage universel, il est clairement énoncé que celui-ci est peccamineux en ceci qu’il affirme contenir une norme indifférente aux prescriptions de Dieu.

La réversibilité de la loi et son évolution au fil des votes montrent ce que les Églises combattent : la souveraineté de la volonté générale, le mouvement raisonné, l’esprit humain comme siège de la vérité et le caractère provisoire de celle-ci. Les Églises incarnent de leur côté l’invariance. On le voit par exemple quand elles rabâchent les mêmes consignes alimentaires issues du Moyen-Orient, ne varietur, depuis des siècles, et mises en œuvre sous toutes les latitudes. En République, on ne cantonne en dehors du changement qu’un certain nombre de principes simples, proclamés universels. Ce sont les droits de l’Homme. Ils portent en eux-mêmes une logique. Les droits de l’être humain sont ainsi non-négociables et supérieurs à tous les autres, ce qui expulse donc un acteur de la scène de la décision : une vérité révélée contradictoire aux droits de l’être humain ainsi établis.

« Ces propos d’Emmanuel Macron sont donc contre-républicains »

Dès lors, ils soumettent en quelque sorte la mise en pratique de la religion à un examen préalable que celle-ci ne peut accepter. Dans ces conditions, ni l’État ni la religion n’ont intérêt à la confusion des genres. Les Églises ne peuvent renoncer à leurs prétentions puisqu’elles affirment agir sur une injonction divine. On doit donc ne jamais abaisser sa vigilance pour prévenir leur tendance spontanée à l’abus de pouvoir.

Le lien ne doit donc pas être reconstruit.  J’ajouterai qu’il y a quelque chose de suspect à réclamer la reconstruction de ce lien précisément avec les hiérarques catholiques. Cette centralité du catholicisme dans la préoccupation macronienne est malsaine. Le président tiendrait-il le même discours devant une assemblée de juifs, de musulmans, ou de bouddhistes ? Je suppose que dans certains cas on éclaterait de rire, pour d’autres, on aurait peur, et pour d’aucuns on considérerait qu’il nous met à la merci des sectes.

« La laïcité de 1905 est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée. »

Fondamentalement, ces propos de Macron sont donc contre-républicains. Et ce n’est pas seulement le cas parce qu’il revient sur cet élément fondamental de la loi républicaine qu’est la séparation actée en 1905. C’est parce qu’il ignore l’histoire qui a rendu nécessaire la loi de 1905. L’histoire est une matière vivante et actuelle. L’histoire n’est pas un passé. C’est toujours un présent dans la vie d’une nation issue des ondes longues du temps. Car la compréhension des motifs qui aboutissent à la séparation des églises et de l’Etat commence bien avant 1905. On y trouvera des racines dans l’action de Philippe le Bel contre les prétentions du pape Boniface VIII à commander au temporel puisqu’il affirmait commander au spirituel. Plus ouvertement, après le retour des lumières antiques à la Renaissance, et jusqu’à la grande Révolution de 1789, la laïcité de l’Etat cherche son chemin. Mais elle ne s’oppose pas à des idées dans un colloque studieux. Elle affronte sans cesse une mobilisation armée et féroce de la part de l’ennemi. L’Eglise a fait valoir ses prétentions dans les fourgons de l’envahisseur depuis Clovis ! L’Église catholique a attendu 1920 pour reconnaître la République ! En 1906 elle condamne encore le suffrage universel. Face au dogmatisme religieux nous nous sommes continuellement opposés à des forces bien matérielles. La laïcité de 1905 est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée. Revenir sur ce point, si peu que ce soit, c’est revenir sur la République elle-même. Car celle-ci n’est possible comme chose commune que si les citoyens ne sont pas assignés à d’autres communautés incompatibles entre elles comme le sont celles d’essence religieuse. Or, c’est ce que fait le chef de l’État. Tout au long de son discours, il développe l’idée que l’identité d’une personne humaine serait enracinée dans sa foi et dans une forme particulière de spiritualité.

LVSL : Quelles sont d’après vous les motivations d’un tel discours ?

Je ne suis pas dupe de la manœuvre. Il s’agit pour lui d’endosser les habits du chef des conservateurs dans notre pays. Sa politique est celle d’un libéral exalté, mais il a compris qu’aussi longtemps qu’il la vendra dans les habits de la start-up, il ne peut s’appuyer que sur une minorité sociale très étroite. D’autant plus que, dans les start-ups, tout le monde n’est pas aussi cupide qu’il le croit ! Il va essayer de séduire, comme il le fait depuis le début, un segment réactionnaire très large. Après les injures gratuites contre les « fainéants », les « cyniques » et les « riens » voici le moment des travaux pratiques : les jeunes gens qui occupent les facs seraient des bons à rien et on les déloge comme des voyous. Même chose pour Notre-Dame-des-Landes, et ainsi de suite. De la même façon, la criminalisation de l’action syndicale va bon train. Il tente à présent une démarche qui va l’identifier à une certaine France catholique conservatrice. Pas sûr que celle-ci soit dupe de la manœuvre.

Quelle est la force de l’ancrage d’un tel raisonnement ? C’est qu’il postule aussi une certaine idée de l’être humain. Macron cite Emmanuel Mounier, le théoricien du « personnalisme communautaire ». Nous sommes pour notre part les tenants du personnalisme républicain. Nous adoptons le concept de personne comme sujet de son histoire. Une entité ouverte qui se construit au fil d’une vie et qui n’est pas seulement une addition d’ayant-droits de différents guichets de l’existence en société. Pour nous, on peut se construire en s’assemblant pleinement dans l’adhésion à l’idéal républicain, qui met au premier plan la pratique de l’altruisme et, plus généralement, l’objectif des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. À l’inverse, dans le personnalisme communautaire de Mounier, la personne trouve son liant dans la foi qui fonde sa communauté. Ce n’est pas là que spéculation abstraite. Je ne perds pas de vue de quoi on parle depuis le début. La vision macronienne assume de moquer la réalité d’une « religion » républicaine. C’est là une autre façon de nier le droit de l’universel à s’imposer comme norme. C’est-à-dire de ce qu’est le fait d’être un humain qui se joint aux autres grâce à une conduite alignée sur des lignes d’horizon universaliste. La condescendance de Macron pour la « religion républicaine » est significative de son incompréhension personnelle de l’idéal républicain comme vecteur du rassemblement humain. Elle peut aussi signaler son indifférence pour la force de la discussion argumentée libre des vérités révélées comme fondement de la communauté humaine. Après tout, pour lui, la loi du marché n’est-elle pas déjà plus forte que tout interventionnisme politique ? Les idéologies mercantile et religieuse relèvent toutes deux de l’affirmation sans preuve ni débat possible.

« Les républicains, en matière de morale individuelle, ne prescrivent pas de comportements. Sinon le respect de la loi. Et la Vertu comme code d’action personnel. »

Le dogme interdit au rassemblement de la communauté humaine d’être libre. On ne peut pas en discuter. On l’accepte ou on le subit. Parfois de force chaque fois que les églises en ont les moyens. C’est la raison pour laquelle elles ne peuvent avoir de place dans la décision publique. Mais attention ! On ne saurait confondre honnêtement la mise à distance et l’interdiction ou le mépris. Dans la sphère publique les églises n’ont jamais été interdites de parole ni même de campagne d’influence. Inutile de faire semblant de le croire pour en tirer des conclusions anti-laïques. Pour nous, républicains, la consigne religieuse est à jamais du domaine de la sphère privée et intime. Elle relève du débat singulier de l’individu avec lui-même au moment où il prend une décision. Vous pouvez évidemment être convaincu en tant que croyant qu’il faut faire ceci ou cela, ou même qu’il faut voter de telle ou telle manière. Cela est licite. Mais une prescription religieuse ne peut pas devenir une obligation pour les autres si la loi établit sur le même sujet une liberté d’appréciation individuelle. Car les républicains, en matière de morale individuelle, ne prescrivent pas de comportements. Sinon le respect de la loi. Et la Vertu comme code d’action personnel. Quand nous instaurons le droit à l’avortement, nous n’avons jamais dit qui devait avorter et pour quelles raisons. Cela relève de la liberté d’appréciation individuelle de la personne concernée. Du point de vue de ses convictions religieuses, une personne peut bien sûr décider de ne pas avorter. Mais pour quelles raisons l’interdirait-elle aux autres ? Il en va de même pour le suicide assisté. Il n’a jamais été question de dire aux gens quand ils devraient se suicider ! Mais s’ils veulent le faire en étant assisté, alors ils en ont la possibilité. Le dogme au contraire, et par essence, réprime ceux qui ne l’admettent pas. Dans l’usage de la liberté, la « religion républicaine » ne propose que la Vertu comme mobile.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

« On entre dans des logiques de négociation absurde avec l’Église sur la base de ses dogmes révélés. Il ne peut s’agir alors que d’une logique de concessions qui lui permettrait de les imposer à toute la société. »

Il y a donc un double abus de langage dans l’attitude de Macron. D’abord, celui qui consiste à essayer de faire croire que reconnaître la globalité d’une personne humaine à travers les ingrédients qui la font – dont sa foi – serait contradictoire à la laïcisation de l’espace public. La seconde, c’est de faire croire que nous serions des gens prescrivant par principe des comportements contraires à ceux préconisés par la religion. Les seules injonctions que nous formulons interviennent en cas de trouble à l’ordre public. Ce genre de limite de la liberté est commune. Aucune liberté n’est totale en société républicaine, sauf la liberté de conscience. Toutes les autres libertés sont encadrées donc limitées. Donc vous pensez ce que vous voulez, mais cela ne doit pas vous conduire à poser des actes illégaux. Point final. Dès que l’on sort de cela, on entre dans des logiques de négociation absurde avec l’Église sur la base de ses dogmes révélés. Il ne peut s’agir alors que d’une logique de concessions qui lui permettrait de les imposer à toute la société. La religion en politique est toujours un vecteur d’autoritarisme et de limitation des libertés individuelles.

