« Macron n’est pas le fossoyeur de la Françafrique mais son continuateur » – Entretien avec Thomas Dietrich

Emmanuel Macron lors d’une conférence de presse avec le chef d’État ivoirien Alassane Ouattara © Capture d’écran RTI

L’actualité est particulièrement tumultueuse en Afrique. Au Mali, un coup d’État a fait tomber un régime rejeté par la population le 18 août dernier. En Guinée, la réélection d’Alpha Condé en octobre, pour un troisième mandat, a été contestée. En Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara a également été réélu pour un troisième mandat, alors que les élections étaient boycottées par l’opposition. Au Tchad, un « Forum Inclusif National » proposé par le président Maréchal Déby voulait parer aux nombreuses contestations contre le régime. Thomas Dietrich, ancien haut fonctionnaire et journaliste au Média, nous livre ses analyses quant à la reconfiguration de la Françafrique dans ces pays. Entretien réalisé par Tangi Bihan et Etienne Raiga-Clemenceau, retranscrit par Dany Meyniel et Cindy Mouci. 

LVSL – Au Mali, la présence militaire de la France était contestée par le Mouvement du 5 juin. Pourtant après le coup d’Etat le nouveau gouvernement n’a pas remis en cause cette présence et l’a même confortée, comment peut-on l’expliquer ?

Thomas Dietrich – Le Mouvement du 5 juin (M5) était le mouvement de contestation contre Ibrahim Boubacar Keïta (IBK). La France voulait sauver IBK et le M5 a été discrédité : on a pu lire dans la presse française qu’il était composé de djihadistes, alors qu’il était représentatif de toute la société malienne, des communistes jusqu’aux conservateurs religieux. Mais la France n’a pas pu empêcher le coup d’Etat : on voit donc que la Françafrique est en train de péricliter et qu’il y a une prise en main de leur destin par les peuples.

Le M5 a été doublé par l’armée qui a fait un coup d’Etat le 18 août, avant que la rue ne renverse IBK et ne s’empare du pouvoir. L’armée n’était pas forcément en lien avec le M5, il y a certes des membres du Mouvement dans le nouveau gouvernement, mais peu par rapport à ce qu’il a pesé contre IBK ; le coup d’Etat n’aurait pas eu lieu sans ces manifestations et cette contestation du pouvoir en place. La junte a confirmé l’opération Barkhane et les accords d’Alger – accords avec des rebellions composées pour beaucoup d’ex-djihadistes du Nord – donc il n’y a pas de véritable changement.

Cependant on s’interroge sur la pérennité de l’opération Barkhane : 5 100 hommes, 45 morts depuis le début de l’opération, 600 millions d’euros de budget annuel. C’est une guerre asymétrique, et depuis la fin de la seconde guerre mondiale, aucune grande puissance n’a gagné de guerre de ce genre-là : contre quelques centaines d’hommes vivant parmi les populations, s’enrichissant grâce au trafic de drogue, d’armes, d’or et de migrants. Les puissances ne peuvent pas gagner de guerre en étant contestées par la population. Or au Mali il y a une incompréhension de la politique française et notamment de ce que fait l’armée dans le nord du pays. Les djihadistes avaient conquis le nord du pays en 2012, l’armée française l’a libéré, mais, par exemple, a rendu la ville de Kidal à des rebelles touaregs, plutôt proches des djihadistes, au lieu de permettre à l’armée malienne de reprendre la ville. Cela a été une vraie blessure pour les Maliens et explique en partie la défiance vis-à-vis de la politique française. Mais les Maliens font très bien la différence entre les Français et la politique de l’Etat français. Il n’y a pas de sentiment anti-français comme on peut le lire dans les médias, mais une défiance vis-à-vis de l’opération Barkhane. Ce sentiment est renforcé par les bavures des drones : depuis la fin de l’année dernière, il y a des drones offensifs qui ciblent les djihadistes et, comme on a pu le voir en Afghanistan avec l’armée américaine, des bavures contre la population civile.

Manifestation au Mali contre IBK

L’origine de la crise au Mali est très complexe. En 2011, Sarkozy a proposé à certains chefs touaregs alliés à Mouammar Kadhafi de le lâcher en échange de l’autonomie voire l’indépendance du nord-Mali. Mais la France n’avait pas vu que derrière il y avait des djihadistes qui sont venus du Pakistan, du Nigeria et d’ailleurs, qui ont doublé ces rebelles touaregs. Aujourd’hui encore ces groupes rebelles touaregs continuent de gérer le nord du Mali alors qu’ils sont en minorité. D’autres tribus touaregs se sentent exclues. Même chose pour les communautés peule et songhaï. L’armée française a utilisé comme supplétif certaines milices touaregs qui n’ont pas lutté contre les djihadistes mais qui en ont profité pour régler des vieux comptes : querelles pour le contrôle des pâturages, des points d’eau pour les troupeaux, etc. Certaines de ces milices ont massacré des Peuls, ce qui en a poussé certains dans les bras des islamistes…

La présence française contribue-t-elle à résoudre le problème du djihadisme, ou bien à l’aggraver ? On voit qu’entre 2014 – le début de l’opération Barkhane – et aujourd’hui, la zone rouge définie par le ministère des Affaires étrangères français s’est beaucoup étendue. Aujourd’hui 80 % du Mali et tout le Niger (sauf Niamey) sont en rouge et interdits aux Occidentaux. C’est un échec patent. Ce Mali est en train de devenir notre Afghanistan. Ne faut-il pas en tirer les conclusions avant que la France ne soit détestée au Sahel ?

LVSL – En Guinée, Alpha Condé semblait être un des symboles de la Françafrique. On sait qu’il était très proche de Bernard Kouchner (ancien ministre des Affaires étrangères) et de Nicolas Sarkozy. Il y a l’exploitation du port de Conakry par Vincent Bolloré, des accords pour exploiter les mines avec d’autres entreprises françaises, etc. Pourtant, sa réélection, survenue après une réforme constitutionnelle très contestée, a été mise en cause par la France qui « partage les interrogations exprimées par l’Union Européenne sur la crédibilité des résultats ». Peut-on dire que cette position de la France signale un basculement dans la Françafrique ?

T.D. – Non, parce que la Guinée a toujours été à part. C’est un pays qui a rejeté, par un référendum, la Communauté voulue par le Général de Gaulle. Ce pays est sorti de la Françafrique en 1958 et n’utilise pas le Franc CFA. Son président Sékou Touré – au pouvoir de 1958 à 1984 – était un dictateur sanguinaire, mais s’était opposé aux réseaux de Jacques Foccart – l’homme de la Françafrique – et celui-ci a essayé de le tuer à plusieurs reprises. Alpha Condé, au pouvoir depuis 2010 après plus de 30 ans en exil, était le symbole des opposants africains démocrates, condamnés à mort, qui avaient tout sacrifié pour leur pays. Arrivé au pouvoir avec l’appui du ministre Kouchner et des réseaux socialistes, il a vite déçu. Il se prenait pour Mandela alors qu’il était Bokassa. Très tôt il y eu des répressions terribles, qui ne cessent de s’aggraver.

En 2020, il modifie la Constitution pour effectuer un troisième mandat et organise des élections qu’il truque. La France a condamné ce putsch constitutionnel, mais c’est très timide à mon sens. Pourtant, Alpha Condé est finalement peu entouré de Français. Il fait des affaires avec les Russes ou les Chinois, notamment dans la bauxite et le fer. Les Français ne sont pas les plus importants dans cette clique d’affairistes.

Le président, à 82 ans, est prêt à noyer son pays dans le sang, et créer des clivages ethniques pour se maintenir au pouvoir avec l’appui d’un clan qui se remplit les poches avec la bauxite, l’or, le diamant, etc. Ce pays est un scandale géologique, la plus grosse mine de fer d’Afrique est à Simandou et des capitaux immenses en jeu. Suite au trucage des élections et de la répression sanglante de l’opposition, deux plaintes ont été déposées contre lui à la Cour pénale internationale. La Procureure générale Fatou Bensouda, en fin de mandat, s’est dite très préoccupée par ce qui se passe actuellement.

