Beyrouth : face au vide étatique, la reconstruction par le bas

© LHB pour LVSL

Pouvoir exsangue, institutions engluées dans des divisions politiques et confessionnelles exacerbées par le conflit syrien, élections remises aux calendes grecques, crise économique parmi les plus violentes de l’Histoire avec une inflation à quatre chiffres : le Liban traverse ses heures les plus sombres depuis la guerre civile (1975-1990). Pourtant, au milieu du chaos souffle un vent d’espoir. Après l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, une mobilisation collective sans précédent, soutenue par la diaspora et les organisations non gouvernementales (ONG), a permis de réparer une grande partie des dégâts causés dans les quartiers les plus impactés. Une reconstruction « par le bas », sans la moindre aide publique, qui a donné des idées au monde intellectuel pour bâtir une société plus juste. Un reportage de Nicolas Guillon.

C’est leur 11 septembre. Mais un 11 septembre qui serait intervenu dans la foulée d’un 24 octobre 1929 et dans un contexte pandémique. « Le 4 août 2020 a été l’explosion ultime venue clore une série », explique Alexis Abdallah, de l’ONG Live Love Beirut 1. Comme un Jugement dernier s’abattant sur ce Liban miné par ses sempiternelles luttes confessionnelles et une corruption politique à la limite de l’imaginable qui l’a plongé dans l’une des plus importantes crises économiques que l’on ait vues depuis deux siècles, au point de mettre son existence en péril. Car, comme le rappelle Fadlallah Dagher, le doyen de l’Académie libanaise des beaux-arts (Alba) 2, « le Liban est une idée plus qu’une réalité ».

Lorsque ce jeudi noir, à 18h08 heure locale, presque cent ans jour pour jour après le tracé officiel par la puissance mandataire française des frontières de l’Etat du Grand Liban, se produit dans le port de Beyrouth l’une des plus importantes explosions non-nucléaires de l’Histoire 3, le pays, reconfiné depuis quelques jours suite à une résurgence de cas de Covid-19, traverse une terrible récession. Durant le seul mois de juillet, la livre libanaise a perdu deux tiers de sa valeur et c’est tout un pays qui est en train de basculer dans la pauvreté. Alexis pointe une tour luxueuse en premier rideau du blast : « Tout le monde a été impacté, les plus pauvres comme les plus aisés, car comment voulez-vous réparer des dégâts lorsque votre argent est inaccessible ? »

En déambulant dans les rues pentues de la colline d’Achrafieh sur laquelle l’onde de choc s’est propagée, le jeune homme raconte l’indescriptible : « la forte chaleur ressentie, le souffle qui vous envoie dans la pièce d’à-côté, la déflagration que vous entendez de façon sourde ». Et puis, en sortant de chez soi, les premières images du désastre : les immeubles sans ouvertures voire sans façade, dont bon nombre menacent de s’effondrer, les habitants qui n’ont plus que leur voiture pour abri, les médecins de l’hôpital Geitaoui qui traitent les blessés dans la rue à la lumière de leur smartphone, les jeunes accourus pour balayer les innombrables débris, les livreurs qui, dans une ville pétrifiée, mettent spontanément leurs deux-roues à la disposition des secours : « Trois cents mobylettes ont sauvé trois cents vies », résume Alexis. À l’écoute de ce récit apocalyptique, le bilan officiel faisant état de 215 morts et 6 500 blessés apparaît presque miraculeux.

Pourtant, s’il ne persistait quelques stigmates du traumatisme, ici une structure métallique maintenant un édifice debout, là une bâche recouvrant un échafaudage, difficile, trois ans plus tard, de s’imaginer l’ampleur de la catastrophe. En effet, à Mar Mikhael comme à Gemmayzé, secteurs entièrement dévastés par l’explosion, la vie semble avoir repris son cours, même si en soirée le faible nombre de fenêtres éclairées trahit un certain exode. « Welcome to Lebanon ! », lance de sa voix tonitruante Charbel aux clients franchissant le seuil du restaurant Le Chef, une institution de la rue Gouraud, qui a survécu à la guerre civile. Ici s’entassent joyeusement, dans une salle ne dépassant pas les vingt-cinq couverts, familles du quartier, expatriés et touristes en recherche d’authenticité. Comme l’indique le nom du lieu, chez Le Chef on parle français, bien que la devise de la maison s’affiche en anglais au comptoir : « A generous hand in a broken land ». Une formule en parfaite adéquation avec l’esprit et l’énergie qui ont prévalu dans la ville depuis la « nuit du 4 août ».

Macron et l’espoir déçu

Certes, faute de puissance publique, la reconstruction du port n’a toujours pas débuté et l’enquête piétine. Présent sur zone dès le 6 août 2020, Emmanuel Macron avait pourtant suscité un grand espoir parmi la population. Mais depuis, rien, si ce n’est un jeu dangereux comme l’écrivait, le 3 avril dernier, Anthony Samrani, dans le quotidien libanais L’Orient-Le Jour : « Emmanuel Macron a mené ici une politique parfois incohérente, souvent illisible. (…) Près de trois ans plus tard, aucune réforme n’a été mise en œuvre, le Liban continue de se déliter et rien ne permet de penser que la situation va s’améliorer à court et moyen terme. » En arrière-plan, une élection présidentielle qui n’en finit pas d’être reportée et pour laquelle Paris soutient la candidature de Sleiman Frangié 4. « Mais comment Emmanuel Macron, qui appelait encore en décembre dernier les Libanais à « changer de leadership » et à « dégager les responsables politiques qui bloquent les réformes », a pu se retrouver dans la situation de celui qui doit « vendre » le candidat du Hezbollah aux Saoudiens ? », s’interroge l’éditorialiste.

De fait, Le Liban est aujourd’hui coincé entre deux veto. Mais la nature ayant horreur du vide, la société civile n’a pas tardé à remplir la case laissée vacante par le pouvoir. Engagés depuis octobre 2019 dans un mouvement de manifestation ayant conduit à la chute du gouvernement, les activistes étaient sur le pied de guerre, les ONG déjà à l’œuvre sur le terrain et les universitaires au chevet de leur ville martyrisée ; alors la mobilisation collective fut instantanée pour réparer ce qui pouvait l’être sans nécessiter une intervention d’en haut. « Les gens étaient dépassés par l’ampleur des dégâts, il fallait dans un premier temps répondre aux besoins urgents, explique Bachir Moujaes, architecte, enseignant à l’Alba et alors habitant d’Achrafieh. Il faut bien comprendre que sitôt la sidération passée on est confronté à l’ingérable : il n’y a plus de compteurs d’électricité, de réservoirs d’eau. » À l’initiative de l’Ordre des ingénieurs et architectes de Beyrouth 5, un état des lieux est immédiatement engagé. La zone impactée est divisée en cinquante-deux super îlots et autant d’équipes sont constituées qui vont œuvrer durant deux mois sur la seule base du volontariat. Considéré comme le « Monsieur Patrimoine » de Beyrouth, Fadlallah Dagher appelle le Service des Antiquités pour offrir les services de son agence, puisqu’il s’avère que la pierre a davantage souffert que le béton. C’est l’acte de naissance de l’association Beirut Heritage Initiative (BHI) 6, dont le logo apparaît aujourd’hui sur de nombreux panneaux de chantier : « Toutes les bonnes volontés se sont retrouvées et nous nous sommes réparti le travail. Nous avons établi des cartes, un plan d’actions. Ce fut un moment de grâce. »

Puis très vite vient le temps de travaux. Les ONG parent à la première urgence, remettent compteurs et réservoirs en état de marche : il faut encourager les habitants qui le peuvent à revenir au plus vite chez eux et permettre à ceux qui ont refusé de quitter les lieux de revivre le plus rapidement possible dans des conditions décentes. Les donations affluent : sommes consistantes mais également modestes. À sa création en 2012, Live Love Beirut se limitait à une équipe de quatre personnes ; elles sont désormais plus de cinquante à travailler pour elle. « Suite à l’explosion, nous avons commencé par monter des opérations de l’ordre de 3 000 USD (ndlr, 2 738 EUR), aujourd’hui certaines atteignent 2,5 millions USD (ndlr, 2,28 millions EUR) », annonce fièrement Alexis Abdallah. Les opérations en question s’organisent par cluster, c’est-à-dire par groupe de quatre, cinq, six, voire une dizaine de bâtiments, comme dans celle qu’Alexis nous fait visiter. Concrètement, une fois les dégâts inventoriés, un partenariat est engagé avec les propriétaires, langue est prise avec le gouverneur de la ville, l’ONG sollicitée débloque les fonds et les appels d’offres aux entreprises sont lancés. Là encore, étape après étape, chacun apporte son écot : un cabinet d’avocats se met en disponibilité pour rédiger les contrats, des entreprises acceptent de travailler à marge réduite sans pour autant transiger sur la qualité – une gageure au Liban où l’exception a toujours fait office de règle. Dans la continuité de l’état de grâce, une confiance s’est installée. « Nous avions le budget pour rénover douze bâtiments, finalement nous avons pu en faire vingt-deux », s’étonne encore Fadlallah Dagher. Du côté de Live Love Beirut, le bilan des rénovations dressé en mars dernier est spectaculaire : 385 appartements, 45 immeubles patrimoniaux, 55 magasins pour un total de plus d’un millier de bénéficiaires. On serait tenté de vanter pour la énième fois la résilience du peuple libanais mais celui-ci ne veut plus entendre ce mot qui semble servir de prétexte à toujours alourdir un peu plus son fardeau. La résilience ne saurait être durable.

« Nous avons surtout le sentiment d’avoir inventé un processus nouveau parce que les grandes opérations de reconstruction sont généralement dirigées par la puissance publique ou déléguées à une société privée d’aménagement, comme cela fut le cas pour le centre-ville de Beyrouth après la guerre civile », précise l’architecte franco-libanais Jad Tabet, président de l’Ordre au moment du recensement des dégâts 7. Deux modèles bien évidemment inadaptés au Liban tant que la vacance du pouvoir perdurera et qu’un équilibre économique et financier n’aura pas été recouvré. Mais c’est peut-être, paradoxalement, une chance pour Beyrouth qui, en l’absence d’institutions fonctionnant démocratiquement, est parvenue à imaginer un autre mode de faire, non plus top down mais bottom up, c’est-à-dire partant de la base, une méthode, qui correspond finalement assez bien à ce pays si singulier. Un adage libanais ne dit-il pas : « Si tu as compris le Liban c’est qu’on te l’a mal expliqué ».

Centre-ville fantôme

Car force est de constater qu’il fait meilleur se promener dans les quartiers bordant le port, même après l’explosion, même sur des trottoirs étroits et défoncés, au milieu de la jungle des voitures et de l’odeur des ordures, que dans les rues gentrifiées du downtown, certaines aujourd’hui barrées de rouleaux de barbelés pour protéger quelque dignitaire n’ayant pas la conscience tranquille. Depuis les manifestations de 2019, il est, en effet, impossible d’accéder à la place de l’Étoile où trône la tour de l’Horloge. Autour, un centre-ville fantôme que la crise a vidé de ses occupants privilégiés. Le grand œuvre de Rafiq Hariri, assassiné en ces lieux-mêmes, ne ressemble plus qu’à un décor de cinéma dont même les enfants de réfugiés ont disparu. Pour une fois qu’un projet ne reste pas au fond d’un tiroir, celui-ci apparaît aujourd’hui totalement anachronique. Ce qui se voulait être un centre du monde, avec ses malls luxueux, est devenu une impasse, illustration d’un libéralisme poussé au bout de sa logique, qui, à force de mensonge et d’immoralité, en vient à nier toute humanité.

Avec ses cafés tous plus accueillants les uns que les autres, ses souks alimentaires et ses ateliers d’artiste, la vitalité sociale et créative des quartiers de Gemmayzié et Mar Mikhael offre un contraste saisissant, dont les enseignements à tirer dépassent le contexte libanais. En contrepoint des habituelles démarches capitalistes aboutissant bien souvent à la confiscation de la vie par le béton, s’épanouit ici une urbanité organique et inclusive qui commence au seuil de son domicile et s’étend jusqu’à la rue, pour donner la priorité aux liens. Après l’apocalypse, l’arbre a repoussé. Cet « urbanisme du possible », comme l’a joliment défini Bachir Moujaes, apparaît dès lors comme un motif d’espérance dans les cas les plus désespérés. L’architecte mène avec ses étudiants des travaux sur cet urbanisme « tactique » qui s’affranchit de la planification. En parallèle de l’action sur le terrain, cinq des sept écoles d’architecture du pays ont planché sur les grands principes qui pourraient demain présider à la construction d’un écosystème pour une ville plus juste, tant sur le plan spatial que social. Un travail qui a abouti à la publication d’un document référence : la « Déclaration de Beyrouth » 8. Selon Mona Fawaz, de l’Université américaine de Beyrouth (AUB) 9, cette régénération hors portage politique de sa capitale offrirait deux opportunités au Liban : « d’une part l’invention d’un nouveau modèle économique, plus redistributif et moins spéculatif, d’autre part le dépassement des confessions par le vivre-ensemble ».

