Thaïlande : les victoires sans fin de la junte militaire libérale

Le général et premier ministre thaïlandais Prayut Chan-o-Cha © Wikipedia

Le 24 mars ont eu lieu les premières élections libres de Thaïlande depuis le coup d’État de 2014. Les députés et sénateurs ont reconduit le putschiste Prayut Chan-o-Cha dans ses fonctions de Premier ministre le 5 juin. Le pays a traversé une crise politique majeure ayant abouti à la destitution de la première ministre Yingluck Shinawatra et à un putsch mené par le commandant en chef de l’armée en 2014. Le clivage entre les populations pauvres et les élites thaïlandaises est cristallisé par l’opposition entre le Pheu Thai (Parti des Thaï), soutenu par les classes populaires et le Palang Pracharat (Parti du pouvoir du peuple), le nouveau parti conservateur de Prayut Chan-o-Cha, soutenu par les élites. En apparence, ces élections ont permis de restaurer l’État de droit. Elles confèrent cependant une légitimité supplémentaire au gouvernement militaire installé depuis 2014, en lui permettant de demeurer en place dans la durée.


La Thaïlande a connu douze coups d’État militaires depuis l’instauration de la monarchie constitutionnelle en 1932. Les derniers en date sont celui de 2006, qui renverse Thaksin Shinawatra du parti Pheu Thai et de 2014, qui renverse Yingluck Shinawatra, sa sœur venant du même parti. Dans les deux cas, l’armée a pris les rênes du pays : la première fois pour un an, la seconde pour cinq ans.

Les fractures thaïlandaises

Le pays connaît une très grande instabilité politique, secoué par les affaires de corruption, fracturé par un gouffre entre villes et campagnes. D’une manière générale, les urbains sont monarchistes et conservateurs quand les ruraux sont plutôt acquis au Pheu Thai. Ce dernier est fortement implanté parmi les classes moyennes et défavorisées et promeut des politiques sociales comme le soutien aux agriculteurs, le développement du système public de santé ou l’augmentation du salaire minimum, aujourd’hui de 7200 baht par mois (environ 205 euros). C’est précisément pour ces raisons que les gouvernements menés par le Pheu Thai ont été destitués par l’armée. Celle-ci ayant le soutien de la bourgeoisie urbaine, elle peut tout se permettre si le gouvernement n’abonde pas dans son sens.

Le Palang Pracharat est ainsi le parti de l’armée, du roi et des élites monarchistes des grandes villes.

On pourrait résumer la situation en Thaïlande par la mainmise de l’Ammatayathipatai, que l’on pourrait maladroitement traduire par aristocratie mais qui désigne tout le système de collusion entre les élites militaires, économiques et institutionnelles, sur le pouvoir politique et qui a généré une très forte contestation populaire. Cette caste d’élites constitue le cœur du soutien à Prayut et à son nouveau parti. La junte a mis en place diverses politiques qui ont creusé les inégalités de salaires et favorisé les secteurs de pointe, au détriment des classes pauvres et rurales du Nord et du Nord-Est. Le Palang Pracharat est ainsi le parti de l’armée, du roi et des élites monarchistes des grandes villes. Les coups d’État interviennent également dans un climat de grande instabilité sociale. Depuis 2010, les partisans du Front national uni pour la démocratie et contre la dictature, plus connus sous le nom de chemises rouges se sont mobilisés pour le retour à un système politique démocratique en Thaïlande. Soutiens de Thaksin Shinawatra de par son action en faveur des défavorisés et demandant une meilleure répartition des richesses, ils critiquent également la collusion entre le système judiciaire et l’armée qui auraient porté au pouvoir Abhisit Vejjajiva du Parti Démocrate, un conservateur, monarchiste et libéral en 2008.
Les chemises rouges sont confrontées aux chemises jaunes issues des classes moyennes et aisées, qui eux jugeaient Shinawatra corrompu. Le jaune étant la couleur de la monarchie en Thaïlande, le choix de cette couleur n’est pas anodin. Les manifestations avaient été très violemment réprimées par l’armée qui n’hésitait pas à tirer dans la foule. Les chemises rouges, par leur alliance avec le Pheu Thai, ont permis l’accession au pouvoir de la sœur de l’ex-Premier ministre en 2014.

