Malm et Mitchell : aux origines capitalistes de notre système énergétique

Pourquoi est-il si difficile de rompre avec le système énergétique dominant, malgré son impact catastrophique sur l’environnement ? À trop raisonner en termes de comportements individuels ou de pratiques culturelles, on se condamne à manquer l’essentiel. Les rapports de production, et plus spécifiquement la quête de maximisation de profit des classes dominantes, constituent les éléments les plus déterminants. C’est la thèse que défend Andreas Malm dans L’anthropocène contre l’histoire (éditions La Fabrique), ouvrage dans lequel il retrace l’évolution des systèmes énergétiques depuis deux siècles, conditionnée par une logique intimement capitaliste. Une lecture qu’il est utile de croiser avec Carbon Democracy (Timothy Mitchell, éditions La Découverte), qui analyse quant à lui la dimension impérialiste du système productif contemporain.

À l’heure de l’urgence climatique, les mesures politiques nécessaires ne sont pas mises en œuvre. Le monde de la finance continue de soutenir massivement les énergies fossiles, faisant pourtant planer une épée de Damoclès sur les marchés financiers, comme le soulignent le rapport Oxfam de 2020 ou celui publié par l’Institut Rousseau avec les Amis de la Terre. La température continue d’augmenter et une hausse de 1,5°C est attendue dans les prochaines années. Comment expliquer la difficulté à mener cette transition énergétique et à sortir de la logique qui a mené à la croissance exponentielle des émissions de gaz à effet de serre ? Un retour sur l’évolution, depuis deux siècles, des systèmes énergétiques modernes, apporte des éclairages instructifs pour comprendre les blocages de la transition.

Il faut en revenir aux années 1820-1840, au commencement de la révolution du charbon en Grande-Bretagne. L’aînée des puissances industrielles opère en quelques décennies une transformation radicale de son économie grâce à l’emploi du charbon et de la machine à vapeur. Jusqu’ici, les énergies utilisées (eau, vent, bois) servaient principalement à couvrir les besoins des foyers (chauffage, cuisson) et de quelques industries naissantes. L’essor du charbon permet le développement exponentiel de l’industrie manufacturière britannique, avec en tête de pont l’industrie du coton exportatrice dans le monde entier. Ces débuts de l’ère industrielle ont été abondamment documentés et commentés. Toutefois, une énigme semble n’avoir jamais vraiment été résolue : celle des motivations économiques de la transition d’une énergie hydraulique – celles des fleuves et rivières, captée par des moulins et autres roues à aubes – vers une énergie issue du charbon.

Le passage de l’énergie hydraulique au charbon au cours de la révolution industrielle

La grille d’analyse de cette transition, proposée par Andreas Malm dans L’anthropocène contre l’histoire, semble en mesure d’apporter des éléments nouveaux à la compréhension d’un paradoxe apparent. Ce dernier, que Malm documente avec précision, est celui de l’absence de supériorité du charbon sur l’énergie hydraulique, c’est-à-dire l’énergie mécanique des rivières anglaises, en termes économiques classiques – au moment de la transition au début du XIXème siècle. Et ce, au moment-même où le charbon commence à être plébiscité et va rapidement produire près de 10 fois plus d’énergie que les fleuves anglais. Malm montre en effet, qu’au moment où le charbon devient prédominant, au moins sur trois critères majeurs, l’énergie hydraulique demeurait plus performante.

Roue à aubes

Tout d’abord, l’énergie hydraulique était abondante avec à l’époque moins de 7% du potentiel électrique utilisé. Il existait encore une multitude de gisements d’énergie hydraulique importants. Deuxièmement, la machine à vapeur n’avait pas encore la régularité moderne ; l’eau offrait une régularité et une robustesse technologique que la machine à vapeur de Watt n’était pas en mesure d’atteindre. Troisièmement, l’eau était gratuite ou presque, modulo les droits fonciers, et ceci d’un facteur au moins égal à 3 comparé au prix du charbon sur le marché. Comment expliquer dans ce cas la transition rapide, sans limite, quasi-instantanée vers l’utilisation massive du charbon et de la vapeur ?

Le choix du système énergétique s’opère selon un objectif de maximisation de la plus-value captée par les investisseurs, et donc d’une augmentation symétrique du rapport d’exploitation des travailleurs.

Pour surmonter ce paradoxe, Malm propose une nouvelle théorie du capital-fossile, reposant sur l’analyse marxiste de la logique d’accumulation capitaliste. Pour Marx, la naissance des rapports de propriété capitaliste s’est accompagnée d’une compulsion d’accroissement de l’échelle de la production matérielle. Ainsi, le capitaliste investit son capital dans l’espoir d’en obtenir plus. La création de valeur supplémentaire, la survaleur (ou encore plus-value), se fait grâce aux travailleurs – seuls capables, par leur force de travail, de créer de la valeur et de transformer le capital (moyens de production et ressources apportées par le capitaliste). De là la célèbre formule marxienne d’accumulation du capital : A-M-A’ (Argent → Marchandise → Argent + plus-value), où la marchandise représente l’ensemble des moyens de production capitalistes – capitaux, travail et donc chez Malm, aussi l’énergie indispensable à la mise en valeur du capital.

Chez Marx, le capital est avant tout un rapport social, caractérisé par la séparation des travailleurs d’avec les moyens de production (la propriété) et d’avec les produits de la production, le tout dans une visée lucrative de la propriété. C’est donc un rapport de subordination. Le capital, ce « processus circulatoire de valorisation », n’existe qu’en « suçant constamment, tel un vampire, le travail vivant pour s’en faire une âme ». La logique d’accumulation du capital conduit de facto à une extorsion de la survaleur créée par les travailleurs. Le niveau de cette extorsion définit alors le ratio d’exploitation des travailleurs.

Malm explique alors que si le travail est « l’âme du capitalisme », la nature et les ressources qu’elle fournit en sont son corps. Sans la nature, les énergies et les ressources nécessaires à la mise en valeur du capital, le processus d’accumulation fondamental du capitalisme ne serait pas possible. Les énergies fossiles, qui permettent de démultiplier dans des proportions considérables la production d’un travailleur, sont l’adjuvant parfait et le corollaire nécessaire au processus de mise en valeur du capital par le travail humain. Le charbon et l’huile, plus tard le pétrole et le gaz, sont les auxiliaires de la production capitaliste. Ils sont, dit Malm, le « levier général de production de survaleur ». Ils sont les matériaux indispensables à la création de valeur capitaliste.

Si le charbon a été choisi comme énergie principale, c’est parce qu’il a permis une plus grande création de survaleur capitaliste par le biais d’une exploitation accrue du travail humain.

En quoi le système théorique proposé par Malm permet-il alors d’expliquer le paradoxe de la transition eau/charbon au début du XIXème siècle ? Dans cette perspective marxienne, le caractère d’auxiliaire nécessaire à la production de survaleur capitaliste des énergies fossiles implique que le choix du système énergétique s’opère selon un objectif de maximisation de la plus-value captée par les capitalistes et donc d’une augmentation symétrique du rapport d’exploitation des travailleurs. Et ceci permet d’expliquer avec clarté le choix du charbon au détriment de l’énergie hydraulique en Grande-Bretagne puis dans le monde entier. En effet, le passage de l’énergie hydraulique à la machine à vapeur a eu lieu parce que ce nouveau système énergétique permettait une exploitation accrue du travail humain.

En effet, les usines fonctionnant à l’énergie hydraulique devaient être construites hors des villes, elles nécessitaient de faire venir des travailleurs des villes à un coût élevé, ou bien d’engager une main-d’œuvre paysanne locale. Mais celle-ci, peu rompue aux rythmes de travail de l’usine et à sa discipline, était susceptible de retourner aux travaux des champs brusquement. Par ailleurs, une fois sur place, cette main-d’œuvre isolée pouvait faire peser des risques de grèves et de pression à la hausse des salaires sur les propriétaires, en raison de la difficulté de faire venir des travailleurs ou de remplacer rapidement une main-d’œuvre trop revendicative. Au contraire, les usines fonctionnant avec des machines à vapeur, même initialement moins performantes que les roues à aubes hydrauliques, avaient l’énorme avantage de se trouver en ville. Dans les banlieues industrielles, les capitalistes pouvaient embaucher une main-d’œuvre déracinée, rompue au rythme de travail à l’usine, avec, en cas de grèves, une « armée de réserve » prête à remplacer les travailleurs contestataires.