Mona Fawaz était de la liste « indépendante, non confessionnelle et paritaire » Beirut Madinati (ndlr, en arabe, Beyrouth est ma ville) qui osa défier les partis traditionnels lors des élections municipales de 2016. Beirut Madinati récolta 30 % des suffrages mais… aucun siège au conseil, la loi attribuant la totalité de la représentation à la liste arrivée en tête du suffrage. Qui plus est, au Liban, on ne vote pas dans son lieu de résidence mais dans la commune de ses racines familiales, ce qui fait qu’à peine 200 000 personnes ont leur mot à dire sur la gestion d’une ville qui compte deux millions d’habitants. « Cette situation traduit bien le divorce qui existe entre le pays légal et le pays réel, développe sa collègue et colistière Mona Harb. Cela fait plus de vingt ans que nous travaillons à la construction d’une ville plus juste, qui rejaillirait bien entendu sur l’ensemble du pays. Nous nous battons contre les projets les plus insensés, nous faisons du bruit. Depuis les relevés post-explosion, nous sommes en possession d’une importante somme de données, nous savons précisément quelle propriété appartient à quel propriétaire (la moitié des immeubles du front de mer au seul clan Hariri). Il serait parfaitement envisageable d’instaurer une taxe sur les plus-values immobilières pour financer un autre projet de société. C’est très frustrant parce que nous sommes prêts et qu’il y a actuellement, de par la faiblesse du pouvoir, une fenêtre pour agir, pour insuffler une dynamique nouvelle. » Fadlallah Dagher mise, lui, sur le fait inéluctable que « les vieux chefs de guerre qui ont installé un esprit tribal au sein de l’Etat finiront par disparaître ». 

Le 13 avril 1986, le poète libanais Antoine Boulad écrivait ces lignes dans L’Orient-Le jour : « Un pays vole en éclats lorsque sa capitale est atteinte. Une capitale se désintègre lorsque son centre est détruit. Ces deux cercles concentriques qui font une nation, les hommes politiques de demain n’auront dansé que sur leurs débris. Ainsi, il n’y aura plus de politique au Liban. J’ai peine à croire qu’il y aura des hommes. » 10 Trente-sept ans plus tard, constatons que l’oracle s’est trompé sur au moins un point.

Remerciements à Ariella Masboungi, Grand Prix de l’urbanisme 2016, pour son aide précieuse dans la construction de ce reportage.

Notes :

1. Live Love Beirut

2. Alba: Université De Balamand – Académie Libanaise Des Beaux-Arts

3. Selon des spécialistes de l’Université de Sheffield, au Royaume-Uni, l’explosion du port de Beyrouth aurait atteint 1/10ème de la puissance de la bombe atomique ayant détruit Hiroshima.

4. Entre Riyad et Paris, le fossé se creuse, article de Mounir Rabih in L’Orient-Le Jour, 20 mars 2023.

5. www.oea.org.lb

6. https ://beirutheritageinitiative.com

7. Beyrouth, un processus innovant de reconstruction, Jad Tabet et Ariella Masboungi : entretien croisé in revue Urbanisme, novembre 2021.

8. Déclaration urbaine de Beyrouth – FRAN FINAL.pdf (oea.org.lb)

9. www.aub.edu.lb

10. Les franges incendiées du ciel, Antoine Boulad in Le goût du Liban, p. 89-91, texte choisis par Georgia Makhlouf, coll. Le petit mercure, Editions Mercure de France, août 2021.

Le secret bancaire libanais, relique d’un modèle libéral déliquescent

Le secret bancaire libanais, autrefois considéré comme une bénédiction pour la croissance du pays, s’est retourné contre un Liban désormais en crise. Réformé à plusieurs reprises pour se conformer aux standards internationaux, le secret bancaire a perdu de son ampleur sans pour autant disparaitre. L’abolition de cette législation réclamée pendant la révolte de 2019 pour mettre fin aux pratiques des dirigeants politiques accusés d’enrichissement illicite fait face à une opposition farouche. Malgré la corruption qu’elle couvre et les recettes fiscales qu’elle entrave, l’obligation de discrétion des banquiers est défendue bec et ongles par l’oligarchie politico-financière du pays…

Du « miracle » au cauchemar

Le secret bancaire consiste en une obligation légale, pour les banques, de conserver la confidentialité des informations sur leurs clients. Une levée de cette obligation peut être demandée par la justice dans le cadre d’une enquête pénale. L’opacité du système bancaire est variable d’un pays à l’autre en fonction de sa législation. Le choix d’une telle législation peut être motivé par une stratégie économique qui permet d’attirer dans les banques locales des investisseurs soucieux de conserver leur anonymat.

Baguette magique brandie dans les années 1950 pour accomplir le « miracle économique » qu’a connu pays du Cèdre, le secret bancaire représente de nos jours un important manque à gagner pour les autorités fiscales. Consacrée par la loi de 1956, l’opacité des banques libanaises quant aux informations de leurs clients, conjuguée à des montages juridiques et financiers, a créé les conditions d’une évasion fiscale connue de tous. Ces dernières années, le miracle a viré au cauchemar. En 2020, le Premier Ministre Hassan Diab faisait un constat glaçant : « l’État n’est plus en mesure de protéger les Libanais et leur assurer une vie décente. » Ceux-ci peuvent à peine retirer leur argent de la banque, leur pouvoir d’achat s’est effondré et la valeur de la livre libanaise a été réduite à peau de chagrin.

L’endettement constant de l’État, alimenté par les capitaux étrangers, a fonctionné sur le mode d’une pyramide de Ponzi. Dès lors que les investisseurs ont commencé à douter de la solvabilité de la Banque centrale libanaise, l’ensemble du mécanisme financier s’est écroulé

Rendue à l’évidence, la classe politique est unanime sur la nécessité d’une aide massive du FMI comme moyen unique d’injecter des capitaux dans la Banque centrale libanaise, boudée par tous les créanciers du monde. L’institution de Bretton Woods exige en contrepartie des réformes structurelles, notamment celle du secteur bancaire, ce que les responsables libanais ne sont pas résolus à accepter. Fatalement, les négociations engagées depuis le printemps 2020 piétinent et l’octroi des 11 milliards de dollars reste en suspens…

Le piège de la financiarisation se referme

Faisant le pari d’une économie tournée vers le secteur tertiaire et les mouvements de capitaux (au détriment du développement des secteurs agricoles et industriels) le pays a créé les conditions de sa propre fragilité. Dans les années 1950, le jeune Liban décide d’adopter une législation libérale dans l’intention faire fleurir son économie grâce à l’attraction de l’épargne étrangère, facilitée par le secret bancaire. Alors que les investisseurs fuyaient les pays voisins, cette stratégie s’est avérée payante. Le pays a connu, les années suivantes, un afflux massif de capitaux issus des pétromonarchies du Golfe et de la diaspora libanaise.

Au sortir de la guerre civile dans les années 1990, le Premier Ministre Rafiq Hariri remet au gout du jour la doctrine libérale dans le pays. Sa politique monétaire consistait à faire du Liban un coffre-fort pour les fortunes des pays du Golfe grâce des taux d’intérêts extrêmement attractifs (15 à 20%). L’endettement constant de l’État, alimenté par les capitaux étrangers, a fonctionné sur le mode d’une pyramide de Ponzi. Dès lors que les investisseurs ont commencé à douter de la solvabilité de la Banque centrale libanaise, l’ensemble du mécanisme financier s’est écroulé.

C’est ce qui a été observé en 2020 lorsque le Liban, endetté à hauteur de 170% de son PIB (le 3ème taux le plus élevé au monde), s’est déclaré en défaut de paiement. L’agriculture et l’industrie, parents pauvres des investissements publics depuis des décennies, au profit du secteur tertiaire et immobilier, sont restés au stade embryonnaire. À l’heure où son pilier financier s’est effondré, l’État libanais a immanquablement été frappé de plein fouet par l’absence de diversification de son économie. Le pays, extrêmement dépendant de l’extérieur, est aujourd’hui contraint d’importer entre 65 % et 80 % des biens liés à ses besoins alimentaires. En 2021, plus des trois quarts de la population est tombée sous le seuil de pauvreté multidimensionnelle selon l’étude de la Commission économique et sociale des Nations Unies pour l’Asie occidentale. Pourtant, les grandes fortunes politiquement influentes résistent sans relâche à la disparition du secret bancaire.

Livres libanaises et dollars américains. © Dreamstime.com

Corruption et manque à gagner

Le Liban est considéré comme l’un des pays les plus corrompus au monde par Transparency International en 2021 (avec la 154e place sur les 180 pays étudiés). L’ONG estime que celle-ci est généralisée et affecte tous les niveaux de la société, surtout les partis politiques, le Parlement, l’administration publique, les douanes et la police. Ce phénomène n’est pas nouveau : pendant la guerre civile (1975-1990), le secret bancaire a facilité les transferts de fonds profitant aux milices et aux marchés de l’armement. La corruption a également souillé l’institution étatique. Et pour cause, dès les années 1980, des chefs communautaires avaient la mainmise sur des ministères entiers. Les faits de corruption et d’évasion fiscale, incriminés mais rarement poursuivis par la justice, ont favorisé l’enrichissement illicite d’une poignée de personnalités haut placées et ont coutés cher aux finances publiques.

Désabusée par la déficience des services publics et la facilité avec laquelle les mieux lotis s’affranchissent des impôts ou blanchissent leur argent, le reste de la population refuse de jouer un jeu de la fiscalité. En l’absence de contrepartie en termes d’investissements économiques et sociaux, la confiance des contribuables dans leurs dirigeants a été brisée. L’insuffisance des recettes publiques qui en découle remet en cause la capacité de l’État à assumer ses prérogatives les plus élémentaires. Résultats : le système éducatif et le système médical s’en trouvent fragilisés, l’armée manque cruellement de moyens, l’état des infrastructures se dégrade, les fonctionnaires ne sont plus payés à la hauteur de leurs besoins les plus élémentaires et les retraites ont quasiment disparu. Ce cercle vicieux est d’autant plus pervers qu’il encourage le recours à « la corruption et aux services parallèles, qui mènent à leur tour au vote politique d’allégeance et à l’affaiblissement du rôle de l’État », écrit Karim Daher dans Le Commerce du Levant. Sans surprise, l’augmentation de l’imposition indirecte telle que la TVA ou encore celle sur l’utilisation de Whatsapp a déclenché un ras-le-bol populaire qui a débouché sur les soulèvements d’octobre 2019.

Malgré l’adhésion du Liban aux normes de l’OCDE sur les échanges d’informations bancaires et au Forum mondial sur la transparence fiscale en 2017, le secret bancaire persiste. C’est à marche forcée que le pays a modifié sa législation pour la mettre en conformité avec les standards internationaux. Sous la menace d’être placé sur liste noir par le Groupe d’action financière et le Forum international, le Parlement a voté une loi qui étend la levée du secret bancaire à une vingtaine de crimes supplémentaires dont ceux de corruption, d’enrichissement illicite et de détournement de fonds publics.

Le député Ibrahim Kanaan, à la tête de la commission parlementaire des finances rapportait au Figaro que l’adoption de la loi représente « un pas important pour le Liban dans la lutte contre la corruption » tout en nuançant rapidement son propos. Le mécanisme confie seulement le droit de lever le secret bancaire à une Autorité de lutte anticorruption et à une commission d’investigation de la Banque centrale, et non à la justice. Cet amendement a été voulu par des députés craignant de possibles « influences politiques » sur la justice. Or, selon le député Kanaan, cette mesure annihile « l’essence même de la loi ». En effet, la commission d’investigation de la Banque centrale a déjà cette prérogative depuis des années ; ce qui n’a pas empêché que des milliards soient transférés à l’étranger en toute tranquillité.

Qui plus est, cette loi est appliquée essentiellement dans le cadre de poursuites internationales. Rares sont les cas où elle est utilisée pour lutter contre la corruption locale, faute de volonté politique. L’avocat Paul Morcos, auteur d’un ouvrage intitulé Le secret bancaire face à ses défis, partage le même avis. Il confirme aux journalistes du Commerce du Levant qu’« il n’y a pas lieu d’attendre une initiative d’un quelconque parti politique pour lever le secret bancaire. » L’expert explique que le corpus législatif actuel doit être amélioré pour assurer la poursuite effective des cas de corruption du personnel politique. A l’heure actuelle, le plaignant qui introduit une affaire en justice pour enrichissement illicite « s’expose en plus à une amende de 200 millions de livres libanaises au moins et de trois mois à un an de prison » si son action est rejetée. Cette épée de Damoclès, planant au dessus de la tête des dénonciateurs de fraude, n’encourage en aucun cas la sanction de ce genre d’abus. De fait, les fraudeurs sont encore à l’abri.

Cet été, le parlement libanais a rouvert le dossier en proposant un nouvel amendement à la loi dans le sens de la réduction du champ du secteur bancaire mais cette version ne trouve toujours pas grâce aux yeux du Fonds Monétaire International. Ce dernier a considéré que la loi présentait encore d’importantes lacunes et a enjoint les députés à revoir certains points de la loi. Autrement dit, l’accord sur le plan de sauvetage du pays, dont le secret bancaire n’est qu’un point parmi d’autres, n’est pas prêt d’être conclus dans l’immédiat.

Quelque chose à cacher Monsieur Salamé ?

Quel meilleur exemple que celui de l’enquête pesant sur Riad Salamé, le président de la Banque centrale ? La justice suisse demandait l’accès aux relevés de comptes de la société de courtage de son frère, soupçonné de couvrir ses malversations. Alors que le procureur adjoint à la Cour de cassation s’était engagé dans une bataille contre le secret bancaire lui opposant l’accès aux comptes de Raja Salamé, l’une des banques a saisi sa hiérarchie pour obtenir sa mise à l’écart. Cette première tentative d’entrave n’ayant pas abouti, le procureur s’est heurté à un nouvel obstacle. L’enquête ayant repris son cours en janvier 2022, le chef du parquet lui ordonne subitement d’annuler les perquisitions. De nombreux observateurs voient dans ce deus ex machina une intervention de Najib Mikati, actuel Premier Ministre et milliardaire actionnaire d’une banque libanaise. En guise de justification contre les accusations d’entrave à la justice, ce dernier brandit « la nécessité de ne pas saper ce qui reste des piliers économiques et financiers du pays ». Nécessité, vraiment ?

