L’Italie face aux pires élections de son histoire

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Silvio Berlusconi au congrès d’European’s people party. ©EPP

Le 4 mars 2018 auront lieu les élections législatives italiennes. Alors que le pays est fracturé par de profondes divisions sociales et 20 ans de stagnation économique, le champ politique semble toujours incapable de fournir une solution à la crise profonde que traversent nos voisins méditerréanéens.

Qui conserve encore un minimum de mémoire historique n’aura aucun mal à reconnaître que les prochaines élections qui auront lieu le 4 mars en Italie peuvent être légitimement considérées comme les pires que le pays ait connues. Bien que victime depuis plusieurs décennies d’une dérive oligarchique, le “Belpaese” n’avait jamais vu une campagne électorale aussi fade, rustre et dépourvue de repères. Dans les talk-shows télévisés, des marées de promesses et d’âpres saillies entre les prétendants masquent une absence d’idées déconcertante, quand ce n’est pas le relatif consensus entre eux qui trouble l’observateur.

Les perspectives sont désolantes. Un magnat octogénaire aux multiples casseroles – tant politiques que judiciaires – s’apprête à remporter de nouveau les élections, même s’il ne pourra pas être élu au Parlement car une loi le rend inapte à se présenter directement. Silvio Berlusconi est comme un phénix : il renaît de ses cendres à chaque fois qu’il est donné pour mort. Il est allié au lepéniste Matteo Salvini (qui hier encore voulait diviser l’Italie en deux et brocardait les méridionaux), et quelques autres excroissances post-fascistes. Pourtant, ces forces n’ont jamais eu de programmes aussi divergents, ce qui provoque des tensions dans l’alliance de “centre-droit”.

De l’autre côté, le centre gauche est acculé. Le Parti Démocrate paie la faible clairvoyance d’un leader qui, alors qu’il n’a même pas quarante-cinq ans, est déjà grillé à cause d’une fougue et d’une insolence qui l’ont rendu insupportable aux yeux d’une grande partie des électeurs. Si Emmanuel Macron a montré un talent hors du commun pour incorporer les critiques de ses adversaires et les retourner à son avantage, Matteo Renzi a réussi à s’aliéner tout le monde. Quant aux ramifications du PD – Piu Europa, Insieme e Civica popolare –, qui constituent de petits cartels électoraux formellement indépendants, elles ne cumulent que peu de points dans les sondages.

Il faut prendre au sérieux les retournements d’alliance post-électoraux, qui ont permis à l’Italie, au cours des dernières années, d’obtenir une stabilité politique à coup de trahisons et de scissions dans les groupes parlementaires. (…) Ce type de scénario pourrait se produire de nouveau, quelle que soit la coalition qui parviendra à la majorité relative.

Le Mouvement Cinq Étoiles, de son côté, fluctue autour de 30%. Un tel résultat lui assurerait la position de premier parti italien, mais il ne serait que deuxième par rapport au centre droit coalisé et loin de la possibilité de former un gouvernement. Le mouvement se retrouve orphelin de son fondateur : la vedette comique Beppe Grillo, désormais manifestement en retrait. Celui-ci a choisi comme figure de proue Luigi Di Maio, un jeune loup de l’aile droite du mouvement qui n’a pas manqué de diluer les rares bonnes choses que proposaient naguère les “grillini”. Il reprend désormais à son compte la rhétorique sur la nécessaire austérité et la réduction des dépenses de l’État italien.

Le moment de vérité sera la période post-électorale. Les bookmakers parient, au cas où le centre droit n’aurait pas la majorité, sur une grande coalition entre l’octogénaire Berlusconi et Renzi – dont l’avenir semble compromis. De façon moins probable, il pourrait y avoir une alliance entre le lepéniste Salvini et Di Maio du M5S. Il faut prendre au sérieux les retournements d’alliance post-électoraux, qui ont permis à l’Italie, au cours des dernières années, d’obtenir une stabilité politique à coup de trahisons et de scissions dans les groupes parlementaires. La classe politique est notoirement habituée à se précipiter pour soutenir le vainqueur. Ce type de scénario pourrait se produire de nouveau, quelle que soit la coalition qui parviendra à la majorité relative.

Et à gauche ? Son absence dans le jeu politique et les scénarios post-électoraux en disent long sur l’insignifiance des héritiers d’une page glorieuse de l’histoire italienne. Jadis la plus influente du continent, la gauche italienne est quasiment inexistante. À la gauche du PD, un cartel électoral baptisé “Libres et Égaux” s’est formé, dont l’initiateur est Massimo D’Alema. Le D’Alema des privatisations, de la flexibilité du travail et des traités européens… À force de traîner les lambeaux du Parti Communiste Italien de plus en plus vers le néolibéralisme, D’Alema et les siens ont buté sur plus habile qu’eux et, marginalisés au sein du parti, ils en sont sortis en essayant de se construire une image de progressistes. Cependant, leur l’horizon demeure celui d’un centre gauche traditionnel, voué à un credo néolibéral mal déguisé : tout le monde sait qu’un PD épuré de l’influence de Renzi les ferait revenir au bercail.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les LeE ont choisi comme chef de file Pietro Grasso, président du Sénat, qui a un profil hyperinstitutionnel et dépourvu de la moindre veine charismatique. Ce qui s’avère néanmoins difficilement compréhensible, si ce n’est par opportunisme, c’est l’adhésion de Sinistra Italiana (Gauche Italienne) à cette coalition, menée par Nicola Fratoianni. Bien qu’elle ne soit jamais apparue comme un objet particulièrement original, Sinistra Italiana semblait avoir acté une nette distanciation à l’égard de la pratique et de la culture politique incarnée par les ex du PD. Cette incompatibilité s’est d’ailleurs constatée avec l’apparition de tensions internes qui se sont exacerbées au moment de la présentation des candidatures. On peut légitimement anticiper une nouvelle division après les élections.

Le tableau est complété par un attirail de phrases velléitaires, de poings levés, de radicalisme mal pavoisé, de pureté idéologique étalée aux quatre vents.

Que dire alors de Potere al Popolo [Pouvoir au Peuple] ? Si l’on souhaite être objectif, tout ce qu’on peut reconnaître à cette nouvelle formation est d’avoir été mise sur pied par un groupe de jeunes napolitains à qui l’on doit de louables actions de mutualisme et de luttes sociales locales. Cependant, les mérites de cette formation s’arrêtent là. Malgré l’insertion du mot peuple dans leur nom, nous sommes bien loin de la stratégie populiste qui est à la base du succès de Podemos et de La France Insoumise. La perspective demeure celle d’une simple convergence des luttes par le bas, bien que l’Italie ne connaisse aucun mouvement digne de ce nom depuis fort longtemps. L’appel aux luttes relève donc largement de l’incantation. Potere al popolo reproduit les erreurs systématiques de la gauche italienne : à chaque timide manifestation syndicale le refrain “Nous devons redémarrer de cette place” est entonné ; sans que jamais une direction ne soit définie ni le périmètre de ces rassemblements établi. Potere al popolo est marqué par la culture minoritaire, qui affleure à chaque coin de rue : le mouvement clame qu’il n’est pas important d’atteindre les 3% nécessaires pour entrer au parlement (et on en est très loin pour le moment, puisque Potere al Popolo semblerait stagner en-dessous de 1%) ; et les actions initiées restent celles des militants traditionnels, dont le nombre est désormais plutôt clairsemé, et dont les perspectives sont faiblement séduisantes pour un électorat hétérogène. Le tableau est complété par un attirail de phrases velléitaires, de poings levés, de radicalisme mal pavoisé, de pureté idéologique étalée aux quatre vents.

Potere al popolo en est encore à revendiquer le monopole de la “vraie gauche” à ses concurrents. Sur les réseaux sociaux, la campagne se limite souvent à expliquer que la “vraie gauche” ce n’est pas “Libere e uguali” mais Potere al popolo”. Comme si une telle lutte pour l’étiquette pouvait intéresser qui que ce soit et mobiliser les Italiens… Potere al popolo n’est pas capable de proposer un horizon alternatif et un projet global. Le mouvement est d’ailleurs désincarné et n’admet toujours pas l’importance du fait d’avoir un leader qui exerce la fonction de tribun, et l’importance des moyens de communication modernes dans l’élaboration d’une stratégie politique : Viola Carofalo n’est ni Pablo Iglesias, ni Jean-Luc Mélenchon. Au-delà des bonnes intentions donc, le langage et l’esthétique déployés rendent le mouvement incapable d’élargir sa base. Sur le thème européen, enfin, Potere al Popolo maintient une ambiguïté de fond, puisqu’ils sont bloqués par la possibilité de l’alliance en vue avec le maire de Naples De Magistris, lequel de son côté a déjà rallié Yannis Varoufakis dans la perspective des élections européennes de 2019.