LVSL – La laïcité renvoie à l’idée assez jacobine d’indivisibilité du peuple français et de séparation du religieux et du politique. Quelle est la place de la laïcité dans votre projet ? Doit-on craindre un retour du religieux en politique ?

Cette menace est intense. Pourtant, cela paraît contradictoire avec la sécularisation des consciences que l’on constate et qui ne se dément nullement. Pour autant le fait religieux n’est pas près de disparaître. L’adhésion aux religions repose pour partie sur la tradition. Il en est ainsi parce que la société nous préexiste, que notre famille nous préexiste. On vous enseigne des valeurs, et pour vous mettre en rapport avec les autres, vous devez passer d’abord par ces valeurs. C’est comme cela que s’opère la socialisation des jeunes individus. Le processus d’individuation du jeune se réalise dans l’apprentissage des codes de la relation aux autres. Nous n’avons pas des générations d’anarchistes dans les berceaux. Au contraire, on a des générations qui sont avides de socialisation et donc d’un conformisme enthousiaste.

Et au quotidien les comportements sont-ils débarrassés de métaphysique et même de superstition ? Bien sûr que non ! Je m’amuse d’observer que plus les objets ont un mode d’emploi et un contenu qui échappent à la compréhension de celui qui les utilise, plus la pensée métaphysique fonctionne. On a une relation plus saine et normale à un marteau et un clou qu’à un ordinateur parce que personne ne sait comment ce dernier fonctionne. C’est la raison pour laquelle vous insultez vos ordinateurs, vous leur parlez comme à des personnes, ce qui ne vous vient pas à l’esprit quand vous maniez un marteau. Il est plaisant de noter comment le mode d’emploi des objets contemporains renvoie souvent les individus dans une sphère de moins en moins réaliste. Ne croyez pas qu’au XXIème siècle, entourés d’objets très techniques, l’aptitude à la métaphysique et aux illusions de la magie aurait disparu. Cela peut être aussi tout le contraire. Je le dis pour rappeler que l’appétit de religion ne surgit pas du néant. Il y a un terreau duquel à tout moment, peut surgir une métaphysique qui s’empare de l’anxiété que provoque l’ignorance. Elle procure le seul aliment qui compte pour l’esprit : une explication. Le cerveau humain ne peut pas accepter le manque d’explications parce qu’il est construit pour assurer notre survie. Pour survivre, il faut comprendre, et il faut nommer. Il y a donc une matrice profonde à la capacité des religions à prospérer comme explication globale du monde et de ses énigmes insolubles. Pas seulement à propos des causes de la perversité des objets très sophistiqués que l’on insulte mais surtout, comme on le sait, en réponse à d’autres réalités autrement sidérantes comme la mort et l’injustice du hasard.

« Les êtres humains étant des êtres de culture, pour les pousser à s’entretuer, il faut leur trouver de bonnes raisons de le faire sans transiger. La religion en est une particulièrement commode. »

Mais dans le champ politique les religions sont surtout d’habiles prétextes. On l’a vu avec la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington. Elle repose entièrement sur l’idée que les cultures cloisonnent les êtres humains, et que les cultures sont elles-mêmes enracinées dans les religions. C’est sur cette base qu’est construite cette théorie qui aujourd’hui domine toute la pensée politique des stratèges et géopoliticiens de l’OTAN. Pour eux, quand on parle d’Occident, on ne parle en réalité que de Chrétienté. Voyez comment la religion est un prétexte entre Perses iraniens et Arabes des Emirats ! Chiites contre sunnites ? Tout cela pour habiller la lutte à mort pour l’influence régionale et la maîtrise d’une zone où se trouve 42% du gaz et 47 % du pétrole mondiaux… Les guerres impériales et les guerres régionales ont intériorisé le discours religieux pour se justifier sur un autre terrain que celui des intérêts matériels qui les animent. La surcharge religieuse facilite le conflit et permet de rendre irréconciliables les combattants qui s’affrontent. Vous voyez bien que nous ne sommes pas dans une thèse abstraite concernant la place des religions dans les conflits. Les êtres humains étant des êtres de culture, pour les pousser à s’entretuer, il faut leur trouver de bonnes raisons de le faire sans transiger. La religion en est une particulièrement commode.

En toute hypothèse, les religions n’ont relâché leur effort de conquête nulle part. Je vois bien évidemment qu’il y a des évolutions. En ce qui concerne les catholiques, je préfère l’encyclique « Laudato si » à ce que pouvait dire le Pape précédent. Dans cette vision du christianisme, les êtres humains sont coresponsables de l’achèvement de la création puisque le Pape François a fait référence dans son texte à Teilhard de Chardin. L’exigence écologique et sociale des catholiques prend alors une signification qui vient en renfort de notre combat. Il n’en demeure pas moins que l’Église catholique n’a pas lâché un demi-millimètre dans toute l’Amérique latine sur des sujets aussi fondamentaux que le droit à l’avortement – sans parler des droits des homosexuels et du suicide assisté. Alors que les révolutions démocratiques durent depuis dix à vingt ans en Amérique latine, pas un de ces pays n’a autorisé le droit à l’avortement tant l’intimidation est grande ! Seul l’Uruguay est un petit peu plus avancé sur ce plan là.

En quelques mots je veux résumer le raisonnement qui établit pourquoi la laïcité est consubstantielle au projet que porte « La France insoumise ». Car notre vision a une cohérence forte. S’il n’y a qu’un seul écosystème compatible avec la vie humaine, il y a donc un intérêt général humain. La tâche du groupe humain est de formuler cet intérêt général.  Pour cela, il faut une délibération libre. Pour que la délibération soit libre, il faut que l’homme ne domine pas la femme, que le patron ne domine pas l’ouvrier, au moment de prendre la décision et que la religion n’interdise pas d’en discuter ou prédétermine le sens de la décision qui sera prise. Pour que la délibération permette d’accéder à la compréhension de l’intérêt général, il faut donc que la société politique soit laïque et que l’État le soit. La laïcité n’est pas un supplément. C’est une condition initiale. La séparation des Églises et de l’État c’est la condition pour que soit possible un débat argumenté. Et le débat argumenté est la condition pour déterminer l’intérêt général. Ces propos peuvent vous paraître d’une banalité absolue. Mais ils tranchent avec les réflexes de notre famille idéologique. Dans les années 1970, quand l’intérêt général était invoqué, on entendait immédiatement la réplique : “intérêt général, intérêt du capital”. Cela voulait dire que ce concept était une construction de l’idéologie dominante. C’est évidemment une construction idéologique, cela va de soi, mais elle se présente désormais dans des conditions tout à fait différentes de la façon d’il y a trente ou quarante ans de cela. L’intérêt du capital ne peut jamais être l’intérêt général à notre époque. Il en est l’adversaire le plus complet. Le capital est intrinsèquement court-termiste et singulier. L’harmonie avec les cycles de la nature est nécessairement inscrite dans le long terme et le cas général.

LVSL : Lorsque des individus sont aptes à incarner le pouvoir et la dignité de la fonction suprême, on a pris l’habitude de parler « d’hommes d’État ». Lors du premier grand débat de la présidentielle, beaucoup d’observateurs ont noté que vous sembliez être le plus présidentiable et ont évoqué votre posture gaullienne. De même, votre hommage à Arnaud Beltrame a été largement salué. Qu’est-ce qu’implique le fait de « rentrer dans les habits », lorsqu’on aspire à la conquête du pouvoir et que l’on souhaite devenir une option crédible ? N’est-on pas aujourd’hui face à un vide de l’incarnation ?

J’espère que j’ai contribué à le remplir. Parce que ma campagne de 2017, davantage encore que celle de 2012, a mis en scène un personnage en adéquation avec un programme. J’ai toujours eu des discussions sur cet aspect avec mes camarades d’autres pays, je n’y suis donc pas allé à reculons. C’est ce que j’avais dit à mes amis italiens : ou bien vous assumez la fonction tribunicienne et vous montez sur la table pour incarner votre programme, ou bien cette fonction incontournable sera incarnée par d’autres. C’est ce qui s’est passé l’année où le Mouvement Cinq Étoiles de Beppe Grillo a envoyé aux pelotes la coalition qui s’était construite autour de Rifondazione comunista. Cela a été une catastrophe et j’en ai aussi tiré les leçons.

