Obligations indexées sur l’inflation : quand l’Etat se lie les mains par des menottes en or

Le ministère de l’économie et des finances à Bercy. © Fred Romero

Un titre de dette sur dix est rémunéré en fonction de l’inflation. Avec le retour de celle-ci, la facture grimpe : déjà 15 milliards d’euros en 2022. Loin d’être un enjeu purement technique, la question de ces titres mérite d’être mise à l’agenda et discutée dans le débat public compte tenu de leurs coûts pour les finances publiques et des risques spécifiques qu’elles présentent. Alors que l’inflation risque de durer et que les politiques monétaires des banques centrales renchérissent les emprunts, il est urgent de mettre fin à l’émission de ces titres.

15 milliards d’euros. Il s’agit du surcoût en 2022 de la charge de la dette résultant de la décision du gouvernement d’indexer une part des obligations souveraines sur l’inflation. Cette dernière ayant fortement augmenté à partir du printemps 2022, les intérêts de la dette qui y étaient indexés ont également bondi. Une sacrée facture qui représente plus d’un an de budget du ministère de la Justice.

Pour se financer, un État dispose schématiquement de trois options : le recours à la création monétaire par la Banque centrale, la hausse des impôts ou le recours à l’endettement sur les marchés financiers. Néanmoins, en zone euro, la création monétaire pour financer des dépenses publiques par la BCE (ou une banque centrale nationale) est prohibée par l’article 123 du Traité sur le fonctionnement de l’UE. Le principe d’indépendance de la BCE vis-à-vis du pouvoir politique est la matérialisation de ce principe structurant du droit de l’Union européenne. Le recours aux hausses d’impôts est lui souvent écarté, au nom de l’incitation au travail et du pouvoir d’achat des ménages. L’unique option restante est alors l’endettement, en émettant des titres sur les marchés financiers dont la maturité peut aller de 2 à 50 ans.

Depuis la libéralisation des marchés financiers entamée dans les années 1980, les États ont eu de plus en plus recours à ce mode de financement. Pour lever des fonds sur les marchés financiers, la France dispose d’une institution autonome appelée « Agence française du Trésor » (AFT). Celle-ci a pour mission principale d’emprunter au nom et pour le compte de l’Etat français en émettant des obligations assimilables aux trésor (OAT) achetées par de multiples créanciers (banques, fonds de pension, compagnies d’assurance, États étrangers, particuliers…) pour une certaine durée, appelée maturité de l’obligation, et en échange d’une contrepartie financière annuelle, appelée coupon de l’obligation. 

L’objectif des OATi est de protéger les créanciers de l’Etat de potentielles pertes suite à l’inflation.

Les obligations souveraines indexées sur l’inflation (OATI), qui sont une forme d’OAT, ont une spécificité notable : le taux d’intérêt versé par l’Etat à ses créanciers, ainsi que le principal de l’obligation (montant apporté par le créancier) vont augmenter proportionnellement au taux d’inflation. Si, par exemple, le taux d’inflation augmente de 6% alors le principal de l’obligation et le taux d’intérêt versé vont également s’accroître de 6% et inversement si l’inflation reflue.

A première vue, un titre de ce type est une bizarrerie : l’inflation permet en effet de rogner le rendement des créanciers, étant donné que la valeur réelle d’une obligation classique est dépréciée par la hausse des prix. L’objectif des OATi est donc de protéger les créanciers de l’Etat de potentielles pertes suite à l’inflation. Un mécanisme profitable pour les investisseurs donc, mais coûteux pour l’Etat. Dès lors, pourquoi avoir créé un tel système ?

Pourquoi protéger les investisseurs contre l’inflation ?

Les premières OATi ont été émises au Royaume Uni sous l’ère Thatcher, avant d’essaimer dans d’autres pays de l’OCDE (en 1998 pour la France). Au départ, Thatcher s’était opposée à l’émission d’OATi par crainte que les syndicats demandent aussi une telle indexation pour les salaires. Hostiles aux revendications sociales, elle justifiait ce refus par le fait que l’indexation des salaires sur l’inflation entraînait une spirale auto-entretenue de hausse des salaires et des prix, appelée « boucle prix-salaires ». Au nom de la compétitivité-prix, il fallait donc désindexer les salaires afin de casser cette spirale. En France, cette décision fut prise en 1983, dans le cadre du « tournant de la rigueur » pris par le gouvernement socialiste de François Mitterrand

Pour justifier d’accorder aux investisseurs ce que les libéraux refusent aux salariés, à savoir la protection de leurs revenus, les promoteurs des OATi mettent en avant un argument contre-intuitif : cette indexation permettrait de faire baisser le coût de la dette !

Pour justifier d’accorder aux investisseurs ce que les libéraux refusent aux salariés, à savoir la protection de leurs revenus, les promoteurs des OATi mettent en avant un argument contre-intuitif : cette indexation permettrait en réalité de faire baisser le coût de la dette ! Un rapport d’information de l’Assemblée nationale sur cette question évoque ainsi le fait que l’émission de ce type de dette permettrait à l’Etat de bénéficier d’une prime de risque réduite et donc de taux d’intérêt plus bas. En effet, en protégeant les créanciers de l’inflation, ces derniers devraient exiger un taux d’intérêt plus bas que pour les OAT non indexées. Sans cette indexation, il y aurait un risque que les créanciers de l’Etat augmentent le taux d’intérêt et la prime de risque exigés pour prêter à l’État, de crainte que l’inflation ne rogne leur rendement financier sur ces titres.

Qu’en est-il concrètement ? D’après les chiffres de l’AFT, le coupon d’une OATi est autour de 0,10 % tandis que celui d’une OAT non indexée oscille actuellement autour de 3 %. Cette différence de deux à trois points est notable compte tenu du fait qu’une hausse du taux d’emprunt de l’Etat de 1 % (sur un certain nombre d’OAT émises) augmente la charge de la dette de 17 milliards d’euros. Il faut toutefois faire preuve de précaution : cet argument n’est pertinent que si la baisse du taux d’intérêt par les créanciers (taux OAT – taux OATI) induit un gain financier supérieur au coût de l’indexation pour l’Etat. Or, alors qu’elles ne représentent que 10 % des obligations, les OATi ont déjà coûté 15 milliards de plus en 2022 !

Les paradoxes de la dette publique

Par ailleurs, paradoxalement, le taux d’intérêt exigé par les créanciers pour acquérir les OAT françaises non indexées est inférieur au taux d’inflation constaté en France ou en zone euro. Depuis le début de l’année 2023, le taux des OAT sur 10 ans oscille entre 2,45% et 3,24%, alors même que le taux d’inflation annuel en septembre 2023 est de 4,9%. Le même phénomène s’observe aussi sur les OAT émises pour 2 ou 5 ans. Une telle situation est déconcertante : en prêtant à un taux inférieur à celui de l’inflation, les investisseurs récupèrent moins que leur mise de départ !

Pourquoi les créanciers de l’Etat acceptent-ils de perdre de l’argent ? Trois grilles de lecture complémentaires sont envisageables. D’abord, étant donné que les obligations souveraines sont des titres fiables, elles peuvent servir de collatéral aux créanciers de l’État pour réaliser des paris plus risqués et plus rentables sur les marchés financiers. Ensuite, compte tenu de l’obligation légale imposée par les accords de Bâle pour les banques de détenir des actifs sûrs afin de prévenir le risque de crise systémique, ces dernières sont contraintes d’acquérir ce type de titres pour respecter la loi. Enfin, cela pourrait s’expliquer par la volonté des investisseurs de suivre la progression du taux de refinancement de la Banque centrale européenne, qui s’établit aujourd’hui à 4,5%. Un taux supérieur à 4,5% serait supérieur au taux demandé par les autres offreurs de capitaux et pourrait ainsi ne pas trouver preneur.

Ainsi, les investisseurs n’ont pas de mal à accepter de petites pertes sur les obligations d’Etat, tant celles-ci leur apportent un placement sécurisé qui vient utilement compenser les paris très risqués menés sur les marchés financiers. Dès lors, protéger les créanciers de l’inflation apparaît discutable. Mais les défenseurs des OATi ont également d’autres arguments pour défendre cette création étrange.

Des arguments douteux en faveur des OATi

Selon eux, l’indexation des OAT sur l’inflation permet aussi de renvoyer aux marchés financiers et aux autres agents économiques un signal de crédibilité supplémentaire de la politique monétaire de la BCE dans sa lutte contre les pressions inflationnistes. En effet, avec les OATi, l’Etat se lie les mains par des menottes en or : si l’inflation n’est pas stabilisée par la banque centrale, le coût de la dette augmentant aussi pour l’Etat, ce dernier en pâtirait également. Dès lors, l’Etat a tout intérêt à se montrer sérieux et à éviter une envolée de l’inflation. En clair, l’indexation crédibiliserait l’engagement de l’Etat en faveur de la stabilité des prix et indiquerait la confiance qu’il a en la banque centrale pour parvenir à cet objectif. Il est néanmoins surprenant que la France invoque cet argument. En effet, au sein de la zone euro, la banque centrale est unique, décentralisée et indépendante. Dès lors que la BCE a une compétence légale exclusive pour garantir la stabilité des prix au sein de la zone euro, pourquoi l’Etat français aurait-il besoin de renvoyer un signal de crédibilité supplémentaire ?

Avec les OATi, l’Etat se lie les mains par des menottes en or.

Dans la même lignée, l’émission d’OATi peut être un indicateur de l’état d’ancrage des anticipations d’inflation. En effet, en comparant le taux des OAT avec celui des OATi, il est possible d’en inférer – de façon plus ou moins précise – la trajectoire d’inflation anticipée par les marchés financiers. Si la prime de risque est élevée, il est possible d’en déduire que les investisseurs anticipent une future augmentation de l’inflation. Cet indicateur peut être utilisé par la BCE en vue d’améliorer l’efficacité de sa politique monétaire en faveur de la stabilité des prix. 

En outre, les OATi peuvent théoriquement permettre à des pays disposant de fondamentaux économiques fragiles – inflation galopante et volatile, faibles perspectives de croissance et balance des transactions courantes déficitaires – de se financer sur les marchés financiers. En effet, ces multiples fragilités économiques peuvent décourager les marchés financiers à prêter à ces États, ce qui entraverait leur développement. Les promoteurs d’OATi débute d’ailleurs en Amérique latine dans les années 1950-1960, le Chili et le Brésil faisant partie des premiers pays à émettre ce type de dette. Si cela leur a certes permis de lever des fonds, ces pays ont ensuite connu de graves crises de la dette dont certains Etats, comme l’Argentine, ne se sont toujours pas remis.

La fin des taux zéro

Cette petite étude des arguments en faveur de l’indexation des obligations d’Etat sur l’inflation montre donc que ceux-ci sont assez contestables. Qu’en est-il maintenant concrètement pour les finances publiques françaises ? Comme indiqué précédemment, ces OATi ont représenté un surcoût considérable de 15 milliards d’euros l’an dernier, sur un total d’intérêts qui s’élevait en 2022 à 53,2 milliards d’euros, soit deux fois le montant consacré à la recherche et à l’enseignement supérieur. Qui plus est, la charge de la dette n’est pas prête de s’amoindrir dans les années à venir. Elle devrait atteindre 52,2 milliards en 2024 et même 71 milliards en 2027 selon les estimations du dernier projet de loi de finances. 

Deux explications de la hausse de la charge de la dette peuvent être mises en exergue. D’abord, la hausse du montant de l’emprunt public sur les marchés financiers. Mécaniquement, quand la quantité d’argent empruntée augmente, la charge de la dette augmente aussi mais pas toujours proportionnellement. Or, en 2024, la France va emprunter un montant inédit de 285 milliards d’euros. Une autre raison, non moins importante, réside dans la mise en œuvre d’un resserrement monétaire progressif et continu par la BCE. La décennie de taux bas est révolue : alors que le taux de refinancement de la BCE était de 1 % en mai 2009 et frôlait le zéro entre 2013 et 2022, il est fortement remonté depuis un an et demi et est fixé à 4,5 % depuis le 20 septembre 2023. Concomitamment, la BCE a également mis fin à son programme de rachats d’actifs (quantitative easing) qui consistait à faire l’acquisition, en quantité abondante, d’obligations souveraines et d’entreprises détenues par les banques commerciales afin qu’elles prêtent à taux bas aux agents économiques et ainsi qu’elles relancent la consommation et l’investissement. Cette politique avait permis à la BCE de garantir des taux d’intérêt à long terme bas, propices à l’emprunt public. 

La politique monétaire ultra accommodante – conventionnelle comme non conventionnelle – ayant pris fin, les taux auxquels empruntent les États (charge de la dette et prime de risque) sur le marché augmentent et même convergent vers le taux de refinancement de la BCE, ce qui renchérit le coût de la dette pour les États. Cette hausse des taux d’intérêt pourrait être d’autant plus nuisible que le spread gréco-allemand (différentiel de taux d’emprunt entre deux pays) se creuse et avoisine les 3 points de pourcentage. Ce creusement n’est pas à prendre à la légère dans la mesure où, s’il devient trop important, l’Etat grec deviendrait inapte à se financer sur les marchés financiers, faisant ainsi resurgir le spectre de la crise des dettes souveraines. En effet, lorsqu’un État membre de la zone euro perd l’accès aux marchés financiers, il ne peut plus financer ses dépenses de fonctionnement comme la paie des fonctionnaires et ses investissements que par les impôts, ce qui est souvent insuffisant.

S’adapter à une inflation qui risque de durer

Alors que les emprunts sur les marchés financiers deviennent de plus en plus coûteux et menacent d’entraîner une nouvelle crise des dettes souveraines, l’inflation apporte une aide bienvenue pour réduire la dette publique. En effet, si la dette publique française continue certes à s’accroître en valeur nominale et a récemment dépassé la barre symbolique des 3000 milliards d’euros, l’inflation érode la valeur réelle de ce montant et augmente mécaniquement le PIB en valeur, d’où un ratio dette sur PIB qui a baissé depuis deux ans. Or, indexer les OAT sur l’inflation neutralise cet avantage. 

Certes, cette diminution de l’endettement public grâce à l’inflation est à nuancer. Une hausse de l’inflation peut en effet induire une hausse de la charge de la dette exigée par les investisseurs de peur de voir leur rendement rogné, comme expliqué précédemment, et conduire la BCE à augmenter ses taux d’intérêt nominaux, ce qui impacte directement le taux d’intérêt réel exigé pour prêter à un État. A ce titre, la stratégie d’augmentation des taux conduite depuis début 2022 par la BCE (4,5%) est assez critiquable, dans la mesure où l’inflation des années 2020 est principalement d’origine énergétique et alimentaire. L’inflation actuelle ne résulte pas d’une surchauffe de l’économie, c’est-à-dire d’une hausse de la demande globale, mais plutôt de facteurs externes (conflit en Ukraine, effets de catastrophes climatiques sur les récoltes…), d’une hausse des salaires et surtout, pour près de la moitié, de la spéculation pratiquée par les grandes entreprises.

D’ailleurs, malgré la brutale hausse des taux des banques centrales, l’inflation se résorbe peu. S’il est toujours compliqué de faire des pronostics sur l’évolution d’un tel indicateur, le retour à une inflation à 1 ou 2 % semble peu probable. Sur le front de l’énergie, la politique de prix hauts actuellement poursuivie par le cartel de pays producteurs d’hydrocarbures réunis au sein de l’OPEP+ va continuer de peser sur tout le reste de l’économie. Par ailleurs, s’émanciper de ces énergies requiert des investissements considérables dans la transition écologique, qui entraîne elle-même une compétition croissante autour de certaines ressources comme le lithium. Un phénomène qualifié de « greenflation » par la BCE. D’autre part, la multiplication des phénomènes climatiques extrêmes va mécaniquement détruire certaines productions, entraînant une raréfaction de certaines ressources qui va peser sur les prix. On parle ici de « climateflation ».

Plutôt que d’envoyer des signaux aux investisseurs sur une soi-disant confiance en la banque centrale pour contenir l’inflation, les Etats feraient donc mieux d’intégrer au plus vite le fait que l’inflation risque de durer et que la nouvelle conjoncture monétaire aura des conséquences lourdes sur la charge de la dette. Dans ce contexte, et alors que les investissements à réaliser pour la transition écologique sont massifs, la protection des investisseurs contre l’inflation paraît bien trop coûteuse pour la France. On notera d’ailleurs que l’identité des créanciers de la France est inconnue, le Code de commerce autorisant que celle-ci ne soit pas révélée, ce qui pose de vrais enjeux de transparence. Au lieu de protéger ces détenteurs anonymes, il semble que l’argent public serait mieux employé à rebâtir les services publics. Dans leur rapport sur les OATi à l’Assemblée nationale, les députés de la commission des finances ont en tout cas tranché et demandent un « objectif législatif d’extinction, à terme, du programme d’indexation. » Une recommandation à appliquer urgemment.

Jacques de Larosière : « Le système financier est devenu très fragile »

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

Ancien Directeur général du FMI (1978-1987), ex-Gouverneur de la Banque de France (1987-1993), Jacques de Larosière a vécu de près plusieurs crises financières. Critique vis-à-vis des politiques monétaires non-conventionnelles, il juge que le surendettement et l’interventionnisme des banques centrales traduisent un dysfonctionnement économique profond, délaissant sans cesse les jeunes générations et l’investissement productif. Nous sommes allés à sa rencontre dans les bureaux de BNP Paribas, là où il exerce – à 92 ans – en tant que conseiller du Président. Hégémonie vacillante du dollar, politiques monétaires non conventionnelles de la BCE, endettement croissant des États, enjeux environnementaux et néolibéralisme : nous avons abordé avec lui ces divers enjeux. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – La place hégémonique du dollar est de plus en plus contestée. L’agenda sino-russe d’opposition à la monnaie américaine s’est intensifié avec le conflit ukrainien. Depuis, plusieurs pays historiquement liés aux États-Unis (Arabie Saoudite, Israël…) affirment leur volonté de se défaire progressivement du dollar. Au Brésil, le candidat Lula promet la création d’une devise commune en Amérique latine pour « se libérer de la dépendance américaine. » Pensez-vous de fait que le système monétaire international sera, à moyen/long-terme, différent de celui que nous connaissons depuis 1944 et les Accords de Bretton Woods ? 

