« Pour Tolstoï, l’art doit ramener l’homme à la vérité » – Entretien avec Joachim Le Floch-Imad 

Portrait de Léon Tolstoï © pixabay

Léon Tolstoï n’a pas seulement marqué la fin du XIXe siècle par son génie littéraire. Il laisse un héritage politique dont on sous-estime souvent l’ampleur, influençant aussi bien Gandhi, Rosa Luxembourg, Jean Jaurès que Wittgenstein ou Benjamin. Un héritage qui n’en reste pas moins ambigu. Dans un texte intitulé « Léon Tolstoï, miroir de la révolution russe », le théoricien révolutionnaire Lénine ne manquait pas de souligner les « contradictions » entre l’« artiste de génie » auteur de « tableaux incomparables de la vie russe » et le « tolstoïen », cet « être débile, usé, hystérique, dénommé l’intellectuel russe ». Dans Tolstoï, une vie philosophique (Le Cerf, 2023), Joachim Le Floch-Imad, directeur de la Fondation Res Publica, propose une analyse remarquable du legs philosophique de celui qui fut qualifié « d’Homère et de Luther du monde slave ». Entretien réalisé par Audrey et Simon Woillet.  

LVSL – Nombre de commentateurs de l’œuvre de Tolstoï insistent sur l’opposition entre « l’homme de lettre » et le moraliste se donnant pour mission de « réformer l’humanité ». Quelle place la morale tient-elle dans sa littérature ? Êtes-vous d’accord avec l’idée selon laquelle l’ambition morale de l’écrivain a pu nuire à son œuvre ?

Joachim Le Floch-Imad – Pendant longtemps, il a en effet été de coutume de séparer deux Tolstoï : celui d’avant la révolution morale du début des années 1880 (le bon homme de lettre) et celui d’après la crise (le mauvais moraliste). Du vivant de l’auteur, des figures telles que Nikolai Akhsharumov, Gustave Flaubert ou encore Ivan Tourgueniev encensaient déjà le premier pour mieux railler le second. Cette approche, critiquée par Henri Guillemin et Michel Aucouturier en leur temps, me parait particulièrement superficielle. Elle fait en effet fi de l’unité de la personnalité de Tolstoï et néglige ses écrits de jeunesse où, déjà, s’exprime une soif d’autoperfectionnement et de discipline. Dès son adolescence, Tolstoï se montre obsédé par la question du dépassement du nihilisme et du combat contre le mal, en témoignent les règles de vertu qu’il édicte dans son Journal et l’aspiration au monisme dont il fait montre : « Je serais le plus malheureux des hommes, si je ne trouvais pas un but à ma vie – un but général et profitable, profitable parce que l’âme immortelle, en se développant, passera naturellement dans un être supérieur et correspondant à elle. » 

Tolstoï ne croit pas en l’art pour l’art mais estime que celui-ci doit fonctionner comme une contagion destinée à ramener les hommes à la vérité.

Deux traits majeurs sont à distinguer dans l’ensemble de son œuvre : un désir animal, égoïste et immédiat de jouissance et de célébration de la beauté du Tout ; et une volonté d’œuvrer au réveil des consciences et à la transfiguration morale de l’humanité, ce qui implique l’oubli de soi et la soumission à une vision religieuse de la vie. Ces deux aspirations, toujours, cohabitent et s’équilibrent. Tolstoï ne croit pas en l’art pour l’art mais estime que celui-ci doit fonctionner comme une contagion destinée à ramener les hommes à la vérité. Sa prise de position esthétique ne saurait par conséquent être dissociée d’une prise de position philosophique dont j’ai voulu montrer la complexité dans l’ouvrage, à rebours de lectures souvent caricaturales. Comme le disait en effet Léon Chestov : « Dire de Tolstoï qu’il n’est pas philosophe, c’est priver la philosophie d’un de ses plus grands représentants. » Cette prise de position philosophique ne s’exprime pas dans un langage abstrait, savant et jargonneux, mais d’une manière résolument incarnée et ancrée dans le vécu. À la manière des sages antiques, Tolstoï érige la philosophie en « science de la vie ».

Tolstoï. Une vie philosophique, Joachim Le Floch-Imad, Le cerf, 2023

Si Tolstoï ne peut donc choisir entre littérature et loi morale, il est des moments dans son œuvre où l’équilibre subtil entre imagination poétique et raison se fissure. C’est notamment le cas au début des années 1880, au lendemain de sa révolution morale – lorsque sa famille et son mentor Tourgueniev le supplient de « revenir à la littérature » – ou encore lorsqu’il compose son brulot Qu’est-ce que l’art ?, ouvrage dans lequel il jette au bûcher les plus grands noms de la culture occidentale ainsi que l’essentiel sa propre œuvre littéraire. De même, certaines pages de son roman Résurrection, publié en 1899, apparaissent aujourd’hui caricaturalement manichéennes tant l’intention doctrinaire y prend le dessus sur le souci esthétique. Il n’empêche que le vieux Tolstoï n’a rien perdu de sa parfaite majesté, de sa prose limpide et de sa capacité à pénétrer les profondeurs de l’âme humaine. Parmi ses derniers écrits surnagent des textes tels que La mort d’Ivan IlitchLe Père SergeMaître et Serviteur ou encore Hadji Mourat. À travers ces ultimes récits, que George Steiner qualifie de « semences de l’immortalité », Tolstoï témoigne une dernière fois de son irrépressible besoin d’écrire et de traduire, par la fiction littéraire, le flot toujours rebelle, indomptable et spontané de la vie.

LVSL – À quoi mesure-t-on cet amour de la vie chez Tolstoï ? N’est-il pas contredit par le pessimisme existentiel et l’appel à l’ascétisme qui caractérisent une partie non-négligeable de son œuvre ?

J.L-I. – Dans Guerre et Paix, à travers par exemple la figure du moujik Platon Karataïev, Tolstoï nous explique que seule l’adéquation parfaite et totale à la vie est vectrice de sens. Notre présence sur terre est à ses yeux irréductible à toute explication rationnelle. Elle se suffit à elle seule : « La vie est tout, la vie est Dieu. Tout se déplace, se meut, et ce mouvement est Dieu. Et tant que persiste la vie, persiste la joie de la conscience de la divinité. Aimer la vie, c’est aimer Dieu. » On retrouve quelque chose d’analogue dans son roman largement autobiographique Les Cosaques dans lequel Olenine, au contact d’une tribu du Caucase, délaisse les charmes de la civilisation pour faire l’expérience de la vie dans ce qu’elle a de plus rebelle et nomade. Si son itinéraire débouche sur un échec, Olenine découvre que le bonheur se situe là où est la vie, qu’il n’est pas à rechercher dans la participation aux événements historiques, mais dans la jouissance immanente, dans la pureté des traditions et dans la contemplation de l’éclat des étoiles. En rejetant la notion même de péché, le vieux Cosaque Erochka, avec sa gaieté inaltérable, ses mains calleuses et son odeur « de tchikhir, de vodka, de poudre et de sang coagulé » se fait le porte-parole de l’invitation tolstoïenne à faire corps avec la nature. L’écrivain et critique russe Merejkovski a remarquablement étudié celle-ci, y voyant un signe du paganisme instinctif de  Tolstoï : « Il s’aime en elle et l’aime en soi, sans effroi exalté ni maladif, sans ivresse ; il l’aime de ce grand amour sobre dont l’aimèrent les anciens, et comme les hommes d’aujourd’hui ne savent plus l’aimer. » Le corps de colosse de Tolstoï irradie ce paganisme. Il m’a semblé important de lui rendre hommage dès l’exergue de mon essai – à travers le poème de Rilke « Sur un torse archaïque d’Apollon » – tant la puissance, la vitalité et l’appétit sexuel indéfectibles de Tolstoï ont toujours stupéfait ceux qui croisaient sa route, y compris à un âge très avancé. Ce vitalisme, qui semble sorti tout droit d’antiques profondeurs (l’essai étudie sur plusieurs pages la réception de Homère dans l’œuvre de Tolstoï), influence en outre durablement la technique littéraire de l’écrivain russe. D’une grande simplicité, son écriture va du visible à l’invisible, de la matière à l’esprit. Elle excelle, entre autres, par sa précision sensorielle, son souci du concret et sa capacité, à partir de détails (ayant trait notamment à la symbolique du corps), à saisir l’universalité des choses et à montrer la nature secrète des âmes.

La révolution est, à ses yeux, coupable d’opposer la force à la force.

Le pessimisme existentiel, qui caractérise un temps Tolstoï après sa découverte de Schopenhauer en 1868, l’invitation à l’ascétisme ainsi que l’entreprise de prédication à laquelle il se livre dans les dernières décennies de sa vie s’inscrivent pourtant, comme vous le suggérez, à rebours de ce vitalisme. Merejkovski n’a sans doute pas tort de parler d’« engourdissement », de « pétrification du cœur » du vieux Tolstoï, coupable à ses yeux d’avoir préféré la « sainteté immatérielle chrétienne » à la « chair sainte païenne » et, ce faisant, d’avoir trahi sa vraie nature. Il est vrai que, même dans sa littérature, la morale prend de plus en plus de place au fil des années. Il est par exemple frappant de constater que, contrairement à Guerre et Paix qui se termine sur des points de suspension ouvrant sur le magma infini de la vie, Anna Karénine s’achève sur la question du Sens et sur le terme « Bien ». Si les événements mentionnés ci-dessus renforcent en Tolstoï la tension tragique qui oppose l’homme de lettres et le réformateur de l’humanité, n’oublions pas néanmoins que la substance de son art demeure la même tout au long de son existence. Son ouvrage Hadji Mourat, publié à titre posthume, montre qu’un fond souterrain en lui a su résister à toutes les métamorphoses idéologiques. Telle cette fleur de chardon que nulle charrue ne saurait écraser, la vie et la lumière finissent toujours par l’emporter, par primer les catégories du Bien et du Mal. Comme l’écrit à son sujet le peintre Répine, ami proche de la famille : « Ce géant a beau se rabaisser, couvrir son corps puissant d’humbles guenilles, on voit toujours en lui Zeus, dont un froncement de sourcils fait trembler tout l’Olympe. »

LVSL – En dépit de sa défense du populisme et de ses sympathies anarchistes, Léon Tolstoï s’opposait à la révolution comme moyen de contestation du pouvoir tsariste. Si Léon Tolstoï meurt en 1910, peut-on dire qu’il a exercé une influence sur la révolution russe d’octobre 1917 ? Si oui, de quelle nature fut-elle ?

J.L-I. – Partisan d’un travail sur soi allant dans le sens de la voie chrétienne telle qu’exprimée dans le Sermon sur la montagne, Tolstoï n’a en en effet jamais défendu un programme d’action collectif révolutionnaire. La révolution est, à ses yeux, coupable d’opposer la force à la force. Elle est en outre incapable d’éradiquer le mal à sa racine, à savoir le pouvoir. Y aspirer, comme le font les révolutionnaires, ne peut que déboucher selon lui sur l’engrenage de la répression et le passage d’un despotisme à un autre. Cela reviendrait à « vouloir éteindre le feu par le feu, inonder un pays pour refluer les eaux d’un fleuve qui débord ». Tolstoï ne trahit jamais cette vision. Il condamne par exemple les terroristes du groupe Narodnaïa Volia qui assassinent, en mars 1881, le tsar Alexandre II. De même, il refuse de choisir un camp au lendemain du carnage du « dimanche rouge » de janvier 1905. La critique tolstoïenne de la révolution va de pair avec une critique du révolutionnaire comme type humain. Dans Résurrection ou encore dans Le Divin et l’Humain, l’écrivain décrit ceux-ci comme des meurtriers en puissance, des névrosés dévorés par l’orgueil et les certitudes, des théoriciens froids et immoraux qui prétendent aimer les hommes alors qu’ils n’aiment qu’eux-mêmes et leurs idées. Rappelons enfin que Tolstoï ne se reconnait guère dans l’idéologie des révolutionnaires de son temps. Il assimile les communistes à des mouches qui se rassembleraient autour d’excréments et condamne le matérialisme des socialistes : « Le socialisme a pour objectif la satisfaction de la part la plus basse de la nature humaine : le bien-être matériel, mais avec les moyens qu’il propose il ne peut jamais l’atteindre. »

L’influence politique de Tolstoï va néanmoins bien au-delà de Gandhi puisqu’elle s’exerce sur des figures aussi diverses que Jaurès, Wittgenstein, Horkheimer, Benjamin ou même Péguy, sans compter de nombreux théoriciens de l’anti-capitalisme, de la désobéissance civile, de la décroissance ou même de l’animalisme.

Bien qu’hostile à la révolution et aux révolutionnaires, Tolstoï n’en a pas moins été l’un des critiques les plus radicaux des fondements de la société russe. Lecteur de Rousseau, Proudhon, La Boétie et Thoreau, Tolstoï épouse, très jeune, la cause anarchiste. Après avoir soutenu la socialisation de la terre et l’abolition du servage, il participe au recensement de Moscou en 1882, ce qui le conduit à être confronté au spectacle brutal de l’injustice et de la déchéance du prolétariat. Cet épisode renforce sa culpabilité d’aristocrate privilégié par la naissance et le conduit à l’écriture de nombreux textes théoriques, tels que Que devons-nous faire ? (1886), où il fait le lien entre salariat, libéralisme, esclavage et dépravation. Adorateur des valeurs populaires et paysannes, Tolstoï invite les hommes à renoncer à la poursuite du prestige social et des richesses matérielles. Il s’en prend ainsi à ce qu’il considère comme « les monstrueuses idoles de la civilisation ». L’État, l’armée, la police et la justice sont à ses yeux des entités organiquement liées à la violence et au meurtre, d’où son appel à l’insoumission qui débouche sur une remise en cause de l’essence même du pouvoir. « Que le pouvoir soit entre les mains de Louis XVI, du Comité de salut public, du Directoire, du Consulat, de Napoléon ou de Louis XVIII, du sultan, du président, ou du Premier ministre, partout où existe le pouvoir des uns sur les autres, la liberté est absente et l’oppression inévitable », écrit-il par exemple dans son Appel aux hommes politiques.

Non content de miner l’assise philosophique du pouvoir, Tolstoï joue par ailleurs un rôle décisif dans la critique de ceux qui l’exercent, à savoir la dynastie des Romanov. Dans son essai Les gouvernants sont immoraux, Tolstoï décrit ainsi la brutalité et l’étroitesse d’esprit de cette dynastie avec une plume particulièrement acerbe. Il pourfend successivement « les férocités du détraqué Ivan le terrible, les cruautés bestiales de l’aviné Pierre Ier, les mœurs dissolues de l’ignorante cantinière Catherine Ière (…) », ainsi que « le règne du soldat brutal, du cruel et ignorant Nicolas Ier » mais aussi « Alexandre II, peu intelligent, plus mauvais que bon, tantôt libéral, tantôt despotique » ; et « Alexandre III, à coup sûr un sot brutal et ignorant. » Malgré la censure dont il fait l’objet dès les années 1880, Tolstoï devient un symbole national, mondial même, de résistance. Il exerce une influence idéologique profonde sur les masses russes qui contribue à fragiliser le pouvoir en place et prépare les mentalités aux évènements de 1917. Ses pamphlets contre le libéralisme, le superflu et la propriété sont pareils à des bombes lancées en direction du tsarisme. Ils serviront de matrice aux révolutionnaires, ce que Lénine lui-même sera obligé de reconnaître dans son texte Tolstoï, miroir de la révolution russe. Lénine ne pardonnera néanmoins jamais à Tolstoï son inconséquence et son éloge de l’autarcie villageoise et de la paysannerie patriarcale. Si Tolstoï décède en 1910, les tolstoïens seront, au lendemain de la révolution de 1917, assimilés à des contre-révolutionnaires. De très nombreuses communautés tolstoïennes sont ainsi dissoutes dans les premières années de l’URSS. Une centaine de Russes se réclamant de son héritage est fusillée, beaucoup sont contraints à l’exil (sa fille et secrétaire Alexandra Tolstoï par exemple) et ses écrits demeurent longtemps censurés et mis à l’index.

LVSL – Tolstoï – on l’apprend dans votre livre – a notamment influencé Gandhi avec qui il a entretenu une correspondance, défendait la non-violence et le végétarianisme. Qu’en est-il des autres aspects de l’influence politique qu’il a exercée ? Cela a-t-il du sens de parler d’un mouvement « tolstoïen », porteur d’un rapport renouvelé à la nature ? 

J.L-I. – Tolstoï a en effet exercé une influence décisive sur Gandhi qui le considérait comme le « plus grand apôtre de la non-violence que notre époque ait connu ». Gandhi s’inspire de la pensée de Tolstoï pour créer une colonie agricole à Durban ainsi qu’une colonie coopérative près de Johannesburg (la Tolstoy Farm), puis échange sept lettres avec l’auteur russe entre octobre 1909 et septembre 1910 où se révèle une authentique communion spirituelle. L’influence politique de Tolstoï va néanmoins bien au-delà de Gandhi puisqu’elle s’exerce sur des figures aussi diverses que Jaurès, Wittgenstein, Horkheimer, Benjamin ou même Péguy, sans compter de nombreux théoriciens de l’anti-capitalisme, de la désobéissance civile, de la décroissance ou même de l’animalisme.

Le tolstoïsme est enfin fondé sur l’opposition, très rousseauiste, entre la vérité de la nature et les maux qui rongent la civilisation.

À un niveau plus collectif, je rappelle que Tolstoï, dans les dernières décennies de sa vie, fait figure de prophète pour des lecteurs et visiteurs de tous les continents qui se ruent à son domaine de Iasnaïa Poliana. Sous l’influence notamment de son disciple Tchertkov, des communautés tolstoïennes essaiment partout à travers le monde. Dans la province montagnarde de Gourie en Géorgie, la population décide par exemple de s’affranchir de l’État et de mettre en œuvre les principes d’autodétermination et d’entraide. Dans le même temps, des sectes telles que les doukhobors, ces paysans dissidents religieux qui prônent un contact direct avec Dieu et défendent les valeurs pacifistes, se retrouvent dans les idéaux tolstoïens, sans nécessairement revendiquer explicitement la filiation. 

Les écrits théoriques de Tolstoï et les projets politiques de ceux qui s’en sont réclamés mettent en évidence quelques aspects fondamentaux du « tolstoïsme »: l’anarchie, le rejet de l’impôt direct comme indirect, la fin de l’exploitation d’autrui (y compris des animaux), l’abolition du service militaire, l’éducation du peuple, l’hostilité à la propriété et au libéralisme, la critique de la modernité technicienne et la foi en l’omnipotence de l’homme, le retour aux solidarités organiques et à la notion russe du mir (du nom de ces communautés paysannes autonomes de la Russie impériale dans lesquelles la terre était une propriété collective), la défense du travail manuel, présenté comme un remède à l’oisiveté, à l’égoïsme et à l’angoisse inhérents à la société urbaine et cultive. Le tolstoïsme est enfin fondé sur l’opposition, très rousseauiste, entre la vérité de la nature et les maux qui rongent la civilisation. Pour Tolstoï, la ville renvoie à l’égotisme, au mouvement perpétuel, aux désirs confus et toujours insatiables. Elle est un lieu de décadence où l’individu se perd et où les valeurs se corrompent. À l’inverse, la campagne et la montagne seraient des lieux plus propices à l’authenticité, où le mensonge social et la dictature du paraître n’auraient pas droit de cité. On retrouve bien cette vision dans l’œuvre littéraire de Tolstoï mais également dans des textes éminemment modernes dans lesquels celui-ci invite à poser des limites à notre conception du progrès pour préserver la beauté de la nature et l’habitabilité du monde. Son Journal est ainsi l’occasion de véritables réquisitoires contre les violences environnementales : « Lorsque sous prétexte du bien-être du peuple, d’amour pour lui, mais en fait par cupidité, pour la gloire humaine et pour les buts les plus variés, on met sens dessus dessous une prairie et on l’ensemence d’absinthe ou on l’abîme, et elle se couvre de mauvaises herbes, je ne peux pas ne pas m’indigner. Je sais que c’est mal, mais je ne peux pas ne pas m’indigner contre les libéraux contents d’eux-mêmes qui agissent ainsi. »

LVSL – Monstre sacré de la littérature russe, Tolstoï reste une figure controversée en témoigne le fait que le centenaire de sa mort en 2010 a été célébré dans la plus grande discrétion. Pourquoi ? 

J.L-I. – Tolstoï demeure une figure centrale dans l’imaginaire russe. Ses textes littéraires sont toujours abondamment lus et intégrés aux programmes. Trois de ses romans (Les CosaquesAnna Karénine et Hadji-Mourat) figurent par exemple dans une liste, éditée en 2012, des cent livres dont le ministère russe de l’Éducation et de la Science préconise la lecture. Des lectures publiques de ses textes sont fréquemment organisées, avec parfois un retentissement exceptionnel. En 2015, dans le cadre de l’« Année de la littérature », 1300 célébrités et anonymes se sont ainsi succédés pendant trois jours pour une lecture publique de Guerre et Paix. Organisé à travers une trentaine de villes russe, l’événement était diffusé sur plusieurs chaînes de télévision et radio, ainsi que sur internet.

Aujourd’hui encore, l’élite politique ne lui pardonne pas son ascétisme, sa guerre sainte contre la corruption et son appel à libérer le peuple du joug de l’État via la désobéissance civile et l’anarchie.

Contrairement à ses romans et nouvelles, la stature de moraliste et la célébration du principe spirituel de Tolstoï suscitent en revanche au mieux l’indifférence, au pire l’hostilité, dans une Russie de plus en plus marquée par le règne de l’arbitraire, le dévoiement identitaro-politique de la foi et la montée du nihilisme. Le moraliste est ainsi vu comme une figure extrêmement gênante par l’ensemble des autorités, ce qui était déjà le cas au cours de son vivant, alors qu’il se montrait étranger à toutes les métaphysiques en vogue : « Les libéraux me prennent pour un malade mental, et les radicaux pour un mystique bavard. Le gouvernement me considère comme un dangereux révolutionnaire et l’Église pense que je suis le diable en personne. » Aujourd’hui encore, l’élite politique ne lui pardonne pas son ascétisme, sa guerre sainte contre la corruption et son appel à libérer le peuple du joug de l’État via la désobéissance civile et l’anarchie. L’Église orthodoxe le tient quant à elle comme un faux docteur, coupable d’avoir renié le Seigneur et le Christ, en défendant une approche très personnelle de la religion, mêlant rationalisme, sagesse païenne, christianisme primitif et influences orientales. Elle refuse toujours de revenir sur son excommunication prononcée en 1901. L’armée, enfin, se montre intransigeante à l’égard du pacifisme radical et de la dénonciation des mœurs de la classe militaire de cet homme qui, après avoir combattu dans le Caucase durant sa jeunesse, n’a eu de cesse d’écrire sur la face apocalyptique de la guerre et la bassesse des comportements que celle-ci engendre.

Ces procès, qui valaient en 2010, moins de deux ans après l’invasion de la Géorgie par la Russie, sont d’autant plus forts aujourd’hui, à l’heure de la guerre russo-ukrainienne. Certains voudraient profiter du contexte pour frapper d’opprobre l’œuvre de Tolstoï, à l’instar du ministre ukrainien de la Culture qui crut bon d’appeler à la censure des classiques de la culture russe dans les pays occidentaux, ou encore de Netflix qui a interrompu la production d’une adaptation en série d’Anna Karénine. Situation absurde tant Tolstoï est difficilement récupérable politiquement, d’autant plus par l’actuel régime russe dont les orientations sont radicalement opposées à celles qu’il a toujours défendues. « Je ne confonds pas Tchekhov avec un char T 34 », écrivait Milan Kundera. Peut-être serait-il temps, enfin, de méditer ces mots et de comprendre qu’on ne confond pas la lutte contre un régime et l’éradication de ce qu’il y a de plus universel et lumineux dans l’héritage culturel du pays en question…

Kundera : l’art du roman sans idéologie ?

Kundera LVSL Le Vent Se Lève L'art du roman
© Éd. LHB pour LVSL

« [L]’avenir est toujours plus fort que le présent. C’est bien lui, en effet, qui nous jugera. Et certainement sans aucune compétence », écrivait Milan Kundera [1]. Inévitable, ce moment est advenu : la disparition de l’écrivain, en juillet 2023, marque le scellement définitif de son œuvre, désormais léguée à la postérité. Quels souvenirs nous laissent L’Insoutenable légèreté de l’être (1982) et l’écrit théorique L’Art du roman (1986) – soit les deux textes les plus connus de l’auteur tchécoslovaque, qui, face au durcissement du régime communiste, avait choisi de vivre en France la seconde partie de sa carrière littéraire ? Cinquante-cinq ans après le Printemps de Prague, nous revenons sur l’ambition paradoxale de Kundera : dépasser les partis pris de l’Histoire en faisant du roman un genre imperméable à toute idéologie. 