La Françafrique ne ressemble plus à celle de Jacques Foccart. À l’époque, une certaine stratégie gouvernait, même si elle était profondément détestable et machiavélique. De Gaulle avait cet homme et des vassaux partout en Afrique : ces potentats africains permettaient aux entreprises françaises de continuer leurs affaires malgré la fin formelle de la colonisation. Tout ça a tenu un certain temps, avec une césure à la fin du mandat de Jacques Chirac et au début de celui de Nicolas Sarkozy, même si Jacques Foccart meurt bien avant, en 1997.

LVSL – Dans ce cas, comment se reconfigure la Françafrique ?

T.D. – Aujourd’hui cette Françafrique-là n’existe plus. Il n’y a plus une Françafrique, mais des Françafriques. Il y a d’abord les réseaux militaires de Jean-Yves le Drian, soutien de nombreux dictateurs dont Idriss Déby au Tchad. Le centre de gravité de la politique française en Afrique est clairement passé des diplomates aux militaires sous Hollande. Evelyne Decorps, ancienne ambassadrice au Tchad et au Mali, avait critiqué la toute-puissance des militaires, le fait qu’on se concentre sur le tout-sécuritaire, qu’on ne réfléchisse absolument pas, dans la lutte contre les terroristes, aux raisons qui poussent certaines populations à rejoindre les terroristes, l’absence de développement, d’écoles, de routes, d’hôpitaux. Car c’est la misère et la mauvaise-gouvernance qui précipite les gens dans les bras des djihadistes, eux qui ont des revenus grâce aux trafics. À la suite de sa remise en cause du lobby militaire, Evelyne Decorps a été démise de ses fonctions d’ambassadrice au Mali et envoyée aux Terres Australes.

En plus des réseaux militaires, il y a les réseaux affairistes. Plusieurs réseaux s’affrontent, ceux de Nicolas Sarkozy, les réseaux socialistes, etc. On peut prendre l’exemple de la Côte d’Ivoire, où une mine d’or était détenue par Alexandre Djouhri et Pascale Perez, celle qui aurait aidé Alexandre Benalla à se cacher avec le fameux coffre que la police n’a pas réussi à retrouver. Ces réseaux s’affrontent avec parfois des intérêts divergents. Par exemple, en 2016, pendant les élections présidentielles au Gabon, les réseaux sarkozystes soutenaient plutôt Ali Bongo alors que d’autres réseaux plus à gauche soutenaient plutôt son opposant Jean Ping.

Mais il n’y a plus de logique. La France a perdu son monopole sur ses anciennes colonies, d’autres acteurs arrivent et notre pays a perdu de son influence. Jacques Foccart était prêt aux pires horreurs, pour préserver du pré-carré français en Afrique, et de puissants intérêts économiques. Aujourd’hui, je ne suis pas certain que la Françafrique soit dans l’intérêt de la France. Les réseaux se servent eux-mêmes avant de servir la France. Ils s’affrontent, ce qui rend incompréhensible la politique française en Afrique.

La France a perdu son monopole sur ses anciennes colonies, d’autres acteurs arrivent et notre pays a perdu de son influence.

Pourtant, ceci n’est pas vrai au Sahel. On parle souvent d’intérêts économiques français au Sahel et au Mali, mais ils ne sont pas importants. Il reste le Niger, avec Orano (l’ancien Areva) qui exploite la mine d’uranium d’Arlit, mais quitte progressivement ce pays pour ouvrir des mines en Asie Centrale et en Mongolie. Ce qui reste pour les militaires français, c’est la notion d’Empire, le souvenir colonial, le fameux pré carré. Comme nous sommes une puissance moyenne, nous nous accrochons à ces quelques pays d’Afrique francophones, quand bien même nous n’y avons plus d’intérêts économiques. Au Mali nous n’avons pas de ressources, ce sont les Canadiens et les Sud-Africains qui exploitent l’or ; les gisements d’uranium au Mali n’ont jamais été exploités car son cours s’est effondré après Fukushima.

Quant aux réseaux : en Libye, Jean-Yves Le Drian sert-il l’État français ou Jean-Yves Le Drian ? Il soutient le maréchal Khalifa Haftar, alors que même les Américains et les Russes se rendent compte qu’il est le mauvais cheval, et par ailleurs il n’est pas reconnu par l’ONU. Khalifa Haftar reste l’homme des Emirats Arabes Unis et de l’Egypte. Certes, Emmanuel Macron a pris ses distances avec lui, mais Jean-Yves Le Drian continue de le soutenir. On se demande si cela va dans l’intérêt de l’influence de la France en Libye et au Sahel.

LVSL – Concernant les mines en Guinée, vous aviez fait une enquête pour Le Média, pourriez-vous revenir dessus ?

T.D. – C’est une histoire assez rocambolesque. En 2013, Alpha Condé a remis à plat les permis miniers dont certains avaient été acquis dans des conditions douteuses. Il disait vouloir arrêter la corruption. Pour ce faire il a eu l’aide de Tony Blair et Georges Soros. À ce moment-là, deux jeunes hommes sortant d’HEC – dont le père de l’un d’eux était employé à l’ambassade de Guinée – arrivent dans ce pays et obtiennent, avec une petite entreprise de 1 000 euros de capital, qui va devenir Alliance Minière Responsable, un contrat d’exploration minier face au grand major Rio Tinto. Ils vont payer les droits miniers et les revendre à un consortium sino-singapourien pour plusieurs dizaines de millions d’euros. Sans jamais avoir exploité un seul gramme de bauxite, ils ont fait une plus-value totalement disproportionnée. Comment ces deux jeunes hommes, sans expérience dans le domaine des mines, ont-ils pu avoir ce permis ? On interroge la corruption dans le clan Condé. On sait aussi que l’argent a été placé dans des paradis fiscaux : on retrouve des actions de cette entreprise à l’Île Maurice, à Hong-Kong, au Luxembourg, et au Belize.

Thomas Dietrich

Derrière ces jeunes, il y a des gens comme Anne Lauvergeon (ancienne PDG d’Areva), Xavier Niel, plutôt proches des réseaux macronistes. Cette plus-value a été faite en 2017, et on se demande si elle n’a pas financé des mouvements politiques en France. Cette affaire rappelle étrangement celle d’Uramin, lorsqu’Areva avait acheté trois mines en Centrafrique, en Afrique du Sud et en Namibie à des prix complètement extravagants – 1,8 milliard d’euros – par rapport à leur valeur. On savait que ces mines ne recelaient pas beaucoup d’uranium et étaient inexploitables. Il demeure de fortes suspicions de financement de la vie politique française autour de ces valorisations fictives de mines africaines, sans jamais exploiter un seul gramme de minerai et sans rien reverser aux véritables propriétaires de ces mines que sont les populations. Est-ce que ça a été le cas dans l’Alliance Minière Responsable ? Une plainte a été déposée devant le Parquet national financier par deux collectifs. On attend les résultats de l’enquête, mais à nouveau on retrouve Anne Lauvergeon, déjà impliquée dans le scandale d’Uramin. Libération a continué mon enquête en dévoilant que, pour éviter de payer 15 % d’impôts sur les revenus miniers, ces deux jeunes hommes ont créé des sociétés fictives à Hong-Kong qui permettent de minorer les bénéfices, et donc de ne pas payer d’impôts à l’Etat guinéen.

LVSL – En Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara avait annoncé en mars sa décision de renoncer à briguer un troisième mandat. Emmanuel Macron l’avait « salué » pour sa décision. Son premier ministre Amadou Gon Coulibaly devait être le candidat de son parti, mais entretemps il est mort de maladie, ce qui a finalement poussé Alassane Ouattara à se représenter. Emmanuel Macron l’a reçu à l’Elysée début septembre pour lui faire part de sa préoccupation, mais n’a pas fait de déclaration publique quant à sa candidature. On voit qu’il y a un certain malaise dans la diplomatie française, la France ne peut plus tenir à bout de bras ses « pions » en Afrique comme à l’époque de Jacques Foccart.