Celle-ci a continué à mettre en place des mesures sociales dans la lignée de son frère, en soutenant notamment le secteur agricole. La plupart de ses politiques ont été critiquées comme n’étant que des effets d’affiches, des mesures pseudo-sociales inutiles profitant en réalité à des secteurs florissants ou aisés. Le coup fatal porté à son mandat fut sa décision de faire voter une loi d’amnistie pour empêcher la condamnation de son frère pour corruption. Elle a également été mise en cause dans plusieurs affaires de corruption, en particulier en ce qui concerne l’aide au secteur agricole évoquée plus tôt. Les chemises jaunes s’étaient alors mobilisées et avaient contraint Shinawatra à la démission et à l’exil, demandant par la même occasion la mise en place d’un conseil de transition nommé par le roi. S’était alors installée un régime militaire, dirigé par Prayut Chan-o-Cha.

Ce gouvernement militaire a donné lieu à la rédaction d’une nouvelle Constitution en 2016, rédigée par et pour ces mêmes militaires. Elle leur accorde tout d’abord le droit de nommer l’intégralité des membres du Sénat. Elle élargit ensuite les possibilités de nomination du Premier ministre, qui ne doit désormais plus être issu du Parlement – ce qui rend plus facile la nomination d’un militaire, même non élu aux législatives. Le champ politique en Thaïlande est donc polarisé entre une élite soutenue par l’armée et la monarchie, et des classes défavorisées qui soutiennent des démagogues à la coloration vaguement sociale.

Retour démocratique ou second putsch dans les urnes ?

La nouvelle Constitution est directement issue de ces élections législatives. Bien que battu par le Pheu Thai qui récolte 136 sièges alors que lui n’en obtient que 116, Prayut est parvenu à se maintenir au pouvoir. En effet, la nomination par le Premier ministre des 250 membres du Sénat lui a permis de conserver son poste. Prayut Chan-o-Cha avait besoin d’une majorité des 750 représentants réunis (500 députés et 250 sénateurs) pour être élu. Il n’avait donc besoin que de 126 députés sur 500 pour être élu, ce qui lui donnait une avance considérable sur les autres partis en cas de défaite aux législatives. Cela n’a pas manqué et un coup d’État constitutionnel s’est produit.

Sans avoir de majorité à la chambre des représentants, Prayut a donc néanmoins été élu Premier ministre.

Il était opposé à Thanathorn Juangroongruangkit, chef du parti Anakot Mai (Parti du nouvel avenir) arrivé troisième. Celui-ci avait été choisi par tous les autres partis, dont le Pheu Thai, rassemblés dans une grande coalition contre la junte, mais cela n’a pas suffi à battre un appareil d’État conçu pour pour conserver Prayut à sa tête. Hors de son parti, celui-ci a ainsi réussi à rassembler 198 députés derrière lui. Le putschiste a notamment pu compter sur le soutien surprise du parti démocrate d’Abhisit Vejjajiva, arrivé quatrième et faisant originellement partie de la coalition anti-junte. Sans avoir de majorité à la Chambre des représentants, Prayut a donc néanmoins été élu Premier ministre.
L’analyse de la géographie électorale est très révélatrice. On observe en effet que la région de l’Isan, région rurale la plus pauvre du pays, voit le Pheu Thai arriver en tête dans quasiment toutes les circonscriptions. Au contraire, le centre de la Thaïlande, la région dominante où se situe notamment Bangkok a massivement voté pour le Palang Pracharat. Ainsi, ces élections qui témoignent supposément du retour à la démocratie pour la Thaïlande n’ont été qu’un moyen de conforter la junte militaire. Cette hypocrisie se voit notamment dans le très grand nombre d’irrégularités constatées le jour des élections, la Commission électorale ayant ordonné le recomptage des bulletins dans 6 bureaux de vote dont 4 donnaient un candidat du Pheu Thai gagnant. Cette même Commission a été vivement contestée dans son impartialité car elle a au total annulé environ 2 millions de bulletins sur 33 millions de votants (6%), un nombre beaucoup plus élevé qu’à l’accoutumée. A titre de comparaison, à l’élection présidentielle française de 2017 en France, sur 37 millions de votants, le nombre de votes nuls était d’environ trois cent mille (0.8%). Les publications confuses et contradictoires de résultats ainsi que le report de la date de publication de ceux-ci laissent aussi fortement soupçonner qu’il y a eu manipulation. Le manque de professionnalisme de la Commission a aussi été pointé du doigt, le président ayant déclaré qu’il ne pouvait annoncer les résultats exacts car il ne disposait pas de calculatrice. Enfin, le caractère symbolique de cette élection transparaît aussi dans la suspension des droits politiques de Thanathorn Juangroongruangkit, précédemment désigné leader de la majorité d’opposition le 23 mai dernier, celui-ci n’était donc pas présent ni lors des débats ni lors du vote pour élire le Premier ministre, tout en briguant le poste. Encore une preuve que la société thaïlandaise n’en a pas fini avec l’Ammatayathipatai.