Le roman comme vertige existentiel

Essai classique, L’Art du roman de Milan Kundera appartient à la catégorie des « défenses du roman » – avant que les grands réalistes du XIXe siècle (Balzac, Tolstoï, Dickens) lui donnent ses lettres de noblesse, le genre romanesque était jugé inférieur à l’épopée ou au théâtre tragique. Chez Kundera, le roman gagne encore en prestige, en finissant par usurper l’une des questions de Kant – « Qu’est-ce que l’homme ? » – , dont les réponses s’étendent de Cervantes à Kafka. Or, si le roman a une mission, il a aussi une nature : celle d’une antithèse parfaite au discours politique et à l’idéologisation de tout genre. Car, Kundera le dit, « le roman est né non pas de l’esprit théorique mais de l’esprit de l’humour. […] L’art inspiré par le rire de Dieu est, par son essence, non pas tributaire mais contradicteur des certitudes idéologiques. » Nul n’en discuterait au royaume du roman français, où Rabelais et Scarron règnent de consort avec Balzac, le maître d’œuvre de la Comédie humaine. Pourtant, la résistance foncière du roman à l’idéologie ne vient pas tant de sa lignée comique, que de la suspension du jugement moral qui lui serait propre : « L’homme souhaite un monde où le bien et le mal soient nettement discernables car est en lui le désir, inné et indomptable, de juger avant de comprendre. Sur ce désir sont fondées les religions et les idéologies. Elles ne peuvent se concilier avec le roman que si elles traduisent son langage de relativité et d’ambiguïté dans leur discours apodictique et dogmatique. » 

Quoi de plus anti-idéologique, en effet, que l’idée de la multiplicité de ces codes, qui présuppose, in fine, qu’il ne peut y avoir d’aspirations communes ? 

Nombreux seront les amoureux des lettres qui, si on leur proposait L’Art du roman en guise de pétition, le signeraient sans réfléchir une seule seconde. Oui, le roman, c’est la nuance et la complexité ! Les chatoiements de la lanterne magique qui luit dans Du côté de chez Swann de Marcel Proust ! Les intermittences du cœur de La Princesse de Clèves ! C’est le contraire des discours politiques, de thèses simplistes – en un mot, le contraire de l’idéologie. Œuvre de maturité, L’Insoutenable légèreté de l’être reflète ces thèses théoriques, qui, comme l’auteur l’indique, sont inspirées directement de sa pratique. La singularité irréductible de chaque héros (Tereza, Tomas, Sabina, Franz et un petit chien qui, tous, habitent la Tchécoslovaquie au lendemain du Printemps de Prague) vient de l’aspect unique des thèmes qui les animent : « Saisir un moi, cela veut dire, dans mes romans, saisir l’essence de sa problématique existentielle. Saisir son code existentiel. En écrivant L’Insoutenable légèreté de l’être je me suis rendu compte que le code de tel ou tel personnage est composé de quelques mots-clés. Pour Tereza : le corps, l’âme, le vertige, la faiblesse, l’idylle, le Paradis. Pour Tomas : la légèreté, la pesanteur. » Quoi de plus anti-idéologique, en effet, que l’idée de la multiplicité de ces codes, qui présuppose, in fine, qu’il ne peut y avoir d’aspirations communes – et que le sens de la vie individuelle ne peut être forgé par un quelconque collectif ? 

L’individu versus le pouvoir uniformisant : un tropisme intellectuel fin-de-siècle ?

Le rejet de toute idéologie s’apparenterait-il alors lui aussi à un choix idéologique ? À l’évidence, ce roman ne peut être qualifié d’apolitique. La condamnation des envahisseurs russes est sous-tendue, chez Kundera, par le rejet de l’utopie du communisme : « Ceux qui pensent que les régimes communistes d’Europe centrale sont exclusivement la création de criminels laissent dans l’ombre une vérité fondamentale : les régimes criminels n’ont pas été façonnés par des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d’avoir découvert l’unique voie du paradis. Et ils défendaient vaillamment cette voie, exécutant pour cela beaucoup de monde. Plus tard, il devint clair comme le jour que le paradis n’existait pas et que les enthousiastes étaient donc des assassins. » (L’insoutenable légèreté de l’être, 1982).

Cependant, une position politique n’est pas encore idéologie : celle-ci est un ensemble cohérent des idées, que l’on retrouve déployé dans une époque, une société, ou parmi les représentants d’une certaine catégorie sociale. De quel ensemble le texte de Kundera serait-il proche ? On se rappelle ici les cauchemars de Tereza : la nuit, elle rêve de devoir marcher nue avec une rangée d’autres femmes, en découvrant l’effroyable ressemblance de son corps à ceux des autres. « Depuis l’enfance », commente le narrateur, « la nudité était pour Tereza le signe de l’uniformité obligatoire du camp de concentration ; le signe de l’humiliation. » Le désir de la singularité individuelle reflète la dynamique globale de l’œuvre, en ce que d’autres personnages y cherchent à se défaire des liens sociaux, de tout groupe plus large que la relation inter-personnelle. Ce versant-là de la légèreté est aussi difficile qu’il est désirable.

Le roman semble enseigner la « sagesse de l’incertitude », dans le mesure où son auteur ne formule aucun jugement moral sur les personnages : leur recherche de légèreté n’est en soi ni positive ni négative. Mais le parti pris se cache dans l’absence de héros alternatifs, d’exemples réussis du lien politique ou familial. En regardant l’Histoire à travers les yeux des héros de L’Insoutenable légèreté, nous découvrons que les opposants ne valent guère mieux que les envahisseurs. Rares, les défenseurs de l’ordre matrimonial agacent par l’étroitesse d’esprit et le ridicule. On se rappelle ici les mots de Ludvik, cet autre personnage de l’univers de Kundera, qui, après avoir été exclu du parti communiste tchécoslovaque, découvre que, tout comme les élites, les parias de la société se rassemblent, eux aussi, en groupe pour torturer l’un de leurs comparses : « Je me mis à douter de la valeur de notre solidarité due seulement à la pression des circonstances et à l’instinct de conservation qui nous agglutinaient en un troupeau compact. Et je commençais à penser que notre collectivité […] était capable de traquer un homme (l’envoyer en exil et à la mort) tout comme la collectivité de la salle d’autrefois, et comme peut-être toute collectivité. » (La Plaisanterie, 1967)

Dès lors, le pays étranger, mais également la vie sentimentale et sexuelle sont comme des lieux d’exil où les héros cherchent à se réfugier de la grande Histoire. Lors d’un jeu sexuel, Sabina se regarde, dénudée, dans un miroir soigneusement posé par terre : la résistance passive réside dans l’érotisme solipsiste. La vie sociale devient ici un antagonisme perpétuel entre l’individu et l’État (ou autre collectif) qui cherche à se saisir de son « moi » intérieur. C’est en cela que la pensée de Kundera demeure profondément ancrée dans son époque. La tension entre l’étatique et l’individuel travaille déjà la philosophie de Michel Foucault, se reflétant dans les concepts du biopouvoir et de la biopolitique : ceux-ci recouvrent les pratiques institutionnelles qui façonnent l’individu en contrôlant son corps, ses attitudes, sa sexualité et sa posture « morale ». Fruits de l’époque où la découverte des crimes totalitaires pénétraient tous les esprits, les idées foucaldiennes permettent même aujourd’hui d’analyser les formes du contrôle contemporaines. Mais, tout comme le sommeil de la raison engendre les monstres, la réduction de l’Histoire au conflit entre l’individu et le pouvoir uniformisant a fait surgir des illusions d’optique. À commencer par la suivante : puisque toute idée universelle porte en elle l’écrasement de la singularité, le totalitarisme peut se définir comme un Idéal collectif imposé à l’individu et, à ce titre, commencer dès l’Antiquité grecque : c’est ce que nous suggère le Testament de Dieu (1979) de Bernard Henri-Lévy.

Tout comme le sommeil de la raison engendre les monstres, la réduction de l’Histoire au conflit entre l’individu et le pouvoir uniformisant a fait surgir des illusions d’optique.

Mais Kundera serait-il libéral ? Après tout, rien ne dit que les parcours des personnages expriment le point de vue de l’auteur même : sa visée est de reconstruire quelques subjectivités singulières, qui, prises dans les tournoiements de l’histoire trouble de l’Europe de l’Est sous la houlette soviétique, ont de quoi développer une hantise viscérale du groupe. Un autre indice rappelle que son œuvre demeure porteuse de cet ensemble d’idées cohérent qui indique l’appartenance d’un texte littéraire à une époque et une culture donnée. Le thème de la subordination de la femme à l’homme transfuse la structure même de ce roman. D’emblée, elle est nourrie par un certain écart professionnel. Les protagonistes masculins, Franz et Tomas, sont, respectivement, universitaire brillant et chirurgien hors pair. À son tour, la femme de Tomas est sans emploi ou serveuse, l’amante de Franz, artiste : dans les toutes dernières pages du roman, elle bénéficiera d’un succès sans éclat et tardif. Mais c’est la vie intime qui est le véritable terrain de l’inégalité des forces. Bien qu’elle incarne la femme indépendante, l’artiste Sabina rêve elle aussi d’un homme qui puisse avoir « la force de commander » ; épouse sacrificielle par excellence, Tereza ne vit, elle, que pour supporter Tomas et sa série de conquêtes donjuanesques. 

Le Dom Juan anticonformiste : un héros classique du roman masculin ?

Or, comme le narrateur le confiera, celles-ci relèvent d’une véritable quête ontologique. Car, comme nous l’apprenons, « [m]ême aujourd’hui, bien que le temps de la conquête ait considérablement raccourci, la sexualité est encore pour nous comme le coffret d’argent où se cache le mystère du moi féminin. » Dès lors, le Dom Juan ne fait que chercher la parcelle mystérieuse, qui, dans un être, fonde son air unique : « Tomas était obsédé du désir de découvrir ce millionième et de s’en emparer et c’était ce qui faisait pour lui le sens de son obsession des femmes. Il n’était pas obsédé par les femmes, il était obsédé par ce que chacune d’elles a d’inimaginable, autrement dit, il était obsédé par ce millionième de dissemblable qui distingue une femme des autres. »

Par l’idée singulière qu’il donne de la femme et de la vie sentimentale, le roman de Kundera nous fait entendre les notes fréquentes chez les auteurs de la même période. Certes, rien ne peut rivaliser avec Les Femmes (1983) de Philippe Sollers, qui, incontestablement, jouerait le rôle du premier violon dans cet orchestre. Mais l’œuvre sonnera à l’unisson avec Un homme (2006) de Philip Roth, ou les romans américains de John Updike. « Mailer, Updike, Roth – les Grands Mâles Narcissiques qui ont dominé la littérature d’après guerre sont désormais sénescents […] », notait David Foster Wallace en 1997, dans son article sur Updike, intitulé « Le champion des phallocrates littéraires en balance un [roman] : est-ce la fin des narcissiques magnificents ? » Ce vieillissement, comme l’analyse Wallace, n’est pas dû seulement à l’âge des écrivains en cause. Avec le changement de génération, le système de pensée qui fait des épanchements de l’ego libidinal une arme de résistance se trouve lui-même définitivement vieilli.

Anti-idéologique lorsqu’il se met à l’abri des camps politiques, le roman n’échappe pas, pour autant, à l’histoire culturelle : sa pensée, son système de valeurs et son œuvre en sont les incarnations concrètes. 

Anti-idéologique lorsqu’il se met à l’abri des camps politiques, le romancier n’échappe pas, pour autant, à l’histoire culturelle : sa pensée, son système de valeurs et son œuvre en sont les incarnations concrètes. En relisant le plus célèbre roman de Milan Kundera, il ne s’agit pas de faire ses adieux à l’auteur ou à son œuvre. On laisse pourtant l’image rêvée de l’écrivain qui, attrapant l’Histoire dans ses filets, parvient comme par magie à s’en extraire lui-même. Avec L’Insoutenable légèreté de l’être, on se dégrise du rêve de l’auteur-Dieu. 

[1] Milan Kundera, L’Art du roman, in Œuvre. II, Gallimard, coll. Pléiade, 2011, p. 651.

Tout acte de lecture est un jeu avec des structures de pouvoir – Entretien avec Peter Szendy

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Peter Szendy est l’un des théoriciens de la littérature les plus importants de notre époque. Nous l’avons rencontré à l’occasion de la parution de son ouvrage, Pouvoirs de la lecture. De Platon au livre électronique (La Découverte, 2022), dans lequel il étudie l’expérience de la lecture comme une scène, psychologique, sociale et politique complexe. Il se penche également sur les récentes transformations technologiques de cette expérience et notamment sur les implications anthropologiques de la croissance significative du marché du livre audio. Entretien réalisé par Simon Woillet.

LVSL – À l’heure où les technologies numériques bouleversent notre rapport aux savoirs, vous proposez de réinterroger l’expérience fondamentale de la lecture, dans une approche qui tente de faire droit aux zones d’ombres entre lecteur et texte. Vous déclarez, ce faisant, vouloir sortir de la vision de la lecture produite par les Lumières, où la relation au texte était principalement conçue selon vous sur le mode de la transparence en termes de transmission des connaissances. Pouvez-vous nous éclairer sur le sens de cette démarche ?

Peter Szendy – Il y a dans votre question deux marqueurs temporels importants : le passage au numérique d’une part et les Lumières d’autre part. Il ne s’agit pas pour moi de tenir ces balises chronologiques pour des frontières historiques intangibles. Au contraire, mon travail consiste à faire droit à ce que l’on pourrait appeler des hétérochronies, c’est-à-dire des temporalités différentes mais simultanées. Autrement dit, la relation des lecteurs d’aujourd’hui aux textes qu’ils lisent obéit à des régimes anciens en même temps que contemporains, des régimes qui peuvent coexister, s’hybrider ou s’affronter, ce qui implique une vision stratifiée des paradigmes historiques de l’expérience de la lecture.

J’essaie d’être attentif à la coexistence de vitesses contrastées, par exemple : qu’il s’agisse des vitesses propres aux systèmes de renvois internes à un texte (la consultation d’une note en fin d’ouvrage n’implique pas la même vitesse de renvoi qu’un lien hypertexte à cliquer) ou bien des vitesses de réception, de diffusion d’un ouvrage dans la texture de l’espace dit public (où la lecture qu’on a pu qualifier d’intensive, à savoir la rumination des mêmes textes, comme ce fut longtemps le cas de la Bible, coexiste avec la lecture dite extensive, celle des journaux, des nouvelles, des romans-feuilletons au XIXe siècle, des tweets ou autres notifications aujourd’hui…).

S’il y a donc des différences de vitesse dans la circulation des Lumières et dans leurs inscriptions sur papier ou sur écrans rétroéclairés, c’est aussi qu’il se crée des zones d’ombre, aujourd’hui comme au XVIIIe siècle. Non seulement parce qu’il y a de l’incompréhension, de l’inattention, disons, en un mot, de l’inéclairé qui résiste ou se reforme dans les plis de l’hétérochronie, mais aussi (j’imagine que nous y reviendrons) parce que tout acte de lecture implique de la violence, de la soumission, de l’irraisonné et de l’infondé. Il faudrait dire en outre, si l’on considère cette fois l’histoire matérielle des supports d’inscription des savoirs, que la propagation des « lumières » actuelles — les lasers, les systèmes de gravure et de décodage, les fibres optiques… — repose sur l’obscurité des tractations géopolitiques, du secret industriel et de la raison d’État ainsi que sur l’aveuglement face aux conséquences environnementales de ces technologies du visible ou du lisible.

LVSL – Vous proposez également une interprétation fascinante de notre rapport ambigu au livre audio.

PS – Je voulais d’abord faire un pas en arrière face à ce que l’on appelle un peu vite la crise de la lecture à l’ère numérique. Car le premier effort de réflexion devrait d’ores et déjà consister à ne pas tenir pour acquis que la lecture serait strictement cantonnée à un rapport silencieux à un texte écrit. Je ne suis bien évidemment pas le seul à le penser : beaucoup d’autres avant moi ont travaillé sur l’histoire de l’expérience de la lecture et sur les formes de résistance de l’oralité face au scriptural. C’est notamment ce qu’a pu développer Roger Chartier. Mais il reste que la puissance du paradigme scriptural continue de faire écran à une compréhension plus fine des voix intérieures de la lecture.

Toujours est-il que, en adoptant une perspective décentrée par rapport au seul support écrit, il me semble que l’on peut éviter d’en rester aux mêmes discours nostalgiques sur la perte du goût de la lecture ou la « mort du livre ». Qu’il suffise de penser à l’importance immense que revêt aujourd’hui le livre électronique (tant sur un plan économique qu’anthropologique). Il se présente sous deux formes : le livre numérisé lu sur écran, certes, mais également le livre audio, qui représente une part de marché toujours plus importante. « 9,9 millions d’audio-lecteurs en 2022 », pouvait-on lire dans un communiqué du Syndicat national de l’édition qui annonçait le lancement, en mai 2022, du « mois du livre audio », accompagné du slogan « lire ça s’écoute » (www.sne.fr/actu/parce-que-lire-ca-secoute).

Même si l’idée que lire peut consister à écouter un livre commence à faire son chemin, ce type de propos ne va pourtant pas de soi. Matthew Rubery, dans sa belle histoire du « livre parlant » (The Untold Story of the Talking Book), se fait l’écho d’une attitude fréquente : « écouter des livres », écrit-il, « est une des rares formes de lecture pour lesquelles les gens s’excusent ». Il met ainsi le doigt sur un malaise diffus mais sensible, révélateur en tout cas, dès lors qu’on applique le verbe « lire », voire un verbe d’action tout court, au fait d’écouter un livre audio. Il semble que l’on hésite à concevoir cette écoute comme un acte, car on ne sait pas très bien ce que l’on fait, au juste, avec ou face à un livre audio. Comme si écouter un livre n’était pas vraiment faire quelque chose, surtout lorsqu’on se consacre en même temps, comme c’est souvent le cas, à une activité parallèle (les courses, le ménage, la marche, la conduite…). Sans doute qu’une partie de cette drôle de honte ressentie à l’égard du format audio tient à la prétendue « passivité » de ce type d’expérience.

Quoi qu’il en soit, l’hésitation quant au statut de la lecture audio en tant qu’acte de lecture me semble révélatrice d’un changement de paradigme. Les failles du langage quotidien révèlent ici la tectonique des plaques en jeu dans les transformations anthropotechniques de la lecture. Il faut rouvrir le chantier de l’analyse de la lecture à l’aune de ces formes nouvelles.

LVSL – Selon vous, sommes-nous réellement sortis de ces représentations passives de la lecture oralisée ? Dans un chapitre de votre livre intitulé « l’anagnoste et l’archonte », vous convoquez les formes antiques de la lecture et les rôles sociaux liés à cette activité pour construire une grille d’interprétation des différentes « voix » qui cohabitent dans notre psychisme de lecteur. Pouvez-vous revenir sur ces concepts et ce qu’ils impliquent pour l’époque actuelle, notamment du point de vue des nouvelles formes de subordination de la lecture impliquée par les algorithmes de recommandation des contenus ?

PS – L’anagnoste, dans l’antiquité gréco-romaine, c’est l’esclave spécialisé dans la lecture à haute voix pour d’autres. C’est un rôle défini au sein d’une hiérarchie économique et politique précise, un rôle qui s’inscrit dans un réseau de relations aussi bien sociales que symboliques. Tout d’abord, l’anagnoste est bien évidemment une figure du dominé ou du subalterne — c’est un esclave —, mais qui est d’emblée complexe car il s’agit d’un travail auquel on associe une haute valeur symbolique. Son labeur ouvre la voie, facilite l’accès à la sphère idéalisée du sens.

Dans ses rares représentations ou apparitions (rares, car il est voué par essence à s’effacer devant le texte), l’anagnoste est une figure qui oscille de manière fascinante entre ces deux extrêmes que sont l’activité totale et la passivité totale. En effet, en lisant pour son maître, il est actif face à ce dernier, qui l’écoute passivement. Mais en même temps, l’anagnoste prête son corps et sa voix à un texte par lequel il se laisse traverser et littéralement posséder. Dans le lexique qui était celui de la pratique grecque de la lecture (comme l’a montré Jesper Svenbro dans sa remarquable Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne), l’esclave lecteur, l’anagnoste peut être décrit à la fois comme l’« éraste », l’amant en position active, et l’« éromène », l’aimé en position passive. Il est actif en tant qu’il lit pour l’autre ; il est passif en tant qu’il est le simple relais du discours lu qui passe par lui.

LVSL – De ce point de vue, la figure de l’anagnoste vous semble-t-elle pertinente pour décrire notre propre situation vis-à-vis des algorithmes de recommandation de contenus sur les technologies numériques ? Puisque nous sommes autant producteurs des données qui les alimentent qu’esclaves des techniques de manipulation émotionnelle et attentionnelle qui constituent leur raison d’être économique ?

PS – C’est une idée intéressante. On pourrait déjà faire l’hypothèse que l’anagnoste antique se dilue ou se dissémine dans toute sorte de machines, de logiciels, d’algorithmes qui font ce travail de « faire exister » des textes en les lisant pour nous. L’exemple le plus évident serait la voix automatisée du GPS qui vous « lit » la carte de votre trajet, qui est l’anagnoste de votre itinéraire. Mais il existe aussi quantité d’applications pour la vocalisation des textes, à l’instar de Speechify ou NaturalReader, qui vous permettent de choisir le genre ou l’âge ou les caractéristiques ethniques de la voix lisante ainsi que sa vitesse de lecture.

Ceci dit, votre question nécessite que l’on considère la position de l’anagnoste au sein de la scène de lecture antique d’une manière à la fois plus précise et plus vaste. Car l’anagnoste n’est qu’une des voix ou qu’une des instances dans cette scène. Il y a également le texte lui-même, bien sûr, à savoir le texte lu par l’anagnoste lorsqu’il prête sa voix à celle de l’auteur. Il y a ensuite la place de l’auditeur, de celle ou celui qui écoute la lecture : j’ai proposé, pour désigner cette instance, le néologisme de lectaire, par analogie avec destinataire. Enfin, et c’est le plus important peut-être dans la perspective ouverte par votre question, il y a cette figure implicite et pourtant centrale qui peut, je crois, éclairer notre relation aux algorithmes de recommandation dans la lecture numérique : il s’agit de l’instance qui commande la lecture, à ne pas confondre avec le lectaire, car un personnage peut, comme on le voit par exemple dans certains dialogues de Platon, commander à l’anagnoste de lire à haute voix pour quelqu’un d’autre que lui-même, pour un tiers.

Avant d’en venir à cette antique instance prescriptive et à ce qu’elle pourrait bien nous dire sur les prescriptions de lecture actuelles, je voudrais souligner que la structure de la scène de lecture, telle qu’elle nous apparaît depuis son histoire lointaine et largement oubliée, est fondamentalement triangulée. Il est en effet impossible d’en dégager ou d’y identifier une relation simplement et purement duelle, à l’image de ce que nous avons fini par construire comme l’expérience par excellence de la lecture, à savoir le face-à-face du lecteur et du texte, l’immersion de celui-là dans celui-ci. Lorsque l’anagnoste s’entend commander de lire à haute voix pour un lectaire, c’est déjà une relation à trois, c’est déjà un réseau qui s’ébauche, une circulation réticulée plutôt qu’une absorption frontale, immédiate, transparente.

On pourrait donc faire l’hypothèse que la lecture a toujours été une affaire de « réseaux ». C’était le cas pour la lecture pratiquée par l’anagnoste antique, mais c’est également vrai lorsque c’est le phonographe qui « lit » des « livres parlants » ou lorsqu’on lit aujourd’hui des livres électroniques. L’une des premières idées de Thomas Edison, dans son texte intitulé The Phonograph and its Future(1878), était précisément que son invention servirait à enregistrer des textes pour que d’autres puissent les écouter. Le phonographe ainsi utilisé, c’est, si vous voulez, la mécanisation de la fonction de l’anagnoste, sa rationalisation technique et sa reproductibilité à une échelle industrielle.