Malm montre ensuite comment le charbon et son caractère infiniment morcelable et transportable, a permis une adaptation bien plus efficace à la production capitaliste, au travail en usine mais aussi aux nouvelles réglementations sociales (limitation du temps de travail quotidien à 10 heures). Il déploie un certain nombre d’arguments complémentaires qui tous concourent à corroborer la thèse suivante : si le charbon a été choisi au détriment de l’énergie hydraulique en Grande-Bretagne au début du XIXème siècle, ce n’est pas parce que cette énergie était plus abondante, moins chère ou plus régulière, mais bien parce que le passage au charbon a permis une plus grande création de survaleur capitaliste par le biais d’une exploitation accrue du travail humain, plus régulière et moins soumise aux aléas climatiques et humains de la production hydraulique.

De manière plus contemporaine, l’histoire des systèmes énergétiques nous offre d’autres exemples auxquels appliquer la logique proposée par Malm. Le passage à l’ère du pétrole est dans cette perspective lui aussi très instructif. Timothy Mitchell, dans son livre Carbon Democracy propose une thèse intéressante permettant d’expliquer le rôle du charbon dans les luttes sociales du XIXème et XXème siècles et la transition vers un modèle où le pétrole prend une place centrale.

Charbon, luttes sociales et contre-mesures du capital

Le recours au charbon, énergie indispensable dès le XIXème siècle au fonctionnement des économies occidentales, a profondément changé les rapports de production et l’organisation économique de la société. Le charbon servait principalement à deux choses : l’approvisionnement énergétique indispensable pour l’industrie manufacturière et l’accroissement de la production matérielle ainsi que l’administration des empires coloniaux, et en premier lieu du plus grand de tous, l’Empire britannique. Le charbon utilisé dans les bateaux à vapeur servait à assurer les liaisons commerciales et militaires par voie maritime et ceux-ci ont très vite supplanté la navigation à voile. Cette transition a notamment été illustrée dans plusieurs des romans de Joseph Conrad. Ainsi, le fonctionnement de l’économie capitaliste coloniale reposait majoritairement sur l’énergie du charbon et la gestion de ses flux.

Mine de charbon, Matarrosa del Sil

Or, la production et les flux de charbon étaient souvent très concentrés dans l’espace. La mainmise sur cette production et ces flux était alors indispensable au bon fonctionnement de l’économie capitaliste. Timothy Mitchell lie cette concentration des flux énergétiques indispensables au capitalisme à l’émergence des luttes sociales et de la démocratie moderne. Plus précisément, il dresse le constat suivant : la gestion du charbon et de ses flux passait de manière très concentrée par trois lieux essentiels : la mine, les chemins de fer transportant le charbon et les ports. Ainsi, au début du XXème siècle, « la vulnérabilité de ces mécanismes et la concentration des flux d’énergie dont ils [les capitalistes] dépendaient donnèrent aux travailleurs une force politique largement accrue ». Selon Mitchell, c’est cette concentration spatiale de l’approvisionnement énergétique qui a conduit à la naissance de la démocratie moderne.

Les travailleurs spécialisés dans la gestion de flux énergétiques acquirent un pouvoir politique fort qui se matérialisa par la naissance des premiers partis et syndicats de masse. Ils pouvaient inverser le rapport de force face aux capitalistes en ralentissant ou en perturbant l’approvisionnement énergétique. C’est suite à cela qu’un grand nombre d’avancées sociales virent le jour au tournant du XIXème siècle et du XXème siècle : journée de 8 heures, assurance sociale en cas d’accident, de maladie ou de chômage, pensions de retraite, congés payés, etc. Comme le souligne Mitchell, la concentration de l’énergie indispensable à la production capitaliste avait créé une vulnérabilité. Pour reprendre la terminologie de Malm, l’organisation du système énergétique au charbon initialement choisi pour sa capacité à améliorer le rapport d’exploitation a en réalité conduit à une diminution de celui-ci en raison de cette vulnérabilité.

L’organisation du système énergétique au charbon, initialement choisi pour sa capacité à améliorer le rapport d’exploitation, a en réalité conduit à une diminution de celui-ci en raison de sa vulnérabilité.

La classe dominante a alors recouru de nouveau à un certain nombre de mesures pour regagner sa pleine souveraineté sur l’approvisionnement énergétique nécessaire à l’accumulation de capital. Mitchell décrit dans son livre ces mesures visant à restreindre le pouvoir des travailleurs : création de syndicats maison, appel à des briseurs de grève, constitution de stocks stratégiques énergétiques pour faire face à des imprévus (grèves, blocages). Ces mesures pour certaines d’entre elles, sont toujours appliquées de nos jours avec brio par la classe dirigeante. Ainsi en est-il des stocks stratégiques qui, s’ils sont conçus initialement pour pallier une défaillance de l’approvisionnement énergétique mondial, se révèlent aussi très pratiques pour limiter le « pouvoir de nuisance » des grèves syndicales. Le débat autour de l’insuffisance ou non des stocks stratégiques au cours des grèves contre la réforme des retraites, en raison du blocage des stocks et des raffineries opéré par les syndicats, en est le dernier exemple en date.

Le passage à l’ère du pétrole

La logique du capital en termes d’approvisionnement énergétique est alors toujours la même : diminuer le pouvoir du camp du travail, en diminuant l’emprise des syndicats sur la production et la distribution de l’énergie indispensable à la mise en valeur du capital. La hausse de l’approvisionnement énergétique issu du pétrole peut, elle aussi, être expliquée pour partie par cette logique-là. En effet, le pétrole présente, sous ce prisme d’analyse, des avantages certains. Tout d’abord, il ne nécessite que très peu de travail humain pour être extrait et sort de lui-même une fois le trou creusé. Deuxièmement, les réserves de pétrole ne sont pas localisées sur les territoires des pays industriels développés. La proximité des gisements de charbon dans les pays occidentaux, qui était au début un avantage, était devenue un inconvénient en ayant permis la naissance de forces sociales contestataires importantes sur le territoire.

Mitchell décrypte avec précision les conditions matérielles d’exploitation des gisements pétroliers. L’exemple du Moyen-Orient est assez flagrant. L’accès à une énergie pétrolière abondante et peu chère est un des facteurs déterminants, si ce n’est le plus important, pour analyser la politique des pays occidentaux vis-à-vis des pays producteurs de pétrole, du partage de l’Empire ottoman après la Première guerre mondiale (accords Sykes-Picot) à la guerre en Irak de 2003 en passant par la première guerre du Golfe de 1991. Mitchell montre comment l’histoire du Moyen-Orient est guidée par la volonté de l’Occident de mettre en place un contrôle impérialiste des ressources, favorisant la mise en place de pouvoirs locaux dont les intérêts de classe coïncident avec ceux des néoconservateurs. Dans ces pays, la « démocratie occidentale » n’avait pas sa place.

Puits de pétrole

À cet égard, il est très intéressant de voir comment les tentatives de reprise de contrôle de la manne pétrolière par les nations productrices ont été considérées – rarement d’un bon œil. Les exemples sont nombreux et ne concernent d’ailleurs pas que le pétrole : Irak, Venezuela, Libye, Kurdistan, Iran…

Le recours massif au pétrole s’explique bien entendu par des causes plus proprement « économiques » : baisse des ressources carbonifères en Occident, facilité d’extraction du pétrole, baisse des coûts de transport longue-distance, développement de l’automobile. Toutefois, le prisme d’analyse de Malm semble pouvoir expliquer aussi pour partie la préférence, partielle, donnée au pétrole sur le charbon. Il est intéressant de voir qu’en France, sur l’ensemble de l’énergie consommée en une année, seule la partie issue du nucléaire et des barrages – peu ou prou 20-25% de la consommation énergétique finale, est issue d’une production où les syndicats ont encore un pouvoir non négligeable. Pour le reste, pétrole, gaz et charbon, le capital a réussi, comme dans beaucoup d’autres pays, à se débarrasser, du moins partiellement, des entraves syndicales dans la mise en valeur du capital.

Quel système énergétique à l’avenir ?

C’est donc la logique intrinsèque de mise en valeur du capital qui semble avoir guidé les choix énergétiques des deux derniers siècles pour finalement se retrouver à l’origine du changement climatique. Sans énergie pour mettre en valeur le capital, la logique du capital s’effondre. Les énergies fossiles ont rempli ce rôle au cours des deux derniers siècles.