« Il y a un égalitarisme spontané du peuple français, dont la racine profonde est la grande Révolution de 1789, qui est d’abord une révolution de liberté. »

La question de “l’incarnation” est d’ordre métaphysique. Je l’aborde avec sang-froid. Je crois à ce que je dis et à ce que je fais. Si vous constatez une “incarnation”, c’est un résultat, pas un rôle. Vous ne vous levez pas le matin en mettant les habits d’un personnage comme vous avez enfilé votre pyjama le soir. C’est le programme qui produit l’incarnation s’il arrive à son heure dans le moment politique de la prise de conscience populaire. Je crois connaître le peuple français, notamment les fondamentaux de son histoire et l’essentiel de son territoire que j’ai parcouru dans tous les sens et dans bien des recoins. Le peuple français, c’est le peuple politique du continent. Il use d’expressions uniques qui traduisent son esprit égalitaire. Voyez comment on reproche un comportement à quelqu’un : “si tout le monde faisait comme vous…”. C’est une façon de dire : ce qui est bien, c’est ce que tout le monde peut faire.

Il y a un égalitarisme spontané du peuple français, dont la racine profonde est la grande Révolution de 1789, qui est d’abord une révolution de liberté. Les gens étaient persuadés que ce serait en votant qu’ils régleraient le problème. Ils voulaient même élire leurs curés à un moment donné ! Et ils se sont substitués à l’État monarchique écroulé. Jusqu’au point de vouloir fédérer ces prises de pouvoir dans une “fête de la fédération” un an après la prise de la Bastille. Le contenu de la Révolution de 1789 a produit une dynamique qui permet de comprendre comment un personnage à première vue aussi éloigné de la forme de la Révolution l’a autant et aussi fortement incarnée que Maximilien Robespierre.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Lorsqu’on comprend cela, on comprend la substance de l’action politique. Quel est l’enjeu de la politique ? On peut le chercher chez celui-là même que l’on m’oppose parfois si stupidement : Marx, dans le “catéchisme” de la Ligue des justes, le premier texte qu’il a signé. Première question : qu’est-ce que le communisme ? Réponse : ni les soviets, ni le développement des forces productives, mais “l’enseignement des conditions de la libération du prolétariat”. C’est un fait radicalement subjectif qui est mis en avant. De même, dans L’idéologie allemande : “le communisme est le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses, (les contradictions du système) et sa conscience.” La conscience, dans la formule marxiste, pèse du même poids que le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Et vous avez cette phrase définitive de Marx : “le prolétariat sera révolutionnaire ou il ne sera rien”. Comment cela rien ?

On croyait alors qu’il était défini par sa place dans les rapports de production. Mais en réalité, il était défini dans le marxisme initial par son rapport culturel à lui-même ! C’est pourquoi le marxisme distingue l’en-soi du pour-soi, et entre les deux se trouve la place du politique, ce qui fait de la conscience l’enjeu principal de l’action politique en vue de la conquête du pouvoir. La stratégie de L’ère du peuple est donc dans une continuité philosophique et politique. La construction de cette conscience nécessite une prise en compte de la globalité de la condition humaine de ceux à qui l’on s’adresse.

Je dis cela pour la masse de ces discours qui n’ont aucun lien avec le quotidien des gens, et notamment avec l’idée morale qu’ils se font de leur dignité et de leur rapport aux autres. Dans L’ère du peuple, il y a un chapitre sur la morale comme facteur d’unification et de motivation d’action sociale. En ce qui nous concerne, nous avons définitivement épousé l’idée que les êtres humains sont des êtres de culture et c’est d’ailleurs à cause de cela qu’ils sont des êtres sociaux.

LVSL : Revenons à votre stratégie. Vous avez réalisé des scores très importants chez les jeunes au premier tour de l’élection présidentielle, notamment chez les primo-votants, avec 30% chez les 18-24 ans. Néanmoins, vous n’avez enregistré aucun gain chez les seniors, qui pèsent énormément dans le corps électoral effectif et ont largement voté pour Macron et Fillon. Les clivages politiques semblent devenir de plus en plus des clivages générationnels. Pourquoi votre discours a-t-il autant de mal à toucher les plus âgés ? Les baby-boomers se sont-ils embourgeoisés et sont-ils devenus irrémédiablement néolibéraux ?

Mes discours passent plus difficilement chez les seniors pour les mêmes raisons qu’ils passent plus facilement dans la jeune génération. La jeune génération a une conscience collectiviste écologiste extrêmement forte, en dépit des reproches qu’on lui fait sur l’égoïsme qu’elle semble exprimer. La conscience de la limite atteinte pour l’écosystème, du gâchis, de l’asservissement que provoque une société qui transforme tout en marché est très avancée. Nous atteignons, dans la jeune génération, la limite d’une vague qui a d’abord submergé les jeunesses précédentes.

« Mai 68, on ne montre que des personnages aussi ambigus et conformistes que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. C’est une génération de gens qui n’ont jamais été autre chose que des libéraux-libertaires, petits bourgeois confits d’un égoïsme hédoniste sans borne, et sans danger pour le système. Ils sont restés conformes à ce qu’ils étaient. »

J’ai connu celle des années 1990 où l’idéal dominant, c’était le trader qui a réussi son opération. J’ai toujours fait des conférences dans les grandes écoles. J’y aperçois les enfants des classes socio-professionnelles supérieures. Cela me permet de voir comment les enfants de cette classe sociale, qui aimante la société, évoluent. À travers leurs enfants, on peut identifier ce qui sera rejeté ou pas ensuite. Dans les années 90, à la fin d’une conférence, il y avait deux ou trois mohicans qui venaient me voir pour me dire qu’ils étaient de mon bord. Ils le faisaient en cachette et tout rouges. Maintenant, dans le moindre amphithéâtre, il y a 20% ou 30% qui se déclarent de notre côté. Ce qui m’intéresse en particulier, c’est que les autres, ceux qui ne sont pas de mon avis, sont en désaccord avec mes conclusions mais s’accordent avec mon diagnostic. Il y a eu là la construction d’une conscience collective nouvelle. Cette génération est consciente de la rupture que cela exige. Elle l’aborde avec plus d’enthousiasme parce qu’elle sent que, par sa qualification, ses connaissances, elle est capable de répondre aux défis du monde.

En ce qui concerne les plus âgés, c’est le moment de disperser les illusions sur Mai 68. Les leaders qui sont mis en exergue aujourd’hui n’ont jamais cessé d’être des commensaux du système. Or, il ne faut pas perdre de vue que Mai 68, c’est d’abord une grande révolution ouvrière. C’est 10 millions de travailleurs qui se mettent en grève. Pourtant ils sont éjectés du tableau, comme s’ils n’existaient pas. Et dans la célébration, ou la commémoration de Mai 68, on ne montre que des personnages aussi ambigus et conformistes que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. C’est une génération de gens qui n’ont jamais été autre chose que des libéraux-libertaires, petits bourgeois confits d’un égoïsme hédoniste sans borne, et sans danger pour le système. Ils sont restés conformes à ce qu’ils étaient. Dans la représentation de Mai 68, les médias se régalent de leurs prestations qui permettent d’effacer la réalité de classe de 68. Ils aiment montrer que la lame est définitivement émoussée. La preuve ? Leurs héros de pacotille s’en amusent eux-mêmes. Goupil ne supporte plus les militants, Cohn-Bendit les vomit…

Ce qui doit nous intéresser, c’est justement de regarder comment les vainqueurs de cette histoire en ont profité pour faire croire qu’on peut “transformer le système de l’intérieur”. “Après tout, disent-ils, on peut en tirer des avantages. Ce ne serait pas la peine de tout brutaliser”. Comment le nier ? Mais c’est avaler avec chaque bouchée l’addiction au repas tout entier. Un énorme matériel propagandiste s’est mis en mouvement contre tout ce qui est révolutionnaire. Du socialisme, on a fait une diablerie où Staline est inscrit dans Robespierre. La propagande s’est acharnée à disqualifier à la fois l’intervention populaire et son histoire particulière dans la Révolution.

« Les révolutions ne sont jamais de purs parcours idéologiques. Ce sont toujours les résultats de principes auto-organisateurs à l’œuvre dans une situation. »

En France, où se situe son modèle initial, les porte-plumes du système ont accompli un travail considérable dans ce sens, avec François Furet par exemple. Cela s’est traduit méthodiquement par des opérations d’appareils comme L’Obs et les autres organes de cette mouvance. Ils ont répandu cette disqualification du fait révolutionnaire au sein des classes moyennes sachantes qui font l’opinion et déterminent les modes de vie sur lesquels essaient de se caler la classe ouvrière et les contremaîtres, c’est-à-dire ceux qui sont la catégorie juste d’avant. De ce fait, les générations de l’échec de 68 puis du programme commun ont été pétries à pleines mains dans ces registres.

Il est alors normal que les seniors entendent moins mon discours. Il y a le poids de l’âge. On est plus conservateur en vieillissant. On s’aperçoit des vanités de l’existence qui vous agitaient quand vous étiez plus jeune. Les seniors se disent que le changement que nous proposons n’est pas possible, qu’il est trop compliqué. Prenez n’importe quel jeune d’une école d’ingénieur, il sait que c’est facile de fermer les centrales nucléaires et de les remplacer par des énergies renouvelables. Cela prendra 4, 5, 10 ans. 4, 5, 10 ans, quand vous avez 70 ans, c’est beaucoup. On se demande entre-temps si on aura de l’électricité. On me dit : “Mais Monsieur Mélenchon, vous n’allez tout de même pas sortir du nucléaire en appuyant sur un bouton ?” Dans la génération senior, une majorité trouve la tâche politique d’un niveau trop élevé. Ce qui est rassurant cependant, c’est que la tâche révolutionnaire ne résulte jamais d’un acte idéologique mais d’une nécessité qui résulte des circonstances. C’est cela notre force.