Jacques de Larosière – Le dollar reste la monnaie internationale du système. C’est la plus grande monnaie de réserve et une monnaie de transaction extrêmement importante. Mais la monnaie américaine n’est pas la monnaie centrale parce que l’on a décidé qu’il en soit ainsi. Ce système existe parce que les États-Unis ont une économie très importante, fondamentalement assez prospère, le plus grand marché des capitaux du monde (extrêmement liquide et profond), et la première armée. C’est un pays « leader ». Ce sont ces éléments déterminants qui expliquent la force de la devise américaine.

Il est vrai que certains pays cherchent à se libérer du dollar. La Chine organise notamment des plateformes de règlements autour du renminbi dans un cadre bilatéral, voir régional/multilatéral. Si cette tendance persiste, nous pourrions voir en effet certaines diminutions du rôle du dollar dans les transactions de paiements. Les américains le prennent en compte de leur côté. Mais le phénomène sera limité et ne touchera probablement pas sensiblement le rôle de réserve que possède le dollar. Il faut distinguer la partie utilisée comme une réserve de valeur de celle utilisée comme un moyen de libeller des transactions et de les régler. Ce dernier pourrait céder quelque peu. Pour le premier, j’attends de voir. Le dollar comme monnaie centrale du système me paraît résister. En ce qui concerne la dédollarisation de l’Arabie Saoudite et d’Israël, je reste très sceptique. 

LVSL – Quelles seraient les conséquences, pour la France, d’un monde où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve internationale ? Quel système alternatif permettrait, selon vous, la stabilité mondiale ?

Jacques de Larosière – Dans l’hypothèse où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve, on assisterait évidemment à une fragmentation des transactions commerciales, qui ne seraient plus presque exclusivement cotées en dollar (pour le prix du pétrole notamment). Les règlements se feraient dans une autre monnaie, l’euro par exemple. Les conséquences pour un pays comme la France restent difficiles à énoncer. Mais, au-delà du choix des monnaies contractuelles, subsisterait la loi de l’offre et de la demande. Tout dépend des conditions qui présideraient à cette modification des systèmes des paiements mondiaux. Mais je peux vous dire que les personnes qui réfléchissent à ce scénario sont très prudentes quant à la réponse à cette question. 

« Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. »

Est-ce que ça donnerait lieu à plus d’inflation ? À une plus grande variabilité des cotations de produits ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que cela compliquerait le système qui reste assez simple aujourd’hui. Les transactions sont libellées en dollar et exécutées pour la plupart d’entre elles dans la devise américaine. L’universalité de l’usage du dollar est un élément qui facilite les échanges commerciaux. 

Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. C’était le projet que préconisait l’économiste britannique John Maynard Keynes lors de la Conférence de Bretton Woods en 1944. C’est un système évidemment très diffèrent de celui qui existe aujourd’hui, et de celui établi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il serait plus rationnel car, en principe, une banque centrale mondiale prend en compte l’intérêt de l’ensemble de la population. Nous mettrions fin au paradoxe actuel qui consiste à ce que le système fonctionne à travers le déficit américain. Le fait que l’économie américaine soit en déficit permanent de balance des paiements permet à ce que les pays empruntent continuellement des dollars aux États-Unis. 

Si de nombreux penseurs ont considéré ce projet d’une banque mondiale, force est de constater qu’il n’a jamais pris corps. Je ne vois pas pourquoi cela aurait lieu aujourd’hui étant donné que les États-Unis restent le pays le plus important de monde, notamment dans la prise de décisions. Puisque le pays détient près de 20% des voix au FMI et qu’un tel scénario nécessité l’approbation de 85% des voix, il pourrait alors décider de tout bloquer. Je constate donc qu’un courant de pensée s’attache à cette idée, mais il me semble politiquement difficile qu’une réforme de cette ampleur soit envisagée.

LVSL – En tant qu’ancien gouverneur de la Banque de France, quel regard portez-vous sur les politiques monétaires non-conventionnelles mises en place en Europe et aux États-Unis suites à la crise financière de 2008 ?

Jacques de Larosière – J’ai beaucoup écrit sur le sujet. Vous pouvez notamment retrouver mon discours à l’Université de Columbia peu de temps après la crise de 2007-2008.

Je reproche à la politique monétaire d’avoir été, avant et après la crise, continuellement accommodante. Elle a contribué à créer sans cesse des liquidités, tout en faisant baisser les taux d’intérêt. Si ces instruments sont nécessaires lorsque l’économie souffre d’une profonde récession, on constate que la succession des épisodes économiques depuis une douzaine d’années ne sont pas faits uniquement de récession, mais de périodes différenciées. Il s’agit donc d’une politique de stimulation continue caractérisée par l’augmentation de la masse monétaire. Mais la raison pour laquelle cette politique a persisté vient de la focalisation sur l’objectif d’inflation qui devait se situer légèrement en dessous de 2%. Cet objectif s’est révélé être d’une très grande erreur. Je l’avais d’ailleurs dénoncé dès l’origine, sans succès. 

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

La politique monétaire doit viser à l’équilibre. Elle tend à la stabilité de la monnaie, c’est-à-dire éviter une trop forte inflation et éviter la déflation. Mais elle ne consiste pas à se fixer un objectif unique d’inflation. Le but étant de limiter la hausse des prix lorsqu’elle se manifeste, ou stimuler l’économie lorsqu’il y a un risque de baisse continue des prix et d’une rétention de la demande. En réalité, nous n’avons pas vécu la déflation, ni même le risque ouvert de l’inflation. Des facteurs structurels étaient à l’œuvre. Il y avait notamment le vieillissement de la population (peu favorable à une hausse des prix), l’impact de la globalisation sur les prix à la consommation, les salaires extrêmement bas dans certains pays… Ces éléments pesaient sur le niveau des prix. Au lieu de les comprendre et de juger que l’inflation doit être légèrement inférieure à 2%, elle se serait équilibrée autour de 1%. Ce qui correspondait à l’étiage d’équilibre. 

« Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile. »

Dans ce contexte, les banquiers centraux étaient mécontents du niveau des prix. Ils ont donc créé beaucoup de monnaie car l’objectif – arbitraire – n’était pas atteint. S’en est suivie une politique très accommodante qui a nourri la fragilité du système financier, la baisse des taux d’intérêt et la crise future. Il était évident pour celui qui observait la constance de la masse monétaire que son niveau allait au-delà des besoins de l’économie. En fait, il y a un lien entre le financement d’une part et les besoins de financement nécessaires à un accroissement de production. Lorsque ce lien est rompu, que la facilité financière est généralisée (on trouve de l’argent à 0%), on entre dans une situation de « super aisance monétaire » qui affaiblit le système financier. Tout le monde emprunte car c’est facile, mais tout le monde n’est pas nécessairement un débiteur de qualité. Il y a des emprunteurs plus ou moins résistants.

Dans ce contexte, le système n’a pas de fin car les taux d’intérêt sont très faibles donc ça ne coûte rien d’emprunter. C’est une politique plus que téméraire. Au début, elle n’a pas provoqué de désastre sur la hausse des prix « générale », mais la valeur des actifs financiers a considérablement augmenté. Il y a donc eu une très forte inflation des valorisations boursières et une faible répercussion sur les prix à la consommation. Cependant, la situation s’est déchaînée avec la crise de la pandémie, puis aggravée par la guerre en Ukraine. Les conditions de l’inflation étaient créées. L’étincelle est venue de la pandémie, mais aurait très bien pu provenir d’un autre phénomène. Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile, raison pour laquelle je me suis dissocié d’une politique hasardeuse, et non établi par le raisonnement. 

LVSL – L’indépendance des banques centrales a été légitimée par la volonté de limiter l’inflation et d’interdire le financement monétaire. Le bilan de BCE atteint aujourd’hui plus de 8800 milliards d’euros et près du tiers des émissions de dettes publiques sont détenues par l’institution monétaire. À la lueur de cet état de fait, que pensez-vous de l’indépendance des banques centrales ?

Jacques de Larosière – Nous avons cru après la grande période de hausse des prix des années 70/80, qu’il fallait que les banques centrales soient plus indépendantes pour juguler l’inflation car elles disposeraient de plus de liberté que si elles étaient dans la main du gouvernement. Il y a donc eu tout un mouvement international – auquel j’ai collaboré – pour établir juridiquement l’indépendance de la banque centrale. Ici en France, au moment du Traité de Maastricht, nous avons changé le statut de la Banque de France et institué un système d’indépendance. 

Vous avez raison de dire que jamais l’achat de titres publics par la banque centrale n’a été aussi important qu’aujourd’hui. On a ici une contradiction avec l’indépendance des banquiers centraux et le fait qu’ils soient dévoués au financement de la chose publique. Je pense que si on voulait définir la situation de manière objective, on dirait que la BCE est devenue le grand financeur des dettes publiques. Elle ne serait évidemment pas d’accord avec cette assertion car elle expliquerait que ces achats de titres ont été exécutés à des fins monétaires pour éviter les spreads (écarts de taux) entre les pays, ce qui permet d’égaliser le terrain des taux d’intérêt. Mais c’est une illusion. En réalité, elle achète ces titres publics sur le marché secondaire peu de temps après leur émission. La BCE et la FED sont les agents financiers des États qui émettent des emprunts pour financer leurs déficits. 

Je suis donc très hostile à cette dérive que l’on appelle la suprématie budgétaire. C’est en fin de compte l’impératif budgétaire qui guide la banque centrale dans cette politique. Je l’ai écrit à de nombreuses reprises. Je pense qu’il est illusoire de prétendre qu’on est indépendant lorsque l’on finance les deux tiers de la dette publique. 

LVSL – Suite à la crise du Covid-19, l’inflation ne cesse d’augmenter. Elle atteint aujourd’hui des sommets aux États-Unis et en Europe. La BCE et la FED ont annoncé une normalisation progressive de leur politique qui se caractérise par un léger relèvement des taux directeurs. Nous voyons déjà ses effets. Les marchés financiers ont chuté de plus de 20% depuis le début de l’année outre-Atlantique. En parallèle, les taux longs augmentent. Comment voyez-vous l’évolution de cette situation à moyen-terme ? 

Jacques de Larosière – La politique monétaire est depuis longtemps très laxiste. Les taux d’intérêt sont nuls voir négatifs. Dans ce contexte, il y a toujours un phénomène de surendettement qui est annonciateur d’une crise financière. Quand on conduit une voiture, on sait que l’on n’appuie pas toujours sur l’accélérateur car cela risque de se finir mal. Il faut parfois freiner. Depuis une quinzaine d’années, nous n’avons pas appuyé sur le frein… L’accélérateur est sans cesse enclenché car nous conduisions sur une autoroute libre. Mais ces temps-ci, l’autoroute s’est un peu encombrée. Des phénomènes tels que le Covid, la démondialisation, la guerre en Ukraine… compliquent énormément le terrain des échanges économiques. Nous sommes alors sujets à des hausses de prix extrêmement importantes. 

« On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse l’intensifier. »

Lorsque l’on a une inflation de 8%, avec des taux d’intérêt – dans le cas de l’Europe – situés à 0% ou -0.5% (taux de dépôt à la banque centrale), il faut prendre en compte l’inflation pour mesurer le degré de laxisme de la monnaie. Une inflation à 8% et des taux nominaux à 0% signifient que le taux réel est en fait de -8%. C’est du jamais vu. Autrement dit, on croirait que normaliser la politique va être un désastre. Mais la situation est tout autre. Nous n’avons pas connu de normalisation mais un accommodement supplémentaire de la politique monétaire du fait de l’éclosion de l’inflation. Il conviendrait donc, en principe, d’établir des taux d’intérêt réels positifs. Pour cela, il faudrait près de 10 points de taux nominal positif. Aujourd’hui, on est en dehors de tout ça. On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse s’intensifier. J’ai donc un peu de réticence à répondre à cette question. 

En créant de la monnaie très abondante et pas chère, on a favorisé les opérateurs qui gèrent des fonds pour eux-mêmes, des clients ou des institutions. Si l’on prend l’exemple du CAC40, nous voyons qu’il a doublé en 10 ans. Un tel résultat équivaut à une obligation qui rapporterait du 7% par an. Dans un contexte où la banque centrale produit de l’argent à près de 0%, les plus riches en profitent et empruntent massivement sans frais. Nul besoin d’être Einstein pour comprendre qu’un emprunt à 0% associé à un rendement annuel de 7% est un luxe que seules certaines personnes peuvent se payer. Mais la question est : quelle est la bonne politique monétaire ? La raison prescrit toujours que les taux soient positifs en terme réel car l’épargne mise de côté mérite une rémunération. Elle ne doit pas être taxée comme c’est le cas actuellement. L’ennemi dans cette affaire est donc l’inflation et non pas la normalisation des taux d’intérêts. L’expérience montre que ceux qui sont frappés par l’inflation sont les revenus les plus bas et les petits épargnants. 

LVSL – On observe en Europe une divergence de plus en plus marquée quant à l’opinion des populations concernant la politique monétaire. Les Allemands souhaitent le retour à une politique orthodoxe. Les pays d’Europe du Sud, extrêmement endettés, seraient fortement touchés par ce type de mesure. Le spread (écarts de taux) entre l’Italie et l’Allemagne continue d’augmenter. Pensez-vous que le risque d’un éclatement de la zone euro soit à l’ordre du jour ? En Italie, les sondages donnent « l’Italexit » au coude à coude avec le maintien dans la zone euro dans le cas d’un référendum…

Jacques de Larosière – La volonté de faire fonctionner la zone monétaire est encore là. S’il existe des divergences entre pays européens, les Allemands ont toutefois un intérêt profond à continuer la gestion critiquable de la BCE. Car cette gestion de baisse de taux de l’euro favorise leurs exportations et augmente ainsi leur compétitivité, déjà supérieure à celle des autres pays européens. Ce qui revient finalement à une dévaluation. Les Allemands ont beau être gênés par la politique monétaire, ils vivent très bien avec. Quant aux pays du sud, ils ont la majorité au conseil de la Banque centrale européenne et ce sont eux qui déterminent la politique. 

LVSL Les défis se multiplient pour les jeunes générations : réchauffement climatique, raréfaction des ressources, prix des logements historiquement élevés, vieillissement de la population, multiplication des conflits géopolitiques…  Dans votre livre 50 ans de crises financières (Odile Jacob, 2016), vous dénoncez le fait que la politique d’endettement laisse « aux générations futures le choix entre payer une dette trop lourde ou la renier ». Comment conjuguer des dettes abyssales avec des investissements massifs et nécessaires dans des projets tels que la réindustrialisation, la transition écologique, ou l’éducation, sans faire payer les jeunes générations ?

Jacques de Larosière – Oui, il faut changer. Si l’on continue dans un système de surendettement permanent qui favorise 10% de la population la plus riche et détourne les épargnants des placements longs, on ne financera pas les grands investissements écologiques nécessaires si l’on veut vivre sur une planète à peu près vivable. L’analyse que je fais de la situation m’amène à penser que la combinaison d’une politique monétaire trop laxiste, de taux d’intérêt négatifs – c’est-à-dire la taxation de l’épargne longue – et le renflouement des gouvernements qui empruntent pour financer les dépenses courantes sans penser à l’avenir, créent une conjonction très défavorable pour les jeunes générations. On dit que l’on est intéressé par le chômage des jeunes – qui reste très élevé dans un pays comme la France – mais on ne cesse de fabriquer ce chômage.

Les arbitrages effectués ont systématiquement pénalisé les futures générations. Si l’on prend l’exemple des retraites, ce sont les jeunes qui payent pour les retraites des plus vieux. Dans ce système de répartition, les dépenses des actifs ne cessent d’augmenter du fait du vieillissement de la population. Nous observons un effet de ciseau où les recettes diminuent et les dépenses augmentent. En n’ayant fait aucune réforme sur les retraites en France depuis maintenant 5 ans, on laisse peser sur les plus jeunes des cotisations de plus en plus élevées pour financer les pertes du système des retraites.

Est-ce une bonne chose ? Je ne le pense pas. Je pense qu’il serait plus intelligent et plus honorable de laisser travailler plus longtemps les Français pour qu’ils allègent le coût des jeunes actifs. Cette proposition soulève la réprobation générale. Mais les gens ne comprennent pas que c’est en refusant l’extension de l’âge du départ à la retraite qu’ils sont entrain de sacrifier les jeunes et l’équilibre du système. On a tendance à dire que l’on « rattrape » les choses car la France est très libérale, que l’on dispose d’un système d’assurance-chômage généreux, et d’une politique de recrutement dans la fonction publique. Mais c’est une erreur. On ne rattrape rien. Ce sont les jeunes qui payent. Je constate un double langage où l’on s’apitoie sur la difficulté des jeunes à trouver un emploi et des logements alors que l’on continue de faire tout pour qu’il en soit ainsi. 

LVSL – Depuis la fin des Accords de Bretton Woods et de la convertibilité or-dollar, nous observons un accroissement considérable de la masse monétaire représenté par l’augmentation des niveaux de dettes. Certains think-tanks, comme l’Institut Rousseau, proposent d’annuler une partie de la dette publique détenue par la BCE (dans notre cas par la Banque de France), ce qui ne lèserait aucun créancier privé. Cette annulation serait alors conditionnée à des investissements productifs. Quel regard portez-vous sur cette proposition ? Faut-il penser un nouveau mode de création monétaire ?