T.D. – Outre l’irruption des autres puissances sur le continent, on constate l’irruption des peuples. Une vision parfois un peu biaisée considère que l’Afrique a été totalement taillée artificiellement, suite à la Conférence de Berlin de 1885. Cela est vrai dans une certaine mesure, notamment au Sahel, mais il y a aujourd’hui des consciences nationales. Les jeunes Guinéens qui meurent sous les balles de Condé sont enterrés avec le drapeau guinéen. Au Mali, le Mouvement du 5 juin s’appelle Rassemblement des Forces Patriotiques, il y a une véritable fierté malienne. Au Burkina Faso, en 2014, la population avait décidé de tourner la page de Blaise Compaoré, alors que la France le soutenait bec et ongles.

En Côte d’Ivoire, Emmanuel Macron a été tenté de soutenir Guillaume Soro – très apprécié par la presse française – alors qu’il est l’ancien leader des rebelles du nord en 2002 et qu’il a du sang sur les mains. Il a contrôlé des trafics et des caches d’armes, et était soutenu par Blaise Compaoré. Mais il avait été invité à la première Convention d’En Marche… Comme il n’avait pas pu se présenter à la présidentielle, sa candidature ayant été retoquée, il a appelé l’armée à prendre le pouvoir…

Les lobbys économiques français sont très présents en Côte d’Ivoire, notamment les « Bouygues » et « Bolloré ». Cela a trait au contexte ivoirien : il y a 18 000 expatriés français en Côte d’Ivoire, c’est le pays d’Afrique où il y a le plus de contrats de désendettement et de développement (C2D). Ce système est pervers, puisqu’il maintient la Côte d’Ivoire sous influence française : la Côte d’Ivoire endettée auprès de la France, échange cette dette contre des dons, mais ces dons restent dans les mains de Paris, puisque l’Agence française de développement décide ce qu’on finance et quelle entreprise va porter quel projet. Il y a 2,9 milliards d’euros donnés à la Côte d’Ivoire en C2D, qui servent à financer des projets hors-sol comme le métro d’Abidjan. Cela profite non seulement à Bouygues mais aussi à Alstom. Sans compter le groupe Bolloré qui a toujours le port d’Abidjan et qui fait les trois-quarts de ses profits en Afrique. Vincent Bolloré a d’ailleurs été mis en examen lors de l’acquisition contestée du port de Conakry et du port de Lomé, pour des soupçons de corruption. Ces intérêts industriels sont intervenus afin qu’Emmanuel Macron ne désavoue pas publiquement Alassane Ouattara, comme cela a été fait avec d’autres dictateurs. La Côte d’Ivoire est aujourd’hui au bord du chaos, avec des milices qui se baladent dans la rue, des tueries. Alassane Ouattara a gagné avec 94 % des voix, c’est un score soviétique. Cela montre que les pantins sont devenus Frankenstein et sont hors de contrôle… L’Afrique de l’Ouest est très clairement en régression démocratique. Outre la Côte d’Ivoire et la Guinée, le Bénin a basculé dans l’autoritarisme. Personne ne parle de l’Afrique Centrale, mais c’est un volcan aussi dangereux que le Sahel. De vieux autocrates sont maintenus sur leur trône par la France, et le jour où ils vont mourir, la région risque d’imploser. Quelques prémices émergent au Cameroun, avec des troubles dans la région anglophone et dans le nord du pays, où Boko Haram sévit. Le président camerounais Paul Biya, 87 ans, semble totalement dépassé mais garde le soutien de la France.

LSVL – Vous connaissez bien le Tchad pour y avoir vécu et aussi pour y avoir été arrêté en 2016 lors de la dernière élection présidentielle. Le mois dernier, le Président et Maréchal Idriss Déby, qui dirige d’une main de fer le pays depuis 1990, organisait le second Forum national inclusif. Quelles sont les perspectives politiques ?

T.D. – Le Tchad est la pire dictature du continent, selon un index du journal The Economist. C’est un État militaire, avec une répression très dure de l’opposition, telle que l’enlèvement et l’assassinat du professeur à l’université d’Orléans Ibni Mahamat Saleh en 2008, sur lequel j’ai publié une enquête au Média (en vidéo ici).

C’est l’un des trois pays les plus pauvres au monde, malgré la rente pétrolière. Celle-ci a fortement baissé, avec 20 000 barils par jour, ce qui est bien peu en comparaison aux 2 millions du Nigeria. Cet État tient par la guerre depuis l’indépendance en 1960, avec un soutien très fort de Paris. Idriss Déby est admiré par les militaires français, qu’il connaît bien suite à un passage à l’Ecole de Guerre dans les années 80. Il règne par la terreur dans son pays, dans une dérive autocratique digne de Jean-Bédel Bokassa ou d’Idi Amin Dada, et s’est fait couronner Maréchal du Tchad. Ce Forum est donc de la poudre aux yeux. Idriss Déby organisera sans doute les présidentielles en même temps que les législatives, mais on connaît déjà les résultats : les urnes seront bourrées. Etant donné la misère qui règne, la population pourrait se révolter…

La France justifie sa présence au Sahel par la lutte contre le terrorisme. La plupart des opérations aériennes décollent de Ndjamena, mais au Tchad on ne combat absolument pas le terrorisme… En mars 2019, la France a bombardé une colonne de rebelles, mais qui n’étaient pas des djihadistes. L’opération Barkhane n’aide d’ailleurs pas à combattre Boko Haram, la secte islamiste qui se développe autour du Lac Tchad et au nord du Cameroun. Que fait-on là-bas, sinon, comme depuis les années 60, soutenir le régime en place ? Idriss Déby est là depuis 30 ans. Les perspectives sont sombres et la France porte une lourde responsabilité.

La plupart des opérations aériennes décollent de Ndjamena, mais au Tchad on ne combat absolument pas le terrorisme… En mars 2019, la France a bombardé une colonne de rebelles, mais qui n’étaient pas des djihadistes.

Le régime est terrible et la population vit dans le dénuement le plus profond. Il suffit d’aller à Ndjamena : pas d’électricité, des inondations récurrentes, alors que c’est la deuxième ville la plus chère d’Afrique. Tandis qu’à Farcha, le quartier des dignitaires du régime, il y a des maisons de 4 ou 5 étages. La caste du pouvoir accapare toutes les ressources du pays et en met beaucoup dans les paradis fiscaux. C’est comme si c’était une razzia. Au Tchad, tout est personnalisé à l’extrême, sans aucune perspective démocratique, et pourtant Jean-Yves Le Drian dit qu’Idriss Déby est un ami !

Gardons aussi en tête le financement de la vie politique française par des dictateurs africains. Ça ne s’est pas arrêté avec la mort d’Omar Bongo (président du Gabon de 1967 à 2009). Marc Endeweld, dans son livre sur Emmanuel Macron, Le grand manipulateur, montre qu’Alexandre Benalla fait deux voyages au Tchad pendant la campagne présidentielle. Marine Le Pen aussi s’est rendue au Tchad en mars 2017. Ses comptes étaient dans le rouge, trois mois plus tard, en juin 2017, un mystérieux prêt de 8 millions d’euros parti de Centrafrique, a transité par les Emirats Arabes Unis et a permis de sauver le Rassemblement national.

Qu’est ce qui se passera à la mort d’Idriss Déby ? Le pire est malheureusement à craindre. Idriss Déby a divisé pour mieux régner. C’est la Françafrique militaire qui soutient Idriss Déby. La France a gelé les fonds d’opposants qui n’étaient absolument pas islamistes. François Hollande a donné la nationalité française à la femme d’Idriss Déby. Il a ainsi reçu un certain nombre de passe-droits qui sont totalement en décalage avec ce qu’il est réellement, un dictateur sanguinaire.