L’Italie ne semble donc toujours pas mure pour l’apparition d’une force politique progressiste capable de coaliser des aspirations transversales et capable de vivre hors du spectre du PCI, tout en déjouant la stratégie populiste du Mouvement Cinq Etoiles, qui a réussi à articuler un certain nombre d’aspirations et qui séduit bon nombre d’électeurs issus de la gauche. Le paradoxe est que ces élections dévoilent à quel point le champ politique italien est un cadavre à la renverse, et qu’il existe donc une fenêtre d’opportunité pour élaborer un tel projet. L’Italie en a urgemment besoin.

Il faut comprendre comment les gens pensent, sentent, aiment et espèrent – François Ruffin

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

François Ruffin est député de la France insoumise depuis maintenant six mois. Nous avons souhaité nous entretenir avec lui sur son parcours, sur la façon dont il conçoit son action, et sur les défis stratégiques de la France insoumise.


LVSL – Nous souhaitons dans un premier temps revenir sur votre parcours personnel et votre politisation. Quel est le rôle du journalisme et de Fakir dans votre engagement ?

J’ai lancé Fakir en 1999. J’étais un révolté individuel, assez rétif à toute organisation collective. Mon objectif était alors de détruire le journal municipal, Le Journal des Amiénois. Bon, je constate dix-huit ans plus tard que ça reste un échec… (rires). J’étais familier des écrits de Serge Halimi, et j’étais mentalement très structuré par la critique des médias.

Mais dès le premier numéro, je me suis dit que cela ne suffisait pas de critiquer les médias. Je voulais aussi montrer ce qui n’était pas montré, faire entrer dans les pages de Fakir la majorité du monde social qu’on ne voit jamais dans les médias. J’ai donc fait du reportage, par exemple sur les apprentis dans la restauration et le déroulement de leur stage, ce qui était très peu fait. J’ai aussi fait un reportage au zoo d’Amiens, pour savoir quelles étaient les conditions de vie des animaux. Le journal municipal disait qu’ils vivaient en totale liberté. Je me rappelle d’une photo « Sandrine l’éléphante tend sa trompe aux enfants en signe de bienvenue ». J’avais été rencontrer le soigneur qui m’avait expliqué qu’en réalité l’éléphante était complètement folle, qu’ils avaient dû installer des poteaux hydrauliques, pour éviter qu’elle détruise les barrières et qu’elle fonce sur les enfants ! Ils étaient obligés de la soigner de loin avec des seringues hypodermiques. En fait, l’éléphante avait des tics nerveux à cause de son enfermement. J’avais là la preuve incontestable d’un mensonge indigne ! J’ai donc mis la preuve sous le nez du rédacteur du journal des Amiénois, qui m’a dit « bah oui, ça on le savait bien ». Et moi, avec ma candeur de jeune journaliste – je n’avais pas de carte de presse ni rien – je trouvais ça scandaleux qu’on déforme ainsi la vérité.

Je me suis donc lancé dans une croisade qui dure toujours (rires). Ça, c’est le premier épisode d’une bagarre assez individuelle. Ensuite j’ai construit une équipe, aussi parce que j’ai eu plusieurs procès [avec la ville d’Amiens et le Courrier Picard, ndlr]. La presse locale, c’est quelque chose de très violent. Au niveau national, les gens sont plus habitués à recevoir des critiques. Avec les Guignols de l’info ou le Canard Enchaîné, ils encaissent mieux. Ce n’est pas le cas à l’échelle locale. Il y a donc des rapports de force qui se jouaient, j’ai trouvé des alliances dans des syndicats de journalistes. Mon parcours politique est donc très lié à Fakir. J’ai structuré mes actions autour de mes articles. Quand tu es à Fakir, tu ne peux pas te faire d’illusions sur le fait que quand tu publies un article, cela change les choses. Parce qu’on a trop peu de lecteurs, parce que ce n’est pas dans le cercle des élites qu’on va lire le journal. On a donc monté des actions pour qu’il y ait des effets derrière. Notamment autour du procès sur Hector Loubota, un jeune homme mort dans un accident du travail à Amiens, autour des gérants de petits casinos.

“Je ne faisais pas du journalisme pour me faire plaisir mais pour changer la société. Il faut changer ce qu’il y a dans les têtes pour ensuite pouvoir changer le monde.”

On était en quelque sorte notre propre service après-vente : on fait l’info et on fait le nécessaire en termes d’action derrière pour que les choses changent. Je ne faisais pas du journalisme pour me faire plaisir mais pour changer la société. Il faut changer ce qu’il y a dans les têtes pour ensuite pouvoir changer le monde. Cela montrait aux gens qu’on était capables de changer quelques petites choses. Quand j’étais à Là-bas si j’y suis, j’avais moins le sentiment d’avoir besoin de ce service après information : j’avais 700 000 auditeurs, je me disais qu’il y avait des députés, des syndicats pour utiliser cette info comme outil de transformation. On est déjà sur le terrain de l’organisation collective : pendant les manifestations de fin 2010 contre Sarkozy, localement à Amiens nous avons été le point de convergence d’organisation d’une occupation de la zone industrielle. Il y avait les Goodyear, on a fait venir les cheminots au même endroit, et des tas de gens dans les manifestations qui voulaient faire plus. Nous étions faibles : nous n’avions pas la capacité de faire déborder la rivière, mais lorsqu’elle débordait, on pouvait la guider. C’est le rôle qu’on a joué en 2010 : je pédalais avec mon vélo pour aller d’une AG de cheminots à la zone industrielle, pour faire en sorte que Solidaires et la CGT s’entendent, etc. C’était mon rôle de petit facteur, on faisait signer aux gens des engagements pour qu’ils viennent à 4h du matin sur la zone industrielle. Cela n’avait aucune valeur, mais le mec qui signe prend quand même conscience.

J’étais donc toujours sur le terrain. En même temps, j’ai toujours voté. Dans les années 1990, après la chute du mur et le vide idéologique déjà patent au PS, le slogan « syndicat-caca, parti-pipi » était très récurrent. A cette époque, j’étais déjà plutôt libertaire d’instinct. Je crois que c’est aussi quelque chose que j’apporte au mouvement France Insoumise. C’est-à-dire que, sur la forme, dans ma manière de m’exprimer, je suis très libertaire, et sur le fond, je partage un socle avec les camarades.

Dans ma famille, personne n’est politisé. Je n’ai pas eu la chance d’avoir des parents communistes ou socialistes. La discussion politique n’est pas quelque chose qui vient naturellement. J’ai découvert le Monde diplomatique et Pierre Bourdieu en entrant à la fac. J’ai essayé de lire La Distinction, je ne comprenais rien. Donc j’ai lu son livre Questions de sociologie, et c’est devenu un socle pour moi. Je suis d’une famille qui ne connaissait pas de difficultés financières, mais il n’y avait pas un apport culturel, ni de structuration politique ou syndicale, même si on m’a initié à la lecture très tôt.

LVSL : On ne le sait pas forcément mais vous êtes titulaire d’une maîtrise de lettres modernes. Tant et si bien qu’on aimerait vous demander si vous avez encore cette fibre littéraire. En France, les personnalités politiques ont longtemps cultivé un amour de la littérature, avant d’être remplacées par des profils plus technocratiques. Comment est-ce que la littérature irrigue l’action politique ? Est-ce qu’on a encore le temps de lire lorsqu’on est député à l’Assemblée nationale ?

Quand on lit un roman, on se demande ce qu’on en retient. Certains font des notes de lecture ou essaient d’en extraire des citations, moi je ne le fais pas. Je pense que ce qui reste d’un roman, c’est l’empathie : la capacité à se mettre à la place des autres. Et je pense avoir cette capacité-là, qui peut consister à se mettre à la place des souffrants, et aussi à comprendre le point de vue de la partie adverse. Quand on lit un roman, on cherche même à comprendre les salauds ! Même s’ils ne sont pas de ton univers social. Si on est attiré par la lecture, c’est pour creuser, comprendre pourquoi le personnage agit tel qu’il agit.