Jacques de Larosière – Pour de nombreuses raisons, je suis tout à fait hostile à l’abandon de la dette détenue par la banque centrale. La dette est devenue la baguette magique des États pour financer leurs déficits. Elle l’est d’autant plus depuis que banque centrale peut acheter ces nouveaux emprunts. Il est tentant de répudier cette dette lorsque la pyramide des dettes a atteint des niveaux très importants. Annuler la dette serait donner raison à ceux qui empruntent sans cesse pour financer des pertes. Cela reviendrait à légitimer l’action illégitime qui convient de faire croire au public que l’on peut s’endetter indéfiniment sans conséquence. C’est moralement inacceptable. 

Par ailleurs, une annulation entraînerait une perte pour la banque centrale. Dans le bilan de la banque, cette dette a une valeur. Une perte nécessite donc une recapitalisation, qui serait payée par le gouvernement. Finalement, c’est l’histoire du serpent qui se mord la queue : le gouvernement prend un léger profit en annulant la dette, mais doit compenser le manque de capital de la banque centrale ainsi que le spread plus élevé qu’il aura à supporter à l’avenir. On pourrait aussi évoquer l’argument du « précédent ». Lorsque tu annules une fois la dette, tu peux vouloir le faire de nouveau. Ce système serait profondément inflationniste et entraine une perte subie par la banque centrale. Or, cette dernière appartient à tout le monde puisqu’elle est nationalisée. Le contribuable devra donc assumer cette perte un jour ou l’autre. 

Ce qui me dérange est aussi le fait que cette action serait produite – dans le cas de la France – par une démocratie, c’est-à-dire un système de gouvernement et de représentations qui respectent les contrats et permettent à une société d’avancer vers l’avenir. Il faut faire très attention avant de brandir une telle mesure. 

En ce qui concerne votre deuxième question, nous avons déjà pensé à différents modes de créations monétaires. Il y a notamment la « monnaie hélicoptère » qui consiste à distribuer de l’argent à partir de rien plutôt que par des intermédiaires de comptes bancaires. L’inconvénient du compte bancaire lorsque la monnaie hélicoptère est employée vient du fait qu’une partie de la population aurait tendance à épargner. Or, la volonté politique et sociale de ceux qui préconisent cette mesure nouvelle de création monétaire par voie « d’hélicoptère » est que cet argent soit dépensé, et non épargné.

Il y a une autre théorie monétaire qui a fleuri depuis plusieurs années mais qui se tient encore à l’écart du débat public du fait de l’inflation. Il s’agit de la nouvelle théorie monétaire (ou théorie monétaire moderne, appelée MMT). Pour simplifier, elle revient à dire la chose suivante : tout État qui émet de la monnaie (tant que cet État a le monopole de sa devise) peut financer l’intégralité des déficits qu’il souhaite réaliser dans sa monnaie. C’est une forme de création monétaire bien entendu. Mais elle ne répond plus à la notion historique qui a expliqué l’éclosion des banques centrales à partir du 17ème siècle, c’est-à-dire la protection de la stabilité de la monnaie. La théorie monétaire moderne n’est pas une théorie qui satisfait le principe de stabilité. Autrefois, les banques centrales considéraient que la distribution de l’argent affectait la qualité de la monnaie.

N’oubliez jamais que le fondateur de l’économie monétaire est un Français. Il écrivait dans les années 1560 et s’appelait Jean Bodin. C’était un économiste qui avait compris que la multiplication de signes monétaires face à une production stagnante/légèrement croissante, entraînerait de l’inflation. Cette pensée a donné lieu à ce que l’on appelle la théorie quantitative de la monnaie. Théorie qui n’a jamais vraiment été dénoncée puisqu’elle est valable et vérifiée par des siècles. Elle semble d’ailleurs avoir été négligée ces dernières années. Nous en payons le prix aujourd’hui avec une hausse considérable des prix.

Face à l’inflation, les banques centrales dans l’impasse

© Oren Elbaz

Alors que l’inflation atteint déjà des niveaux jamais vus depuis des décennies, la politique des banques centrales, les tensions sur les chaînes d’approvisionnement et à présent la guerre en Ukraine promettent une hausse des prix durable. Si la période actuelle semble plus que jamais dévoiler l’insoutenabilité du modèle financier contemporain, la fuite en avant et l’attentisme des institutions monétaires témoignent du refus de changer de paradigme. Face à la menace d’une action de ces dernières visant à contrer l’inflation, le spectre d’une crise économique et financière se précise.

Politique monétaire expansive et reprise économique

En mars 2020, la crise sanitaire déclenche une récession de haute envergure. Alors que les marchés financiers étaient au plus mal, ce nouveau choc apparaît et les banques centrales décident d’agir en injectant – par le biais de rachats massifs de titres de dette des États et de multinationales – des centaines de milliards de liquidités dans le système financier pour éviter la catastrophe. Depuis la crise des subprimes de 2007-2008, les banques centrales se sont promises de toujours fournir les liquidités nécessaires aux banques et autres institutions financières en cas de fortes secousses des marchés. Suite à la chute de Lehman Brothers en 2008, la non-intervention des banques centrales est devenue inconcevable. Entre la crise des dettes souveraines (1) en Europe, la crise du repo, et la chute des actions en 2018, les périodes de turbulences sur les marchés au cours de la dernière décennie ont toujours été suivis d’un soutien monétaire sans précédent. L’épisode de mars 2020 n’aura pas fait exception.

Grâce au soutien des institutions monétaires lors de la crise sanitaire, les pays ont donc pu emprunter massivement pour financer des plans de relance – bien plus maigres en Europe qu’aux États-Unis. Sous la présidence Trump, les États-Unis ont déclaré l’instauration d’un plan de 2 000 milliards de dollars, encore accru par Joe Biden depuis. Au sein de l’Union européenne, les 27 s’accordent autour d’un programme de 750 milliards d’euros. Au Royaume-Uni, c’est 180 milliards de livres. Au Canada, c’est 100 milliards de dollars canadiens répartis sur trois ans. Portée par une injection monétaire continue, la reprise économique se conjugue à des goulots d’étranglement sur les chaînes d’approvisionnements causées par la pandémie, et des pénuries de toutes sortes voient le jour : puces électroniques, papier, essence, produits alimentaires, etc.

Dans un tel contexte, les prix ne pouvaient qu’augmenter. Jusqu’au 24 février 2022 – date de début de l’invasion russe en Ukraine – l’inflation continue son chemin. Au mois de janvier, elle atteignait déjà des sommets dans l’ensemble des pays occidentaux. Mais lorsque la guerre retentit, ce phénomène en vient à s’accélérer. Les sanctions occidentales vis-à-vis de la Russie entraînent en effet une hausse de la spéculation sur les matières premières et donc une augmentation de certains produits, en particulier sur les hydrocarbures et les produits agricoles.

La décision de l’Ukraine et de la Russie de suspendre l’exportation de certains de leurs produits essentiels engendre de nouvelles pénuries. En parallèle, la stratégie 0 Covid extrême du gouvernement chinois crée de nouvelles tensions sur les chaînes logistiques. Aujourd’hui, la hausse des prix atteint 8,5% aux États-Unis, un record depuis 40 ans. Sur le Vieux continent, c’est 7,5%, le plus haut niveau enregistré depuis la création de l’indicateur. Au Royaume-Uni, c’est 7%, un sommet depuis 1992. Au Canada, c’est 6,7%, un record depuis 31 ans.

Les économies occidentales heurtées de plein fouet

Si, à première vue, ce phénomène pourrait s’avérer positif pour les États car il permet de réduire le poids de leur dette – dont la taille a considérablement augmenté durant la crise sanitaire -, un problème majeur se pose lorsqu’on considère la question sous sa dimension sociale. La grande majorité des salaires et prestations sociales ne sont pas automatiquement indexés sur l’inflation. Du fait des faibles négociations salariales alimentées par le refrain (2) de la « spirale prix-salaires », les salaires réels chutent drastiquement et des mouvements de protestation apparaissent. En Espagne, l’envolée des prix crée la colère chez les citoyens, et plus particulièrement chez les agriculteurs qui voient le prix des fertilisants exploser. En Grèce, une grève générale est en cours et les citoyens réclament une hausse des salaires. Aux États-Unis, la « Grande démission » représente l’immense vague de départs des salariés à la recherche d’un emploi mieux payé et de meilleures conditions de travail.

Pour contenir ces révoltes, les gouvernements ont recours à des mesures de soutien de tout type : chèque inflation, baisse des impôts, blocages des prix, diminution de la TVA… Dans le même temps, l’inflation « annoncée » est modifiée grâce à certaines décisions étatiques. En France, la hausse des prix atteint seulement 4,8% en avril – un des plus faibles niveau européen – grâce à la mise en place du bouclier tarifaire sur l’électricité et le gaz, qui est cependant censé prendre fin le 30 juin.

En parallèle, un jeu de communication se met en place. Pour se dédouaner de l’inflation survenue avant l’invasion de la Russie en Ukraine, certains dirigeants n’hésitent pas à remettre la hausse des prix sur le dos de la guerre. C’est notamment le cas du président Biden qui a déclaré le 11 mars dernier que l’inflation est due à Vladimir Poutine.

Si les gouvernements arrivent pour l’heure plus ou moins à maintenir le calme chez les citoyens, une hausse des prix trop importante pourrait accentuer ces tensions sociales, mais aussi remettre en cause le mandat des banques centrales qui reste principalement celui de la stabilité des prix.

Le risque d’une implosion ?

En 2008 comme en 2020, les institutions monétaires sont parvenues à prolonger un cycle économique qui semblait toucher à sa fin en augmentant sans cesse la dette des agents économiques. Mais dans le contexte actuel, la situation les en empêche. Face à l’inflation persistante – dont le contrôle leur échappe depuis bien longtemps – recourir à la planche à billet s’avère compliqué. Si les banques centrales envisagent une normalisation de leur politique au cours de l’année 2022, une diminution massive du volume de liquidités injectées et une augmentation marquée des taux pour endiguer l’inflation est un pari impossible.

La dette des agents privés atteint déjà des niveaux historiques. Dès lors, une hausse marquée des taux directeurs des banques centrales entraînerait un emballement de ces dettes et créerait une succession de défauts de paiements et de faillites pour nombre d’entreprises. On peut alors craindre une chute de la production, une augmentation du chômage, et un approfondissement de la récession.

Si les banques centrales ont le pouvoir de contrôler leurs taux directeurs (3), les taux auxquels les pays empruntent, fixés par les marchés financiers, fluctuent selon l’environnement économique et la situation financière des différents pays. Dans ce contexte, l’inaction des institutions monétaires produit d’inquiétants effets sur le marché obligataire. Depuis plus d’un an, les taux à long terme ne cessent d’augmenter. Depuis quelques semaines, cette spirale s’accélère : les investisseurs pensent que les institutions monétaires vont agir sur leurs taux directeurs pour contrer l’inflation, et ne veulent ainsi plus prêter aux États à des taux aussi faibles qu’auparavant car la hausse des prix s’intensifie et la valeur des obligations qu’ils détiennent diminue. De fait, la France n’emprunte plus à des taux négatifs comme en juin 2021, mais à 1,3 % sur 10 ans. Le Royaume-Uni n’emprunte plus à 0,3 % mais à 1,8 % sur 10 ans. Les États-Unis, comme le Canada, empruntent désormais à 2,8 % sur 10 ans et non plus à 0,5 % comme en mars 2020.

Une nouvelle crise des dettes souveraines en zone euro pourrait apparaître.

Si ces hausses peuvent sembler raisonnables en comparaison avec le niveau des années passées, la tendance est clairement à la remontée des taux directeurs. Or, au même titre que le secteur privé, le niveau des dettes publiques a considérablement augmenté au cours des deux dernières années. La dette publique atteint ainsi environ 150 % du PIB en Italie, 125 % aux États-Unis et 120 % en France. Lorsque ces mêmes États empruntent pour rembourser leurs anciennes créances, ils devront faire face à ces nouveaux taux du marché. Leurs dettes abyssales engendreront alors une augmentation du coût de leur dette qui aurait de lourdes conséquences pour les pays dont les finances publiques sont instables. En observant l’augmentation continue du spread (écart de crédits) entre l’Italie et l’Allemagne, l’hypothèse de voir la troisième puissance économique européenne vivre le même scénario que la Grèce quelques années plus tôt n’est pas improbable. Une nouvelle crise des dettes souveraines en zone euro pourrait alors apparaître. Du côté américain, le rapprochement entre le rendement d’une obligation de courte durée et celle d’une maturité plus longue témoigne de l’anticipation du marché face au risque de crise à court terme. 

Dans ce contexte, la bulle financière ne se maintient que par la politique monétaire accommodante des banques centrales. Les actions baissent mais se maintiennent à des niveaux élevés du fait des faibles taux et du volumes de liquidités injectées dans les marchés financiers. Ce qui rend donc ces derniers extrêmement sensibles à une action des institutions monétaires. Dans le cas d’une normalisation de leur politique, une crise financière semble inévitable. On comprend donc pourquoi le choix a pour l’instant été fait de laisser filer l’inflation.

La pression s’accentue

Les marchés réagissent en effet à l’inflation et la guerre en Ukraine. Les sanctions vis-à-vis de la Russie engendrent en effet d’importantes fluctuations sur les cours des matières premières et de nombreux appels de marges (4), susceptibles de créer un dangereux effet domino. Le président de la Réserve fédérale de Dallas estime ainsi qu’il existe un « risque macroéconomique. »

Cette même réaction est visible sur le marché obligataire. Face à la hausse de l’inflation et au risque d’une diminution du bilan de la FED, le prix des obligations diminue. La valeur globale des obligations est donc en baisse (524 milliards lors de la semaine du 18 avril). Étant donné que ces titres de dettes font souvent gage de collatérales lors d’échanges financiers, c’est-à-dire de garanties en cas de non-remboursement, on peut craindre une vente massive de tout types d’actifs pour obtenir des liquidités et ainsi combler la perte de valeur de ces garanties. Une dangereuse spirale pourrait se mettre en place.

Par ailleurs, l’augmentation des taux obligataires entraîne par ricochet des effets sur le marché immobilier. Aux États-Unis, le taux fixe à 30 ans dépasse 5 %, un niveau plus atteint depuis 2010. Cette augmentation, couplée à des prix historiquement élevés pourrait engendrer un ralentissement, voire une diminution des ventes, qui ferait alors baisser les prix. Dans ce contexte, l’augmentation constante de la durée de remboursement des prêts permet de maintenir la bulle immobilière.

Face à cet ensemble d’événements, les banques centrales ne peuvent agir activement. Le 16 mars dernier, la Réserve Fédérale américaine a donc décidé d’augmenter timidement ses taux directeurs de 0,25 %, pour les porter à 0,5 %. La banque centrale canadienne a fait de même quelques jours plus tôt. Au Royaume-Uni, la Bank of England a été légèrement plus offensive et les a augmentées à 0,75 %. En Europe, la BCE décide pour l’heure de ne rien faire, par peur de précipiter une crise économique. À titre de comparaison, la dernière fois que l’inflation atteignait 8,5 % aux États-Unis, les taux se situaient à 8 %. Au Canada, lorsque l’inflation augmentait de 6,7 %, les taux directeurs de la banque centrale étaient de 16 %. Ce refrain est le même pour l’ensemble des pays occidentaux.

L’attentisme des banques centrales s’explique sans doute aussi par la crainte d’un effondrement du modèle financier occidental en faveur des puissances de l’Est.

Après avoir évoqué une inflation temporaire et limitée pendant des mois, le discours et la crédibilité des banques centrales sont donc fortement remis en question. Est venu s’ajouter à cela la prise en compte d’une inflation de plus long terme et diffuse dans les secteurs de l’énergie et des matières premières. Celle-ci, générée par un goulot d’étranglement sur les chaînes d’approvisionnement et une création monétaire disproportionnée, amplifiée par la crise géopolitique récente, s’inscrit dans un contexte de marchés mondiaux dérégulés et instables.

Alors que les banquiers centraux ont perdu le contrôle des prix, un arbitrage difficile se rapproche : remonter leurs taux et précipiter une crise financière ou laisser filer l’inflation au risque d’un effondrement de la monnaie et de tensions sociales explosives ? Ce dilemme intervient alors que la concurrence entre grandes puissance s’intensifie et l’hégémonie historique du dollar est de plus en plus remis en cause. Dans le contexte où la Chine et la Russie ont clairement affiché leur volonté d’en finir avec l’hégémonie du dollar, l’attentisme des banques centrales s’explique sans doute aussi par la crainte d’un effondrement du modèle financier occidental en faveur des puissances de l’Est.

Notes :

(1) : Suite à la crise de la dette grecque en 2010, les pays européens ont vécu un emballement très fort de leur dette publique et de leurs déficits qui s’avéraient insoutenables. De nombreux plans de sauvetages ont eu lieu. Les pays ont dû s’adonner à des politiques d’austérités dans le but de retrouver des finances publiques stables.

(2) : Si l’histoire nous montre qu’une augmentation des salaires a généralement tendance à exercer une pression à la hausse sur les prix, elle nous montre surtout que le choix peut se faire entre les salaires et les profits. Si les salaires augmentent, les profits baissent. Si les profits augmentent, les salaires baissent. Dans tous les cas, les prix augmentent. Bien qu’un équilibre puisse être trouvé, la balance penche toujours d’un côté. Au moment des différents chocs pétroliers dans les années 1970, les gouvernements et syndicats avaient fait le choix d’une augmentation des salaires pour combler la baisse du pouvoir d’achat. De nos jours, les profits semblent être privilégiés, au détriment des salaires.

(3) : Les taux des banques centrales sont les taux directeurs. Ce sont des taux fixés à court terme par les banques centrales. On distingue trois types de taux directeurs : taux de refinancement, taux de rémunération des dépôts, et taux d’escompte. Le principal est le taux de refinancement qui correspond au taux d’intérêt des liquidités empruntées par les banques commerciales.

(4) : Un appel de marge se produit lorsque le courtier informe que le solde du négociateur est tombé en dessous de sa marge de sécurité. Dans ce cas, deux solutions sont possibles. La première : versement de fonds supplémentaires (sous forme de liquidités et/ou en numéraire) pour combler la dépréciation de la position ouverte sur le marché. Deuxième solution : Si de nouveaux capitaux ne sont pas apportés, le courtier se permet de couper la position pour arrêter les pertes.