Carte de la sécurité au Sahel, selon le ministère des Affaires étrangères français. (Carte au 17 novembre 2020)

LVSL - Cette connexion africaine du prêt pour la campagne présidentielle de Marine Le Pen est peu connue. Serait-ce pour le régime tchadien un moyen de peser sur la politique française ? Ou une manière pour ses amis en France de tenir ou maintenir Marine Le Pen et le Rassemblement national ?

T.D. - C’est un homme d’affaires sulfureux, du nom Laurent Foucher qui fait le prêt en 2017, alors que le Rassemblement national a besoin de toute urgence d’argent. Ce Français proche de Claude Guéant dirige la société de télécom Télécel, équivalent de Free ou Orange en Centrafrique. C’est aussi un proche de la fameuse Seleka – horde de mercenaires, armée et soutenue par le Tchad –, qui renverse le président centrafricain François Bozizé en 2013. Laurent Foucher prête 8 millions d’euros, somme importante à son échelle. Il aurait eu « un partenaire » pour ce prêt. Qui ? On sait que la société de téléphonie de Laurent Foucher appartient à Xavier Niel.

A côté de cela, Marine Le Pen s’est rendue au Tchad pendant la campagne présidentielle pour rendre visite aux soldats français, mais elle se rend aussi à Amdjarass, petite ville à plus de 1 000 kilomètres de Ndjamena, village natal d’Idriss Déby où il loge une partie de l’année dans un palais. Idriss Déby pèse-t-il sur la politique française, comme faisait Omar Bongo à l’époque, quand il recevait à l’hôtel Meurice tous les politiques, gauche et droite confondues, et distribuait beaucoup d’argent, même à Jean-Marie Le Pen ? On peut se poser des questions. Quoi qu’il en soit, Marine Le Pen a beau jeu de dénoncer les financements qui viennent de l’étranger, mais entre les banques russes et ce prêt africain, cela fait beaucoup. Et cela devrait intéresser les juges…

L’Afrique est le dernier endroit – avec l’Asie Centrale – où on peut avoir de l’argent liquide facilement. Auprès des dictatures, on peut se faire beaucoup d’argent, via des valorisations complètement fictives comme cela s’est passé en Guinée. Cela attire énormément de convoitises. Combien de diplomates, militaires ou politiques français en profitent ? On voit que Dominique Strauss Kahn fait du conseil auprès du président togolais Faure Gnassingbé ou du dictateur congolais Denis Sassou-Nguesso, par exemple. Il a gagné 21 millions d’euros en cinq ans avec sa société de conseil. Ces sommes sont extravagantes par rapport à ce que gagne la majorité de la population africaine. Gauche et droite confondues n’ont jamais réussi à rompre avec la Françafrique. Trop d’argent est en jeu.

LVSL – Dans son interview à Jeune Afrique le président Emmanuel Macron indique qu’entre la France et l’Afrique « ce devrait être une histoire d’amour », en quoi sa vision des relations avec le continent apporte-t-elle quelque chose de nouveau ?

T.D. – Emmanuel Macron n’est pas le fossoyeur de la Françafrique. Il en est le continuateur. Il s’inscrit dans un héritage très paternaliste et très jupitérien, à ceci près que sa politique africaine est devenue complètement illisible. Il n’y a plus de vision, il est dans le brouillard. Sa cellule Afrique, dirigée par son camarade de promotion à l’ENA, Franck Paris, n’est pas à la hauteur. Le quai d’Orsay a été complètement mis sur la touche depuis la période Hollande, au profit des militaires. Emmanuel Macron a monté le Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA), qui a été un échec cuisant. Les membres de ce CPA ont passé plus de temps à faire des affaires qu’à refonder les relations entre la France et l’Afrique. Avec le CPA, l’affairisme a eu table ouverte à l’Élysée. Sans compter les petits voyages d’Alexandre Benalla, dont on n’est pas totalement sûr qu’il ait tout de suite coupé les ponts avec Emmanuel Macron.

Outre les militaires, la deuxième mamelle de la politique africaine de la France est l’Agence française de développement (AFD), dirigée par un proche d’Emmanuel Macron, Rémy Rioux, et forte d’un budget annuel de près de 15 milliards d’euros. L’AFD finance les dictatures africaines sans condition, avec le risque de voir l’argent détourné.

Emmanuel Macron dit dans sa dernière interview que « ce doit être une histoire d’amour entre la France et l’Afrique » mais pour le moment, cela ressemble plus à un mariage forcé. Il a annoncé la fin du franc CFA fin 2019, mais honnêtement, la monnaie ECO qui est appelée à la remplacer en Afrique de l’Ouest ne sera pas beaucoup plus indépendante de Paris. C’est de la poudre aux yeux. L’ECO, dont l’entrée en vigueur semble être bien hypothétique, continuera à être une monnaie coloniale, aux mains de la France.

Emmanuel Macron a avalisé l’élection truquée d’Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire, celle de Faure Gnassingbe au Togo… Il s’aveugle en pensant que la détestation qu’éprouve une grande partie de la jeunesse africaine envers la politique française est le fruit d’une manipulation des Russes ou des Turcs. La jeunesse africaine n’est manipulée par personne, et si d’autres puissances étrangères ont effectivement des visées prédatrices sur le continent, il nous faudrait d’abord balayer devant notre porte.

Il faut reconstruire une relation entre l’Afrique et la France qui ne soit plus empreinte de néo-colonialisme. Une relation basée sur une fraternité entre les peuples et sur la lutte commune contre le néolibéralisme, qui fait autant de ravages de part et d’autre que la Méditerranée. En France, nous avons des choses à apprendre des mouvements citoyens au Mali ou en Guinée, de la révolution soudanaise. Emmanuel Macron, lui, n’a jamais cessé de voir l’Afrique comme un pré-carré, qui serait encore sous la tutelle de la « métropole ». C’est une profonde erreur, et notre pays risque de la payer très cher. Avec lui, la France n’est même plus une puissance moyenne, mais une puissance médiocre.

LVSL – Est-ce qu’aujourd’hui en France un gouvernement pourrait proposer un changement radical de politique étrangère en Afrique qui serait dans l’intérêt des peuples, et non des dictateurs ?

T.D. - Il faudrait partir du Sahel, retirer les militaires, avant que la France ne soit totalement discréditée et qu’il y ait beaucoup de morts, parmi nos militaires et les populations civiles. Nous devons aussi revoir totalement notre politique vis-à-vis des régimes africains. Il ne s’agit pas tant de chasser les potentats qu’on a installés par la force, mais de cesser de les soutenir. Il faut laisser les peuples décider de leur avenir. Et la France peut se tenir au côté des peuples opprimés, il y a toujours une internationale des luttes.

L’aide au développement n’aide pas toujours les populations : il serait utile de reconsidérer cette aide. Laurent Bigot, ancien directeur du Quai d’Orsay, indiquait comment cela fait vivre des milliers de consultants et d’ONG, mais que cet argent n’arrive pas là où il devrait aller. Un exemple : entre 2010 et 2017, au Gabon, 800 millions d’euros de l’AFD ont été versés, soi-disant pour construire des écoles, mais on n’a vu aucun résultat. Au Tchad, 60 % de l’aide française réapparaît dans les bases de données de l’État tchadien : où partent les 40 % restants ? Dans la poche des potentats alliés de Paris ? On estime qu’environ 8,5 % de l’aide au développement termine dans les paradis fiscaux.

Cette aide est souvent mal calibrée et sert davantage les grandes entreprises que les populations africaines. La grande figure africaine et burkinabée, Thomas Sankara disait : « il vaut mieux faire un pas avec le peuple, que dix pas sans le peuple ». Je pense qu’il avait raison.

Dans les années 90, le Fonds Monétaire Internationale (FMI) a imposé les Programmes d’ajustement structurels, des politiques néolibérales d’austérité. Les administrations ont viré la moitié des fonctionnaires, on a fermé des écoles, on a fait des coupes dans les budgets de santé, on a tout privatisé… Cela a été une des causes de nombreux conflits de cette décennie, en Côte d’Ivoire et au Rwanda notamment. Cela a affaibli les États africains. Aujourd’hui des pays comme le Mali, le Niger ou le Burkina Faso n’arrivent pas à lutter contre les terroristes, faute de pouvoir financer une armée viable. Cela a préfiguré, via les plans d’austérité, ce qui s’est passé en Grèce, qui a dû vendre le port du Pirée. Hannah Arendt disait : « l’Occident a l’habitude d’expérimenter sur les populations périphériques les maux qu’il s’apprête à s’imposer à lui-même ».