Charlotte Fanar

Au Liban, les multiples visages de la dégradation sécuritaire

Manifestation contre l’accroissement de la pauvreté. Tripoli, Liban, 28 janvier 2021. ©Victoria Werling

Dans un pays en proie à diverses crises comme le Liban, le ballet des avions de chasse israéliens n’est qu’une menace parmi d’autres. Insécurité alimentaire, pandémie, augmentation de la délinquance, relents autoritaires… La crise socio-économique et l’absence de gouvernement constituent à bien des égards les premiers dangers pour la population. Tour d’horizon des menaces multiformes qui font de l’ombre au pays du Cèdre. 

Dimanche 28 février. Le bourdonnement des chasseurs de l’Israeli Air Force (IAF) se mêle au ciel bleu azur de Beyrouth. Cette mélodie quasi quotidienne est le fruit d’un orchestre varié, mêlant avions de reconnaissance et avions de combat multi rôles. S’y ajoutent les drones, et, de temps à autre, le bruit sourd des missiles tirés en direction de la Syrie. Ces vols surviennent dans un contexte d’autant plus tendu que beaucoup de Libanais sont encore sous le choc de la double explosion du 4 août dernier, qui a réveillé chez certains les traumatismes de la guerre.

Vers une intensification des opérations israéliennes au Liban

Bien qu’agacés par ces allées et venues intempestives, la plupart des Libanais n’y voient pas une menace directe. Ces vols sont avant tout tactiques et s’inscrivent dans une logique de guerre psychologique : ils permettent d’intimider et de récolter des renseignements (photographies, surveillance électronique…). Mais de façon générale, les opérations de l’Etat hébreu sur le sol libanais se sont intensifiées ces trois dernières années. Elles prennent notamment la forme de tentatives d’assassinat, qui rappellent les exécutions de certaines figures iraniennes comme le commandant de la Force al-Qods Qassem Soleimani (janvier 2020) et le physicien chargé du programme nucléaire iranien, Mohsen Fakhrizadeh (novembre 2020). Des opérations qui incluent également les mystérieuses déflagrations survenues en fin d’année dernière dans des zones sous contrôle du Hezbollah et qui selon certaines sources sécuritaires, pourraient continuer à se multiplier. 

Il en va de même pour ces fameux vols. En effet, si Israël fait fi de la souveraineté libanaise depuis plusieurs années, la multiplication de vols à basse altitude s’est intensifiée ces dernières semaines. Aux zones d’influences du Hezbollah continuellement surveillées par l’IAF – banlieue sud de Beyrouth, Sud-Liban, nord de la Békaa – s’ajoute désormais une bonne partie du territoire, y compris l’ensemble de la capitale. Avec un ennemi aux portes du pays et le départ récent du président Trump, Israël est plus que jamais sous pression. Ces survols représentent une violation du droit international, mais celui-ci faisant comme souvent l’objet d’un « deux poids deux mesures », l’énième plainte déposée par le gouvernement libanais auprès de l’ONU est un coup d’épée dans l’eau. D’une certaine manière, ces vols à répétions font l’objet d’un accord tacite entre un pays constamment sur le qui-vive et un autre submergé par les multiples crises qui le traversent.

Multiplication des liquidations politiques

La dégradation économique, associée à des tensions politiques et à la confusion institutionnelle, font du Liban un terrain en proie à des menaces multiformes. Un contexte préoccupant qui a engendré plusieurs réunions du Conseil supérieur de défense. L’augmentation des éliminations de personnalités, notamment des mondes politique, sécuritaire et journalistique, est souvent présentée comme l’un de ses symptômes. La dernière en date : celle de l’intellectuel et militant chiite Lokman Slim. Cet opposant au Hezbollah a été retrouvé dans sa voiture le 4 février dernier au Sud-Liban, atteint de quatre balles dans la tête et d’une dans le dos. Objet de menaces depuis plusieurs années, les regards se sont tournés vers le Parti de Dieu, qui a démenti toute implication. 

Cet assassinat s’ajoute à une longue liste d’autres ayant eu lieu dans des circonstances tout aussi mystérieuses, comme celui d’Antoine Dagher (juin 2020), cadre de la banque Byblos – dont on dit qu’il aurait été éliminé pour avoir pris connaissance de certains dossiers financiers sensibles ;  celui de l’officier des douanes Mounir Abou Rjeily (décembre 2020) – dont on affirme qu’il est mort en glissant et se tapant la tête contre le sol, tandis que certains affirment que sa disparition serait liée à des informations qu’il aurait récoltées sur la contrebande au port de Beyrouth  ; ou encore celui du photographe professionnel Joe Bejjani (décembre 2020).

L’augmentation des délits, conséquence directe de la crise économique

La menace sécuritaire au Liban n’est donc pas seulement extérieure. Elle se décline en une palette de couleurs, allant du vert dollar au jaune Hezbollah, en passant par le marché noir. La population elle, voit rouge, affectée par une crise économique sans précédent qui plonge une partie des Libanais dans une misère extrême. Plus de 50% d’entre eux vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté et 20% sous le seuil d’extrême pauvreté. Une situation socio-économique qui génère une instabilité s’exprimant notamment par une augmentation des délits. Vols à l’arrachée, cambriolages, hold-up dans de petits commerces…. Ces actes relèvent davantage de la survie que de grand banditisme. Après l’explosion également, beaucoup de maisons ont été pillées.

Une femme pose dans une des rues du bidonville de Hay el Tanak. Tripoli, Liban, 1er février 2021. ©Victoria Werling

Cette crise a aussi pour conséquence l’augmentation de l’animosité de certains Libanais envers les réfugiés syriens, qui bénéficient d’aides d’ONG quand les habitants du pays ne reçoivent pas ou peu d’aides de l’État. Des tensions intercommunautaires qui s’accroissent dans un pays où ces réfugiés, qui représentent 20% de la population, sont également accusés de peser sur le secteur économique.

Insécurité alimentaire et manifestations

Quoi qu’il en soit, rares sont ceux que cette crise épargne. L’insécurité alimentaire, aggravée par la pandémie, en est l’un des principaux symptômes. Les confinements à répétition empêchent nombre de Libanais de manger à leur faim, ceux-ci vivant généralement au jour au le jour, c’est-à-dire en dépensant le soir ce qu’ils ont gagné durant la journée pour nourrir leur famille. Les mesures de restrictions sanitaires les privant de leur activité professionnelle et les aides du gouvernement étant inexistantes ou très sporadiques, l’accès aux produits de première nécessité est un réel combat. Conséquences : malnutrition, suicides, des habitants qui tentent de fuir – en vain – par bateau, et des mouvements de contestations dans la lignée de ceux de la révolution. 

Un manifestant fuit les gaz lacrymogènes durant une manifestation. Tripoli, Liban, 28 janvier 2021. ©Victoria Werling

Dernier soulèvement en date : celui de Tripoli, une des régions les plus pauvres du pays. Dans cette ville du nord dont un tiers de la population active est au chômage, entre 60 et 70% de la population vit sous le seuil de pauvreté. Rien d’étonnant donc qu’en janvier dernier la « mariée de la révolution » ait à nouveau été le théâtre de manifestations violentes, opposant citoyens en colère et forces de sécurité. Après une semaine intense où 300 personnes ont été blessées et deux manifestants tués par balles, après que la police a ouvert le feu, le mouvement s’est finalement essoufflé. 

Relents autoritaires

Le 22 février, la justice militaire a lancé des poursuites pour terrorisme, tentative de former un groupe terroriste et vol, à l’encontre de 35 personnes ayant participé aux manifestations de Tripoli. Des accusations qui peuvent mener jusqu’à la peine capitale et relèvent d’une décision politique. Une première depuis le début de la révolution en 2019. Elles marquent ainsi une escalade dangereuse dans la répression pratiquée par les autorités contre leur peuple. L’opinion publique libanaise et les organisations de défense des droits de l’Homme sont d’autant plus inquiètes que les civils précédemment jugés par le tribunal militaire ont fait état de nombreuses violations, comme des interrogatoires sans la présence d’avocats, l’utilisation de confessions obtenues sous la torture ou encore des décisions rendues sans explications.      

Les violences et actes de désordre public ayant eu lieu à Tripoli sont le fruit d’une colère exprimée par des manifestants qui luttent pour leurs droits et dénoncent un accroissement de la pauvreté. Laisser entendre qu’ils sont terroristes est une manière pour les autorités de les décrédibiliser et de dissuader la population de manifester. Une rhétorique utilisée par de nombreux États si bien que ce terme, qui ne possède pas de définition juridique commune faute d’un manque de consensus entre ces derniers, est souvent utilisé à tort et à travers par des gouvernements afin de justifier leurs décisions politiques. 

Au Liban, la menace principale semble à bien des égards émaner des actions répressives et de la désinvolture de la classe dirigeante. Celle jugée responsable de l’explosion – dont on attend toujours les résultats de l’enquête, de la crise économique et de l’extrême pauvreté. Celle accusée d’une gestion catastrophique de la crise sanitaire. Celle dont on attend depuis plus de six mois qu’elle forme un nouveau gouvernement. Celle, enfin, dont les mesures punitives à l’encontre des manifestants virent à l’autoritarisme. Nombreux sont pessimistes quant à la capacité du Liban à sortir de ces crises à court et moyen terme. Aujourd’hui, loin des caméras braquées sur la colère des Libanais, c’est tout un pays qui sombre lentement et silencieusement dans la misère.

L’explosion à Beyrouth, produit de la déliquescence de l’État libanais

Manifestations Beyrouth
Des manifestants libanais enflamment le centre-ville de Beyrouth en octobre 2019, au début de la thawra (révolution). © Blandine Lavignon

À Beyrouth, l’explosion du 4 août dernier a tout balayé sur son passage, du centre-ville ultra-moderne qui fait face au port jusque dans les quartiers périphériques, en passant par le quartier historique de Gemmayzeh. Les bâtiments se sont effondrés  sur un périmètre de plus de 17 kilomètres. Beyrouth, ravagée par la terrible explosion demande des comptes. Comment 2 700 tonnes de nitrates d’ammonium ont pu se retrouver stockées sans surveillance dans son port durant six longues années à proximité du centre-ville de Beyrouth ? Ce terrible drame met en évidence la faillite et la responsabilité de l’État libanais, mais aussi la structure même de celui-ci, ayant rendu possible une telle négligence meurtrière.


La construction du port de Beyrouth date de 1887. Doté d’un terminal conteneur au début des années 2000, c’est un rouage économique et stratégique essentiel du pays puisque 80% des importations du pays y transitent. Il a fait l’objet ces dernières années de nombreux travaux d’agrandissement, à coups d’investissements massifs de la part de l’État. Pour cause, l’objectif est de le transformer en véritable hub régional.

En 2014, le cargo moldave Rhosus est contraint de faire étape à Beyrouth du fait de problèmes techniques. Il se voit finalement saisir sa cargaison, alors qu’il devait initialement livrer une société d’explosifs au Mozambique. Il possède à son bord 2 700 tonnes de nitrates d’ammonium. Le 27 juin 2014, le juge des référés de Beyrouth demande le placement de ce stock sous la garde du Ministère des transports ainsi que la sécurisation du lieu de stockage. En attendant, le hangar 12 du port de Beyrouth accueille le nitrate. Ce stockage provisoire dure alors six années, malgré les notifications régulières aux responsables politiques et à la justice de la présence problématique d’un tel stock.

La responsabilité de l’État libanais

D’après un rapport de la Sécurité de l’État consulté par Reuters, le Premier ministre et le président de la République avaient encore été prévenus le 20 juillet dernier du risque causé par cette cargaison, ainsi que de la nécessité de sécuriser le stock en dehors du port. Il était pourtant de notoriété publique, d’après de nombreux témoignages d’employés du port, que le hangar contenait du matériel extrêmement dangereux. Si la cause du départ de l’incendie qui a déclenché l’explosion reste encore à déterminer, le stockage d’une telle quantité de matière explosive à côté du centre-ville engage la responsabilité de l’État libanais.

Récemment, la zone du stock d’ammonium faisait l’objet de travaux qui n’étaient pas surveillés en permanence et sans bénéficier non plus d’une sécurisation adéquate. Le 4 août, à 18 heures, un incendie se déclare à proximité du hangar. Une première explosion ainsi qu’un nuage de fumée sont alors visibles, puis survient la puissante explosion due aux nitrates d’ammonium. Le creusement d’un cratère de 40 mètres de profondeur témoigne de sa violence.

Encore sous le choc de la catastrophe, les Libanais voient fleurir nombre de théories sur la cause de l’explosion sur les réseaux sociaux. La plus récurrente est celle de l’attentat : le responsable serait le Hezbollah (parti libanais disposant d’une branche paramilitaire légalement armée), ou encore l’ennemi sioniste (Israël, avec lequel le Liban est toujours officiellement en guerre). Si dans un premier temps, il est difficile de conclure à l’entière responsabilité de l’État libanais, ses dirigeants brillent pourtant par leur absence de déclarations à la suite du drame.