La solution optimale du point de vue du capital est et restera, sans contrainte exogène forte, le choix des énergies fossiles et de leur grande densité énergétique favorisant leur transport, permettant par là-même une meilleure mise en valeur du capital. Toutefois, les pressions environnementales, citoyennes et démocratiques commencent (modestement) à le contraindre à envisager un nouveau système énergétique. Pourtant, la logique capitaliste interne de mise en valeur du capital nécessite ce que Malm appelle « un levier général de production de survaleur », place occupée jusqu’ici par les énergies fossiles. Si les énergies nouvelles se révèlent incapables de remplir ce rôle, le système capitaliste n’aura probablement d’autre choix que de freiner au maximum la transition énergétique pour assurer sa survie.

Si la transition écologique devait bel et bien s’initier, plusieurs options sont concevables quant à la nature du système énergétique nouveau qui émergerait. Dans le cas de la France, on pourrait distinguer trois scenarii-limite, qui ressortent des débats actuels autour de la question énergétique, avec plusieurs variations et combinaisons possibles entre eux :

1. Une production qui continue à être majoritairement centralisée, avec une part importante de nucléaire répondant à l’électrification des consommations et au besoin de stabilité du réseau ;
2. Un système 100% renouvelable aux mains d’un nombre restreint de groupes, s’appuyant sur une organisation ubérisée du travail et une gestion libérale des marchés de l’énergie ;
3. Une croissance forte des systèmes énergétiques territoriaux totalement ou partiellement autonomes, gérés par les consommateurs et les collectivités territoriales.

Quelle serait alors, à la lecture de Malm et Mitchell, la solution plébiscitée par le capitalisme ?

Ndr : Un prochain article tentera de décrire les conséquences de chaque système et étudiera leurs conditions de possibilité afin de mettre en avant ce qui pourrait être la solution optimale du capital, ainsi que la solution qui pourrait être celle démocratiquement choisie.

FairTube : « Les plateformes ressemblent aux usines du XIXe siècle »

Le syndicat allemand de la métallurgie IG Metall – fort de plus de 2 millions d’adhérents – et Youtubers Union, mouvement en ligne de défense des droits des youtubeurs, annonçaient le 3 février dernier le lancement de FairTube. Cette association internationale a pour but de rassembler et de porter la voix des créateurs de contenu et des travailleurs du clic. Tout concourt à compliquer l’organisation syndicale de ces travailleurs des plateformes : atomisés et éparpillés sur plusieurs pays et souvent loin des sièges des plateformes multinationales, payés à la tâche (au nombre de vues ou au temps de visionnage générés), précarisés par les aléas des modes et des algorithmes changeants, à la merci d’une suspension unilatérale qui peut survenir à tout moment… Nous avons rencontré Mariya Vyalykh et Elena Koplin, deux employées d’IG Metall et membres de l’équipe bénévole de FairTube. Entretien réalisé et traduit par Jean-Baptiste Bonnet et Andy Battentier.

Retrouver ici une analyse par LVSL de l’économie de plateforme et des problèmes qu’elle soulève pour les travailleurs et les services publics.

LVSL Comment l’idée de FairTube est-elle née ?

Mariya Vyalykh FairTube est née d’une coopération entre l’initiative YouTubers Union et IG Metall. IG Metall était impliqué sur les sujets du crowdworking et de la défense des travailleurs indépendants depuis 2015. Le syndicat s’est intéressé à YouTubers Union et a voulu soutenir cette initiative étonnante, un cas unique d’organisation des travailleurs des plateformes numériques. Il s’agissait au début uniquement d’un groupe Facebook. Ce dernier a ensuite évolué vers une coopération informelle entre Jörg Sprave, YouTubers Union et IG Metall, ce qui a suscité l’attention de la presse et mis la pression sur YouTube. De nombreuses personnes ont voulu rejoindre l’initiative ou faire un don, mais cela n’a pas été possible car IG Metall ne peut pas accueillir de membres en dehors de l’Allemagne. Il a donc été décidé de créer une association, FairTube. Elena et moi travaillons chez IG Metall mais investissons une partie de nos heures de travail dans FairTube. Avec cette association, nous pouvons accepter des membres de tous les pays, ayant tout type de profil. Cette ouverture est importante pour nous et le fait d’avoir une association officielle nous donne également plus de pouvoir juridique et nous permet d’être davantage pris au sérieux par les élus, les entreprises, les journalistes, etc.

Logo de FairTube © FairTube

LVSL Comment les plateformes ont-elles réagi à votre initiative ? Avez-vous été bien accueilli ou les réactions ont-elles été plutôt hostiles ?

 MV – Nous voulions organiser une réunion avec YouTube et Google, qui nous ont invités pour cela à Berlin. Mais elles ne voulaient voir que le syndicat – à l’époque, FairTube n’était pas encore constituée en association. Elles ont donc dit qu’elles n’accepteraient que des représentants d’IG Metall et non de Youtubers Union. Elles ne voulaient ainsi aucun youtubeur dans la salle. Nous avons estimé que cela n’avait pas de sens et nous avons également demandé à la communauté quelle était la meilleure chose à faire : y aller, reporter la réunion ou l’annuler. La plupart nous ont dit que nous devrions annuler la réunion, ce que nous avons fait car nous ne pouvons pas discuter des droits des youtubeurs sans qu’aucun d’entre eux ne soit présent dans la salle. Après cela, nous nous sommes davantage concentrés sur la formalisation de l’association et maintenant que nous avons une forme légale, ils ne pourront plus dire non. Pour l’instant, nous nous concentrons davantage sur la formation de la communauté. L’action juridique n’est pas notre priorité pour le moment, mais nous ne l’excluons pas à l’avenir.

LVSL – Combien FairTube compte-elle de membres ? Avez-vous des données sur leur localisation et la taille de leur chaîne ?

MV – Nous avons environ 1 200 membres aujourd’hui. Les pays les plus représentés sont les États-Unis, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Suède, les Pays-Bas, l’Australie, le Canada et bien d’autres encore. Au total, nous avons des membres issus de plus de 70 pays au sein de l’association.

Elena Koplin Nous n’avons pas d’informations exactes sur la taille des chaînes des membres et c’est assez hétérogène. Nous avons de grandes chaînes, mais aussi de plus petites. Nous avons aussi de simples abonnés.

MV – Il y a aussi des créateurs de Twitch ou de TikTok, c’est très varié. Souvent, les gens travaillent sur différentes plateformes. Ils ont leur activité principale sur YouTube et produisent aussi du contenu secondaire sur Instagram, ou l’inverse.

EK – Nous parlons beaucoup des créateurs de contenus, mais FairTube est aussi ouverte aux travailleurs des plateformes qui effectuent des tâches simples comme des textos ou des clics. Pour nous, ces personnes font également partie de la communauté.

LVSL – Donc, vous avez aussi de simples abonnés au sein de FairTube ?

EK – Oui, c’est ouvert à tous. Il est important que nous ayons autant de membres que possible. Ils nous apportent un soutien efficace. En plus, vous savez, il y a des gens qui voudraient être youtubeurs et en sont encore au début parce qu’en créant une chaîne en 2021, c’est vraiment difficile de se démarquer. Les algorithmes sont souvent injustes, surtout pour les petits youtubeurs. Ils nous rejoignent car ils recherchent de l’aide, du réseau, des échanges avec des youtubeurs plus importants et expérimentés. Ils soutiennent notre cause et veulent faire partie de cet environnement.

LVSL Quelle est votre capacité à faire pression sur YouTube ? Allez-vous organiser des campagnes médiatiques ? L’équivalent d’une grève est-il envisageable pour les créateurs de contenu ?

MV – FairTube est une association à caractère syndical. Le principal outil dont nous disposons est la croissance de notre communauté : plus il y a de gens, plus nous aurons d’attention de la part des organisations du numérique, des médias et des plateformes, et plus YouTube sera sous pression. C’est notre principal moyen de pression car les grèves ne sont pas vraiment possibles dans l’économie de plateforme. Elles sont difficiles à organiser car nous ne pouvons pas rencontrer physiquement la plupart de nos membres, qui se trouvent dans des fuseaux horaires et des pays différents. Néanmoins, il y a déjà eu des journées de non-téléchargement où les créateurs ont accepté de ne rien mettre en ligne pendant vingt-quatre heures. Cela dit, la plateforme est tellement énorme que même si 27 000 personnes ne téléchargent rien un certain jour, cela ne l’affecte pas énormément. De plus, il y a de grandes entreprises de médias et des célébrités qui ne sont pas dans la même situation que les créateurs de contenu et qui continueront à télécharger, notamment parce qu’elles ne sont pas traitées de la même façon par YouTube.