Mais je reviens à votre question concernant les algorithmes de recommandation. Là où l’ordre de lire adressé à l’anagnoste avait la structure simple d’un impératif (« prends le livre et lis ! », disent l’un des personnages du prologue du Théétète de Platon à l’esclave lecteur), les modalités actuelles de la prescription, à l’ère du capitalisme numérique, impliquent des bouquets de données (ce que Gilles Deleuze, dans son « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », avait analysé comme la désagrégation de l’individu en flux dividuels). Cela modifie et l’injonction de lecture sur les réseaux sociaux et la signification même de l’acte de lire, qui se redouble d’un ensemble d’activités d’enregistrement et de formatage invisible de votre comportement, en temps réel et à votre insu. Sur Kindle par exemple, vous pensez être seul face à votre livre, mais en réalité vous êtes vous-même « lu », c’est-à-dire observé, et constitué en travailleur numérique inconscient par les technologies de ce type d’entreprises : vous êtes une série de points, un nœud de données (vitesse de lecture, types de contenus choisis, fréquence de la consultation de l’outil, passages relus…) dans un réseau plus vaste et dont la finalité est en général purement commerciale (l’ergonomie servant souvent à cacher ces formes de surveillance et de formatage autant qu’à les rendre possibles en renforçant la fluidité de l’expérience de l’utilisateur).

Je raconte dans Pouvoirs de la lecture une anecdote personnelle à ce propos. Me pensant bien assis chez moi, dans l’intimité d’une scène de lecture domestique idéalisée, je m’aperçois soudain, en touchant naïvement le texte à l’écran de ma tablette et en voyant s’afficher une petite case de commentaire, que je suis le nième utilisateur à souligner telle phrase précise. Une expérience comme celle-ci, que nous sommes tous susceptibles de faire, nous ramène brutalement à la puissance des technologies de prescription qui structurent désormais nos vies sans que nous en ayons suffisamment conscience.

Au début des années 1990, Bernard Stiegler avait initié un beau projet à la Bibliothèque nationale de France, qui consistait à produire des outils numériques de « lecture assistée par ordinateur » afin de matérialiser et de rendre transmissibles les traces laissées par les lecteurs dans leur élaboration du texte (je renvoie à son article intitulé « Machines à écrire, machines à penser », paru dans le n° 5 de la revue Genesis en 1994). Ce système d’annotations devait permettre de rendre visibles les gestes de lecture autrement invisibles au sein d’une sorte de communauté de lecteurs qui se formerait autour d’une œuvre. Et ce que montre ce type de démarche, c’est qu’il est possible de concevoir des régimes numériques de circulation de la lecture, des mises en réseau d’actes de lecture qui ne soient pas pensés uniquement dans la perspective d’une prescription marchande.

L’une des questions passionnantes que soulèvent les annotations des lecteurs, c’est sans doute celle de la singularité de l’acte de lecture. Une marque de lecture doit-elle ou peut-elle être signée, et si oui, comment ? Ce n’est pas le même type d’anonymat qui est en jeu dans l’impersonnalité machinique des algorithmes de recommandation de contenu, dans les commentaires de lecteurs identifiés par des pseudonymes sur les plateformes de vente en ligne ou dans les griffonnages dus à d’autres lecteurs inconnus que l’on rencontre en feuilletant un ouvrage emprunté à une bibliothèque. L’anonymat des modes de prescription propres au capitalisme numérique tend à être celui, statistique, du nivellement, de l’homogénéisation des singularités. Mais l’anonymat d’une trace de lecture, ce peut être aussi ce qui ouvre la possibilité de l’accident, la chance de l’imprévu.

LVSL- Vous parlez de « phonoscène » intérieure de la lecture notamment pour désigner les développements que vous venez de nous présenter et vous suggérez qu’il faut se pencher sur les relations entre les parties prenantes implicites de toute « scène de lecture ». Vous montrez dans votre livre et comme nous venons de le voir qu’il existe toujours une instance que l’on peut appeler « l’impératif de lecture ».

PS – En effet, cette instance impérative fait partie intégrante de toute scène de lecture, c’est-à-dire de tout acte de lecture. Mais elle est susceptible d’être configurée et appropriée — sur le plan psychique, social et technologique — de manière extrêmement différente selon les contextes et les époques historiques. Il semble n’y avoir rien de commun entre, par exemple, l’enfant qui exige qu’on lui lise une histoire et l’injonction implicite de lecture qui se loge dans la nécessité de cocher la case « lu et aprouvé » des « conditions générales d’utilisation ». Mais il y va, dans l’une comme l’autre de ces situations de lecture, d’une certaine configuration de l’impératif dont nous parlons. Il arrive aussi que cette instance impérative ou prescriptive (« lis ! ») soit détachée, présentée pour elle-même, pour ainsi dire sur le devant de la scène de lecture. Pensons au cas de La philosophie dans le boudoir de Sade, que j’analyse dans Pouvoirs de la lecture : l’impératif de lecture vient se loger sur la couverture du livre, sous la forme d’une sorte d’exergue (« la mère en prescrira la lecture à sa fille »).

Si l’impératif de lecture fait donc partie intégrante de toute scène de lecture, c’est parce que lire implique toujours quelque chose qui est de l’ordre de la soumission. Une soumission à déjouer, à contester, à refouler, mais implicitement à l’œuvre, avec laquelle il faut compter. Pas de lecture sans soumission du lecteur à l’ordre (typographique, syntactique, argumentatif, rhétorique, narratif…) du texte. Ce qui ne veut pas dire, loin de là, que la lecture se réduit à cette passivité. Les lecteurs ne cessent de subvertir l’autorité de cet ordre, consciemment ou inconsciemment, volontairement ou non. Qu’on pense à l’attention flottante, aux formes variées de l’interprétation, érudite ou spontanée, des textes : le lecteur est en permanence dans une relation équivoque, tendue, avec le tissu des « micropouvoirs » dont est constitué tout ordre textuel. On pourrait dire, en reprenant ce mot proposé par Deleuze et Guattari, que tout acte de lecture est un acte « micropolitique ». Autrement dit : la lecture rejoue en miniature, sur un mode micrologique, des rapports de pouvoir que l’on retrouve ailleurs, sur d’autres scènes, sociales, politiques… Tout acte de lecture est un tel jeu avec des structures de pouvoir. C’est ce qui fait de la lecture un espace intrinsèquement politique (bien au-delà du fait que tel ou tel texte puisse proposer ou non des idées ou des thèmes explicitement identifiés comme politiques).

LVSL – Pouvez-vous revenir sur votre analyse magistrale du Léviathan de Hobbes et la relation entre politique et lecture dans ce texte fondamental ?

PS – Comme nous l’évoquions à l’instant, tout acte de lecture est à la fois un acte de soumission et d’affrontement, de contestation et d’assimilation critique des règles du pouvoir. En ce qui concerne le Léviathan de Hobbes, on est face à un moment-clé de l’histoire de la philosophie politique, bien sûr, mais également face à un moment-clé dans l’histoire des discours sur la lecture, des réflexions sur la performativité, l’efficacité des dispositifs de lecture. Il y a, dans ce texte, une sorte de correspondance entre, d’une part, le dispositif micropolitique des prescriptions adressées au lecteur (le Léviathan est en effet ponctué de conseils, explicites ou implicites, sur la manière de lire ce livre qu’il est) et, d’autre part, le dispositif macropolitique de l’État moderne tel qu’il est élaboré théoriquement au fil de l’ouvrage. Ces deux niveaux s’articulent en permanence et de manière souvent paradoxale. Le lecteur est ainsi appelé à devenir une sorte de souverain pour s’assimiler pleinement le sens du texte, en même temps qu’il est incité explicitement par Hobbes à se soumettre au dispositif de lecture. Hobbes construit une sorte de machine textuelle qui identifie les opérations de lecture et les opérations du bon gouvernement. La souveraineté politique et la souveraineté du lecteur sont superposées ou repliées l’une sur l’autre tout au long du texte.

Les conseils de lecture qui ponctuent le Léviathan sont parfois explicites, par exemple quand Hobbes recommande à son lecteur de ne pas faire comme ces oiseaux qui perdent la mémoire de l’entrée dans la pièce où ils sont dès lors bloqués et condamnés à virevolter (une belle métaphore pour l’inattention du lecteur distrait ou vagabond dans sa lecture). Mais certaines prescriptions de lecture du Léviathan restent implicites, sans être moins efficaces pour autant, au contraire. C’est le cas lorsque Hobbes performe l’acte de lecture pour le lecteur, en employant par exemple des expressions apparemment anodines mais en réalité puissamment configurantes telles que « en somme », ou encore en proposant au lecteur des résumés de ce qui a été lu. C’est ainsi que s’établit, que s’impose un dispositif de lecture cumulative, une lecture additive. À savoir un régime de lecture (entendez ce mot de « régime » à la fois dans son sens mécanique ou moteur et dans son sens politique) qui en exclut beaucoup d’autres possibles.

Cette petite machine de lecture, implicite et explicite, explose toutefois lorsque Hobbes conclut sur deux prescriptions contradictoires, enjoignant simultanément le lecteur à opérer une somme intégrale de tout ce qui a été préalablement énoncé et à contester chaque aspect. Car, dit-il sans réaliser pleinement les conséquences de ce qu’il dit, c’est en objectant que l’on peut renforcer sa conviction de la nécessité des arguments et de leur ordre précis d’énonciation. Ce moment, ce point de lecture aux exigences contradictoire est fascinant, car on y voit le code des prescriptions se déconstruire lui-même et faire signe vers son caractère impossible ou aporétique.

LVSL – Vous proposez également une interprétation philosophique du passage du volumen au codex puis du codex à l’écran, pouvez-vous revenir là-dessus. On parle fréquemment de l’infinite scrolling, est-ce un nouveau temps de lecture ?

PS – C’est une question que pose Giorgio Agamben dans « Du livre à l’écran » (l’un de ses textes recueillis dans Le Feu et le récit). Il oppose, d’une part, un temps circulaire et continu qui serait propre au volumen, c’est-à-dire à la forme enroulée d’un rouleau de papyrus ou de parchemin, et, d’autre part, un temps linéaire qui serait celui du codex, c’est-à-dire le cahier paginé, voire indexé, donc discontinu. L’écran paraît conjuguer ces deux propriétés opposées. D’une part, le scrolling se présente comme un déroulement potentiellement infini, même s’il est en réalité bel et bien bordé, limité par des caractéristiques matérielles et spatio-temporelles (il ne saurait y avoir de page infinie car tout stockage est par essence fini). Mais d’autre part, l’hypertexte sur écran se compose d’innombrables renvois sous forme de liens qui sont autant d’indexations, autant de discontinuités, autant de « paginations », si l’on veut, interrompant la continuité du déroulement. Bref, à l’écran, le codex devient volumen et le volumen devient codex.

On est donc face à un déroulement en forme de flux, certes, mais infiniment accidenté, discrétisé ou discrétisable. Cette discrétisation fluide ou cette fluidité discrète de l’espace de lecture relève de ce que Deleuze et Guattari, reprenant une distinction proposée par Pierre Boulez, appelaient le « temps lisse » (ici : celui de la lecture continue) et le « temps strié » (ici : celui de la lecture discontinue, ponctuée par des renvois référentiels). Ces temporalités contrastées se replient sans cesse l’une sur l’autre dans notre expérience contemporaine de la lecture numérique. Et ce faisant, elles invitent à instituer, mais aussi et aussitôt à destituer, de nouveaux dispositifs de lecture-pouvoir constitués par des injonctions — souvent invisibles pour les lecteurs — qui se trament entre ces divers registres, entre ces strates que sont le texte lu, le sous-texte de son encodage ainsi que le formatage inhérent aux supports logiciels et matériels qui les portent.

Plus que jamais, l’acte de lecture, à l’ère du numérique, est tramé, transi de micropouvoirs.

Existe-t-il un style réactionnaire ? Entretien avec Vincent Berthelier

Vincent Berthelier © Clément Tissot pour LVSL

« En matière de littérature, dit-on, les conservateurs révolutionnent et les révolutionnaires conservent. Les amis du peuple parlent le français de Richelieu, les amis de l’ordre jargonnent comme des Apaches ». Voici le point de départ de l’essai Le Style réactionnaire de Vincent Berthelier, Maître de conférences en littérature française à l’université Paris Cité. Une idée communément admise lorsqu’il est fait mention des auteurs classés à l’extrême droite, qui se fonde notamment sur la lecture du Voyage au bout de la nuit. Ce dernier constituerait en réalité un « miroir déformant », car enseigné dans les lycées, à l’inverse de la plupart des auteurs réactionnaires. De Charles Maurras à Michel Houellebecq en passant par Renaud Camus, l’auteur revient sur un sujet aussi passionnant que brûlant et nous offre le panorama d’un siècle et demi de littérature. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscription de Dany Meyniel. Photographies de Clément Tissot.

LVSL – « Les conservateurs révolutionnent et les révolutionnaires conservent, les amis du peuple parlent le français de Richelieu et les amis de l’ordre jargonnent comme des Apaches » : d’où vient cette idée ?

Vincent Berthelier – Raymond Queneau (1903-1976) a formulé cette idée dans un texte qui remonte au années 1940. Ce n’est pas le premier, mais il le fait de manière plus nette que d’autres. C’est également à ce moment que cet imaginaire du style, perçu comme une propriété intrinsèque de la droite, se met en place. Queneau a d’abord été surréaliste avant de quitter cette mouvance.

Par la suite il a été trotskyste. Puis il a traversé une phase que l’on ne peut pas vraiment qualifier de réactionnaire, mais davantage d’anti-moderne. Il s’est rapproché du courant « personnaliste », attiré par le retour à la terre, aux « valeurs ». Dans le même temps, il se pose des questions sur la décadence de l’Occident, qu’induirait la technique ou le machinisme.

Queneau a donc eu un parcours politique atypique. D’un point de vue littéraire, il s’est beaucoup interrogé sur les questions de langue en général, et de style en particulier – notamment sur le purisme littéraire, la façon d’orthographier le français et le rapport entre la langue écrite et la orale. Quand il écrit ce texte, celui-ci vient après une série de réflexions sur la manière de faire passer l’oralité dans l’écrit. Il a constaté que la tentative qui a rencontré le plus de succès en la matière était celle de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961).

Louis-Ferdinand Céline lors de l’attribution du prix Renaudot à son roman Voyage au bout de la nuit en 1932.

Lorsque Queneau écrit, Céline est perçu comme fini, d’un point de vue littéraire. Pour autant, ses deux ouvrages Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, ainsi que ses pamphlets, ont été des succès de librairie.

Queneau produit ce de paradoxe en ayant d’abord en tête la figure de Céline, à partir de laquelle il effectue une généralisation. Il identifie des contre-exemples : Charles Maurras (1868-1952) ou Abel Hermant (1862-1950). Ce dernier est tout à fait oublié aujourd’hui. Il a une œuvre de romancier, mais s’est surtout fait connaître comme journaliste et chroniqueur puriste. Ils ont collaboré avec des modalités différentes. Maurras était vichyste jusqu’au bout des ongles, Hermant beaucoup plus pro-allemand. lls représentent l’extrême droite réactionnaire et un style académique classique.

Ce sont des contre-exemples pour Queneau, qu’il ne mentionne que pour les mettre de côté. Il a en tête un autre exemple – qui lui sert de confirmation – qui est un livre oublié aujourd’hui : Les propos de Coco-Bel-Œil. C’est une petite histoire autour de Coco, un ouvrier communiste engagé. Avec ses camarades, il défend une ligne orthodoxe-ouvriériste et, dans l’histoire, tous les cadres du Parti sont corrompus, embourgeoisés. Tout ceci est raconté par Coco dans un style de titi-parisien oralisé, argotique, parfois très proche de celui de Céline.

Queneau y voyait une confirmation du paradoxe selon lequel les réactionnaires sont stylistiquement les plus audacieux. J’ignore à quel point Queneau savait que celui qui a produit ce texte est une personne dont le nom d’état civil est Well Allot (1919-2012). Il a écrit sous différents pseudonymes dont Julien Guernec ou François Brigneau. C’est un cadre, un des fondateurs du Front National, un ancien milicien qui n’a jamais quitté l’extrême droite dans sa frange la plus dure.

Si Brigneau écrit dans un style argotique, ce n’est pas juste parce qu’il y aurait une affinité entre le style populaire, argotique, oralisé et l’extrême droite. C’est que lui-même admire Céline. Pour autant, ce dernier a créé une vogue qu’il convient de nuancer. En effet, il ne s’agit pas du premier réactionnaire qui écrit dans une langue orale. Avant lui, on trouve Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947) en Suisse. C’est un style extrêmement différent de celui de Céline, qui est oralisé, non pas dans une veine d’inspiration urbaine, mais dans une veine d’inspiration rurale localisée en Suisse. Ramuz est très marginal dans le champ français : l’importance de ce cas de figure doit être nuancée. Si Guernec écrit ainsi, c’est en référence à Céline.

Des personnes de gauche s’intéressent, sont intriguées, voire fascinées par cette littérature d’extrême droite. On pourrait l’expliquer par le rapport plus général de la littérature avec le mal, la transgression, la recherche des limites.

Ainsi, nombre d’auteurs des années cinquante avec un passé de collaborateur se réfèrent à Céline et écrivent dans ce style transgressif. Je n’en parle pas beaucoup parce que ce sont des auteurs de livres plutôt populaires – par exemple Michel Audiard qui est romancier et qui écrit des polars, Frédéric Dard est aussi un grand admirateur de Céline, Albert Simenon qui a lancé la vogue du polar argotique.

De nombreux auteurs qui sont des admirateurs de Céline – y compris du Céline antisémite des pamphlets – se trouvent être par ailleurs des auteurs qui pour des raisons parfois alimentaires se mettent à écrire des romans populaires en exploitant cette veine argotique-orale. Cela explique le biais, pour Queneau lecteur de ce genre de littérature de séries noires : il a eu l’impression qu’il y avait cette affinité paradoxale entre le style transgressif et l’extrême droite.

LVSL – Votre essai a donné lieu à un nombre conséquent d’articles, de critiques, de recensions. Comment expliquez-vous un tel intérêt de la part des lecteurs, journalistes alors qu’à l’exception d’auteurs comme Houellebecq et Céline, beaucoup d’auteurs évoqués dans votre texte sont peu ou ne sont plus lus aujourd’hui ?

V.B. – Avant même de commencer ce livre, je me doutais que le sujet de l’extrême droite intéresserait davantage que la plupart des sujets de recherche en littérature. Le contexte politique est évident. De plus, l’essai est paru juste après la sortie des inédits de Céline, dans une année très littéraire, à laquelle on peut ajouter le Nobel d’Annie Ernaux, que certains ont considéré volé à Michel Houellebecq. Tout cela a contribué à faire parler du Style réactionnaire. Ensuite le choix du sous-titre qui met en avant Houellebecq et Céline en quatrième de couverture. Ce sont des choix de communication tout à fait pertinents. Mon éditeur a eu raison de m’inciter à mettre Houellebecq en couverture. Quand je fais des entretiens, on me pose d’abord des questions là-dessus.

Annie Ernaux en 2011.

J’ai fait des études littéraires et j’ai lu du Céline : j’ai aimé lire Voyage au bout de la nuit, ainsi que Mort à crédit. J’ai donc exploré le reste de la littérature réactionnaire. Je ne suis pas le seul ! Des gens de gauche sont nombreux à être intrigués, voire fascinés par cette littérature d’extrême droite. C’est quelque chose qui pourrait s’expliquer par le rapport plus général de la littérature avec le mal, la transgression, la recherche des limites. Pour les lecteurs qui placent leur limite morale à l’extrême droite, c’est assez logique de s’intéresser, d’un point de vue littéraire, à cette frange.

LVSL – L’ouvrage s’inscrit entre deux bornes chronologiques : d’une part Charles Maurras, que vous mentionnez comme figure tutélaire de ce courant réactionnaire, et d’autre part Michel Houellebecq. Pourquoi ces choix – et quid des différents mouvements qui composent une période longue d’un peu plus d’un siècle ?

V.B. – Pour la chronologie, il y a une part d’arbitraire puisque l’histoire de l’extrême droite – si on part de la partition des courants politiques – remonte à la Révolution française pour la partition droite-gauche. L’emploi politique du mot réaction provient de cette même période. Pour la littérature d’extrême droite ou la littérature réactionnaire, on aurait pu remonter à Joseph de Maistre (1753-1821), à Louis de Bonald (1740-1854), à des auteurs du 19ᵉ évidemment ce qui aurait constitué un corpus immense. Se pose par exemple la question de Charles Baudelaire, Gustave Flaubert, les frères Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870) de Goncourt, Maxime Du Camp (1822-1894), des figures comme Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889), Léon Bloy (1846-1917). Cela donne une liste tout à fait colossale et pour une conjoncture politique très différente de celle qui nous intéresse aujourd’hui.

Je mentionne tout cela très brièvement dans l’introduction du livre, mais je voulais rapidement le mettre de côté. Ce qui m’intéressait, c’était de partir d’un moment qui soit pertinent pour comprendre la situation politique et le fonctionnement de l’extrême droite aujourd’hui. Dans cette perspective, je pense qu’il est plus pertinent de partir du lendemain de la Première guerre mondiale (même si on parle de Maurras, on part d’un peu avant – j’évoque ses textes qui ont été élaborés vers les années 1890). Selon moi, Maurras constitue à la fois un théoricien politique et un théoricien esthétique. Il a essayé de donner une forme assez systématique à sa pensée. Il connaît des échos, des reprises jusqu’à aujourd’hui.

On a par exemple vu il n’y a pas très longtemps sur des campus universitaires ou ailleurs, des associations royalistes d’extrême droite qui collaient des autocollants lisez Maurras. Ce sont des phénomènes qui semblent anachroniques, mais une certaine actualité persiste autour de l’auteur – que l’on pense au débat autour de sa commémoration il y a quelques années.

Je voulais entre autres questionner le rapport entre la réaction et le fascisme au sens large. C’est un des gros morceaux du problème du point de vue politique. En ce qui concerne la société française, je me suis rendu compte qu’on ne pouvait pas comprendre les mouvements auto-proclamés fascistes français qui se réclament du fascisme sans en revenir à Maurras – qui est la base idéologique de ces courants. Quand on regarde l’hebdomadaire Je suis partout même en plein cœur de la guerre et de l’Occupation, (alors qu’ils ont rompu avec Maurras qu’ils trouvaient trop « mou »), dès qu’ils commencent à parler de politique de manière plus générale, de la forme idéale qu’ils donneraient aux institutions, le modèle de société qui, selon eux, devrait être le modèle fasciste, ils font du Maurras.

Maurras se réclame du siècle classique, de la littérature du 17ᵉ et qui aspire à fonder une littérature néo-classique. Évidemment il n’arrive pas à le faire parce que quand on est au début du 20ᵉ, on ne peut pas écrire des vers comme Racine, ça n’a plus de sens. Plus personne ne le fait et d’une certaine manière plus personne ne sait le faire.

Il y a donc un continuum idéologique qui peut être étonnant quand on a l’impression que la rupture domine, discontinuité entre ces deux courants de la droite. Dans les études historiques sur la droite, c’est ainsi qu’était présentée l’école de René Rémond. D’un côté, il y avait la droite française bonapartiste, légitimiste et orléaniste, de l’autre le fascisme qui était quelque chose de tout à fait étranger. Lorsqu’on essaie de reconstituer l’histoire des idées, cette idée n’est pas confirmée. Le fascisme à la française semble à la fois pouvoir légitimement être considéré comme une forme de fascisme. Il se situe dans une continuité avec la pensée réactionnaire élaborée au début du siècle.

Voilà pour les bornes. Ensuite pour le processus, le parcours historique que j’ai suivi, je l’ai suivi à la fois en fonction des grands événements : les lendemains de la Première guerre mondiale, l’entre-deux guerre puis le moment de l’occupation et de la Libération et puis la séquence qui s’ouvre fin des années 70, c’est-à-dire la fin de l’hégémonie intellectuelle de la gauche en France et le retour d’abord politique puis culturel de l’extrême droite.

Ce parcours chronologique est à la fois politique, historique et littéraire. J’ai analysé trois phases. La première est celle de l’entre-deux guerres. Elle correspond à un magistère intellectuel de l’Action française, donc de la pensée maurrassienne qui dominait du point de vue esthétique et stylistique par le classicisme. Ce dernier recouvre des choses extrêmement différentes, notamment dans sa traduction littéraire. Maurras se réclame du siècle classique, de la littérature du 17ᵉ et qui aspire à fonder une littérature néo-classique. Évidemment il n’arrive pas à le faire parce que quand on est au début du 20ᵉ, on ne peut pas écrire des vers comme Racine, ça n’a plus de sens. Plus personne ne le fait et d’une certaine manière plus personne ne sait le faire.