Pour cause, si la seule chose sur laquelle la classe politique libanaise arrive à s’entendre, c’est bien pour faire front commun et refuser de porter la responsabilité de sa négligence qui a coûté la vie à 171 personnes, et a fait plus de 6 000 blessés. La plupart des dirigeants affirment alors découvrir le contenu du hangar 12, comme le leader du Hezbollah Hassan Nasrallah qui assure alors mieux connaitre le port d’Haïfa que celui de Beyrouth. Cruelle ironie puisque Nasrallah avait menacé Israël en 2017 de faire exploser le nitrate d’ammonium stocké dans le port d’Haïfa.

La classe politique libanaise semble bien décidée à garder la mainmise sur cette affaire. Ainsi, le président Michel Aoun a refusé une enquête internationale, arguant du fait que cela desservirait la confiance en la justice libanaise et qu’il s’agissait avant tout d’un souci de souveraineté. Le dossier de l’enquête a donc été transféré à la Cour de justice, sous la houlette de Ghassan Oueidate, procureur général. Le choix de cette instance n’est pas anodin puisque celle-ci juge les crimes portant atteinte à la sécurité de l’État libanais et à la paix civile. Dès lors, l’État libanais se positionne en victime de la catastrophe, refusant de facto d’en reconnaitre sa part de responsabilités.

Cette stratégie de déresponsabilisation repose surtout sur la préservation du schéma de corruption grâce à un mécanisme bien huilé. Non contents d’essayer de faire admettre qu’ils ne savaient rien, les dirigeants cherchent désormais à faire reposer le drame sur le bas de la hiérarchie. Ainsi, des coupables tout désignés ont été placés en détention provisoire, notamment le directeur général des douanes, Badri Daher, ainsi que deux autres responsables des douanes et du port. Les scandales de corruption sont fréquents lors des déclarations douanières, dont le coût s’élève à plus d’un milliard de dollars par an. Le directeur des douanes avait par ailleurs porté plainte cette année contre un reportage mettant en lumière son implication dans la corruption du port. 16 fonctionnaires des deux structures ont également été arrêtés, laissant croire à l’efficacité de l’enquête libanaise. Pourtant, le directeur des douanes avait régulièrement demandé la vente ou l’exportation du stock d’ammonium ces dernières années, mais il aurait adressé ces requêtes sans suivre les étapes de la procédure légale. L’imbroglio administratif de l’État libanais et de ses lois renforcent le schéma de corruption, amenant à un enchevêtrement tel qu’il est impossible de remonter la chaine des responsabilités et que les coupables désignés, s’ils ne sont certes pas étrangers à ces pratiques, n’en sont pas moins qu’un maillon. Les arrestations pour la forme ne donnent pas de réponse à la population libanaise sur les causes de la catastrophe.

L’absence de traçabilité et de sanctions judiciaires vis-à-vis des affaires de corruption renforce ce phénomène. Et pour cause, le système judiciaire est lié au système politique, qui décide des nominations. Pour cette raison, la nomination du juge d’instruction de l’enquête a notamment clivé la scène politique libanaise, retardant le début de l’enquête et laissant craindre pour l’indépendance de l’enquête. Le juge Fadi Sawan, du tribunal militaire, a été finalement choisi.

L’État libanais, coquille vide au service des intérêts communautaires

Le 10 août, suite au scandale provoqué par la catastrophe, le Premier ministre Hassan Diab présente sa démission alors que de nombreux ministres avaient déjà claqué la porte du gouvernement. La démission de Hassan Diab fait suite à l’annonce de la tenue d’élections législatives anticipées. En l’absence d’une alternative structurée, ces élections risquent de devenir une stratégie de la classe au pouvoir pour se maintenir, en rebattant elle-même les cartes d’une nouvelle opposition. Comme présageant cela, le Premier ministre démissionnaire a déclaré dans son allocution télévisée que ce désastre était « le produit d’une corruption endémique au sein de l’État ». Cette phrase souligne que l’État libanais apparait être une coquille vide, pris dans un engrenage de corruption. L’une des revendications principales du mouvement du 17 octobre (thawra, révolution en arabe) était ainsi d’avoir un véritable État fort, une nation libanaise.

Pour cause, l’accord de Taëf (22 octobre 1989) qui a acté la fin des 15 ans de la guerre civile, a organisé le Liban sur le principe du confessionnalisme politique (inspiré du découpage politique du régime de la Mutasarrifiyyade de 1861). Chaque confession est ainsi représentée au sein du gouvernement et l’organisation du pouvoir est répartie entre celles-ci (ainsi, le président de la République est chrétien maronite, le président de l’Assemblée Nationale est musulman chiite, et le Premier ministre est musulman sunnite). Les caisses de financements de l’État se retrouvent réparties entre communautés. Cette répartition étatique est un formidable moyen pour les leaders communautaires de se départager le pays. Le partage du pouvoir contribue à dessiner des clivages verticaux dans la société et impacte le développement institutionnel ainsi que l’assise de l’État dans la société libanaise.

Ainsi, la figure du zaïm, le chef de clan, à laquelle on prête allégeance, passe au-dessus de la figure de l’État. Il est difficile alors pour l’État ou pour toute alternative de s’imposer face aux avantages obtenus par le biais de ce système, en particulier au vu de la situation économique critique. Cette configuration amène également à de la « petite corruption » avec le système de la wasta. Ainsi, l’obtention d’un emploi, comme n’importe quelle démarche administrative, est conditionnée par une relation avec un fonctionnaire et le paiement d’une somme d’argent. Ce trafic d’influence renforce les bases du confessionnalisme. Il comporte aussi le risque de failles sécuritaires importantes puisqu’il n’existe aucun système d’audit des institutions.

Le régime fiscal non distributif du pays conditionne cette structure de la dépendance. D’après le sociologue Thierry Kochuyt, « la reconnaissance de la pauvreté n’est donc que partielle et l’assistance reste sélective, ce qui montre que la précarité n’est pas perçue comme une conséquence générale des mécanismes de marché, c’est-à-dire comme un phénomène socio-économique qui touche toutes les communautés »1. Ainsi, les chaines de solidarité et le maillage communautaire remplacent l’État, en l’absence de protection publique.

Dans cette configuration, la prise en charge des soins des victimes de l’explosion est une question complexe. L’État a assuré qu’il prendrait à sa charge les frais médicaux engagés, mais sans en dire plus. Traditionnellement, l’État n’assure que peu la sécurité sociale et médicale de ses citoyens. Pour cause, la plupart de ces secteurs sont presque entièrement privatisés. L’État se décharge donc de sa responsabilité et de son action vis-à-vis de ceux-ci. La privatisation à outrance est certes l’une des résultantes des demandes des bailleurs de fonds, mais aussi et surtout la résultant de la construction d’un discours politique. Le poids exorbitant de la dette publique justifie ce discours récurrent sur la scène politique libanaise depuis les années 2000. La privatisation serait alors la recette miracle pour que cessent les maux économiques du pays.

La privatisation presque totale du système hospitalier engendre d’importants coûts d’hospitalisation pour la population libanaise. Les hôpitaux publics ne disposent que de 1 500 lits alors que l’explosion a fait plus de 6 000 blessés. Ils pâtissent aussi de la vétusté de leurs équipements et d’un sous-investissement sectoriel. Les circuits de la corruption subtiliseraient environ 30% du budget alloué à l’hôpital, d’après Waël Abou Faour. Cet ancien Ministre de la santé avait fait sien le combat contre la corruption dans cette institution.

De son côté, la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) ne couvre qu’une partie de la population et s’applique seulement aux frais de services de soin. Environ 130 000 libanais ne disposent d’aucune couverture concernant leur santé. Alors que l’explosion a fortement endommagé les entrepôts du Ministère de la Santé, et que l’OMS estime à plus de la moitié les hôpitaux hors-service dans la capitale, reste à savoir dans quelle mesure la prise en charge sera possible dans un système hospitalier déjà saturé et en crise depuis de long mois.

Les hôpitaux de campagne mis en place par certains pays de l’aide internationale (Iran, Qatar, Russie, Jordanie et Maroc) pallient à ce manque en prenant en charge gratuitement les blessés et en distribuant des médicaments, mais face à cette aide ponctuelle, le secteur médical libanais est à bout de souffle.

La question de la reconstruction

La question du coût de la reconstruction de Beyrouth se pose également, avec des dégâts évalués à 15 milliards de dollars. Qui paiera la reconstruction dans un pays exsangue ? Le Liban traverse actuellement la pire crise économique de son histoire contemporaine avec une dévaluation de plus de 80% de sa monnaie et un système économique à bout de souffle. La crise du coronavirus a encore accentué cette situation, dans un pays où une part importante de la population vit d’un revenu journalier.

Beyrouth n’a jamais été totalement reconstruite après la guerre civile. Les immeubles en ruines, criblés de balles, font partie intégrante du paysage urbain et côtoient des constructions ultra modernes. Les infrastructures et les institutions sont en grande partie héritées de la guerre. La guerre civile (1975-1990) a endommagé et détruit nombre d’entre elles. À la fin de celle-ci, l’effort de reconstruction ne s’est concentré que sur une infime partie de ces défaillances, sans équiper et développer les nouvelles zones urbaines résultants des déplacements forcés pendant le conflit. Les reconstructions n’ont pas été sans avantager le pouvoir politique via des conflits d’intérêts dans les appels d’offre.

L’exemple le plus marquant de cette dynamique est la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, initiée par le Premier ministre Rafic Hariri (assassiné le 14 février 2005 dans un attentat). Sous couvert de l’approbation du Conseil de développement et de reconstruction (organisme public), celui-ci finance la reconstruction intégrale du centre-ville de Beyrouth via sa société privée Solidere, qui bénéficie ainsi de juteux contrats. La reconstruction intégrale permet ainsi la privatisation de la majeure partie du centre-ville. Par ailleurs, cette reconstruction ne tient pas compte de l’intérêt public, et entraîne la destruction de nombreux bâtiments d’époque. Ces derniers auraient pourtant pu faire l’objet d’une politique ambitieuse de préservation du patrimoine.Le nouveau centre-ville devient une vitrine vide d’un Beyrouth luxueux, fantasmé, mais qui tranche avec le centre-ville populaire et vivant de l’avant-guerre. Au delà, cette politique de reconstruction a renforcé les clivages urbains préexistants. Elle a en effet coupé le centre-ville des quartiers populaires de Badawi et de la Quarantina.

En 2006, lors de la guerre avec Israël, Tsahal bombarda lourdement la capitale libanaise, faisant 1 183 morts. Tsahal détruit alors environ 7 millions de mètres carrés d’habitations, avec un coût de reconstruction chiffré à 1,7 milliard de dollars. À l’époque, le Hezbollah avait financé l’essentiel de la reconstruction. En effet, les dégâts ont touché surtout la banlieue sud, la Dahiye, bastion du parti. Le Hezbollah avait alors créé en 2007 le programme de reconstruction « Waad » afin de mettre en œuvre et de gérer seul la reconstruction. Cela renforça alors son rôle d’acteur public incontournable pour une partie de la population libanaise. L’entreprise avait été un succès pour le parti, avec 196 logements construits, pour la plupart équipés de générateurs. Un vrai luxe dans l’un des quartiers les plus pauvres de Beyrouth, caractérisé notamment par de l’habitat illégal. La reconstruction de 2006 par le Hezbollah a donc définitivement consacré son emprise territorial sur cette zone de Beyrouth.

Aujourd’hui, 300 000 Libanais se retrouvent sans domicile après l’explosion du 4 août. Les citoyens se retrouvent en première ligne de la reconstruction des quartiers détruits par l’explosion. Tandis que les annonces d’aide et de planification de l’État concernant la reconstruction sont au point mort, les Libanais s’organisent pour déblayer les dégâts, réparer certaines infrastructures et reloger les habitants ayant perdu leur logement. Encore une fois, ce sont les réseaux de solidarité qui s’activent pour pallier le manque étatique. Ils bénéficient de l’appui de la diaspora libanaise et de la solidarité internationale. Mais les moyens manquent et la situation nécessite une importante aide humanitaire d’urgence. La « conférence internationale de soutien et d’appui à Beyrouth et au peuple libanais » a promis 252,7 millions d’euros d’aide. Mais elle n’a pas encore déterminé de quelle manière cette aide sera distribuée et coordonnée. Elle ne doit en effet pas passer par l’État libanais, condition à laquelle se sont engagés les donateurs.

Les destructions touchent principalement les quartiers historiques de Gemmayzeh et de Mar Mickael. Ces derniers abritent des demeures traditionnelles libanaises, pour certaines datant de l’époque ottomane. Mais elles touchent aussi les rares quartiers non gentrifiés du centre-ville de l’après-guerre. De nombreux habitants ont ainsi déjà été démarchés pour vendre leur logement. Il s’agit d’initiatives de promoteurs privés qui voient dans la reconstruction une formidable opportunité de spéculer et obtenir une vente à prix moindre, profitant de l’urgence de la situation des habitants. Les habitants du quartier, des associations et des chercheurs libanais se mobilisent déjà pour éviter que l’appétit des promoteurs immobiliers achève d’enterrer ce patrimoine architectural et ne déloge les habitants, comme ce fut le cas lors des précédentes reconstructions.

Face à l’incurie de la classe politique, le mouvement de contestation de la thawra a repris en force samedi dernier. Il a réuni plusieurs milliers de Libanais venus crier leur colère et leur indignation. Les potences dressées symboliquement sur la place des Martyrs signaient un message clair : le coupable est le gouvernement.