Mobilisation des livreurs © Marion Beauvalet
D’autres secteurs de l’économie numérique s’organisent, notamment les livreurs à vélo

LVSL Avez-vous des relations avec des syndicats traditionnels en dehors d’IG Metall, notamment aux États-Unis, où vous semblez être bien implantés ?

MV – Pour l’instant, FairTube n’a pas travaillé avec d’autres syndicats. Mais nous sommes en contact avec d’autres groupes dans lesquels les créateurs de contenu s’organisent et nous sommes ouverts à eux. Il est important de noter que tous les syndicats ne sont pas encore ouverts à cette idée de travail numérique, même si de plus en plus y sont intéressés. Il y a une difficulté avec la question du statut, indépendant ou non, car les syndicats ne défendent généralement que les employés. À l’avenir, nous espérons que cela se répandra davantage et que nous pourrons coopérer.

LVSL Quels sont vos objectifs vis-à-vis de YouTube et des autres plateformes ? Que leur demandez-vous ?

MV – Nos principales exigences sont la transparence et des règles claires. Les créateurs et les travailleurs doivent savoir exactement quelles sont les règles et ces règles doivent être les mêmes pour tout le monde. Nous sommes donc pour l’absence de discrimination : tous les créateurs doivent être traités de la même manière. Nous voulons également un contact humain : il est important que les créateurs puissent contacter une vraie personne et pas seulement des bots lorsqu’ils rencontrent des difficultés, par exemple la suppression de leur chaîne. C’est pourquoi nous voulons mettre en place, en accord avec les plateformes, un mécanisme d’arbitrage indépendant pour résoudre les conflits avec les travailleurs. Ce n’est pas très connu mais cela existe déjà pour de nombreuses plateformes de crowdsourcing. C’est l’un des objectifs à long terme que nous avons annoncé dans la vidéo de lancement de FairTube, où nous avons fait part de nos revendications.

 « Nos principales exigences sont la transparence et des règles claires. »

LVSL Quels sont vos objectifs à long terme avec cette association ?

MV Améliorer les conditions de travail dans l’économie des plateformes, fournir des règles plus transparentes et plus justes et disposer d’un mécanisme indépendant de résolution des litiges, ce qui devrait également rendre le fonctionnement des plateformes plus équitable. Par exemple, il est inacceptable qu’une chaîne puisse être bloquée du jour au lendemain et que parfois les plateformes ne fournissent même pas de raison légitime à cela. Cela ne devrait pas se produire non plus sur les plateformes de crowdworking. Nous voyons souvent des situations où le compte d’une personne est fermé sans qu’elle en soit informée à l’avance, ce qui est absolument inacceptable car certaines personnes comptent sur ce revenu. Nous voulons donc améliorer les règles et les rendre plus transparentes. D’une manière générale, il faut améliorer les conditions de travail sur les plateformes numériques car c’est là que se joue l’avenir du travail. Si vous améliorez les conditions de travail sur Internet, cela affecte aussi l’ensemble du monde du travail. Parfois, les plateformes numériques du XXIe siècle ressemblent aux usines du XIXe siècle. Les entreprises dans le monde hors-ligne le voient et profitent du manque de protection des travailleurs des plateformes pour externaliser de nombreux emplois. Nous devons agir sur ce point.

EK – Un autre objectif à long terme est de renforcer la communauté : connaître ses droits, savoir quelles sont les règles qui s’appliquent à chacun. Cela commence par des conseils comme « Ne travaillez pas sans avoir lu les conditions légales » car c’est une information très importante. Cette solidarité au sein de la communauté est très importante pour nous.

MV – Les entreprises, dans leurs conditions générales, n’autorisent pas toujours la création de groupes Facebook ou la discussion du travail en dehors de la plateforme, ainsi les travailleurs se sentent seuls. Ils n’ont pas autant de moyens d’organisation que dans les entreprises traditionnelles. C’est donc aussi l’un de nos objectifs à long terme avec la création de FairTube : construire des réseaux de partages et d’échanges pour que les travailleurs des plateformes ne se sentent plus seuls et puissent se donner des conseils les uns aux autres.

« Les entreprises, dans leurs conditions générales, n’autorisent pas toujours la création de groupes Facebook ou la discussion du travail en dehors de la plateforme. »

LVSL Comment percevez-vous le type de relation de travail qui existe entre les plateformes et les créateurs de contenu ?

MV – Cela dépend, il faut examiner séparément chaque situation. Dans certains cas, il y a une sorte de relation de dépendance parce que vous ne pouvez pas déterminer votre revenu de manière indépendante. Vous dépendez entièrement de l’algorithme de la plateforme et ne pouvez donc pas agir comme un indépendant. Mais les youtubeurs ont différents flux de revenus et la production de vidéos n’est parfois qu’une activité secondaire. Il faut donc évaluer au cas par cas.

LVSL Justement, les créateurs de contenu peuvent aussi être des patrons, employant des personnes pour le montage, l’enregistrement, etc. Comment gérez-vous cette double relation ? Est-ce que FairTube va être uniquement un intermédiaire entre les plateformes et les créateurs de contenu ou voulez-vous également jouer un rôle dans la façon dont les personnes qui travaillent pour les créateurs de contenu sont traitées ?

MV – C’est une bonne question. Certains youtubeurs ont même de véritables entreprises qui emploient plusieurs personnes, mais nous n’avons pas encore été confrontés à cette situation. Il sera bon à l’avenir de prendre en compte la situation des personnes à l’arrière-plan de la création de contenu.

LVSL En fin de compte, quelle est la différence entre FairTube et un syndicat ? Parce que vous collaborez avec IG Metall et que vous rassemblez et représentez les membres d’une communauté de travail. Cependant, le mot syndicat est absent de votre plateforme. Alors, est-ce que vous vous percevez comme un syndicat ?

MV – Nous pouvons dire que nous avons des fonctions similaires à celles des syndicats, mais pas au point de pouvoir signer des conventions collectives. Comme vous l’avez mentionné précédemment, il est difficile d’organiser des grèves. C’est l’une des principales différences : nous ne pouvons pas organiser de grèves physiques pour le moment. Nous sommes une association ; nous essayons d’aider les travailleurs des plateformes et d’améliorer leurs conditions de travail.

LVSL Plus globalement, comment percevez-vous la sécurité sociale qui devrait être fournie aux travailleurs de l’économie de plateforme ? Qu’est-ce que, à votre avis, les travailleurs des plateformes devraient attendre comme type de sécurité sociale ? Un revenu minimal ? Des allocations chômage ?

EK – Une sécurité sociale de base est essentielle. Mais le fait est que votre niveau de protection dépend de la situation de votre pays. Par exemple en Allemagne, il faut être salarié pour bénéficier de la sécurité sociale et je crois que c’est la même chose en France. Au Danemark, la situation est tout à fait différente car vous bénéficiez de services de sécurité sociale quel que soit votre statut. Il y a donc de fortes disparités entre les pays et nous devons commencer par faire en sorte que les gens soient conscients de leurs droits. En effet, nous voyons souvent qu’un compte est fermé alors que le propriétaire n’avait aucune idée que les plateformes étaient capables de faire ça et qu’il l’a accepté dès le début [en signant les conditions d’utilisation, NDLR]. Il faut donc faire circuler l’information et déclencher une vraie prise de conscience. Nous espérons qu’il y aura des changements, en particulier dans l’Union européenne, car nous y sommes actifs sur le plan politique avec IG Metall. C’est très important pour nous que la situation s’améliore mais c’est très, très difficile.

LVSL La plupart de ces plateformes, en particulier celles dont vous pouvez tirer un revenu, sont de grandes plateformes basées aux États-Unis. Chacune exerce un quasi-monopole sur un type de contenu particulier, si bien qu’il est impossible de leur échapper. On parle d’ailleurs de youtubeurs, d’instagrammeurs, je pense que cela indique quelque chose sur la dépendance aux plateformes. Pensez-vous qu’il soit possible, à moyen ou long terme, de développer des alternatives à ces monopoles ?

MV – De nombreux membres de notre communauté en parlent. S’ils ont des difficultés avec YouTube, ils se tournent vers une autre plateforme. Pour l’instant, il n’y a malheureusement aucune plateforme comparable à YouTube pour le partage de vidéos. Les capacités techniques ne sont pas aussi importantes et la portée n’est pas aussi large. Nous ne pouvons donc pas dire qu’il s’agit d’alternatives équivalentes. À l’avenir, si d’autres plateformes se développent et qu’il n’y a plus de concurrence, nous nous en réjouirons. Pour le moment, nous nous concentrons sur l’amélioration des conditions de travail sur YouTube. Si d’autres plateformes apparaissent avec des meilleures règles plus transparentes, ce sera un développement bienvenu.

