« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.

Les présidents français et les lettres : quand la littérature gouvernait

Françoise Sagan et François Mitterrand en 1992

La révélation d’une possible nomination par Emmanuel Macron de l’écrivain Philippe Besson au consulat de France à Los Angeles n’a pas manqué de faire grincer des dents. Et pour cause : la publication d’Un personnage de roman, en 2017, très tendre envers Macron, donne à l’affaire des airs de faveur accordée par le monarque à son lettré courtisan. Si l’épisode a déjà été largement commenté, il est possible de l’analyser sous un autre angle en s’intéressant aux liens entre les écrivain-e-s (ou plus largement la littérature) et l’institution présidentielle en France. Car Macron n’est pas le premier à mobiliser la sphère littéraire dans son exercice du pouvoir, que ce soit du point de vue de sa relation aux écrivains ou de la mise en scène de sa culture littéraire. En fait, il ne fait que tenter de se placer dans le sillage d’une tradition française du leader lettré que d’autres ont façonnée avant lui.


L’habileté d’Emmanuel Macron dans l’incarnation de la fonction présidentielle n’est, à peine plus d’un an après son élection, plus à démontrer. Son image très travaillée, sa communication ultra verrouillée et sa convocation constante de l’imaginaire monarchique démontrent son souci d’incarner une verticalité du pouvoir en France.

Au sein de cet imaginaire, il est un élément qui semble provoquer depuis un long moment, dans la société française, une forme d’adhésion inégalée : le goût et la maîtrise de la littérature. Si les prédécesseurs de Macron, à savoir Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande, ne se sont pas particulièrement illustrés dans ce domaine, force est de constater que le leader d’En Marche s’est employé à mobiliser ce que le sociologue Bernard Pudal appelle la “symbolique lettrée”[1]. Il suffit pour s’en convaincre de lire l’interview accordée à la prestigieuse NRF au mois de mai dernier, dans laquelle Macron célèbre avec passion le patrimoine littéraire national. Mentionnons également le portrait officiel du monarque républicain, qui fait se juxtaposer smartphones et exemplaires des Nourritures terrestres de Gide, du Rouge et le noir de Stendhal et des Mémoires de guerre de de Gaulle. Ces éléments montrent déjà à quel point la littérature constitue pour Macron un outil d’incarnation indispensable pour le régime présidentialiste qu’est la Ve République.
Le Premier ministre Edouard Philippe n’est toutefois pas en reste. Auteur d’un ouvrage exhortant les politiques à lire, il s’est fendu, le 4 juillet dernier, d’une réplique de Cyrano de Bergerac dans une joute oratoire à l’Assemblée. Visiblement passionné de littérature, Philippe semble lui aussi tenter de s’inscrire dans le sillage des hommes politiques lettrés.

Mais de quel héritage se réclament alors Emmanuel Macron et son Premier ministre ? La littérature est-elle un simple outil de communication politique en France, ou bien rentre-t-elle en interaction plus profonde avec les responsables politiques ?

La littérature : une institution sacralisée au sein de la société française

Historiens et politistes ont déjà montré le lien de longue durée qui unit, en France, la littérature à la politique, notamment via les élites. L’historien de la littérature Paul Bénichou [2] a par exemple analysé la dynamique pluriséculaire de sacralisation de la littérature au sein de la société française : selon lui, la figure de l’écrivain aurait même peu à peu supplanté le magistère moral du clergé, son autorité spirituelle venant combler une crise de légitimité des élites politiques et religieuses. En découle une véritable croyance, en France, dans le pouvoir spirituel de la littérature et des écrivains. Cette croyance est façonnée et entretenue par des institutions profondément ancrées dans la société : l’école produit et véhicule les “classiques scolaires” ; elle forme également, jusqu’au premier XXe siècle, des élites socio-politiques par les lettres (par le biais des “serres” que sont la khâgne et l’Ecole Normale Supérieure, selon l’expression de l’historien Jean-François Sirinelli [3]). Le champ littéraire oscille alors entre autonomisation grandissante (en se dotant de ses propres institutions, comme les prix littéraires, surtout au début du XXe siècle) et proximité avec la sphère politique (l’Académie française, première institution littéraire française, garde un lien important avec le pouvoir, par exemple).