Les révolutions ne sont jamais de purs parcours idéologiques. Ce sont toujours les résultats de principes auto-organisateurs à l’œuvre dans une situation. Furet affirmait que la révolution aurait dérapé à cause d’idéologues exagérés. En étudiant les lettres qui viennent des élus des États généraux, Timothy Tackett a montré que les révolutionnaires ne sont pas des enragés mais des notables motivés mais perplexes. Ils font face à des situations qui les dépassent et apportent des réponses révolutionnaires parce qu’ils ne voient pas quoi faire d’autre. Leurs répliques sont juste celles qui leur paraissent adaptées aux circonstances. La seule chose qui est idéologiquement constante et qui traverse les bancs de l’assemblée, c’est l’anticléricalisme. Mais Timothy Tackett montre comment les gens ont répondu à des circonstances, qui, en s’enchaînant, ont détruit peu à peu tout l’ordre ancien.

« La guerre civile va défigurer la révolution de 1917 de la même manière que la guerre contre toute l’Europe a défiguré la Révolution de 1789 et a mené à la victoire de Bonaparte plutôt qu’à celle de Robespierre. »

L’ordre nouveau qui découle de cet écroulement ne s’appuie pas sur une idéologie mais sur la nécessité de répondre à la situation de tous les jours. Par exemple, en réplique populaire à la Grande Peur en 1789, se créent des milices pour se protéger des brigands. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de brigands, et une fois que la garde nationale est constituée, les miliciens ne rendent pas les armes et se donnent des missions. Les processus révolutionnaires enracinés partent toujours des préoccupations qui répondent à des circonstances qui sont insurmontables autrement que par des méthodes révolutionnaires. C’est le cas de la révolution de 1917 : il était impossible de changer le cours des évènements tant que l’on n’arrêtait pas la guerre. C’est en tout cas pour cela que s’écroulent les gouvernements successifs. Après, cela devient autre chose : la guerre civile va défigurer la révolution de 1917 de la même manière que la guerre contre toute l’Europe a défiguré la Révolution de 1789 et a mené à la victoire de Bonaparte plutôt qu’à celle de Robespierre.

Revenons au point de départ, à la question des générations et au fait d’aller chercher les seniors. Je pense plutôt que ce sont eux qui vont nous trouver tout seuls. Cela a d’ailleurs commencé. Regardez les opinions positives constatées par sondage : pour la première fois, nous passons devant la République en Marche (LREM) chez les retraités, dans la dernière enquête. Dans toutes les catégories, la France Insoumise est deuxième, sauf une pour laquelle ils restent devant nous, à savoir les professions libérales, et une pour laquelle nous sommes devant eux, à savoir justement les retraités.

LVSL – Un des problèmes récurrents des forces qui veulent changer radicalement la société, c’est la peur du “saut dans l’inconnu” pour une part non négligeable des électeurs. Comment comptez-vous affronter ce déficit de crédibilité, qu’il soit réel ou qu’il s’agisse d’un fantasme ? Comment faire en sorte que les Français n’aient aucune difficulté à imaginer un gouvernement insoumis, et comment passer du moment destituant, celui du dégagisme, au moment instituant ?

J’en traite justement dans un récent post de blog, dans lequel je commente l’actualité, en fonction des phases connues du mouvement révolutionnaire « populiste », la phase destituante et la phase instituante sont liées par un mouvement commun. On rejette en s’appropriant autre chose et vice versa. Il ne faut jamais oublier le contexte. Nous sommes dans un moment de déchirement de la société.

Nous offrons un point de rassemblement. La France Insoumise est le mouvement de la révolution citoyenne. C’est-à-dire de la réappropriation de tout ce qui fait la vie en commun. Il englobe des catégories qui ne sont pas toujours dans des dynamiques convergentes. Elles sont même parfois contradictoires. La fédération des catégories sociales, d’âge et de lieu se fait par leurs demandes respectives. Il y a besoin d’une coïncidence des luttes avant d’avoir une convergence de celles-ci. Chacune a sa logique. On vient d’évoquer les seniors : l’augmentation de la CSG les rapproche d’autres catégories. Rien à voir avec l’attrait de mon image. Le programme d’un côté, et la capacité du groupe parlementaire à le mettre en scène de l’autre, voilà de solides repères pour l’opinion qui observe et se cherche.

« Si je deviens moins franc du collier, je sors de la stratégie de la conflictualité qui est la seule capable de produire de la conscience, de l’action, de la confiance et du regroupement. »

Alors, qu’est-ce qui va rassurer ? La perception de notre détermination. Pourquoi les gens seraient-ils attirés par Monsieur Macron, qui sème un désordre indescriptible dans tout le pays et qui raconte des choses insupportables sur la laïcité et ainsi de suite ? La France Insoumise, elle, sait où elle va. Nous défendons l’idée qu’il y a un intérêt général et que la loi doit être plus forte que le contrat. Il y a des gens que ça rassure, à proportion du fait qu’ils se détournent des autres. Ça ne se fait pas tout seul. Je ne cherche pas à devenir de plus en plus rassurant pour rassembler autour de moi. Si je le faisais, je renoncerais au ciment qui unit notre base entre l’aile la plus radicale et l’aile la plus modérée.

« La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala. »

On me reproche d’être clivant ? Mon score n’en serait-il pas plutôt le résultat ? Il faut abandonner l’illusion communicationnelle. Avoir le bon slogan et le bon message ne réconciliera pas tout le monde. Pour réconcilier tout le monde, il faudrait baisser d’un ton ? Je ne le ferai pas. Je compte davantage sur l’obligation de la prise de conscience de devoir sauter l’obstacle de la routine et de la résignation. Et si je deviens moins franc du collier, je sors de la stratégie de la conflictualité qui est la seule capable de produire de la conscience, de l’action, de la confiance et du regroupement. La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala.

LVSL – Mitterrand s’est confronté aux mêmes types de problématiques pour accéder au pouvoir en 1981…

1981, ce n’est pas la révolution. La société n’est pas déchirée, et François Mitterrand n’est pas lui-même un révolutionnaire. Toutes les composantes du programme commun ont pensé qu’elles allaient changer les choses par le haut. La “force tranquille”, c’est un slogan à la fin de la campagne. Il y a maintenant un mythe sur ce sujet. On aurait gagné grâce à un slogan ? Réfléchissez ! Ça n’a aucun sens. On a gagné par 30 ans d’accumulation politique. Le programme commun commence dans la bouche de Waldeck-Rochet en 1956. Cela a pris un temps fou avant d’arriver à construire une base où socialistes et communistes arrivent à se réconcilier et à entraîner le reste de la société ! Et il aura fallu la grève générale de Mai 68 pour brasser la conscience populaire assez profondément.

On ne gagne pas avec des slogans sans ancrages. Les slogans doivent correspondre à des situations. La situation dans laquelle je me trouve aujourd’hui, c’est la nécessité de construire une majorité. Pour cela, elle doit trouver son enracinement social à la faveur d’une élection. Quand la température politique monte, l’information circule très vite, les consciences peuvent faire des choix positifs et négatifs. Il y a des gens qui votent pour moi parce qu’ils ne savent pas pour qui d’autre voter, il y en qui le font parce qu’ils trouvent que ce que je dis est bien et que le programme leur paraît efficace, et puis il y a des gens qui votent pour moi en se disant que voter pour n’importe quel autre n’apportera rien. Pour eux, c’est donc le vote utile.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Nous avons construit une situation électorale. À l’intérieur de cette situation, nous construisons, à travers le programme, une base sociale de masse pour le changement de fond que nous portons. En 2012, nous avons eu 4 millions de voix. En juin 2016, j’avais dit “à chacun d’en convaincre un autre ! Si on fait 8 millions de voix, on a gagné”. Finalement, nous avons fait 7 millions, et n’avons pas gagné. Mais on a quand même gagné 3 millions d’électeurs ! Puis aux élections législatives, comme en 2012, on en a reperdu la moitié. La moitié de 4 millions, ça n’est pas la moitié de 7 millions. Cette fois-ci, on a obtenu un groupe parlementaire. Cela a permis le franchissement d’un nouveau seuil. Nous avons substitué une image collective, celle du groupe, à une image individuelle, celle du candidat. Et, dorénavant tous azimuts, nous couvrons et influençons de nombreux secteurs de la société. Voilà des acquis formidables de notre action et de notre lutte ! Le point d’appui s’est formidablement élargi.