Le roi Rama X, couronné le 4 mai dernier, n’a pas pris position sur le résultat des élections, rappelant simplement que le peuple se doit de voter pour « les bonnes personnes ». La monarchie a toujours été du côté des militaires, comme son père, Rama IX, qui avait apporté son soutien à Prayut. De plus, Rama X s’est immiscé dans la rédaction de la Constitution de 2016 pour que celle-ci étende ses prérogatives, lui conférant notamment celle d’arbitrer les crises politiques. Ce jeu de dupes n’a pas suscité de réactions notables dans la région, le prochain sommet de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) se tiendra ainsi à Bangkok les 22 et 23 juin.

Quand le clan Valls déverse sa haine de classe sur les électeurs de Farida Amrani (France Insoumise)

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Suite à l’élection contestée de Manuel Valls dans la première circonscription de l’Essonne, l’ancien premier ministre et ses soutiens n’ont eu de cesse de dénoncer dans les médias « la campagne de haine » qu’aurait menée Farida Amrani, la candidate investie par la France Insoumise, à son encontre. A les écouter, les électeurs-type de sa concurrente seraient des délinquants stupides, brutaux, haineux, violents voire antisémites et islamistes. C’est en tout cas le portrait-robot qu’ils dressent, en reprenant les pires préjugés de classe à l’égard des habitants des quartiers populaires. L’accusation de compromission avec “l’Islam politique voire avec les islamistes” ne manque en tout cas pas de sel puisque Manuel Valls, sur ce sujet, est loin de pouvoir montrer patte blanche …

Manuel Valls, apôtre du blairisme, de la troisième voie, du social-libéralisme ou du libéralisme tout court, premier ministre de « gauche » qui déclarait sa flamme au grand patronat dans toutes les langues et sous tous les toits de Paris, Londres ou Berlin, est l’homme qu’on ne présente plus mais qui continue à se présenter. Candidat malheureux aux primaires du PS, rallié à Macron dès le premier tour, il cherche à obtenir l’investiture LREM puis PS mais n’obtient aucune des deux pour se présenter aux élections législatives dans la 1ère circonscription de l’Essonne dont il était le député de 2002 à 2012.  Lot de consolation : ni LREM ni le PS n’investissent de candidat face à lui. Le voilà donc candidat estampillé Divers Gauche « majorité présidentielle », En Marche pour un nouveau mandat. Face à lui, on ne dénombre pas moins de 22 candidats parmi lesquels Farida Amrani, soutenue par la France Insoumise.

Forts de leur ancrage local et de la dynamique présidentielle de Jean-Luc Mélenchon arrivé largement en tête sur la circonscription, Farida Amrani, ancienne candidate aux élections municipales d’Evry et son suppléant Ulysse Rabaté, conseiller municipal d’opposition dans la ville voisine de Corbeil-Essonnes et candidat aux législatives de 2012, mènent, loin des caméras, une campagne de terrain tambour battant et s’avèrent être de sérieux concurrents pour le député sortant. Un sondage réalisé avant le premier tour donne en effet Manuel Valls et Farida Amrani au coude-à-coude au second tour. Manuel Valls remporte l’élection d’une centaine de voix mais Farida Amrani ne reconnait pas le résultat et dépose finalement un recours auprès du conseil constitutionnel.