Intéressons-nous au cas très riche de la Ve République. Le Général de Gaulle, qui la fonde et dessine par là même le sillage d’une pratique présidentielle dans lequel ses successeurs tenteront de s’engouffrer, pose d’entrée de jeu un rapport étroit et fécond entre pouvoir politique et littérature. Des politistes comme François Hourmant [4] ou Christian Le Bart [5] ont montré à quel point le premier président de la Ve République a su jouer d’une double identité, à savoir homme politique (providentiel !) et écrivain. La mobilisation de l’identité d’écrivain, la publication des Mémoires de guerre entre 1954 et 1959 contribue à individualiser la sphère politique et à construire l’image d’un leader aux qualités exceptionnelles. La postérité du Général maintient d’ailleurs cette identité d’écrivain : rappelons que les Mémoires de guerre ont été proposés à l’étude des candidats au baccalauréat littéraire en 2012.

Pompidou et Mitterrand : deux trajectoires marquées par la littérature

Nous faisons le choix, dans cet article, de développer particulièrement deux cas présidentiels ayant succédé à de Gaulle : Georges Pompidou, son Premier ministre entre 1962 et 1968, élu chef de l’Etat en juin 1969, et François Mitterrand, opposant socialiste parvenu au pouvoir en mai 1981. Ces deux hommes politiques semblent en effet cristalliser nombre de points de rencontre entre politique et littérature au sommet de l’Etat, que ce soit par leur formation secondaire ou supérieure, leur goût personnel pour la littérature, leur culture littéraire, ou leur fréquentation d’autrices et auteurs. Le choix d’étudier deux présidents issus de bords politiques opposés permet aussi de souligner le caractère universel, en politique, de la valorisation de la littérature comme institution, voire comme valeur en soi. Le Président de la République se devant, du moins en apparence, de dépasser les clivages, l’appel à la littérature constitue un moyen efficace de valoriser une spécificité nationale.

François Mitterrand lisant à bord de son avion en 1984.

Pompidou et Mitterrand font partie de la même génération : l’un est né en 1911, l’autre en 1916. Tous deux grandissent en province dans les années 1910-1920, dans le Tarn pour Pompidou ; en Charente pour Mitterrand. Historiens et biographes se sont souvent attachés à montrer comment l’enfance a façonné un rapport singulier au territoire chez l’un comme chez l’autre. Elle correspond aussi pour les deux hommes à la genèse d’un rapport privilégié à la lecture : tous deux insistent, dans leurs différents écrits autobiographiques, sur le temps passé à lire, enfants, les classiques gréco-latins ou les romans français du XIXe siècle. Cette appétence pour la littérature se traduit par une excellence scolaire dans les matières littéraires, à savoir principalement le latin et le grec, l’histoire et le français. Elle contribue également à ancrer l’idée, chez ces deux futurs hommes politiques, d’une grandeur littéraire française inégalable, faite de classiques et d’incontournables.

Ainsi, Georges Pompidou est vite repéré par ses enseignants à Albi, qui le poussent à intégrer l’hypokhâgne du lycée Pierre-de-Fermat à Toulouse, puis, à l’aide d’une bourse, la prestigieuse khâgne du lycée Louis-le-Grand à Paris en 1929. Il réussit en 1931 le concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, avant d’être reçu major à l’agrégation de lettres classiques en 1935. L’ascension sociale de ce fils d’instituteurs, eux-mêmes enfants d’agriculteurs, en fait un véritable idéal-type du “boursier conquérant”[6] de la Troisième République, qui place les lettres au coeur de l’élévation individuelle dans la société.

Louis-le-Grand, été 1930. On reconnaît, au premier plan, Georges Pompidou ; au deuxième, Léopold Sédar Senghor.

Il est vrai que la place des lettres dans la formation de François Mitterrand est moins évidente. C’est par la faculté de droit parisienne et l’Ecole libre des sciences politiques que le jeune charentais passe au cours de la deuxième partie des années 1930, suivant une voie toute indiquée vers une carrière politique. Précisons toutefois que le parcours scolaire secondaire du jeune Mitterrand, effectué dans des institutions privées catholiques – conformément aux origines sociales de sa famille – marque durablement son rapport à la littérature. Le futur socialiste, baignant alors dans un environnement bourgeois et très conservateur, se familiarise avec une littérature à l’image de ce milieu : marquée à droite, et fortement ancrée dans un territoire (les noms de Jacques Chardonne et de François Mauriac, par exemple, seront par la suite fréquemment mobilisés par les médias pour caractériser les goûts littéraires de l’homme politique). Dans le Paris des années 1930, l’étudiant qu’il devient cherche à assouvir sa soif de littérature non seulement en lisant, mais aussi en publiant régulièrement des critiques littéraires (clouant au pilori les écrivains alors considérés comme progressistes, à l’instar d’André Gide ou de Louis Aragon) ou en se rendant aux conférences et rencontres littéraires mettant en vedette les grands écrivains de l’époque.