LVSL : Une opération de décentrement…

Oui, je n’ai jamais appelé ça comme ça, mais pourquoi pas ! Se mettre à la place de quelqu’un et essayer de comprendre quelles sont ses réactions. C’est aussi le sens de mon travail d’enquête et de député. Je ne conçois pas de changer l’agriculture, par exemple, sans avoir compris les producteurs, les agriculteurs, quand bien même ils seraient à la FNSEA ! Si tu veux transformer le modèle agricole, il faut comprendre pourquoi il fonctionne comme ça, pourquoi les mecs, affectivement s’orientent dans ce sens. C’est un gros apport en politique. Combien de militants sont au contraire butés dans leurs propres croyances ? Pour moi, c’est une forme de sectarisme. Pour prendre le pouvoir en France, il faut l’épouser, la France. Il faut comprendre comment les gens pensent, sentent, aiment et espèrent. Si on ne le fait pas, on est mort. Je pense que la littérature est le lieu où, sans le savoir, on acquière cette faculté. Malheureusement je fais de la politique, mais j’aurais bien aimé être écrivain !

La littérature apporte aussi le sens de la narration en politique. Quand je structure une prise de parole, y compris à l’Assemblée, j’essaie de raconter ou d’amorcer une histoire. J’essaie de faire éclore quelque chose qui vienne du réel.

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

LVSL : Y’a-t-il un livre qui vous a marqué tout particulièrement ?

Pas qu’un ! J’ai grandi avec François Cavanna, j’ai beaucoup aimé les Raisins de la colère, de Steinbeck. Les classiques, on croit souvent qu’ils sont classiques parce qu’ils sont plats. Pour moi, à l’inverse, un livre devient classique parce qu’il a heurté son époque. La langue y est souvent très vivante, et pourtant quand on le place dans la catégorie des classiques on a tendance à s’en éloigner. Ce qui fait devenir un classique aujourd’hui, ce sont des aventuriers, des gens hors normes qui bousculent le système social. Même le personnage de Manon Lescaut, de l’Abbé Prévost, c’est un livre qui heurte son époque.  Je suis un grand lecteur de Balzac, de Dostoïevski… Mais ça fait un peu idiot de citer comme cela des noms, on croirait que je suis Sarkozy et qu’il faut que je démontre absolument que j’ai lu des livres (rires). Je suis un peu obsessionnel, je lis par période : j’ai lu tout Dostoïevski en six ou huit mois. Il y a chez lui une langue particulière et une compassion permanente pour ces personnages qui passent du calme à la folie d’une page à l’autre. Au début de Fakir, quand j’étais seul, les romanciers m’ont tenu compagnie

LVSL : Avez-vous le temps de lire encore aujourd’hui ?

Oui, je m’oblige à lire. Je lis Vernon Subutex en ce moment. J’essaie d’alterner un essai, un roman, un essai, un roman.

LVSL : Comment vivez-vous la présence dans les institutions, cette double-casquette de député-reporter ? Comment maintenir ce lien avec le dehors, avec les luttes ?

C’est très compliqué, parce que le pouvoir enferme – même le petit pouvoir qu’on a. J’imagine très bien comment, lorsqu’on devient ministre, on n’a plus autour de soi qu’un univers de papier. C’est compliqué car, si tu n’es pas à l’Assemblée nationale – et il y a de quoi s’occuper tous les jours – ça ne va pas, mais si tu passes ton temps à l’Assemblée, tu te coupes des gens. Je sais que ce qui me rendrait moins bon, c’est d’avoir moins de temps pour les gens.

Pour moi, l’Assemblée nationale n’est pas une rupture mais la continuité avec ce que je faisais avant. Mon objectif avec Fakir était d’avoir une parole publique la plus large possible. L’Assemblée nationale est un porte-voix pour une parole publique. Intervenir à une tribune officielle donne à la parole une légitimité supérieure à celle du rédacteur du journal Fakir.

Parfois les gens me demandent « est-ce que ce n’est pas décourageant de crier dans le vide à l’Assemblée ? » et je leur réponds que mon désert aujourd’hui est bien plus peuplé qu’auparavant.

“Être un épouvantail à multinationales, ça s’apprend.”

Dans cette nouvelle fonction, ma parole prend du poids, notamment quand je vais rencontrer des gens. La bonne sœur rouge qu’on voit dans Merci Patron, m’a expliqué que des gens à Amiens ont eu des problèmes avec SFR. Elle m’a dit : « j’ai contacté SFR et je leur ai dit que j’allais appeler François Ruffin », et le problème s’est réglé. Être un épouvantail à multinationales, ça s’apprend. Dans beaucoup de petits cas concrets, on peut changer la donne localement par notre présence.

J’ai toujours voulu faire un journal populaire, et mon rôle de député peut renforcer mon lien avec les gens. Pas forcément dans ma disponibilité en termes de temps, mais dans ma capacité à être à leurs côtés dans leurs difficultés. C’est agréable sur le plan du sentiment d’utilité et de la place que je veux occuper. Ensuite, je ne pourrais pas intervenir à l’Assemblée de manière aussi tonitruante si derrière je n’éprouvais pas l’assentiment des gens. La légitimation, c’est le jour de l’élection, mais c’est aussi les autres jours ! Si je me balade sur une raiderie et que les gens viennent me dire que je ne raconte que des conneries, je n’oserais plus intervenir à l’Assemblée de la même manière. C’est pas comme si je vivais en dehors de la société, je représente des gens et il faut que je trouve le chemin pour qu’ils m’accompagnent.

Et donc si à l’inverse je reçois des messages positifs, ça m’encourage, parce que les forces contraires sont nombreuses. Ceux qui nous disent que ce qu’on raconte est débile sont nombreux, qu’il faut mieux s’exprimer, qu’il faut rentrer sa chemise dans son pantalon ! C’est tous les jours qu’on a le droit à des rappels au règlement, que De Rugy n’est pas content après toi et qu’il te met un blâme. Sans parler des médias… Heureusement, on peut sentir que des gens approuvent ce qu’on fait.

LVSL – Il va y avoir un livre sur votre immersion dans l’hôpital psychiatrique d’Amiens. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Pendant la campagne, il y a eu une grève à l’hôpital psychiatrique Philippe Pinel à Amiens, qui est situé en dehors de ma circonscription. J’y suis allé, j’ai rencontré les salariés et les syndicalistes, et je leur ai promis de revenir les voir une fois député. J’y suis donc retourné en octobre, pour 24h. La députation m’a permis d’ouvrir la porte de l’hôpital psychiatrique, j’ai même pu rencontrer le directeur, ce qui aurait été impossible si j’étais resté le rédacteur du petit journal Fakir ! On m’aurait proposé un créneau entre 7h30 et 8h du matin… Quand j’y suis allé en tant que député, non seulement le directeur était là, mais il avait convoqué tout son staff, ça dure 3 heures, c’est une espèce de match de boxe où tu arraches des informations. Et ensuite, tu peux aller rencontrer l’Agence régionale de santé, qui prend deux heures pour discuter avec toi.  C’est beaucoup plus compliqué en tant que journaliste. Donc être député offre des capacités de reportage.

Ensuite, je peux interpeller la Ministre de la Santé dans l’hémicycle sur la condition dans les hôpitaux psychiatriques. Agnès Buzyn me répond que c’est du flan, elle essaie de rassurer les députés : « le monde des hôpitaux psychiatriques n’est pas du tout comme le décrit François Ruffin ». Et si je n’avais pas été sur le terrain, si je n’avais pas cette réassurance, je ne pourrais pas reprendre la parole pour dire « Madame la ministre, c’est vous qui racontez des conneries ». Parce que moi j’ai rencontré les patients, les familles, les psychiatres, les infirmiers, et ils sont tous dans la mouise aujourd’hui. C’est donc la Ministre, enfermée dans son monde de papier, qui est sourde à cette douleur-là. Je ne pourrais pas lui rentrer dans le lard si je m’étais contenté de lire vaguement un rapport sur la question.

On a tiré la sonnette d’alarme, on espère que ça pourra faire bouger les lignes. J’apporte une proposition de loi sur le financement de la psychiatrie, je ne me fais pas d’illusion, elle ne passera pas. Mais ce n’est pas le problème, c’est un mode de publicisation : on rend tout cela public, et on peut espérer qu’il y aura une alerte suffisante au Ministère pour que ça change. Cela n’aurait pas été possible avec Fakir.

“Fakir me force à me poser, à réfléchir, parce que l’Assemblée est une machine décérébrante.”

LVSL – Où va Fakir maintenant que vous êtes député ? Quel doit être son rôle ?

Fakir me force à me poser, à réfléchir, parce que l’Assemblée est une machine décérébrante. On passe d’un sujet à l’autre toutes les 5 minutes. Hier, j’ai traité Alstom, Réseau transports électricité, la mission économie des collectivités locales. Tous les jours, je suis sur six ou sept sujets différents. C’est pas comme ça qu’on pense et qu’on réfléchit, c’est extrêmement superficiel. Heureusement que j’ai été élu à 42 ans et que j’ai dix-huit ans de Fakir derrière moi. Mon premier réflexe quand je dois traiter un sujet à l’Assemblée, c’est de regarder ce que j’ai publié dessus dans Fakir. C’est mon lieu d’existence intellectuelle. C’est un socle, j’ai toujours fait autre chose à côté de Fakir, mais je sais que si tout le reste disparaissait, il resterait Fakir.