La cour et la plèbe

La soirée du second tour a donné lieu à des scènes de confusion et d’extrême tension à la mairie d’Evry comme l’a notamment relaté une équipe de Quotidien présente sur place. Manuel Valls, retranché dans la mairie qu’il a dirigée de 2001 à 2012 et entouré de ses soutiens qui comptent notamment l’actuel maire d’Evry, proche d’entre les proches et ami intime de l’impétrant, déclare sa victoire tandis que les policiers municipaux repoussent énergiquement les soutiens de la candidate de la FI à l’entrée de l’édifice. Cette dernière, flanquée de son suppléant et de ses militants, déclare dans la foulée qu’elle revendique la victoire et qu’elle souhaite un recompte des voix.

Classe laborieuse, classe dangereuse

Dans les jours qui suivent, alors que Farida Amrani et ses avocats préparent un recours devant le conseil constitutionnel, Manuel Valls et ses soutiens tant politiques que médiatiques s’emploieront à bestialiser Farida Amrani, ses militants et ses électeurs en dénonçant la « campagne de haine » que ces derniers auraient menée contre le vertueux et très républicain citoyen Valls. Les chevaliers blancs de Valls dénoncent la « haine » de la part de la France Insoumise, en déversant au passage leur propre haine de classe sans aucune retenue. En effet, les arguments et les termes employés par certains défenseurs de Valls relèvent d’un véritable mépris de classe, dans la plus pure tradition de l’animalisation et de la diabolisation des classes populaires de la part de la bonne société. Rappelons que le vote FI dans une circonscription comme celle-ci est un vote de classe ; c’est principalement celui des quartiers populaires.

Ainsi, dans une tribune intitulée «  Ce que révèle l’inquiétante soirée électorale à Evry »,  publiée par Le Figaro, propriété de Serge Dassault, l’ancien sénateur-maire de Corbeil-Essonnes qui a apporté un soutien appuyé à Valls pour cette élection, l’essayiste et ex-élue PS Céline Pina vole au secours de Manuel Valls et tente de laver l’honneur de son champion. On peut notamment lire, sous sa plume que « si l’idéal du barbare peut être l’homme fruste, violent et sans limite, réduit à ses besoins et ses appétits, l’idéal du citoyen réclame, lui, hauteur de vue, empathie et tenue. Sans capacité à s’empêcher et à s’élever, c’est la bête humaine qui prend toute sa place et elle a le visage de la bêtise et de la brutalité. » Il n’est point besoin ici de faire une explication de texte tant l’animalisation des électeurs de Farida Amrani y est explicite et littérale. Céline Pina poursuit : « Et c’est d’ailleurs ce qui s’est passé à Évry, en cette soirée de second tour des législatives. Voir des caïds, dont il serait intéressant de savoir si beaucoup d’entre eux ont voté, contester un scrutin à coups de poing devrait faire rougir de honte la candidate de la France insoumise. » Elle ajoute plus loin, toujours à propos de Farida Amrani, qu’ « avoir dans son entourage pas mal de casseurs potentiels mais pas d’assesseurs mobilisables n’est pas un bon signe quand on croit en la démocratie. » Les « adeptes » de la France Insoumise, comme Céline Pina les nomme, sont donc tout bonnement accusés d’être des caïds et des casseurs potentiels. A moins que Madame Pina ait accès par on ne sait quel miracle aux casiers judiciaires des personnes présentes à l’entrée de la mairie d’Evry, ces accusations sont entièrement gratuites et relèvent de la stigmatisation pure et simple et du bon vieux “délit de sale gueule” à l’encontre des habitants des quartiers populaires.