 

 

1- Kochuyt, Thierry. « La misère du Liban : une population appauvrie, peu d’État et plusieurs solidarités souterraines », Revue Tiers Monde, vol. 179, no. 3, 2004, pp. 515-537

L’insurrection au Liban : révolution, unité et crise économique

© Natheer Halawani Manifestations à Tripoli

La scène politique libanaise bouillonne et se tend depuis désormais huit semaines, et fait revivre les slogans des printemps arabes : الشعب يريد إسقاط النظام, « le peuple veut la chute du système ». La thaura (ثورة, révolution en arabe) a explosé dans un élan populaire, indépendant de toute allégeance politique, résultat de décennies de néolibéralisme, d’inégalités sociales et de corruption endémique. C’est la proposition du gouvernement d’introduire une taxe sur les services de messageries tels que Whatsapp qui a été la goutte de trop. Dans un pays où les services de télécommunication sont parmi les plus chers au monde, cela a été vu par un grand nombre de Libanais comme l’énième abus du pouvoir. Ce dernier doit désormais faire face à la détermination de la population qui semblait jusque-là résignée, en tout cas trop divisée pour se révolter.


La géographie politique libanaise est connue pour ses stratifications identitaires multiples et complexes. Les appartenances confessionnelles sont nombreuses, et sont généralement associées à un parti ou à une formation politique. L’histoire du pays permet d’expliquer partiellement la réalité sociale actuelle : à la suite de la chute de l’Empire ottoman, la construction étatique libanaise a été régentée artificiellement par le haut, d’abord par les élites françaises (jusqu’à l’indépendance en 1943), puis par l’oligarchie libanaise. Les frontières artificielles du jeune État rassemblaient des populations diverses, divisées par des sentiments d’appartenance forts et très différents entre eux. La guerre civile (1975-1990), qui a meurtri la population et marque encore le quotidien de la société libanaise, est en partie le résultat du manque de cohésion nationale qui a longtemps caractérisé le pays. En 1990, les accords de Taëf marquaient enfin la fin du conflit, mais consacraient également une oligarchie politique représentant les groupes et les milices qui s’étaient affrontées au cours des quinze années de guerre. Ces accords ouvrent la voie à un nouveau réseau de clientélisme et de corruption, qui a permis à une partie extrêmement limitée de la population de s’octroyer la majorité des richesses. Ce réseau, caractérisé par une perméabilité assumée entre élites politiques et économiques, dépasse les divisions confessionnelles et identitaires. Pour autant, les clivages sociaux sont exploités et ravivés afin de diviser la population. Le fantôme de la guerre est alors brandi à la moindre suspicion de rassemblement populaire.

Néanmoins, les événements actuels semblent dépasser les peurs du passé. Au cours des premières semaines, les manifestations ne se sont pas uniquement concentrées dans la capitale, mais ont concerné le pays tout entier. La ville de Tripoli, souvent considérée par les beyrouthins comme une ville très conservatrice, est devenue le deuxième bastion de la révolution et attire désormais des « touristes révolutionnaires » du reste du pays. Les manifestations actuelles se distinguent par l’absence des partis politiques traditionnels et par la résilience d’une société civile qui refuse en bloc les dynamiques en place au Liban depuis presque trente ans. La population s’organise, occupe les places jour et nuit, met en place des conférences, des sit-ins, des marches pacifiques, des rave parties, des stands de lecture, de récupération physique et psychologique. Parmi ces actions, une chaîne humaine a même traversé le pays du Nord au Sud pour symboliser l’union du peuple libanais par-delà les différentes appartenances identitaires, vent debout contre le « système », l’empire des banques et la corruption, mais aussi les divisions sectaires matérialisées par un système parlementaire unique qui répartit les sièges sur des bases confessionnelles.

Par ailleurs, l’économie du pays est au bord du gouffre. Les fondations économiques libérales sur lesquelles le Liban repose depuis l’indépendance ont favorisé l’émergence d’un système financier dérégulé, qui a de plus en plus de mal à camoufler ses contradictions. Depuis environ deux ans, les difficultés croissantes du tout puissant secteur bancaire libanais ont poussé la banque centrale à prendre de plus en plus de risques. La détérioration grandissante de ce système économique est le résultat de décisions financières imprudentes, auxquelles s’ajoute l’absence de régulation politique. C’est néanmoins la population qui risque de payer le prix fort.

Les piliers d’un château de cartes

Avant la guerre civile, le Liban était considéré comme « la Suisse du Moyen-Orient ». Dès l’indépendance les fondements du libéralisme économique ont été inscrits dans le système législatif. Le secret bancaire est garanti par la loi à partir de 1956, et la libre circulation des capitaux y est acté dès 1948. Le pays a longtemps exploité sa position géographique pour devenir une plateforme financière majeure, et a d’ailleurs servi de refuge aux capitaux fuyants lors des nationalisations des socialismes arabes dans les années 1950 et 1960. La crise que traverse actuellement l’économie libanaise est la conséquence de fragilités structurelles et d’une dépendance accrue à l’afflux de capitaux et de biens qui proviennent de l’extérieur. Selon les derniers chiffres de la Banque mondiale (BM) le rapport entre la dette publique et le PIB maintient sa trajectoire croissante, et devrait atteindre 150%, un des plus élevés au monde. La balance commerciale est dans le négatif en permanence : puisque l’économie ne produit essentiellement pas de biens, le Liban doit importer une énorme partie de sa consommation intérieure. Le système bancaire et financier constituent un moteur essentiel dans ce contexte, mais ressemblent de plus en plus à un château de cartes bien trop fragile.

Avant la guerre civile, le Liban était considéré comme « la Suisse du Moyen-Orient». Le secret bancaire est garanti par la loi à partir de 1956, et le libre mouvement de capitaux y est acté dès 1948.

Trois dimensions, fortement interconnectées, ont jusque-là contribué à la stabilité précaire de l’économie libanaise. En premier lieu, le rôle de la diaspora libanaise dans le monde : celle-ci concerne 11 millions d’individus, alors que le territoire comprend seulement 4 millions de citoyens. L’envoi de fonds depuis l’étranger permet en partie au pays de se maintenir à flot, notamment puisque les transferts lui permettent de s’approvisionner en dollars. Les banques libanaises offrent des conditions financières très favorables à leurs épargnants, particulièrement en ce qui concerne la facilité de déplacement des capitaux et les taux d’intérêts élevés sur les dépôts. La fixation du taux de change de la livre au dollar américain renforce la confiance des Libanais expatriés dans la stabilité de leur système bancaire, puisqu’elle efface le risque de dévaluation de la monnaie nationale.

Le secteur immobilier est le deuxième pilier sur lequel repose le fragile équilibre économique libanais. Les crises et les turbulences qui ont affecté le pays n’ont pas compromis l’infatigable croissance qui a caractérisé le secteur. Cependant l’inflation a rendu le marché de l’immobilier inabordable pour une grande partie de la population libanaise. Les grands investisseurs du secteur expliquent l’augmentation constante des prix par la loi de la rareté : la demande ne cesserait d’augmenter en raison de la croissance démographique, de la disponibilité limitée de terrains et grâce à la demande de la diaspora libanaise, toujours intéressée de garder un pied-à-terre au Liban. En réalité, ce sont les investissements gigantesques en provenance des pays du Golfe qui ont longtemps été à l’origine de la fortune du secteur. La priorité a été donnée aux constructions de luxe. Le grand nombre de bâtiments vides ou incomplets qui peuplent le Liban sont comme autant de fantômes dont l’ombre laisse entrevoir une énorme bulle spéculative. L’existence de celle-ci est cependant difficile à démontrer en raison du manque de données concernant ce secteur en particulier, et l’économie libanaise plus en général. D’ailleurs, maintenir l’apparence d’un secteur immobilier performant a contribué de manière décisive, depuis la fin de la guerre civile, à attirer des investissements, en accroissant l’afflux de capitaux et en aidant le système bancaire à rester à flot. La période de stagnation que le secteur traverse depuis environ deux ans fait partie des éléments d’explication de la situation actuelle. [1][2]

Enfin le dernier, mais sans doute le plus important des piliers sur lesquels le château de cartes a été bâti, est la fixation du taux de change de la livre libanaise au dollar américain. Celle-ci a été mise en place en 1997 et stabilise depuis la valeur de 1500 livre libanaise à un dollar. Les deux devises sont utilisées officiellement dans le pays de manière interchangeable. Pour un pays importateur comme le Liban (où environ 80% des biens en circulation sont importés) la stabilité de la livre est primordiale, puisque si la livre devait commencer à fluctuer les prix pourraient monter dramatiquement pour les consommateurs, notamment pour des biens de première nécessité tels que le pain et l’essence.
La stabilité du taux de change a souvent été utilisée comme la preuve ultime de la résilience de l’économie libanaise. Néanmoins, l’approvisionnement constant en dollars est essentiel à la convertibilité parfaite entre livres et dollars. Les échanges entre les deux devises sont d’ailleurs à la source du rapport structurel entre la Banque du Liban (BdL) et les banques commerciales libanaises. Ils sont également à l’origine des méthodes d’ingénierie financière qui ont été pratiquées pour faire perdurer un système qui ne semble plus tenir debout.

©Kelly O’Donovan. Manifestants à Sahat al-Nour, Tripoli

Féeries et miracles de l’industrie financière

Pour assurer l’afflux constant de dollars en provenance de l’étranger, la BdL a longtemps offert aux banques commerciales des taux d’intérêt sur la dette publique du pays bien au dessus des taux des marchés internationaux. Si le manque de confiance dans la finance libanaise rend ces titres peu attrayants pour les créanciers internationaux, il n’est pas de même pour les banques libanaises : en 2017, la BdL et les banques commerciales détenaient au total 85% de la dette publique libanaise. Ce qui rend ce jeu d’échanges rentable est la fixation du taux d’échange entre la livre et le dollar : celle-ci permet aux banques libanaises d’échanger des dollars pour acheter des titres souverains libellés en livres libanaises (LBP), et reconvertir son investissement en dollar à tout moment, au même taux de change. Tant que la fixation est en place, et que l’État est solvable, les bons du trésor libanais sont quatre fois plus rentables que les bons du trésor nord-américains. [3]

Les conjonctures qui ont caractérisé l’économie régionale depuis 2011, notamment avec le début de la crise syrienne, ont mené à un ralentissement de l’afflux de dollars qui a poussé la BdL à prendre encore plus de risques. À partir de 2016, elle pousse encore plus loin son ingénierie financière, et commence à pratiquer le swap (l’échange) : au mois de mai, la BdL échange avec le ministère des Finances 2 milliards de titres souverains libanais en échange de titres européens. Elle a par la suite revendu les titres européens avec d’autres actifs financiers à des banques commerciales libanaises à des taux d’intérêts supposément très élevés mais non divulgués. Selon un rapport du FMI, la BdL aurait tiré un profit de 13 milliards de dollars de cette transaction nébuleuse. À la lumière des développements successifs, et notamment à la suite du début des manifestations, une publication récente de Triangle définit le système financier libanais comme un schèma de Ponzi.

©Kelly O’Donovan. Manifestants à Sahat al-Nour, Tripoli

Absence d’État et inégalités sociales

Cet ingénieux système financier ne contribue nullement au développement d’une économie productive. Là où l’argent semble produire de l’argent indépendamment de toute valeur réelle, la majorité de la population souffre de la pauvreté et du chômage élevés. Les taux d’intérêts sur les dépôts offerts par les banques commerciales sont tellement élevés qu’ils découragent toute forme d’investissement dans l’économie réelle. D’ailleurs, les conditions effroyables dans lesquelles sont les infrastructures du pays n’encouragent pas non plus les investissements dans l’économie productive.

Depuis la fin de la guerre civile le réseau électrique libanais n’a pas été en mesure de fournir de l’électricité 24/24h. Les structures sont peu performantes et nécessitent d’autant plus de manutention. En fonction de la zone géographique, les coupures d’électricité quotidiennes varient entre 3 heures et 12 heures par jour. L’état du réseau électrique a des conséquences sur la productivité des entreprises libanaises, mais est aussi à l’origine d’une double catastrophe climatique, qui contribue à dégrader les conditions de vie et la santé des Libanais. D’une part, les centrales électriques obsolètes qui constituent le réseau national s’alimentent uniquement de combustibles. D’autre part, les défaillances obligent la population à faire recours à des générateurs alimentés au diesel. Ce système est un des facteurs principaux de la pollution de l’air au Liban : à Beyrouth, le niveau de pollution est trois fois supérieur à ce que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) considère comme dangereux. Les structures délabrées de la compagnie d’électricité nationale contribuent également à creuser le trou du déficit budgétaire. En outre, la demande de générateurs représente une affaire extrêmement rentable pour une mafia pas prête à renoncer à ses profits.

L’exemple de l’électricité libanaise est représentatif de la plupart des infrastructures au Liban. La récolte des déchets fait partie des services essentiels défaillants qui empirent dramatiquement la crise environnementale. Le manque d’un système étatique fonctionnel fait de l’argent un moyen fondamental pour « s’acheter » de meilleures conditions de vie : payer pour un générateur plus efficace, pour un purificateur de l’air, pour une meilleure connexion internet. L’absence presque absolue d’un système de sécurité sociale fait que, si l’on est pauvre, il ne faut surtout pas tomber malade. Cependant 1,5 million de personnes, environ un tiers de la population, vit avec moins de 4$ par jour. Le chômage est estimé à 25%, et atteint 37% si l’on considère la population en dessous de 25 ans. De l’autre côté de la barricade, il y a les autres : les héritiers de la guerre civile, les mêmes visages ou du moins les mêmes familles, qui vivent dans des palais, qui détiennent les banques et qui n’ont fait que profiter des malheurs du pays. Face aux manifestations, ils semblent paralysés et incapables de réagir de manière appropriée. Les dynamiques restent les mêmes qui bloquent le pays depuis la fin de la guerre civile : les discours publics sont paternalistes, les manifestants sont accusés de vouloir déstabiliser le pays, d’être à la merci de pouvoirs étrangers, d’être la raison pour laquelle l’économie du pays est en train de plonger. Les mouvements Amal et Hezbollah, qui représentent les forces armées les plus importantes du pays, sont soupçonnés d’être à l’origine des violences à l’encontre des manifestants, qui ont eu lieu ces derniers jours à Beyrouth et à Tripoli.