EK – La législation sur les services numériques de l’UE pourrait faire avancer les choses à ce niveau. C’est un projet de changement des directives européennes qui pourrait favoriser l’émergence des petites plateformes à côté de YouTube. Si ces réformes sont adoptées, de réels changements pourraient se produire, en fonction de la formulation exacte de la législation. Mais cela dépend vraiment de la situation politique des pays. Nous voyons ce genre de législation aux États-Unis également, où l’attention se concentre sur la situation de Google et de YouTube. Ce sont des sujets très politiques [Voir l’article de LVSL “Les GAFAM ne seront pas démantelés”].

LVSL Comment exactement la législation sur les services numériques va-t-elle améliorer la situation des créateurs de contenu ?

EK – La législation sur les services numériques est une proposition de la Commission européenne qui va avec la Législation sur les marchés numériques. Elles pourraient obliger les plateformes à être plus transparentes sur leurs algorithmes et leurs systèmes de modération de contenu. Elles pourraient également donner aux créateurs de contenu la possibilité de s’opposer à une sanction ou d’entrer en contact avec de vrais humains sur la plateforme. Ainsi, cela pourrait être un changement à venir important. C’est en train d’être discuté dans l’UE en ce moment, nous allons garder un œil dessus. Cette législation ne concerne que l’UE mais elle pourrait avoir des effets au-delà [Pour une analyse plus poussée, voir l’article de Contexte].

LVSL Vous avez dit que l’économie de plateforme est l’avenir du travail, mais vous avez également évoqué des conditions de travail datant du XIXe siècle. Lorsque vous parlez d’avenir du travail, qu’entendez-vous par là ?

MV – La technologie est celle du XXIe siècle. Internet, l’IA et les algorithmes sont de plus en plus avancés chaque jour. Ces évolutions rendent les choses plus difficiles pour les gens et moins transparentes. En effet, les créateurs ne savent pas vraiment ce qui va se passer, combien de vues leur prochaine vidéo va recevoir, alors que cela détermine leur revenu. La technologie se développe chaque jour mais nous devons aussi penser aux travailleurs. Le développement des protections sociales est beaucoup plus lent que les évolutions technologiques. Les conditions de travail ne sont donc pas équitables pour le moment. En outre, on le voit avec le coronavirus, de plus en plus de gens travaillent à distance, en télétravail, voire depuis d’autres pays [Voir cet article de LVSL sur les enjeux et risques du télétravail]. Cela risque donc de devenir plus difficile d’organiser les travailleurs à l’avenir car les rencontres physiques se feront plus rares. C’est pourquoi nous devons réfléchir à la manière d’organiser et d’aider les travailleurs lorsque nous ne pouvons pas les rencontrer physiquement dans une entreprise ou une usine. C’est l’un des défis de l’avenir pour les syndicats et les associations comme FairTube.

EK – Le futur peut être très prometteur si nous avons de bonnes règles en matière de travail en ligne. C’est bien sûr difficile lorsqu’il s’agit d’une plateforme ou d’une entreprise qui n’est pas située en Allemagne et que l’on veut organiser des travailleurs qui viennent d’Allemagne ou de l’UE. Les plateformes se disent que nous pouvons utiliser des personnes des Philippines, qui peuvent faire le même travail pour beaucoup moins d’argent. C’est pourquoi nous disons que nous nous intéressons à la précarisation du travail là-bas. Parce qu’une entreprise située en Allemagne peut utiliser des travailleurs venant de pays où les normes de travail y sont inférieures voire très inférieures. C’est la difficulté de la numérisation du travail. D’un autre côté, cela permet aussi de multiplier la créativité et les liens entre les gens. De plus en plus d’emplois apparaissent dans le travail numérique et c’est un changement qui peut être positif. Mais nous avons besoin de bonnes règles pour éviter que les travailleurs soient confrontés à de très mauvaises conditions de travail.

« Les plateformes se disent que nous pouvons utiliser des personnes des Philippines qui peuvent faire le même travail pour beaucoup moins d’argent. C’est pourquoi nous disons que nous nous intéressons à la précarisation du travail là-bas. »

LVSL Dernière question : nous avons parlé de règles et de transparence pour les travailleurs. Mais les syndicats sont aussi traditionnellement très liés aux revendications salariales. La répartition des revenus entre les plateformes et les créateurs de contenu est évidemment un sujet très important. Pensez-vous que c’est un sujet dont vous pouvez discuter avec les plateformes, ou est-ce que cela sera plus conflictuel et difficile à aborder ?

MV – Bien sûr, la question des revenus est très importante pour tous nos membres. C’est l’un des principaux problèmes. Au bout du compte, tous les problèmes comme la baisse du nombre de vues ou voir sa chaîne être supprimée signifient que vous perdez votre revenu ou que celui-ci diminue. L’un de nos objectifs est donc d’avoir un revenu équitable pour tout le monde dans le travail de plateforme. Sur certaines plateformes, il n’y a pas de possibilité de gagner un revenu directement [les créateurs de contenu ne touchent pas de pourcentage sur la publicité, NDLR], comme sur Instagram. C’est aussi un objectif à long terme de FairTube : tous les travailleurs des plateformes devraient pouvoir gagner directement de l’argent avec leur travail. Les gens travaillent dur, c’est beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît. En termes de paiement, au moins sur YouTube vous pouvez gagner un revenu. Sur TikTok, un peu, mais il n’est pas important. À l’avenir, nous espérons avoir des négociations avec d’autres plateformes ; c’est aussi l’un de nos objectifs.

Le temps des ouvriers : politique de classe ou politique en miettes ?

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Photo_de_ouvrier_en_1895.jpg
Ouvriers des ateliers de Bischheim, département du Bas-Rhin, France, en 1895

Le documentaire de Stan Neumann, Le temps des ouvriers (2020), diffusé récemment sur ARTE, rappelle l’histoire ouvrière de l’Angleterre du XVIIIe siècle aux désindustrialisations. Les droits conquis et la mémoire des luttes donnaient de la fierté : le sentiment, malgré une vie difficile, d’être considéré et d’avoir sa place. Quelle est cette place aujourd’hui ? Quatre perspectives politiques semblent se dessiner.


L’histoire racontée par le documentaire de Stan Neumann est celle de révoltes réprimées, de révolutions trahies, de corps exploités pour le profit de quelques-uns et soumis à la peur, à la faim et aux aléas de la vie. Mais c’est aussi le portrait de femmes et d’hommes qui se sont battus pour conquérir des droits, habités par l’espérance d’une vie meilleure.

Ce qui a disparu aujourd’hui, ce ne sont pas les ouvriers – un actif sur cinq, soit 6,3 millions de Français, le sont encore – mais la représentation traditionnelle que nous en avions, à savoir « une identité devenue une conscience, une conscience devenue une force », conclut Stan Neumann. Les ouvriers, et par extension les classes populaires, c’était l’image de l’ouvrier en col bleu sortant des usines. Cette force, les droits conquis, la mémoire des luttes et les promesses de combats, donnaient de la fierté : le sentiment, malgré une vie difficile, d’être considéré et d’avoir sa place. Quelle est cette place aujourd’hui ? Quatre perspectives politiques semblent se dessiner.

La première, c’est que les changement vécus par le monde ouvrier au cours du XXe siècle permettent de mesurer toute la violence d’un discours qui prône la mobilité, la flexibilité et l’adaptation comme nouvelles valeurs morales et managériales pour mieux dénoncer des classes populaires prétendument incapables de s’adapter à la « modernité ». D’un côté, les ouvriers ont affronté la désindustrialisation, la tertiarisation de l’économie, la mutation du travail et le chômage de masse. De l’autre côté, l’accès à l’éducation, la féminisation des emplois ou encore les biens de consommation ont ouvert aux enfants des ouvriers un monde que leurs grands-parents ne pouvaient pas envisager. C’est sans doute cette classe sociale qui a vu son quotidien changer dans les proportions les plus importantes.