Nous devons aussi revoir totalement notre politique vis-à-vis des régimes africains. Il ne s’agit pas tant de chasser les potentats qu’on a installés par la force, mais de cesser de les soutenir. Il faut laisser les peuples décider de leur avenir. Et la France peut se tenir au côté des peuples opprimés.

Aujourd’hui, les Guinéens sont les deuxièmes demandeurs d’asile en France, premiers pour les mineurs isolés. Les Ivoiriens sont aujourd’hui les troisièmes, à cause de la guerre civile qui menace chez eux. On le voit à la Porte de la Chapelle, à Paris. Ils ne traversent pas le Sahara et la Méditerranée par plaisir, mais parce qu’ils n’ont pas d’espoir, qu’ils tombent sous les balles, qu’ils meurent de faim. Si on arrête de soutenir les potentats, et qu’on laisse les peuples choisir leur destin, cela peut prendre du temps, comme cela a été le cas chez nous, avec plusieurs révolutions pour installer un régime viable, par ailleurs toujours remis en cause.

Il y aura toujours des migrations, mais pas autant de désespérés qui meurent par milliers dans le Sahara. Depuis qu’on a externalisé la politique de l’asile à des pays comme le Niger, qui sont devenus des frontières de l’Europe, ces pays reçoivent des aides de l’Union européenne ; on ne sait pas où part l’argent et la situation reste dramatique.

Si on arrive à construire une vraie politique africaine – qui est d’autant plus importante qu’il y a deux millions de français d’origine d’Afrique subsaharienne, qui ont des liens avec ces pays et qui y envoient de l’argent – ce sera bénéfique pour la France et pour l’Afrique. Et la France y trouvera son compte. Il y a vraiment un sentiment très dur contre la France quand on se balade en Afrique ; elle est considérée comme étant responsable de beaucoup de maux. Il faut que cela change.

Il y a des prises de position, par exemple de Jean-Luc Mélenchon, qui appelle à une solidarité entre les peuples et au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Peut-être que si demain il arrive au pouvoir, il y aura une rupture, espérons. Mais depuis trois ans Emmanuel Macron n’a apporté aucune rupture, c’est une vraie continuité. Le souvenir colonial est assez fort en France, très prégnant chez les militaires mais aussi chez les politiques… On voit comment Emmanuel Macron s’est comporté en 2017 à l’université de Ouagadougou en se moquant du président Roch Marc Kaboré, par ailleurs un des rares démocrates de la sous-région.

LVSL - Aujourd’hui, d’autres puissances s’activent en Afrique : la Chine, la Turquie, les pays du Golfe, les Etats-Unis, la Russie…

T. D. – Un exemple très frappant : la Centrafrique était vraiment le pré-carré français depuis l’époque de Jean-Bédel Bokassa. Ce pays a sombré dans un conflit en 2012-2013, notamment motivé par les immenses ressources du sous-sol – uranium où Areva avait des intérêts, or, diamant, bois précieux… Avec l’aide de la France, le Tchad a envoyé une horde de mercenaires, qui a renversé le pouvoir en place et provoqué des conflits interreligieux. Puis, alors que la situation est totalement hors de contrôle, on a envoyé une mission militaire là-bas, l’opération Sangaris, qui s’est montrée incapable de ramener l’ordre après le chaos qui avait été créé en partie à cause de la politique française et du soutien que l’on a apporté aux visées expansionnistes d’Idriss Déby.

Le nouveau président, Faustin-Archange Touadéra a fini par appeler les Russes, qui sont venus en échange de l’exploitation des mines d’or et de diamant. Et ce n’est pas directement l’armée russe qui vient mais les mercenaires de la société Wagner, proche de l’oligarque Evgueni Prigogine, lui-même proche de Poutine. Ces soldats n’ont aucune considération pour les droits de l’homme. Trois journalistes russes ont enquêté sur leurs activités en Centrafrique. Ils ont été assassinés.

Tout cela est malheureux pour la Centrafrique qui est sortie d’une tutelle française absolument pas idéale pour passer à une tutelle russe qui n’est pas meilleure. La Chine aussi, distribue des prêts assez généreusement aux États africains, mais si ces États ne peuvent pas rembourser, ils prennent l’aéroport. C’est ce qui s’est passé en Zambie, où ils prennent le port. C’est ce qui risque de se passer au Kenya avec le port de Mombassa. La France peut jouer une partition en aidant les peuples africains à s’en sortir par eux-mêmes, sans passer d’une tutelle à une autre. Nous avons une responsabilité en raison de la colonisation et de la Françafrique, qui sont des causes des problèmes qu’a traversés l’Afrique ce dernier siècle.

LVSL - Que penser de la couverture médiatique, en France, de tous les faits qu’on a évoqués ?  

T. D. – On a un gros problème dans la couverture médiatique de l’Afrique. Les milliardaires qui font des affaires en Afrique sont les mêmes que ceux qui détiennent les grands titres de la presse française. On voit très rarement sur les plateaux télé des personnes qui remettent en cause la présence militaire française, alors qu’on voit bien qu’elle n’a pas contribué à stabiliser la région, bien au contraire : les zones touchées par les attaques terroristes n’ont cessé de s’étendre depuis l’opération Serval en 2013. Très peu de gens remettent en cause le soutien de la France à de vieux autocrates qui dirigent leurs pays depuis des décennies. Ces mêmes autocrates sont pourtant une des causes du terrorisme, qu’ils engendrent à cause de leur mal-gouvernance.

Les médias ont des difficultés financières et n’ont plus les moyens d’envoyer autant de gens sur place, surtout sur de longues périodes ; donc de plus en plus d’articles sont rédigés par des personnes travaillant loin du terrain, ce qui pose un gros problème dans la compréhension des événements et des enjeux. La France, notamment ses militaires, continue de croire qu’elle est une puissance qui a un rôle à jouer en Afrique, comme à l’époque coloniale. J’ai honte quand je vois ce que fait mon pays en Afrique. Je pense que le rôle de la France devrait être aujourd’hui de soutenir les mouvements citoyens qui réclament une démocratie véritable. Sans s’ingérer, sans remettre en cause la souveraineté des États africains mais en étant, comme l’écrivait André Malraux, « une figure secourable pour tous les Hommes ».

« Faire le mariole avec Trump pourrait coûter cher à Macron » – entretien avec Tony Corn

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

 

Né à Paris en 1956, Tony Corn a travaillé pour le Département d’Etat américain de 1987 à 2008, et a été en poste à Bucarest, Moscou, Paris, Bruxelles et Washington. Il a enseigné les études européennes à l’U.S. Foreign Service Institute, l’école de formation des diplomates américains. Il est l’auteur de plusieurs articles publiés dans Le Débat, dont le dernier, Vers un nouveau concert atlantique, est paru dans le n°194 (mars-avril 2017). Il livre ci-dessous un point de vue américain sur les Etats-Unis de Trump, l’Europe de Merkel et la France de Macron. 

***

Dans un article publié dans la revue Le Débat en 2014, vous appeliez la France à s’unir le plus étroitement possible avec les Anglo-Saxons. Vous disiez précisément que « pour la France aujourd’hui, le principal multiplicateur de puissance n’est pas son appartenance à ce géant économique, nain politique et larve militaire qu’est l’Europe mais, à tout prendre, son association au sein de directoires discrets avec les Anglo-Saxons ». L’élection de Trump aux États-Unis et celle de Macron en France changent-elles la donne ? Entre première poignée de main commentée dans les moindres détails et passe d’armes autour de l’accord de Paris, la relation entre les deux présidents ne semble pas commencer sous les meilleurs auspices….