Maintenant, le pays entre en ébullition sociale et idéologique. Tant mieux ! Parce qu’à l’intérieur de ça, pour la première fois, des milliers de jeunes gens se construisent une conscience politique. On peut voir que c’est la première fois qu’il y a un mouvement dans les facs depuis très longtemps, tout comme dans les lycées. Il y a aussi des milliers et des milliers d’ouvriers qui se mettent en mouvement pour faire la grève, et ce sont les secteurs les plus déshérités de la classe ouvrière qui tiennent le coup le plus longtemps. Par exemple, chez Onet, pendant des mois, les pauvres gens qui nettoient les trains et les voitures, les femmes qui font les chambres dans les hôtels, ont tenu trois mois de grève sans salaire !

On sent donc que dans la profondeur du pays, il y a une éruption. Je ne dis pas que ça va suffire ! Mais rappelez-vous que notre but est de construire un peuple révolutionnaire. Ce n’est pas de construire une fraction d’avant-garde révolutionnaire qui prend le pouvoir par surprise. Cela n’a jamais marché, et les nôtres en sont tous morts à la sortie. Ce n’est pas comme cela qu’il faut faire. Construire un peuple révolutionnaire, cela veut dire ne compter que sur la capacité d’organisation qu’il contient et avancer pour qu’il se constitue en majorité politique.

« Nous ne sommes pas les psalmodieurs d’un catéchisme auquel devraient se conformer les masses. Nous sommes leurs éclaireurs, parfois leurs déclencheurs, toujours leurs serviteurs. »

En ce moment, l’école de la lutte fonctionne à plein régime : si le pouvoir macroniste fait une erreur de trop, le mouvement va s’accélérer. Je ne peux pas vous dire aujourd’hui dans quel sens il va s’accélérer. De la même manière que je ne peux pas vous dire aujourd’hui ce qui se passera le 5 mai. Est-ce que ce sera un rassemblement de protestation ? Ou est-ce que ce sera le moment qui verra converger une colère terrible du pays ? Je compte qu’il soit la dernière étape avant la formation d’une fédération des luttes qui vienne à l’appel commun des syndicats et des mouvements politiques. C’est ce qu’on appelle une stratégie : un ensemble de tactiques de combat au service d’un objectif.

Nous ne sommes pas les psalmodieurs d’un catéchisme auquel devraient se conformer les masses. Nous sommes leurs éclaireurs, parfois leurs déclencheurs, toujours leurs serviteurs. La lutte n’a pas pour objet de cliver à l’intérieur du peuple, c’est l’inverse. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé qu’on tourne la page des tensions au mois de septembre avec la CGT, qu’on tire des leçons de l’épisode précédent. Nous sommes appuyés sur une lutte de masse. Maintenant, son objet est l’enracinement. L’enracinement, cela veut dire l’élargissement. Et pour qu’elle puisse s’élargir, il faut que cette lutte trouve une respiration propre, pas qu’on la lui amène de l’extérieur.

Cela signifie, entre autres, que l’objet tactique du commandement politique, c’est de régler les deux questions qui nous ont scotchés la dernière fois, en septembre : la division syndicale et la séparation du syndical et du politique. Quand je dis le syndical, je parle de l’articulation du mouvement social, car celui-ci n’existe pas à l’état brut. Il existe à travers des médiations, que ce soit la lutte Onet, la lutte des femmes de chambre ou la lutte des cheminots, le syndicat aura été l’outil. Toutes ces luttes transitent par une forme d’organisation syndicale pour se structurer. Cela peut aussi parfois créer des tensions à l’intérieur de ce champ, quand la masse a le sentiment que les consignes syndicales ne correspondent pas à son attente.

LVSL – La lutte des cheminots de la SNCF semble plus populaire que prévue, y compris, et de façon assez étonnante, chez des Français de droite. Comme s’il s’agissait de lutter contre le fait de “défaire la France et son État”. Quel regard portez-vous sur la mobilisation ? Quel doit être votre rôle dans celle-ci ?

Pour nous, il ne s’agit pas de créer un clivage droite-gauche à l’intérieur de la lutte. Cela n’a pas de sens, parce qu’il y a des gens qui votent à droite et qui sont pour la SNCF ou le service public. D’ailleurs, la droite de notre pays n’a pas été tout le temps libérale. Il y a tout un secteur de la droite qui est attaché à d’autres choses et qui entend nos arguments. C’est ce que certains amis de “gauche” ne comprennent pas forcément ou n’ont pas toujours envie d’entendre.

Alors, quelle va être notre ligne ? Fédérer le peuple. On ne décroche pas de cette orientation. Mais sa mise en œuvre varie selon les moments et les contextes de conflictualité. Par quoi passe-t-elle aujourd’hui ? Cela peut être par un déclencheur qui va l’embraser dans un mouvement d’enthousiasme, d’insurrection. À d’autres moments cela passe par des combinaisons plus organisées. C’est pourquoi, aujourd’hui, mon emblème, c’est Marseille. Pourquoi Marseille ? Parce qu’il y a un poste de pilotage unifié où la CGT prend l’initiative de réunir tout le monde, où CGT, FSU-Solidaires, UNEF, syndicats lycéens et partis politiques se retrouvent autour de la même table pour faire une marche départementale. Mais il n’y a ni mot d’ordre commun, ni texte d’accord. Chacun sait pourquoi il vient et le dit à sa façon. Là, on voit véritablement ce qu’est un processus fédératif.

« Mais il y a aussi un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait le plus profond. »

Après la destruction du champ politique traditionnel à la présidentielle, le temps est passé où des partis de la gauche, et autres sigles de toutes sortes, lançaient un appel après s’être battus pendant trois heures pour trois mots dans une salle close, et réunissaient moins de monde dans la rue qu’il n’y avait de signataires en bas de l’appel. Je caricature bien sûr, mais tout le monde sait de quoi je parle. Il faut en finir avec cela, nous sommes entrés dans une autre époque. Une époque plus libre pour innover dans les démarches. La formule fédérative marseillaise, c’est peut-être la formule de l’union populaire enfin trouvée. Parce qu’elle est sans précédent. La tactique et la stratégie politique règlent des problèmes concrets.

Mais il y a aussi un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait le plus profond. Parce que quand l’initiative populaire submerge les structures, elle n’a pas de temps à perdre. Elle va droit au but et elle frappe à l’endroit où se trouve le nœud des contradictions.

Le Poing Commun, pour défendre les valeurs républicaines

fournie par l'association Le Poing Commun
L’équipe des Points Communs

Le 28 février prochain, LVSL organise avec Le Poing Commun une table ronde, à Lyon, autour du populisme et des nouvelles formes d’engagement. L’occasion pour nous de présenter cette association citoyenne de promotion des valeurs républicaines, et de répondre à certaines questions.


LVSL – Le Poing Commun, créé en 2015, se définit comme une « association nationale de défense et de promotion des fondamentaux républicains ». Comment cette association est-elle née ?

À l’origine, nous étions six citoyennes et citoyens, et nous nous connaissions de près ou de loin pour nos engagements politiques en faveur de l’idéal républicain. Nous avons déposé nos statuts en mai 2015 et le Poing Commun demeure très actif depuis.

L’objectif principal de l’association, tel que nous le présentons, est en effet la défense et la promotion des principes républicains. Ces principes sont les piliers de la République française, consacrés par la Révolution. Ils s’incarnent depuis dans un projet politique universaliste d’émancipation de l’Homme porté par la démocratie, la souveraineté populaire, la laïcité, la séparation des pouvoirs et la justice sociale.

Si nous parlons de « défense », c’est parce que nous estimons que les institutions de la République sont fortement malmenées, et même parfois explicitement remises en question comme étant des « entraves » à la liberté individuelle. Cependant, l’association s’attache aussi à les promouvoir. La raison en est que la République, ses principes, ses valeurs et son histoire sont bien trop méconnus. Il en résulte un apolitisme contre lequel le Poing Commun tente humblement de s’ériger en se donnant pour mission de combler ce gouffre, d’étancher la soif de République que l’on ressent depuis quelques années en France, notamment en faisant l’expérience d’une autre façon de s’engager.

En quelques mots, il s’agit de revenir aux fondamentaux républicains pour comprendre les défis actuels, et penser le futur et ses enjeux. C’est l’essence même du Poing Commun.

LVSL – Deux ans plus tard, quel bilan tirez-vous de cette initiative ?

fournie par l'association
Logo du Poing Commun, représentant la cocarde tricolore.

Ce bilan est très positif. Une des raisons d’être du Poing Commun était de s’affranchir du temps court des médias pour donner un temps long aux débats. Nous avons ainsi travaillé entre autres sur la laïcité et la liberté, et nous avons publié plus d’une centaine de tribunes libres. Nous comptons également une centaine d’adhérents sur toute la France.

En lien avec ces « cycles thématiques », nous avons organisé divers événements : une table ronde fin 2015 à Villeurbanne sur « la République, idéal philosophique », et sur l’engagement citoyen avec des associations invitées, comme Anticor ou le Mouvement pour une VIe République. En mars 2016, nous avons organisé une conférence sur la chose publique, avec des universitaires et des écrivains. De même, une conférence sur l’héritage des banquets républicains a eu lieu avec Jean-Victor Roux à Aix en Provence.

Au-delà de ça, nous avons participé à divers rassemblements et événements inter-associatifs car nous désirons être une association ouverte et capable de dépasser des sectarismes regrettables. Et surtout, nous sommes allés à la rencontre de chacune et chacun : sur les places, dans les rues, pour faire connaître notre démarche.

LVSL –Le Poing Commun apparaît avant tout comme une initiative lyonnaise. Avez-vous vocation à vous étendre ailleurs en France ? Et quels sont les projets à venir ?

Depuis son lancement à Lyon en 2015, Le Poing Commun ne cesse de grandir. Nous nous sommes implantés à Dijon en 2016, à Villeurbanne l’an passé, ou encore à Rennes en janvier ! C’est aujourd’hui un véritable réseau citoyen créé par les citoyens et pour les citoyens. Nous ne comptons pas nous arrêter en si bon chemin : nous travaillons actuellement à la création d’un groupe à Paris, ou encore à Toulouse.

Nous voulons nous implanter le plus possible à l’échelle locale. En effet, les valeurs de la République ne vivent pas hors-sol : c’est dans les initiatives locales que s’incarnent la liberté, l’égalité et la fraternité. Elles sont portées par des personnes et des structures variées tant associatives que publiques ou entrepreneuriales. Nous cherchons à mettre un coup de projecteur sur elles avec notre nouveau dispositif, «Les Points Communs » !

fournie par l'association Le Poing Commun
Une association qui se développe dans la France entière

LVSL – Pouvez-vous nous en dire plus sur cette initiative, « Les Points Communs » ?

Les Points Communs sont nés d’un constat simple : il existe partout des actions et des causes, trop souvent méconnues, qui méritent d’être mises en valeur. Elles font vivre le débat d’idées et réussissent parfois à rassembler : ce sont nos points communs. Chacun connait des personnes volontaires, engagées, impliquées, qui créent ou qui maintiennent un équilibre dans un monde qui change. Notre objectif est donc d’aller à leur rencontre et de mener un travail d’analyse pour faire ressortir celles qui nous paraissent les initiatives qui contribuent le plus dans tous les domaines du quotidien tels que : l’écologie, l’action sociale, le développement économique, la culture ou les transports. C’est à Lyon que nous lançons cette expérimentation.

Guidés par une certaine idée de l’intérêt général et de cette notion de « commun », nous travaillons à valoriser les savoir-faire innovants, et à porter des propositions au débat public grâce à la rédaction participative d’un abécédaire de la vie citoyenne lyonnaise, en 2019. Ce sera notre guide des bonnes pratiques dans l’agglomération lyonnaise. Ce dispositif est donc au cœur de l’objectif d’implantation locale du Poing Commun. Tout comme l’association elle-même, il y a fort à parier que ce dispositif ne restera pas seulement lyonnais, et qui s’étendra vite partout où ce type d’initiatives citoyennes existe.

LVSL – Vous mettez en avant le caractère « apartisan » de cette association, qui vise à réunir plusieurs tendances autour de la défense des valeurs républicaines. Comment organisez-vous ce pluralisme ? Par exemple, durant la séquence électorale de 2017, n’y a-t-il pas eu des tensions partisanes ? D’autant plus qu’Elliott Aubin, l’un des fondateurs, était candidat aux législatives pour la France Insoumise …

Elliott, notre porte-parole, a en effet été candidat France Insoumise lors des dernières élections législatives, mais d’autres membres de l’association ont soutenu divers mouvements politiques pendant cette période. Nous considérons que c’est une richesse, qui repose principalement sur la bienveillance mutuelle qui règne entre les adhérents. Ainsi, nous encourageons tous les membres du Poing Commun à exprimer leurs idées au sein de l’association autant qu’en dehors, pour garantir la sincérité et la qualité du débat. Nous publions d’ailleurs régulièrement des « tribunes libres », qui permettent à qui le souhaite de prendre la plume, sans engager la parole de l’association.

Il serait absurde de prétendre que Le Poing Commun est une association républicaine si elle ne faisait pas vivre en son sein le pluralisme de la démocratie. Nous avons coutume de dire entre nous que celles et ceux qui ont une carte dans un parti ou un mouvement sont invités à la laisser à l’entrée de la réunion. Il ne s’agit pas de mettre entre parenthèse ses idées, mais d’ouvrir un espace de dialogue débarrassé des appartenances partisanes. Le débat de fond et la réflexion prennent le dessus sur l’immédiateté de tels engagements. Cela donne de l’oxygène à la politique ! Il faut dire aussi que les membres de l’association ne se reconnaissent parfois dans aucun candidat, voire aucun parti. Qui a dit que cela était nécessaire pour avoir soif d’intérêt général et de bien commun ? C’est notre dénominateur commun : mouvement ou pas, parti ou pas, tous les membres de l’association sont animés par le même esprit.

Cet esprit est aussi un esprit d’indépendance. Beaucoup d’associations vivent de subventions publiques, qui sont souvent des subventions d’élus. Nous n’avons pas fait ce choix, afin de pouvoir garder notre liberté, et de conserver le rôle de lanceur d’alerte que nous avons maintes fois assumé. Le Poing Commun est donc pluraliste et apartisan, mais pas apolitique. Nous assumons et nous revendiquons d’avoir une démarche éminemment politique, dans le sens où elle s’intéresse à la chose publique et à l’organisation de la Cité.

LVSL – Vous faites de la laïcité la pierre angulaire de cette défense de la République. Pourquoi ne pas privilégier d’autres valeurs républicaines associées à la gauche, comme la justice sociale par exemple ?

Nous avons effectivement beaucoup travaillé sur la laïcité que ce soit par des textes ou par des mobilisations. Néanmoins, il serait réducteur d’isoler la laïcité comme une valeur à part entière des fondamentaux républicains. Nous pensons que la laïcité, le combat pour l’égalité et la justice sociale vont ensemble. Notre association ne se résume donc pas au combat laïque.

Par exemple, depuis septembre, notre activité s’est essentiellement portée sur la notion de « travail ». Plusieurs contributions ont tenté d’apporter un éclairage conceptuel, historique ou militant au terme de « travail ». Un débat s’est tenu autour de la loi travail, réunissant plus de personnes soixante personnes. Un ciné-débat a été proposé autour du film La loi du marché de Stéphane Brizé.

Nous sommes également très heureux de co-organiser avec LVSL un événement en février à Lyon autour de la notion de « populisme » et des nouvelles formes d’engagements. Ce mot « populisme », souvent employé et trop rarement défini, fera d’ailleurs l’objet d’un cycle de trois mois, jusqu’en mars. Il sera suivi d’un autre sur l’écologie, dont la teneur républicaine est trop souvent minorée. Ce sont toujours les thèmes soufflés par l’actualité ou les adhérents qui sont repris et explorés. Le travail ne fait que commencer !

 

L’équipe du Poing Commun

Plus d’informations sur le site www.lepoingcommun.fr

Photo et illustrations fournies par l’association.

Il est urgent de séparer l’école privée de l’Etat

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Extrait d’une affiche du Comité national d’action laïque, par Jean Effel, vers 1950.

Si les relations entre l’école publique et l’école privée se sont temporisées, la concurrence accrue entre ces dernières et l’incursion toujours plus grande du privé dans le système éducatif ravive des tensions et fait naître un sentiment d’injustice. Pourquoi payer une école pour ceux qui veulent se différencier alors que l’école publique est là, accessible à tous?

Le coût du privé

En France, la loi Debré de 1959 organise le financement public des établissements sous contrat d’association avec l’Etat, soit environ 97% des établissements privés. Cela leur permet de voir leurs enseignants (141 400 professeurs pour l’année scolaire 2015-2016), la formation, les frais tant pédagogiques que de fonctionnement (l’électricité, le mobilier…) payés par les collectivités territoriales. Chaque établissement privé est libre de fixer ses propres frais de scolarités. Ces frais sont de 366€ par an en moyenne en maternelle et 650€ au collège. L’enseignement privé de premier et de second degré représente environ 10% du budget Education hors recherche. Ainsi, l’école privée coûte plus de 7 milliards d’euros (7, 434 milliards dans le budget 2017) par an à l’Etat.

C’est la loi Falloux, loi promulguée sous la IIe République qui est au fondement de l’enseignement privé sous contrat. A cette période, l’historien Pierre Albertini dans L’Ecole en France explique que les catholiques s’inquiétaient de la propagation des idées des Lumières et des valeurs socialistes au sein des écoles. Le comte de Falloux, homme catholique et légitimiste, membre du Parti de l’Ordre crée deux commissions lorsqu’il est nommé ministre de l’instruction publique en 1849. Dans un contexte de retour au calme, l’historien Henri Guillemin explique que l’objectif de la loi en préparation est de former une jeunesse qui ne remettra pas en cause l’ordre établi.

Alfred de Falloux

C’est ainsi que l’éducation religieuse est incluse dans les programmes scolaires. La réorganisation du Conseil Supérieur de l’Instruction Publique accorde une large place aux représentants des différents cultes, le culte catholique en premier lieu. De plus, l’enseignement primaire et le secondaire se voient partagés entre l’enseignement public à la charge des communes, les départements et l’Etat et le privé dont l’enseignement est géré par des associations et congrégations. Si ce texte fondateur n’a été que partiellement abrogé en 2000, les dispositions concernant le privé figurent encore dans le Code de l’éducation et certains articles spécifiques sont encore en vigueur en Alsace et en Moselle, notamment le fait que l’enseignement religieux est considéré comme obligatoire dans les écoles élémentaires (article 23).