La rengaine de « la classe laborieuse, classe dangereuse » ne date pas d’hier. Les similitudes entre les allégations de Madame Pina et les propos tenus par certains représentants de la bourgeoisie du XIXème siècle contre les communards sont, à cet égard, saisissantes. Jules Favre, le ministre des affaires étrangères de l’époque, dans une circulaire diplomatique, écrivait que « les vieux codes barbares sont dépassés par le banditisme qui, sous le nom de Commune, se donne carrière à Paris » tandis que le poète Leconte de Lisle déclarait : « La Commune ? Ce fut la ligue de tous les déclassés, de tous les incapables, de tous les envieux, de tous les assassins, de tous les voleurs. »

Il est intéressant enfin de noter que Céline Pina établit un parallèle entre la soirée électorale d’Evry et l’épisode de la « chemise déchirée » d’Air France, autre événement qui avait déchaîné un flot ininterrompu de haine de classe dans les médias de masse.

Accusations d’islamogauchisme et soupçons d’antisémitisme

Quelques jours après l’élection, Manuel Valls déclare à Christine Angot dans les colonnes de Libération que « la France insoumise se compromet avec l’islam politique, voire avec les islamistes. » () sans avancer la moindre de preuve d’une telle affirmation. La directrice de La Revue des deux mondes, Valérie Toranian, abonde dans ce sens en évoquant l’islamo-gauchisme, sur le plateau de BFMTV, le 27 juin 2017 : « La violence de la haine contre Manuel Vals me donnerait plutôt envie de dire : “Ça suffit ! Trop c’est trop !” Autant d’acharnement, qui vient souvent-toujours des réseaux sociaux, des islamo-gauchistes… » . Céline Pina n’est pas en reste non plus dans sa tribune : « Ajoutons à cela qu’à Évry comme ailleurs, entre vision clientéliste du rapport au politique, montée en puissance de l’idéologie islamiste dans les esprits et replis identitaires, la victimisation est devenue une deuxième identité dans les quartiers et elle justifie tous les débordements et tous les refus de respecter la règle. »

Pourtant, le programme « L’avenir en commun » de la France Insoumise est clair et sans appel en la matière puisqu’il appelle à « combattre tous les communautarismes et l’usage politique de la religion ». De la même manière, aucune prise de position ou déclaration connue de Farida Amrani qui se présente avant tout comme une citoyenne, parent d’élève et syndicaliste ne laisse présager une quelconque complaisance avec l’islam politique. Rien ne justifie donc de telles allégations mais, dans un climat d’amalgames ambiants, personne ne semble demander aux vallsistes d’étayer des preuves de ce qu’ils avancent. Manuel Valls réitère ses propos sur le plateau de BFMTV le 4 juillet 2017 en répondant à Jean Jacques Bourdin qui lui demande s’il y a compromission entre la France Insoumise et les islamistes : « Oui, souvent, je l’ai vu en tout cas sur le terrain, en tout cas, un déni de refus d’un certain nombre de soutiens. Nous l’avons vu au cours de cette campagne. » sans que son contradicteur n’y trouve rien à redire. En raison de l’ampleur de la matrice médiatique, la charge de la preuve s’inverserait même : c’est à Farida Amrani qu’il reviendrait maintenant de se justifier, de montrer patte blanche et de prouver sa bonne foi au sens propre comme au sens figuré.

Pour compléter le tableau, Manuel Valls rajoute le soupçon de l’antisémitisme. Dans le même entretien à Libération, Manuel Valls déplore le fait que Farida Amrani « n’a rien dit » quand Dieudonné, candidat dans la circonscription battu, a appelé à voter pour elle au second tour. Il enfonce le clou : « C’est presque un angle mort. Comme on est du côté des plus faibles, on dit “ce sont des victimes”, on croit qu’il faut se mettre de leur côté, et on prend les voix. On est mal à l’aise, et on se retrouve à légitimer Dieudonné. » Même son de cloche et mêmes insinuations chez la journaliste Judith Waintraub (Figaro) qui estime sur BFMTV  qu’« il avait contre lui une coalition de mélenchonistes et de dieudonnistes. ». Les candidats qualifiés au second tour ne peuvent pas être tenus pour responsables des soutiens qu’ils engrangent à moins qu’ils les aient sollicités ou qu’ils les revendiquent par la suite. Ce n’est pas le cas de Farida Amrani en ce qui concerne Dieudonné. Peut-être Manuel Valls aurait-il apprécié que celle-ci appelle les électeurs de Dieudonné à ne pas voter pour elle, ce qui n’a aucun sens électoral. Dans un scrutin, chaque voix compte surtout lorsque le résultat s’annonce aussi serré. Manuel Valls le sait très bien et, d’ailleurs, il n’a rien dit non plus lorsque Serge Dassault, l’ancien sénateur-maire de Corbeil-Essonnes, vendeur d’armes de père en fils, condamné à 5 ans d’inéligibilité pour avoir caché des dizaine de millions d’euros au fisc et actuellement mis en examen pour achats de votes, lui a apporté son soutien.