La deuxième, c’est que les ouvriers ont non seulement changé mais qu’ils ont été rendus invisibles. Au cinéma, malgré de rares et belles exceptions, les conflits sociaux et les ouvriers sont absents : « Les personnages d’insiders de milieux populaires ont pratiquement disparu des écrans depuis la Nouvelle Vague, alors qu’ils tenaient le haut du pavé dans la production des années 1930, du moins dans la partie passée à la postérité. » [1] La télévision française renvoie l’image d’un pays de classes moyennes supérieures. La parole est détenue à l’écrasante majorité par des cadres et les ouvriers ne sont quasiment jamais entendus à la télévision [2]. Plus largement, dans les discours à leur égard, c’est souvent le mépris qui transparaît. Tant de choses sont moquées : l’action syndicale, le choix de s’installer dans le périurbain, les courses au supermarché, la nature de leurs dépenses, la vieille voiture au diesel, l’absence d’enthousiasme à l’égard du libre-échange ou des taxes carbones, l’addiction à la clope, les « fachos » qui traîneraient dans leurs rangs quand ils se mobilisent et leur prétendu incivisme quand ils ne votent pas.

Ce discours porte d’autant plus que l’invisibilité se prolonge dans la représentation politique. Il n’y a qu’un seul ouvrier à l’Assemblée nationale. En 1936, 56 députés étaient ouvriers, sur 610 députés. Ils sont aussi moins nombreux que par le passé à militer dans des partis et à y prendre des responsabilités. Un parcours comme celui d’Ambroise Croizat (1901 – 1951), fils d’un ouvrier et d’une employée, lui-même ouvrier puis député et ministre du Travail et de la Sécurité sociale, semble moins probable aujourd’hui qu’hier. C’est souvent l’argument de la compétence qui est opposé à l’idée que des personnes qui ne seraient pas diplômées des grandes écoles accèdent au pouvoir. Or, les compétences ne se réduisent pas à un diplôme et, en démocratie, ce ne sont de toute façon pas ces dernières qui doivent primer dans l’exercice des fonctions politiques, mais les convictions. Et on ne voit pas en quoi des ouvriers, tout comme des employés, des indépendants ou des agriculteurs, auraient moins de convictions que d’autres professions et catégories socioprofessionnelles.

Le troisième, c’est que l’ancienne conscience de classe est largement fragilisée. En premier lieu, par une extension du « travail en miettes » [3], pour reprendre le titre de l’essai de Georges Friedmann. Il y a toujours ces « tâches répétées et parcellaires de toutes sortes, situées aussi bien dans les ateliers, les chantiers et les mines que dans les bureaux, les services de vente et de distribution, et d’où la variété, l’initiative, la responsabilité, la participation à un ensemble, la signification même, sont exclues ». Le travail est encore marqué par des gestes découpés et répétitifs, le contrôle du temps, la pression et les accidents. Mais c’est aussi la forme de l’emploi elle-même qui est beaucoup plus fragmentée qu’à l’époque de l’apogée de la classe ouvrière, avec le recours à l’intérim, les contrats à durée déterminée, le temps partiel et les horaires décalés. Cela rend difficile de percevoir ce qu’il peut y avoir de commun entre des ouvriers ou au sein d’une même usine. Ancien ouvrier dans l’agroalimentaire et écrivain, Joseph Ponthus [4] explique que sur 2000 employés d’une usine, il n’en connaît que 20 à la fin et il ajoute :

« On ne dit plus ‘Nous, l’usine de poisson’. Chacun se définit par rapport à son poste. Le chargement, le dépotage… »

D’autre part, la conscience de classe est aussi débordée par d’autres combats qui ne sont pas réductibles à une catégorie professionnelle, comme le féminisme, encore la lutte contre le racisme ou l’écologie. Bruno Latour parle même à ce sujet d’une nouvelle question « géo-sociale » : « l’introduction du préfixe ‘géo’ ne rend pas obsolètes cent cinquante ans d’analyse marxiste ou matérialiste, elle oblige, au contraire, à reprendre la question sociale mais en l’intensifiant par la nouvelle géopolitique » [5]. Ce qui signifie que la classe, c’est aussi le territoire dont nous dépendons, ce qu’il fait à notre travail, à nos représentations, les alliés avec qui le défendre, les adversaires que nous désignons et les espèces avec lesquelles nous cohabitons.

La quatrième perspective, c’est qu’il y a pourtant un destin social partagé entre les ouvriers et, plus largement, les classes populaires. La vie des 40 % des Français les plus pauvres (soit un niveau de vie inférieur à 18 610 euros par an) [6] est marquée par des contraintes et des insécurités qui ne sont pas celles du reste de la population, concernant l’espérance de vie, le risque de mourir précocement, les conditions de travail et la pénibilité, la santé, le sommeil, la réussite scolaire, la qualité de l’alimentation, le confort du logement, l’accès aux loisirs et même les accidents de la route. Ces inégalités sont aussi intersectionnelles, elles sont ainsi plus graves ensemble que séparément. Mais une autre frontière est apparue à l’intérieur même des classes populaires. Par rapport aux années 1930 ou 1960, les rapports sociaux ne s’envisagent plus seulement entre le « nous » des dominés et le « eux » des dominants mais aussi entre ceux qui, parmi les classes populaires, vivent en majorité des revenus du travail et ceux dont le revenu se compose davantage de prestations et transferts sociaux. Les ouvriers peuvent se situer d’un côté ou de l’autre. C’est ce que le sociologue Olivier Schwartz qualifie de « conscience de classe triangulaire » et que plusieurs travaux ont souligné. C’est là tout le piège des discours libéraux qui ont dénoncé « l’assistanat » et qui ont précisément appuyé sur cette frontière pour fracturer les classes populaires en vantant le travail, l’égalité des chances, la réussite individuelle, la propriété, comme outil d’émancipation et de distinction envers les plus pauvres.

D’où la nécessité de reconstruire du collectif partout où c’est possible, pour lutter contre cette politique en miettes qui fragmente les expériences et individualise la question sociale. C’est ce que Chantal Mouffe et Ernesto Laclau appellent une « chaîne d’équivalence » : les différentes luttes doivent être articulées entre elle. « C’est ce qui détermine le caractère émancipateur ou progressiste d’une lutte, qui n’est pas donné à l’avance. Il n’y a pas de demande qui soit intrinsèquement, nécessairement, émancipatrice. On le voit aujourd’hui avec la question écologique : il y a une forme d’écologie autoritaire et régressive »[7].

Cela peut aussi consister à soutenir des collectifs déjà en mouvement, une grève, une maison d’édition ou média indépendant, un fond de dotation comme celui de « la terre en commun » à Notre-Dame-des-Landes [8]. A reconstruire, aussi, notre capacité de description, par exemple en refaisant à grande échelle un exercice comme les Cahiers de doléances, exercice qui prend le temps de la description sans céder à la tentation de faire rentrer les expériences et les colères dans des cases prédéfinies. Mais c’est également imaginer de nouvelles façons de peser de l’extérieur sur le jeu politique. Aux États-Unis, les organisations Brand New Congress ou Justice Democrats [8], qui veulent faire élire de nouveaux représentants de gauche dans la vie politique américaine, sont un exemple inspirant.

C’est enfin trouver de nouveaux espaces, ce que les ronds-points occupés par les gilets jaunes ont représenté pour beaucoup. De nombreux témoignages ont raconté comment tout d’un coup le sentiment de honte avait disparu parce qu’une situation qui semblait individuelle était en réalité partagée par beaucoup d’autres. C’est ce que décrit une ouvrière de 42 ans, monteuse-câbleuse : « ça faisait des années que je bouillais devant ma télé, à me dire : ‘Personne ne pense comme moi, ou quoi ?’ Quand j’ai entendu parler des ‘gilets jaunes’, j’ai dit à mon mari : ‘c’est pour moi’ » [9]. La capacité à se dire que ce qui se passe nous concerne est sans doute l’une des premières formes de collectif à reconstruire.

Pour découvrir le documentaire de Stan Neumann, vous pouvez cliquer ici.

[1] Yann Darré, Histoire sociale du cinéma français, éditions la Découverte, 2000

[2] Samuel Gontier, Quand le voile masque la disparition des ouvriers à la télé, Télérama, 15 novembre 2019. https://www.telerama.fr/television/quand-le-voile-masque-la-disparition-des-ouvriers-a-la-tele,n6471168.php Voir également les différents comme baromètres du Conseil supérieur de l’audiovisuel.

[3] Georges Friedmann, Le travail en miettes, Seuil, 1956.