La crise oubliée du shadow banking

© Mikel Parera

Parmi les nombreux événements politiques qui se sont inscrits dans le sillage du virus, la crise financière de mars 2020 fait partie des plus importants et, paradoxalement, des plus discrets. Couverte par le fracas de l’effondrement de l’économie réelle, la déroute généralisée du système financier survenue en quelques semaines à peine, a rapidement été oubliée et a même laissé place à une période d’euphorie sur les marchés financiers. Pourtant, cette crise désavoue une nouvelle fois le système financier contemporain et remet radicalement en question l’efficacité des réformes internationales entreprises depuis 2008. Au-delà du nouveau sauvetage de la finance par les banques centrales, l’aspect le plus dérangeant de la crise du printemps dernier réside dans les activités et les acteurs qui l’ont précipité car ils font partie d’un pan non-régulé du système financier, déjà dénoncé et tenu responsable lors de la crise des subprimes : le shadow banking.

Des cours d’actions en chute libre, le prix du baril de pétrole brièvement négatif, des investisseurs qui ne veulent même plus acheter des bons du Trésor américain… En mars 2020, la finance mondiale a connu pendant quelques semaines un krach considérable. Si cette crise a été occultée par les inquiétudes autour du virus et la nécessité de réorganiser soudainement nos vies, elle aurait cependant pu mettre K.O. l’ensemble du système financier mondial. Mais pour nombre de commentateurs, la finance n’était cette fois-ci pas en cause : l’origine de ce chaos était à chercher dans les mesures de confinement et la restriction des échanges internationaux mis en place du jour au lendemain, et donc le dérèglement total de l’économie réelle.

Toutefois, une autre raison tient à la nature même du complexe financier contemporain. Celui-ci s’articule autour d’une myriade d’acteurs et d’activités évoluant, pour la plupart, hors du système bancaire classique et hors du champ d’action des régulateurs. C’était déjà le cas lors de la crise des subprimes, bien que le débat public se soit alors focalisé uniquement sur les banques. La déstabilisation des marchés émanait d’un réseau d’acteurs et d’activités qui dépassait largement ces dernières : le shadow banking, c’est-à-dire un réseau en marge de l’intermédiation de crédit classique basé sur les prêts et les dépôts opérés par les seules banques.

Avec la possibilité offerte par la titrisation de diffuser le risque de crédit auprès de divers acteurs financiers et non-financiers, les logiques du crédit bancaire ont été substantiellement modifiées. Il ne s’agit plus d’octroyer un crédit et de le conserver à son bilan mais de l’octroyer et de le revendre aussitôt.

Le développement de ce nouveau circuit, beaucoup plus complexe, a été impulsé par l’émergence des produits dérivés et la titrisation des crédits, c’est-à-dire la transformation de ces actifs « illiquides » (ne pouvant être revendu sans une importante perte de valeur, ndlr) en titres financiers [1]. Avec la possibilité offerte par la titrisation de diffuser le risque de crédit auprès de divers acteurs financiers et non-financiers, les logiques du crédit bancaire ont été substantiellement modifiées. Il ne s’agit plus d’octroyer un crédit et de le conserver à son bilan (modèle dit originate to hold) mais de l’octroyer et de le revendre aussitôt. Il s’agit d’un nouveau modèle, nommé originate to distribute ou originate to repackage and sell, où les banques ne conservent plus à leur bilan les crédits qu’elles octroient et les laissent se revendre et se restructurer au sein d’un vaste réseau d’acteurs financiers.

La titrisation croissante a nourri un autre aspect clé du shadow banking, l’emprunt à court-terme qui s’organise principalement autour du marché des repurchase agreements (que l’on appelle aussi repo), ou le marché des pensions livrées en français. Les repo sont des transactions qui consistent à mettre en gage des titres auprès de créanciers pour garantir des emprunts de très court terme [2]. La garantie apportée par le titre mis en gage, le collateral en anglais, permet de diminuer la prime de risque, et donc le taux d’intérêt de l’emprunt. Dans un contexte d’investissements à fort effet de levier, stratégie qui consiste s’endetter pour financer une opération spéculative afin d’en obtenir une rentabilité financière démultipliée [3], l’emprunt de liquidités aux taux les plus avantageux est essentiel. On comprend également qu’avec un tel système, basé sur le collateral, la titrisation des crédits bancaires fournit la graisse qui permet de faire tourner les rouages du marché de repo en produisant massivement des titres financiers, et donc des garanties.

En d’autres termes, le réseau d’acteurs et d’activités qui constituent shadow banking met en place de l’intermédiation de crédit, c’est-à-dire la réalisation d’une interface entre épargnants et emprunteurs afin d’ajuster leurs besoins respectifs, basée sur la diffusion du risque et sur des emprunts à très court-terme. Il faut également ajouter que cette interface, contrairement au système bancaire traditionnel, se déploie sur les marchés financiers et dépend de la liquidité de marché, à savoir l’organisation efficace de la négociabilité des actifs. Cette liquidité est d’ailleurs assurée principalement par les banques, qui, depuis les années 80, ont progressivement « mobiliarisé » leur bilan en investissant massivement dans des produits financiers, reléguant leurs activités de crédit au second plan [4]. Elles sont devenues ainsi des intermédiaires de marché clés qui, par exemple, lorsque des acteurs doivent rapidement se désendetter pour faire face à des remboursements soudains, et doivent donc vendre rapidement un certain nombre d’actifs, assurent le rachat de ces derniers et les revendent ensuite avec une certaine marge.

Comment tout le système s’est paralysé

À la suite de la propagation du virus et des premières mesures sanitaires annoncées par les états du monde entier, le mouvement des capitaux sur les marchés financiers s’est caractérisé par ce qu’on appelle une course à la qualité, c’est-à-dire un déplacement des valeurs mobilières vers des placements plus sûrs et plus liquides. Les actifs risqués furent vendus massivement et furent compensés par un achat important de bons du Trésor américain, considéré comme l’actif le plus liquide au niveau mondial. Cependant, face à l’incapacité d’enrayer la pandémie et aux annonces successives de confinement à travers le monde, la course à la qualité s’est rapidement muée en une ruée vers le cash. Dans ce contexte économique inédit et incertain, les entreprises financières et non-financières, déjà fortement endettées avant la pandémie, augmentèrent considérablement leur demande de cash, et donc continuèrent à vendre leurs actifs financiers, pour assurer le remboursement de leurs dettes et disposer de la trésorerie nécessaire à leur fonctionnement. Cette ruée vers le cash était également un moyen de monétiser leurs titres financiers, dont les prix ne faisaient que chuter, avant qu’ils ne deviennent plus négociables sur les marchés financiers, donc « illiquides ». À partir du 9 mars 2020, même les titres les plus sûrs et les plus liquides comme les bons du Trésor américain ou encore les titres adossés à des créances hypothécaires, les fameux mortgage-backed securities, ne furent plus épargnés par cette demande généralisée de cash. Vendus en masse, leurs prix s’effondrèrent à leur tour, répondant au simple mécanisme de l’offre et de la demande.

L’importance de ce dernier point est de taille car il révèle l’ampleur de la crise de mars 2020. Contrairement à la logique habituelle qui prévoit l’augmentation des prix sur les marchés de la dette publique américaine lorsque les prix sur les marchés d’actions diminuent, les prix s’effondrèrent conjointement. La demande de cash fut telle qu’aucune catégorie d’actifs ne résista à ce mouvement de vente généralisée, engloutissant les derniers îlots de liquidité au sein du système financier. De plus, le système financier repose très fortement sur le bon fonctionnement du marché des titres publiques américain. Il détermine le prix de la majorité des autres actifs financiers et il est également le lubrifiant majeur du marché des repo. En effet, les bons du Trésor fournissent des garanties, ou collateral, de choix dans les transactions repo car personne ne s’attend à ce que les États-Unis fassent défaut. On comprend mieux désormais l’hystérie qui s’est emparée des marchés financiers durant quelques semaines et la réaction gargantuesque des banques centrales, qui pour éviter l’effondrement du système financier, ont racheté de la dette publique dans des proportions supérieures à 2008 en un temps record. À titre d’exemple, la Fed a racheté 775 milliards de bons du Trésor américain et 291 milliards de mortgage-backed securities entre le 15 et le 31 mars 2020 [5].

Pour les régulateurs des marchés et les grands médias, ce sont évidemment les bouleversements de l’économie réelle, c’est-à-dire l’effondrement simultanée de la production et de la consommation mondiale, qui ont conduit à cette instabilité. Ce narratif permet de ne pas remettre en question le système financier de manière structurelle.

Compte tenu de l’ampleur des événements de mars 2020, il est impératif de déterminer dans quelle mesure des acteurs ou des activités propres au système financier contemporain ont causé le dérèglement des marchés. Pour les régulateurs des marchés et les grands médias, ce sont évidemment les bouleversements de l’économie réelle, c’est-à-dire l’effondrement simultanée de la production et de la consommation mondiale, qui ont conduit à cette instabilité. Ce narratif permet aux régulateurs depuis plus d’un an de ne pas remettre en question le système financier de manière structurelle, mais plutôt d’évoquer des vulnérabilités qui l’ont empêché de se maintenir face à une récession économique inattendue. Ce scénario est en fait l’inverse de celui de la crise des subprimes : la finance ne déstabilise pas l’économie réelle, mais elle est au contraire déstabilisée par cette dernière. Avec ce tour de passe-passe, le Conseil de Stabilité Financière (organe transnational regroupant banques centrales et ministères des finances des grandes puissances, mis en place en 2009, ndlr) peut se garder de qualifier ces événements de crise et parle plutôt de tourment [6] sur les marchés financiers.

Un réseau d’interdépendances extrêmement complexe

Cependant, ce récit masque les déficiences structurelles observées en mars 2020 et leur lien avec le shadow banking. Ce dernier peut être représenté en trois blocs, les emprunteurs, les intermédiaires, et les créanciers, et tous sans exception ont participé à la crise du printemps dernier.

Les emprunteurs, par exemple les Hedge Funds, qui mettent en œuvre des stratégies d’investissement à fort effet de levier en s’endettant à court terme, se sont retrouvé en danger lors de la ruée vers le cash, notamment via des activités spéculatives sur les bons du Trésor américain, ce qui les a poussés à vendre ces derniers en large quantité et très rapidement.

De l’autre côté, les créanciers du shadow banking qui généralement, à travers des transactions repo, demandent des titres financiers en contrepartie de leur cash afin de faire fructifier leur capital, ont également été pris de panique durant la crise. Cela s’est illustré avec les Money Market Funds – fonds monétaires en français – véhicules d’investissements utilisés par les fonds de pension, les assurances, ou les gestionnaires d’actifs. Concentré sur des actifs à très court terme, ce type de fonds d’investissement se présente comme des alternatives, plus rentables, aux dépôts bancaires traditionnels tout en gardant les propriétés de ces derniers, à savoir un risque très faible et une grande liquidité [7]. Ces caractéristiques les rendent également très sensibles aux périodes d’instabilité car les investisseurs n’hésitent pas à se retirer rapidement et massivement en cas d’incertitude. En mars 2020, les fonds monétaires qui investissent principalement dans des actifs à court terme émanant du secteur privé, comme les certificats de dépôts et le papier commercial, se sont écroulés. Aux États-Unis, entre le 2 mars et le 23 mars, les investisseurs ont retiré 15% du capital total investi dans ces fonds, soit 120 milliards de dollar, un rythme qui dépasse largement celui de la crise des subprimes. Par effet de ricochet, le marché du financement à court-terme s’en est trouvé déstabilisé car la demande pour les certificats de dépôts et le papier commercial a fortement baissé à la suite de l’écroulement de ces fonds monétaires. Par conséquent, les entreprises financières et non-financières qui dépendent de ces canaux pour leur financement quotidien se sont retrouvé dans de grandes difficultés.

Schéma des échanges financiers du shadow banking. Réalisation de l’auteur.

Enfin, les intermédiaires de marché, qui constituent le noyau du shadow banking, ont été incapables d’absorber les volumes de vente de divers actifs, dont les bons du Trésor américain. Cela s’est manifesté par une augmentation conséquente de leur marge, et dans certains cas par un abandon de leur fonction d’intermédiation en ne proposant tout simplement plus de prix d’achat ou de vente. Tout cela dans un contexte où le marché de repo, qui innerve le système financier et sous-tend les trois blocs du shadow banking, est également entré en crise avec le retour des fameux margin calls, ou appels de marge en français. Afin de protéger le créancier, l’actif mis en gage, le collateral, dans la transaction repo est soumis à la fluctuation des marchés. Si ce dernier perd une certaine marge de sa valeur, le margin call s’applique et l’emprunteur doit rajouter un collateral additionnel, sous forme de cash ou d’actif, afin de rééquilibrer la transaction. Dans le contexte de la crise de mars 2020, l’effondrement général de la valeur des actifs, dont des actifs clés dans les transactions repo comme les bons du Trésor américain, a déclenché une flambée de margin calls forçant les emprunteurs à vendre leurs actifs pour obtenir du cash et réajuster les collateral. Dans un cercle vicieux, cette vente d’actifs n’a fait qu’accélérer la perte de valeur de ces mêmes actifs, suscitant encore plus de margin calls.  

Privatisation des profits, socialisation des pertes

L’économiste André Orléan définit une crise endogène au système financier lorsque ce dernier est incapable de « faire en sorte que les évolutions de prix soient maintenues dans des limites raisonnables, à la hausse comme à la baisse » [8]. Le retrait des intermédiaires de marché au moment le plus critique, la dislocation extrêmement rapide des fonds monétaires, ou encore le biais procyclique des marchés de repo illustrent une incapacité structurelle du système financier contemporain, et plus précisément du shadow banking, à stabiliser les évolutions de prix et à se maintenir lors de périodes de tension. Même si les banques centrales ont réussi à rapidement renverser la situation, au prix d’une expansion sans précédent de leur bilan, les événements de mars 2020 n’échappent pas à la qualification de « crise » et à son lot d’implications politiques.

Pourtant, bientôt deux ans après, rien ne permet d’envisager une réarticulation du régime macroprudentiel (c’est-à-dire les grandes règles de régulation financière, nldr) actuel, issu de Bâle III et centré sur les seules banques systémiques. Déjà critiqué pour cela en 2008, les régulateurs persistent à maintenir un angle mort dans la régulation financière, à savoir le shadow banking. Compte tenu de l’importance de ce complexe financier, 50% du total des actifs financiers globaux [9], on pourrait même parler de cécité. Ils semblent même vouloir continuer sa normalisation, déjà entamé en 2017 lorsque le Conseil de Stabilité Financière a cessé d’employer le terme de shadow banking en préférant celui de non-bank financial intermediation.

Le retrait des intermédiaires de marché au moment le plus critique, la dislocation extrêmement rapide des fonds monétaires, ou encore le biais procyclique des marchés de repo illustrent une incapacité structurelle du système financier contemporain, et plus précisément du shadow banking, à stabiliser les évolutions de prix et à se maintenir lors de périodes de tension.

Le pendant de ce déni est bien évidemment l’expansion du bilan des banques centrales pour remédier aux instabilités inhérentes au shadow banking. En plus de leur rôle traditionnel de prêteur en dernier ressort, les banques centrales sont également devenues des intermédiaires en dernier ressort. En effet, lorsque même les intermédiaires de marché, à savoir les grandes banques, ne sont plus capable d’absorber les ventes d’actifs et que le système financier se paralyse, les programmes de rachat d’actifs deviennent le modus operandi de la sortie de crise. Il devient également de plus en plus clair que la taille du bilan des grandes banques est de plus en plus limitée pour permettre une intermédiation stable sur le marché de la dette publique américaine, qui a explosé durant les deux dernières décennies.

Pour donner un ordre de grandeur, le total des actifs détenus par 9 des plus grandes banques américaines [10] correspond à un peu plus de 10 000 milliards de dollars, tandis que la valeur marché des bons du Trésor américain a dépassé l’année passée la barre des 20 000 milliards de dollars et pourrait atteindre 30 000 milliards de dollars dans les prochaines années. Pour conclure, nous faisons face à un processus de normalisation à deux faces : 1/ normalisation du shadow banking, et par conséquent du profit non-régulé et privatisé ; 2/ normalisation du rôle des banques centrales en tant que garants de la finance internationale via la socialisation des actifs rejetés par le marché. Un paradoxe typiquement néolibéral.

Notes :

[1] Concrètement, la banque regroupe un grand nombre de crédits et, à l’aide de techniques d’ingénierie financière, émet un titre financier ressemblant à une obligation qui est ensuite acheté par différents investisseurs. Cela signifie que les investisseurs achètent un package de crédits, plus ou moins fiables, avec une note globale donnée par les agences de notation. Dans la grande majorité des cas, cette opération de regroupement de crédits (pooling en anglais) s’accompagne d’une structuration qui créé différentes tranches de risques au sein de ce pooling afin de satisfaire une variété d’investisseurs.

[2] Il existe les overnight repo, l’argent doit être remboursé le lendemain, et les term repo qui présentent diverses échéances allant de 7 jours à 28 jours.

[3] Voir l’article Coronakrach de Frédéric Lordon (11 Mars 2020).

[4] Par exemple, de 1980 à 2019, la part des crédits à l’actif du bilan des banques françaises est passée de 84% à 38%, tandis que la part de titres financiers détenus est montée de 5% à 40%. Du côté des passifs, durant la même période, la part des dépôts à court terme a décliné de 73 % à 39 %, tandis que celle des ressources collectées sous forme de titres a progressé de 6 % à 45 % (Dominique Plihon, L’intermédiation bancaire : « La grande transformation », p.102, Revue d’économie financière)

[5] Wullweber, Joscha (2020): The COVID-19 financial crisis, global financial instabilities and transformations in the financial system, Berlin: Finanzwende/ Heinrich-Böll-Foundation.