Le style réactionnaire © Clément Tissot pour LVSL

Dans sa poésie, Maurras ne respecte pas les règles de versification. Elle possède un aspect archaïsant qui est finalement étrange, alors que les auteurs du 17ᵉ siècle ne sont pas des auteurs archaïsants -ils se veulent classiques, ont un idéal d’ordre, d’harmonie, de clarté, mais demeurent des fondateurs et ne se réfèrent pas à une norme passée. Après Maurras, on a l’exemple de Léon Daudet (1867-1942) dont un des grands modèles littéraires est François Rabelais donc qui aime beaucoup écrire dans une veine truculente, ordurière, plutôt en phase avec toutes les littératures pamphlétaires produites au cours du 19ᵉ siècle.

Daudet est moins classique que Maurras dans ses goûts. Le soutien de Daudet à Voyage au bout de la nuit pour le Goncourt a beaucoup été commenté. Il baignait dans le milieu littéraire, était amateur de Proust. On a beaucoup commenté certes, mais également beaucoup exagéré aussi. Au point qu’on trouve le même paradoxe selon lequel le journal l’Action française aurait eu, tout en étant sur une ligne très réactionnaire et conservatrice, des pages de critiques littéraires beaucoup plus avancées. Ce n’est pas vrai.

Des études sur l’Action française établissent que les goûts aussi bien de Maurras que d’autres chroniqueurs qui se sont succédé – dont Robert Brasillach – sont très classiques. Ils n’apprécient pas ce qui se fait de moderne.

Daudet a soutenu Voyage au bout de la nuit. Pour autant, quand il a lu Mort à crédit, il a moins été à l’aise, comme la plupart des journalistes et critiques littéraires de l’époque. Certains ont continué à soutenir Céline, mais son succès a davantage été populaire. En revanche, pour des journalistes qui étaient des lecteurs bourgeois avec une formation beaucoup plus classique, le livre leur a quelque peu échappé. On a donc là la première phase qui est marquée plutôt par un imaginaire esthétique classique et par rapport au style plutôt hostile à la gratuité stylistique, à l’Art pour l’Art, à l’expérimentation pour elle-même.

Cela est très net dans les discours de Maurras. Cela se voit d’un point de vue littéraire, à travers ce que font ceux qui gravitent autour de l’Action française. J’ai analysé dans ce sens la figure de Georges Bernanos. Il a une manière d’écrire très personnelle. Il se méfie du beau style, de l’esthétique gratuite pour des raisons politiques et aussi pour des raisons religieuses. Pour lui, la littérature d’esthète est une littérature sans transcendance, sans dieu, décadente. Il n’aime pas trop André Gide (1869-1951) ou Marcel Proust (1871-1922).

D’une autre manière, c’est quelque chose qui se voit à travers un auteur qu’on ne lit plus beaucoup : Marcel Jouhandeau. Il a toujours s’agit d’un auteur confidentiel, même s’il est assez intéressant. C’est un auteur de la NRF perçu comme un styliste assez distingué, raffiné et qui n’était pas vu au départ comme un écrivain politique, même s’il venait d’un milieu conservateur et catholique. Au moment du Front populaire il s’est radicalisé, comme beaucoup à droite qui ont été surpris par sa victoire électorale. Que l’on puisse instituer un ministère des Loisirs leur semblait scandaleux.

Ce que j’ai retracé dans le livre, c’est la généalogie de ce paradoxe, selon lequel on trouve une affinité entre le style transgressif et l’extrême droite, plus généralement encore entre le style et l’extrême droite ou entre le style et la droite.

Jouhandeau, qui était jusque-là un pur esthète, est interpellé par la situation du pays : il se met à écrire des textes politiques et pamphlétaires, abandonnant ce style si raffiné qui faisait sa signature. Il se met à écrire dans le style polémique, journalistique qui est celui de son époque. Les caractéristiques rhétoriques de ce style ont été étudiées par des chercheurs comme Marc Angenot : il consistait en un mode de paroles à la fois très personnel et en même temps fondé sur la généralisation d’impressions qui permettent de donner des effets de sincérité : « Je dis ce que j’ai vu – Je dis ce que je pense – Je n’ai pas peur de parler ».

Ce genre de tactiques se retrouve dans la prose des pamphlets de Jouhandeau à cette époque-là. Voilà deux exemples différents, mais qui corroborent cette tendance à la méfiance de l’extrême droite à l’égard du style. À la suite de l’Occupation, on trouve une génération de plus jeunes réactionnaires qui émerge et possède déjà un rapport moins académique à la littérature. C’est le cas avec Lucien Rebatet (1903-1972), un amateur de la littérature d’avant-garde, qui s’intéresse au surréalisme, au dodécaphonisme en musique et avant cela à Debussy et Wagner. Il est en ce sens plus ouvert dans ses goûts artistiques que la vieille garde maurrassienne.

On note déjà une légère inflexion. L’autre changement est que du point de vue des écrivains fascistes, on trouve une forme d’attrait ambigu pour l’avant-garde qui les distingue de la génération précédente. C’est le cas pour Rebatet, c’est le cas en partie aussi pour Drieu. Néanmoins, dans leur production littéraire, ils ont tout de même une sorte de surmoi classique qui persiste. Par conséquent, quand Drieu se met à écrire des romans, il le fait dans le cadre assez éprouvé du roman français à la Balzac. Quand Rebatet publie Les Deux Étendards, alors que son modèle littéraire est Joyce, il écrit : « je n’ai pas réussi à faire un roman à la Joyce, j’ai fait autre chose ».

Même chez des écrivains fascistes, les velléités avant-gardistes sont assez vite laissées de côté. À la Libération, le champ littéraire est perturbé. Par la mort de certains auteurs tout d’abord, l’emprisonnement d’autres, l’exécution de Brasillach, des départs en exil – dont Céline. L’arrivée d’un petit groupe d’écrivains qu’on appelle les Hussards est déterminante pour la droite littéraire, et notamment du plus stratège d’entre eux, Roger Nimier. Avec d’autres, il est décidé à remettre sur le devant de la scène ces figures littéraires marginalisées du fait de leurs activités politiques et de leur engagement sous l’Occupation. Ce que j’ai retracé dans le livre, c’est la généalogie de ce paradoxe, selon lequel on trouve une affinité entre le style transgressif et l’extrême droite, plus généralement encore entre le style et l’extrême droite ou entre le style et la droite.

En réalité cette idée, cet imaginaire stylistique se dessine complètement à partir de la Libération. Il est élaboré par Céline, chose qu’on connaît bien du fait de toutes les interviews que ce dernier a donnés après-guerre, dans les années cinquante au moment de la sortie d’un Château l’autre, c’est un discours qu’il a élaboré après-guerre également dans le petit livre Entretiens avec le professeur Y, mais ce n’est pas le discours qu’il tenait, dans l’entre-deux guerres, sur son style. Au moment de la sortie de Voyage au bout de la nuit Céline parlait très peu volontiers de sa manière d’écrire normalement, il évacuait la question en répondant : « j’écris comme je parle ».

Vincent Berthelier © Clément Tissot pour LVSL

Le fait de mettre en lumière la question stylistique est un élément nouveau, propre à ce contexte de la Libération. Cela est vrai chez Céline et se vérifie aussi chez d’autres auteurs comme Jacques Chardonne (1884-1968) qui est un auteur complètement oublié aujourd’hui mais qui développe cette idée de la primauté du style et que les idées finalement sont secondaires. Tout cet imaginaire se noue dans les années 1950, à la faveur aussi du fait que la grande figure (pas la seule) de la gauche intellectuelle à l’époque est Jean-Paul Sartre. Il se trouve que Sartre et son entourage n’aiment pas trop le beau style, ils ont une sorte d’hostilité a-priori à l’égard du bien écrire – ce qui ne veut pas dire que Sartre écrivait mal – de fait Sartre a une conception du style qui est très classique et neutre, c’est-à-dire le style ne doit pas trop se voir.

Même si ce serait vrai pour les textes à idées de Sartre, la réalité demeure complexe. On trouve des textes dans lesquels Sartre s’essaye à un style plus transgressif, tente de prendre la marque d’un certain parler populaire, des textes plus tardifs comme Critique de la Raison dialectique, où il essaye de modifier son style pour le rendre adéquat à l’expression d’une pensée dialectique – ce qui donne un résultat qui n’est pas du tout conforme aux normes stylistiques scolaires. Chez les auteurs de gauche la question du style est extrêmement compliquée et pas aussi univoque que les auteurs de droite de l’époque ont voulu le faire croire.

Ainsi cette hostilité de Sartre et son entourage à l’égard du style a favorisé aussi ce type de discours qui a continué à circuler jusqu’à aujourd’hui. Quand on lit la presse littéraire de droite, on trouve ce poncif qui demeure très répandu – jusque dans l’université. C’est un imaginaire jamais trop questionné, du fait que de tous ces auteurs réactionnaires, le seul qui soit vraiment resté est Céline.

Si l’on a un biais de focale et que l’on pense simplement à Céline et à Drieu comme auteurs réactionnaires, on peut très vite en demeurer prisonnier

Parmi les auteurs importants, il y aurait Drieu la Rochelle, avec un roman comme Gilles, qui est un excellent roman par ailleurs. On ne sait pas spontanément dans quelle case le mettre stylistiquement. Ce n’est pas un roman académique, ce n’est pas le style de Proust, ni celui de Gide, ce n’est pas le style ampoulé et contourné : c’est un roman classique dans sa construction narrative et dont le style, quand on le lit spontanément, est assez mordant.

On trouve une ironie chez Drieu, elle n’est pas caractéristique d’un courant politique. Paul Nizan est plus acide que Drieu : ce dernier ne ressort pas spécialement. Si l’on a un biais de focale et que l’on pense simplement à Céline et à Drieu comme auteurs réactionnaires, on peut très vite en demeurer prisonnier. Voilà pour la deuxième séquence et les conséquences qu’elle a jusqu’à aujourd’hui.

La troisième séquence se clôt sur Houellebecq. Pour autant, ce dernier n’est pas une caractéristique de ce phénomène. On trouve toujours des écrivains de droite qui sont actifs dans les années 1960, 1970, mais il n’y a plus, comme avant, une « grande figure ». Les Hussards sont encore vivants, continuent à écrire, mais ce sont des auteurs mineurs qui se font connaître par d’autres biais que la littérature. Roger Nimier meurt en 1962 ; quant à Chardonne, son oeuvre est derrière lui dans les années soixante.

Paul Morand rentre bien à l’Académie, et il connaît un dernier succès avec son livre Venise, mais c’est une figure de la première moitié du siècle, pas de la seconde. Quelqu’un comme Jacques Laurent est un écrivain mineur qui obtient des succès populaires comme romancier historique, mais demeure « grand public ». Antoine Blondin, qui a acquis sa renommée en tant que journaliste – c’est le cas de tous les Hussards qui sont écrivains et journalistes littéraires -, se fait adapter au cinéma mais il le confesse lui-même : « Je suis resté mince, mon œuvre aussi ».

On pourrait en citer d’autres, par exemple le romancier Jean Raspail, qui demeure très marginal dans le champ littéraire. Michel Henry, qui se met à écrire des romans après 68 – dont l’un obtient le prix Renaudot -, mais qui demeure un philosophe. Ces écrivains ne se retrouvent nullement dans un milieu, comme l’étaient les réactionnaires dans l’entre-deux guerres, qui se connaissaient, se lisaient, se fréquentaient. Cette constellation se retrouve éclatée.

La nouvelle génération littéraire, qui prend une certaine importance à partir des années 1980, vient d’horizons très différents. Que l’on pense à une figure comme Emil Cioran (1911-1995) : ce dernier commence son œuvre dans les années cinquante, demeure très marginal dans le champ littéraire et se re-politise de façon plus explicite en France à partir des années 1970. Renaud Camus que l’on connaît aujourd’hui pour ses propos sur le « grand remplacement », commence dans l’avant-garde. C’est un proche de Roland Barthes, qui contribue à le lancer.

Richard Millet a une formation assez atypique pour un auteur de droite, il a fait des études de lettres à Vincennes et a donc été formé par des professeurs de gauche et une tradition littéraire marquée par des figures comme Georges Bataille (1897-1962), Pierre Klossowski (1905-2001), Marguerite Duras (1914-1996) et une grande partie du Nouveau Roman.

Que l’on parle de Renaud Camus ou de Millet, il s’agit d’individus qui se positionnent et viennent après toutes les avant-gardes littéraires des années 1950 – lesquelles étaient nettement plus marquées à gauche. Les représentants du Nouveau Roman étaient plutôt favorables à l’indépendance algérienne. Ils n’avaient rien à voir avec le petit milieu d’extrême droite qui continuait à vivoter dans les années 1950 et 1960. Réciproquement, toutes les figures de l’extrême droite littéraire qui avaient survécu après la Libération étaient très hostiles à tout ce qui se faisait à l’avant-garde.

Cette nouvelle génération d’auteurs (qui intègre Houellebecq), se positionne par rapport à l’héritage littéraire de ces années 1950 et à l’héritage avant-gardiste. Elle se positionne par rapport au Nouveau Roman, mais pas par rapport à ce qu’ont fait Jacques Chardonne, Paul Morand. Houellebecq tenait de tels propos dans une interview il y a quelques années, disant que tous ces auteurs, à part Céline, étaient des seconds couteaux sans intérêt. Il mettait même à la poubelle des auteurs intéressants, d’un point de vue littéraire, comme Drieu.

Cette dernière séquence est marquée par son éclatement et la prise de position par rapport à des avant-gardes littéraires, qui avaient un rapport pratique très expérimental du style. J’ai essayé de voir de quelle manière ces auteurs réinvestissent leur propre rapport au style et leur propre pratique stylistique de sorte à la conformer avec leur positionnement politique qui est réactionnaire ou le devient.

Ce qui est intéressant, c’est de voir comment cette recombinaison se fait des années 1980 à aujourd’hui. Ce dont je ne parle pas tellement dans le livre qui est de plus en plus visible aujourd’hui, c’est la façon dont la droite littéraire se reconfigure. Je parle de la façon dont une droite intellectuelle, au sens large, s’est reconfigurée avec à nouveau des liens assez forts qui se sont tissés entre des figures du journalisme et des essayistes polémistes : on peut tracer des liens entre Éric Zemmour, Alain Finkielkraut, Élisabeth Lévy.

Ces liens se sont resserrés. Ils incluent maintenant des écrivains. Ce n’était pas forcément le cas de façon nette il y a quelques années. Un certain nombre d’éléments ont marqué les jalons de ce processus. Ainsi l’affaire où Richard Millet a fait un scandale – qui a été lancé par Annie Ernaux et Jean-Marie Gustave Le Clézio -, et qui a été soutenu en retour par un Finkielkraut. Il faut mentionner la popularisation de la notion de « grand remplacement » que Houellebecq reprend désormais à son compte. Il affirmait, dans sa récente interview avec Michel Onfray, que Renaud Camus lui semblait un bon écrivain. Ces figures littéraires, qui étaient isolées, sont dorénavant liées les unes aux autres. Une configuration nouvelle émerge.

On retrouve le style de Guy Debord – à la fois révolutionnaire, hautain et sentencieux, volontiers imagé, qui d’un point de vue rhétorique refuse d’argumenter, partant du principe que la situation politique est évidente et qu’il faut choisir son camp -, grand lecteur des moralistes classiques, dans une partie de l’extrême gauche libertaire

Il me semble que ce lien n’advient pas n’importe quand. L’activité d’écrivain de Renaud Camus est derrière lui. On peut dire à peu près la même chose pour Richard Millet qui produit essentiellement des pamphlets et dont les livres littéraires, ceux qui intéressent encore quelques universitaires, sont ceux qu’il a produits dans les années 1990, 2000 et pas les suivants. Ainsi aujourd’hui, il a surtout une activité de polémiste. Houellebecq est écrivain, mais a aujourd’hui une fonction d’idéologue. Les questions du style et de l’esthétique sont secondaires dans les prises de paroles qu’ils peuvent faire aujourd’hui dans les médias.

Vincent Berthelier © Clément Tissot pour LVSL

LVSL – Revenons à Céline. Lorsque vous écrivez qu’il s’agit d’un miroir déformant concernant la littérature réactionnaire – puisqu’on l’étudie à l’école au-delà du fait qu’il ait été réhabilité -, vous ajoutez que son style est reconnu comme unique par une série d’acteurs. Comment peut-on expliquer cette position si singulière ?

V.B. – Il y a deux raisons à cela. La première est que si l’on replace Céline dans l’histoire de la première moitié du 20ᵉ siècle, son entreprise ne sort pas de nulle part – et lui-même se reconnaît des prédécesseurs. Il cite les ouvrages de Paul Morand (1888-1976), Henri Barbusse (1873-1935), Charles-Ferdinand Ramuz, il se réfère à Émile Zola. Céline ne prétend pas venir seul, mais cela n’empêche pas le succès considérable et immédiat du Voyage au bout de la nuit.

Le dossier de réception de Voyage est conséquent. Il comprend de très grands noms, qui ont apprécié l’inventivité du style : Céline ne s’est pas contenté d’imiter les caractéristiques de la langue orale, mais a inventé un nombre considérable de néologismes, de variations sur de l’argot existant. Il n’a pas simplement repris l’argot qui existait, comme le faisaient les chansonniers de l’époque. Chez Céline, on trouve une créativité pour faire « plus oral » à l’écrit que l’oral lui-même.

Il marque donc une étape très importante dans cette entreprise d’oralisation de la prose française. Rétrospectivement, les autres auteurs ont été relativement effacés : la singularité de Céline n’est est que davantage ressortie.

Il y a une deuxième raison : à partir des années 1950, une campagne de réhabilitation s’est mise en place. Ce serait exagéré de dire qu’elle a été uniquement le fait de Roger Nimier. Avant cela, une pétition de soutien à Céline avait notamment été lancée par Maurice Lemaître. À cette époque, ce dernier appartenait au courant lettriste (un courant d’avant-garde de tendance libertaire).

Malgré tout il y a eu une entreprise délibérée, une tactique, menée entre autre par Roger Nimier et son entourage pour remettre Céline sur le devant de la scène. Celle-ci a été soutenue par des personnalités lesquels on peut compter des figures comme Michel Audiard. S’est également développé autour de Céline toute une mythologie. Ses lecteurs et soutiens ont contribué à créer cette figure d’intouchable, au point que cela est devenu compliqué de parler de l’antisémitisme de Céline, de ses activités de collaborateur. Toute cette dimension a été minimisée.

On a vu récemment ce que cela pouvait donner comme difficultés : pour les récents manuscrits qui ont été retrouvés, à peine étaient-ils sortis que les ayants-droits, qui sont en même temps les animateurs de ce fan-club célinien, ont tout de suite mis la main dessus et ont repris le monopole autour de la gestion du patrimoine célinien puisqu’il y avait une question de patrimoine et de plus une question d’accès à la veuve puisque c’était l’ancienne avocate de Céline qui décidait qui avait le droit d’aller rendre visite à Lucette. Ainsi, on trouve toute cette configuration autour de Céline qui a conduit à en faire une figure sacrée.

LVSL – Depuis le début de l’entretien et c’est également ce que vous expliquez dans l’introduction du livre : on fait face à un corpus qui est intégralement masculin. En mettant de côté les auteurs passés à la postérité ou canoniques, des autrices peuvent-elles porter cette étiquette réactionnaire ?

Gyp (Atelier Nadar)

V.B. – C’est un espace très masculin en effet. On trouve une romancière à succès qui répond au nom de Gyp, et qui écrivait des romans-feuilletons. Une autre romancière, T. Trilby, pseudonyme de Thérèse de Marnyhac (1875-1962) qui produisait plutôt des romans pour la jeunesse. Ces deux figures montrent que les femmes de ce microcosme ont tendance à occuper les positions symboliquement marginales. Symboliquement parce que c’étaient des autrices qui avaient éventuellement beaucoup plus de succès commercial, mais qui produisaient une littérature symboliquement moins valorisée.

Dans la rédaction d‘Action française, il y avait également une journaliste, Marthe Allard, qui écrivait sous le pseudonyme de Pampille. C’est un univers assez largement misogyne – sans oublier que le champ littéraire de l’époque en général est très misogyne lui-aussi. Ensuite, il y a des figures féminines qui peuvent évoluer autour de certains de ces auteurs, mais qui, elles-mêmes, ne sont pas forcément directement politisées. Robert Brasillach était un grand fan de Colette, il avait tout un tas de relations avec des figures du monde culturel de son époque qui n’étaient pas forcément réactionnaires même si lui-même ne cachait pas ses opinions et activités politiques. Il était ami notamment avec la compagnie Pitoëff, des comédiens plutôt à gauche, qui avaient accueilli assez favorablement le Front Populaire.

Il y a ces autrices, autour de Henry de Montherlant qui a entretenu des correspondances avec des femmes qui ont écrit des livres dont lui-même avait fait des comptes-rendus. Ces livres n’étaient pas spécialement politiques. Il entretenait des relations quelque peu perverses avec elles qui faisaient tout pour entretenir le lien, elles écrivaient des romans psychologiques ou des espèces de réflexions et maximes donc pas d’ouvrages spécialement politiques.

Enfin, une figure particulière mérite d’être mentionnée : Irène Némirovsky qu’on connaît aujourd’hui parce qu’elle a récemment reçu le prix Renaudot pour Suite française, roman qui a été re-découvert bien après sa mort. Morte en déportation, Némirovsky était une romancière à succès, assez reconnue dans les années trente. Elle publiait dans Gringoire, et on a souligné des éléments antisémites dans plusieurs de ses ouvrages alors qu’elle-même était juive…

LVSL – Est-ce qu’on pourrait faire une étude équivalente sur le rapport entre le style et les auteurs de gauche ?

V.B. – Sans partir du principe que l’on va aller à la recherche d’un « style de gauche », il serait néanmoins intéressant d’analyser la manière dont on a associé le style et la gauche. De nombreux autours de gauche ont un style reconnaissable. André Breton, réputé comme prosateur, a un style impeccablement classique, hérité entre autres de Bossuet, tout en tenant des propos politiquement transgressifs. On pourrait aussi considérer Paul Nizan, au style cynique, mordant, méchant.

Pour Louis Aragon, c’est encore plus net : tout le monde reconnaît sa grande aisance stylistique, sa capacité à passer d’une manière d’écrire à l’autre, à puiser dans la littérature la plus classique aussi bien que dans la phase surréaliste. Il faudrait évidemment parler du rapport des nouveaux romanciers à la politique, de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.

Si l’on ne peut pas dire qu’il y a un style de gauche ou un style de droite, on trouve néanmoins des entreprises communes. C’est le cas pour le style célinien, c’est le cas autour des Hussards où se sont créées des communautés de pratique d’écriture. À gauche, il y aurait quelque chose à explorer du côté d’un style à la fois messianique, apocalyptique et en même temps très froid inspiré des moralistes français dont on trouverait des linéaments chez André Breton (1896-1966) dont le grand représentant est incontestablement Guy Debord (1931-1984).

Il a un style remarquable et était grand lecteur des moralistes classiques. Son style a inspiré des auteurs anarchisants, la sphère « appeliste », le Comité invisible, plus récemment le Manifeste conspirationniste. On trouve ce style à la fois révolutionnaire et en même temps hautain et sentencieux, volontiers imagé, qui d’un point de vue rhétorique refuse d’argumenter, partant du principe que la situation politique est évidente et qu’il faut choisir son camp. Ces traits stylistiques définissent une manière d’écrire très reconnaissable, dont on pourrait tracer une généalogie caractéristique d’une tendance de l’extrême gauche libertaire…

Annie Ernaux : quelle politique pour la littérature ?

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Annie Ernaux à la 30e Foire du livre de Brive-la-Gaillarde, 2011 © Babsy

Tout est politique, surtout ce qui l’est le moins : le subjectif, l’intime, l’autobiographique. Un paradoxe familier, voire quelque peu rébarbatif ; banal, peut-être, à force d’être redit. À contre-coeur, nous lui donnons sa part de vérité – et d’autant plus qu’une écrivaine française célèbre a construit sur ce retournement son œuvre. Depuis La Femme gelée (1981), jusqu’aux Années (2008), Annie Ernaux a forgé le genre « socio-autobiographique », montrant sans cesse la part du collectif dans ce que nous croyons être personnel. Mainte fois rééditée et étudiée, son œuvre ne possède pas moins une bonne poignée de détracteurs, qui lui reprochent primo, ne pas savoir écrire et, secundo, être une narcissique finie. À l’occasion de la parution du Jeune homme (2022), le grand débat a pu être relancé : est-ce un « livre sublime » (Elle) ou bien un ramassis de redites égocentriques, agrémentées de  « militantisme bavard » (Marianne) ? Retour sur les trois textes phare d’un projet littéraire de grande ampleur, dont les ratages éventuels n’éclipseront jamais les réussites. 