Le manque d’un système étatique fonctionnel fait de l’argent un moyen fondamental pour « s’acheter» de meilleures conditions de vie : payer pour un générateur plus efficace, pour un purificateur de l’air, pour une meilleure connexion internet.

Les Libanais sont de moins en moins dupes de ces stratagèmes, mais la situation économique du pays empire de jour en jour. La grande préoccupation à l’heure actuelle est la dévaluation de la livre. Si la fixation du taux de change semble encore tenir, certains commerçants et particuliers demandent des prix plus élevés pour les paiements en livres, alors que le dollar devient la seule monnaie sûre. Cependant, cette devise est de plus en plus rare dans le pays, et seul les privilégiés, ayant des comptes courants à l’étranger, y ont accès. Dans les conditions de pauvreté actuelles de la population, une baisse du pouvoir d’achat devient dramatique.

Dans ce contexte économique de plus en plus incertain, personne ne sait ce qu’il arrivera dans les semaines à venir. Les élites politiques ne semblent pas s’approcher d’une solution qui puisse convenir la population. Le dernier candidat à la position de Premier ministre est l’homme d’affaires Samir Khatib (vice-président exécutif de la compagnie immobilière Khatib & Alami) un personnage parfaitement représentatif des élites économiques du pays, qui n’a pas contribué à apaiser les ardeurs de la rue. Le vide institutionnel et l’indécision sont des constantes de la politique libanaise : avant la nomination de Michel Aoun en octobre 2016, les députés soutenant le futur président de la république avaient boycotté les sessions parlementaires pendant deux ans et demi afin d’empêcher les élections. De la même manière, suite aux dernières élections législatives de mai 2018 il a fallu plus de 8 mois avant que l’on s’accorde sur une formation de gouvernement.

La crise actuelle présente une particularité, qui pourrait constituer une échappatoire pour le pays : le fait que la dette soit détenue en grande partie par les banques nationales offre au pays une plus grande marge de manœuvre. Sans la pression de créanciers étrangers, le gouvernement pourrait agir avec plus de liberté. Certains évoquent une répudiation, du moins partielle, de la dette, d’autres un impôt différé sur les comptes bancaires au dessus d’un million de dollars. Cependant, tant que l’oligarchie traditionnelle ne se résigne pas à céder sa place et à payer de ses propres poches pour sauver le pays, la situation politique restera paralysée, alors que les conditions de vie empirent et la colère de la population ne cesse de croître.

 

[1] Ashkar, Hisham, « Benefiting from a Crisis: Lebanese Upscale Real-Estate Industry and the War in Syria », Confluences Méditerranée, 2015/1 (N° 92), p. 89-100.
URL : https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2015-1-page-89.htm

[2] Sakr-Tierney, Julia. ‘Real Estate, Banking and War: The Construction and Reconstructions of Beirut’. Cities 69 (1 September 2017): 73–78. https://doi.org/10.1016/j.cities.2017.06.003.

[3] Berthier, Rosalie. ‘Abracada… Broke. Lebanon’s Banking on Magic’. Synaps, 2 May 2017. http://www.synaps.network/abracada-broke.

[4] International Monetary Fund, ‘2016 Article IV Consultation – Press Release; Staff Report; and Statement by the Executive Director for Lebanon’. January 2017.

[5] Halabi, Sami, and Jacob Boswall. ‘Lebanon’s Financial House of Cards’. Working Paper Series. Triangle, November 2019.
http://www.thinktriangle.net/extend-and-pretend-lebanons-financial-house-of-cards-2/

[6] Shihadeh, Alan et al. ‘Effect of Distributed Electric Power Generation on Household Exposure to Airborne Carcinogens in Beirut’. Climate Change and Environment in the Arab World. American University of Beirut, January 2013. https://www.aub.edu.lb/ifi/Documents/publications/research_reports/2012-2013/20130207ifi_rsr_cc_effect%20Diesel.pdf.

[7] McDowall, Angus. ‘Fixing Lebanon’s Ruinous Electricity Crisis’. Reuters, 29 March 2019. https://www.reuters.com/article/us-lebanon-economy-electricity/fixing-lebanons-ruinous-electricity-crisis-idUSKCN1RA24Z.

[8] Fadel, Rosette. ‘Third of Lebanese Live in Poverty, Experts Say – Rosette Fadel’. An-Nahar, 20 June 2019. https://en.annahar.com/article/865485-third-of-lebanese-live-in-poverty-experts-say.

[9] Hamadi, Ghadir. ‘Unemployment: The Paralysis of Lebanese Youth’. An-Nahar, 2 August 2019. https://en.annahar.com/article/1004952-unemployment-the-paralysis-of-lebanese-youth.

Au Liban, Palestiniens et Chrétiens s’affrontent dans « L’insulte »

Affiche du film l'Insulte

Nommé aux Oscars dans la catégorie de meilleur film étranger, L’insulte est une plongée au cœur de la complexité de la société libanaise d’aujourd’hui, qui porte toujours les traces de la guerre civile. Ziad Doueiri se livre une fois de plus à un exercice risqué et difficile. Pari réussi pour le réalisateur dont la controverse semble décidément être la marque de fabrique.

Toni, garagiste honnête et travailleur acharné, est de plus en plus excédé par la présence des Palestiniens dans son quartier. Galvanisé par les discours belliqueux du parti chrétien auquel il adhère sans réserve, ce Libanais se sent investi de la mission de « défendre son territoire », restant sourd face au désir de sa femme enceinte de s’installer dans la banlieue de Beyrouth, loin de l’agitation urbaine. Lorsque Yasser, chef de chantier palestinien, lui propose de réparer la gouttière de son balcon, qui arrose les passants dans la rue, Toni le congédie brutalement. Yasser répare tout de même le tuyau mais, humilié, lâche un « sale con », qui aurait pu paraître anodin.

Pourtant, cette insulte amorce l’engrenage des hostilités, et le conflit dégénère malgré les excuses – imposées par son employeur – de Yasser. L’orgueil des deux hommes va les mener devant les tribunaux, transformant une simple altercation en défense de leur peuple respectif. Ce qui s’apparente à une simple querelle de voisinage prend alors une dimension politique retentissante : l’affaire rouvre des blessures qui n’ont jamais été pansées dans cette société jadis déchirée par la guerre civile. En quelques jours, le procès pousse le Liban au bord de l’affrontement social, et le tribunal devient l’exutoire des souffrances étouffées par une amnistie nationale aux allures d’amnésie générale.

Au cœur des conséquences sociales de la guerre

Cette histoire que l’on souhaite oublier, c’est celle de la guerre civile qui a causé plus de 200 000 morts entre 1975 et 1990. Le Liban était alors le théâtre de multiples massacres qui ont marqué le pays au fer rouge. L’absence de transition politique et de procès lors du cessez-le-feu au début des années 1990 ont rendu la cicatrisation très difficile. Ainsi, d’anciens chefs militaires ont pu accéder à des responsabilités politiques, et la plupart des crimes de guerre sont restés impunis.

Dispensées de jugement, les différentes parties se sont naturellement déresponsabilisées de leurs actes, accusant durablement « l’autre » de toutes les fautes commises. C’est précisément le sujet du film puisque tout au long du procès, les deux avocats vont tâcher de justifier les actions des deux protagonistes en remontant dans leur traumatismes respectifs, ancrés dans la guerre civile elle-même. En plus de rouvrir brutalement des plaies qui n’ont jamais été pansées, Ziad Doueiri aborde un épisode particulièrement subversif : l’épineux dossier du massacre de Damour. Il s’agit d’une localité chrétienne, au sud de Beyrouth, dont une partie des habitants ont été assassinés en 1976 par des membres de l’OLP.

Porter à l’écran un tel événement est risqué et inévitablement polémique. Pour cause, cette période est tristement célèbre pour la montée des hostilités à l’encontre des Palestiniens, notamment au sein de la droite maronite, ce qui conduisit notamment au massacre de Sabra et Chatila en 1982, lors duquel des milliers de réfugiés palestiniens furent assassinés par les milices chrétiennes en présence de soldats israéliens. Voir les rôles inversés à travers cet épisode où des Palestiniens sont assassins et les Chrétiens victimes a de quoi déranger. Le film a eu l’effet d’une bombe au Liban, en soulevant le tabou des tensions enfouies entre Chrétiens libanais et Palestiniens, dans un pays que l’on érige souvent en modèle de cohabitation religieuse et culturelle.

Au Liban, un accueil virulent 

Tantôt encensé, tantôt critiqué, l’art singulier de Ziad Doueiri, mêlant politique et humour noir, ne laisse personne indifférent. Il faut reconnaître au réalisateur le courage de s’exposer sans ciller aux critiques les plus violentes. Il prend le risque de s’attirer les foudres des deux partis qu’il défend ici en se faisant dans un premier temps le porte-parole des réfugiés palestiniens et le critique de la propagande du parti chrétien, puis en démontant la sacro-sainte cause palestinienne pour souligner les extrémités auxquelles se sont adonnés certains de ses défenseurs. Source de scandale, le film a bien failli être interdit au Liban, et en septembre, Ziad Doueiri a même été arrêté par les autorités libanaises pour comparaître devant un tribunal militaire.

Peu après sa sortie, une pluie de critiques s’est abattue sur le réalisateur. Certains l’accusaient de ridiculiser la cause palestinienne, tandis que d’autres dénonçaient une accusation vis-à-vis des Phalanges chrétiennes. En s’attaquant aux douloureux événements qui ont précipité la fracture sociale et confessionnelle libanaise, Ziad Doueiri a secoué la société libanaise, et a provoqué un débat qui a fait les gros titres des journaux dès les premières projections en salles. Rien que pour le tollé qu’il a provoqué, preuve de la pertinence de son propos sur les divisions communautaires, ce film semble indispensable à la bonne compréhension du Liban contemporain.

Raviver les antagonismes pour mieux les dépasser : une tentative de réconciliation des mémoires ?

Le cinéma de Ziad Doueiri nomme les choses et ne se perd pas dans des métaphores, auxquelles il préfère une description douloureuse mais assumée des événements. Là où Valse avec Bachir, le film d’Ari Folman, ne faisait qu’évoquer les massacres de Sabra et Chatila, traités à travers des suggestions oniriques, le réalisateur libanais n’épargne pas son spectateur d’images d’archives et de témoignages sanglants, aussi accablants pour les uns que pour les autres.

Finalement, le sujet de ce film n’est pas tant le conflit « palestino-chrétien ». Cette œuvre transcende l’intime pour toucher l’universel, en rappelant que ce déchirement interne, comme toute guerre, constitue un traumatisme pour la société entière. Ce qui se révèle déstabilisant, c’est le constat glaçant établi par Ziad Doueiri : rien n’est blanc ou noir, et toute victime d’aujourd’hui peut devenir un bourreau demain, comme toute victime d’hier peut être un bourreau aujourd’hui. À travers la complexité de ses personnages, il traite d’un seul coup de la capacité dévastatrice des blessures enfouies, de la souffrance causée par la non-reconnaissance d’une mémoire collective et du caractère transgénérationnel de la haine.

Les personnages se rejoignent en ce qu’ils sont tous deux les victimes d’un conflit qui les dépasse, dont ils perpétuent malgré eux les rancœurs. Ils pensent tous deux être légitimes dans leurs excès, en raison des persécutions dont ils ont été victimes par le passé, alors que « personne n’a le monopole de la souffrance », comme le fait remarquer l’avocat de la défense. En exacerbant leurs différences puis leur étonnante ressemblance, le réalisateur rassemble les deux hommes dans une connivence finale jouissive, et nous fait croire le temps d’une séance à la réconciliation des mémoires.

Ce plaidoyer caustique illustre une querelle personnelle qui éclate en un conflit politique de grande envergure, et consume tout un pays. Mais le film montre que cette logique peut également être appliquée dans l’autre sens : comment les divisions et les décisions politiques à grande échelle affectent les interactions quotidiennes les plus banales. La force de Ziad Doueiri réside dans sa capacité à n’épouser aucun camp sur un sujet aussi sensible. Dans sa capacité à montrer avec humanité les contradictions de deux communautés jadis ennemies, leurs traumatismes et leurs incompréhensions mutuelles. L’Insulte s’inscrit en ce sens dans une entreprise de réconciliation des mémoires, où tout reste à faire.

La scène politique libanaise à son tournant : une nouvelle opposition se prépare à la course aux législatives

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Martyrs%27_Square_Statue_Beirut_Lebanon.jpg
Place des martyrs, Beyrouth © Vladanr

L’introduction du scrutin proportionnel au Liban constitue une opportunité historique pour la création d’une plateforme politique alternative.


Par Marina Ader et Nada Maucourant Atallah

Après plus de 8 ans de blocage institutionnel et de discussions houleuses durant lesquels le Parlement libanais a étendu son mandat deux fois, celui-ci a enfin réussi à s’accorder sur une nouvelle loi électorale le 16 juin dernier. Celle-ci est basée sur un scrutin proportionnel, ce qui ouvre la voie à une plus grande représentativité pour les listes indépendantes. Les Libanais, privés d’élections législatives depuis 2009, vont pouvoir se rendre aux urnes pour choisir leur député en mai 2018.