[4] Ramsès Kefi, “Joseph Ponthus : “L’épreuve de l’usine s’est peut-être substituée à celle de l’angoisse”, Libération, 19 janvier 2019 https://www.liberation.fr/france/2019/01/19/joseph-ponthus-l-epreuve-de-l-usine-s-est-peut-etre-substituee-a-celle-de-l-angoisse_1703795

[5] Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017

[6] https://www.insee.fr/fr/statistiques/2416808#tableau-figure1

[7] Chantal Mouffe, « S’il y a du conflit, c’est qu’il y a du politique », Le Vent Se Lève, 5 mars 2019. https://lvsl.fr/chantal-mouffe-sil-y-a-du-politique-cest-quil-y-a-du-conflit/

[8] Fond de dotation pour que les terres restent une propriété collective. Voir :  https://encommun.eco/

[9] Voir l’analyse de Sébastien Natroll, « Etats-Unis, le réveil de la gauche », Institut Rousseau, mars 2020. https://www.institut-rousseau.fr/etats-unis-leveil-de-la-gauche/

[10] Florence Aubenas, « Gilets jaunes » : la révolte des ronds-points, Le Monde, 17 décembre 2018. https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/12/15/sur-les-ronds-points-les-gilets-jaunes-a-la-croisee-des-chemins_5397928_3224.html

Les 1001 techniques de la Poste pour casser une grève

©Yves Souben
Devant le bureau de Poste Crimée, à Rennes, les postiers en grève contre la réorganisation de leur travail. © Yves Souben

Depuis le 9 janvier, les facteurs de Rennes sont en grève. Pour briser leur mouvement, la direction de la Poste multiplie les attaques, entre recours aux cadres pour distribuer le courrier, ouverture de centres de tris dissimulés, et attaques en justice.


Le silence se fait lorsque la direction de La Poste entre dans la salle d’audience. Dans leurs costumes, les cadres n’osent pas avancer davantage. Devant eux, la quasi-totalité des bancs est occupée par des facteurs en grève. Seules les places des premiers rangs sont libres. Les responsables de La Poste traversent finalement les travées pour s’y installer. Les bavardages entre grévistes, eux, reprennent, peut-être plus discrets qu’auparavant. Cela fait une heure qu’ils attendent le début de leur audience. Au total, 35 postiers sont convoqués par la justice ce mercredi 21 février. Leur principal tort : faire grève.

Ils ont arrêté le travail le 9 janvier dernier. Depuis, le mouvement n’a pas faibli. Les mains entre les jambes, en attendant l’arrivée du président de l’audience, un facteur explique : « on lutte contre un projet de réorganisation de La Poste, qui prévoit des suppressions d’emplois, des journées de travail allongées ». D’après un rapport commandé par le Comité d’Hygiène, de Santé et des Conditions de Travail (CHSCT), cette nouvelle organisation dégraderait les conditions de travail et la santé des facteurs.

La direction rennaise a échelonné dans le temps cette nouvelle organisation des tournées de distribution sur le département. À Rennes, le bureau de poste Crimée était le premier concerné. Depuis le début de cette grève illimitée, il est au cœur de la contestation. « Sur les 28 titulaires, 20 sont en grève tous les jours », poursuit le gréviste. À côté de lui, dans sa veste bleue à liseré jaune de facteur, son fils hoche la tête. Contrairement à son père, lui n’a pas arrêté le travail. Il est en CDD. Mais il a tenu à l’accompagner au tribunal, en cette journée d’audience.

Feux de palettes et prises de paroles, le quotidien de la grève

Pendant douze semaines, les facteurs ont multiplié les prises de paroles, les piquets, les manifestations, les distributions de tracts. Les journées commencent à 5h45, 6h, pour s’installer devant les bureaux de poste rennais, échanger avec les collègues qui ne font pas grève.  Les matinées commencent avec des feux de palettes et du café, puis s’allongent dans l’après-midi avec des assemblées générales et des débats sur la poursuite du mouvement. « On fait grève chaque jour, avec des actions chaque jour », explique un des facteurs assigné devant le tribunal de grande instance de Rennes. « On est allés jusqu’à Fougères, pour échanger avec nos collègues », à l’autre bout du département.

Il tient dans ses mains l’assignation en justice qu’il a reçue la veille. Une épaisse liasse de feuilles agrafées, qui détaille les griefs de La Poste envers ses salariés en grève. Dans leur langage froid et technique, les constats d’huissiers tissent une histoire des premières semaines de grève, du durcissement du mouvement.

« Le 16 janvier vers 7h30, Monsieur G., représentant syndical SUD, a pris la parole dans les locaux du centre courrier de Janzé sans y être autorisé par la direction pour inciter les facteurs à faire grève », note l’huissier. Qui continue : « Le 30 janvier à 15h20, Maître T., huissier de justice, a constaté la présence de plusieurs manifestants brandissant des drapeaux à l’effigie de SUD à l’intérieur, devant l’entrée et à l’extérieur du bureau de poste Rennes Crimée. Les « manifestants » n’ont pas quitté les lieux malgré une demande de l’Huissier en ce sens. »

Et les journées s’égrènent ainsi, les unes après les autres, chaque date, chaque fait jugé majeur soigneusement soulignés. Le 8 février, les grévistes entrent dans le bureau de poste Crimée. Le 9, de nouveau, ils retournent à Janzé, au sud du département. Le 13 février, prises de paroles devant le bureau Rennes Colombier, et rebelote le lendemain, puis le surlendemain…

La police contre les grévistes

Malgré les journées qui passent, le mouvement ne faiblit pas. Au 15 février, 177 000 plis n’avaient pas pu être distribués, note l’huissier. La Poste recule sur la suppression d’un poste pour le traitement des recommandés, sur la suppression d’une prime de collation, mais ne veut pas reculer sur le principal. Les syndicats, eux, ont déjà demandé à la justice l’annulation de cette réorganisation. Alors la direction muscle sa réponse face à la grève.

« Les facteurs attendaient une rencontre avec un interlocuteur compétent pour ouvrir des négociations. Ils ont eu la police, ce qui ne peut pas être une réponse de nature à faire reprendre le travail.  »

Le 14 février, l’huissier venu constater la présence des grévistes ne vient pas seul. Vers 10h, une quarantaine de policiers, casqués et équipés, interviennent pour chasser les postiers. « Les facteurs attendaient une rencontre avec un interlocuteur compétent pour ouvrir des négociations », commente dans Ouest-France le syndicat Sud PTT. « Ils ont eu la police, ce qui ne peut pas être une réponse de nature à faire reprendre le travail.  »

« Ils ont enlevé les palettes avec leurs tonfas, nous ont dit de nous mettre sur le côté », témoigne un gréviste présent ce jour-là. L’intervention musclée reste ponctuelle. Les camions de livraison du courrier partis, les policiers laissent les facteurs reprendre leur place sur le piquet de grève. La direction se tourne vers la justice une première fois pour expulser les grévistes, en vain. Le 16 février, avec une détermination intacte, les postiers sont de nouveau installés devant ce même bureau de poste, le plus gros de la capitale bretonne. Quatre jours plus tard, ils sont 200 à manifester devant le siège régional de La Poste à Rennes. Alors, une nouvelle fois, La Poste tente de casser le mouvement en ayant recours à la justice.

Du piquet de grève au tribunal

« Ce 20 février, six facteurs en grève ont pu recevoir ou aller chercher le recommandé de leur assignation en justice », explique Fabrice Le Goff, secrétaire de la CGT FAPT d’Ille-et-Vilaine. La liste des facteurs concernés par ces poursuites, elle, est bien plus importante : 35 noms au total, dont une bonne partie de délégués syndicaux. C’est uniquement grâce au bouche à oreille que la plupart d’entre eux apprennent la nouvelle, et se rendent à l’audience du lendemain.

Pour l’avocat de la Poste, ces blocages doivent cesser immédiatement : « nous ne pouvons pas discuter avec un couteau sous la gorge », lâche-t-il dans la salle d’audience. Un grondement sourd se lève depuis les bancs des grévistes pour accueillir ses propos. Pour lui, blocages et envahissements « portent atteindre à la liberté de travailler. »

« Ce qu’ils nous reprochent, c’est des prises de parole, se déplacer de bureau en bureau, s’indigne Fabrice Le Goff. C’est l’activité syndicale qui est attaquée de plein fouet ! » Les extraits soulignés dans les constats d’huissiers semblent lui donner raison : La Poste dénonce les prises de paroles de syndicalistes, qui pour elle « désorganisent le travail ». Sur les bancs du tribunal, les grévistes racontent les stratégies des cadres pour les empêcher d’échanger avec leurs collègues d’autres bureaux. « À Fougères, ils interdisaient aux salariés de La Poste de nous causer », souffle l’un d’entre eux, alors que le président entre dans la salle d’audience.