[6] FSB(2020). Holistic Review of the March Market Turmoil

[7] Dans ce cas, il faut comprendre le terme liquidité comme la capacité de retirer aisément les fonds investis.

[8] André Orléan. De l’euphorie à la panique. Penser la crise financière, 2009.

[9] Wullweber, Joscha (2020): The COVID-19 financial crisis, global financial instabilities and transformations in the financial system, Berlin: Finanzwende/ Heinrich-Böll-Foundation.

[10] Goldman Sachs Group, Morgan Stanley, Merrill Lynch, Lehman Brothers, Bear Stearns, Bank of America, JP Morgan Chase, Citigroup, et Wells Fargo. Les chiffrent émanent de l’article de Darel Duffie, Still the world safe heaven, publié en 2020.

Pétrole : retirer notre avenir énergétique des marchés financiers et des pétro-États

Photo © Zbynek Burival, Unsplash

L’effondrement des prix du pétrole est souvent présenté comme une mauvaise nouvelle pour le climat. Ce n’est pourtant pas si évident. Cet effondrement illustre surtout l’incapacité des marchés financiers à supporter, et encore moins réguler, le trop plein de pétrole généré par une baisse subite de la consommation de pétrole. Or, d’un point de vue climatique, le pétrole est surabondant. Structurellement surabondant. Pourquoi ne pas se saisir de l’opportunité que constitue la baisse structurelle de la rentabilité des investissements dans les énergies fossiles pour tourner enfin la page des énergies fossiles et se diriger vers une nouvelle économie, juste et durable. Par Maxime Combes et Nicolas Haeringer.


 

Aux États-Unis, ce 20 avril, le prix du baril de WTI brut (West Texas intermediate crude) est passé sous la barre hautement symbolique du… zéro dollar. Il est même tombé à -37,63$ en fin de journée. Le “prix négatif” du baril a provoqué la stupéfaction et la sidération. Pourtant, à y regarder de plus près, l’anomalie n’est pas forcément là où on le croit. On pourrait même se demander si le baril de pétrole n’a pas atteint son juste prix. En effet, si nous voulons maintenir le réchauffement climatique “bien en-deçà” des 2°C de réchauffement, le trop-plein de pétrole est la réalité des jours, mois et années à venir, pas uniquement celle d’un lundi noir pour le pétrole à Wall Street. De manière purement conjoncturelle, le pétrole est aujourd’hui trop abondant aux États-Unis – mais d’un point de vue climatique, il est structurellement surabondant.

Pétrole de papier…

Le cours négatif du baril de WTI brut est contre-intuitif. Il ne signifie pas que le consommateur va être rémunéré pour recevoir les 159 litres que contient un baril de pétrole. Le cours du pétrole WTI brut n’est qu’une cotation d’un certain type de pétrole spécifique aux États-Unis sur un marché boursier. Le BRENT (du nom des principales plateformes pétrolières de l’Atlantique Nord) était au même moment autour des 20 dollars. Le cours qui s’est effondré est plus précisément celui du baril de pétrole qui doit être livré en mai. Depuis 1983 et la création de ces marchés à terme, des acteurs financiers prennent possession de tels contrats pour spéculer sur leurs prix : des milliards de barils de papier s’échangent chaque mois et fixent un prix indicatif du pétrole, celui qui est commenté dans l’espace public. Ceux qui possèdent ces barils de papier ne sont pas nécessairement des entreprises du secteur pétrolier : pour la plupart, ils n’ont pas la possibilité, encore moins la compétence, leur permettant de transporter, stocker et raffiner du brut. Charge à eux, donc, de se séparer de ces contrats avant leur terme.

On dit qu’ils débouclent leur position. C’est cela qu’ils n’ont pu faire en ce “lundi noir” – la veille du terme des contrats pour livraison en mai. Il n’y avait plus que des vendeurs et aucune des entités qui souhaitent normalement prendre physiquement livraison de pétrole supplémentaire, comme les raffineries, ne souhaitait en acheter. Que des vendeurs et pas d’acheteurs ? C’est un krach boursier et les prix s’effondrent. Ici, au point d’atteindre des prix négatifs, qui sont permis depuis peu sur ce marché spécifique. À force de spéculation, les détenteurs de ces contrats étaient prêts à payer pour se débarrasser d’un pétrole qu’ils n’avaient jamais eu l’intention d’acheter physiquement.

Symboliquement, le contenant coûtait d’ailleurs ce lundi bien plus cher que le contenu – un baril de pétrole (le contenant de 159 litres) neuf coûte ainsi plus de 100$ –  même si la plupart du pétrole n’est plus stockée dans un baril. Ce pétrole “de papier”, de barils à venir, qui se vendent et s’achètent sur ces marchés à terme des milliers de fois avant d’être physiquement produits, est devenu, l’espace d’un lundi noir, un actif sans valeur monétaire dont les propriétaires ont tous cherché à se défaire.

Ce qui s’est effondré c’est donc le prix d’un contrat, d’un titre financier. Ce prix a la prétention de “réguler” les marchés pétroliers – les guillemets sont ici évidemment de rigueur : la régulation dont il est question n’a en effet rien de délibéré ou de rationnel, a fortiori eu égard au réchauffement climatique. Mais ce cours du baril, et les autres, ainsi que les anticipations sur son évolution future sont diablement importants. Ils sont utilisés par l’industrie pétrolière pour déterminer ses investissements futurs, leur localisation et évaluer leur rentabilité théorique. Chaque baril ne coûte pas autant à produire : entre les hydrocarbures de schistes (aux États-Unis), les sables bitumineux de l’Alberta (Canada) et le brut vénézuélien ou saoudien, en passant par les forages en eaux-profondes à proximité du cercle polaire, le coût de revient d’un baril varie de quelques dollars à sans doute près d’une centaine de dollars. Les cours du baril et les prévisions pour les mois à venir guident donc les choix industriels à court, moyen et long terme.

…mais forages bien réels

Le prix du baril est une variable sur laquelle spéculent les traders mais sur laquelle essaient également de jouer les producteurs de pétrole, notamment les États pétroliers. En décidant d’ouvrir ou de fermer les vannes, certains États, comme l’Arabie Saoudite et la Russie, ont la capacité de jouer sur les quantités produites pour tenter de déprécier le prix du baril ou de le renchérir. Tous ne peuvent le faire, pour des raisons liées à l’organisation de la production ou à la nature du pétrole produit. Aux États-Unis, la production est ainsi assez rigide : la production d’hydrocarbures de schiste ne peut être aisément arrêtée et la Maison-Blanche ne dispose pas de moyen de piloter à court-terme la production du pays.

Ceux qui ont cette capacité peuvent le faire pour stimuler la production, pousser à investir dans des forages exploratoires, permettre la mise en production de gisements onéreux, ou encore pour des raisons géopolitiques dans le but de tenter de mettre certains acteurs sur la paille. À 20$, seule l’Arabie Saoudite est actuellement capable de produire du brut rentable – au détriment, toutefois, des investissements et politiques redistributives de l’État : la pétromonarchie ne perd pas d’argent mais elle n’en gagne pas suffisamment pour maintenir un train de vie élevé. Au-delà de 100$, les pétroliers investissent massivement dans les forages les plus onéreux et repoussent toujours plus loin les frontières de l’extractivisme.

Ces indicateurs sont fondamentaux : la valeur boursière d’une entreprise comme Total est bien entendu fondée sur ses résultats annuels mais aussi et surtout sur la taille des gisements dont elle détient les permis d’exploitation. Les acteurs du secteur sont donc poussés à continuer à explorer de nouveaux gisements, quand bien même nous devons réduire drastiquement nos émissions de CO2. Avant même d’être exploitées, ces réserves sont donc transformées en actifs financiers que les marchés se chargent de valoriser.

Le pétrole n’est pas un investissement sûr

C’est là l’une des grandes leçons de la situation actuelle. Elle a le mérite de mettre en évidence le fait qu’investir dans le pétrole n’est pas si raisonnable : ce lundi noir a montré que ce qui était perçu comme un actif physique avec une valeur monétaire, pouvait se transformer en un passif dont il faut se débarrasser à (presque) tout prix. Pourtant, les investisseurs institutionnels, privés comme publics, considèrent aujourd’hui encore le pétrole comme un placement fiable, parmi les plus rentables qui soit. Le prix du baril ne pourrait que croître à l’avenir, que ce soit sous l’effet de l’augmentation de la consommation ou de la raréfaction de la ressource. Sur ce point (et sur ce point seulement), les investisseurs rejoignent d’ailleurs une partie des écologistes, qui considèrent que la conséquence du pic pétrolier sera de faire grimper irrémédiablement le prix du pétrole. Ce serait une bonne nouvelle pour le climat : là où les premiers voient une source de profit sans limite – et les énormes liquidités engrangées par les majors lorsque les prix étaient hauts leur donnent raison –, les seconds considèrent qu’il y a là à la fois un levier pour encourager la baisse de la consommation et les prémisses d’une crise financière gigantesque.

Tous oublient toutefois plusieurs facteurs déterminants. Le pétrole est, tout d’abord, au cœur d’un jeu stratégique et politique exacerbé. Pour le dire trivialement : qui détient du pétrole détient du pouvoir. Et les principaux producteurs se mènent une guerre des prix et une guerre des quantités, qui peuvent les conduire à alternativement tenter de fermer ou d’ouvrir les vannes – les leurs comme celles de leurs concurrents. Le prix du baril n’est donc pas corrélé à la quantité de barils contenus dans les réserves exploitées mais à un jeu d’anticipations complexes mêlant de très nombreuses variables. Il est par ailleurs largement découplé du coût de production desdits barils. Bien sûr, ça ne signifie pas que le baril ne remontera jamais à ses niveaux les plus élevés, au-delà des 100$.

Mais comme chacun.e a désormais pu s’en rendre compte, le pétrole est un produit financier comme les autres, qui fait l’objet d’une intense spéculation. Celle-ci peut bien évidemment s’exercer à la hausse comme elle peut se jouer à la baisse. À la lumière de ce lundi noir, le pétrole n’est désormais plus ce fameux placement de “bon-père de famille” (expression complètement surannée, cependant elle est ici tout à sa place puisqu’elle permet de souligner le caractère masculin et viril de ces deux activités néfastes que sont la spéculation et l’extraction d’hydrocarbures).

Pourtant tous les plus grands investisseurs mondiaux sont fortement dépendants des revenus du pétrole. Les multinationales de l’énergie sont des poids lourds des indices boursiers : de Londres à Paris en passant par New-York, les entreprises liées à l’exploitation des énergies fossiles représentent environ 15% de la valorisation boursière. Les géants de la gestion d’actifs sont friands de la rentabilité financière du secteur et continuent à faire des investissements pétroliers un élément central de leur stratégie. Ainsi BlackRock, auquel le gouvernement s’apprêtait à ouvrir grand les portes de l’épargne retraite des salarié.e.s basé.e.s en France, détient par exemple 5,3 milliards d’actions Total (au cours de l’action à la mi-avril) Et les investisseurs publics ne sont pas en reste : en France, la Caisse des dépôts et consignations est un soutien majeur des entreprises pétrolières françaises.

De 2016 (soit juste après la signature de l’accord de Paris) à 2018, les 33 plus grandes banques ont ainsi injecté 1 900 milliards de dollars dans l’industrie fossile. Le charbon, le gaz et le pétrole sont subventionnés chaque années à hauteur de 370 milliards de dollars. Et le FMI avait même calculé qu’en tenant compte des coûts socialisés (les conséquences du réchauffement climatique, par exemple, qui ne sont pas payées par l’industrie fossile, mais par la collectivité) l’ensemble des subventions et des aides se monte à 10 millions de dollars… par minute (soit 5 300 milliards par an). Sans ces aides massives, le secteur pétrolier ne serait pas rentable.

Ces investissements apparaissent aujourd’hui pleinement pour ce qu’ils sont : des placements spéculatifs risqués. De nos jours, un baril de pétrole est échangé des milliers de fois sous forme de contrat avant même d’être extrait et livré physiquement à son acheteur final – qui seul pourra le transporter puis le raffiner (ou le revendre à un raffineur).

Fermer les vannes financières

Quiconque place de l’argent dans le secteur fossile joue à quitte ou double. Les alertes ont été lancées depuis plus de dix ans sur les fameux stranded assets, ou “actifs bloqués” : si on prend le climat au sérieux, la valorisation boursière des entreprises du secteur ne peut à terme qu’être réduite à peau de chagrin. À chaque fois qu’une major du pétrole a dû revoir à la baisse ses réserves exploitables, sa valorisation boursière a diminué de la moitié du chiffre annoncé : les spécialistes considèrent en effet qu’environ la moitié de la valorisation boursière d’une entreprise pétrolière ou gazière est basée sur les profits espérés tirés de l’exploitation des prochaines onze années en moyenne.

Or pour réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, nous devons organiser la sénescence de l’industrie pétrolière : planifier sa disparition progressive (quoique, compte tenu de l’urgence, de moins en moins progressive et lente). Comme la valeur boursière des entreprises du secteur est directement corrélée à la taille des gisements exploités (ou en passe de l’être), toute politique climatique ambitieuse signifie donc que cette valorisation tendra inexorablement vers zéro, générant au passage, si cette tendance n’est pas anticipée et contrôlée, un krach boursier conséquent. Les marchés et les acteurs financiers ne sont donc pas qualifiés pour organiser cette sénescence de l’industrie pétrolière.

Pour les investisseurs, la seule attitude raisonnable est donc à ce jour de désinvestir du secteur fossile. On peut en induire que chaque euro qui sera injecté dans le secteur des combustibles fossiles pour le soutenir dans le contexte de la pandémie du Covid-19 et de l’effondrement du prix du baril pourrait être un euro perdu. Renflouer l’industrie fossile est une gabegie immense. Parier sur un renchérissement du prix du baril est hautement risqué – rien n’indique que le futur du pétrole, en tant qu’objet de spéculation financière intense sur les marchés financiers, ne sera pas celui-ci : l’alternance rapide et brutale entre des pics et des crevasses, le prix du baril faisant le yoyo. Et ce serait renoncer définitivement à contenir le réchauffement “bien en-deçà” des 2°C.

La seule voie possible, qui permette de protéger les droits des salariés du secteur, est donc sa socialisation, assortie de conditions claires quant à sa reconversion vers les énergies renouvelables. Ce que racontent les dirigeants des majors du secteur est une fable : leurs entreprises ne sont pas d’ores et déjà engagées sur la voix de cette transition. Avant la crise, elles continuaient d’investir massivement dans l’extraction ou l’exploration (upstream), le transport (midstream) et le raffinage puis la distribution (downstream) de pétrole. Depuis 2015 et l’accord de Paris sur le climat, les investissements annuels dans le secteur des énergies fossiles n’ont guère évolué, autour des 700 ou 800 milliards de dollars annuels. À chaque dollar investi dans les énergies renouvelables, il y en avait toujours plus de deux et demi dans les énergies fossiles. Depuis 5 ans, les entreprises du secteur des énergies fossiles, profitant de cours du pétrole relativement profitables, continuaient donc à investir massivement dans le réchauffement climatique.

L’effondrement des prix que l’on constate depuis le début de la crise sanitaire pourrait, si le cours du baril ne remonte pas, les conduire à revoir leurs investissements drastiquement à la baisse. Sur ce plan, c’est une excellente nouvelle – et une opportunité bien plus prometteuse que de renflouer le secteur, en faisant le pari que la hausse des prix rendrait la transition plus intéressante financièrement. À ce prix du baril, plus aucune des exonérations fiscales portant sur les carburants, quelles que soient ces exonérations, quels que soient les carburants concernés (essence, fioul lourd, kérosène…), ne se justifie. Plus généralement, nous voyons là une occasion unique de mettre un terme à toute forme de soutien (subventions, exonérations, etc.) aux énergies fossiles. Les pouvoirs publics, s’ils s’en donnent les moyens, ont ici la possibilité unique de faire basculer les investissements initialement prévus dans le secteur vers la transition écologique : cela fait des années que l’on entend les institutions internationales et un certain nombre de promoteurs de la “finance verte” appeler à “shifting the trillions”, autrement dit à faire basculer des milliers de milliards de dollars. Puisque les investissements dans les énergies fossiles ne sont plus rentables à court terme, c’est l’occasion ou jamais de procéder, sous la contrainte et le contrôle des pouvoirs publics, à ce basculement essentiel.

Le pétrole est à son juste prix, laissons le à sa juste place : dans le sol

Au fond, le pétrole de papier est aujourd’hui échangé au plus près de ce qui devrait être son prix réel si l’on tenait compte l’impératif climatique : zéro euro.

Aux États-Unis, le prix du baril a chuté car la ressource est temporairement trop abondante. Le confinement et les conséquences de la pandémie sur l’économie ont fait baisser la demande et les capacités de stockage sont proches de la saturation. Il y a trop de pétrole produit pour une consommation mondiale qui a sans doute chuté de 30 à 40%.

La situation est un peu partout décrite comme une anomalie : une fois la pandémie passée, les choses reprendront leur cours normal, et le baril aussi. Selon certains économistes, ils pourrait même rapidement grimper au-delà des 100$, sous l’effet d’un boom de la demande.

Pour autant, nous voudrions ici prendre les choses à rebours : d’un strict point de vue climatique, le pétrole est une ressource surabondante. Nous avons trop, bien trop, beaucoup trop, démesurément trop, de pétrole.

De ce point de vue, le prix du pétrole, en tant que matière première surabondante régulée par les marchés, devrait donc être nul ou presque. Le juste prix du pétrole-matière au regard de la contrainte climatique, c’est donc le prix actuel du pétrole de papier. Ce qui tombe bien, à deux égards : 1) le moyen le moins onéreux (et coûteux pour le climat) de stocker le pétrole, c’est de le laisser là où il est, à savoir dans le sol ; 2) le meilleur moyen de ne plus investir dans l’exploration et l’exploitation de nouveaux gisements, à défaut d’une interdiction par les pouvoirs publics, est d’avoir un prix du pétrole complètement déprécié.