Pour Pompidou comme pour Mitterrand, le temps des apprentissages correspond donc, parallèlement à leur socialisation politique, à un temps de socialisation littéraire particulièrement important, qui définit en grande partie leur cadre d’analyse, leur vision du monde future. Ils s’y confrontent, on l’a dit, aux “classiques”, mais commencent également à se familiariser avec une littérature plus contemporaine. Ainsi, Mitterrand devient dès la fin du lycée un inconditionnel de la Nouvelle Revue Française (NRF), tandis que Pompidou reste, pour ses anciens camarades de khâgne et d’Ulm (parmi lesquels Léopold Sédar Senghor, Julien Gracq, ou des écrivains moins passés à la postérité comme Paul Guth ou Henri Queffélec), celui qui a introduit la littérature surréaliste dans la prestigieuse école. A l’aube de leur carrière politique, les deux hommes sont donc lestés d’un bagage littéraire particulièrement riche, à une époque où les sciences humaines et sociales, et particulièrement l’économie, n’ont pas encore pris l’ascendant sur les humanités dans la formation des élites.

Il convient, avant de se pencher sur le rôle d’une disposition littéraire en politique, d’établir quelques précisions sur la culture et les goûts littéraires des deux hommes. L’étude approfondie de leurs bibliothèques respectives, conservées en partie par leur famille, fait émerger une tendance lourde et partagée : la présence (très) majoritaire de la littérature française, elle-même majoritairement représentée par le roman des XIXe et XXe siècles et la poésie (sur une période allant du XVIIe au XXe siècle). La lecture des grands romanciers français, comme Flaubert, Stendhal, Balzac ou encore Proust, qui deviennent des classiques via le passage par les manuels scolaires, marque durablement les deux hommes. Mais en analysant plus finement leurs bibliothèques, on peut aussi observer des spécificités individuelles allant parfois à l’encontre des idées reçues. Ainsi, François Mitterrand est, au-delà de ses “mauvaises fréquentations littéraires” [7] qui crispent la gauche (Chardonne, Barrès, Maurras, etc.), un grand lecteur d’écrivains latino-américains, et notamment de Pablo Neruda, Jorge Luis Borges ou Gabriel García Márquez. Quant à Pompidou, il se passionne pour des mouvements littéraires contemporains, et notamment pour le Nouveau Roman. Ces lectures, Mitterrand comme Pompidou les intègrent pleinement à leur grille de lecture des problèmes politiques ; elles sont partie prenante d’une esthétisation constante de l’exercice du pouvoir qui leur permet de résoudre leur paradoxe personnel, entre goût pour la création et nécessité d’action.

La littérature, ressource politique et outil de communication

Dès lors, la littérature agit comme une véritable matrice dans les trajectoires des deux hommes politiques. Si elle est à l’origine de sensibilités particulières, de cette “vision du monde” très difficile à définir, elle est également une ressource politique. Pompidou et Mitterrand construisent effectivement, plus ou moins consciemment, leur identité d’hommes de lettres. Ainsi, Georges Pompidou ne manque pas de rappeler, lors d’interviews ou de conférences de presse, sa qualité de professeur de lettres, profession qu’il exerce une petite dizaine d’années à l’issue de sa formation à l’ENS. Surtout, il truffe ses discours de références littéraires lancées à brûle-pourpoint, récite par coeur des strophes, use de tournures et figures de style littéraires. L’homme politique n’hésite dès lors pas à faire appel au magistère moral de l’écrivain, fût-il avant-gardiste et progressiste. Pompidou affectionne en effet la littérature et l’art d’avant-garde, qui lui permettent de nuancer son image marquée par un grand conservatisme. Si le deuxième président de la Ve République ne semble pas avoir marqué les esprits autant que de Gaulle ou Mitterrand, il n’est pas anodin qu’un des rares épisodes pompidoliens étant passés à la postérité soit la conférence de presse donnée par le Président en septembre 1969 au sujet de l’affaire Gabrielle Russier, au cours de laquelle il répond à une question délicate en citant, de tête, des vers d’Eluard. 