Le scrutin proportionnel : une opportunité inédite pour les acteurs non traditionnels libanais

Cette nouvelle loi remplace la loi dite de « 1960 », qui reposait sur un scrutin majoritaire à un tour — c’est-à-dire que la totalité des sièges d’une circonscription était attribuée à la liste qui obtient le plus grand nombre de voix. L’introduction d’un scrutin proportionnel constitue une première dans l’histoire du Liban. Toutes les listes atteignant le seuil électoral[1] se verront attribuer des sièges parlementaires en fonction du nombre de voix obtenues et des quotas confessionnels en vigueur[2]. Bonne nouvelle pour les « petits » candidats et les listes indépendantes qui ont désormais leur chance. « Je pense que c’est une des premières fois historiquement, qu’une telle ouverture s’offre à la société civile au Liban » nous affirme avec aplomb, Wadih Al Asmar, un des membres fondateurs du mouvement « Vous Puez »[3], lors de notre rencontre à Badaro, l’un des nouveaux quartiers branchés de Beyrouth. « Il y a eu en réalité en 2005, mais ce n’était qu’une ouverture partielle : les manifestations ont été très vite récupérées par les partis politiques et l’affaire était pliée [4] »  nuance-t-il. L’exercice démocratique semble cette fois-ci bien en marche : c’est l’occasion inédite pour une nouvelle opposition d’opérer un changement dans le paysage politique libanais en s’accordant sur un programme politique solide qui puisse défier les partis politiques traditionnels. Dans une société confessionnelle et profondément divisée, les contraintes qui pèsent sur l’émergence d’une voix d’opposition sont cependant importantes et le défi est de taille.

Une conjoncture libanaise favorable à l’émergence d’une alternative politique

En dehors de cette ouverture institutionnelle, des signaux témoignent d’un changement plus global au sein du rapport de force entretenu entre les acteurs non traditionnels (membres de la société civile, militants politiques de gauche et de l’opposition) et les élites dirigeantes. L’élection du leader chrétien Michel Aoun en octobre 2016, après presque 1 an et demi de vacance présidentielle, a notamment permis le rééquilibrage du système confessionnel, supposé maintenir un consensus entre les différentes communautés au sein du pouvoir[5]. Cependant, depuis la fin de l’occupation syrienne au Liban en 2005, un profond déséquilibre s’était instauré au sein de cette formule du partage des pouvoirs, lié à la polarisation de la scène politique libanaise entre l’alliance pro-syrienne, dite du « 8 mars » soutenue par l’Iran et celle du « 14 mars », anti-syrienne, soutenue par l’Arabie Saoudite et les États-Unis[6]. L’hégémonie de ces deux coalitions et leur influence forte dans chaque aspect de la vie politique et sociale du pays ont considérablement réduit l’espace disponible pour l’émergence d’une troisième voie civile. La fracture entre le 8 mars et le 14 mars semble toutefois aujourd’hui s’effacer, par conséquent, aucun parti ne peut, de manière crédible, accaparer la rhétorique de l’opposition politique : « les lignes de clivage entre les élites gouvernantes, dans toutes ses déclinaisons, s’estompent  ce qui laisse une marge importante pour une voix dissidente, une vraie voix d’opposition, présentant des alternatives économiques, sociales, politiques » commente le chercheur Karam Karam[7]. Par ailleurs, cette même élite rencontre aujourd’hui des difficultés économiques dans un pays à la dette publique colossale[8], tarissant les sources du clientélisme sur lequel repose largement le système libanais. Les modes clientélistes de distribution des richesses n’étant plus opérationnels, le système paraît de moins en moins crédible aux yeux de la population, rongeant peu à peu les réseaux de solidarités primordiaux.

Si le contexte politique semble aujourd’hui entrouvrir la porte à une alternative, la mobilisation civile au Liban est loin d’être nouvelle. Depuis 2011 notamment, des initiatives de la société civile ont produit des mouvements relativement importants au Liban, qui préparent aujourd’hui la population au débat politique. Le mouvement « La chute du régime confessionnel » qui demandait la fin du confessionnalisme, est par exemple né sous l’impulsion des soulèvements arabes de 2011 ; le mouvement du « Comité de coordination syndicale » créé en 2013 a quant à lui uni les travailleurs du secteur public pour l’amélioration de leurs conditions de travail, et le très médiatisé « Mouvement contre la crise des déchets » a réuni près de 100 000 Libanais dans la rue en août 2015. C’est à l’occasion de ces manifestations que deux principaux groupes d’activistes se sont mobilisés, « Vous Puez » et Badna Nhaseb[9], aujourd’hui encore très actifs dans l’opposition. Enfin, les élections municipales de 2016 ont ouvert la possibilité d’une transformation politique de ces contestations avec la présentation de listes indépendantes, notamment Beirut Madinati[10], qui a obtenu presque 40 % des votes à Beyrouth. De nouveaux groupes et mouvements sont en constante création.

Cette effervescence civile est symptomatique d’une véritable demande de changement politique. Mais ce n’est pas gagné pour autant : « il faut absolument être capable de proposer une offre politique qui soit cohérente, c’est-à-dire qui interpelle les gens sur leurs sources d’inquiétude et qui inspire confiance en termes de rapports de force » comme l’explique l’ancien ministre Charbel Nahas[11]. Les dernières élections du syndicat des enseignants du privé et de l’ordre des ingénieurs en sont la preuve. Si les premiers n’ont pas élu l’opposant à la coalition formée par les acteurs traditionnels, il a toutefois obtenu 43 % des suffrages. L’ordre des ingénieurs a quant à lui imposé le candidat de l’opposition, signal que le rapport de force est en train d’évoluer et qu’une opportunité de changement se présente dans le paysage politique libanais.

Les contraintes de la nouvelle loi électorale ou le reflet de l’élite politique

Cependant, chacune de ces mobilisations s’inscrit dans un contexte particulier et ne saurait témoigner d’une trajectoire conduisant linéairement vers la consécration des acteurs non traditionnels sur la scène politique. La transition vers l’arène de la politique institutionnalisée est difficile, et les contraintes sont importantes. Karam Karam souligne notamment que le « Mouvement contre la crise des déchets » reste « contextuel et thématique », résultant plus du ras-le-bol causé par les monts d’ordures s’entassant dans les rues que d’une véritable adhésion à un projet alternatif. Aucune solution durable n’a d’ailleurs été trouvée à cette crise, preuve que la pérennisation institutionnelle des revendications de ces mobilisations sociales est difficile.

La loi en elle-même n’est pas non plus née de la contestation civile, une opportunité a été créée, mais elle n’est pas l’œuvre directe de la mobilisation. Il ne faut donc pas se méprendre sur les intentions des promoteurs de cette loi dont les contraintes sont fortes et les ressorts particulièrement complexes. Les seuils électoraux sont effectivement presque impossibles à atteindre tant ils sont élevés. Alors que la Turquie était vivement critiquée pour son seuil électoral de 10 %, un des plus élevés au monde, le Liban s’apprête à mettre en place des seuils avoisinant les 20 % dans certaines circonscriptions, rendant quasiment impossible la représentation des petits partis, comme l’explique Ali Slim, chercheur à l’Association Libanaise pour des Élections Démocratiques. Au cours de leurs discussions, les promoteurs de la loi n’ont pas oublié le « vote préférentiel ». Cette dimension de la loi constitue une nouvelle contrainte à l’élection de candidats alternatifs. En effet, chaque votant doit indiquer un candidat « préféré » au sein de la liste qu’il a choisi. Celui-ci doit toutefois appartenir au caza[12] dans laquelle réside le votant, cette restriction étant en réalité un outil au service du système clientéliste libanais. Forcé de choisir un candidat « préféré » dans la liste, le citoyen se tournera plus naturellement vers la personnalité locale qu’il connaît, le Za’im (patron local en arabe), et qu’il pense susceptible de défendre ses intérêts particuliers. L’enjeu pour les candidats devient donc l’obtention de ce vote préférentiel, avec toutes les méthodes de corruption que cela peut impliquer, quitte à se déchirer au sein d’une même liste. En réalité, cette loi électorale a donc été conçue de manière à ne pas menacer directement les intérêts de l’élite au pouvoir, elle « est à l’image de ceux qui l’ont faite », conclut Wadih Al Asmar.

La difficile consolidation des mouvements civils dans une société aux divisions profondes

L’impact institutionnel réduit des acteurs civils et alternatifs s’explique aussi en partie par les puissantes contraintes que présentent les structures de la société libanaise — dont la prédominance des solidarités claniques, confessionnelles, et communautaires est bien connue. Comment faire vivre la notion de citoyen, quand l’État, décomposé par 25 ans de « Néo-libanisme économique »[13], n’est même pas capable d’assurer les services les plus basiques en matière d’eau, d’électricité, de santé ou d’éducation ? Comment porter sur le devant de la scène des demandes transversales quand l’élément confessionnel constitue encore une part importante de l’identité libanaise, qui, en plus de régir les institutions politiques, régule l’essentiel des rapports sociaux et informels ? Plus encore, comment panser les cicatrices de la guerre civile, dans un pays où aucun exercice de mémoire collective n’a été mené ? L’afflux de plus d’un million et demi de réfugiés syriens (soit plus de 20 % de la population) a par ailleurs eu pour effet de renforcer le sentiment de minorité des chrétiens du pays, ravivant ainsi les tensions confessionnelles. Cet afflux ajoute également une pression démographique considérable sur des infrastructures publiques déjà défaillantes, dans un contexte économique morose. Ces relents confessionnels vont être une nouvelle fois exploités par les acteurs politiques traditionnels, qui, en divisant la population, justifient leur légitimité de leaders communautaires.

Mais ces contraintes sont aussi liées à la sphère civile elle-même. Parfois traversée par ces lignes de fracture, elle finit par reproduire elle aussi certains mécanismes de division, que ce soit à propos de la question du Hezbollah[14] ou de la Syrie[15]. La difficile définition d’une identité collective explique les difficultés à rassembler au-delà du cercle de militants habituels, souvent issus de classes sociales éduquées et urbaines. D’autant plus que la palette d’acteurs est riche de nuances et ne constitue pas un bloc monolithique : elle va de Sabaa, un nouveau parti « ni de droite ni de gauche » selon son secrétaire général Jad Dagher — dont la communication parfaitement rodée n’est pas sans rappeler le macronisme à la française — à l’extrême gauche de Badna Nhaseb. Elle inclut aussi bien de nouveaux groupes d’entrepreneurs, des membres de Beirut Madinati et ceux du mouvement fondé par Charbel Nahas. Le défi est de trouver un consensus sans perdre de vue la nécessité de se doter d’un programme national au fondement politique cohérent, afin d’être crédible sur l’arène de la compétition électorale. C’est en effet un moment charnière pour les acteurs non traditionnels, un test de la capacité d’adaptation et de mutation de leurs modes d’action, de la voie contestataire et informelle à la voie institutionnalisée ; en bref, c’est la transition délicate de la rue aux urnes qui est ici en jeu.

“Le temps du sérieux est venu”, slogans d’un nouveau parti politique libanais, Sabaa

Des mouvements sociaux à l’entrée dans la compétition électorale : espoirs et défis

Les différents acteurs alternatifs l’ont d’ailleurs bien compris et ont commencé leur action en ce sens. Des discussions sont en cours et tendent vers la création d’une plateforme politique, capable d’offrir des propositions politiques à la hauteur des demandes qui ont émergé ces derniers mois. L’action est principalement menée par les membres des mouvements d’opposition précités déjà présents sur la scène libanaise (« Vous Puez », Badna Nhaseb, « Citoyens et Citoyennes dans un État », etc.). Les groupes de travail se structurent, les discussions se précisent, et doivent donc aboutir à la création d’une coalition qui se fonde sur un socle politique clair et surtout, dotée d’un processus d’action unifié capable d’aller à la confrontation politique. L’unification est effectivement la clé de voûte de cette action. Elle ne sera efficace que si ses membres, provenant de mouvements sociaux et politiques disparates, arrivent à dépasser leurs querelles antérieures. Si tel est le cas, « cela pourrait être un mouvement fondateur pour commencer à lancer une vraie opposition au Liban, surtout que les lignes de clivage s’estompent, et la loi offre l’opportunité de s’organiser dans tout le Liban » affirme le chercheur Karam Karam.

Au centre des priorités politiques de cette plateforme se trouve la reconstruction de l’État, exsangue après 25 ans de politiques néolibérales. Les questions de service public, d’éducation, de santé, du renforcement des institutions, de lutte contre la corruption sont prioritaires chez tous les acteurs que nous avons rencontrés dont la plupart sont des militants de la société civile de longue date, des chercheurs, des consultants ou travailleurs d’ONG. Comme Gilbert Doumit, militant et membre de Beyrouth Madinati, l’analyse « la priorité est est de changer la relation entre le citoyen et l’État », de miner, peu à peu, les causes profondes du confessionnalisme afin de rendre caduque la rhétorique communautaire exploitée par les partis au pouvoir, plutôt que d’attaquer frontalement le système confessionnel : « le confessionnalisme sera mort quand le Libanais aura l’intime conviction que lorsqu’il s’adresse à un agent public, celui-ci va le servir indépendamment de sa confession » analyse Wadih Al Asmar.