Maintenant, la question qui se pose c’est : est-ce que les gens vont le lire alors qu’ils peuvent regarder mes vidéos sur Facebook ? C’est compliqué, mais je pense qu’il existe un lien affectif avec nos lecteurs, un sentiment d’appartenance collective. En fin de compte, quand j’écris, c’est comme si je donnais toujours à voir la cuisine, j’explique comment se fait l’enquête, etc. Expliquer cela, c’est aider les gens à grandir avec moi. Montrer les coulisses de mon travail, m’exprimer à la première personne, je pense que cela donne la sensation aux gens de m’accompagner.

Notre gauche part de très bas. Fakir est un outil pour avancer et faire avancer les gens avec nous. On a 15 000 abonnés, 30 000 lecteurs, sur 60 millions de Français ce n’est pas beaucoup, mais dans l’univers militant, c’est déjà pas mal. On a une petite influence. Je pense que j’ai contribué à faire entrer la question du protectionnisme, par exemple, au Parti de Gauche. Replacer la confrontation capital/travail au cœur du discours politique, on y a aussi participé. On a été parmi les veilleuses qui ont entretenu cela, la question de la guerre de classes, quand même le Parti Communiste n’en parlait plus. Comme disait Boris Vian, ce qui compte ce n’est pas la puissance de la bombe, c’est l’endroit où tu la poses. On n’est pas un mouvement de masse qui pénètre dans les foyers français, mais on a su parler de certains sujets au bon endroit.

 

“C’est très important de montrer la victoire est possible, que notre gauche n’est pas toujours condamnée à perdre.”

 

LVSL – Votre victoire aux législatives n’aurait pas été possible sans votre capacité à rallier de larges secteurs de la population de la circonscription : des classes moyennes déclassées, des chômeurs, des ouvriers. Quand on regarde le détail, on voit clairement que vous avez empêché le FN de monter. Comment poursuivre cette reconquête, notamment dans cette France périphérique et déclassée ?

Tout d’abord, c’est très important de montrer la victoire est possible, que notre gauche n’est pas toujours condamnée à perdre. La base historique qu’on doit construire, c’est l’alliance des deux cœurs de la gauche : les classes populaires et la classe intermédiaire, les profs et les prolos, comme dirait Emmanuel Todd. Mais on doit aussi résoudre la fracture entre les classes populaires blanches des zones périurbaines et les fils d’immigrés des banlieues. Ce n’est pas quelque chose qui va de soi. Dans ma circonscription, il n’est pas évident de faire prendre conscience aux habitants de Flixecourt et des quartiers Nord qu’ils partagent des intérêts communs.

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

Pour réaliser la jonction, il ne faut pas les emmener sur le terrain culturel, ou cultuel. Le divorce apparait aussitôt. Il faut déplacer le débat là où leurs intérêts sont convergents, c’est-à-dire sur l’économique et le social.

Foncièrement, je pense que les gens sont moins racistes aujourd’hui que dans les années 1970. On me raconte comment à l’époque, à Amiens, tout le monde se traitait de bougnoules, de bicots, c’était la guerre d’Algérie qui trainait encore. Mais le débat n’était politiquement pas placé sur ce terrain. Il était situé sur le terrain de la lutte des classes, des petits contre les grands, des pauvres contre les riches, des ouvriers contre les patrons. Ça créait une convergence. Aujourd’hui, on a un parti, le Front National, qui s’est spécialisé dans cette question de la fracture culturelle, qui a donné une traduction politique et électorale à quelque chose qui existe dans la société, mais dans une moindre mesure qu’auparavant. Le thème central du FN, c’était l’immigration, l’insécurité, les noirs et les arabes. C’était concomitant à l’effacement du clivage capital/travail.

LVSL – Vous parliez de réunir les deux cœurs historiques de la gauche. Qu’est-ce qu’implique cette rencontre entre la petite-bourgeoisie intellectuelle et les classes populaires ? Comment doit-elle s’opérer ?

Je ne pense pas que ce sera une union formidable. Mais des processus historiques comme la Révolution française sont tout de même marqués par la conjonction de ces deux classes. L’une qui est très puissante et très consciente de sa force, c’est la bourgeoisie qui se veut l’expression des classes populaires à l’Assemblée, bien qu’il s’agisse en réalité des avocats et des propriétaires. Et l’autre, le peuple, qui se mobilise dehors, dans les campagnes et dans les villes.

Toute la beauté de la Révolution, et ce qui en fait le moteur, c’est l’histoire de la jonction entre ces deux classes contre l’aristocratie. Dans son film La prise du pouvoir par Louis XIV, Roberto Rossellini explique la peur du retour de la fronde, à savoir la crainte de la jonction entre l’aristocratie et la bourgeoisie contre le roi. Louis XIV a tout fait pour éviter cela, c’est la raison pour laquelle il a créé Versailles : les aristocrates, au lieu d’être hébergés par les bourgeois parisiens, se retrouvent près du roi et dépendants de lui. Par ce biais-là, le roi a attaché l’aristocratie au royaume, il a cassé le lien possible avec la bourgeoisie. C’est pour cela qu’à la différence de la révolution anglaise, où la bourgeoisie et l’aristocratie s’étaient unies contre le roi, l’aristocratie française est restée proche du roi tandis que la bourgeoisie a du trouver un autre allié : le peuple. C’est ce qui fait l’originalité de la Révolution française, un processus extraordinaire qui dure pendant six ans.

“Sur le plan économique et social, il existe un intérêt commun à se bagarrer contre la nouvelle aristocratie qu’est l’oligarchie. Comme le dirait Chantal Mouffe, ce qui fait le « nous », c’est le « eux » : il faut définir l’adversaire.”

Avec le Front populaire, on assiste aussi à une alliance de classes : les intellectuels antifascistes, les ouvriers pour les 40h et les congés payés. En mai 68, on a vu la jonction s’opérer entre étudiants et ouvriers, même si on ne peut pas parler d’une communion. En 1981, on a eu une conjonction entre les deux groupes sociaux dans les urnes, mais pas dans la rue. Maintenant, il faut la rue et les urnes ! On n’obtiendra rien uniquement par les élections. Je ne pense pas forcément à une rencontre physique, mais il peut y avoir une rencontre autour d’hommes auxquels on se reconnaîtra, et autour d’un programme. Sur le plan économique et social, il existe un intérêt commun à se bagarrer contre la nouvelle aristocratie qu’est l’oligarchie. Comme le dirait Chantal Mouffe, ce qui fait le « nous », c’est le « eux » : il faut définir l’adversaire, cette nouvelle aristocratie. Il faut réussir à conjuguer tout cela et montrer que les multinationales, l’oligarchie politique et aristocratique qui dirige opprime les gens.

LVSL – Récemment, dans un débat avec Olivier Besancenot, vous avez défendu le protectionnisme pour protéger les salariés, et ramener le patron dans l’espace national. Comment faire en sorte que le protectionnisme soit un outil de progrès et non un simple repli sur soi ?

Le protectionnisme est une condition nécessaire mais non suffisante. Ce n’est pas parce qu’on fait du protectionnisme qu’il y a forcément derrière du progrès social. Le protectionnisme est un moyen et non une fin. Mais sans ce moyen, on est interdit de politique, car on vit sous la menace d’un chantage permanent : le départ des capitaux. Jusqu’aux années 1970, les salariés prenaient confiance en eux-mêmes, devenaient forts et gagnaient du terrain. C’est un peu comme si une équipe de football qui perdait tout le temps commençait à engranger des victoires, et à ce moment-là l’équipe d’en face décide de s’en aller pour jouer contre d’autres adversaires. C’est ce qui s’est passé.

“J’en ai marre d’être l’ « anti-Macron »”

Il faut formuler le protectionnisme en relation avec les finalités que l’on poursuit : l’écologie, la justice sociale, le progrès fiscal. Car si le moyen est commun avec le Front national, la politique poursuivie derrière en est aux antipodes !

LVSL – D’une certaine façon, vous incarnez l’indignation et la colère face aux élites et à la mondialisation néolibérale. En d’autres termes, vous incarnez le dégagisme, le moment destituant. Comment conjuguer cela avec un projet alternatif et une rhétorique instituante afin d’aller plus loin ?