Du reste, chez Manuel Valls, la dénonciation de l’islam politique est à géométrie variable. En effet, c’est sous son gouvernement que la France a remis la légion d’honneur à Mohammed Ben Nayef al Saoud, prince-héritier et ministre de l’intérieur d’Arabie Saoudite. C’est Manuel Valls qui s’enorgueillissait d’annoncer la signature de 10 milliards d’euros de contrats avec Riyad et qui ne trouvait pas indécent de faire des affaires avec l’Arabie Saoudite au nom de la défense de l’économie, de l’industrie et des emplois en France. En 2015, c’est bien son gouvernement qui a conclu avec le Qatar, une vente de 24 rafales  produits … par le Groupe Dassault. Le monde des puissants est petit et ne soucie guère de l’islam politique en son sein. La solidarité de classe dont ils font preuve n’a en revanche d’égal que leur mépris de classe à l’égard des habitants des quartiers populaires.

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[Tribune] Une « nouvelle servitude » ? Par Jérôme Maucourant

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Le vote en faveur d’Emmanuel Macron pouvait se justifier de bien des façons, mais sûrement pas en raison d’un supposé danger fasciste. Un véritable abus de pouvoir est en train d’être réalisé par celui qui n’avait qu’un mandat : éviter à la France une expérience à la Trump ou à la Orban. La souveraineté populaire se dissout sous nos yeux au profit de celle de l’argent dans un monde de simulacres. Nous devons conjurer la menace du parti unique de la pensée unique et de son jeune roi. Que vienne le temps des monarchomaques ! Par Jérôme Maucourant[1].

Nombre d’électeurs, piégés par un système électoral inique, ont voté pour E. M., au second tour des élections présidentielles. Néanmoins, il ne cesse de faire comme si ce vote constituait une adhésion à son programme. Les appétits s’aiguisent déjà. Pour une bonne partie de ses partisans, ces 65% de votants constituent le socle d’une légitimité qui autoriserait la liquidation de notre modèle social. Mais, bien sûr, il y a là une évidente usurpation de la légitimité que donnent habituellement les suffrages populaires. Il y aura, comme en 2002, un abus de pouvoir si E. M. persistait dans cette voie. Souvenons-nous de Jacques Chirac instituant le peu regretté François Fillon en maître d’œuvre de la politique d’allongement de la durée de cotisation, ce qui signifiait, en bonne logique économique, une baisse de la valeur du travail, en récompense d’un mandat donné pour sauver la démocratie. En réalité, la campagne présidentielle n’a pas eu lieu. Elle a été réduite à un déversement d’immondices : pensons au feuilleton des affaires Fillon qui a occupé une partie significative du temps électoral. L’autre partie fut consacrée à la promotion sans vergogne d’E. M. devenu subitement « patriote » et sauveur suprême de la République en danger[3] ….

Pour renouer les fils vitaux unissant légitimité et légalité, il eût fallu s’engager à constituer un gouvernement d’union nationale décidant de mesures constitutionnelles qui permettent d’en finir avec les perversités d’un système où le « vote utile » s’impose dès le premier tour. Après quoi, ce gouvernement aurait été dissout. Le sommet de l’art démocratique eût même impliqué que le président récemment élu renonce à son mandat pour revenir devant les électeurs. Certes, au vu des positions développées à la mi-mai, cette décision, la seule à concilier, en nos temps de décomposition, la morale et la politique, est devenue impensable. C’est pourquoi la lutte qui s’esquisse à ce jour n’est pas seulement une opposition à l’eurolibéralisme, au parti unique de la pensée unique qui rassemble tant de forces et d’intérêts depuis trente ans, c’est aussi une lutte pour réhabiliter la dignité de la politique à un moment où tout est fait pour l’effacer. Beaucoup ont pris quelques malins bénéfices secondaires à jouir de cet affrontement « fascisme contre démocratie », en anticipant que perdure la neutralisation de toute opposition au calendrier néolibéral. Il est devenu évident que ces procédés très efficaces seront recyclés ad nauseam.