Je serais plus optimiste que vous. Chacun à leur manière, Trump et Macron sont avant tout des mavericks qui ont gagné leur pari respectif contre le Système – ce qui ne peut manquer de créer une certaine complicité entre les deux hommes. Cela dit, l’un comme l’autre étant des néophytes en politique étrangère, il y aura inévitablement quelques « couacs » dans le court terme. 

Côté américain, Trump est avant tout un dealmaker : autant il peut être pragmatique dans le cadre de relations bi- ou tri-latérales, autant il devient mal à l’aise et « psycho-rigide » à mesure que le cadre se multilatéralise davantage (comme on l’a vu au G7 ou, a fortiori, au sommet des 28 membres de l’OTAN). Plus que jamais, donc, la France aura intérêt à traiter le maximum de dossiers dans un cadre « minilatéraliste » de type P3 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France).  

Deuxième observation : l’Elysée devra prendre en compte que, tant dans la forme que dans le fond, la politique de Trump est, pour une bonne part, une politique en Trump-l’œil, si j’ose dire. Trump a recruté pas mal de gens qui ne partagent pas ses opinions, s’inspirant en cela de la fameuse formule de Lyndon Johnson : « celui-là, il vaut mieux l’avoir à l’intérieur de la tente en train de pisser dehors, qu’à l’extérieur en train de pisser dedans. » Il s’ensuit que les personnes dont le nom apparaît dans les organigrammes officiels ne sont pas nécessairement les plus influents, notamment sur les dossiers sensibles. Sur la Russie, par exemple, c’est officiellement Fiona Hill – partisane d’une ligne dure – qui est en charge à la Maison-Blanche ; en réalité, Trump a un back channel avec Poutine via Kissinger (et Thomas Graham, l’ancien Monsieur Russie de Bush, aujourd’hui directeur de Kissinger Associates), qui est, lui, partisan d’un rapprochement avec la Russie. 

Comme s’il y avait une sorte de diplomatie américaine parallèle ?

Disons que le véritable centre de gravité de la politique étrangère américaine aujourd’hui, ce n’est pas Tillerson, Mattis ou McMaster (« les trois adultes », comme on les appelle), mais une jeune femme inconnue du grand public, mais bien connue des insiders : Dina Powell. En tant que numéro deux du NSC (National Clandestine Service), c’est elle qui préside le « Deputies Committee », et donc qui gère la politique étrangère au jour le jour. De plus, elle a plus beaucoup plus d’expérience de la politique étrangère et de « l’interministériel » que son boss nominal, le général McMaster. Enfin, à l’inverse des « trois adultes », Powell est très bien introduite dans la tribu Trump. Dina et Donald, c’est un peu « la Belle et la Bête » à la Maison-Blanche. Si j’étais d’humeur badine, je dirais que si le jeune Manu parvient à séduire la jolie Dina, celle-ci pourrait devenir sa meilleure avocate auprès du vieux Donald !!

Troisième point : l’Elysée devra se rappeler que si, sur certains dossiers (comme la Russie), Trump est en conflit ouvert avec l’Establishment américain, sur bon nombre d’autres dossiers (l’OTAN en général, l’Allemagne en particulier), il ne fait que dire tout haut ce que l’Establishment dit tout bas depuis un certain temps déjà. J’ai lu récemment dans la presse française qu’en omettant les traditionnelles génuflexions au sujet de l’Article 5, « Trump avait porté un coup à la crédibilité de l’OTAN ». On marche sur la tête ! 

L’Amérique contribue 70% du budget de l’OTAN ! Et voilà maintenant six ans que, par la voix du secrétaire à la défense Bob Gates, l’Establishment américain a fait connaître son exaspération à l’égard des free riders européens ! Jugez plutôt : alors que l’Allemagne a accumulé mille milliards d’excédent commercial durant ces cinq dernières années, l’armée allemande est de plus en plus une bouffonnerie sans nom : la moitié du matériel militaire allemand est inutilisable ; quant aux soldats allemands, ils ne sortent jamais de leurs bases quand ils sont en Afrique, et ils n’hésitent pas à quitter, au bout de douze jours, un exercice de l’OTAN de quatre semaines sous prétexte qu’on ne leur a pas payés leurs heures supplémentaires ! Dans un récent sondage du Pew Center, 56% des Américains, mais seulement 38% des Allemands, se disaient favorables à l’utilisation de la force pour défendre un allié. 58% des Allemands s’y déclarent opposés !

Voilà six ans, donc, que les Européens en général, les Allemands en particulier, « portent un coup à la crédibilité de l’OTAN » en continuant de faire la sourde oreille aux injonctions de Washington. D’où la « gaffe calculée » – et parfaitement justifiée – de Donald Trump. D’ailleurs, même si son attitude à Bruxelles a été un peu trop bourrue dans la forme, il n’a pas été désavoué dans le fond par les véritables « poids lourds » américains (Henry Kissinger, George Schultz, Jim Baker, Condi Rice, etc…).  Les Européens devraient même s’estimer heureux que Trump n’ait pas mis davantage les points sur les « i » en rappelant cette évidence : l’article 5 n’a jamais garanti une automaticité d’action – seulement une automaticité de consultation. 

Côté français, vous disiez donc qu’Emmanuel Macron est lui aussi un néophyte en politique étrangère…

C’est même pire : c’est quelqu’un qui vient de l’Inspection des finances – autant dire la pire (dé)formation qui soit pour la diplomatie. A l’exception d’un Couve de Murville, ces gens-là n’ont jamais rien compris à la politique étrangère. Je pense sincèrement que Macron peut, avec le temps, acquérir l’étoffe d’un véritable chef d’Etat. Mais il va falloir qu’il désapprenne le mode de pensée technocratique des « gnomes de Bercy », et qu’il ait l’humilité d’apprendre le mode de pensée stratégique auprès des vrais « pros » (essentiellement Le Drian et Védrine). Ce qui est encourageant, c’est que Le Drian, tout en gardant un œil sur la Défense, a hérité des Affaires étrangères, de l’Europe, du Développement, du Commerce extérieur, du Tourisme, de la Francophonie, des Français de l’étranger, etc. Le Drian est quasiment un vice-président ! 

Macron arrive au pouvoir dans une conjoncture internationale très particulière. Durant le quart de siècle qui a suivi la fin de la guerre froide, la « diplomatie coopérative » a été la norme dans les relations entre les Etats, et la « diplomatie coercitive » a été l’exception. Or nous sommes entrés dans une ère où la diplomatie coercitive va devenir de plus en plus fréquente, et dans ce domaine, la diplomatie française a tout à réapprendre. Si je n’avais qu’un conseil à donner à l’intellectuel Macron, ce serait de délaisser l’herméneutique philosophique pour la sémiologie diplomatique – en clair, de troquer Temps et Récit de Paul Ricoeur pour Arms and Influence de Thomas Schelling. Pour déniaiser les Inspecteurs des finances, rien ne vaut ce Machiavel moderne qu’est Schelling – qui est aussi Prix Nobel d’économie…

Macron devra aussi apprendre qu’en politique étrangère, le plus difficile n’est pas de décider quelle position adopter sur tel ou tel dossier, mais de hiérarchiser ses priorités, et cela selon le seul critère qui vaille : l’intérêt national. Cet exercice est d’autant plus délicat que, sur nombre de dossiers, les capacités d’action de la France sont limitées sans l’appui de l’allié américain, et que les priorités (plus encore que les positions) de cet allié ne coïncident pas nécessairement avec celles de la France. Il faut toujours garder à l’esprit qu’il y a une asymétrie.

Asymétrie au niveau géographique, d’abord. L’Allemagne est certes dans le collimateur de Trump, mais « l’Europe » en tant que telle est le cadet de ses soucis. A l’origine, la priorité de Trump était de faire ce que l’on appelle un « Nixon in reverse », c’est-à-dire d’opérer un rapprochement avec la Russie afin de mieux endiguer la Chine. Or la russophobie ambiante à Washington est telle qu’un tel programme a été ajournée. La nouvelle priorité de Trump, semble-t-il, c’est désormais le monde musulman, et plus précisément la succession saoudienne. Et là, il faut être attentif au fait qu’une politique qui, du point de vue du court terme, apparaît comme « surréaliste », peut en fait constituer la politique la plus « réaliste » qui soit du point de vue du long terme.

Surréaliste, c’est le mot, même si Trump n’est pas le premier chef d’Etat à prétendre vouloir lutter contre l’islamisme tout en demeurant le meilleur ami de l’Arabie saoudite…

Justement, ce n’est pas si simple. Schématiquement et depuis la création de la Ligue Islamique Mondiale et de l’Organisation de la Conférence Islamique par Riyad dans les années 1960, l’Arabie saoudite a dépensé 90 milliards de dollars pour la propagation globale du salafisme, et s’est progressivement imposé comme une sorte de Califat du monde sunnite. Or depuis 2015, un « printemps saoudien » a de facto commencé avec la décision du vieux roi Salmane (82 ans) de rompre avec la tradition et de nommer son neveu (57 ans), prince héritier, et son propre fils (31 ans), héritier en second. Contrairement à Obama qui, dès 2009, s’était éloigné de l’Arabie saoudite pour se rapprocher de l’Iran, Trump veut se rapprocher de Riyad afin de s’assurer que la succession conduise bien à une relève générationnelle, ce qui du même coup permettrait au Califat saoudien de faire, à terme, son « Vatican II », si je puis dire. 

En bref, dans la mesure où Trump «soutient» l’Etat qui a le plus contribué à la propagation du djihadisme dans le passé, c’est seulement au sens où la corde «soutient» le pendu. Quant à la diabolisation rhétorique de l’Iran, elle paraîtra évidemment « surréaliste » au moment même où les Iraniens plébiscitent le modéré Rohani. En revanche, cette diabolisation est tactiquement « réaliste » dans la mesure où elle permet aux chefs d’état arabe de « vendre » à leurs opinions publiques l’idée d’un rapprochement avec Israël (un rapprochement qui peut conduire, à terme, à une résolution de la question palestinienne). Bref, dans ce domaine plus que dans tout autre peut-être, la politique de Trump est une politique en Trump-l’oeil. 

Il existe une asymétrie Etats-Unis / France au niveau « fonctionnel », ensuite. Macron n’a pas encore assimilé le fait que, lorsqu’on est le président d’une grande puissance comme la France, il y a lieu de faire une différence très nette entre high politics et low politics. La prolifération nucléaire relève de la première, le réchauffement climatique, que cela plaise ou non, relève de la seconde. L’Accord de Paris, qui n’inclut aucun mécanisme contraignant, mérite bien son sobriquet de « Pacte Briand-Kellog de l’environnement ».  D’ailleurs, même si tous les signataires tenaient toutes leurs promesses, tout le monde sait bien que l’impact à long-terme de cet accord serait extrêmement modeste : une réduction de l’ordre de 0,2 degré à l’horizon 2100. D’ici là, l’arme nucléaire, aux mains de pays comme la Corée du Nord ou de l’Iran, aura eu le temps de faire beaucoup plus de dégâts environnementaux que le réchauffement climatique. Il faut donc garder le sens des proportions même s’il faut évidemment regretter que Trump ait choisi de « sortir » d’un accord qui allait dans le bon sens. 

Est-il vrai selon vous que la poignée de main « virile » entre Trump et Macron a vexé le premier et précipité la sortie de l’accord ? 

Disons que pour des raisons de politique intérieure, Macron a cru bon d’en rajouter une louche. Il est actuellement en campagne électorale. Or il n’a lui-même été élu que par 44% des inscrits, et 43% de ses électeurs ont d’ailleurs voté contre Marine Le Pen plutôt que pour lui. Il est donc à la recherche d’une majorité, d’où le parti-pris d’un certain histrionisme sur la scène internationale, avec des boursouflures du genre « la vocation de la France est de mener ces combats qui impliquent l’humanité toute entière ». Appelons cela la posture Aldo Macrone : « plus belle-âme que moi, tu meurs ! ». Compte tenu de la proverbiale vanité des Français, une telle posture sera évidemment payante électoralement. Pour autant, il ne faut pas oublier qu’il y a aura sans doute un prix diplomatique à payer.

En diplomatie, en effet, tout est affaire de calibrage. Autant la fameuse poignée de main  était en elle-même acceptable, autant Macron a eu tort de se livrer à une exégèse de sa gestuelle dans les colonnes du Journal du Dimanche (« Trump, Poutine et Erdogan sont dans une logique de rapports de force… il faut montrer qu’on ne fera pas de petites concessions, etc… »). Un président ne devrait pas dire ça. D’abord, parce que lorsque l’on commente ses propres actions, on ressemble à « Flamby. »  Ensuite parce que comme comme vous le dites et comme l’a révélé le Washington Post, cette interview au JDD a fortement irrité Trump, et n’a pas peu contribué à sa décision de sortir de l’accord de Paris. Macron a cru bon de réagir à cette sortie en « remettant le couvert » – cette fois, en invitant les scientifiques américains à venir se réfugier en France !!

Il serait bon que le Président français comprenne rapidement 1) que la politique étrangère en général (et pas seulement celle de Trump, Poutine, Erdogan) est un rapport de forces avant d’être un débat d’idées ; 2) que l’Amérique et la France ne boxent pas tout à fait dans la même catégorie ; et 3) que la France n’a rien à gagner à se lancer dans une surenchère verbale. Pour dire les choses simplement : une croisade anti-Trump sur une question de low politics risque fort de mettre en péril la coopération franco-américaine dans le domaine de la high politics. La confusion entre « faire le président » et « faire le mariole » pourrait coûter d’autant plus cher que Trump est du genre rancunier. En bref, on ne voit pas très bien ce que la France aurait gagné si demain Washington décidait de cesser toute assistance militaire aux opérations militaires françaises en Afrique.

Votre jugement sur l’Union européenne est en général assez dur. Faites-vous partie de ceux qui pensent que l’UE est devenue un instrument au service de Berlin ? L’arrivée au pouvoir de Macron en France vous semble-t-il de nature à changer la donne et à relancer le « couple franco-allemand » ?

Un jugement assez dur ? En 1991, à la veille de Maastricht, le ministre belge des affaires étrangères avait défini l’UE comme « un géant économique, un nain politique, une larve militaire ». Un quart de siècle plus tard, force est de constater que rien n’a changé. L’Europe est toujours « l’idiot du village global » (Védrine) ; la seule nouveauté, c’est qu’entretemps, la France elle-même est devenue « l’idiot du village européen. » Dès 2005, l’opinion française avait compris que « les Français sont les cocus de l’intégration européenne » (Marcel Gauchet). Depuis plus de dix ans, en revanche, les élites françaises sont toujours dans le déni, ou continuent de croire qu’elles pourront masquer (ou compenser) un alignement toujours croissant de la France sur l’Allemagne au niveau intra-européen par un activisme brouillon au niveau extra-européen, que ce soit en Libye (Sarkozy) ou en Syrie (Hollande).

Il n’y a qu’en France, où les médias – qui dépendent, pour une bonne part, des annonceurs publicitaires allemands pour leur survie financière – pratiquent l’auto-censure et/ou nient l’évidence : l’UE est bel et bien un instrument au service de Berlin. Voilà des années que le FMI, le Treasury américain et les médias étrangers ne cessent de répéter qu’avec un excédent commercial de plus de 6 pour cent de son PIB, l’Allemagne est en violation des traités européens. Dans une récente interview avec Spiegel, Wolfgang Schäuble lui-même reconnaissait que, sans l’existence de l’euro, l’excédent allemand serait la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. 

Que peut faire la France ? Sortir des traités européens ? Quitter l’euro ? 