Dans mes dernières années à Fakir, c’est une question je me posais de façon récurrente sur chaque dossier : « qu’est-ce que nous on ferait ? ». Quand on élabore des propositions de loi, qu’on fait en sorte qu’elles soient crédibles et audibles par les gens, on est dans l’instituant. Par exemple, le 1er février, le groupe France Insoumise aura sa première niche parlementaire – journée consacrée aux textes présentés par un groupe d’opposition. J’ai tout de suite pensé qu’il était essentiel de bien structurer ce qu’on allait proposer à ce moment-là, pour être crédible et cesser d’être vus exclusivement comme les « anti ». J’en ai marre d’être l’ « anti-Macron », je ne veux pas qu’on me sorte du tiroir seulement quand il faut réagir à une déclaration d’Emmanuel Macron.

Il faut porter la colère des gens et susciter l’espoir. Colère et espoir, c’était le nom d’un mouvement communiste dans les années 2000 d’ailleurs, mais les deux termes sont justes. Piotr Kropotkine disait quelque chose comme « si la colère fait les émeutes, seul l’espoir fait les révolutions ». Il faut viser l’élévation du niveau de conscience collective. On part de très bas, les prochaines générations partiront de plus haut, auront quelques barreaux d’avance en matière d’idéologie. Aujourd’hui, on perd dans les grandes largeurs à chaque vote au Parlement. La guerre des classes a bien lieu mais elle se fait en notre défaveur : on voudrait un code du travail qui protège davantage les salariés et c’est tout l’inverse qui se profile. Tous les jours on perd, mais au moins nos questions sont posées dans le débat public, c’est déjà une avancée. Je repense à un propos de Victor Serge, qui parlait de Trotski : de génération en génération, la conscience collective des Russes n’a cessé de s’élever et si Trotski était au-dessus du lot, c’est qu’il était déjà porté par cette montée générale du niveau.

Aujourd’hui, on doit participer à la montée du niveau des eaux. J’essaie d’y prendre part. Est-on apte à prendre le pouvoir et à en faire quelque chose aujourd’hui ? Moi je pense qu’il faut se préparer. A l’Assemblée, techniquement on est moins bons que nos adversaires car ils sont habitués à jongler avec les signes. Les 17 députés, on se forme, on s’élève un peu, on comprend comment se fait un budget. On n’a pas l’élite à même d’occuper les ministères. C’est une inquiétude, si jamais demain on devait avoir le pouvoir, on a un défi colossal. Emmanuel Macron, lui, a une élite à son service et mène une politique voulue par les dominants, donc il ne rencontre pas d’obstacles majeurs. Nous, si nous arrivons au pouvoir, nous devrions avoir une élite formée et dans un moment de lutte intense où on devrait se bagarrer contre le Sénat, contre le Conseil constitutionnel, contre les médias, contre Bruxelles. Nous n’aurions pas une masse de gens suffisamment consciente des outils à leur disposition, et donc il va falloir aller les trouver.

“On ne peut pas dire journalopes et merdias en permanence, comme une espèce de réflexe.”

Là, on a des années devant nous pour faire monter ce niveau d’exigence. Cela commence par moi-même. Je pense être un bon contre-pouvoir, mais jusqu’ici le moment instituant ce n’est pas franchement mon truc. Maintenant, je me mets à faire des propositions de loi, j’ai des collaborateurs qui lisent le code de la santé, qui rencontrent les administrateurs, etc. De mon côté, je rencontre les médecins, les patients, les familles de patients, ou l’ARS pour déterminer ce qu’il faudrait faire. C’est pourquoi la niche du 1er février est importante : même si nos propositions ne passeront pas, on peut démontrer qu’on est capable d’en porter. On espère aussi que cela formera des gens autour de nous. J’ai fait sur ma page Facebook une défense de Nicolas Demorrand : on ne pourra pas gagner avec des gens qui sont juste haineux et atrabilaires. Je comprends qu’à force de perdre en permanence, lorsqu’on est démuni de toute arme et qu’on a la tête sous l’eau, on peut avoir de la rancœur. Mais on doit être plus digne. On ne peut pas dire journalopes et merdias en permanence, comme une espèce de réflexe. Quand je vais voir quelqu’un de la FNSEA je prends plein de critiques, mais j’essaie d’expliquer aux gens qu’on ne transformera pas, encore une fois, l’agriculture française sans discuter avec la FNSEA.

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

On peut prendre l’exemple de la crise du poulet Doux, ces dernières années. Là où on voit notre médiocrité, c’est qu’on a été incapables de dire « voilà ce qu’il faut faire ». Et quand on appelle tous les nôtres, en Bretagne, personne n’est capable de te mettre en liaison avec un aviculteur. On ne peut pas changer l’aviculture sans avoir discuté avec les aviculteurs. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on considère parfois détenir une vérité condensée dans un programme, qu’il suffirait de dérouler l’ensemble. Non, il faut aller voir les producteurs, comprendre l’agriculture sur le terrain. On doit apporter ce volet enquête, car on n’a pas la science infuse, il faut s’informer sur les conditions de vie des gens, déterminer l’élément à partir duquel ils vont penser qu’on peut changer les choses. C’est aussi ce que je retiens de Chantal Mouffe : faire de l’enquête, partir des gens, casser le sectarisme. A l’Assemblée nationale, je prends plaisir à faire des choses avec des gens du Modem sur l’agriculture, ou avec un député LR-constructif sur le football.

 

“Croire qu’il ne faut pas bâtir une alliance, c’est estimer qu’on est le plus faible et qu’on croit qu’on ne pourra pas tirer avantage de cette alliance. […] Dire qu’il ne doit pas y avoir des alliances avec les socialistes et les communistes… moi je ne veux pas l’exclure pour l’avenir.”

 

Avec ces initiatives, c’est aux militants que je m’adresse, en leur disant que si on veut gagner et construire demain, il va falloir faire des alliances. Sur l’hôpital psychiatrique, j’ai repris le post de Barbara Pompili sur ma page Facebook pour dire qu’elle raconte la même chose que moi et qu’on allait pouvoir faire des actions communes. En commentaires les gens réagissaient en la traitant d’opportuniste, de vendue ou de pourrie. Opportuniste on ne peut pas le nier, compte tenu de son parcours politique. Mais ce n’est pas grave, on cherche les alliances qu’on peut, pour avancer. Croire qu’il ne faut pas bâtir une alliance, c’est estimer qu’on est le plus faible et qu’on croit qu’on ne pourra pas tirer avantage de cette alliance. Ce sont des questions qui doivent se poser : le Front populaire, c’était une alliance électorale. Les discours du type « la France Insoumise va incarner la gauche et prendre le pouvoir toute seul », je n’y crois pas. La question doit se poser dans une situation historique donnée. On ne peut pas tirer de conclusion pour l’éternité. Le Front populaire se déclenche car à l’intérieur de la coalition les radicaux de gauche sont déclinants, la SFIO devient le premier parti et le PCF monte. Ce n’est pas la même alliance que si les radicaux de gauche avaient été au gouvernement. Dire qu’il ne doit pas y avoir des alliances avec les socialistes et les communistes… moi je ne veux pas l’exclure pour l’avenir.

LVSL – En parlant de rhétorique instituante, de production d’un ordre alternatif et de nouvelles institutions, Nuit Debout, auquel vous avez abondamment participé, était marqué par sa volonté d’horizontalité pure. Un an et demi plus tard, quelle analyse faites-vous de l’échec du mouvement ? Les mouvements des places ont-ils un avenir ?

Je n’ai pas abondamment participé, j’ai été là au lancement de Nuit Debout surtout, mais le mouvement a vécu. Compte tenu de la sociologie parisienne, il devait sûrement être ce qu’il a été. Je ne crois pas à l’horizontalité, je préfère une verticalité qui s’assume et qui ne cherche pas à se cacher derrière l’horizontalité. J’ai un côté très pragmatique qui fait que je ne théorise pas les choses avant de les avoir faites. Le dogme de l’horizontalité avec des dizaines et des dizaines de commissions et de sous-commissions, ce n’est pas mon truc. J’étais allé à Flixecourt pour demander aux gens ce qu’ils pensaient de Nuit Debout, et ils ne savaient pas ce que c’était. On avait ensuite montré la vidéo sur la place de la République, et ça avait été mal pris, parce que les gens de Nuit Debout se voyaient un peu comme le centre du monde. Flixecourt n’était pas au diapason.

LVSL – Il y a une autre question qui est épineuse : l’Europe. Comment se dessine la question européenne à l’avenir ? Est-ce que le Plan A/Plan B  de l’Avenir en commun est une manière de réconcilier les deux classes dont nous parlions tout à l’heure ?