Toutefois, la fête est finie, la farce a assez duré : maintenant que Marine le Pen est renvoyée à quelques études de savoir vivre en société, la République doit reprendre ses droits. Si E. M. persiste à se croire investi d’un quelconque mandat pour appliquer son programme économique, à servir l’actuel ordre européen, à ne pas refuser le soutien que lui accorde l’islam politique[4],  à contrer une laïcité supposée « revancharde »[5], toutes choses pour lesquelles il n’a pas été élu, alors se constitueront les ingrédients d’une double crise, l’une tenant au social, l’autre au régime.

La question de la survie de notre contrat social est posée à l’heure présente, comme en attestent les coups de butoir portés par l’Union Européenne. Évidemment, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, ancien dirigeant d’un paradis fiscal, a encore expliqué que les dépenses publiques devaient être revues à la baisse[6]. Ce genre de personnage nous fait les poches le matin et la morale l’après-midi. C’est cela, l’Europe réellement existante, sans que les forces qui ont poussé E. M. au pouvoir ne trouvent rien à redire à cette transgression des règles élémentaires de la morale publique. Pourtant, réduire la dépense publique, c’est porter atteinte, avant toute chose, aux dépenses sociales qui sont souvent les revenus de ceux qui n’ont rien ou trop peu. Le conflit de classe ne peut aisément se dissimuler : l’Europe, c’est la guerre de classe à peine voilée, c’est aussi la guerre douce menée par les États du Nord de l’Union contre ceux du Sud via l’inefficace et inique monnaie unique[7].

Cette destruction de l’État social et la tolérance au communautarisme – voire son soutien – sont en réalité étroitement liées : le relâchement des liens qui unissait la nation républicaine implique, pour éviter le chaos, de fabriquer un ordre social où communautés, ethnies et confessions sont capables de régler, à leur façon bien particulière, la reproduction d’une société[8]. Il n’y a pas lieu d’opposer ainsi la lutte pour l’État social et le combat pour la laïcité. On ne peut promouvoir le communautarisme et s’étonner, alors, que la redistribution soit de plus en plus vécue comme illégitime : une telle délégitimation est d’ailleurs fort utile à E. M et aux libéraux qui l’entourent ! En réalité, il s’agit ainsi promouvoir un système clientéliste achetant la paix sociale. Ceci n’a rien à voir avec l’idéal de la solidarité républicaine auquel a donné forme, par exemple, le Conseil National de la Résistance.

Nous courons le danger de vivre dans un régime présidentiel où les potentialités monarchiques vont s’exacerber. Ceci est voulu par le monde des affaires qui sait que l’État doit être autoritaire pour instituer un capitalisme libéré le plus possible des entraves qui l’humanisent. C’est ainsi que le capitalisme libéral s’est institué il y a deux siècles[9] ; à ce jour, il veut reprendre son souffle en faisant payer à la société tout entière le fardeau d’une dette qui résulte de la seule crise de la finance. Nous tendons vers la monarchie absolue : l’opposition gauche-droite est balayée, la lutte des places remplace la lutte des classes.

Contre cette monarchie absolue et son parlement de soumission qui s’annonce, il faut s’opposer à l’abus de pouvoir. On a appelé « monarchomaques » ceux qui, au temps des Guerres de Religion, s’opposaient à l’absolutisme royal. Nous avons besoin, aujourd’hui, de millions de monarchomaques. Il faut lutter contre le désir de roi ou admettre que la liberté ne guide pas nos pas. Construit-on une démocratie sur l’abus de pouvoir érigé en principe ?

Crédits photo : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Boetie_1.jpg. L’image est dans le domaine public.

Notes :

[1] Économiste, auteur d’Avez-vous  lu Polanyi, Flammarion, 2011.