 

Le coup du privé…

Au-delà de son coût – certains think-tanks libéraux soutiennent même qu’elle revient proportionnellement moins cher à l’Etat que l’école publique -, il convient également d’interroger les motivations qui font que les parents inscrivent leurs enfants dans le privé notamment en primaire et dans le secondaire. L’intérêt principal de cela n’est pas de lui donner une instruction tournée vers la religion (à peine 10% des parents qui ont scolarisé un enfant dans le privé le font pour cette raison) mais de contourner la carte scolaire sur laquelle la plupart des établissements publics se fondent pour le recrutement des élèves. A cela s’ajoute les stéréotypes à propos des enseignants du public qui seraient moins bons et souvent absents. Arnaud Parienty montre pourtant dans son livre School Business que les professeurs des écoles privées hors contrat notamment sont souvent moins certifiés et trois fois moins agrégés que dans le public.

La ségrégation sociale constitue une source d’inégalités scolaire et si comme l’explique la sociologue Marie Duru-Bellat, l’école ne peut rien face à la différenciation des quartiers, il lui incombe néanmoins de contrer les effets de cette ségrégation en assurant une même qualité d’enseignement partout.

La carte scolaire manifestement à l’origine de si nombreux maux a été créée en 1963 afin de prévoir combien d’élèves allaient arriver dans un collège ou dans un lycée et gérer les ouvertures et fermetures de classe en conséquence avant de devenir le moyen principal pour maintenir la mixité sociale dans les établissements. Si certains parents astucieux ont parfois fait le choix de louer une boîte aux lettres dans une rue proche de l’établissement désiré, moyennant une trentaine d’euros par mois, c’est le recours à l’enseignement privé qui était et demeure le premier moyen de contournement de la carte scolaire.

Là où l’école publique garantit la scolarisation de chacun, le privé sélectionne sur dossier, fait passer des entretiens de motivation, bref, ne s’encombre pas des éléments fondateurs du principe d’égalité. Pour ajouter à cela, les établissements privés scolarisent davantage d’élèves issus des catégories sociales « favorisées » voire « très favorisées ». C’est cependant le fondement d’un cercle vicieux : dans certains établissements les effectifs sont en baisse, des postes sont logiquement supprimés ce qui remet en cause des projets au sein des établissements pour faire décroître son attractivité.

Les pouvoirs publics sont ainsi « bloqués » entre une carte scolaire rigide qui entérine la ségrégation spatiale et une liberté de choix qui ajoute encore à la ségrégation sociale.

Affiche de la Libre Pensée, contre l’école catholique.

Comment construire une école égalitaire dans une société qui ne l’est pas ?

C’est donc l’Etat qui finance sa propre concurrence de même que ceux qui permettent de saper le principe d’égalité qu’il proclame. Alors que des centaines de communes sont encore sans école publique pourquoi continuer à financer une école se voulant religieuse et plus encore, une école utilisée comme moyen de mettre en place des stratégies d’évitement et d’entre-soi ? S’il n’est que très peu utilisé à ces fins, un établissement privé demeure un lieu d’enseignement qui a la spécificité d’être une institution de l’Eglise. Au nom de quel principe l’Etat devrait-il financer une institution de l’Eglise ? Certainement pas au nom de la laïcité…

Pourquoi l’Etat devrait-il payer pour des gens qui pourraient mettre leur enfant dans le public et qui font pour la plupart délibérément le choix de s’extraire de ce système ? Si le public est vu comme défectueux, le manque d’argent à lui consacrer est une des raisons. Ainsi, ne serait-il pas judicieux de réinvestir cet argent à bon escient ?

L’école devient de plus en plus un espace de compétition, compétition dont l’usage est monopolisé par les familles à fort capital culturel tandis que les milieux les plus populaires se voient marginalisés, ce qui entraîne pour reprendre François Dubet un déclin de l’école comme institution sacrée de l’ordre républicain. Si cesser de financer l’école privée ne résoudra pas tous les problèmes, il s’agit cependant d’un moyen pour redresser cette compétition injuste, de même qu’un symbole fort pour l’égalité.

 

Crédits/photos

Extrait d’une affiche du Comité national d’action laïque, par Jean Effet, vers 1950. https://sms.hypotheses.org/2427

Affiche de la Libre Pensée, contre l’école catholique. https://placard.ficedl.info/article4272.html

Portrait de Falloux. http://www.getty.edu/museum/media/images/web/enlarge/10055201.jpg.

“Le PS est atteint de maladie sénile” – Entretien avec Bastien Faudot

Crédits :
Lancement de campagne de Bastien Faudot : Bastien Faudot.

Bastien Faudot est le candidat du MRC (Mouvement Républicain et Citoyen) à l’élection présidentielle de 2017. Son parti n’a pas été accepté à la primaire de la “Belle Alliance Populaire” et fait donc campagne de façon autonome. Au programme de cet entretien : la primaire du PS, Arnaud Montebourg, Jean-Luc Mélenchon, l’école et les injustices sociales.

LVSL – Le 5 décembre, jour de notre lancement, nous révélions que vous alliez candidater à la primaire de la « Belle Alliance Populaire » (BAP). Depuis, et à l’instar d’autres responsables de gauche – Pierre Larrouturou, Fabien Verdier, Sebastien Nadot, ou encore Gérard Filoche – vous avez été recalé par les dirigeants de la BAP. Pouvez-vous revenir sur ce qui s’est passé ? Quel sens a pris la primaire à vos yeux ?

Bastien Faudot – C’est très simple. Nous avions dans un premier temps refusé de participer à une opération tactique qui avait été calibrée pour permettre au président de la République sortant de retrouver une légitimité très abîmée dans l’opinion publique. Empêché de se représenter, l’annonce de son renoncement le 1er décembre ouvrait la possibilité de changer le périmètre et la nature de cette primaire. C’était même, de mon point de vue, la condition de son succès.

Le PS est atteint de maladie sénile : il a choisi le repli sur lui-même et la division

Après la victoire et la dynamique dont bénéficiait Fillon au sortir de la primaire de la droite, avec un FN situé entre 25 et 30 % d’intentions de votes, personne à gauche ne peut se désintéresser du jour d’après le premier tour. La primaire était l’occasion d’un débat franc, sincère, loyal, condition préalable à tout rassemblement. Mais le PS est atteint de maladie sénile : il a choisi le repli sur lui-même et la division. Quelques hiérarques à Solférino ne veulent pas débattre de la seule question aujourd’hui décisive : celle de la souveraineté nationale et populaire. Ils feront donc un congrès à ciel ouvert. Je leur souhaite bien du plaisir.

LVSL – L’attention médiatique est actuellement portée sur les primaires. On y voit des candidats dont le programme semble très proche du vôtre, notamment Arnaud Montebourg. Il s’est d’ailleurs entouré d’anciens responsables du MRC telle que Marie-Françoise Bechtel, chargée des questions de laïcité. Vous revendiquez d’être « La gauche qui aime la France ». Pouvez-vous nous dire ce qui vous différencie d’Arnaud Montebourg et de ses accents patriotiques ?

Je connais Arnaud et j’apprécie son panache et sa détermination. Sur le champ économique, il a le courage de remette en cause la logique de Bruxelles et des eurocrates dans une famille politique qui pratique le déni sur cette question depuis 30 ans. Il a fait l’expérience, comme ministre, de cette technostructure qui entend faire le bonheur des peuples malgré eux. Il a tenté de peser, mais il était à peu près seul, même chez ceux qu’on appelle les frondeurs, à poser la question au bon niveau. Sur la reconquête de notre secteur industriel, sur le “produire en FRANCE”, sur l’étranglement des politiques de déflation par l’offre, il a développé une vraie cohérence et une analyse sérieuse de ces sujets. Cependant, comme Tsipras, je pense qu’il s’arrête en chemin : il refuse l’austérité mais accepte la monnaie unique qui en est le moteur. Peut-être qu’il n’en pense pas moins mais qu’il sait qu’il ne peut rien en dire là où il est…

Par ailleurs, je regrette son silence sur les grandes questions régaliennes : laïcité face aux communautarismes, autorité de l’Etat et sécurité, indivisibilité de la Nation. Il est favorable au droit de vote des étrangers aux élections locales, moi pas. Ces sujets ne sont pas accessoires, ils sont un point d’équilibre de la question sociale. D’une manière plus générale, la gauche ne peut pas se désintéresser de ces sujets là en se focalisant de façon exclusive sur les sujets économiques et sociaux. Ce qui fait société, ce ne sont pas seulement les conditions matérielles d’existence.

LVSL – De même, on peut se demander si un candidat tel que Jean-Luc Mélenchon n’aurait pas été un partenaire possible pour le MRC dans cette élection présidentielle. En effet, celui-ci s’est rapproché des positions que tient le MRC sur la construction européenne et l’euro, tout en tenant un discours républicain. Pourquoi une dynamique de rassemblement du « Non » de gauche à l’UE ordolibérale, que votre parti incarne par ses positions, ne s’est-elle pas enclenchée ? Quelles raisons devraient pousser les électeurs à voter Faudot plutôt que Mélenchon ?

Suivre le parcours de Mélenchon demande un vrai effort. Sénateur socialiste pendant 20 ans, il fait aujourd’hui campagne contre le système. Il a les qualités et les défauts de Nicolas Sarkozy : il a son énergie, une capacité quasi magnétique de capter son auditoire, mais il est lui aussi un exalté. Il suffit de relire son discours au parlement sur Maastricht pour comprendre le symptôme : il fait un portrait dithyrambique du choix de l’Europe fédérale et de la monnaie unique. Vingt cinq ans plus tard, il n’a jamais de mot assez sévère contre cette Europe qu’il chérissait tant. Qu’on se comprenne bien : je ne lui reproche pas d’avoir changé d’avis, au contraire, mais je suis toujours très circonspect sur la vigueur des nouveaux convertis.

Mais à l’inverse de Sarkozy, Mélenchon est un homme instruit, très cultivé, doté d’une vraie pensée politique. C’est rare et ça mérite d’être souligné.

Sur le fond, je suis en complet désaccord avec son grand Bing bang institutionnel de la 6ème République. Pour trois raisons : la première, c’est que je crois qu’on a autre chose à faire que de lancer une constituante au printemps prochain compte tenu de l’urgence économique que nous devons traiter. Un tel processus va occuper le pays jusque quand ? Ensuite, sa 6ème République est une république suspicieuse à l’égard des élus. Mais on ne résoudra pas la crise de confiance en constitutionnalisant la défiance ! C’est le cas avec les procédures de référendum révocatoire par exemple. Des garde-fous, oui, des élus en permanence sur la sellette, non. Enfin, il faut que notre Nation perde la mauvaise habitude qui consiste à changer de constitution deux fois par siècle. Il ne faut pas confondre contenu et contenant. Il y a des ajustements à faire, mais pour le reste concentrons-nous sur le contenu des politiques publiques.

Voter Faudot, c’est voter pour une continuité et une ligne qui ne varie pas au gré des circonstances. C’est aussi voter pour le renouvellement du paysage politique. Je n’ai jamais fait dans le jeunisme, mais il y en a franchement marre de recevoir des leçons d’une génération qui s’est goinfrée pendant les trente glorieuses et qui nous rend la France dans cet état.

LVSL – On parle peu d’éducation dans cette campagne, sauf pour s’autocongratuler des réformes réalisées du côté du PS ou pour promettre des suppressions de fonctionnaires du côté de François Fillon. Dans votre programme, vous avez inscrit des propositions fortes sur l’École Républicaine, avec l’abrogation de la réforme du collège et l’augmentation de 25% du salaire des enseignants sur 5 ans. Vous allez même plus loin, et proposez le port obligatoire de luniforme à l’école, pourquoi cette mesure ?

L’école, comme toutes les institutions publiques, est confrontée à des problèmes de moyens après 30 années d’offensive libérale contre l’État. C’est un sujet sur lequel les gouvernements de François Hollande ont plutôt fait le boulot, il faut être juste.

Il reste un point noir : la rémunération des professeurs qui est aujourd’hui très sous-évaluée. Les professeurs allemands gagnent près du double ! Les 25% d’augmentation que je propose sont un minimum absolu car nous sommes aujourd’hui confronté à une crise des vocations. Or, nous ne redresserons pas cette grande et belle institution sans ceux qui la font vivre tous les jours. Si l’on veut un corps de hussards, nous devons valoriser leur mission et notamment à travers la fiche de paie.

Mais les problèmes que rencontre l’école de la République ne se résument pas à la question des moyens. C’est d’abord toute l’approche qui doit être réinvestie après trente années de dérive pédagogiste, cette petite morale misérabiliste, qui triomphe au ministère et dans les IUFM. La réforme du collège incarne cette approche jusqu’à la caricature : enseignements interdisciplinaires qui relèvent davantage de l’animation que du cours, remise en cause de l’enseignement des humanités et notamment des langues anciennes, territorialisation de l’enseignement en fonction des publics. On assomme les professeurs avec la réformite permanente. Avec moi, les enseignants ont deux garanties : ils feront leur métier, c’est-à-dire d’abord transmettre les savoirs, et on leur foutra la paix car toute c’est toute l’institution qui a besoin de stabilité.

Sur l’uniforme, je m’étonne que cela étonne. L’école n’est pas la rue. Pour ma famille politique, c’est un lieu à part. Dans le monde entier, une grande majorité de pays, sur les cinq continents, pratiquent l’uniforme pour les élèves jusqu’au lycée. En quoi cela pose-t-il problème pour notre gauche bien-pensante en France ? Le vêtement, pour les plus jeunes, renvoie à des appartenances sociales parfois violentes : il y a ceux qui portent de grandes marques et ceux qui s’habillent chez Kiabi. Je crois que le rôle de l’école est aussi d’apprendre aux futurs citoyens que l’individualité ne procède pas de l’apparence. Et puis cela règle tous les problèmes de vêtements provocants, des tenues inadaptées, mais aussi de revendication religieuse.

LVSL – 32h, 10% d’augmentation du SMIC, retour à la retraite à 60 ans, suppression de la moitié des niches fiscales, sortie de l’euro et sortie du cadre budgétaire européen, votre programme économique est un programme de rupture avec le néolibéralisme et avec l’Union Européenne. N’avez-vous pas peur du saut dans l’inconnu ? Pensez-vous que l’Allemagne laissera faire ? Qu’est-ce qui justifie ces mesures ?

Ce dont j’ai peur, ce n’est pas qu’on saute dans l’inconnu, mais plutôt qu’on poursuive ce qu’on connaît trop et qui échoue.

Je vais me permettre d’être assez général, mais je veux rendre compte de ce qui motive mes choix politiques. La rupture que je propose avec le monde libéral procède de l’idée que je me fais de l’humanité. Les libéraux veulent nous réduire à nos fonctions marchandes parce qu’ils sont convaincus que nous ne sommes mus, tels les animaux, que par des intérêts immédiats. Leur projet, c’est la naturalisation des  rapports sociaux, le retour à l’état de nature où chacun est en concurrence avec son voisin, son collègue. Ces rivalités existent bien sûr, et elles génèrent aussi des effets stimulants, mais si elles ne sont pas corrigées, encadrées, réglementées, alors c’est un monde de la toute puissance pour quelques uns, d’avilissement et de soumission pour tous les autres.

Ils veulent faire du business sans État, accumuler du capital tranquillement et impunément, ne pas payer d’impôt, mais par contre ils veulent que l’Etat assure leur sécurité et protège leur capital. C’est une escroquerie en bande organisée.

Le rêve des libéraux, d’une économie sans État, sans contrainte, où l’on laisse faire l’autorégulation naturelle, la main invisible, c’est un fantasme d’ado. D’ailleurs, je note qu’il faut beaucoup d’État et beaucoup de lois en réalité pour protéger les intérêts de ces pseudos libéraux ! Le capital, comme la violence physique la plus brutale, broie aujourd’hui les 3/4 de l’humanité. Ils veulent faire du business sans État, accumuler du capital tranquillement et impunément, ne pas payer d’impôt, mais par contre ils veulent que l’Etat assure leur sécurité et protège leur capital. C’est une escroquerie en bande organisée.

Donc oui, mes propositions visent à remettre de la puissance publique, non pas de façon hégémonique, mais de façon stratégique pour permettre à tous les Français d’avoir un rôle, une reconnaissance, une utilité sociale et vivre dans la dignité. Le mérite individuel, le désir de confort, le goût pour l’argent font le reste, je ne suis pas communiste. Mais quand le travail ne permet plus à chacun de gagner son autonomie, nous avons un problème grave.

Quant aux Allemands et à l’Union européenne, je vais être très net : la France n’a pas de comptes à leur rendre. Ma génération n’a connu que les crises, malgré les bons sentiments européens, malgré les refrains sur le couple franco-allemand. Je me sens plus solidaire des 3 millions de mes compatriotes de moins de 30 ans qui sont dans la précarité, que des retraités allemands qui veulent le statu quo pour protéger leur retraite par capitalisation. Si je dois choisir entre les deux, je choisis les premiers sans aucune hésitation.

LVSL – Selon nos informations, vous seriez encore loin des 500 parrainages nécessaires pour l’élection présidentielle de 2017. Que comptez-vous faire si jamais vous n’obtenez pas les parrainages dont vous avez besoin ?

Je ne sais pas ce que sont vos informations. Nous avons un peu plus de la moitié des promesses nécessaires. J’en ai récupéré encore hier et aujourd’hui en me déplaçant dans l’Aisne. On sait depuis le départ que le défi est difficile car nous sommes face à un double verrouillage : les parrainages et les médias. Mais je refuse de jouer la partition de la plainte. Si les élites médiatiques et les élus ne comprennent pas l’intérêt de donner la parole à la gauche souverainiste dans ce débat, le danger ne cessera de croître et la crise politique de s’approfondir.

Nous sommes une organisation politique modeste, notre réseau d’élus ne suffit pas. On se pose les questions les unes après les autres. Si nous ne parvenions pas à obtenir les parrainages, nous prendrions les décisions utiles d’abord au pays, ensuite à la gauche. Mais, quoi qu’il advienne, notre voix portera dans les années qui viennent. Pas parce qu’on a raison seuls contre tous, mais parce que le réel a raison. Je prends rendez-vous.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

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