La manière dont la stratégie Plan A/Plan B est formulée me semble tout à fait pertinente. En 2005, le non a fait 55%. Si on refaisait le référendum aujourd’hui, on pourrait être à 65%. Je pense que des pans entiers des classes moyennes peuvent basculer sur cette question européenne. Non pas si on adopte une présentation frontale du type « Il faut sortir de l’Union européenne », je n’y crois pas. En revanche, sur l’idée d’un rapport de force construit avec l’Union européenne, la sortie de certains traités, la remise en cause de la libre circulation des capitaux et des marchandises, on peut avoir la masse critique avec nous. Ce n’est pas le cas si on dit « sortie de l’Union européenne », car c’est le saut dans l’inconnu. La métaphore de Chevènement n’est pas bête : « je ne voulais pas monter dans l’avion, mais maintenant qu’il a décollé, je ne vais pas vous demander de sauter sans parachute ». On a intérêt à construire le parachute.

Ceci dit, je ne pense pas que ce soit le seul point de tension entre classes moyennes et classes populaires. Les classes populaires se remettent à exister dans l’espace politique, elles n’en sont plus les grandes oubliées. Des symboles interdits des classes populaires – le camping, la pétanque, le football – sont remis en valeur : on joue à la pétanque le long du canal Saint Martin, tout le monde peut aller au camping. Bref, je suis assez optimiste sur la « réconciliation » des classes populaires et d’une partie des classes moyennes. C’est la fin du Grand bond en arrière de Serge Halimi. La mondialisation fonctionne un peu comme le combat des Horaces et des Curiaces décrit par Tite-Live : si elle avait attaqué en même temps les ouvriers, les fonctionnaires, les jeunes, cela aurait créé un front de résistance à cette mondialisation. Mais elle a pu s’imposer car elle a attaqué les ouvriers dans un premier temps, les jeunes dans un second temps, les fonctionnaires ensuite… ce sont des vagues d’attaques successives. On a des vaincus de la mondialisation qui s’accumulent. La solidarité n’est pas immédiate entre toutes ces classes, il faut en montrer le chemin, trouver ce qu’il y a de commun.

Sur le plan social il y a toujours des hauts et des bas, même si la mondialisation nous plonge dans un long cycle déclinant. Sur le terrain écologique, en revanche, on n’est pas sur un processus cyclique : ce qui est détruit ne pourra pas être reconstruit. On est dans un processus de destruction, et c’est une inquiétude majeure. Dans notre réflexion sur la jonction des classes populaires et des classes intermédiaires, il faut à mon avis intégrer la question écologique. Il suffit de lire Quand les riches détruisent la planète de Hervé Kempf. J’ai rencontré Jean-Luc Mélenchon pour la première fois juste avant la fondation du Parti de Gauche. Il m’a demandé ce qu’il devait lire : je lui ai conseillé l’Illusion économique et d’Emmanuel Todd, et ce livre de Kempf.

C’est la raison pour laquelle je suis en adéquation avec la France Insoumise, car le gros du programme additionne ces deux ouvrages : le protectionnisme de Todd, le souci environnemental lié à la question sociale chez Kempf. Le slogan de Hervé Kempf, c’est consommer moins pour répartir mieux. C’est une façon d’allier le vert et le rouge. Il repart de la théorie de Thorstein Veblen sur la rivalité ostentatoire : les riches détruisent la planète parce qu’ils surconsomment mais aussi parce qu’ils tirent toute l’échelle de la consommation vers le haut. Il y a un phénomène d’attraction : tu as le yacht de Bernard Arnault, tel patron qui a un yacht de 20 mètres de long, puis tel médecin qui va avoir son voilier à La Baule, et le retraité qui va vouloir faire sa croisière Costa, et en dessous un prolo de Picardie qui va s’acheter un scooter des mers pour le conduire sur la Somme. Ce que nous dit Kempf, c’est qu’il faut aplatir la pyramide : il faut commencer par le haut, pour éviter d’être tirés toujours vers plus de consommation. C’est d’abord l’oligarchie qu’on doit limiter.

“Maintenant, moi, je préfère toujours quand on associe le drapeau rouge et le drapeau tricolore, quand on chante la Marseillaise et l’Internationale.”

LVSL – Quel est le rôle du patriotisme dans cette convergence ? On pense au retour des drapeaux tricolores lors de la campagne de Jean-Luc Mélenchon…

Il y a une phrase que j’aime bien, de Lao-Tseu : connaître sa honte et soutenir sa gloire. Intimement, il y a des souvenirs dont on a honte. Si on les rumine, on sombre dans la dépression, et on ne fait rien de bon à partir de cela. Soutenir sa gloire, c’est s’appuyer sur les pages qu’on estime les plus valorisantes de soi, et tout faire pour être à la hauteur de ces pages. Et je pense que ce qui est vrai sur le plan individuel l’est aussi sur le plan collectif. Si on ressasse toujours les pages noires de notre histoire, qu’il ne faut évidemment pas nier, on ne peut pas s’en sortir. Il s’agit de bousculer l’ordre du monde. Si on n’est pas fier de ce que l’on est, comment va-t-on y parvenir ? Maintenant, moi, je préfère toujours quand on associe le drapeau rouge et le drapeau tricolore, quand on chante la Marseillaise et l’Internationale.

 

Entretien réalisé par Lenny Benbara

“Macron représente le bloc bourgeois” – Entretien avec Romaric Godin

Crédits : SciencesPo
Macron à Sciences Po pour un débat sur l’Europe. Crédits non nécessaires

Romaric Godin est journaliste économique. Ancien rédacteur en chef adjoint à La Tribune, où il avait notamment suivi la crise grecque et l’actualité européenne en général, il travaille depuis peu à Mediapart. Nous avons voulu l’interroger sur sa pratique du journalisme, sur la vulgarisation de l’économie, et sur l’analyse qu’il fait du moment politique actuel.


1) Depuis deux ans, vos articles ont rencontré beaucoup de succès. Alors on se demande comment est-ce que vous travaillez, quelles sont les sources avec lesquelles vous travaillez le plus ? Combien de temps cela vous prend pour préparer un papier ?

Tout dépend du sujet et de l’actualité. Les sources dépendent évidemment de cela, il n’y a pas de règles sur ce point-là. Néanmoins, j’essaie de ne pas rester uniquement sur de l’actualité brute mais de creuser les sujets. Quand il y a un peu moins d’actualité, je prends le temps de travailler des thèmes qui sont dans l’air en lisant des études et des livres que je réutilise ensuite. Je me réfère souvent aux travaux des économistes en fonction des sujets sur lesquelles ils travaillent, y compris des économistes de banques. Ils apportent des connaissances techniques importantes, même si c’est un métier qui a évidemment des faiblesses.  Par exemple, je pense qu’ils comprennent bien les réactions des marchés, ce qui ne veut pas dire qu’on doit valider les réactions des marchés, mais il faut savoir les anticiper et les comprendre. Tous les économistes ne sont pas des affreux et parfois ils ont des points de vue critiques même s’ils sont intégrés dans le système financier. Ceci dit, aujourd’hui, j’écris désormais moins d’articles que lorsque je travaillais à La Tribune, j’ai donc plus de temps pour préparer mes articles qui portent à présent essentiellement sur l’économie française.

2) Vos articles ont rendu accessibles un certain nombre de problématiques contemporaines de l’économie, notamment au niveau européen. La vulgarisation de l’économie est-elle un enjeu important pour vous ?

Je pense que c’est fondamental et j’y crois beaucoup. Les enjeux économiques sont premiers dans les décisions politiques. Le cœur des décisions est là. Si on ne comprend pas comment fonctionne le système économique – ou si l’on n’essaie pas de le comprendre – on risque de n’avoir que des discussions de comptoir, par exemple sur la fiscalité ou les dépenses publiques. C’est valable pour les électeurs, et c’est valable pour les politiques. Quand on entend les politiques discuter de ces sujets-là on est souvent assez inquiet parce qu’on voit qu’on va toujours à la facilité qui est offerte par la pensée économique dominante, sous prétexte que celle-ci a l’apparence du bon sens. J’entends par là la pensée néolibérale (le terme a été validé par le FMI lui-même) qui repose sur l’idée que tout se limite au comportement d’un agent économique de base. Conséquence : l’État doit se comporter comme une entreprise, qui doit se comporter comme un ménage, qui doit se comporter comme un individu. A la fin, c’est l’État qui doit se comporter comme un individu. Cela conduit à des discours comme ceux de Bruno Le Maire qui explique, lorsqu’il entre en fonction, qu’il souhaite que l’État ne dépense pas plus que ce qu’il ne gagne comme tout bon ménage qui se respecte. C’est une absurdité sur le plan économique, cela n’a aucun sens, mais cela a l’apparence du bon sens.