« C’est une tentative désespérante de La Poste de bâillonner ce mouvement de grève, alors qu’on est dans une phase d’extension », accuse Serge Bourgin, de Sud PTT. Le tribunal de grande instance de Rennes semble lui donner raison. Non seulement la direction de la Poste se voit déboutée, mais en plus elle est condamnée aux dépens, et doit payer au syndicat Sud PTT 2 500 € …

Intérimaires illégaux et centre de tri clandestin

À la sortie du tribunal, des chansons moqueuses saluent les cadres qui partent déjeuner ensemble. Les quolibets ciblent tout particulièrement un cadre du bureau de poste de Janzé. « Il a été surpris à distribuer les tournées des grévistes, alors qu’à Janzé, une dizaine de personnes est en arrêt maladie », explique une élue Sud PTT au CHSCT de La Poste.

C’est que le groupe fait tout pour saper le mouvement de grève qui paralyse le tri et la distribution d’une bonne partie du courrier. En janvier, La Poste a ainsi eu recours à des intérimaires pour remplacer les facteurs grévistes. Une décision absolument illégale, qui a été constatée et sanctionnée par l’inspection du travail. Alors La Poste a changé de stratégie et a eu recours à ses propres cadres pour trier et distribuer le courrier. « Et quand les cadres font les tournées, c’est fait n’importe comment », s’amusent les grévistes.

« Un corps de ferme, chauffé aux parapluies à gaz, des bâches transparentes tendues façon labo de meth, des bonbonnes de propane entreposées là dans la plus pure insouciance, bref, un centre de tri sauvage organisé dans le plus grand mépris des règles élémentaires de sécurité »

En plus de ces distributions parallèles, le groupe a ouvert des centres de tri discrets dans la campagne environnante. Le 26 février, les facteurs témoignent ainsi leur surprise face au centre ouvert par La Poste à Vieux-Vy-sur-Couesnon, une petite commune d’environ 900 habitants à une demi-heure de route de Rennes. Sur leur site, ils décrivent « un corps de ferme, chauffé aux parapluies à gaz, des bâches transparentes tendues façon labo de meth, des bonbonnes de propane entreposées là dans la plus pure insouciance, bref, un centre de tri sauvage organisé dans le plus grand mépris des règles élémentaires de sécurité ».

Ce mépris des règles de sécurité conduit à la fermeture du centre par la direction, après une visite du CHSCT. Pas de quoi arrêter La Poste, qui en ouvre … un second. Cette fois, l’inspection du travail ne trouve rien à redire sur la légalité du lieu. Pour justifier ces pratiques, le groupe explique qu’il a une obligation de continuité du service.

Et pour cela, les cadres sont mobilisés au-delà même du département. Ainsi, le 17 mars, la directrice du service courrier colis du Nord a envoyé un mail à l’ensemble de la direction, pour trouver des volontaires afin de trier et de distribuer le courrier à la place des grévistes, accuse le syndicat Sud PTT. Qui, pour prouver ses dires, joint une capture d’écran du mail en question : « Bonjour, le conflit sur Rennes ne faiblit pas. Les collègues ont besoin d’aide. Avez-vous des collaborateurs qui pourraient y aller qq jours, tout frais payés, organisés, compensés ? Merci d’avance. »

La mobilisation de ces cadres, pourtant, ne suffit pas. Alors que, le 23 mars dernier, Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, apportait son soutien au mouvement, La Poste indiquait à Ouest-France que, désormais, 350 000 plis étaient « en souffrance ». Un nombre sous-estimé pour les syndicats, qui parlent eux d’un million de plis non-distribués…

La solidarité en réponse

Face à la persistance du mouvement, La Poste ne veut pas abandonner. D’après les syndicats, la direction aurait proposé aux grévistes que la réorganisation ne s’applique pas à eux. Certains grévistes, eux, accusent des cadres d’envoyer des SMS mensongers à leurs salariés pour les décourager de rejoindre la grève. Et pourtant, celle-ci se poursuit sans s’essouffler.

À Rennes, les solidarités se développent autour de cette grève inédite par sa durée. Des soirées sont régulièrement organisées au bar libertaire Le Papier Timbré pour soutenir la caisse de grève. La fédération locale du Parti communiste a également apporté un soutien financier aux grévistes, pendant qu’un adjoint communiste de la majorité municipale, Eric Berroche, a fait don de 1 500€ sur ses indemnités d’élus. Les multiples soutiens anonymes permettent aussi au mouvement de durer, et de s’étendre. Le 16 mars, les facteurs de Fougères, dans l’est du département, se sont mis en grève à leur tour. Le 22 mars, le syndicat CGT de la Poste en Mayenne a déposé un préavis illimité de grève, contre une réorganisation similaire. Et le 27, c’était au tour des postiers de Saint-Malo, le port corsaire du nord de l’Ille-et-Vilaine.

La Poste voulait « crever la grève », dénonçait un avocat des syndicats de facteurs. Mais face à la dégradation continue des conditions de travail des facteurs et grâce aux multiples soutiens, elle semble plus que jamais mise en difficulté par ces grévistes. « C’est la première fois sur Rennes qu’on a un conflit avec autant de solidarité », se félicite Fabrice le Goff.

Derrière la grève, la souffrance des facteurs

« Tous les deux ans, La Poste lance une nouvelle réorganisation », expliquait un facteur, rencontré dans un bar rennais. « À chaque fois, des tournées de distribution sont supprimées. » Ce n’est jamais une surprise. Le volume du courrier distribué diminue chaque année, argumente habituellement La Poste. Il faut donc s’adapter. Cette année, sur 28 tournées pour le bureau de poste de Crimée, au sud de Rennes, six devaient être supprimées. Des postes de facteurs sont eux aussi supprimés : entre 6 000 et 10 000 chaque année, à l’échelle nationale. « À chaque fois, la réorganisation est acceptée avec résignation », explique le jeune facteur.

Mais cette année, l’imposition d’une pause méridienne crispe toutes les tensions. Cette pause obligatoire de trois quarts d’heure, non payée, vient allonger les journées de travail. Et grignoter un peu plus les après-midi habituellement libres des facteurs. La goutte de trop, alors même que la pénibilité du travail augmente à chaque suppression de poste.

« La Poste ne prend pas en compte les paquets, les recommandés, les services rendus, dans les calculs de sa charge de travail », accuse l’un des grévistes assignés devant la justice. Le syndicat SUD-PTT avait demandé à La Poste sa méthode de calcul de la charge de travail : refus de la direction, qui dit avoir égaré ses documents. Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail de La Poste (CHSCT) semble en tout cas donner raison aux grévistes.

« Ce sont les facteurs qui en paient le prix. Cette organisation conduit, d’après le rapport, à « une intensification du travail », avec « une pénibilité accrue » et « un développement des risques physiologiques ». Or, la pénibilité physique et psychique du travail des facteurs est déjà préoccupante. »

Dans un rapport de quelques 130 pages, une expertise indépendante pointe ces nouvelles méthodes de calcul. « Pour contrôler et réajuster les tournées, historiquement, des postiers suivaient d’autres postiers », explique le rapport. Cette page est maintenant tournée. Désormais, la charge de travail est modélisée, à travers des algorithmes. Et l’expertise de tacler : « aujourd’hui, La Poste ne mesure pas la charge de travail, mais elle modélise et elle prescrit. Autrement dit, elle ne cherche pas à dire “ce qui se fait” (le réel), mais “ce qui devrait se faire” (prescrit ce que le réel doit être) et “ce qui va devoir être fait” (prescription ce que le futur doit être). » Face aux nombreux biais – volontaires ou non – des logiciels de modélisation, la charge de travail est sous-estimée, attaque l’expertise. Voire, pour certaines tâches, elle n’est pas du tout estimée.

Ce sont les facteurs qui en paient le prix. Cette organisation conduit, d’après le rapport, à « une intensification du travail », avec « une pénibilité accrue » et « un développement des risques physiologiques ». Or, la pénibilité physique et psychique du travail des facteurs est déjà préoccupante. « Les trois-quarts des répondants déclarent des souffrances au bas du dos », dénonce l’expertise. « Pour un quart d’entre eux, elles sont fréquentes ou permanentes. Pour 22%, elles sont fortes ou insupportables. » Plus de la moitié déclare aussi des souffrances au cou, aux genoux, à au moins l’une des deux épaules. La moitié des facteurs ayant répondu à l’enquête de l’expertise déclare ainsi prendre des anti-inflammatoires. Une situation qui ne peut plus durer.