Non-fictionnelle, empreinte de la sociologie de Bourdieu, la recherche littéraire d’Ernaux combine deux injonctions marquantes de la littérature française du XXème. Comme les surréalistes, l’autrice souhaite écrire pour transformer le monde ; comme les représentants du Nouveau roman, elle réfléchit aux règles formelles de l’écriture, récuse la fiction, puis l’idée même de personnages et de roman. Son phrasé plat et blanc, si agaçant pour ceux qui aiment – à juste titre – les belles lettres, reflète une obsession symptomatique de l’après-guerre : celle de resserrer le lien entre la littérature et le réel, en refusant le joli style, l’emphase, l’ornement. Admettons-le : Annie Ernaux écrit beaucoup sur soi, et non sans éviter quelques facilités. Mais l’analyse sociologique, choisie très tôt pour être sa méthode, a permis à l’autrice de creuser une distance envers elle-même ; dès lors, ses meilleurs textes se situent à l’opposé de toute graphomanie autotélique. Pour tous les millenials et leurs cadets, qui pensent le monde depuis leur propre identité – et non l’inverse – les œuvres d’Ernaux pourraient être cette précieuse pilule d’anti-moi qu’il serait fort nécessaire de prendre.

L’écriture du vécu féminin : L’Événement (2000)

Les revirements récents de la Cour suprême américaine font voir plus que jamais que l’Histoire n’est pas une ligne droite qui nous amènerait vers toujours plus de bonheur et de droits de l’homme. Dans ce contexe, le bref récit d’Annie Ernaux sur son avortement datant de 1964  – donc fait clandestinement, avant que l’IVG fût encadrée en France – ne semble pas avoir été écrit trop tard. Vécu à vingt-trois ans, cet épisode semble fondateur pour toute son œuvre – du premier roman Les Armoires vides (1974) jusqu’au récent Jeune homme (2022), il ré-émerge régulièrement, comme une hantise. Sobre et lancinant, L’Evénement mène une polémique tacite avec les nostalgiques de la belle France d’avant, en ce qu’il montre une société à la fois répugnée et maladivement fascinée par tout ce qui touche à la procréation, au corps et à la femme ; une société dont la sclérose assoupissante semble envelopper la ville, les bâtiments, les rues.

De manière quelque peu retorse, il s’agit du récit le plus intéressant d’Ernaux – au sens où c’est, au fond, un texte à intrigue, rythmé et dynamique, avec un enjeu dramatique très fort. On en dévore donc rapidement les pages, se demandant avec une sorte de curiosité malsaine : alors, va-t-elle le faire ? si oui, comment ? et qu’est-ce qui se passe après ? Jamais usée, la plus ancienne des trames, celle d’un héros qui cherche à fuir le sort irréversible, fonctionne on ne peut mieux dans ce récit tout aussi court que trash. À l’évidence, l’une des visées, ici, est de faire exister une expérience féminine fondamentale au sein de la littérature française qui, jusque-là, n’en faisait pas mention. C’est bien le premier texte à prétention classique qui traite ainsi de la grossesse involontaire – et, très possiblement, le seul qui nous explique le rôle précis qu’y joue l’aiguille à tricoter.

Fort heureusement, tout ça, c’est du passé : dans notre monde à nous, plus de faiseuses d’anges ni de poursuites pénales, ni de victimes d’hémorragies mortelles. C’était une autre époque ; celle d’avant. « Au moment où j’écris, des réfugiés kosovars, à Calais, tentent de passer clandestinement en Angleterre. Les passeurs exigent des sommes énormes et parfois disparaissent avant la traversée. Mais rien n’arrête les Kosovars, non plus que tous les migrants des pays pauvres : ils n’ont pas d’autre voie de salut. On pourchasse les passeurs, on déplore leur existence comme il y a trente ans celle des avorteuses. » (L’Événement). Le rapprochement a beau être quelque peu fortuit, il nous invite à nous servir de L’Événement pour réfléchir aux normes actuelles. 

L’analyse sociologique : La Place (1983)

Longtemps avant que les récits dits « de transfuges de classe » deviennent un phénomène si éminent que même Le Monde finisse par s’en apercevoir, Annie Ernaux s’interrogeait sur la façon de décrire son milieu d’origine, dont elle était, précisément, en train de s’éloigner. Ces réflexions nous ont donné La Place (1983), texte qui présente la biographie de son père, ancien ouvrier reconverti en proprio d’un café-épicerie. De tradition, le genre biographique est réservé aux hommes exceptionnels ; La Place, ainsi que les Vies minuscules (1984) de Pierre Michon, paru un an plus tard, récusent alors cette restriction, faisant valoir des existences inaperçues et fugitives. Nous retrouvons ici un très bon aperçu du style d’Ernaux : une écriture de faits, quasiment énumérative, qui enregistre le réel sans recourir à la narration au sens classique (« Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de “passionnant”, ou d’”émouvant” », La Place). Son autre particularité est celle de montrer l’autrice à la besogne, en immergeant le lecteur, qui n’en demande pas tant, dans les interrogations sur la meilleure manière d’écrire le texte qu’il est justement en train de lire.

Mais tout cela ne risque-t-il pas d’être ennuyeux ? C’est là que resplendit tout le talent d’Ernaux, son art de rendre vivantes des analyses dont la teneur sociologique aurait pu nous lasser. Car nul n’excelle autant qu’elle à démontrer que les grandes transformations de la société – ainsi que les traits définitoires d’une classe – se répercutent dans les détails les plus insignifiants de l’ordinaire.  « Photo prise un dimanche, en semaine, il était en bleus. De toute façon, on prenait les photos le dimanche, plus de temps, et l’on était mieux habillé. Je figure à côté de lui, en robe à volants, les deux bras tendus sur le guidon de mon premier vélo, un pied à terre. Il a une main ballante, l’autre à sa ceinture. En fond, la porte ouverte du café, les fleurs sur le bord de la fenêtre, au-dessus de celle-ci la plaque de licence des débits de boisson. On se fait photographier avec ce qu’on est fier de posséder, le commerce, le vélo, plus tard la 4 CV, sur le toit de laquelle il appuie une main, faisant par ce geste remonter exagérément son veston. Il ne rit sur aucune photo. » (La Place). Nous sommes contents de recroiser cette France, qui ne figure que peu dans les Pléiades, à l’occasion d’un texte touchant par sa réserve. 

L’autobiographie collective : Les Années (2008) 

La grande fresque qui montre l’évolution de la société française entre les lendemains de 1945 et l’attentat de Twin Towers en 2001 demeure l’opus magnum d’Annie Ernaux. On y retrouve les grands traits de son style : l’ancrage du vécu personnel dans l’expérience collective (et l’abandon définitif du « je », remplacé par le « on », même pour parler de soi) ; l’analyse minutieuse de ses photos (on se demande ce que cela aurait donné à l’ère des vidéos Tiktok et des selfies) ; une écriture distanciée et neutre, sans autre tonalité que l’ironie discrète. Des tout premiers supermarchés et jusqu’à l’arrivée massive d’Internet, en passant par les événements de 1968, le livre fait le tour des grands bouleversements qui ont déterminé notre mode de vie récent. En lisant Les Années, nous constatons que le cadre de notre existence, si intangible et évident qu’il semble éternel, ne nous précède que de quelques décennies.

La première phrase de l’œuvre – « toutes les images disparaîtront » – place Les Années sous le signe des interrogations proustiennes. Cette influence est perceptible dans l’intrigue, qui, tout comme La Recherche, montre le passage de la vie vers la littérature et l’émergence de la décision d’écrire. Les tours abruptes d’Ernaux s’allongent, deviennent plus élégants, ce qui fait naître des passages comme celui-ci : « L’enregistrement hétéroclite, continu, du monde, au fur et à mesure des jours, passait par la télévision. Une nouvelle mémoire naissait. Du magma des milliers de choses virtuelles, vues, oubliées et débarrassées du commentaire qui les accompagnait, surnageaient les pubs de longue durée, les figures les plus pittoresques ou abondamment prodiguées, les scènes insolites ou violentes, dans une superposition où Jean Seberg et Aldo Moro sembleraient avoir été trouvés morts dans la même voiture » (Les Années). Plus encore que les textes précédents, cette œuvre trahit l’ambition folle de supprimer la fuite du temps en archivant l’ensemble du vécu. Les Années montre que le temps présent – qui se reflète tout aussi bien dans nos gadgets que dans nos convictions et nos passe-temps – est déjà sur le point de s’évanouir et de rentrer dans le grand livre de l’Histoire. 

Nous nous reverrons aux barricades – Entretien avec Vittorio Frigerio

Si l’imaginaire révolutionnaire doit beaucoup à la littérature, celle-ci, on l’oublie souvent, n’a pas toujours eu bonne presse parmi les pionniers du mouvement socialiste. Vittorio Frigerio, professeur émérite de littérature française à l’Université Dalhousie (Halifax, Canada), consacre un essai (Nous nous reverrons aux barricades, Éditions UGA, 2021) aux rapports qu’entretenait la presse proudhonienne avec le roman. C’est l’occasion de revenir avec lui sur les relations entre socialisme et création littéraire, mais aussi sur l’appel à Proudhon qu’on voit resurgir chez plusieurs intellectuels contemporains.

LVSL – Vous vous êtes intéressé aux roman-feuilletons publiés dans les journaux proudhoniens, pourquoi ? Ce genre d’écrits, précurseur de nos séries actuelles et plutôt délégitimé pour le caractère industriel de sa production, détonne un peu dans la presse socialiste…

Vittorio Frigerio – Le milieu du dix-neuvième siècle est l’âge d’or du développement du roman, tel qu’on le comprend encore de nos jours. Mais c’est également le moment où ce genre qui est en passe de devenir dominant dans le panorama culturel commence à se scinder. Ainsi, l’opposition entre littérature haut de gamme et littérature populaire apparaît et se théorise de plus en plus systématiquement . Cette scission, qui verra au bout du compte la construction d’un canon relativement réduit de grands écrivains, opposé à une masse d’écrivaillons estimés de seconde zone, ne s’est toutefois pas opérée rapidement, ni sans hésitations et retours en arrière. Le coup d’envoi de ce processus de sacralisation et de démonisation conjointes s’identifie généralement avec la publication de l’article de Sainte-Beuve « De la littérature industrielle » dans La Revue des deux mondes en 1839. Mais la fatwa du critique, si vous me passez l’anachronisme, qu’on considère souvent comme une condamnation de la littérature commerciale, abrutissante, destinée à la grande masse, est en fait une excommunication en bonne et due forme du romantisme en général.

Sainte-Beuve, à l’instar d’autres critiques plus ou moins conservateurs de l’époque comme Alfred Nettement, mettait joyeusement dans le même sac Dumas, Hugo, Balzac, Sue et Sand, tous uniformément jugés coupables de mauvais goût et de prostituer leur talent à la masse ignorante. Or, le feuilleton, qu’on associe maintenant exclusivement avec la soi-disant paralittérature, était justement à ses débuts la forme privilégiée de prépublication pour tous les auteurs, indépendamment de leur statut. La grande presse, dont le règne commence à cette époque, s’arrache les auteurs les plus suivis. Les journaux s’achètent tout autant, si ce n’est plus, pour le roman-feuilleton que pour la politique. Certains romanciers finiront par acquérir une présence massive et en détrôneront d’autres. L’anecdote qui narre la fureur de Balzac est à cet égard symptomatique. Elle prend forme lorsque la publication de son roman Les paysans dans le journal La Presse est interrompue pour faire de la place à La Reine Margot de Dumas, davantage prisé des lecteurs. Le lecteur est roi et on ne peut pas vouloir se lancer dans le monde de la presse à ce moment sans tenir compte du formidable attrait du feuilleton pour le public. Proudhon avait beau être idéalement sur la même longueur d’onde que Sainte-Beuve, il comprenait tout à fait l’importance de la présence du feuilleton sur les pages de son journal, ne serait-ce que pour des raisons commerciales. Il lui fallut donc trouver des auteurs aussi compétitifs que possible. Proudhon, malgré le peu d’intérêt qu’il portait personnellement à tout ce qui n’était pas économie ou politique, était conscient de la nécessité pour son mouvement (souvent accusé de philistinisme) d’élaborer également une position culturelle.

LVSL – Comment ces romans produits par ou pour la presse socialiste se configurent-ils ? Sont-ils ouvertement ou indirectement militants ? En quoi se singularisent-ils par rapport à la production courante de feuilletons historiques dans la presse du milieu du XIXe siècle ?

V. F. – Le choix des feuilletons du Peuple dépend sans doute bien davantage de l’offre et de la disponibilité des auteurs que d’une stratégie délibérée très clairement définie. Le journal annonce à plusieurs reprises de futurs feuilletons qui ne paraîtront pas – y compris notamment, chose intéressante, des traductions de Dickens. Il fait également miroiter à ses lecteurs un feuilleton d’Eugène Sue qui ne se matérialisera pas non plus, le romancier ayant certainement déjà suffisamment de pain sur la planche avec ses nombreux autres contrats, sans parler de ses ambitions électorales. Le Peuple finira ainsi par publier un certain nombre d’auteurs pour la plupart débutants, d’origine provinciale, ainsi qu’on peut le voir par les thèmes de certains de ces textes. Leur militantisme n’est pas toujours immédiatement évident et dans bien des cas les feuilletons ne se distinguent pas si nettement que ça de la production moyenne du temps. Il y a une exception notable, toutefois : le roman Le Mont Saint-Michel, texte signé A.-C. Blouet, qui traite de l’insurrection républicaine de 1832. J’y consacre une analyse détaillée dans mon livre en raison à la fois de sa nature de roman « historique » (narrant une histoire vieille de vingt ans, effacée de la mémoire historique officielle) et de sa fonction d’anticipation et d’encouragement des révolutions encore à venir.

LVSL – En quoi ce roman se distingue-t-il ? Qu’annonce-t-il de la manière dont s’élabore l’imaginaire des barricades en cette première moitié du XIXe siècle ?

V. F. – Ce roman se distingue surtout et principalement par son sujet. Narrer l’histoire de la barricade Saint-Merry en 1848 n’allait pas encore nécessairement de soi. Il y a des souvenirs qui ne s’évoquent pas impunément. Il faut se rappeler que le premier roman consacré à cet épisode, Le Cloître Saint-Méry, de Marius Rey-Dussueil, paru quelques mois à peine après les événements. Il servit de base à Victor Hugo pour la scène de la barricade dans Les Misérables et fut immédiatement saisi et condamné à la lacération. L’insurrection fait très vite l’objet d’une damnatio memoriae. Blouet profite de l’assouplissement relatif des contrôles et de la censure pour exhumer son souvenir et tenter de lui redonner une place centrale dans la généalogie révolutionnaire française, mais aussi et surtout pour en faire un exemplum. Ses personnages traversent toutes les révolutions : 1830, 1832, 1848, et se tiennent prêts pour celle qu’ils estiment devoir suivre incessamment. En même temps, écrivant son roman au jour le jour, au fur et à mesure de sa publication, Blouet a – on voudrait dire instinctivement – recours à des schémas typiques du roman populaire de l’époque qui lui permettent de mettre en scène le social en l’ancrant dans une intrigue privée. C’est dans l’analyse de la rencontre, toujours problématique, de ces deux niveaux de la narration qu’on peut essayer de formuler quelques remarques intéressantes sur les rapports entre littérature et politique, potentiellement pertinentes au-delà de ce moment historique particulier.

LVSL – Plus largement, c’est toute la littérature et la plupart des écrivains qui semblent faire les frais de la méfiance de Proudhon et des proudhoniens. Comment l’expliquer ? Anti-intellectualisme ? Méfiance platonicienne à l’égard de la fable ? Mépris du métier d’écrivain ?

V. F. – Proudhon, littérairement parlant, est conservateur dans l’âme. Son idéal esthétique – le théâtre de l’époque classique – n’est tel que parce qu’il correspond au rôle qu’il aimerait voir jouer à la culture dans la société : un rôle d’appui à l’idéologie, pédagogique, secondaire dans tous les sens du terme. Les enthousiasmes romantiques – qu’il juge excessifs, déplacés, inauthentiques et moralement discutables – le répugnent profondément. D’où son hostilité profonde envers Victor Hugo et Alexandre Dumas, les deux plumes les plus en vue du mouvement, qu’il ne cesse d’attaquer dans les termes les plus violents.

Pour Proudhon, le romantisme est le symptôme de la décadence profonde de la société dans laquelle il vit. Il est par conséquent une cible nécessaire, au même titre que ses adversaires politiques directs. D’ailleurs, les deux peuvent se confondre, comme lors des élections de 1848, qui voient et Hugo et Dumas en lice, les deux sur des positions modérées, prônant un « républicanisme social » très critique envers le « républicanisme révolutionnaire » de Proudhon et des siens. On peut en effet deviner chez lui une forme de méfiance profonde et instinctive envers les écrivains en général, quelle que soit leur orientation, considérés comme des exhibitionnistes, ne cherchant que la réclame, exclusivement soucieux de leurs profits. L’écrivain qui bâcle son travail et exige des rétributions énormes serait alors l’opposé de l’ouvrier vertueux, qui travaille selon conscience et qui est exploité par son patron. De fait, Proudhon ne semble pas capable de distinguer la profession d’écrivain du système de la presse et de l’édition au mécanisme commercial. Ou du moins, il les considère indissociables et également dignes de dédain.

LVSL – De rares écrivains trouvent pourtant grâce aux yeux de Proudhon, notamment Eugène Sue, initiateur du roman sociale (Le Juif errant, 1844-45) qui représente une sorte d’exception. On est en revanche frappé par la vive animosité qu’il nourrit envers Victor Hugo, lequel fut effectivement proche de tous les pouvoirs jusqu’à 1848. Mais ce dernier, à l’époque, n’avait pas encore publié Les Misérables… Sait-on si Proudhon avait lu cette fresque de 1862, parue trois ans avant sa mort et s’il s’est ravisé à cette occasion ?

V. F. – Proudhon a une admiration certaine, mais tout de même relative, pour Sue. Après tout, Sue est un fouriériste et sa chapelle n’est donc pas la même que celle de Proudhon. Il lui reconnaît toutefois la capacité de faire passer des messages importants auprès du peuple des lecteurs, comme en particulier justement sa critique des Jésuites dans Le Juif errant.

Le fossé entre Hugo et Proudhon, en revanche, était impossible à combler. L’antipathie du philosophe pour le romancier était tellement profonde qu’il aurait fallu rien de moins qu’un retournement complet de Hugo, un mea culpa en règle et un reniement de toute son œuvre pour contenter Proudhon. La publication des Misérables, roman imprégné de ce mysticisme particulier qui caractérise l’ensemble des écrits de Hugo, ne devait par conséquent pas changer cela. En fait, le jugement de Proudhon peut paraître encore plus surprenant quand on pense aux attaques fielleuses auxquelles ce roman épique a dû faire face de la part de critiques conservateurs. Mais il montre au moins sans confusion possible son attitude invariable chaque fois qu’il est question de Hugo et de sa production, et mérite une citation complète. Dans une lettre de 1861, il affirme en effet : « J’ai lu cela. C’est d’un bout à l’autre faux, outré, illogique, dénué de vraisemblance, dépourvu de sensibilité et de vrai sens moral ; des vulgarités, des turpitudes, des balourdises sur lesquelles l’auteur a étendu un style pourpre ; au total, un empoisonnement pour le public. Ces réclames monstres me donnent de la colère, et j’ai presque envie de me faire critique ». Il l’a fait, d’ailleurs, dans ses journaux notamment, mais toujours en marge d’autres activités jugées plus importantes.

LVSL – Les décennies passant, le mouvement anarchiste – qui reconnaît en Proudhon l’un de ses précurseurs – verra-t-il évoluer sa position à l’égard de la littérature ? Quels auteurs ou quels groupes portent l’anarchisme littéraire ou romanesque au tournant du XXe siècle ?

V. F. – Le rapport entre le mouvement anarchiste et le monde littéraire demeurera compliqué, mais aussi extrêmement fructueux et cela de manières parfois surprenantes. On a pris l’habitude d’associer assez étroitement anarchisme et symbolisme en raison de nombreux croisements entre les deux mouvements dans la dernière décennie du dix-neuvième siècle et cela n’est pas entièrement faux. Il y a eu en effet une forte présence de sympathisants libertaires parmi les écrivains qui ont publié dans les innombrables petites revues à tendance symboliste qui ont marqué par leur vivacité le panorama culturel de cette décennie très agitée, qui est aussi celle de la « période des attentats » qui a fini par faire s’identifier, dans l’esprit de l’opinion publique, anarchisme et terrorisme. Mais ce n’est pas un voisinage à surévaluer.

La littérature des anarchistes va bien au-delà de la simple expérience symboliste, limitée dans le temps et portée par de jeunes écrivains qui ont pour la plupart déserté le mouvement lorsque la répression de l’état s’est abattue sur les militants. Les Temps Nouveaux, le journal de Jean Grave, publiait un important « Supplément littéraire ». Le Père Peinard d’Émile Pouget offrait à ses lecteurs des feuilletons dans un argot désopilant. Pratiquement tous les journaux anarchistes faisaient, peu ou prou, une place à la création littéraire. La mouvance individualiste et pacifiste se montrait plus accueillante pour les écrivains, dont plusieurs, tels Han Ryner, Manuel Devaldès, ou encore Gérard de Lacaze-Duthiers, étaient des habitués de journaux comme L’Insurgé, La Patrie humaine ou L’Unique.

Mais il ne faut pas oublier d’autres romanciers plus ou moins en vue qui ont aussi porté haut leur identité anarchiste tout en restant plus intégrés dans le milieu littéraire que ceux qui publiaient principalement dans la presse. Pensons notamment à Louise Michel, très prolifique, à Georges Darien, ou encore à Octave Mirbeau. Mais il y en a tant d’autres encore, dont beaucoup qui mériteraient d’être redécouverts…

LVSL – Malgré cet assouplissement, cet affect anti-romanesque ou antilittéraire ne resurgit-il pas encore au XXe siècle ? Je pense au PCF des années 1930 (celui des cellules d’entreprise, des cadres exclusivement ouvriers et du « réalisme socialiste »), qui tiendra Aragon éloigné de son comité central jusqu’à l’après-guerre en dépit des efforts de l’écrivain ?

V. F. La question de l’utilité de la littérature, de son rôle dans le mouvement d’émancipation du peuple, ne cesse en effet d’être débattue :

Au sein du mouvement anarchiste, les plus obstinément négatifs sont souvent les scientistes, qui jugent que les poursuites littéraires ne sont au fond qu’un petit jeu inutile et souvent irrationnel, une perte de temps qui empêche les gens de se concentrer sur l’action révolutionnaire.

L’anti-intellectualisme, parfois sous-entendu, parfois flagrant, demeure une constante dans bien des milieux de la gauche révolutionnaire et ce ne seront pas, malgré toute la bonne volonté des gens qui y ont adhéré, des mouvements comme celui de la « littérature populiste » ou de la « littérature prolétarienne » qui changeront quoi que ce soit fondamentalement à la chose.

Les surréalistes, tiraillés entre leurs pulsions libertaires originelles et la volonté de s’intégrer à un grand mouvement révolutionnaire en courtisant le PCF, offrent clairement un exemple typique des dangers qu’il peut y avoir pour des écrivains à vouloir s’identifier trop étroitement avec un parti.

Mais il ne s’agit pas là d’un problème uniquement limité aux confins de l’hexagone. Pour ne faire qu’un exemple, l’expérience des Futuristes en Russie et en Italie, au service de régimes guère identiques, si ce n’est pour leur vitalisme révolutionnaire initial, recèle d’autres leçons du même ordre.

LVSL – Ce qui se joue dans ce durable malentendu, n’est-ce pas une harmonisation impossible entre la dynamique de tout programme militant et celle de l’œuvre littéraire elle-même face à une finalité espérée – quelle qu’elle soit ? Au fond, la littérature finit toujours par s’autoriser à insulter l’avenir (ou tous les avenirs possibles), tandis qu’il est capital pour le récit militant d’interpeller l’avenir dans un certain sens.

V. F. Il est sans doute tentant de conclure que politique et littérature, en dépit de leurs nombreux croisements, parlent deux langages au fond très différents, qui ne sont pas simplement superposables. Chacun des deux domaines recherche une primauté qui se veut exclusive. Dans la pratique, toute tentative de les faire convivre se révèle problématique et farcie de contradictions. Les critiques portées contre les romans « engagés » dès les premières dérives sociales du romantisme – donc notamment avec les romans-feuilletons d’Eugène Sue et consorts – ont toujours souligné le côté artificiel de créations qui veulent atteindre en même temps deux buts : valeur littéraire objective et critique sociale constructive.