Quid des questions internationales et sécuritaires, celles notamment liées au conflit syrien, ou des armes du Hezbollah ? Autant de sujets qui paraissent incontournables dans l’actualité libanaise, au moment où la milice célèbre la victoire contre les terroristes implantés à sa frontière, suite à des offensives menées indépendamment de l’armée nationale. Conscients du fort potentiel de discorde de ces sujets, le discours de ces nouveaux acteurs politiques reste prudent. De fait, analyse Karam Karam, « ces nouveaux acteurs n’ont pas besoin d’aller libérer ni le Golan ni la Syrie », évoquant la nécessité d’un « réalisme politique », sous peine de « gâchis ». Si même l’élite politique, qui se déchire depuis plus de 25 ans, a réussi à s’accorder afin de conserver le pouvoir et leurs intérêts, tout est donc bien possible.

Bien que cette plateforme a été pensée à l’occasion d’une échéance électorale, sa vision est toutefois tournée vers le long terme. Elle s’appuie notamment sur la perte de légitimité du pouvoir politique en place. Les élites au pouvoir n’ayant pas su répondre aux inquiétudes et aux demandes des Libanais, c’est l’occasion de faire changer le comportement des acteurs établis et de modifier les rapports de force. En somme, l’enjeu de cette échéance électorale n’est pas tant d’obtenir un maximum de sièges au Parlement que de faire peur à l’establishment que de rebattre les cartes de la politique libanaise afin de parvenir à opérer un changement dans le paysage politique. Dans un tout autre contexte, l’exemple français illustre cette hypothèse : si le Rassemblement Bleu Marine ne représente que 8 sièges à l’Assemblée Nationale française, on ne peut négliger sa présence remarquée dans le paysage politique français et sa capacité à influencer l’opinion publique. Avec l’arrivée d’une opposition capable de répondre aux craintes et aux inquiétudes de la population tout en proposant une alternative sérieuse pour le futur, les comportements des acteurs traditionnels, des élites politiques comme des chefs confessionnels, devront inévitablement évoluer et se repositionner selon les attentes de la population. Il est toutefois difficile de se prononcer sur le temps que mettront les Libanais à adopter un nouveau modèle. Même si l’édifice est branlant, Rome ne s’est pas faite en un jour, alors qu’en sera-t-il du nouvel échiquier politique libanais ?

L’optimisme est tout de même de mise étant donné la différence du contexte libanais par rapport au reste de la région. Le Liban est, parmi les pays arabes, un pionnier de la transition démographique[16] et a connu un exode rural massif dès les années 1950. Charbel Nahas affirme en effet que « la société libanaise s’est déjà depuis longtemps adaptée en termes démographiques, migratoires et d’éducation, des thématiques que les autres sociétés arabes continuent d’affronter actuellement ». Ce qui expliquerait la possibilité d’une transition vers davantage de démocratie via la voie institutionnelle, et non dans le tumulte des révolutions qui ont pu agiter la région. Le pays des Cèdres serait-il donc enfin prêt à commencer les réformes dont il a tant besoin ? Rendez-vous en mai prochain pour la première étape.

 

[1] Le seuil électoral est déterminé en divisant le nombre de voix exprimés par le nombre de sièges donné dans chaque circonscription, c’est-à-dire que dans une circonscription offrant 4 sièges parlementaires, les listes devront atteindre 25% des voix exprimées pour placer un candidat.

[2] Des sièges sont réservés aux communautés religieuses en fonction de la répartition confessionnelle supposée dans chaque circonscription donnée. Le Parlement compte au total 64 députés chrétiens et 64 députés musulmans.

[3] « Vous Puez » est un des principaux mouvements contestataires, constitué en août 2015 lors de la crise des déchets au Liban, durant laquelle les ordures ont jonché les rues de Beyrouth et de la région du Mont Liban pendant 8 mois. La crise est toujours sous-jacente.

[4] Référence à la « Révolution du Cèdre » de mars 2005 la réunissant plus d’un million de personnes dans la rue réclamant la fin de l’occupation de la Syrie, accusée de l’assassinat du Premier Ministre, Rafic Hariri. Le mouvement a abouti au départ des troupes syriennes après 29 ans d’occupation.

[5] Le confessionnalisme politique est un système de gouvernance assurant la représentation des 18 communautés reconnues par l’État. Le président est chrétien maronite, le Premier Ministre sunnite et le président de l’assemblée nationale chiite.

[6] Fait respectivement référence aux manifestations pro-syrienne du 8 mars 2005 et anti-syrienne du 14 mars 2005

[7] Karam Karam est chercheur, auteur d’une thèse sur le secteur associatif au Liban, Le mouvement civil au Liban, Revendications, protestations et mobilisations associatives dans l’après-guerre, Paris/Aix-en-Provence, Karthala/IREMAM, 2006, 361 p.

[8] 160 % du PIB, soit proportionnellement, la 3ème dette la plus importante au monde.

[9] « Nous voulons des comptes » est un mouvement qui réunit plusieurs groupes à l’identité très marquée à gauche : anciens du parti communiste, nationalistes arabes, militants laïques indépendants… Refusant l’étiquette de société civile, ils insistent sur leur dimension de militant politique.

[10] « Beyrouth, ma ville » est une liste électorale indépendante réunissant intellectuels, artistes, urbanistes créée lors des élections municipales de mai 2016

[11] Charbel Nahas est l’ancien ministre des Télécommunications (2009-2010) et du Travail (2011-2012). Il est considéré comme une figure progressiste de l’opposition.

[12] Un caza (district) est une entité administrative au Liban. On en compte 27 dans tout le pays. Chaque circonscription comporte plusieurs caza.

[13] Concept emprunté à Georges Corm pour désigner les politiques d’après-guerre (Le Liban Contemporain : Histoire Et Société, Paris : La Découverte, p237) : l’alliance du néolibéralisme (privatisations des services publics, attraction des capitaux du Golf…) et du confessionnalisme.

[14] Le Hezbollah, milice chiite membre de la coalition du 8 mars est militairement engagé aux côtés de Bachar Al-Assad depuis 2011. Le « Parti de Dieu » tient par ailleurs sa popularité de son efficace système de prestation de services sociaux (santé, éducation, emploi).

[15] La question du soutien à Bachar Al-Assad (et de l’intervention du Hezbollah) ou à la révolution syrienne a engendré des débats politiques majeurs au Liban, auxquels la sphère civile n’est pas hermétique. L’élite au pouvoir tente toutefois aujourd’hui d’adopter un discours consensuel.

[16] Verdeil Eric, Faour Ghaleb et Velut Sébastien, Atlas du Liban, éd. CERMOC-CNRS Liban, 2007, 224 p.

Crédit :

© Vladanr (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Martyrs%27_Square_Statue_Beirut_Lebanon.jpg)

[Exclusif] Comment l’Elysée a organisé en sous-main la venue de Macron au Liban

Information LVSL – Alors que Manuel Valls et Benoît Hamon concourent pour l’obtention de l’investiture du Parti Socialiste, le Président de la République, jusque là réservé sur la question du candidat auquel il apporterait son soutien, a choisi son camp. L’Elysée et le Quai d’Orsay ont en effet organisé en sous-main le déplacement d’Emmanuel Macron au Liban, l’occasion pour ce dernier de se donner une stature internationale et d’organiser quelques levées de fonds.

Emmanuel Macron a bénéficié d’une aide active de l’Élysée, du Ministère des Affaires étrangères et de l’Ambassade de France au Liban lors de son déplacement à Beyrouth des 23 et 24 janvier, selon plusieurs sources concordantes. La visite de l’ancien ministre de l’économie et actuel candidat à l’élection présidentielle au Liban a été rythmée par plusieurs temps forts, grâce à quelques coups de pouce de l’État français.

Il a pu donner une conférence à l’École supérieure des Affaires de Beyrouth, lundi 23 au soir, devant un parterre de personnalités françaises présentes au Liban. Initialement réticent à donner une tribune à un homme politique en campagne, le directeur de l’école fondée dans le cadre d’un partenariat entre la France et le Liban, Stéphane Attali, aurait finalement accepté d’organiser cette conférence suite à un appel du ministère français des Affaires étrangères, selon une source anonyme. L’ambassadeur de France au Liban, Emmanuel Bonne, était assis au premier rang.

A noter également, l’introduction de la conférence par le journaliste Emmanuel Chain, qui n’a pas tari d’éloges envers la candidat à l’élection présidentielle… Alors même qu’il a produit le documentaire « Emmanuel Macron, la stratégie du météore », diffusé il y a quelques semaines sur France 3, une chaîne du service public.

Rencontres au sommet et levées de fonds

Emmanuel Macron aurait également pu rencontrer le Président libanais Michel Aoun, le Premier ministre Saad Hariri et le patriarche maronite Béchara Raï grâce à l’intervention de l’Élysée, selon cette même source.

L’ambassade de France a également joué un rôle puisque le candidat à la présidentielle a été logé au sein de la Résidence des Pins, résidence officielle de l’ambassadeur de France.

Il a également participé à deux repas de levée de fonds. Une place dans l’un de ces dîners aurait coûté de 10 000 à 15 000 euros selon une source, un chiffre surprenant, étant donné le plafond légal de 4600 euros de dons individuels pour une campagne présidentielle et de 7500 euros pour un parti politique. Le premier réunissait des personnalités politiques libanaises, tandis que l’assistance du second était composée de dirigeants des milieux économiques, selon plusieurs sources. Ces repas, qui auraient accueilli une centaine de convives chacun, ont eu lieu dans une galerie d’art du quartier de Mar Mikhaël. Ils devaient initialement se dérouler au domicile de Jean Riachi, banquier d’affaire libanais, avant un changement de programme pour des raisons d’image, selon une source anonyme. Jean Riachi, camarade de promotion d’Emmanuel Chain à HEC, aurait joué un rôle central dans l’organisation de la visite d’Emmanuel Macron au Liban, grâce à l’entremise de l’ambassade, poussée par le Quai d’Orsay.

Cette visite a permis à Emmanuel Macron de continuer à lever les fonds nécessaires pour sa campagne, ainsi que de se donner une stature internationale jusque là absente. Elle met surtout en lumière l’engagement direct de l’administration Hollande pour ce candidat, alors que le Président de la République n’a pas encore pris position concernant l’élection présidentielle à venir.

On sait depuis octobre qu’Emmanuel Macron dispose de réseaux au Liban, grâce à l’aide du franco-libanais Bernard Mourad. L’ancien directeur général adjoint du pôle médias du groupe SFR et banquier d’affaire chez Morgan Stanley avait alors rejoint le mouvement En Marche. L’État français lui aura donc permis d’étendre ses réseaux libanais.

Un piège tendu par la droite

Ce soutien de l’Élysée à Emmanuel Macron était, au sein de nombreux milieux, un secret de polichinelle. Alain Marsaud, député LR de la 10ème circonscription des Français de l’étranger, qui comprend le Liban, était tout à fait au courant de l’aide fournie à Emmanuel Macron. Il a choisi de laisser la visite se dérouler, afin de pouvoir révéler le scandale et attaquer le Président de la République.

Emmanuel Macron ne cesse de répéter que son mouvement “En Marche” ne bénéficie pas de fonds publics. Le mensonge apparaît de plus en plus flagrant : le soutien de l’Elysée à l’ancien Ministre de l’économie semble indéniable. S’ajoutant à nos informations, le livre Dans l’enfer de Bercy (éd. JC Lattès) des journalistes Frédéric Says et Marion L’Hour, qui sort aujourd’hui, montre que Macron s’est servi de fonds publics pour lancer son mouvement.

Après avoir longuement hésité et sous la pression de son Premier Ministre de l’époque, le Président de la République François Hollande a finalement jeté l’éponge et a renoncé à se porter candidat la présidentielle 2017 au profit de Manuel Valls, qui, malgré les tensions et la rivalité entre les deux hommes, fait figure d’héritier. Alors que son ancien Premier ministre est empêtré dans une primaire qu’il lui sera difficile de gagner, ces faits mettent en lumière le soutien du président à un candidat qui n’est même pas issu du Parti Socialiste, sa propre formation politique, et ce, grâce aux moyens de la République.

Edit 18h02 : Nous publions ci-dessous le droit de réponse du service Presse d’En Marche :

La responsable communication jointe par téléphone cet après-midi affirme ne pas connaître le directeur de l’école d’affaires, aussi ne peut-elle pas répondre de ses intentions. Elle qualifie les accusations portées à l’encontre d’E. Macron de “fantaisistes”. “Je ne sais pas qui a pu vous dire ça” ; “Nous démentons tout traitement exceptionnel” a-t-elle déclaré. Elle ajoute qu’il ne peut pas y avoir eu de repas sauf à en organiser un à 4h du matin. Il y a eu seulement des cocktails dans la galerie d’art Agial. La presse était présente d’après elle.

Emmanuel Macron n’était selon elle pas logé à la résidence des Pins, mais à l’hôtel. Il a averti les autorités françaises comme il le fait à chaque déplacement, la préfecture en France, les ambassades à l’étranger. Les seules facilités mises à disposition par les pouvoirs publics sont pour loger sur la base aérienne en Jordanie qu’il visite aujourd’hui, c’est obligatoire d’être contrôlé par le ministère de la défense pour ça.

Elle dément aussi “complètement” l’aide pour les rencontres. “On s’appuie sur nos propres contacts” : pour les rencontres, c’est organisé par Mme Bariza KHIARI présidente du groupe d’amitié franco-libanais au Sénat.

Edit 22h01 : France TV info produit dans un article les démentis de l’Elysée et du Quai d’Orsay.