La France ne retrouvera sa crédibilité diplomatique que le jour où elle n’aura plus peur de faire du brinkmanship avec l’Allemagne. Au début de l’année, le gouverneur de la Banque de France a voulu faire peur aux Français en déclarant qu’une sortie de l’euro coûterait 30 milliards par an à la France. C’était là une façon technocratique, et non stratégique, de voir les choses. Une sortie de la France de l’euro signifierait, concrètement, la fin de l’euro. Or d’un point de vue stratégique, ce qui compte en dernière instance, c’est que l’Allemagne aurait beaucoup plus à perdre (130 milliards) que la France elle-même (30 milliards) d’une fin de l’euro. Et c’est précisément cette asymétrie qui donne à la France une certaine marge de manœuvre dans un game of chicken avec l’Allemagne. C’est seulement en menaçant l’Allemagne d’une « sortie » (et donc d’une explosion) de l’euro que Paris (soutenue en sous-main par Washington) pourrait rééquilibrer la relation franco-allemande. Mais pour mettre en œuvre une telle « politique du bord du gouffre », encore faut-il avoir quelque chose dans le pantalon ! 

Depuis 1945, l’Allemagne a un énorme avantage sur la France : elle n’est pas membre permanent du Conseil de Sécurité. A l’inverse des Français, les Allemands n’ont donc pas été tenté de se disperser dans la « gouvernance globale » et la « gestion des crises », et ont eu tout loisir de son concentrer sur leur « intérêt national » au sens le plus traditionnel du terme. 

Durant les quatre années où il fût ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius a paru s’occuper de tout (de la COP 21 à la crise syrienne), sauf de l’intérêt national français. Fabius n’a montré aucun intérêt pour l’Europe, pour l’Afrique, ou encore pour la vocation maritime de « l’Archipel France. » Et à aucun moment, il ne s’est posé la question : quel est, au juste, l’intérêt national français en Syrie ? Sans être inexistant, cet intérêt est-il si vital qu’il faille adopter une attitude aussi rigide sur une question cruciale (le départ d’Assad) ? Et surtout, est-il si vital qu’il faille tenter de forcer la main des Américains ? Le capital d’influence de Paris sur Washington n’est pas illimité : quitte à forcer la main des Américains, autant le faire pour des questions qui relèvent de l’intérêt national français (par exemple, en demandant une plus grande assistance militaire au Sahel). Je vois qu’au sein des deux principaux think-tanks français, l’IFRI et l’IRIS, le concept d’« intérêt national », qui avait disparu du discours français depuis un quart de siècle, fait aujourd’hui un timide retour. Il était temps.   

Vous écrivez que pour l’Allemagne, le partenaire d’avenir est la Pologne parce que les deux pays partagent le même désintérêt pour le Sud (Afrique) et le même intérêt pour le Partenariat oriental (Biélorussie, Ukraine, Moldavie). Dans ce cadre, la France n’a-t-elle pas intérêt, pour éviter un tête à tête inégal avec Berlin, à soigner avant tout sa relation avec les pays d’Afrique francophone au Sud, et avec la Russie à l’Est ?

Pour ce qui est de l’Afrique, pas de souci. On peut compter sur Le Drian pour rappeler à Macron l’importance stratégique de ce continent pour l’avenir de la France. Pour ce qui est de la Russie, le problème est plus complexe. Il y a un paradoxe historique : de Louis XIV à Napoléon III inclus, la France a totalement raté ses rendez-vous avec la Russie alors même que les Russes étaient demandeurs, et qu’une alliance avec la Russie aurait pu constituer un véritable multiplicateur de puissance pour la France. A l’inverse, depuis « l’étrange défaite de 1940 » , les Français, à intervalles réguliers, se prennent à rêver d’une « bonne et belle alliance » avec la Russie alors que pour cette dernière, la France ne présente plus désormais qu’un faible intérêt, que ce soit sur le plan économique ou militaire. 

En 1944, Staline refusa sans ménagement de soutenir les projets de De Gaulle sur l’Allemagne. En 1966, Brejnev ne daigna même pas se rendre à Paris à l’invitation du même De Gaulle, et se contenta d’envoyer Kossyguine. En 1991, Mitterrand se fit plus russe que les Russes et milita en faveur d’une Confédération européenne incluant la Russie et excluant l’Amérique. Cette idée saugrenue ne mena qu’à une marginalisation de la France, et c’est un partnership in leadership germano-américain qui pilota l’élargissement de l’UE et de l’OTAN. Aujourd’hui plus que jamais, pour Moscou, les rapports avec Washington, Pékin et Berlin restent autrement plus importants que les rapports avec Paris. Pour la Russie, la France ne sera jamais qu’un partenaire tactique, et non stratégique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille traiter cavalièrement la Russie !

Macron ne l’a pas traitée cavalièrement. Il a reçu Poutine en grandes pompes à Versailles…. 

C’est une erreur d’interprétation ! L’organisation de la récente visite de Poutine à Paris trahit, au mieux, une certaine improvisation et, au pire, un amateurisme consternant. Les rencontres entre chefs d’état doivent être « pensées » longtemps à l’avance et chorégraphiées au millimètre près. Il y a toute une sémiotique à prendre en compte et, dans le cas de la Russie, une certaine symétrie à respecter. Très schématiquement : dès lors que Poutine venait à l’occasion de la commémoration d’un voyage de Pierre le Grand en France (signal : « la Russie reconnait la grandeur de la civilisation française »), Macron se devait d’aller visiter le nouveau centre culturel russe avec Poutine (signal : « la France reconnait la grandeur de la civilisation russe »). Concrètement, l’impression d’ensemble qui ressort de cette visite est que les communicants de l’Elysée ont instrumentalisé Versailles, Poutine et trois siècles de relations franco-russes à des fins purement électoralistes. J’ignore évidemment la teneur des discussions privées entre les deux hommes : mais ce qu’il était impossible d’ignorer durant la conférence de presse, c’était le body language de Poutine – celui d’un homme qui a le sentiment d’avoir été pris en embuscade. L’Elysée peut s’attendre à des représailles…

Je ne serais pas surpris si, par exemple, Moscou faisait comprendre à Paris que, pour la Russie, la France n’est en aucun cas une indispensable nation. Sur la Syrie, Poutine dispose déjà du cadre multilatéral d’Astana, d’une part, et de sa relation bilatérale avec Washington d’autre part – ce qui est largement suffisant. Même chose en ce qui concerne l’Ukraine : il n’a sûrement pas du échapper aux diplomates français en poste à Washington que le jour même où le président Trump rencontrait le ministre russe Lavrov, le vice-président Pence, lui, rencontrait le ministre ukrainien Klimkine (le tout, sous la houlette de Henry Kissinger). Or, pour Poutine, ce White House Format, s’il venait à être institutionnalisé, serait autrement plus intéressant que le Normandy Format (Allemagne, Russie, France, Ukraine) que tente de réactiver Macron. 

Contrairement à ce que s’imaginent certains paléo-gaullistes aujourd’hui encore, l’Amérique et la Russie n’ont aucunement besoin de la France (ou de quelque pays que ce soit) comme « médiateur ». En revanche, Trump lui-même aurait bien besoin d’un soutien français dans sa guerre avec ce que l’on appelle les Beltway Bandits (le Beltway est le nom du boulevard périphérique de Washington). Pour des raisons économiques autant qu’idéologiques, les Beltway Bandits, depuis la crise de Crimée, ne cessent de pousser à la confrontation avec la Russie, et disposent d’une formidable machine de propagande. La France devra se montrer particulièrement vigilante à l’égard de toute tentative d’ « enfumage » émanant de Washington. En particulier, si d’aventure un commandant en chef (par définition américain) de l’OTAN venait à sortir du rôle strictement militaire qui est le sien et à faire des déclarations politiques, l’Elysée ne devrait pas hésiter à remonter publiquement les bretelles de ce Général Folamour – quitte à causer des vapeurs aux Norpois de service. 

Que ce soit à l’égard de Berlin ou de Washington, un peu de brinkmanship ne peut pas faire de mal à la diplomatie française. Le brinkmanship, c’est d’ailleurs ce qui fait tout le sel de la diplomatie – à condition d’être parfaitement calibré et ciblé…

Crédit photo : ©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.