Et après ?

Est-ce le signe d’une crise économique plus forte encore ? Si le prix du baril se stabilise durablement à des niveaux aussi bas, l’ensemble du secteur sera soumis à rude épreuve – entraînant de probables faillites et destructions d’emplois – et déstabilisant de nombreux États dont le budget dépend de la manne pétrolière : la situation sera particulièrement compliquée pour l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, l’Équateur, l’Irak, le Koweït ou encore la Russie ; tandis que la situation sociale se pourra se tendre plus encore en Algérie ou au Venezuela. Les politiques de redistribution de la Norvège, quoiqu’elle dispose d’un fonds souverain conséquent, pourraient également être affectées. Les destructions d’emplois seront massives au Canada, et plus encore aux États-Unis, dont le secteur est morcelé et peu résilient. Les plus pauvres des pays producteurs, en premier lieu les États africains, dont la manne est largement accaparée par les grandes entreprises et les élites les plus haut placées, verront leurs ressources fondre un peu plus encore.

Si le baril remonte au-dessus des 100$, les conséquences seront différentes, mais non moins préoccupantes. À l’encontre de certains de nos plus proches alliés, nous ne pensons pas que le renchérissement du prix du baril soit une bonne nouvelle pour le climat. La demande n’est que marginalement corrélée au prix du baril et plus les prix grimpent, plus l’industrie fossile investit. Des gisements jusqu’alors non exploités car peu rentables seront mis en production. La pression se renforcera pour augmenter les capacités de production, de transport et de raffinage, ramenant aux oubliettes les objectifs de réductions des émissions de CO2. Le prix du pétrole ne nous semble pas être un instrument déterminant – ce qui fera la transition écologique vers des sociétés justes et durables, ce n’est pas le montant auquel s’échange le baril de pétrole, a fortiori en tant que titre sujet à intense spéculation, mais la volonté politique.

À l’inverse, les milliards qui ne seraient pas injectés dans de nouveaux forages seraient alors disponibles pour venir financer la rénovation des bâtiments, organiser la relocalisation de la production – notamment agricole –, développer les énergies renouvelables et mettre en œuvre des politiques de sobriété, etc. Certes, certaines des entreprises du secteur sont tellement riches qu’elles devraient pouvoir résister à la contraction des prix. Mais elle permettrait enfin aux États d’engager un rapport de force avec des acteurs jusqu’alors perçus comme trop puissants. Du moins les masques tomberaient-ils : les États ne pourraient plus se réfugier aussi aisément que jusqu’alors derrière l’argument de la toute-puissance des majors du secteur. Les faillites des acteurs les plus fragiles pourraient permettre d’entamer la socialisation du secteur – ou de les renflouer sous conditions claires de reconversion. Les États peuvent par ailleurs prendre des mesures pour que le prix du pétrole reste bas, afin que détruire le climat cesse enfin d’être une activité économiquement rentable ; tout en faisant monter le prix final à la consommation, de sorte que les incitations – même minimes – par le prix à la transition demeurent. De tels choix sont toutefois complexes : il n’est pas souhaitable que de tels mécanismes reviennent à faire porter le coût de la transitions sur les ménages les plus modestes.

La période actuelle constitue à bien des égards une opportunité historique de définanciariser l’économie, de tourner enfin la page des énergies fossiles, pour entamer la reconstruction d’une nouvelle économie, juste et durable. Si l’on met dans la balance d’un côté des plans de relance hautement carbonés, et de l’autre des mesures permettant enfin d’engager la grande transition vers une économie libérée de l’extractivisme, il est difficile de surestimer l’importance de ce qui se joue actuellement. Les politiques qui sont en train d’être élaborées vont largement déterminer ce à quoi ressemblera notre devenir climatique pour des dizaines, sinon des centaines d’années. C’est donc un moment de vérité pour le mouvement pour la justice climatique. On a souvent glosé sur le fait qu’il était plus difficile d’imaginer l’après-capitalisme que la fin du monde – nous voici expressément invité.e.s à penser et à construire un avenir libéré du capitalisme fossile, sous peine de voir notre monde finir de tomber en ruine.

 

Maxime Combes est économiste, porte-parole de l’association ATTAC

Nicolas Haeringer est chargé de campagne pour 350.org

Bibliographie :

À propos des investissements, des subventions et financements accordés à l’industrie fossile :

  • Le rapport annuel Banking on climate change

https://www.ran.org/wp-content/uploads/2019/03/Banking_on_Climate_Change_2019_vFINAL1.pdf

Sur le désinvestissement :

Sur le budget carbone :

Argentine, spéculations sur la présidentielle

Pesos argentins
© Arnaud Brunetière

Alors que l’image des arbres enflammés de l’Amazonie voisine imprègne encore tous les esprits, d’autres pyromanes ont de nouveau mis le feu à l’Argentine, provisoirement déclarée en « défaut sélectif » par Standard & Poor’s mercredi 28 août, moins de 20 ans après la crise de 2001 et deux mois avant la prochaine élection présidentielle. La crise a révélé les faiblesses de l’économie argentine, soumise à des réformes néolibérales à marche forcée, depuis l’élection de Mauricio Macri en 2015. Elle témoigne également de la pression que les marchés financiers sont prêts à exercer sur un peuple récalcitrant. Retour sur un mois d’août incendiaire pour l’économie … et la démocratie argentine.


Les « PASO », une répétition générale de la présidentielle du 27 octobre

Les PASO – primaires ouvertes simultanées obligatoires – jouent, en Argentine, la double fonction de primaire des partis politiques, qui souhaitent présenter des candidats à une élection nationale, et d’habilitation de ces partis pour le scrutin (le seuil de 1,5% des suffrages exprimés étant la condition requise pour leur participation). Mais les résultats obtenus par les différents partis donnent aussi une idée des capacités des candidats à rassembler les électeurs en leurs noms.

La crise n’est pas vécue de la même manière par tous les Argentins. Les plus aisés peuvent ainsi spéculer sur le prix de la monnaie et réaliser des gains dépassant les meilleurs taux d’intérêts bancaires imaginables.

Ainsi, dimanche 11 août, c’est le couple péroniste formé par Alberto Fernández (candidat pour la présidence de la nation) et Cristina Kirchner (vice-présidence) qui l’a emporté, avec 47% des suffrages exprimés, devant celui du président libéral actuel, Mauricio Macri (32%). La marge de 15 points donnée par les urnes laisse dès lors envisager une victoire, dès le premier tour, d’Alberto Fernández à la présidentielle du 27 octobre prochain1.

Ce suffrage constitue un camouflet pour le président sortant, désormais condamné à présider un pays en terminant une campagne déjà perdue. Pire, ce résultat, s’il se confirmait en octobre, ramènerait au pouvoir le « kirchnerisme »2 dont il s’était fait le pourfendeur depuis des années.

La « macrise » sanctionnée

L’effondrement de la monnaie argentine, accompagné des remèdes néolibéraux classiques (libéralisation des marchés, baisses des dépenses liées à la fonction publique, des aides sociales, etc.) et de nouveaux prêts du FMI – conditionnés à ses sempiternels ajustements structurels – ont fait exploser les inégalités. Roberto Lavagna – arrivé troisième aux PASO avec 8% des voix – et l’Église argentine demandaient ainsi au gouvernement, fin août, un programme « d’urgence alimentaire », à destination des plus pauvres, comme cela avait été fait suite à la crise de 2001. La brèche, sans cesse croissante, entre le prix de la monnaie et le prix réel des biens de consommation courants rend la vie aussi difficile pour les Argentins les plus précaires, qu’avantageuse pour les plus aisés.

En effet, la macrise n’est pas vécue de la même manière par tous les Argentins. Ainsi, si l’euro valait 17 pesos, en janvier 2017, une bouteille de vin argentin correct pouvait alors s’acheter pour 70 à 80 pesos dans un supermarché. Aujourd’hui, avec un euro à 65 pesos, le même vin coûte, dans le même supermarché, entre 140 et 180 pesos. Il y a deux ans, un touriste européen qui allait en Argentine avec 100 euros pouvait alors acheter – en moyenne – 22 bouteilles. Aujourd’hui, avec ces mêmes 100 euros, il peut en acheter une quarantaine.

Les Argentins aisés peuvent ainsi spéculer sur le prix de la monnaie et réaliser des gains dépassant les meilleurs taux d’intérêts bancaires imaginables. Mesure phare du gouvernement Macri, prise moins d’une semaine après son élection, l’annulation du cepo – contrôle étatique créé en 2011 par Cristina Kirchner, pour freiner la chute du peso argentin, limitant l’achat de devises étrangères à 2000 dollars mensuels – a en effet autorisé les plus fortunés à changer jusqu’à 2 millions de dollars par mois. La macrise profite ainsi aux personnes disposant d’économies en monnaies étrangères. Ce qui explique, en partie, que 32% des électeurs aient apporté leur voix au président actuel, malgré l’état désastreux de l’économie du pays.

Confusion entre marchés et démocratie

Face à la victoire d’Alberto Fernández le 11 août dernier, les marchés ont répondu, dès le lendemain, par une nouvelle baisse de la monnaie argentine. Celle-ci est passée à 59 pesos l’euro avant d’atteindre 67 pesos deux jours plus tard et de revenir à 60 en fin de semaine. Mauricio Macri a alors pris note, dès le 12 août, de cette réaction, en affirmant que « le problème majeur [qu’ont], aujourd’hui, les Argentins, c’est que l’alternative au gouvernement, l’alternative kirchneriste, n’a pas de crédibilité dans le monde (…) elle n’a pas la confiance nécessaire pour que les gens veuillent venir investir dans le pays ».

Plusieurs patrons ont ainsi reconnu avoir promis une prime à leurs employés, dans le cas où Mauricio Macri accéderait au ballottage (second tour). Un intérêt de classe, que l’actuel président – lui-même homme d’affaires – confirme régulièrement.

Ainsi, Mauricio Macri fait de son adversaire – le  kirchnerisme – le responsable de tous les maux de l’Argentine. La crainte du retour supposé des méthodes kirchneristes – qui ont mené l’Argentine à sortir de la crise de 2001 et à poursuivre une croissance de son PIB dont sont pourtant, généralement, friands les libéraux – pesant, selon lui, plus lourd dans la balance des marchés que les politiques du président en exercice.

Renvoyant sans cesse son adversaire à un « passé », selon lui révolu, Mauricio Macri oublie avec empressement qu’avant Néstor et Cristina Kirchner, c’étaient, déjà, les politiques très libérales de Carlos Menem, puis les saignées exigées par le FMI, sous le mandat de Fernando de la Rúa, qui avaient mené l’Argentine dans le gouffre en 2001 … Si le kirchnerisme évoque un passé révolu, que dire, alors, du libéralisme et des « Plans d’ajustement structurel » du FMI ?

Quoiqu’il en soit, cette désignation de la possibilité d’une alternance comme responsable d’un effondrement économique et l’insistance de Mauricio Macri sur le fait que « les marchés espéraient [des PASO] une information qui valide que le changement [entrepris par son gouvernement] avait plus d’appui chez les Argentins » posent question quant à la possibilité de refuser démocratiquement le libéralisme.

La position, toute en nuances, des partisans du président, est claire : le marché a ses raisons que le peuple ignore. Plusieurs patrons ont ainsi reconnu avoir promis une prime à leurs employés, dans le cas où Mauricio Macri accéderait au ballottage (second tour) contre Alberto Fernández3. Un intérêt de classe, que l’actuel président – lui-même homme d’affaires – confirme régulièrement. Fin août, il recevait ainsi des représentants du grand patronat au palais présidentiel pour leur expliquer personnellement ses projets pour reconquérir l’électorat perdu.

Accusation de manipulation des marchés et démission du ministre de l’économie

Dans ce contexte très tendu, l’accusation, par l’ex-président de la Banque Centrale Argentine, Martín Redrado, vendredi 16 août, d’une « instruction politique [par le gouvernement Macri], pour laisser courir le titre de change » ordonnant « à la Banque centrale de s’écarter du marché » contre les engagements pris auprès du FMI, a fait l’effet d’une bombe. Les ministres Nicolás Dujovne (Économie) et Dante Sica (Production et travail) se sont alors hâtés de la désamorcer en qualifiant cette insinuation « d’irresponsable ». Avant que, le lendemain, le premier donne sa lettre de démission et conclue ainsi une semaine apocalyptique pour la deuxième puissance économique d’Amérique du sud.

Refusant toutefois de se reconnaître vaincu, le très libéral gouvernement Macri annonce depuis lors des mesures interventionnistes – toutes kirchneristes – qu’il décriait depuis des années.

Depuis, le FMI est venu rencontrer le nouveau ministre de l’Économie ainsi que le candidat sorti vainqueur des PASO, identifié par l’institution – comme par l’ensemble des observateurs argentins et internationaux … à l’exception notable de Mauricio Macri et de son équipe – comme le futur président du pays. Le gouvernement a ensuite annoncé unilatéralement un rééchelonnement de la dette, qui a mené l’agence Standard & Poor’s à déclarer, mercredi 28 août, l’Argentine en « défaut sélectif », avant de se rétracter.4

Les « mesures d’allègements » de Mauricio Macri : l’hommage du vice à la vertu ?

Anéanti par les résultats des PASO, Mauricio Macri est, depuis, condamné à gouverner les 3 mois restants jusqu’à la passation de pouvoir, en sachant que ses politiques ne seront pas reconduites par son successeur. Refusant toutefois de se reconnaître vaincu, le très libéral gouvernement Macri annonce depuis lors des mesures interventionnistes – toutes kirchneristes – qu’il décriait depuis des années.

Ainsi, il annonçait le 14 août : 2 000 pesos de plus pour les plus pauvres et une réduction équivalente des cotisations sociales de certains salariés, 5 000 pesos supplémentaires pour les fonctionnaires, une augmentation du salaire minimum, une hausse de 40% de la bourse pour les étudiants, le gel du prix de l’essence sur les trois prochains mois, etc.

Puis, c’était au tour, dimanche 1er septembre, du monstre honni – le cepo tant décrié – de ressusciter. « Après avoir critiqué pendant des années un régime d’administration du marché des changes, ce qui avait été dénoncé par les économistes et une grande partie des médias comme un « cepo » (carcan), le gouvernement de Macri termine en imposant des contrôles sur l’accès aux dollars pour essayer de parvenir jusqu’au 10 décembre », écrivait ainsi Alfredo Zaiat, lundi dernier, dans Página12.

Se posera donc le problème, pour le futur président, de la sortie de crise. Les méthodes de 2003 pourront-elles être répétées par le couple kirchneriste ? Les réévaluations des pensions et du salaire minimum (aujourd’hui de 12 500 pesos, pour un panier de base chiffré à 31 000 pesos) souhaitées par Alberto Fernández, pour relancer la consommation, la production et le travail, semblent répondre à « l’urgence alimentaire ».

Rien ne garantit, cependant, que celui-ci marquerait une rupture franche avec son prédécesseur. Connu pour sa modération au sein du camp péroniste, Alberto Fernández n’a cessé de jurer qu’il romprait avec les « excès » du kirchnerisme – comprendre des dépenses publiques trop élevées et un interventionnisme économique trop fort. Une posture qui laisse présager une continuation du paradigme dominant, à l’heure où les cendres de l’Amazonie confirment funestement sa nocivité et celle du productivisme.

 

Notes :

1 Les candidats réunissant plus de 45% des voix, ou 40% avec plus de 10% de différence avec le second, étaient déclarés élus dès le premier tour.

2 Cristina Kirchner, présidente aade l’Argentine de 2007 à 2015, avait succédé à ce poste à son mari Néstor Kirchner, élu en 2003. Ce dernier étant le premier président argentin à terminer son mandat suite à la crise économique de 2001 qui avait vu le départ en hélicoptère du président Fernando de la Rúa et la succession de 6 présidents en 18 mois.

3 Voir, notamment : Melisa Molina, « Los patrones compran votos para Macri », dans Página12, 27 août 2019, ou El destape, « Elecciones 2019 : un legislador macrista también prometió pagar $5000 si Macri llega al balotaje », dans El destape, 28 août 2019

4 Ces catégorisations, ayant un pouvoir éminemment important sur des dizaines de millions de personnes, sont régulièrement critiquées. Voir notamment : L’Économiste, « Le diagnostic de Standard & Poor’s débattu », dans L’Économiste, 14 novembre 2011 ou Anna Villechenon, « Standard & Poor’s : erreurs et tremblements », dans Le Monde, 5 février 2013.

Fusion de Deutsche Bank et Commerzbank : prochain monstre de la finance?

Deutsche Bank ©

Les deux plus grands établissements bancaires allemands ont annoncé avoir engagé des discussions en vue d’une fusion. Cette démarche, encouragée par une partie du gouvernement allemand, également actionnaire de la Commerzbank, suscite doutes et critiques. Loin de résoudre les problèmes auxquels sont confrontées ces deux banques, cette fusion risque de faire naître un mastodonte plombé par les difficultés, qui menacerait alors tout le système financier.