Pour beaucoup, Pompidou reste aussi l’auteur d’une Anthologie de la poésie française parue en 1961 et proposant somme toute un échantillon très classique et policé du domaine, parfois éloigné de ses goûts personnels (s’il voue un véritable culte à Baudelaire, Pompidou est aussi un lecteur fervent d’oeuvres contemporaines, à l’affût des différentes sorties littéraires). Si l’étude de ses correspondances de jeunesse laisse deviner une véritable ambition littéraire, Pompidou, décédé en 1974 à l’âge de 62 ans, n’a jamais pu combiner sa carrière politique avec son désir d’écriture et de gloire littéraire. On observe ici un point commun de taille avec Mitterrand : les deux hommes semblent en effet avoir bâti leur carrière politique sur le deuil d’une carrière d’écrivain, de la grandeur littéraire. Mitterrand a maintes fois confessé aux médias son regret de n’être pas devenu écrivain. François Hourmant a d’ailleurs montré comment le socialiste a beaucoup flirté, notamment au cours des années 1970, en pleine “présidentiabilisation” de son image, avec l’identité d’écrivain. Il publie ainsi deux recueils de chroniques à succès (La Paille et le Grain et l’Abeille et l’Architecte) et affirme son statut d’auteur sur plateau d’Apostrophes à deux reprises, en 1975 et 1978.  L’ambiguïté permanente entretenue par Mitterrand à ce sujet dénote la grande proximité, voire la porosité entre grandeurs littéraire et politique, qui dialoguent particulièrement au sein de la société française (pensons aux personnages de Lamartine, Chateaubriand, Hugo, etc.).

Les médias jouent en effet un rôle très important dans la mise en scène de la posture lettrée (l’expression est de C. Le Bart) chez Pompidou et Mitterrand. L’essor de l’audiovisuel, l’apparition d’émissions littéraires, l’introduction de la télévision dans la vie privée des femmes et hommes politiques contribue à la mise en valeur de leur rapport à la littérature. Dans cette mesure, l’offre médiatique semble indiquer, en creux, la permanence dans la société française du second XXe siècle d’une croyance dans la littérature, dont on cherche l’écho dans les qualités personnelles des dirigeants politiques. Le média se pose en intermédiaire entre les électeurs désireux de mieux connaître les élites politiques, et des politiciens avides d’une mise en récit de leur trajectoire personnelle, à l’intérieur de laquelle la littérature joue un rôle particulier.

La sociabilité littéraire au cœur de l’Elysée

Ces interactions très poussées entre sphères politique et littéraire, nous les retrouvons aussi à l’intérieur même de l’Elysée. A la tête du pays, Pompidou et Mitterrand ont tous deux profité de leur position pour renforcer leurs liens avec les écrivains, voire pour encourager la création littéraire. L’étude des archives présidentielles montre la fréquence des invitations d’écrivains à déjeuner ou dîner, particulièrement lorsque Mitterrand était locataire du Palais. Françoise Sagan, Marguerite Duras, Michel Tournier, Gabriel García Márquez, Milan Kundera… font partie des écrivains avec qui le socialiste tisse des liens profonds, ce qui ne l’empêche pas de les mettre en scène médiatiquement. Quant à Pompidou, il maintient de nombreux liens avec ses anciens camarades de khâgne et d’Ulm, surtout avec son ami Senghor devenu président du Sénégal en 1960 et poète reconnu.

Georges Pompidou et Léopold Sédar Senghor en 1971 à Dakar.

Entre ces présidents et les écrivains se joue également un jeu fait de gratifications mutuelles : aux manifestations d’allégeance de la part d’écrivains peuvent répondre des décorations diverses (du type Légion d’honneur), plus ou moins valorisées dans les milieux littéraires. François Mitterrand a particulièrement développé ces pratiques que l’on pourrait qualifier de “cour” avec les écrivains et intellectuels présents dans son entourage. Désireux d’être vu à leurs côtés, le président n’hésitait pas à jouer de la lumière que le pouvoir apporte à quiconque s’en approche pour attirer les jeunes pousses littéraires. Voyages, réceptions, visites à domicile… ont été les vecteurs de cette sociabilité littéraire plus ou moins mondaine, dont les archives présidentielles gardent de nombreuses traces.

Françoise Sagan et François Mitterrand en 1992.

Notons enfin que Pompidou comme Mitterrand aiment s’entourer, au pouvoir, de “littéraires”, qu’il s’agisse de diplômés de l’ENS pour Pompidou, ou d’écrivains pour Mitterrand (le rôle de conseillers qu’ont joué auprès de lui les écrivains Erik Orsenna et Régis Debray est bien connu). Le socialiste nomme même l’écrivain François-Régis Bastide, dont il est proche, au rang d’ambassadeur de France. Cette tendance est loin d’être anecdotique : elle démontre la foi de ces deux hommes dans la compétence des individus formés par la littérature, autant voire plus que celle des économistes, experts et autres technocrates. Selon l’historienne Sabrina Tricaud dans sa thèse consacrée à l’entourage de Georges Pompidou [8], ce dernier, pourtant passé par la banque Rothschild et formé à l’économie et aux finances, aurait formulé très clairement le désir d’un gouvernement “par les littéraires”. Plus encore, chez Mitterrand, la tendance à confier des postes aux hommes et femmes de lettres qui l’entourent peut aussi s’apparenter à une logique de don et de contre-don, sacralités politique et littéraire pouvant se nourrir mutuellement.

La littérature a donc traversé par de nombreux biais les trajectoires personnelles de Georges Pompidou et de François Mitterrand. Mais, en creux, c’est le poids de l’institution littéraire au sein de la société française que l’étude de ces deux trajectoires montre : particulièrement importante dans la formation des élites au cours du premier XXe siècle, la littérature entre très souvent en interaction avec le pouvoir ; elle est une véritable ressource politique en ce qu’elle forge des visions du monde et se convertit en outil de séduction politique. Si la France de l’après-Seconde Guerre mondiale est le théâtre de profondes mutations dans la formation des élites, avec l’apparition de l’ENA ou encore d’HEC qui amenuise le poids de la littérature et des humanités dans les cadres cognitifs des dirigeants, on observe une permanence de l’influence de la littérature dans notre société. La légitimité littéraire côtoie désormais d’autres formes de légitimité, plus techniques (nous avons parlé du rôle croissant de l’économie dans la légitimation politique). C’est cette nécessaire hybridation, qui constitue peut-être une spécificité française, que Macron a bien comprise : le diplômé de l’ENA et d’HEC, qui n’a jamais réussi à intégrer l’ENS, veille, comme Pompidou a pu le faire il y a cinquante ans, à pondérer son image de technocrate et de banquier en mettant en valeur sa sensibilité littéraire. Son expérience auprès du philosophe Paul Ricoeur est à cet effet particulièrement valorisée dans la grande mise en récit de la trajectoire macronienne, qui vise à forger l’image du “grand homme” si nécessaire à la construction du leadership dans la Ve République.


Références :

[1] Pudal Bernard, « Les usages politiques de la symbolique lettrée (1981-1995) », in Bernadette Seibel (dir.), Lire, Faire lire. Des usages de l’écrit aux politiques de lecture, Paris, Le Monde Éditions, 1995.
[2] Bénichou Paul, Le sacre de l’écrivain, 1750-1830 : essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Gallimard, 1996.
[3] Sirinelli Jean-François, “Serres ou laboratoires de la tradition politique? Les khâgnes des années 1920”, in Pouvoirs, 1987, n°42.
[4] Hourmant François, François Mitterrand, le pouvoir et la plume. Portrait d’un président en écrivain, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.
[5] Le Bart Christian, La politique en librairie : les stratégies de publication des professionnels de la politique, Paris, A. Colin, 2012.
[6] Sirinelli Jean-François, “Un boursier conquérant”, in Groshens Jean-Claude et Sirinelli Jean-François, Culture et action chez Georges Pompidou, Paris, PUF, 2000.
[7] Fougeron Lucie et Dehée Yannick, « Le président et les écrivains. Les fréquentations littéraires de François Mitterrand », in Serge Bernstein, Pierre Milza et Jean-Louis Bianco (dir.), François Mitterrand, les années du changement, Paris, Perrin, 2001.
[8] Tricaud Sabrina, L’entourage de Georges Pompidou : institutions, hommes et pratiques, P. Lang, 2014.

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https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/dans-la-bibliotheque-des-presidents-34-georges-pompidou-un
https://france3-regions.blog.francetvinfo.fr/le-blog-a-lire/2014/09/22/il-y-a-10-ans-la-mort-de-francoise-sagan.html