[2] En hommage à Guy Bois auteur, notamment de Une nouvelle servitude – essai sur la mondialisation, Paris, François-Xavier de Guibert et La mutation de l’An Mil – Lournand, Village Mâconnais, De L’antiquité Au Féodalisme, préface de Georges Duby, dont on peut lire un extrait dans URL : http://www.fayard.fr/la-mutation-de-lan-mil-9782213024202. Ce texte a été édité le 20 mai 2017 dans Paroles d’Actu , URL : http://parolesdactu.canalblog.com/archives/2017/05/21/35306869.html

[3] Sur ce point, voir Jérôme Maucourant, « Refuser l’Âge des Simulacres », Le Vent se lève, 6 mai 2017, URL : http://lvsl.fr/tribune-refuser-lage-simulacres-jerome-maucourant

[4] Ce fut sa ligne de conduite lors du débat de l’entre deux tours. L’UOIF ose, par ailleurs, affirmer que le vote pour Macron s’explique par la lutte de cette association contre le racisme et …. l’antisémitisme ! Voir

http://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/quels-sont-les-liens-d-emmanuel-macron-avec-l-uoif-940393.html

[5] Fatiha Boudjahlat, « Macron ou Le Pen, la laïcité est perdante », Parole d’Actu, 4 mai 2017 : « Emmanuel Macron évoque avec une joie toute évangélique « l’intensité » de la pratique religieuse. C’est un élément de langage derrière lequel les extrémistes s’abritent quand on les renvoie à leurs pratiques rétrogrades : il ne s’agirait en fait que d’orthodoxie. Interrogé par Ali Baddou sur son refus de serrer la main des femmes, le président-fondateur de l’ONG religieuse Baraka City s’était justifié en donnant l’exemple des juifs orthodoxes qui s’en abstenaient tout autant. Il se décrivait lui et sa pratique religieuse comme « orthodoxes ». On rejettera une pratique religieuse radicale, rétrograde, obscurantiste, mais si elle n’est qu’orthodoxe, nous ne nous y opposerons plus, notamment parce qu’une telle pratique se présente comme conforme au dogme, et que la critiquer reviendrait à s’en prendre au dogme. » URL :

http://parolesdactu.canalblog.com/archives/2017/05/04/35248052.html

[6] La Tribune (avec AFP), « Juncker à Macron : “Les Français dépensent trop” », 08/05/2017, URL :

http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/juncker-a-macron-les-francais-depensent-trop-707861.html

[7] « Regardez l’Espagne ou la Grèce : ils étaient en excédent avant la crise ! Ce n’est pas leur déficit qui a causé la crise, c’est la crise qui a causé leur déficit », Joseph Stiglitz, « Il faudra peut-être abandonner l’euro pour sauver le projet européen », Les Echos, le 16/09/2016. URL : https://www.lesechos.fr/16/09/2016/lesechos.fr/0211291713174_joseph-stiglitz—–il-faudra-peut-etre-abandonner-l-euro-pour-sauver-le-projet-europeen–.htm#fTRXM4l46zwHDGmY.99. Plus généralement, le regard critique envers le principe même de l’Euro ou de son fonctionnement sous la férule allemande n’émane pas seulement des économistes adeptes d’un certain interventionnisme, il émane aussi de l’aile libérale avec  des arguments bien partagés dans le monde des économistes professionnels, et d’un bon sens que ne possède pas encore le récent président français, cf. Milton Friedman, « The Euro: Monetary Unity To Political Disunity? », Project Syndicate, 28/08/1997, écrivant de façon prophétique « I believe that adoption of the Euro would have the opposite effect. It would exacerbate political tensions by converting divergent shocks that could have been readily accommodated by exchange rate changes into divisive political issues. Political unity can pave the way for monetary unity. Monetary unity imposed under unfavorable conditions will prove a barrier to the achievement of political unity » ;

[8] Voir ma contribution, « Devenir ce qu’on est : découvrir la laïcité comme idéal », Le Journal de Paris, mai 2017, URL : http://www.journaldeparis.com/devenir-ce-quon-est-decouvrir-la-laicite-comme-ideal/

[9] Voir la Karl Polanyi, La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983.