En ce qui concerne Proudhon, pour revenir à lui, ce qui devait primer était le sujet, la forme ne l’intéressait pas outre mesure. La littérature devait avoir une valeur de projet ou de dénonciation et tant que ce rôle était rempli, c’était l’essentiel. Mais encore fallait-il que le sujet fût exprimé de manière univoque, claire, pour qu’il soit impossible au lecteur de se méprendre sur le fond du message. C’est sans doute à ce niveau-là que se situe la contradiction de base entre politique et littérature, que nul n’est parvenu encore à résoudre : le conflit entre l’univocité idéologique et la multiplicité de voix que véhicule quoi qu’on veuille la littérature, parfois en dépit de tous les efforts des écrivains pour la bâillonner.

LVSL – Aujourd’hui, quelle serait l’actualité des positions proudhoniennes en matière de littérature ? Une figure de l’édition comme Michel Onfray, qui se réclame volontiers « proudhonien » ou « socialiste libertaire », a pu exprimer certaines préventions qu’on pourrait qualifier de moralisantes à l’encontre d’écrivains comme Sade ou Sartre…

V. F. Proudhon a été plus ou moins récupéré au fil du temps par des gens aux positions finalement les plus diverses. C’était le propre de sa philosophie d’avoir un assez grand nombre de facettes pour que certains de ses aspects puissent plaire aux compagnons de route les moins probables. Il y a même eu une courte renaissance du proudhonisme sous l’égide du « Cercle Proudhon » au début des années dix, qui a essayé de tisser des liens entre syndicalistes et militants de l’Action Française, et ensuite sous le régime de Vichy, fort bien vue par les autorités. S’il faut en croire les jugements parus dans les feuilles libertaires dans l’entre-deux-siècles, les croisements idéologiques n’étaient pas faits pour effrayer les militants anarchistes. Dans Les Temps Nouveaux, Jean Grave n’hésitait pas à offrir à ses lecteurs des extraits d’ouvrages d’auteurs on ne peut plus réactionnaires, tel Édouard Drumont, tant que les cibles indiquées dans ces fragments étaient les mêmes que celles qui attiraient les foudres anarchistes. Un pamphlétaire profondément catholique et conservateur comme Léon Bloy jouissait d’une excellente réputation parmi les anarchistes, qui pouvaient aussi compter bon nombre de plumes acérées dans leurs rangs et se reconnaissaient sans doute volontiers dans le style intransigeant de cet auteur, si ce n’est dans ses envolées mystiques.

Le désir de faire la morale aux autres n’est pas l’exclusivité de l’un ou de l’autre extrême de l’éventail politique, et on peut se donner parfois des compagnons de route inhabituels. Preuve en soit justement l’admiration réciproque étalée publiquement sur les écrans entre ce proudhonien moderne que se veut Michel Onfray et Éric Zemmour, dont les prises de position ne devraient cependant pas enthousiasmer les progressistes… Mais tel est apparemment le destin des rencontres entre la littérature et la politique.

François Bégaudeau : « L’écriture, c’est le lieu de la paix »

François Bégaudeau – Francesca Mantovani © Editions Gallimard

Écrivain, scénariste, critique de cinéma, François Bégaudeau occupe une place singulière dans le paysage intellectuel français. Au terme d’une année 2020 particulière, où son nouveau projet Autonomes a vu le jour, il nous livre son regard sur les mondes de la culture et de l’éducation. Figure de la « gauche radicale » selon ses dires, Bégaudeau tente d’esquisser les contours de ce qui pourrait être un renouveau et propose une réflexion sur sa condition d’artiste. Entretien réalisé par Godefroy G.

LVSL – Après quinze ans de carrière, un coup d’œil dans le rétro s’impose. Considérez-vous que vous êtes devenu le personnage romanesque que vous évoquez dans Deux singes ou Ma vie politique ? Vous écrivez en effet qu’il s’agit de « devenir ce grand personnage romanesque et entrer dans ce grand roman national qui allie à la fois littérature et politique » et vous précisez à la fin qu’« on le devient nécessairement ». Qu’en est-il et quel regard portez-vous sur votre œuvre ?

François Bégaudeau – Deux questions très différentes. La première, je pense que je me moque un peu de moi dans ce passage, d’ailleurs toute la première partie du livre est assez tendrement caustique à mon égard. Ce n’est pas de l’auto-flagellation parce que c’est un registre que je n’aime pas mais plutôt une espèce de déconstruction de soi-même et de ses propres fables. J’ai très peu de mythologie par rapport aux domaines dans lesquels j’évolue. Car, comme toujours avec les mythes, ils n’existent que de loin. Quand on se met à écrire un livre, on s’aperçoit que c’est de l’artisanat. J’ai passé beaucoup de temps à écrire un livre récemment et ce qui me frappe de plus en plus quand je suis dans un gros livre, c’est qu’il y a quand même un côté « on va au boulot le matin ». Même si bien sûr, je ne dirais pas pour autant que c’est un boulot d’ouvrier parce que je connais bien ce qu’il y aurait d’obscène à dire ça, c’est seulement ce point commun du travail quotidien qui compte.

De la même façon, la position de l’écrivain dans le champ public, je m’en suis beaucoup moqué. Il y a une espèce de mythologie en France là-dessus – peut-être dans d’autres pays aussi mais particulièrement en France – que j’ai toujours essayé plus ou moins de déjouer, et qui de toute façon se déjoue d’elle-même quand on regarde le concret d’un écrivain. Le concret d’un écrivain, ce n’est pas la grande scène littéraire. Globalement, à quinze ans je me disais que j’aimerais écrire des livres, enfin en tout cas que ma vie s’organise autour de l’Art et c’est à-peu-près ce qui s’est passé et même très au-delà de ce que j’aurais pu imaginer parce que j’ai eu la chance de pouvoir œuvrer dans des domaines que je n’ambitionnais même pas de pénétrer comme par exemple le théâtre, la BD ou le cinéma. Je me considère comme un grand chanceux parce que je fais partie de cette minorité de gens dans le corps social qui peuvent dire que leur destin est relativement ajusté à leur désir.

LVSL – Revenons sur le film Entre les murs, acclamé par la critique et lauréat d’une Palme d’Or. Qu’en reste-t-il selon vous et, pour s’inscrire dans une perspective un peu plus globale, comment percevez-vous le système éducatif français actuel ?

F.B. – Il y a deux choses, une chose qui concernerait disons le champ artistique et l’autre le champ politique. Il se trouve que la grande difficulté d’un film comme celui-là – peut-être plus que le livre encore – est qu’il se situe précisément au croisement des deux. Réalisé par Laurent Cantet, dont j’étais assez admiratif du travail, le film aborde une question brûlante qui est celle de l’école. La réception critique a été, effectivement dans sa tonalité, plutôt favorable mais dans son contenu, éminemment confuse. Appréhender un objet comme celui-ci, c’est un grand défi pour la critique – en tant que critique de cinéma je peux le dire, c’est très compliqué de faire la part entre ce qu’il y aurait de proprement « artistique » ou cinématographique dans une proposition de cinéma et dans ce qu’elle exprime politiquement sur une question sur laquelle tout le monde a un avis, le plus souvent, extrêmement tranché, épidermique. Et je suis bien placé pour le savoir, me retrouvant un peu dans l’œil du cyclone à ce moment-là.

En définitive, j’ai trouvé la séquence intellectuellement désastreuse, je l’ai souvent écrit. Une des difficultés politiques du film c’était bien sûr, comme il s’emparait d’une question éminemment politique, chacun avait très envie de lui faire dire beaucoup de choses politiquement, or que ce soit de la part de Cantet ou de la mienne, notre idée n’était pas vraiment de trancher des débats idéologiques en faisant ce film. On savait bien ce qu’on faisait, on manipulait un matériau qui de toute façon serait immédiatement saisi idéologiquement, donc on essayait de précéder un certain nombre de choses mais notre travail a surtout été de déjouer les interprétations idéologiques et d’ailleurs plus de la part de Cantet que de moi, je suis plus idéologue que lui sur la question de l’école, j’avais des opinions plus tranchées et lui, qui a une sensibilité plutôt de gauche, était plutôt dans un souci d’être le plus juste possible, d’être le plus émouvant et ainsi de suite. Ainsi il a été lui-même très surpris de la façon de l’interprétation idéologique, telle un tsunami, qui s’est déversée sur ce film et je maintiens que ce n’est pas possible de faire dire quoique soit au film idéologiquement, si on regarde bien son détail. Je le prendrai comme une qualité mais aussi comme une grande faiblesse du film. De fait pour penser politiquement l’école, il faut penser la structure même de l’école ; pas telle école de banlieue ou telle école d’un quartier populaire de Paris avec un collège classé ZEP. Si vous voulez penser politiquement l’école, il faut la penser telle qu’elle se joue à Passy au collège Mozart où j’ai enseigné, au collège Dolto où on a tourné, dans un collège de Trappes puisqu’il en a été question dans l’actualité récente et partout.

Si j’avais à refaire un livre ou un film sur l’école qui se voudrait une déconstruction politique de l’école, je situerais mon livre ou mon film dans un collège de classe moyenne ou de petits bourgeois, ainsi il n’y aurait plus de malentendus et là on pourrait peut-être aller à la racine même structurelle de l’école qui s’est jouée dès les années 1880 à savoir une grande machine à trier, une grande machine à humilier les pauvres et une grande machine à légitimer la classe dominante. Là on arrive à des choses très radicales mais qu’en aucun cas on ne peut faire dire à Entre les murs. Je trouve le film d’un point de vue cinématographique vraiment une réussite – en sachant que je n’y suis pas pour grand-chose, c’est vraiment Cantet et Robin Campillo qui étaient à la manœuvre – mais politiquement zéro.

LVSL – Vous n’êtes pas un spécialiste du supérieur mais il y a un point précis où votre avis m’intéresse. Aux concours des grandes écoles, la question de la culture générale revient souvent. Je vous laisse le soin d’en délivrer une définition et, selon vous, quelle place doit-elle occuper dans l’accès à ces grandes écoles qui sont particulièrement exigeantes sur cette discipline ?

F.B. – La culture générale en tout cas telle qu’envisagée classiquement aurait tendance à discriminer des gens qui n’ont pas de capital culturel parce que la culture générale c’est précisément ce qu’on assimile par un effet strict d’habitus comme dirait Bourdieu. Ainsi je pense que ceux qui œuvrent pour que l’épreuve de culture générale soit minorée sont des gens qui œuvrent, selon eux, au nom de l’égalité, au nom de la non-discrimination et d’une accessibilité supérieure ou plus aisée des classes populaires aux grandes écoles. Dis comme ça, si je me mets en position un peu sympathique-réformiste, j’ai envie de dire que je suis plutôt du côté des gens qui essaient d’abonder dans ce sens-là mais au bout du compte, j’ai vraiment du mal à me sentir concerné au nom, encore une fois, d’une pensée beaucoup plus structurelle sur les choses. Je dirais deux choses, la première qui tient à ma radicalité structurelle et la deuxième qui tient à ma radicalité de tempérament.

Celle qui tient à ma radicalité structurelle c’est que ce n’est sûrement pas un débat aussi anecdotique que celui de la culture générale aux concours d’entrée des grandes écoles. Le mal est fait depuis très longtemps et c’est drôle cette espèce de machine à trier qui de temps en temps se pique, se targue d’avoir des petits scrupules de non-triage mais vraiment à la marge, ça paraît tout à fait dérisoire comme souvent d’ailleurs les réformes paraissent dérisoires à un esprit radical comme le mien… C’est un petit peu comme les écoles de commerce qui sont toujours intarissables pour lancer des grands projets « égalité des chances », ça sent un peu le rattrapage presque moral, ça sent presque le nettoyage de conscience beaucoup plus que quelque chose qui serait effectif ; dans une société fondamentalement inégalitaire, l’école ne peut pas rectifier les inégalités puisque l’école est au service de la classe dominante. Une fois qu’on a dit ça, on a tout dit et on peut après produire des amendements ici ou là, je pense que ce sera dérisoire.

Ce qui tient à ma radicalité de tempérament est plus inavouable mais que je vais quand même avouer, c’est que pour moi, l’accès des prolétaires aux grandes écoles, non seulement je n’y crois pas dans une société fondamentalement inégalitaire mais en plus quand bien même ce serait possible – et ce serait d’autant plus rendu possible par un certain nombre de petites réformettes comme celle qu’on vient d’étudier –, ce n’est pas du tout désirable pour un prolétaire d’accéder à une grande école ; je n’ai pas du tout envie que pour les classes populaires, le destin social, ce soit de devenir des bourgeois et les rares qui sont passés par là ne sont pas des gens qui me fascinent énormément. En fait ils sont un peu les idiots utiles objectifs de la cause de la bourgeoisie, de plus eux-mêmes ont tendance à épouser plus qu’un autre les valeurs de la classe qui a bien voulu les admettre, qui a bien voulu les assimiler et donc ils s’assimilent, ils deviennent pareils et ils deviennent des bourgeois parfois plus bourgeois que la bourgeoisie elle-même… Je viens plutôt de l’idée de l’éducation populaire, et celle-ci n’est pas l’éducation du bas-peuple par des gens très intelligents et par des grands bourgeois qui éduqueraient les prolos à devenir des bourgeois, c’est l’éducation du peuple par le peuple, c’est la classe populaire, la classe laborieuse c’est-à-dire des gens plutôt du bas de l’échelle qui se dotent eux-mêmes de leurs propres outils d’éducation et qui s’éduquent les uns les autres, c’est à ça que je crois. Il ne s’agit pas de devenir des bourgeois, il s’agit de se fortifier les uns les autres, de s’éduquer, de s’émanciper avec pour objectif de supprimer les grandes écoles plutôt que d’y accéder.

LVSL – Quel serait alors votre modèle d’éducation ? Vous avez commencé à esquisser quelques traits mais précisez ce qui vous semble le plus judicieux pour améliorer le système éducatif ?

F.B. –
Au préalable je dois quand même dire quelque chose, c’est qu’il me semble que la perspective éducative – y compris les réformes de l’école ou penser une autre école – dans un premier temps je n’ai pas envie de m’y associer pour une raison simple, c’est que j’ai bien vu que la place qu’on a accordé à la réflexion sur ce que pourrait être une autre école émancipatrice, une école égalitaire a pris la place de la question de l’émancipation et de l’égalité tout court ; je vais le dire plus clairement j’ai vu beaucoup de gens qui à partir du moment où ils n’ont plus vraiment d’idée pour « changer la vie » comme on disait en 1981, pour changer la donne sociale alors on s’en remet totalement à l’école. Ce n’est pas prendre les choses par le bon bout, il faudrait prendre les choses par changer la vie des gens ici et maintenant, pas en passer par l’école ! L’école est devenue un sas : c’est par l’école qu’on transformerait la société mais pas du tout, on ne transforme pas la société par l’école. Parce que l’utopiste ce n’est pas moi, les utopistes ce sont ceux qui pensent que les mêmes causes pourraient produire de nouveaux effets – comme disait à peu près Einstein en définissant la folie – c’est-à-dire des gens qui pensent que dans une société inégalitaire on pourrait réformer l’école de sorte qu’elle puisse devenir égalitaire.

L’école c’est une entreprise d’ordre fondamentalement. De fait je me balade beaucoup dans les écoles, les lycées je vois bien l’évolution, il y a une paupérisation, un déclassement du métier d’enseignant et quand un métier est déclassé, il est de plus en plus investi par des gens issus des classes populaires. Le réalisme c’est quoi ? Le réalisme c’est créer un service public d’éducation non obligatoire sur le modèle de l’hôpital public, vous avez besoin de vous éduquer sur quelque chose, vous avez besoin d’apprendre sur quelque chose ce service est à votre disposition ; des enseignants seront là et d’ailleurs seront plus heureux parce qu’ils auront affaire à un public qui aura désiré être présent… Dans ma réforme, je pense beaucoup aux enseignants, j’en connais beaucoup et je sais ce que c’est d’enseigner – je l’ai senti passer dans mon corps –, je sais de quoi je parle et je crois qu’ils seront tout à fait ravis, ça changera magnifiquement leur métier que d’avoir affaire à des gens qui veulent être là, qui désirent être là.

LVSL – Pour revenir à Entre les murs sur un autre aspect, est-ce que vous pensez que le recours permanent à l’adaptation en films ou en séries dès qu’un roman ou une pièce rencontre un certain succès public, ça ne dit pas quelque chose justement de la prééminence du cinéma sur la littérature ?

F.B.
– Tout d’abord ce n’est pas si nouveau, il faut se souvenir que dans les années 1920-1930, énormément de films sont des adaptations d’œuvres littéraires ; à l’époque c’est vrai de Renoir, c’est vrai de Grémillon et, d’ailleurs tous les classiques de la littérature vont être adaptés à un moment ou un autre dans le cinéma français. Ainsi ce n’est quand même pas d’hier que le cinéma soit allé chercher dans la littérature des sujets ; c’est pratique d’ailleurs car les scénarios sont presque tout faits, il y a l’adaptation à faire bien sûr, par ailleurs si vous adaptez Le Rouge et le Noir ça vous assure quand même une audience de base parce qu’il y a un certain nombre de personnes qui ont lu le bouquin et qui auront envie d’aller voir si ça leur procure la même émotion ou pas… donc la manœuvre commerciale, je dirais, elle n’est pas d’hier.

Après je pourrais ajouter qu’on pourrait à l’inverse de votre hypothèse dire que ça prouve que la littérature a encore un peu la main, ça prouve qu’il y a encore des lecteurs et ça prouve que le cinéma considère qu’un livre peut être un produit d’appel. À l’inverse on sent parfois chez certains éditeurs qu’ils pensent que la poule aux œufs d’or est vraiment le cinéma et donc dans l’écriture même de certains écrivains ils anticipent déjà sur ce qui pourrait être adaptable, c’est à dire qu’ils formatent, préformatent leurs livres pour l’adaptation éventuelle dont ils savent que ça va être une démultiplication de leurs revenus. Bien sûr que le cinéma a la main par rapport à la littérature qui est toujours très minorée, ce cinéma qui brasse beaucoup plus d’argent et on peut s’en rendre compte dans les pages des journaux où il y a de moins en moins de place pour la critique littéraire et de plus en plus de place pour la critique audiovisuelle, sachant bien qu’au sein même de celle-ci, la part du cinéma est très sérieusement en train d’être grignotée par la part des séries, ce qui serait encore une autre ligne de front et qui, moi, m’intéresse peut-être davantage.

J’ai plus d’inquiétude là-dessus que sur le sort de la littérature, de fait j’ai toujours été conscient avant même d’être publié que la littérature est de toute façon un art minoritaire. Mais ce qui rend aussi la littérature plus libre, c’est-à-dire qu’autant dans le cinéma j’ai eu des déconvenues en tant que scénariste parce que vous vous retrouvez dans une chaîne de production où vous êtes extrêmement dépendant de tout un tas de gens qui décident à votre place et qui parfois, selon vous, décident dans le mauvais sens alors qu’en littérature on vous fout royalement la paix, l’écriture c’est le lieu de la paix.

LVSL – Dans un épisode de La gêne occasionnée, vous dites que, Black Mirror mise à part, vous êtes assez insensible au genre sériel. Quel est votre regard sur les séries et comment appréhendez-vous l’explosion des plateformes de streaming ? Est-ce qu’il est légitime de s’inquiéter ?

F.B.
– J’ai été aux premières loges pour voir advenir les séries « nouvelle mouture », fin des années 90, début des années 2000 ; il faut l’avoir vécu parce que nous venions d’un passif dans lequel les séries télé étaient mal-considérées. La première époque des séries télé, les années 60/70, même les soap-operas, tous ces trucs étaient vraiment considérés comme des sous-objets. Et là arrivent à la fin des années 90, début 2000 par la chaîne HBO des produits sériels qui vont être très vite considérés comme légitimes et artistiquement aussi puissants que de la fiction cinématographique classique dont l’exemple originel est sans doute Les Sopranos. J’étais aux Cahiers à l’époque et je trouvais la série tout à fait brillante, appréciant aussi Six Feet Under, l’autre série un peu paradigmatique de l’époque. Par contre il y a eu un deuxième moment chez moi, d’abord je regardais assez peu à l’époque puis après j’en ai regardé régulièrement, et est arrivé le fameux The Wire considéré comme un chef-d’œuvre de l’histoire de l’audiovisuel fictionnel et puis quelques autres comme Homeland, et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à voir arriver l’hégémonie des séries c’est-à-dire que nous n’avions plus besoin de faire des efforts pour les légitimer, elles étaient sur-légitimées.

Cette forme va me paraître de plus en plus douteuse, je veux dire la forme sérielle en tant que forme sérielle, ce format qui en gros canoniquement dure six saisons de quinze épisodes, c’est ça la série et ainsi je vois vraiment qu’il y a des effets structurels de la série qui font que de toute façon elle est vouée tout le temps à s’affaisser mécaniquement. Il y a toujours un moment où toutes les séries, y compris les plus louées d’entre elles, se liquéfient totalement parce qu’en fait ce n’est pas tenable cette durée-là et il y a toujours un moment quand je regarde une série où je me dis mais ça devient n’importe quoi… une espèce de principe d’écriture même de la série qui fait qu’on s’expose toujours au n’importe quoi. Je m’étonne et je finis là-dessus – par ailleurs je pense que c’est la forme attitrée du libéralisme comme je le disais dans Histoire de ta bêtise – il aurait été tout à fait normal qu’une fois passée la première période de légitimation, il y eut un effet retour. Je n’aime pas le spectateur qu’elle fait de moi, voilà. Pour moi c’est simple et c’est le cœur de ma pensée critique : qu’est-ce que fait un film de moi en tant que spectateur, dans quelle posture veut-il me mettre, ça pour moi c’est la clef de la critique. Ce que fait de moi la série quelle qu’elle soit, même si elle est brillante, s’il y a des dialogues brillants, des trouvailles narratives brillantes.

LVSL – Même Martin Scorsese est sur Netflix…

F.B.
– C’est pour cette raison que je ne suis pas complètement négatif. Je ne vois pas arriver les plateformes Netflix comme forcément le diable qui seraient là pour détruire un système que par ailleurs je ne trouve pas du tout viable. Un système où justement Antony Cordier fait trois films en quinze ans, où Nadège Trebal qui a un talent dingue, a du mal à faire ses films où plein d’autres exemples… À la rigueur tout ce qui peut changer la donne est bon à prendre donc je pense qu’il y a quelque chose que les plateformes vont rendre possible, ensuite elles vont peut-être aussi rendre des choses impossibles mais il est vrai que pour l’instant Netflix a permis à Alfonso Cuarón de faire Roma et à Scorsese de faire son meilleur film depuis trente ans donc gratitude à Netflix.

LVSL – Dans votre conférence à l’École normale supérieure vous émettiez l’idée que la pensée ne peut surgir que dans une certaine radicalité, ce qui explique d’une certaine manière aussi l’inanité d’une pensée modérée. Pouvez-vous définir précisément ce que vous entendez par le terme de « radicalité » et, pour recentrer sur le thème qui nous intéresse aujourd’hui, est-ce que vous pensez que l’Art doit être radical ou qu’il l’est peut-être naturellement ?

F.B.
– Je commencerai par une banalité sur la radicalité parce qu’elle est souvent resservie mais elle n’en est pas moins vraie à savoir que le mot « radical » vient de « racine » et donc « penser radical » reviendrait à « prendre les choses à la racine » ; alors la traduction immédiate serait la fameuse pensée structurelle. Tout à l’heure j’en ai donné un exemple sur l’école, c’est-à-dire que si votre pensée sur l’école c’est de dire il faudrait donner plus de moyens aux profs, vous n’avez pas pensé. Ça ne vous empêche pas cependant d’avoir peut-être raison, parfois la non-pensée est la raison peuvent être pratiquement pertinentes. Ainsi effectivement il est sans doute pertinent d’augmenter le salaire des profs, de mettre plus de moyens dans les quartiers populaires dans les écoles populaires, je ne crache pas là-dessus, ce que je veux dire c’est qu’à ce moment-là nous n’avons pas fait acte de penser. Penser l’école c’est donc la penser structurellement : qu’est-ce que cette structure induit ? Je ne dis pas que j’ai raison d’ailleurs, je ne dis pas que cette pensée ne soit pas discutable, peut-être que je vais trop loin mais ça c’est ce qui s’appelle penser, c’est un exemple de comment la pensée est toujours radicale, qu’il n’y a de pensée que dans la radicalité, qui ne se contente pas seulement d’ajustements aussi utiles soient-ils.

En ce qui concerne la deuxième partie, je ne pense pas que l’Art doit être absolument radical dans le sens où il devrait absolument renverser les structures formelles existantes, déconstruire radicalement les codes en vigueur, ce qui n’est pas vrai parce qu’on a tout un tas de films qu’on aime, de livres également qui ne sont pas dans la distorsion radicale des formes existantes. Un de mes écrivains préférés c’est Jean Echenoz, il est subtilement subversif mais ce n’est pas quelqu’un qui a complètement envoyé paître les formes littéraires existantes. Je peux aimer beaucoup Tarantino qui lui n’est pas un grand déconstructeur de formes mais souvent un recycleur de formes… Après je m’inquiéterais beaucoup d’un champ esthétique où le geste de radicalité formelle n’existerait plus, c’est pour cette raison qu’à chaque fois que je vois un film ou que je lis un livre qui a cette espèce de radicalité formelle, je m’en réjouis toujours. Je trouve qu’il est réjouissant qu’il y ait encore des gens qui soient dans cette expérimentation-là et on va trouver ça dans les marges. La dernière chose que je peux dire c’est que ce qui m’importe le plus et, peut-être plus précisément, c’est quand je sens qu’un artiste fait fermement ce qu’il est en train de faire. Donc en fait il est radical dans ce qu’il a décidé de faire. Ça, ça me paraît beaucoup plus pertinent comme axe critique. Par exemple, j’ai fait un document sorti l’année dernière et on a fait le bonus DVD dernièrement avec la monteuse et l’idée c’était justement qu’on autocritique ce qu’on avait fait en montage et plus je pense à ce film que j’aime bien, qui est un bel ouvrage, plus je regrette de ne pas avoir été plus net dans le geste. Évidemment ceux qui n’ont pas vu le film trouveront ce discours abstrait mais ce que je suis en train de dire c’est que c’est peut-être ça la radicalité en Art, la netteté du geste. Je vois des Hong Sang-soo en ce moment et je redécouvre pourquoi j’avais tellement été ébloui par ça dans les années 2000, voilà quelqu’un qui arrive avec son air bonhomme, pas du tout prétentieux, ne prétendant pas du tout au grand artiste qui va tout révolutionner. Hong Sang-soo est tranquillement radical dans son geste. Peut-être que « tranquillement radical» serait la définition de l’artiste que j’aime…

Les dystopies religieuses à l’heure du « réenchantement du monde »

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Debat-Ponsan-matin-Louvre.jpg?uselang=fr
“Un matin devant la porte du Louvre” d’Édouard Debat-Ponsan. Description du site : “Catherine de Médicis dévisage les cadavres de protestants au lendemain du massacre de la Saint-Barthélémy”

Parmi tous les sujets traités à travers les œuvres d’anticipation dystopique, un thème semble surgir progressivement : celui de la religion, ou plutôt de la religion ayant créé une société et un système politique intenables. Ce thème nous invite à considérer les interrogations, voire les peurs, que suscitent les religions à notre époque. Dans cet article, il s’agira plus précisément de comparer trois romans dont l’histoire se déroule au sein d’une « dystopie religieuse », afin d’y analyser leur conception des religions. 

Les romans choisis pour exemples – 2084La fin du monde, de Boualem Sansal ; Le Troisième temple, de Yishaï Sarid ; La Servante écarlate (et sa suite Testaments) de Margaret Atwood – dressent tous les trois le portrait d’une société cauchemardesque où le politique et le religieux sont intimement liés. Les dystopies étant le reflet de craintes et d’alertes contemporaines, ils permettent d’étudier les problèmes qui se dégagent d’une telle imbrication alors même que le religieux, qui devient un élément incontournable dans nos sociétés, peut parfois provoquer de l’inquiétude. 

Trois dystopies religieuses

« L’homme ne sera plus l’inventeur d’une société parfaite, mais plutôt d’un système d’oppression absolu, fondé sur un État omnipotent, organisé scientifiquement par un régime qui élimine rapidement toute opposition. (…) La principale caractéristique de ces récits d’anticipation dystopique est de se projeter dans un futur d’un réalisme saisissant, (…) et dénonçant les travers de la société imaginée. » C’est ainsi qu’est brièvement défini le concept de dystopie par François Rodriguez Nogueira. Le genre est de nos jours largement connu, qu’il imagine des systèmes politiques totalitaires (1984 d’Orwell), des sociétés corrompues par la technologie (la série Black Mirror) ou victimes de catastrophes écologiques (Soylent GreenCadavre Exquis). Dans les trois œuvres qui nous intéressent ici, on retrouve des éléments classiques de la dystopie : les individus sont constamment surveillés, les libertés personnelles sont prohibées, la justice est expéditive. Le Troisième temple parle par exemple d’implants de puces permettant de surveiller chaque personne, et de condamnation à la lapidation ; La Servante écarlate mentionne des déportations ; 2084 nous montre une population terrorisée, sous surveillance constante. Par ailleurs, le pouvoir s’applique à limiter les aptitudes à réfléchir de la population : 2084 parle de « Pensée unique » – le langage usité dans la société est d’ailleurs un langage très largement appauvri, dont la fonction est de limiter l’aptitude des individus à penser (langage qui rappelle le principe de la novlangue orwellienne) –, et décrit une Histoire du monde réécrite pour servir la propagande de l’État ; dans La Servante écarlate, on a privé les servantes de leurs noms d’origine, comme pour les couper de leur réelle individualité. Et bien sûr, dans les trois cas, les sociétés totalitaires écrasent les individus qui ne sauraient accomplir la moindre action en dehors des règles définies par le système. 

« Mécroire, c’est refuser une croyance dans laquelle on est inscrit d’office, mais, et c’est là que le bât blesse, l’homme ne peut se libérer d’une croyance qu’en s’appuyant sur une autre (…). Mais quoi et comment puisque dans le monde idéal d’Abi il n’y a rien qui permette de le faire, aucune opinion en compétition, pas un soupçon de postulat pour accrocher la queue d’une idée rebelle, imaginer une suite, construire une histoire opposable à la vulgate ? Toutes les pistes buissonnières ont été comptées et effacées, les esprits sont strictement réglés sur le canon officiel et régulièrement ajustés. Sous l’empire de la Pensée unique, mécroire est donc impensable. » 

2084, p.45

Ce qui interroge toutefois dans ces trois dystopies est sans aucun doute la centralité de l’élément religieux. Chacune de ces œuvres aborde la question avec un angle particulier : ainsi, Le Troisième Temple nous plonge dans un royaume d’Israël reconstitué, où la religion juive est appliquée de façon extrêmement littérale. Le troisième temple a été reconstruit, les mœurs et lois anciennes sont appliquées : on sacrifie, on lapide, les tribunaux sont religieux. Les individus se trouvent forcés à suivre les préceptes religieux, même quand ils y répugnent : ainsi, le fils du roi, chargé des sacrifices au temple, exprime son dégoût de l’acte sacrificiel auquel il est pourtant contraint : « Mais moi, depuis le jour où j’ai sacrifié mon premier animal et où j’ai vu dans ses yeux une tristesse infinie tandis qu’il rendait son dernier souffle, je n’ai plus mangé de viande. » La folie de ce système, coupé du monde et d’une rigueur effrayante, s’exprime dans toute son horreur lorsque le roi demande le sacrifice de son fils cadet (scène rappelant le sacrifice d’Abraham dans la Genèse biblique). Le déchaînement de la foule qui réclame cette mort humaine à grands cris est révélatrice de la façon dont la population est embrigadée dans une idéologie mortifère. Le livre 2084 nous plonge lui aussi dans le quotidien des habitants d’un empire théocratique : bienvenue en Abistan, empire où la population est supposée vénérer Yölah, le dieu unique, dont le culte a été fondé par le prophète Abi. Là aussi, les atteintes aux libertés individuelles sont mises au service du culte de Yölah : les habitants sont forcés à pratiquer, et les déplacements sont seulement autorisés dans le cas de pèlerinages (ou pour certaines raisons de santé). l’Hisoire, elle aussi réécrite, raconte une conquête religieuse. Dans ces deux théocraties totalitaires, les régimes ont donc pour piliers un culte et une théologie. 

Le cas de La Servante écarlate est un peu moins tranché. La république de Gilead où se déroule l’histoire a bien été fondée par des fanatiques religieux. L’exploitation des « servantes écarlates » (c’est-à-dire les femmes encore fertiles, violées afin de fournir des enfants aux familles de notables de la république) se voit justifiée par certains passages bibliques : « Voyant qu’elle ne donnait pas d’enfants à Jacob, Rachel devint jalouse de sa sœur (…). Elle reprit : ‘Voici ma servante Bilha, va vers elle, et qu’elle enfante sur mes genoux » (Genèse 30 : 1-3). De la Bible également sont tirées certaines punitions dont écopent les femmes qui fautent. De façon général, des éléments liés au religieux (plus particulièrement au christianisme) sont disséminés dans toute l’œuvre. De l’aveu de l’auteure, le système qui y est décrit doit beaucoup au puritanisme des États-Unis. Mais, et quoique la religion semble bien avoir son importance dans le système, il ne s’agit pas d’un régime religieux comme le sont l’Abistan ou le royaume d’Israël décrit dans Le Troisième temple. Dans les trois cas cependant, la religion apparaît étroitement liée au pouvoir, un pouvoir dominant dans des sociétés liberticides et profondément glaçantes. 

Craintes contemporaines face aux religions

Peut-on considérer, dès lors, qu’une religion puisse finalement devenir une idéologie comme une autre ? Quand on lit ces trois dystopies, on réalise que, parce qu’elle touche aussi au surnaturel, la religion se révèle peut-être plus efficace que les idéologies politiques. Elle propose un réconfort, une sorte de certitude qui transcende le monde réel : « C’est comme un miracle : enfin la parole de la Torah s’accomplit et nous pouvons pratiquer à la lettre tous les commandements. Le temple n’est pas seulement le lieu où nous honorons exclusivement Dieu, c’est aussi celui où nous honorons le simple Juif venant d’une bourgade ou d’un village lointain, qui peut être frappé de malheurs, et qui trouve ici espoir et beauté, le goût des choses et la splendeur », est-il écrit dans Le Troisième temple, montrant que la force du royaume vient aussi de l’attachement qu’éprouve la population à son égard – attachement découlant de la foi. L’utilisation du divin permet une obéissance encore plus absolue de la part de la population, puisque l’on considère que Dieu voit tout et jugera de tout au moment de notre mort. Une religion peut donc devenir idéologie, peut-être encore plus redoutable que les « simples » idéologies politiques.

Les trois dystopies, bien que fictives, s’inspirent d’éléments réels. On peut ainsi voir dans La Servante écarlate une représentation du fondamentalisme chrétien, tandis qu’à travers 2084, Boualem Sansal avertit sur certains des dangers que peut représenter l’islam politiqueLe Troisième temple, quant à lui, est vu comme un avertissement concernant les fondamentalistes israéliens. On y retrouve en effet la situation duelle dans laquelle l’état d’Israël se trouve : dans un contexte de guerre violent (dans le roman, Haïfa et Tel Aviv ont été atomisées), où le soutien de la communauté internationale est absent (« La fausse pitié du monde s’est vite dissipée, la haine d’Israël inscrite dans l’âme des nations a de nouveau explosé comme du pus. »), le retour à une religion littéraliste apparaît comme le seul moyen de survivre – moyen illusoire, puisqu’à la fin du roman le royaume est détruit. Référence est donc faite à la situation israélienne actuelle, où une partie de la population adopte une vision très rigoriste de la religion en réaction à ce qu’ils considèrent comme des attaques contre leur pays. Dans cette optique, le roman semble un avertissement de ce qui pourrait arriver dans un avenir relativement proche. Ces trois futurs imaginaires se font donc bien l’écho de craintes actuelles. Pour reprendre les mots d’A. Dieckoff et P. Portier dans leur ouvrage, L’Enjeu mondial. Religion et politique : « Dieu n’est pas mort. Il fait de la politique ». Dès lors qu’on ne peut que constater un véritable retour en force du religieux dans le monde entier, cela conduit nécessairement à se pencher sur les liens qu’entretiennent religions et politique, et à imaginer les dérives – et des futurs – possibles. 

La critique de l’exploitation de la religion par le pouvoir

Toutefois, on aurait tort de considérer ces trois dystopies comme une critique des religions elles-mêmes. Ce qui apparaît comme dangereux, ce ne sont pas les croyances mais la façon dont elles sont instrumentalisées pour servir le pouvoir et permettre la domination de la population ou d’une partie de celle-ci (les femmes, dans La Servante écarlate). Cette instrumentalisation s’exprime à travers certains éléments des textes, qui permettent de saisir l’hypocrisie des puissants : Le Troisième temple décrit par exemple des officiants se bâfrant en grande pompe des sacrifices offerts par le peuple du royaume. Dans 2084, une forme d’ironie nous laisse entendre qu’une religion pratiquée par un peuple forcé n’a rien d’une croyance sincère, elle nous permet de saisir l’absurdité de ce culte obligatoire. Cette absurdité est d’autant plus frappante que, face à elle, nous découvrons des figures positives, croyantes elles aussi, mais qui ne mettent pas leur foi à au service de privations de libertés ou de violence. Dans La Servante écarlate, les membres de certaines communautés religieuses représentent ainsi un danger pour le pouvoir : les Baptistes sont traqués, tandis que les Quakers ont mis en place des réseaux permettant de fuir Gilead pour le Canada. Dans Le Troisième temple, le fils du roi, sacrificateur et témoin des déboires du système, finit par s’interroger sur le rapport entre religion et domination : « Si c’est ainsi, ce Dieu que nous servons tous les deux est un Dieu méchant (…) Dieu est-il un pervers qui jouit des horreurs ? Je ne sais pas » (p.138) ; il en va de même pour Ati, le protagoniste de 2084 : « Ce que son esprit rejetait n’était pas tant la religion que l’écrasement de l’homme par la religion. »  Il apparaît ainsi que l’on peut accepter l’idée d’une religion, que l’on peut être croyant soi-même, sans valider en rien des systèmes théocratiques autoritaires. 

En réalité, dans ces dystopies, le danger provient bien de l’utilisation politique de la religion pour justifier les excès du pouvoir. Dans Le Troisième temple, la religion juive pratiquée au sein du royaume est ainsi liée à un certain nationalisme : « La Torah, le Temple et le travail de la terre guériraient le peuple des maladies, de l’exil et de la dégénérescence de Tel-Aviv. Nous sommes redevenus un royaume de vignerons et de laboureurs, disait-il. Et dans le Temple, les lévites chantaient non seulement des chants religieux mais aussi des chansons des fondateurs d’Israël ». La religion justifie par ailleurs un soutien sans faille à l’armée du royaume. Quant à Margaret Atwood, auteure de La Servante écarlate, elle explique elle-même en ces termes : « La religion a été – et est encore, dans d’autres parties du monde – utilisée comme un marteau pour enfoncer les choses dans la tête des gens. Mais elle a aussi représenté – et représente encore – un ensemble de croyances et une communauté qui permet aux gens de surmonter certaines choses. Dans mon livre, je montre un régime qui reproduit ce que font les régimes totalitaires, c’est-à-dire qui élimine la compétition. Ils se débarrassent des autres religions autant que possible, et certaines d’entre elles deviennent souterraines. (…) La religion a donc toujours eu ces deux sortes de fonctions. Et c’est pourquoi la servante, dans le roman, a sa propre version de la prière au Seigneur, ce que beaucoup de lecteurs ne remarquent pas, mais que les lecteurs attentifs repèrent. Voilà comment se passent les choses, et je ne pense pas que les cultures dans lesquelles s’installe le totalitarisme sont religieuses, je ne pense pas que ce soit un exposé sur la religion, je pense que c’est un exposé sur le totalitarisme. Et il y a eu des totalitarismes très respectables qui étaient athées. Donc la religion n’est pas le facteur. »

Ces trois ouvrages nous proposent clairement un avertissement contre des systèmes totalitaires qui utiliseraient la religion comme justification, il ne s’agit pas d’une critique de la religion en tant que telle. Dans une époque où le religieux s’impose de plus en plus, ces auteurs expriment une crainte en nous proposant les futurs dystopiques de sociétés monothéistes où la religion serait le moteur d’une dictature.

Eduardo Angarica : du contre-espionnage à la littérature

Eduardo Angarica

Eduardo Angarica est écrivain cubain et professeur d’ateliers littéraires, diplômé en droit et ancien militaire dans la spécialité du contre-espionnage. Créateur du programme « Cours Réguliers d’Ateliers Littéraires », il a publié : Cuba ; Siete cuentos (Letra D ’Kmbio, 2020),La Habana intangible (Letra D ’Kmbio 2019), ainsi que El príncipe de los traviesos (Guantanamera, 2017) et Narrador de mentiras (Letra D’ Kmbio, 2017). Il a gagné la bourse littéraire La enorme hoguera en 2018. Entretien traduit par Nubia Rodríguez, Maïlys Baron et Nikola Delphino. 


LVSL – Votre nouveau livre, La Habana es mi sexo, publié en Espagne, est l’un de vos premiers ouvrages publiés en Europe. Que voulez-vous dire à vos futurs lecteurs ? 

Eduardo Angarica – J’invite les nouveaux lecteurs à accueillir ce nouveau livre et qu’au moment de la lecture, ils se prédisposent, si possible, à ressentir. Je dis ceci parce que je crois que nous sommes à une époque où tout demeure superficiel. Il y a tellement de nouvelles choses à découvrir que nous oublions de faire un véritable exercice de lecture, d’appréciation, et d’écoute. Nous agissons donc par intuition, nous posons le regard sans éveiller les sens. Je conseille aux lecteurs d’être positivement prédisposés à ressentir avec ce livre, qu’ils s’impliquent et s’identifient aux histoires que raconte La Habana es mi sexo.

LVSL – Comment est née l’envie d’écrire pour vous ? 

E.A. – Il y avait déjà une prédisposition en moi. Depuis mon enfance, je ressens ce besoin presque irrépressible d’écrire. Je sentais que j’avais quelque chose à dire et j’ai trouvé que le meilleur moyen de m’exprimer était tout simplement l’écriture. Je n’ai aucun souvenir du moment où tout ce processus a commencé, mais s’il s’agit de mes débuts dans la littérature, je dirais que c’était lors de mon adolescence, lorsque j’ai découvert ce monde complexe. Toutefois, l’écrivaine J.K. Rowling a simplifié les choses avec sa saga Harry Potter. Elle m’a influencé de deux manières : d’abord, grâce à ses livres j’ai su ce que je voulais devenir ; ils m’ont fait découvrir ma vraie vocation dans la vie (ce qu’aucun enseignant de l’école, ni ma famille n’ont pu m’apprendre). Deuxièmement, elle m’a donné un modèle à suivre. J’ai imité Rowling, j’ai réfléchi à la façon dont elle avait créé ce monde magique qui me fascinait complètement.

Donc, à l’aide de la lecture, j’ai commencé à écrire une sorte de Harry Potter cubain. En l’occurrence, le personnage était une fille qui émanait de l’imaginaire des livres de Rowling. Depuis, je n’ai pas cessé d’écrire et d’inventer des histoires. Ce que j’ai publié n’est pas de la fantaisie, mais cela a été le point de départ de ma carrière. Dans la suite, grâce à Gabriel García Márquez, j’ai trouvé une autre façon d’écrire de la fantaisie. Enfin, j’étais influencé par un écrivain français, Gustave Flaubert. Il suffit de lire Madame Bovary pour comprendre les raisons pour lesquelles je l’ai imité. Je suis toujours persuadé qu’imiter est une bonne ressource. Comme le dit l’expression ancienne, qui est presque un axiome de la littérature: qu’est-ce qu’un bon livre sinon une imitation d’un autre bon livre ?

LVSL – Dans votre travail, vous traitez de sexualité. Pourquoi une telle importance accordée à ce thème ? 

E.A. – La sexualité a laissé des traces importantes dans mon expérience. En tant qu’homosexuels, nous sommes inévitablement marqués d’un sceau à cause de notre sexualité. La raison en est que nous sommes séparés du reste du monde dès le début. Cette séparation et cette discrimination, que nous devons considérer comme normales, nous apprend que notre orientation sexuelle est la cause de nos maux ou de nos biens. Dès le plus jeune âge nous abordons le sujet de la sexualité. De même, nous sommes forcément tentés de découvrir pourquoi notre sexualité est un problème. Ainsi, comme beaucoup d’autres, j’ai expérimenté la sexualité à un âge précoce. L’interdiction qui pesait sur mes actes a donné une place importante à la sexualité dans ma vie.

Je me souviens qu’à l’époque où je réprimais encore ma propre sexualité, un écrivain qui faisait partie du cercle que je fréquentais à La Havane a dit : “quand tu vois un homosexuel heureux, tu vois un cadavre » (c’est un fait, il existe des intellectuels stupides). Cette déclaration m’a bouleversé, je l’ai pris comme une attaque personnelle. Mais je savais qu’il y avait d’autres homosexuels réprimés parmi nous, peut-être l’auteur de la phrase lui-même. À partir de ce jour-là, j’ai décidé, d’une part, de ne plus me modérer, de trouver un moyen de contester ma peur de la discrimination et de vivre mon homosexualité librement. Et d’autre part, de montrer qu’une personne LGBT peut et doit être heureuse, comme les autres. Alors, j’ai commencé à écrire sur les problématiques homosexuelles. Je me souviens que j’ai écrit de nombreuses histoires que je n’ai jamais partagées, à l’époque. Il s’agissait d’histoires qui portaient sur les homosexuels, sur leur chance d’aimer, d’être reconnus et acceptés, ainsi que sur le sexe non censuré entre hommes. Je me réjouissais d’écrire sur la question de l’érotisme. Enfin, s’il y a quelque chose pour laquelle je veux que l’on se souvienne de moi, c’est pour parler des aspects positifs de l’homosexualité. 

LVSL – Avant de débuter dans le monde de la littérature, vous étiez l’une des personnes en charge du contre-espionnage dans votre pays. Cette expérience militaire a-t-elle une influence dans votre œuvre aujourd’hui ?

E.A. – À Cuba on l’appelle contre-intelligence. J’ai été formé pendant 5 ans pour découvrir, prévenir et combattre les ennemis de l’État cubain. Nous voyons comme ennemis d’abord les agences d’espionnage internationales, comme la CIA ou le Mossad. Nous considérions également comme ennemis certains acteurs internes du pays. Fondamentalement, toute personne qui ne partage pas l’idéologie du Parti communiste était un ennemi interne, combattu par les services de sécurité de l’État comme ils sont aussi désignés.

Aujourd’hui, je me rends compte que cette expérience a été structurante dans ma vie, car c’est ici que je suis devenu conscient de ce qu’était réellement le système où nous vivions, nous, Cubains. À partir d’un moment, j’ai compris que nous ne pouvions plus continuer à voir la liberté de pensée comme une menace. Le changement a bien sûr été énorme. Je suis passé du suivisme aveugle, d’une foi dans un Dieu de chaire et d’os, au point de me former comme défenseur armé de ce Dieu, à un athéisme intransigeant.

Je ne crois plus beaucoup au système qui règne dans mon pays, mais je vois aussi ce que nous avons en face : un blocus étasunien qui fait souffrir nos familles depuis plusieurs décennies et qui est un crime. Nous avons été nombreux à souffrir de la « période spéciale ». [La période qui s’étend de la chute de l’Union soviétique au début de la décennie 2000. Pendant dix ans, Cuba se retrouve isolée face aux États-Unis, et est étouffée par l’embargo que suit toute l’Amérique latine. L’élection d’Hugo Chávez au Venezuela inaugure une nouvelle ère qui permet à Cuba de sortir de la « période spéciale » ndlr] Je reconnais aussi les réussites de mon pays en matière éducationnelle et dans le domaine de la santé. Cuba n’est ni blanche ni noire, elle est métisse, et cela s’applique également à la politique. Mais aujourd’hui, je fais davantage confiance aux jeunes, à leurs désirs, à leurs aspirations et leurs rêves. Le contre-espionnage reste présent, comme une autre marque de ma vie qui s’exprime dans mes écrits, et je crois qu’elle restera tant que j’aurais du sang dans mes veines et de l’encre dans mon encrier.

LVSL – Que représente la figure de Fidel Castro dans votre livre ? 

E.A. – Je vais vous répondre avec une brève histoire : c’est l’histoire d’un garçon qui admirait son père plus que n’importe quel homme. Pour ce garçon, tout sacrifice au nom et en faveur de son père en valait la peine, même si cela pouvait mettre sa vie en danger. Mais lorsqu’il a grandi, il a commencé à découvrir que son père n’avait pas toujours raison. La vie lui a appris que la vérité est toujours une construction qui se sert de nombreuses réalités. Il a pris conscience que son père n’était plus un exemple moral à suivre, qui s’accrochait au pouvoir, qui pouvait avoir tort. Soudainement, ce jeune garçon s’est trouvé confronté à une cruelle désillusion : découvrir le vrai visage de son idole. Il a mis longtemps à surmonter la perte de son père, et de l’illusion. Ce jeune garçon incrédule espère pouvoir pardonner à son père et se pardonner à lui-même.

LVSL – Vos œuvres parlent de Cuba, pourtant vous en êtes loin. Cette distance a-t-elle une signification ? 

E.A. – Je suis un Cubain irrémédiable, j’aime mon pays comme moi-même. Je n’adhère pas à cette phrase que brandissent tant d’écrivains qui disent : « ma patrie est ma langue ». Pour moi, ma patrie est sans le moindre doute Cuba. Je dois à ce pays chaque centimètre de ma personne. Je remercie cette terre pour chaque mauvais et bon moment que j’ai vécu. Mon rêve est de faire quelque chose qui puisse aider mon pays à devenir une meilleure terre pour ses enfants de naissance et de cœur.

Alors, être loin de Cuba signifie être loin de mon centre d’inspiration, c’est une mutilation consciente que j’ai effectuée pour me permettre de découvrir d’autres choses, pour me permettre de mieux comprendre mon pays à distance, et pour me prouver à moi-même que je peux faire certaines choses que, dans les conditions d’aujourd’hui, je n’aurais pas pu faire. Par exemple, publier mes livres. Tout ce que j’ai publié jusqu’à aujourd’hui, je l’ai publié à l’extérieur de mon pays. Là-bas, il n’y a pas de place pour certains écrivains.

En étant loin de Cuba, j’entrevois une double conséquence sur ma vie. Une mauvaise qui est le mal de ma patrie – même si jusqu’à maintenant j’ai pu y retourner quand je voulais. Et une conséquence positive qui est de pouvoir observer mon pays depuis l’étranger. Sortir de ma peau de Cubain et simuler que je suis un de ces étrangers qui nous rend visite pendant cinq jours. Être ici en France est comme faire cet exercice de compréhension, qui consiste à m’éloigner et à m’observer en silence, à essayer de comprendre ce qui arrive, comment cela arrive et pourquoi cela arrive.

LVSL – Comment se déroule le processus d’écriture de vos livres ? 

E.A. – La Habana es mi sexo, c’est la solution à un problème qui a été présent dans ma vie créative. Un jour, j’ai écrit une histoire en pensant qu’elle deviendrait un roman, mais sur la route je n’avais plus de récit. Ensuite j’ai commencé à écrire une autre histoire, complètement différente, ou du moins c’est ce que je croyais. Et il lui est arrivé la même chose. Puis une autre est arrivée et je l’ai laissée à l’abandon à nouveau, et ainsi se répétait le cycle.

Jusqu’à ce qu’un jour, en plein milieu d’une période vaseuse de ma vie, je me suis rendu compte, en lisant ces fragments d’histoires qu’il y avait un quelque chose qui les reliait, qui les réunissait, et ce quelque chose était La Havane. Comme si ce n’était pas assez, je revenais d’un projet important intitulé « La Havane intangible », une exposition que j’ai faite avec mon mari au Chili et à Cuba, dans laquelle on mélangeait ses photos et des petits contes de ma plume, dédiés à la ville pour ses 500 ans, et qui comptait, avec la participation de notre cher et regretté Eusebio Leal, historien de la ville. Bien sûr, La Havane était déjà transformée en matériel pour mon écriture, c’était le propos caché dans tout cet ossuaire d’histoires non terminées. Ainsi est née l’idée de former un livre qui s’est formé de lui-même en marge de ma conscience.

Vous allez rencontrer plusieurs personnages qui évoluent dans la ville. Chacun a une histoire qui tourne autour de La Havane : une Havane futuriste, une Havane où les choses sont différentes, où l’on ne parle quasiment plus de La Havane d’aujourd’hui. Plusieurs sont les marques littéraires qui caractérisent mon registre ; je parle de sexe, de contre-espionnage, de Fidel, de Cuba, je parle même un peu de fantaisie et en particulier, maintenant que j’y pense, je parle aussi de moi.

« La littérature contre l’ordre hégémonique : attaquer sa langue » – Entretien avec Sandra Lucbert

Sandra Lucbert
Sandra Lucbert © Bénédicte Roscot

Sandra Lucbert est écrivaine, elle fait paraître en cette rentrée littéraire son troisième livre, Personne ne sort les fusils, aux éditions du Seuil. Ce texte hybride, qui repose sur l’art du montage, relate avec une fureur pamphlétaire le procès France Télécom-Orange qui s’est déroulé au printemps 2019. L’écrivaine y dénonce l’emploi de ce qu’elle nomme la « Langue du capitalisme néolibéral », devenue langue hégémonique qui broie ceux qui la parlent. La littérature devient ici un explosif, un projectile, chargé de dynamiter les rouages de la rhétorique managériale. Personne ne sort les fusils possède une force de frappe nouvelle, qui justement, nous invite à engager le combat. Le livre est aujourd’hui en lice dans la première liste du Medicis Essais 2020. Entretien réalisé par Noémie Cadeau.


Le Vent Se Lève – Vous rendez compte au début de votre ouvrage de nombreuses voix (internautes, presse, acteurs politiques et judiciaires), qui ont comparé le procès France Télécom, un événement tout à fait inédit, où l’on incrimine pour la première fois une organisation du travail, au procès de Nuremberg ou d’Eichmann. Comment traiter une analogie historique aussi lourde, mais pourtant si entêtante et si omniprésente ?

Sandra Lucbert – C’est en effet la question. Il m’a semblé vraiment frappant et significatif que cette comparaison, aux contours d’ailleurs flous, revienne sans cesse pendant le procès, formulée par des gens de tous bords. J’ai écrit Personne ne sort les fusils pendant l’été 2019, dans la continuité des audiences, et à ce moment-là, le livre de Johann Chapoutot, Libres d’obéir, qui traite avec les outils de l’historien de la question des analogies possibles entre la « gestion des hommes » nazie et le management néolibéral, n’était pas encore sorti. La question n’était pas du tout débattue clairement avant cette parution, et la récurrence de l’analogie, allusivement ou ouvertement, n’en était que plus marquante, et plus significative de quelque chose. La formule « Nuremberg du management » est un tweet sélectionné par le community manager du Figaro live Les Décrypteurs, consacré au procès en mai 2019, mais aussi bien, à l’autre bout du spectre politique, je l’ai aussi retrouvée dans Fakir. De même, la comparaison des situations nazie et néolibérale a été faite aux audiences : par la défense (l’avocat du P-DG de France Télécom), par l’accusation (dans le réquisitoire de la procureure) : il va sans dire qu’une tentative de clarification de ce qui se jouait dans le procès France Télécom ne pouvait pas détourner la tête de ce qui insistait tant.

Mes outils à moi sont littéraires et psychanalytiques. Je remarque que ça fait retour, je fais donc un relevé, et, précisément, parce que c’est problématique, je commence par là. En psychanalyse, on sait bien que la pire chose à faire d’une formation signifiante commune récurrente, très chargée et aux contours vagues, c’est de la laisser vaquer à son travail souterrain sans la porter au clair. C’est lourd, c’est partout, ça clive très fort et tout le monde s’excite sans vouloir penser. Alors on y va, on travaille le point, puisqu’il est là et qu’il est explosif. Si on ne le travaille pas, c’est simple, il reviendra sous forme de passage à l’acte ou de maladie. Je pense que ça fonctionne de même avec le corps collectif (avec quelques nuances mais ce n’est pas le lieu d’un dépliage conceptuel). Et oui, travailler des associations d’idées aussi lourdes, c’est inconfortable. Mais écrire sur le procès France Télécom, de toute façon, ce n’était pas exactement une villégiature.

“L’hégémonie des énoncés de la langue néolibérale barre la route à la pensée.”

Si je poursuis la comparaison avec la psychanalyse, au fond je n’avais pas le choix : l’impuissance à qualifier la violence structurelle propre au néolibéralisme se disait dans le recours à cette comparaison faute de mieux — et de ce fait il y avait là le symptôme de quelque chose. Le symptôme de quoi ? De l’absence complète d’une extériorité aux catégories néolibérales. L’hégémonie des énoncés de la langue néolibérale barre la route à la pensée. Les dominés de cet ordre n’ont plus la possibilité de faire concorder ce qu’ils constatent avec des formulations. Le règne d’une langue, ça donne ça : ça empêche les gens d’élaborer ce dont ils souffrent, et ça les pousse à la seule analogie disponible.

C’est ainsi que je fais jouer les deux procès : pour les différencier l’un de l’autre et établir que justement, dans le cas du procès France Télécom-Orange, on ne juge pas les exactions néolibérales depuis un ordre qui leur soit extérieur, mais depuis cet ordre même. Autrement dit, on ne le juge pas complètement : tout se déroule selon les normes qui justifient ceux qui comparaissent.

LVSL – « Le procès France Télécom est l’histoire d’un enlisement grammatical », écrivez-vous dans l’un des premiers chapitres du livre. Tout au long de l’ouvrage, vous étudiez la langue des managers, que vous nommez la LCN (langue du capitalisme néolibéral) : pourquoi cette réflexion constante sur les mots ?

S. L. – D’abord, la LCN n’est pas seulement la langue des managers, elle est la Langue du Capitalisme Néolibéral. Ce n’est pas du tout la même chose. La langue des managers est un compartiment de la LCN. Or la LCN est la langue d’un monde, et si on prend la partie managériale pour le tout néolibéral, c’est parce qu’on ne voit pas le tout. C’est ce tout, justement, que je voulais rendre visible. Un tout qui est en fait un certain rapport de domination.

Comme son nom l’indique, la LCN est la langue d’un régime particulier de valorisation du capital : la valorisation financière désencastrée de toute régulation socio politique qui lui serait contraire – ou même seulement contrariante. Cette langue est donc d’une extension bien plus vaste que le seul parler managérial : elle est ce que Gramsci appelle une langue hégémonique. Un ensemble d’énoncés qui transforme un rapport de domination en direction de tout un corps social. Par conséquent, elle est partout : dans la totalité des médias mainstream, dans les rapports rendus au gouvernement, dans la bouche de tous les personnels politiques, dans les catégories psychiatriques du DSM, dans les livrets verts de l’UE, au tribunal aussi bien que dans un magazine de management.

C’est parce que la LCN est un langage collectif infiniment plus vaste que le seul parler managérial que je peux écrire que le procès France Télécom est « l’histoire d’un enlisement grammatical », et que la question de la langue a tant d’importance. C’est un procès impossible, parce qu’il entreprend de juger un monde depuis lui-même ; de juger une certaine forme de capitalisme depuis la langue de cette forme de capitalisme. Cette langue – la LCN – est notre langue courante: telle a été ma découverte au procès. C’est notre langue, et elle nous tue. Car le propre du “C’est comme ça”, c’est qu’il est parlé par ceux qu’il dessert aussi bien que par ceux qu’il sert – ce que Bourdieu, quant à lui, appelait la violence symbolique. La langue du néolibéralisme ligotait la langue judiciaire : la grammaire selon laquelle se déroulait le procès, c’était la même que celle de l’ouverture du capital en 1996, qui justifiait les prévenus et continuait de délégitimer les parties civiles.

J’ai essayé de nous faire apercevoir cette langue et la manière dont elle nous agit, c’est-à-dire d’ouvrir l’espace nécessaire à qualifier et la langue qui nous parle, et le monde qu’elle réalise. En l’espèce : celui de l’ajustement indéfini au bon vouloir actionnarial. Contre cette automatisation dont on peine à mesurer les effets, il n’y a qu’une solution : s’astreindre à arracher la langue hégémonique de nos réflexes. Ce qui demande d’en cerner les contours (lui donner un nom, pour commencer) et, corrélativement, de mettre au jour le monde qu’elle exprime à travers nous, et dans l’intérêt de qui. LCN est une référence au linguiste Klemperer, qui avait entrepris ce travail avec la langue du IIIe Reich (qu’il appelle LTI : Lingua Tertii Imperii.  Et chez moi : Lingua Capitalismi Neoliberalis) : pour lui résister.

© Editions du Seuil

LVSL – Vous parlez de « maltraitance délibérée » pour décrire les procédés par lesquels les dirigeants de France Télécom ont mené leurs employés au suicide. Le cas de Madame G. est emblématique : elle a tour à tour été exploitée à mort, puis installée dans un bureau vide, sans tâche.

S. L. – La maltraitance délibérée est avérée. Prouvée par les documents rassemblés dans l’ordonnance de renvoi qui parlent de « déstabilisation positive » à appliquer aux « CDI sans chaise ». Prouvée par les méthodes auxquelles l’entreprise Obifive a « formé » les managers pour les plans Next et Act, qui étaient (entre autres raffinement de torture) l’adaptation d’un manuel de psychologie dépliant les étapes du renoncement à la vie chez les cancéreux en phase terminale. Maltraitance prouvée enfin par les documents internes à France Télécom-Orange qui ont été rassemblés par la police, révélant des consignes des directions incroyablement violentes, qui bien sûr se répercutaient en cascade dans les hiérarchies. Du reste, rien de très surprenant : elles découlaient des directives données sans ambages par les dirigeants (il faut faire les 22000 départs « par la porte ou par la fenêtre » les termes du PDG Didier Lombard). Il suffisait d’assister au procès, de voir défiler des parties civiles broyées, dix ans après les tortures psychiques subies, pour que disparaisse le moindre doute quant à l’atteinte aux personnes, corps et âme, qui s’était jouée à l’époque des plans Next et Act. L’onde de choc s’en répercute encore.

LVSL – Comment en est-on arrivé à un tel stade de déshumanisation et d’aliénation au travail ?

S. L. – La déshumanisation, elle tient tout d’abord à la rationalité économique, qui est intrinsèquement chosificatrice. Elle instrumentalise en effet tout ce qu’elle investit : la nature et les humains sont des intrants comme les autres – ainsi que les appelle la langue économique. Le facteur travail et le facteur capital sont traités de la même façon : on les utilise ou on les met au rebut, et c’est là l’opération logique et langagière de la chosification.

Vous me demandiez tout à l’heure pourquoi le langage avait tant d’importance. Précisément, les appareillages d’ajustement langagiers du management ratifient et banalisent les opérations d’instrumentalisation ainsi instituées. Qu’on pense à des créations langagières comme masse salariale, ressources humaines, qui – existences individuelles noyées dans l’indifférenciation – devront être ajustées, au moyen de déstabilisations positives, d’accompagnement au changement, de formations tout au long d’une vie. Tout ceci banalise des opérations d’une violence extrême mais qui n’est plus aperçue par les agents. C’est la même analyse que celle de Klemperer dans LTI : une langue technique devenue hégémonique, instituant des différences de droit entre les humains en fonction de l’objectif de productivité qu’elle se donne, peut faire que tous les moyens soient permis en vue de cet objectif.

Vous précisez à mon avis à juste titre que la déshumanisation, dans le cas France Télécom, est portée à un stade inouï. En effet, parce que le capitalisme financiarisé repose sur une forme de propriété particulière : celle de la liquidité financière. Il s’agit un rapport de non engagement, rendu possible par la déréglementation, au départ avec les actifs financiers. Le nombre des intervenants, l’ampleur des masses financières en circulation et surtout la levée de toute contrainte aux transactions, ont fait qu’à tout instant un acheteur trouve vendeur, et un vendeur acheteur, donc qu’on puisse aussitôt revendre ce qu’on vient d’acheter pour acheter autre chose – indéfiniment. Telle est la forme de la rationalité économique pour nous : c’est la parfaite fluidité garantie au désir de l’investisseur financier. Ce n’est même plus l’horizon de chosification de toutes les classes d’objets, mais de la liquéfaction de toutes choses (les humains et la nature, donc) qui est en son principe. De là, le stade d’instrumentalisation des humains et de la nature auquel nous sommes rendus : un vrai cauchemar.

À quoi j’ajoute que, par l’effet de la violence symbolique, les travailleurs parlant la langue qui les promet à la liquéfaction, ils intériorisent la norme jusqu’à n’avoir d’autre issue psychique que le suicide, au lieu de retourner la violence contre qui la leur inflige.

LVSL – Au terme du procès, estimez-vous que justice ait été rendue ?

S. L. – Symboliquement, oui. Effectivement, non. L’extraordinaire cour présidée par Cécile Louis-Loyant a rendu justice de manière exemplaire dans la limite de ce qu’autorisait l’inclusion du tribunal dans le monde néolibéral. Donc : reconnus coupables de harcèlement systémique, c’est-à-dire du harcèlement de 120 000 salariés, les prévenus s’en sont tirés avec 15000 euros d’amende… Condamnation exemplaire, peines dérisoires, capacités de nuisance inentamées.

Qu’est-ce que cela révèle ? D’une part, cela permet de constater qu’il demeure une extériorité de la justice, qui peut toujours constituer un des domaines institutionnels où l’on pense, agit et décide selon des logiques qui ne sont pas directement celles de la valorisation du capital. Des logiques qui, le cas échéant, peuvent même s’y opposer. Sans quoi la condamnation n’aurait pas eu lieu, d’autant que l’habitus des magistrats les rapprocherait plutôt des prévenus bourgeois et les inclinerait par conséquent inconsciemment à la mansuétude. Donc réellement cette condamnation fait la preuve de la résistance de la sphère droit-justice.

Cependant, la peine est d’ordre symbolique, ou, comme l’a dit maître Teissonnière dans sa plaidoirie, elle relève de la fonction expressive du droit, celle qui consiste à déterminer ce qui est interdit dans un corps social (par différence avec la fonction répressive). Si le droit est limité à sa fonction expressive (encore une fois, ce n’est pas rien, mais hélas c’est trop peu), c’est à cause de la saturation du corps social par les catégories néolibérales. Du point de vue linguistique, il n’y a pas davantage d’énoncés alternatifs pour les agents de l’appareil de justice que pour nous autres. Et du point de vue juridique : le droit hérité du droit romain ne connaît que les personnes (physiques ou morales – il faut ici souligner que la création de la personne morale a été une avancée très importante qui a permis d’accroître considérablement l’espace du contentieux et du jugement, grâce à quoi de nombreux cas ont pu être portés devant la justice qui n’auraient pas pu l’être autrement). Or, la puissance du capitalisme s’est accrue dans des proportions considérables… et ses ravages structurels avec elle : le jugement interpersonnel est impuissant à les qualifier. Pour que ces destructions soient converties en nouveaux cas de justice, il faut des progrès de l’élaboration juridique permettant cette fois de ressaisir juridiquement et judiciairement l’effet des structures. Et le problème c’est que les évolutions du droit vont dans le sens inverse : les autorisations vont s’élargissant pour les comportements patronaux de maltraitance (droit du travail, droit social, droit environnemental), tandis que le droit des travailleurs est progressivement défait.

Ce qui fait que la justice doit juger les méfaits du capitalisme depuis une extériorité qui s’amenuise : les outils juridiques et langagiers orthogonaux au capitalisme sont en voie de réduction tendancielle. L’opération de justice s’en trouvait donc logiquement menacée d’annulation complète, et en tout cas très entravée.

LVSL – Quelle est la place d’une écrivaine, d’une littéraire dans un tel lieu ? Dans ce tribunal qui ressemble davantage à un centre commercial ou à un aéroport, pourquoi faire appel à la littérature, au cinéma, de Rabelais à Kubrick, en passant par Kafka ?

S. L. – Si la langue a une telle place dans le maintien d’un ordre hégémonique, la conclusion logique est de s’y attaquer aussi. La littérature a pour propriété de travailler les épaisseurs de la langue : elle peut œuvrer à des dérivations souterraines de la langue collective, avec ses outils à elle. Les auteurs que vous citez m’ont fourni des appuis « optiques », comme je les appelle à la suite d’une métaphore de Proust, qui parle de « traitement par la prose » pour définir la conversion du regard que la littérature rend possible. Quant à moi je considère les textes littéraires critiques comme des machines optiques à faire travailler sur le présent : les œuvres puissantes ont un très haut pouvoir de résolution analytique, à mon avis. Une résolution qui se joue dans leur forme.

Ma logique était, et est toujours, la suivante : pour s’arracher à ce qui nous détruit, il ne suffit pas d’apercevoir la langue, il faut apercevoir le monde qu’elle fait exister quand elle nous parle — quel ordre de domination elle réalise, qui en profite, qui en pâtit, comment il a commencé, etc.

“La littérature a pour propriété de travailler les épaisseurs de la langue : elle peut œuvrer à des dérivations souterraines de la langue collective, avec ses outils à elle.”

C’est ce que Rabelais figure si fortement dans l’épisode du Quart livre qu’on appelle couramment « les paroles dégelées » : les mots renferment un monde, et quand Pantagruel réchauffe les paroles gelées, leur dégel révèle ce monde. Plus précisément, c’est une bataille qui se fait entendre, et cela rejoint une vérité essentielle de tout ordre social : une société est toujours le résultat d’une victoire de certains, seulement on a fini par l’oublier. Rabelais me permet de raviver tout cela. Et de même pour chacun des dispositifs optiques que vous évoquez : ils me permettent de rendre visibles des choses que la LCN invisibilise. Avec La colonie pénitentiaire, d’une part : la violence avec laquelle un ordre social nous trace dans son sens sans qu’on sache pourquoi, et d’autre part : combien les agents du traçage jouissent de faire marcher la machine sociale sans se soucier de ne savoir quel ordre ils réalisent effectivement, ni de la violence à laquelle ils participent. Orange mécanique déplie plus précisément la manière dont les agents sont conditionnés en fonction de la place qu’ils occupent (dominant ou dominés). Quant à Bartleby, il livre (au tout début de Wall Street) le vrai visage de la rationalité économique, l’instrumentalisation potentiellement infinie qu’elle pose en son principe. Au fond : les textes optiques me permettent de faire surgir les mécaniques individuelles et collectives qui constituent un ordre social.

Et c’était bien là ce que je voulais faire voir : la violence structurelle, et quel monde elle construit– elle qui précisément, pour les raisons que j’évoquais, nous est infigurable – que la justice ne peut attaquer comme telle dans les catégories du droit romain (interpersonnel), et moins encore de ce qu’on lui retire tous les outils qui permettaient encore de défendre un droit salarial. La littérature se moque de la prescription et a les moyens de travailler dans la langue-pensée à nous faire voir les véritables causes de notre destruction collective tout en produisant une dérivation par rapport aux énoncés courants.

LVSL – Pourriez-vous qualifier la forme de votre texte ?

S. L. – La littérature critique travaille dans ce qui nous tient le plus. Il s’agit donc de secouer la prise des automatismes langagiers, de produire des dérivations jusqu’à obtenir des sorties explosives du maillage de la langue hégémonique. Je pense que la littérature, comme une psychanalyse, opère par variations continues qui réalisent pour finir une différence qualitative : en des points explosifs s’opère, par la mise en traitement littéraire, la sortie de la concaténation automatisée.

Du coup, Personne ne sort les fusils est très hétérogène dans ses registres, ses genres et ses techniques, il adopte résolument l’hybridité formelle, parce qu’il faut sans cesse refaire l’arrachement de la répétition routinière, et maintenir ouverts les yeux de la pensée. C’est aussi pourquoi ce livre est très ramassé, il fallait que ça carbure – du reste, la rage qui m’a poussée à écrire ne me laissait pas trop le choix sur ce point. Cette volonté d’aller au nerf du problème tient aussi à la dynamique générale du livre, une dynamique analytique: il fonctionne comme une dérive contrôlée avec le flow pour axe signifiant et conceptuel – le flow, c’est-à-dire, dans mon texte, le signifiant métonymique de la liquidité financière. Là aussi, partant de formules entendues répétitivement, qui posaient en fin dernière le mot de la finance cash flow (« il faut libérer du cash flow »), j’ai cherché, en détachant flow de cash flow, à faire travailler le signifiant jusqu’à faire le lien entre cette obsession de la profitabilité et la logique financière. Ici encore, passer de la partie au tout. Passer du cash flow au flow, c’est-à-dire passer de l’impératif de profitabilité à la liquidité financière, qui est le propre de notre forme de capitalisme.

En étirant, déplaçant et transformant le signifiant flow, j’ai essayé de le faire entrer dans le système du texte – le « traitement par la prose » de Proust — et ainsi, de dessiner un arc étendu allant de l’obsession de la profitabilité à son régime de propriété et de pulsionnalité. Car les deux sont liés, mais généralement pas mis en rapport. C’est aussi cette volonté de liaison de ce que la langue hégémonique tient séparé qui a poussé le texte dans de multiples formes, de la narration à la satire en passant par des monologues de prévenus et des listes. Tout ce qui produisait un effet analytique par la prose, je l’ai gardé dans ce travail de mise à nu du flow.