Il est donc extrêmement important qu’on ait des citoyens avec une bonne culture économique afin de bien choisir nos dirigeants et que ceux-ci aient des programmes économiques qui répondent aux vrais enjeux. Cela veut dire qu’il faut qu’on ait des citoyens qui comprennent les processus et les mécanismes économiques pour décrypter les grands enjeux du débat. Sans cela, on ne peut construire de point de vue éclairé. Ce travail de vulgarisation n’est pas assez fait.

Personnellement, je pense qu’il faut utiliser l’actualité pour décrypter les enjeux. Il ne s’agit pas de faire de la pédagogie, terme tellement chéri par les libéraux, qui infantilise les citoyens en voulant les amener à une destination qui est déjà définie. Il est frappant de voir que ce langage de la pédagogie est aussi présent dans la bouche de nos dirigeants, alors qu’ils ne parlent jamais d’éducation. La pédagogie est fondamentalement antidémocratique, je rappelle qu’en grec cela veut dire « conduire l’enfant ». J’oppose à cette pédagogie le fait de faire de l’éducation qui est la base de la démocratie. C’est ce qui permet de redonner du sens à la démocratie. Par exemple, à la question « Comment se fait la création monétaire ? », 90% des gens pensent que la banque centrale imprime réellement des billets qu’elle distribue ensuite. En réalité, la création monétaire est effectuée par les banques commerciales via le crédit, ce qui est fondamental. Pensez à Jean-Michel Aphatie qui tweete en 2014 qu’il n’y a « plus de sous ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Absolument rien. En réalité, on ne peut pas dire qu’il n’y a plus de sous quand on trouve des « sous » dans une nuit pour renflouer les banques, comme en 2008. En revanche, on peut faire le choix politique de ne pas financer le système de santé et le système d’éducation pour financer autre chose. C’est un choix politique, mais on ne peut pas se cacher derrière la pseudo-évidence du « il n’y a pas de sous ».

3) Est-ce encore possible de faire entendre une voix dissonante dans un contexte où de plus en plus de journalistes sont écartés pour leurs positions critiques ?

A partir du moment où on choisit de ne pas dire ce que dit tout le monde, c’est-à-dire de ne pas penser comme la majorité de ses confrères journalistes et de se poser des questions qu’ils ne jugent pas légitime de se poser, on s’expose à être dans une forme de minorité. Il faut assumer ces choix, même si c’est plus difficile. Nécessairement, il y a moins de médias ouverts à ces formes de pensées différentes parce qu’elles sont minoritaires. Cela ne veut pas dire que le paysage médiatique est un désert absolu, loin de là et il y a des endroits où on peut avoir la parole.

Je pense que le problème des voix discordantes c’est précisément qu’elles sont minoritaires, y compris dans le public. Je ne suis pas sûr qu’une demande forte de voix discordantes existe. Mais ceci ne saurait justifier ni la violence qui s’exerce contre certaines voix dissonantes, ni l’absence de débat et d’ouverture dans certains grands médias, notamment audiovisuels.

Romaric Godin, journaliste à Mediapart

Personnellement, je n’ai pas la volonté d’être en minorité par principe, mais je ne crois pas aux vertus de l’austérité et au néolibéralisme. Je défends mon point de vue et j’assume, c’est tout. Je n’en tire pas de gloire particulière. Je n’ai d’ailleurs pas de problème avec le fait que des journalistes défendent l’austérité. Le problème, c’est l’absence d’organisation du débat par la presse. Aujourd’hui, cela n’est pas fait de façon suffisante. Cela se fait dans les pages “opinion” et “tribune” et non dans le traitement de l’information qui est prétendument neutre. On se cache derrière une pseudo-objectivité pour défendre des positions idéologiques. Le vrai problème est donc cette apparence d’objectivité qui tue le débat et exclut ceux qui sont en dehors. Cela donne Macron à Versailles qui revendique le monopole du réel et fait ainsi passer les autres pour des « clowns », des « ringards », des « rêveurs », etc.

Néanmoins, le problème réside aussi dans ce que demande le consommateur de médias, et de qui est le consommateur de médias. Il faut être réaliste, il y a plein de gens que cela n’intéresse pas d’aller voir un débat argumenté, et souvent, ces gens là – qui croient parfois à des choses délirantes comme les reptiliens et les illuminati – se contentent d’une opposition facile et superficielle, ce qui renforce l’impression de « sérieux » de la pensée dominante. Cela veut dire qu’il y a un vrai problème d’éducation au débat et à la démocratie. On ne sait plus comment faire un débat, ni à quoi cela sert et donc on a Aphatie et Barbier qui font semblant de ne pas être d’accord et qu’on met en face l’un de l’autre.

Après, il y a un vrai problème dans le fonctionnement de la presse d’opposition. Si celle-ci veut fonctionner, elle doit s’appuyer sur ses lecteurs pour vivre, ce que fait par exemple Mediapart. Il faut comprendre qu’il n’y a pas de presse de qualité, qu’elle soit favorable à la pensée dominante ou qu’elle s’oppose à elle, sans que le lecteur ne paie. On participe à la construction de cette presse de qualité en payant. Si on compte sur la publicité, on a forcément une presse soumise à l’exigence de rémunération de la publicité, et donc par les grandes entreprises qui sont les donneurs d’ordres de la publicité. Il faut donc repenser le mode de financement des médias. Le problème est que les gens qui sont en demande d’une pensée différente ne sont pas toujours prêts à payer pour avoir une presse de qualité.

4) Qu’est-ce que vous pensez de l’unanimisme médiatique autour de Macron ? Celui-ci est-il réel ?

Je pense qu’il y a un effet d’optique qui vient du fait qu’en effet Macron représente le bloc bourgeois comme l’expliquent Bruno Amable et Stefano Palombarini (L’illusion du bloc bourgeois, raisons d’agir, 2017). C’est-à-dire une catégorie sociale qui est celle des lecteurs de la presse, et de celles et ceux qui font la presse. Il y a donc naturellement un effet de sympathie. Je ne parlerais pas d’unanimisme, même s’il y a eu entre les deux tours, dû à l’opposition à Marine Le Pen au second tour, un élément de ce type. En réalité, il y a toujours des éléments d’opposition dans la presse. Avec le temps, les positions vont se clarifier car sa politique va nécessairement être de plus en plus de droite : baisse de la dépense publique, baisse des impôts, baisse des déficits, compromis avec l’Allemagne, etc. Cela risque de briser ce relatif consensus médiatique favorable. Là, je crois que les choses vont plutôt dans le bon sens, des éléments critiques apparaissent petit à petit depuis la fin du second tour des législatives. De toute façon, il y aura une réduction du marché médiatique s’ils disent tous la même chose, alors il va bien falloir que les acteurs médiatiques adoptent des lignes différentes.

Crédits
Macron, Merkel et Paolo Gentiloni au sommet du G7 de Taormina ©PalazzoChigi

5) Est-ce qu’on peut considérer que Macron s’est couché devant l’Allemagne ?

Il ne faut pas prendre la question comme cela. L’Allemagne n’est demandeuse de rien puisque le système actuel de la zone euro lui convient largement. Il n’y a pas de demande de changement institutionnel de la zone euro a priori en Allemagne. Des changements ont été demandés et obtenus par l’Allemagne pendant la crise des dettes européennes, mais depuis elle ne demande rien. Le problème, c’est que la construction actuelle ne peut pas tenir. Chacun en a convenu pendant la campagne française. En réalité, de Mélenchon à Macron, tout le monde était d’accord pour changer le cadre actuel de la zone euro, mais la méthode différait : la construction d’un rapport de force pour Mélenchon ; l’arrivée au pouvoir de Schulz pour Hamon ; le fait de convaincre l’Allemagne par les réformes pour Macron. L’objectif reste une zone euro plus équilibrée. Le pari de Macron est de dire : je ne peux pas aller au conflit avec l’Allemagne et donc je vais faire des réformes pour améliorer la compétitivité de la France et donner des gages à l’Allemagne. C’est-à-dire, faire ses fameux « devoirs à la maison » (Hausaufgaben) comme on dit dans la presse allemande. Une fois que ce sera fait, il compte obtenir une plus forte intégration de la zone euro. C’est un pari très risqué même si Merkel n’a pas intérêt à fragiliser Macron. Les Allemands disent pour l’instant qu’ils sont assez d’accord, mais posent des conditions. Ils acceptent en principe la proposition de Macron de mutualisation des moyens dans la zone euro. Mais en gros, il s’agit de mutualiser les dettes quand il n’y en a plus besoin, puisque cette réforme est conditionnée au fait que les États jugulent leur déficit dans la durée. Il faut comprendre que l’Allemagne ne demande rien, elle attend juste que la France fasse ce qu’elle s’est elle-même engagée à faire : de l’austérité et de la dérégulation du marché du travail. Alors même que cette potion est aujourd’hui critiquée par le FMI ! On a donc des gens qui se prétendent modernes et supérieurement intelligents, et qui suivent une voie discréditée depuis 2010 !