Un mariage de déraison

Deutsche Bank et Commerzbank sont les deux principaux groupes bancaires allemands. Tous deux ont gagné en importance, au travers de la crise financière, la première en ayant fait l’acquisition de Deutsche Postbank en 2010, et la seconde la Dresdner Bank en 2008. Pour autant, les deux banques ne sont pas sorties complètement indemnes de la crise, et en portent encore les stigmates aujourd’hui. Ainsi, l’État allemand a dû accorder une aide de 10 milliards d’euros à la Commerzbank en achetant une part de capital et en est depuis le principal actionnaire. Notons que cette entrée au capital des banques ne fut pas pratiquée en France sous Nicolas Sarkozy pour des raisons purement idéologiques. Mais le cas le plus emblématique reste celui de Deutsche Bank, condamné à une amende de 7 milliards d’euros en raison de sa responsabilité dans la crise des subprimes. Au total, depuis la crise financière, Le Monde a évalué à 14 milliards d’euros le total des montants réglés par Deutsche Bank en amende et procédures diverses. De fait, le nom des deux établissements revient régulièrement au cœur de scandales financiers qui ont entaché leur réputation, en raison de la violation des embargos américains (amende de 1,45Md$ infligée en 2015 à Commerzbank), ou encore pour des manipulations sur les marchés (amende de 2,5 Md$ infligée à Deutsche Bank en 2017). Les deux banques sont encore en proie aux procédures judiciaires, Commezbank fait l’objet d’une enquête dans le cadre d’une vaste affaire de fraude fiscale reposant sur des échanges de titres, s’exposant à une sanction de 2,4 Md€, et Deutsche Bank apparaît mêlée à un vaste scandale de blanchiment de fonds russes par des banques européennes découvert récemment.

Sur un marché bancaire allemand particulièrement éclaté1, comptant une myriade d’établissements locaux, au sein duquel Deutsche Bank et Commerzbank sont les deux seuls établissements d’envergure européenne, ces derniers ont dû affronter un problème sérieux de rentabilité du fait de la politique des taux bas menées par la BCE qui a contribué à réduire les marges du secteur bancaire, et de la forte concurrence sur ce marché. Dans le même temps, elles ont dû augmenter les moyens consacrés aux fonctions de conformité du fait des diverses sanctions encourues2. Enfin, les deux banques, en restructuration continue depuis la crise, restent très exposées, la première aux risques sur les dérivés (paris sur la valeur à terme d’une actif financier), la seconde aux risques sur la dette italienne (à hauteur de 9 milliards d’euros au 31 décembre 2017).

Ce futur géant va cumuler les faiblesses des deux établissements actuels, sans garantie sur les gains espérés

En conséquence, d’où provient ce projet de fusion? Il est fondé sans surprise sur l’objectif d’économies d’échelle obtenues en accroissant la taille de la banque et en réduisant ses coûts (il est question de la possibilité d’une suppression 20 000 postes, soit 14 % du total des effectifs actuels). Pour autant, fusionner uniquement pour réduire les coûts ne suffit pas comme objectif stratégique pour espérer des résultats positifs à moyen ou long terme.

En effet, l’économie industrielle nous apprend qu’une fusion peut être motivée dans trois cas:

Dans le premier cas, la fusion entre deux établissements inégaux revient à l’acquisition d’un établissement par l’autre, et à l’extraction de valeur issue du démantèlement de la « proie » acquise. Or la Deutsche Bank, la plus importante des deux, aurait beaucoup de difficulté à mobiliser les fonds nécessaires pour racheter sa consœur, et le gouvernement ne tient pas au démantèlement de l’outil de financement de son Mittelstand.

Dans le second cas, il s’agit de réduire la concurrence sur un marché. Or les deux entreprises interviennent sur des segments assez différents (la banque dite de grande clientèle pour la première, c’est-à-dire le financement des grandes entreprises, et la banque de détail pour la seconde), et la concurrence resterait forte au niveau local.

Enfin, une fusion entre égaux demeure possible, dès lors que les activités sont complémentaires et offrent des opportunités de synergies. Cette possibilité existe avec une banque très exposée à l’international et orientée sur des activités de marché, qui ont atteint la même importance que ses activités de crédit, contrairement à la seconde, spécialisée dans le crédit et la banque de détail. Pour autant, l’expérience montre que les bénéfices de ce type d’opérations sont souvent surestimés par les cabinets en charge de leur réalisation, et qu’ils seront d’autant moins importants que les deux entreprises disposent d’une culture forte. Par ailleurs il est assez rare, et peu stratégique, qu’elles impliquent un établissement en difficulté, et plus encore les deux qui ont prévu de fusionner.

Dès lors le doute grandit sur l’opportunité d’une telle opération, ou, pour reprendre l’expression d’un syndicat allemand, il est peu probable que l’union de deux boiteux fasse un coureur de compétition. Ce doute gagne les autorités de régulation, sceptiques elles aussi sur la viabilité du nouvel ensemble et Angela Merkel elle-même a pris ses distances avec ce projet. On a pourtant pu lire dans la presse plusieurs hypothèses concernant l’activisme de Berlin pour voir cette option se réaliser : volonté d’empêcher le rachat par une banque étrangère et de préserver une souveraineté financière, bien loin de l’esprit des traités européens, de voir naître un géant européen de la taille de BNP Paribas, voire un conflit d’intérêt, encore peu clair, du côté du Ministère de l’économie.

Désengager l’État : un jeu dangereux

En vérité, l’établissement qui sortirait de cette fusion présenterait un risque systémique immédiat. Tout d’abord, avant que les synergies ne se produisent, la banque serait immédiatement confrontée à d’importantes dépenses de réorganisation et de restructuration compte tenu de l’ampleur de la fusion, ce qui n’améliorerait pas sa rentabilité à court terme. Les difficultés menacent également de s’aggraver suite au ralentissement de l’économie allemande, auxquels les deux demeurent particulièrement exposées (près de 50 % des crédits de Deutsche Bank3 et plus de 75 % pour la Commerzbank4 selon les chiffres 2017 publiés dans leurs rapports annuels respectifs), des turbulences sur les marchés financiers qui constituent le cœur d’activité de Deutsche Bank. Or la défaillance de l’établissement issu de la fusion aurait un impact considérable en raison des interconnections existantes entre Deutsche Bank et les autres banques européennes. Ainsi, les risques portés par chacun des établissements se cumuleraient et ne permettraient plus, de l’extérieur, de distinguer l’impact financier potentiel sur le géant ainsi né. En effet, l’activité et les caractéristiques de chacune leur font porter des risques spécifiques. Une fois fusionnées, il serait plus difficile de l’extérieur, pour un investisseur, un créancier ou même un client de discerner dans quelle mesure le nouvel ensemble est proche de la défaillance, à savoir si les risques encourus se déclenchent effectivement et quel est leur impact sur le nouvel ensemble. Or cette absence de visibilité dessert d’emblée la confiance dans cette nouvelle banque. En raison de sa taille et de ses activités avec les autres banques européennes, le spectre d’une nouvelle crise de liquidité se profile, tout comme en 2008 lorsque les banques refusaient de se fournir des prêts faute de savoir lesquelles d’entre elles étaient sur le point de faire défaut.

Est-ce à dire que depuis la dernière crise financière rien n’a changé dans le monde bancaire ? Les déclarations martiales des responsables politiques ont pourtant bien été suivies de quelques mesures. Tout d’abord avec la mise en place en 2014 de stress-tests par la BCE. Il s’agit de mesurer l’impact de conditions économiques dégradées sur les principaux indicateurs des banques, soit de mesurer leur capacité de résistance à un choc financier. Or, le dernier exercice réalisé en 2018 fait apparaître que Commerzbank et Deutsche Bank se situeraient à la limite du seuil réglementaire pour continuer à exercer leur activité (avec un ratio de fonds propres de respectivement 9,9 % et 8,1 % contre 8 % attendu).

Les outils de la résolution. Source : SRB

Ce seuil a trouvé une traduction concrète à la faveur de la dernière crise bancaire. En effet, les gouvernements se sont engagés à ne plus secourir des établissements bancaires défaillants à l’aide de l’argent des contribuables. Pour palier des défaillances attendues, un mécanisme à deux étages a été conçu, piloté par le Single Resolution Board. Si une première série d’indicateurs ne sont plus remplis, l’établissement doit mettre en place un plan de redressement interne. Or si les mesures prises ne sont pas concluantes, la banque passe sous contrôle de la BCE, qui met en place un plan de résolution, défini par ses soins.

Parmi les options retenues, si la possibilité de vendre totalement ou partiellement la banque est bien présente (premier instrument en haut à gauche) et a été éprouvée lors de la première activation de ce mécanisme sur une banque italienne l’année dernière, il apparaît contraire à l’esprit de la réglementation de rapprocher deux établissements en difficulté.

En cherchant par tous les moyens à éviter de s’impliquer dans l’économie, la République fédérale accroît significativement le risque sur son marché bancaire, et menace le marché européen.

En revanche, la possibilité d’un bail-in (dernier instrument en bas à droite) fait apparaître le cœur du dilemme dans lequel se situe l’État allemand. La stratégie de bail-in consiste à faire peser sur les actionnaires et les créanciers, et in fine les déposants, le coût du sauvetage de la banque, afin d’éviter un bail-out, c’est-à-dire la mobilisation de fonds publiques. Or, l’État allemand intervient dans ce dossier à la fois comme le premier actionnaire de Commerzbank et comme l’autorité prêteuse en dernier ressort, en cas de bail-out si les montants issus du bail-in se révélaient insuffisants.

Dans le cas présent, on peut supposer que l’État allemand à chercher à résoudre deux problèmes, au risque d’en créer un plus grave encore. En effet, en cas de défaillance de Commerzbank, dont l’activité est jugée essentielle pour l’économie, Berlin devrait accroître son soutien à l’établissement, une politique difficilement acceptable pour les conservateurs opposés à l’interventionnisme d’Etat actuellement au pouvoir. Or Deutsche Bank présente des niveaux de fonds propres légèrement supérieurs à Commerzbank (soit respectivement 13,6% de CET1, contre 12,9% à fin 2017), mais surtout, du fait de sa taille, dispose d’un niveau de dépôts clientèles pléthoriques, permettant potentiellement d’absorber les pertes du nouvel ensemble, sans que l’État ait à accroître son intervention. Ainsi, en cherchant par tous les moyens à éviter de s’impliquer dans l’économie, la République fédérale accepte d’accroître significativement le risque sur son marché bancaire, et de menacer le marché européen. Cette disposition permet également de comprendre pourquoi des alternatives n’ont pas été prises en compte comme le rapprochement avec des banques de taille plus modeste mais également plus solides.

Quand les banques souffrent d’obésité morbide

Cette situation emblématique fait apparaître trois limites á la réglementation en vigueur. Tout d’abord, elle reste réactive à une crise. S’il existe désormais des mesures à mettre en œuvre en cas de difficulté, au travers de mesures de redressement ou de résolution, il manque des mesures préventives pour éviter ces crises, en l’absence d’une vraie volonté d’intervention dans les activités bancaires, par exemple en contrôlant les volumes ou l’affectation des crédits. Par ailleurs, ces outils permettent de remédier à des défaillances individuelles, afin d’éviter la propagation aux autres établissements. Or il apparaît qu’en cas de difficulté sur un pays tel que l’Italie, et la France y est particulièrement exposée, les difficultés seraient bien plus difficiles à absorber car concerneraient plusieurs établissements en même temps en raison des interdépendances bancaires, et le fonds de garantie mutualisé, un système d’assurance auquel les banques ont dû contribuer ces dernières années, est trop faiblement doté5 pour affronter une crise d’une telle ampleur. Enfin, comme l’illustre cette fusion, les règles actuelles encouragent l’accroissement de la taille des établissements, à rebours de ce qu’exigerait une bonne maîtrise des risques.

En effet, le « too big to fail » est devenu la norme: assuré de l’assurance de bénéficier du soutien de l’État en cas de difficultés, les établissements systémiques sont encouragés à prendre plus de risques et à continuer la course au gigantisme, dans l’espoir de réaliser des économies d’échelle, même si cela se fait au détriment de la maîtrise de leurs risques. Les établissements de large envergure ne présentent effectivement pas un pilotage fin et une bonne connaissance par sa direction de la réalité des activités effectives de filiales quelquefois éloignées du cœur de la direction. Le cas le plus emblématique est l’édiction par les instances européennes de la norme BCBS 239 issue de la crise financière, afin d’uniformiser les règles en matière d’agrégation de données au niveau d’un groupe, et de s’assurer que les données consolidées des grandes banques sont fiables. Du fait de la diversité des activités et de la multiplicité des filiales au sein d’un groupe, il n’est pas rare que les reportings des banques soient imprécis compte-tenu des écarts de données et de méthodologie ou des systèmes d’information, ce qui ne permet pas non plus aux dirigeants de prendre des décisions adéquates fondées sur des chiffres fiables. Il est inutile de préciser que cette situation facilite les dissimulation de fraude ou d’écarts de conduite par les entités les moins intégrées. En un sens, les banques ont atteint une taille qui ne permet pas de garantir une prise de décision fiable et éclairée, du fait de la complexité de leurs activités, et de maîtriser convenablement le niveau de risque réel associé.

Enfin, en raison du double impératif d’avoir des pratiques homogènes au sein d’un groupe de grande taille, mais également de les adapter aux différentes activités et organisations, ceux-ci se trouvent moins à l’aise pour intégrer rapidement les évolutions de la réglementation. Ces considérations avaient également poussé l’Assemblée Nationale à voter en juillet 2013 une loi de séparation et de régulation des activités bancaires (SRAB), afin de séparer des banques traditionnelles les activités de marché les plus risquées, et ainsi contenir le risque. Toutefois, sous la pression du lobby bancaire, qui avait à l’époque plaidé avec les mêmes arguments utilisés pour justifier la fusion de Deutsche Bank et Commerzbank, à savoir la préservation d’établissements d’envergure internationale et mondiale, les ambitions initiales du texte ont été sérieusement rabotées, et seule une infime partie de ses activités a été effectivement séparée. Il reste à espérer désormais que ce renoncement ne devienne pas la cause de leur chute, alors que BNP Paribas et Société Générale dans leur présentation de début d’année ont dû annoncer l’arrêt pur et simple de certaines activités, victimes de mauvaises performances des marchés en fin d’année 2018. Reste à savoir quelle sera la capacité de résistance de nos banques en cas de nouvelle crise économique, ou de chute du géant allemand, lorsque les nuages accumulés sur l’horizon de la finance finiront en orage.

1 L’Allemagne comptait fin 2017 1 585 établissements bancaires, le nombre le plus important d’Europe, et le triple de l’Autriche, seconde au classement (le nombre en France se situe à 348). Voir page 32 : https://acpr.banque-france.fr/lacpr/rapport-annuel/chiffres-du-marche-francais-de-la-banque-et-de-lassurance
2 La Deutsche Bank a ainsi recruté 1 700 nouveaux employés dans ce domaine malgré des objectifs de réduction du nombre d’employés drastiques
3 Répartition géographique présentée page 128 du rapport annuel 2017
4 Chiffre d’affaires 2017 de 6,4 Md€ réalisé en Allemagne, présenté page 257 du rapport annuel de la banque, 8,4 Md€ https://www.commerzbank.com/media/en/aktionaere/service/archive/konzern/2018_2/Geschaeftsbericht_2017_Konzern_EN.pdf
5 En juin 2018, ce fonds a atteint 24 Md€, à mettre au regard des montants de pénalités évoqués en début d’article.

10 ans après, une nouvelle crise financière ?

©geralt. Licence : CC0 Creative Commons.

Malgré une légère reprise, les nuages s’amoncellent sur l’économie mondiale. Le monde de la finance arrive progressivement à maturité pour une nouvelle crise financière.

La grande agitation politique et sociale de la période actuelle nous aurait presque fait oublier comment nous en sommes arrivés là. C’est pourtant bien la crise financière et économique de 2007-2008 qui explique en partie le chaos et les incertitudes actuelles, en même temps qu’elle a fait naître des nouveaux types de mouvements de protestation de masse tels qu’Occupy Wall Street ou le 15M. Jamais vraiment résorbé depuis, excepté pour la minorité oligarchique aux commandes, le plus gros krach d’après-guerre a pourtant laissé des traces : l’économie américaine est bel et bien en train d’être dépassée par celle de la Chine, l’Europe du Sud a enduré un massacre social sans grand résu

ltats sur la baisse des déficits et du chômage, et la plupart des pays du monde pataugent dans une zone d’incertitude en surnageant avec peine au-dessus de la récession et de la déflation. Dans les grandes institutions financières, on redoute depuis quelques temps déjà un nouveau krach d’une ampleur inégalée alors que le pire a été évité de peu durant l’été 2015 après les turbulences des marchés chinois et la possibilité d’un « Grexit ». Depuis, la croissance mondiale a timidement accéléré mais les nuages à l’horizon s’accumulent. C’est le FMI qui le dit. Une nouvelle crise financière d’ampleur est-elle probable dans un futur proche ? En tout cas, tous les ingrédients sont réunis et personne ne semble vraiment savoir comment y répondre.

 

Un contexte financier global intenable

Les facteurs susceptibles de provoquer une nouvelle crise sont nombreux : non seulement la réponse à la crise de 2007-2008 n’a pas été à la hauteur, mais en plus de nombreuses nouvelles bulles spéculatives ont émergé, encouragées par les politiques monétaires expansives.

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Une salle de trading. ©Justrader. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Malgré les promesses d’assainissement du système financier faites après la crise, très peu a été fait. Ainsi, l’évasion et l’optimisation fiscale vers les paradis fiscaux se portent à merveille, et grèvent toujours plus le budget des États alors que cet argent pourrait servir à relancer l’économie sur des projets d’avenir ou à alléger la charge de la dette. Les maigres régulations des marchés financiers n’ont pas non plus empêché les banques géantes de grossir encore et de bénéficier d’avantages dont ne disposent pas leurs concurrentes, comme un sauvetage en dernier recours par les États. Les fameux monstres de créances « too big to fail » sont moins nombreux mais encore plus imposants. Les péripéties de la Deutsche Bank, de la Banco Popular ou de nombreuses banques italiennes, toutes gorgées de créances quasi irremboursables, ont déjà suffi à donner des cheveux blancs à de nombreux dirigeants politiques contraints d’assurer leur sauvetage in extremis. Une crise généralisée achèverait donc sans doute ces grandes institutions financières, et causerait une pagaille sans précédent.

En parallèle, les rares avancées obtenues après la crise sont remises en cause les unes après les autres : l’administration Trump a démantelé une large partie de la loi Dodd-Frank, ensemble de régulations des marchés financiers mis en place par Obama, mais aussi la règle dite “Volcker”, qui empêche les banques commerciales de faire certains investissements risqués, tandis que les financements du bureau de protection des consommateurs, autre création démocrate, ont été diminué, et que Donald Trump peut désormais en virer le directeur à sa guise. En France, Emmanuel Macron avait annoncé en catimini sa volonté de déréguler largement le secteur financier durant la campagne, ce qui a attisé les inquiétudes de la plupart des acteurs concernés. Enfin, le Parlement Européen vient de réautoriser la titrisation – même si celle-ci n’avait jamais disparu – ce processus financier complexe qui permet de vendre des packs de titres, en incluant souvent des produits pourris, de manière très opaque. Les arguments sont toujours les mêmes : la crise appartient au passé et il est nécessaire de faciliter le financement des entreprises sur les marchés à tout prix. Tant pis si cela se révèle être le moindre des soucis des entrepreneurs et que le danger d’une nouvelle crise gonfle chaque jour. Par ailleurs, les taux de financement des entreprises ont largement baissé, il y a donc peu d’avantages à déréguler de ce point de vue.

Les niveaux records des indices boursiers du monde entier, en contradiction totale avec l’état de l’économie réelle révèlent un secret de Polichinelle : les bulles spéculatives se sont développées dans de nombreux domaines : les crédits subprimes sur les automobiles aux Etats-Unis, les prêts étudiants, l’immobilier espagnol, la survalorisation d’entreprises dans le secteur high-tech… Les survalorisations de certaines entreprises sont manifestes, par exemple Uber et ses 70 milliards de dollars pour un business model juridiquement incertain et une incapacité à dégager des profits.

Mais c’est la Chine qui fait le plus frissonner les économistes : Depuis 2008, des investissements de relance tous azimuts ont été lancés pour compenser la baisse des exportations vers le reste du monde. Le maintien d’un taux de croissance à deux chiffres a peut-être aidé le parti unique à se maintenir au pouvoir, mais il n’a pas été gratuit. L’État central conserve une dette et un déficit faible (respectivement 40% et 3% du PIB), mais certaines régions atteignent des niveaux d’endettement proches du défaut de paiement et les entreprises publiques sont endettés à 115% du PIB. Un endettement abyssal qui

n’aura en plus que peu aidé l’économie réelle et le quotidien des chinois : des sommes gigantesques ont été dépensées dans des projets absurdes, inutiles, non rentables et souvent liés à des affaires de corruption et accentuant les niveaux de surproduction dans certains domaines, tel que l’acier ou les centrales au charbon. Ajoutez-y des statistiques officielles qui suscitent peu la confiance et un marché financier complètement hors de contrôle et l’on comprend que le pays ait récemment perdu son Triple A auprès de l’agence de notation Moody’s…

Une politique monétaire nocive et qui s’épuise

Au vu des déséquilibres de l’économie mondiale, des nombreuses bulles ou de la folie court-termiste et suiviste des marchés financiers, on est donc en droit de craindre le pire. Mais ce n’est pas tout : le recours à des politiques monétaires non-conventionnelles fait également craindre l’absence d’outils efficaces pour soutenir une reprise de l’activité en cas de nouvelle crise. Cette politique, de plus, est en grande partie responsable de l’abondance de liquidités sur les marchés financiers, ce qui favorise la spéculation et les prises de risque excessives.

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L’évolution des directeurs de la BCE, de la FED et de la Bank of England depuis 2001. ©MartinD. Licence : domaine public.

Durant la crise financière de 2008, les établissements financiers n’avaient plus assez confiance en leurs concurrents pour accepter de leur prêter – il s’agit d’un blocage sur le marché interbancaire -, en raison du risque de faillites imminentes de banques. Cette asphyxie du marché se répercuta alors sur l’offre de crédit des banques à leurs clients, entreprises et particuliers, et déclencha une crise économique. Pour éviter une faillite généralisée, les banques centrales ont été contraintes de faciliter l’accès aux prêts en diminuant les taux d’intérêts directeurs qu’elles pratiquent vis-à-vis des banques commerciales, et surtout en ouvrant des programmes de rachats d’actifs. En faisant tomber ces taux à des niveaux proches de zéro très rapidement, les banques centrales ont non seulement facilité la recapitalisation des banques, mais aussi la baisse des taux d’intérêts que celles-ci pratiquent à l’égard de leurs clients, ce qui vise à relancer l’économie réelle en facilitant l’emprunt.

Dans la théorie keynésienne, l’usage conjoint de ces politiques monétaires dites expansives – car elles augmentent la masse monétaire en circulation – et de politiques budgétaires de relance, est censé relancer rapidement l’économie ; une fois celle-ci en meilleure santé, vient le temps de la réduction des déficits publics et de la remontée des taux d’intérêts directeurs. Pourtant, cela n’a pas été le cas après 2008 car les politiques de relance ont été menées durant trop peu de temps – notamment en raison des craintes sur la soutenabilité des dettes publiques dans la zone euro au début des années 2010 -, et car rien n’a été fait pour réduire les inégalités de revenu. Ainsi, depuis 2008, les salaires réels ont largement stagné en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, et la quasi-totalité des nouveaux revenus sont allés à une minorité aisée. Les conséquences d’une telle situation sont désastreuses : les masses de liquidités considérables mises en circulation sont majoritairement allées vers la spéculation, alimentant de nombreuses bulles alors que l’économie réelle peinait à se relancer. Les niveaux historiquement hauts des indicateurs boursiers tel que le Dow Jones, le CAC40 ou du S&P 500, en contradiction totale avec la reprise médiocre de l’activité réelle, en témoignent.

Parallèlement, les stocks colossaux de créances pourries possédés par les banques et les difficultés de financement des États – certaines dettes étant de moins en moins considérées comme de bons placements – ont conduit les banques centrales à racheter ces titres dont personne ne voulait au travers des politiques dites de « Quantitative Easing ». Les bilans des banques centrales (total de leurs actifs et de leurs passifs), réputées pour être des institutions stables, ont donc explosé, en même temps que le risque d’une nouvelle crise augmentait.

Le bilan de la FED, de la BCE et de la Banque du Japon.

Les taux d’intérêts des banques centrales ont très légèrement amorcé leur remontée depuis quelques mois en raison de la modeste amélioration de la santé des économies, principalement aux Etats-Unis. La BCE va quant à elle maintenir son programme de QE pour l’année prochaine, mais à un rythme réduit aux alentours de 30 milliards d’euros par mois. Mais au rythme actuel, il faudra de nombreuses années pour que les taux d’intérêt directeurs remontent suffisamment et que les bilans s’assainissent assez pour que la situation redevienne normale. Les banques centrales n’ont sans doute pas ce temps-là devant elles. C’est alors que la situation pourrait devenir apocalyptique : avec des taux d’intérêts directeurs déjà proches de zéro et des bilans gorgés de crédits pourris, même les outils “non-conventionnels” actuellement utilisés par les banques centrales ne suffiraient plus.

Une nouvelle crise pourrait alors non seulement mettre à terre les colosses financiers « too big to fail », mais aussi la confiance dans les banques centrales et la valeur des monnaies qu’elles émettent. Ce qui pourrait se traduire par une montée en flèche de l’inflation, voire un effondrement du système monétaire actuel. Avec des États qui se retrouveraient surendettés et qui ne pourraient plus espérer le rachat de leurs titres par les banques centrales, les derniers maillons réputés fiables du système financier tomberaient. La suite ne ressemblerait alors à rien de connu.

Quelques préconisations pour éviter le pire

La fuite en avant actuelle est donc intenable ; comme le résume Alfonso Lopez de Castro, directeur de la Financia Business School, « La question n’est plus de savoir s’il y aura un krach, puisque krach il y aura. La question est de savoir quand il aura lieu ». Il est donc temps de nettoyer en profondeur le système financier, ce qui est d’ailleurs la fonction d’une crise.

Tout d’abord, les mesures de régulation et de contrôle du secteur financier doivent être renforcées et non affaiblies : le shadow banking, système de financement qui outrepasse les banques d’investissement, doit être mis hors d’état de nuire, les crédits toxiques interdits et les provisions des banques encore renforcées. Une taxe sur les transaction financière, sans cesse promise et repoussée, et une interdiction du trading haute fréquence, technique algorithmique et informatique d’achat et de vente d’actions en quelques millisecondes qui est l’incarnation même du mimétisme et du court-termisme qui règnent sur les marchés financiers, permettraient de limiter sérieusement la spéculation nuisible et la sensibilité au cycle. Les pouvoirs et les moyens des autorités de surveillance du secteur doivent aussi être accrus si l’on veut être certains d’un changement en profondeur des pratiques du secteur.

Parallèlement, la politique monétaire mondiale doit retourner le plus vite possible à une situation normale, ce qui signifie la fin du Quantitative Easing et la remontée progressive des taux directeurs. C’est ce à quoi procèdent lentement et délicatement les banques centrales, mais si cet effort ne va pas de pair avec la régulation des marchés, les bulles spéculatives peuvent éclater. D’aucuns argueront que la fin de la politique monétaire expansive actuelle risquerait de nous pousser vers la déflation. Il est pourtant nécessaire de rappeler que si l’inflation et la reprise de l’économie demeurent si faibles, ce sont avant tout les politiques d’austérité, de réduction de la commande publique, de destruction des services sociaux et les 21.000 milliards qui dorment dans les paradis fiscaux qui en sont responsables. Au lieu de coupler une politique monétaire accommodante avec une relance budgétaire comme le préconise Keynes, nous avons pris le chemin de l’austérité dès les premières années qui ont suivi la crise, avec pour effet de mettre en péril la reprise et d’encourager une spéculation débridée sur des marchés pauvres en titres solides.

C’est pourquoi la structure de l’économie mondiale doit absolument être rééquilibrée : les excédents commerciaux de l’Allemagne et de la Chine sont trop élevés, de même que les déficits commerciaux d’autres pays, notamment les États-Unis d’Amérique. Il est également impératif de se redonner des marges de manœuvre budgétaires afin de mettre en place des politiques de relance basées sur la redistribution et la transition écologique. Certes, les faibles taux auxquels empruntent les États actuellement sont une opportunité à saisir, mais rien ne sera vraiment possible sans une lutte acharnée contre l’évasion et l’optimisation fiscale, le blanchiment d’argent et l’économie informelle. De nombreux pays doivent enfin sortir au plus vite de leur dépendance aux matières premières, qu’il s’agisse des hydrocarbures, de ressources minières ou agricoles. La situation épouvantable du Venezuela, désormais au bord du défaut de paiement, illustre combien une nation peut sombrer lors de variations de prix brutales que la spéculation accentue. La structure intérieure des économies n’est pas moins importante : les écarts de revenus actuels sont indéniablement nocifs.

Les défauts majeurs de l’économie et du monde financier actuels sont structurels : les réformer en profondeur sera nécessairement douloureux et long, mais c’est impératif. Car si une crise financière et économique prochaine paraît certaine dans le contexte actuel, tout doit être fait pour en réduire l’ampleur.

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“L’ordre de la dette” : Pourquoi la dette est financée par les marchés financiers

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L’Etat se finance en émettant des titres de dette publique sur les marchés financiers, mais cela n’a pas toujours été le cas : d’autres mécanismes ont existé auparavant, et la mise en marché de la dette publique est le résultat d’une volonté politique.

photo-ordre-de-la-detteBenjamin Lemoine est un sociologue qui s’intéresse aux questions d’économie et notamment de dette publique. Dans son livre L’ordre de la dette, il s’attache à faire une socio-histoire de la mise en marché de la dette publique française.

Si le débat public se concentre largement sur les causes et les solutions du problème de la dette publique, la question de la technique du financement de l’État a elle complètement disparu. L’émission régulière de dette publique par l’Agence France Trésor sur les marchés financiers n’est jamais remise en question. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi, loin de là. D’autres techniques de financement ont émergé à la suite de la 2nde guerre mondiale, lesquelles ont été progressivement évincées au profit de l’endettement sur les marchés.

Des mécanismes hétérodoxes d’après-guerre…

1/ Le circuit du Trésor :

Au lendemain de la 2nde guerre mondiale, l’État doit s’assurer un financement sécurisé pour la reconstruction du pays. C’est ainsi que va être mis en place ce qu’on appelle le « circuit du Trésor ». Les « correspondants du Trésor » (institutions publiques bancaires et non-bancaires, entreprises nationalisées, certains fonctionnaires) ont alors l’obligation de confier leur trésorerie et épargne au Trésor.

Ainsi, on peut dire que le Trésor fonctionne comme une banque : il draine la trésorerie de ses correspondants et l’utilise à court terme pour régler les paiements de l’État. Ce circuit du Trésor s’articule alors parfaitement bien avec les nombreuses nationalisations de l’économie française de l’après-guerre. Il permet surtout à l’État de mener des politiques économiques ambitieuses sans se soucier de la dette publique.

2/ Souscription obligatoire des banques :

Un deuxième mécanisme est « la souscription forcée de bons du Trésor par le système bancaire ». Créé en 1948. Ce dispositif instaure un système de planchers : les banques sont obligées de détenir un certain pourcentage de titres de dette publique. En outre, les taux d’intérêt de ces bons forcés sont dictés par l’État. Ce mécanisme permet à l’État de lever des fonds par création monétaire automatiquement et sans surpayer de taux d’intérêt.

Grâce à ces deux mécanismes de financement hétérodoxes, l’État s’assure donc un flux régulier et continu de ressources, ce qui le dispense de devoir s’endetter auprès des marchés de capitaux. On se trouve donc dans une situation où l’État et le politique maîtrisent l’économie et la finance.

Mais déjà, dans les années 1960, ces techniques ne font plus l’unanimité, parce qu’elles sont soupçonnées de favoriser une inflation élevée [NDLR : de faire monter le niveau des prix]. Il faut cependant bien voir qu’à cette période, la récession est vue comme une menace pire que celle de l’inflation. Une hausse du niveau général des prix est donc tolérée tant que la croissance économique suit.

A la fin des années 1960 et encore plus dans les années 1970, l’agenda politico-médiatique et la montée en puissance du courant monétariste (mené par Milton Friedman) vont alors placer la lutte contre l’inflation au centre des débats. C’est à partir du moment où celle-ci devient obsessionnelle, que le circuit du Trésor (1) et la souscription obligatoire aux titres de dette publique (2) vont être attaqués.

Au tournant de la mise en marché de la dette

L’adjudication au profit du système des planchers

L’arrivée de Valéry Giscard d’Estaing au Ministère des Finances en 1962 va représenter un premier tournant. Dès mars 1963, il réintroduira des séances ponctuelles de vente aux enchères pour l’émission des titres de dette publique à court terme. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la méthode de l’adjudication et qui domine actuellement : les titres de dette sont vendus à l’investisseur qui offre le taux d’intérêt le plus faible, comme une vente aux enchères inversée.

Parallèlement, le taux plancher des bons obligatoires passera de 20% en 1960 à 5% en 1965, preuve de la volonté de faire primer les mécanismes de marché. Finalement, le système des bons obligatoires sera définitivement enterré en 1967.

L’argument avancé est que l’État doit se confronter au jeu de l’offre et de la demande des marchés financiers pour ses titres de dette publique. Le taux d’intérêt déterminé de cette sorte sera « juste », il devra permettre de canaliser la volonté dépensière de l’État. En d’autres termes, l’État doit apprendre à vivre comme les autres acteurs économiques. On se retrouve dans un paradigme nouveau, où l’économie n’est plus encastrée dans le politique mais où le politique est encastré dans l’économie.

Quand les socialistes arrivent au pouvoir en 1981, les fonctionnaires du Trésor craignent le pire. L’administration trésorienne va faire front pour empêcher de bousculer l’orthodoxie financière et monétaire alors installée depuis les années 1970. Les propositions alternatives des socialistes sont évacuées et mises de côté par la bureaucratie. Finalement en 1983, la thèse du Trésor selon laquelle le financement de la puissance publique doit se faire par l’adjudication devient naturelle, indiscutée et indiscutable.

Le développement des marchés de capitaux comme conséquence de la mise en marché de la dette

A force de faire pression auprès de l’Elysée, les hauts fonctionnaires orthodoxes réussissent à imposer l’idée que pour relancer l’économie, la seule solution consiste à soutenir le développement rapide des marchés de capitaux. Ce mouvement doit alors s’accompagner d’un État aux finances publiques maîtrisées avec un faible taux d’inflation.

C’est cela qui va marquer le passage d’une économie d’endettement à une économie de marchés financiers. Alors que dans la première configuration, le crédit bancaire était massivement utilisé pour répondre aux besoins des agents et de l’État, dans la deuxième configuration on cherche à développer l’épargne et les marchés de capitaux pour éviter tout risque de tensions monétaires. D’où la nécessité d’une inflation plus faible, afin de ne pas peser sur les intérêts perçus par les nouveaux créditeurs de l’État.

En conclusion, ce livre s’avère riche et passionnant. Benjamin Lemoine montre très bien que le choix de recourir aux marchés financiers pour financer les dépenses publiques résulte avant tout d’une volonté politique qui n’a rien de naturelle. D’autres alternatives ont existé auparavant, et d’autres alternatives existent toujours aujourd’hui. Le débat sur les techniques de financement de l’Etat mérite d’être ouvert, parce que derrière cette problématique se jouent des questions plus larges de système économique. Au final, Benjamin Lemoine nous propose ici une véritable sociologie politique des mutations financières qui ont eu lieu depuis l’après-guerre. Une belle preuve qu’il n’y a nul besoin d’être économiste pour parler de sujets économiques de manière pertinente.

Pour aller plus loin :

http://www.liberation.fr/debats/2016/04/01/benjamin-lemoine-en-voulant-plaire-aux-marches-financiers-l-etat-fait-de-leurs-priorites-les-siennes_1443423

http://www.laviedesidees.fr/Dette-publique-debat-confisque.html

Crédit photo :

http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-L_ordre_de_la_dette-9782707185501.html

 

©William Murphy