Je dis donc que Macron ne s’est pas couché devant l’Allemagne. Il a simplement suivi sa logique néolibérale. Avec cette politique, on s’expose à une spirale récessive extrêmement dangereuse sur le plan macroéconomique. Et de plus, on perd tout l’aspect relance du programme initial parce qu’on ne peut pas faire autrement et que ce n’est pas la priorité. La priorité du gouvernement est austéritaire. C’est une servitude volontaire avec un but : l’espoir qu’en se faisant mal on va réussir, qui est intrinsèque à la pensée libérale. C’est un peu du bon sens paysan : « pour faire pousser mon champ, il faut que je sue derrière ma charrue ». On en revient toujours à l’apparence du bon sens qui est systématique dans cette pensée et qui la rend extrêmement forte. Il est plus valorisant de se dire qu’on a réussi en ayant souffert, que de se dire : « moi j’ai réussi sans faire trop d’efforts, et puis ça marche bien quand même ». On est face à un libéralo-masochisme. C’est ce qu’on a expliqué à la Grèce : « Vous avez bien profité, vous vous êtes goinfrés, maintenant il faut s’infliger la souffrance nécessaire comme les autres ». C’est exactement comme pendant la crise financière de 2007-2008. Aujourd’hui encore, les libéraux expliquent que le problème ce ne sont pas les dérives systémiques de la finance, mais que des gens aient accepté de s’endetter pour se loger. Pour eux, la crise de 2007-2008 n’est pas une crise du libéralisme. C’est parce que les gens ne se sont pas assez fait mal qu’il y a eu une crise, et c’est ce qu’on est en train de dire aux Français sur les réformes et les dépenses publiques. On leur dit : « vous vous êtes bien gavés les gars, vous n’avez pas fait les réformes et vous avez vécu au-dessus de vos moyens contrairement à vos voisins européens. C’est injuste, maintenant vous allez souffrir, vous allez payer ».

6) Angela Merkel va vraisemblablement remporter les élections allemandes de septembre, mais les élections italiennes approchent et sont à risque pour l’ordre européen. La France a-t-elle intérêt à travailler avec l’Italie ?

Angela Merkel a gagné mais la question est de savoir avec qui elle va gouverner. Il y a un vrai danger si Merkel s’allie avec les libéraux du FDP en pleine poussée, et qui sont sur une position dure sur le budget et l’Union Européenne. En 2009, le FDP avait établi un contrat de coalition avec Angela Merkel, détricoté ensuite par la même Merkel suite aux programmes « d’aides à la Grèce » – en fait des subventions au système financier international. Les libéraux vont donc faire très attention au contrat de coalition qu’ils vont signer avec la CDU et exiger des gages. D’autant plus qu’en 2013 ils avaient été exclus du Bundestag parce que l’électorat libéral estimait que le FDP s’était compromis dans la politique européenne de Merkel. Il est d’ailleurs important de noter qu’une bonne partie de cet électorat libéral s’est alors réfugié vers l’AfD qui revendiquait un retour à une forme de purisme ordolibéral. Et aujourd’hui, à l’inverse, le FDP reprend des voix au parti d’extrême-droite. Bref, les libéraux vont mettre des exigences très élevées dans ce contrat de coalition, ce qui est très inquiétant pour Macron. Il ne suffira plus de faire 3% de déficit quand on a promis 2,8%, il faudra respecter drastiquement le pacte budgétaire et réduire son déficit structurel, et donc faire encore plus d’efforts – notamment en matière de dérégulation. C’est la logique de la flèche de Zénon : on croit avoir atteint le but et en fait non, on doit continuer de courir après. Macron risque en réalité de ne rien obtenir de l’Allemagne parce que l’Allemagne considérera toujours que ce n’est pas assez.

Concernant l’Italie, il est très difficile de savoir quel gouvernement sortira des élections. Comme la loi électorale est revenue à une version avec une proportionnelle quasi-intégrale et un seuil à 4%, il va falloir qu’il y ait une coalition. Et on voit difficilement quel type de coalition pourrait se mettre en place. Le Mouvement Cinq Etoiles ne semble pas prêt à s’allier avec d’autres mouvements eurosceptiques de centre-droit comme Forza Italia et la Ligue du Nord. Et puis, est-ce que le Mouvement Cinq Etoiles a vraiment envie de prendre le pouvoir et d’organiser un référendum sur l’euro ? Il est difficile de répondre à cette question, on ne sait pas. Ce qui est néanmoins certain c’est qu’il y a un vrai problème économique en Italie dont la croissance est inférieure à la quasi-totalité de la zone euro. Celle-ci est insuffisante pour assurer le financement du modèle social et des transferts budgétaires qui compensent les disparités entre le Nord et le Sud du pays. Il faut aussi rappeler que la dette pèse très lourd dans les finances publiques italiennes. Donc si la zone euro reste comme ça et que l’Allemagne ne bouge pas il va y avoir un vrai problème italien. Cela peut se déclencher par un biais politique comme par un biais bancaire. On ne sait pas quand, mais cela arrivera, cela ne peut pas continuer comme ça pendant dix ans. La situation bancaire italienne fait que le sauvetage des banques ne peut se faire que par l’État, sauf que l’État est déjà surendetté, et qu’il est obligé de dégager un excédent primaire de plus en plus fort – ce qui est une ponction importante sur la richesse nationale. Les marges de manœuvre de l’État italien dans le cadre des règles de la zone euro sont donc très faibles.

Les Italiens sont toujours en demande de réforme de la zone euro. Donc en effet, si on veut réformer la zone euro on doit s’entendre avec les Italiens, ou encore avec les Espagnols, les Portugais et les Grecs. Il est donc essentiel que la France et l’Italie imposent à l’Allemagne certaines réformes. Le problème est que la stratégie de Macron est le couple franco-allemand à l’ancienne. On a une obsession du franco-allemand qui n’est qu’une des données de la réforme de la zone euro et on ne regarde pas suffisamment autour. Soit dit en passant, l’Allemagne savait très bien regarder autour pendant la crise grecque quand elle envoyait les Slovaques, les Hollandais et les Finlandais contre les Grecs. Nous on ne sait pas faire la même chose, au nom du franco-allemand, précisément.

7) On assiste plus largement à un effondrement des partis sociaux-démocrates en Europe et du vieux monde politique. Est-ce que les mouvements populistes de toutes sortes sont en train d’arriver à maturité ? Que pensez-vous de ces derniers ?

Tout dépend de ce qu’on appelle les mouvements populistes. L’échec de l’Union Européenne pendant la crise de la dette a produit un phénomène de retour au national qui a pris plusieurs formes : des formes nationalistes d’extrême-droite qu’il faut combattre ; des formes de gauche radicale qui opposent ceux d’en haut à ceux d’en bas ; mais aussi Macron qui fait du populisme à sa façon en s’appuyant sur une catégorie sociale particulière qu’il flatte quitte à s’arranger avec la vérité. La démarche est la même, mais je crois qu’il y a tout de même une persistance du clivage gauche-droite même si celui-ci est brouillé. Au fond, quand on a à choisir entre une politique d’austérité et une politique d’investissements publics, on arbitre entre des intérêts, et là c’est concret. La victoire de Macron montre la persistance d’une logique de classe sociale. Macron, c’est la victoire d’une classe sociale sur une autre.

Ce qui est clair, c’est que le populisme d’extrême-droite n’est pas en capacité d’arriver au pouvoir dans le contexte européen pour le moment. Il y a une résistance des sociétés. Maintenant, pour le populisme de centre, Macron a montré que c’était possible d’arriver au pouvoir dans un contexte de disparition de la social-démocratie et d’affaiblissement de la droite traditionnelle. je ne sais pas si ça peut se faire ailleurs en Europe, cela me semble compliqué. Quant à la gauche, on peut voir des phénomènes intéressants comme Corbyn qui s’appuie lui sur un parti traditionnel, qui a gauchi le discours du Labour tout en faisant des concessions à l’électorat de centre-gauche. Le populisme ne se suffit pas à lui-même. C’est une question qui se pose à La France Insoumise : est-ce que LFI peut prendre le pouvoir seule, ou est-ce qu’elle compte s’appuyer sur d’autres éléments, ce qui implique aussi d’accepter qu’elle est de gauche ? C’est ce que Corbyn a fait intelligemment quand il a effectué une synthèse entre le populisme et la gauche traditionnelle, alors que le SPD en a été incapable. C’est cet équilibre qui se pose aujourd’hui pour les gauches européennes.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL