Les départements d’Outre-mer sont aussi des perdants de la mondialisation

En 1946, après d’âpres débats, la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion deviennent des départements français. Portée par de grandes figures locales et nationales, dont le député de la Martinique Aimé Césaire, cette évolution administrative était alors vue comme une nouvelle étape dans la sortie de ces territoires du statut de colonies. Cette égalité juridique vis-à-vis de la métropole fit naître l’espoir du développement économique de l’Outre-Mer et d’une plus grande prospérité de ses habitants. Le rattrapage économique n’a cependant pas duré. Depuis les années 1980, la conjonction du tournant néolibéral, de plusieurs réformes décentralisatrices et des dogmes de l’UE ont au contraire aggravé la mise à l’écart de ces territoires.

Le 14 mars 1946, après d’âpres débats, l’Assemblée nationale vote, à l’unanimité, le passage de quatre vieilles colonies – la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion – au rang de départements français. Mayotte devra attendre 2011 pour connaître la même évolution. Portée par les députés Aimé Césaire (Martinique), Léopold Bissol (Martinique), Eugénie Eboué-Tell (Guadeloupe), Gaston Monnerville (Guyane) et Raymond Vergès (Réunion), cette réforme était au cœur des agendas politiques locaux depuis l’abolition définitive de l’esclavage en France en 1848.

L’assimilation juridique des Outre-mer fut alors largement saluée comme une décision progressiste majeure, mettant fin au pacte colonial rétrograde en vigueur depuis la fin du système esclavagiste. Arrachée de longue haleine, cette égalité juridique fit naître un espoir, celui du développement de ces anciennes colonies et de l’amélioration des conditions matérielles de leurs habitants. La situation sociale de ces territoires était en effet critique, l’écrasante majorité de la population vivant dans le dénuement le plus complet. Le poète Aimé Césaire la qualifiera des mots suivants : « C’est là un fait sur lequel il convient d’insister : dans ces territoires où la nature s’est montrée magnifiquement généreuse règne la misère la plus injustifiable. » Ainsi, la départementalisation était vue comme le moyen de surseoir au chaos social qui régnait, mais aussi d’accéder pleinement à la citoyenneté française, pour ne plus être « l’autre citoyen» (1).

« Plus ambitieusement encore, nous vous demandons, par une mesure particulière, d’affirmer solennellement un principe général. […] Il doit s’établir une fraternité agissante aux termes de laquelle il y aura une France plus que jamais unie et diverse, multiple et harmonieuse, dont il est permis d’attendre les plus hautes révélations. »

Discours d’Aimé Césaire devant l’Assemblée constituante le 12 mars 1946

Après la départementalisation, l’essor économique

Avec la départementalisation s’engage un processus de rattrapage des standards de vie, calqués sur ceux de la France hexagonale. Hôpitaux, routes, écoles, ponts, services publics… Les investissements sont massifs. Progressivement, les habitants des nouveaux départements connaissent une incontestable amélioration de leurs conditions matérielles de vie. En outre, bien que très tardive par rapport au vote de la loi de 1946, l’alignement des minima sociaux intervenu à partir de 2000 a fortement participé à la normalisation du niveau de vie, via les transferts publics. Aujourd’hui encore l’économie des DROM (Départements et Régions d’Outre-mer) est en majorité composée d’activités tertiaires et non marchandes. Par la suite, les grands plans de développement tentent, avec des résultats contrastés, d’insuffler de nouvelles dynamiques économiques sur ces territoires. 

Dans la continuité de l’économie des plantations, aux Antilles et à la Réunion, cela s’est caractérisé par le développement des grandes monocultures de canne à sucre et de bananes, renforcé plus tard par l’UE avec les différents programmes d’options spécifiques à l’éloignement et à l’insularité (POSEI). Ces derniers consistent, en bon instruments de l’UE et eu égard à la petitesse des marchés antillais et réunionnais, en une subvention à l’exportation. En effet, sur les 200 000 tonnes de sucre produites à la Réunion en 2015, 95% ont été exportées vers l’Europe. Aux Antilles françaises, c’est la production de bananes qui est ciblée. Cette production est également majoritairement tournée vers l’export. Mais si les Antilles exportent aujourd’hui environ 5.000 tonnes de banane chaque année, les habitants payent ce succès au prix fort. Des années durant, les ouvriers agricoles ont été exposés à un dangereux pesticide, le chlordécone. Les pouvoirs publics de l’époque, qui connaissaient les effets sanitaires de ce produit, n’ont longtemps pris aucune mesure de protection. En cause, la signature de dérogations successives, jusqu’en 1993, alors que la dangerosité du pesticide avait conduit les Etats-Unis à l’interdire dès 1976. Par conséquent, l’utilisation de cet intrant chimique vaut aux Antilles françaises le triste record du plus fort taux d’incidences du cancer de la prostate dans le monde. Pire, le secteur agricole étant toujours dépendant des intrants chimiques, on voit apparaître des effets cocktails, avec le glyphosate par exemple, dont les effets demeurent encore mal connus.  

Plus tard, dans l’objectif de diversifier l’économie des trois îles, l’accent sera mis sur le tourisme. Le cas de la Guadeloupe est, à ce titre, très éclairant. Elle était en 2018 la première destination touristique des Outre-mer, avec 650 000 visiteurs. En 1960, le parc hôtelier de l’île se limitait à 500 chambres. Trente ans plus tard, grâce à une politique ciblée, ce nombre était multiplié par 10. Aujourd’hui encore, la Région Guadeloupe investit beaucoup dans le secteur touristique, 10% de son FEDER, soit 45 millions d’euros (2), afin d’assurer la montée en gamme de l’offre de l’île.

Concernant la Guyane, seul DROM non insulaire, la stratégie aura été tout autre. Le poids de son image « d’enfer vert », dû à l’expédition de Kourou en 1763 puis au bagne, ne permettait pas sa « mise en tourisme ». Par conséquent, le développement de la Guyane s’est orienté vers ses atouts premiers que sont les exploitations forestières et minières, avec l’or et la bauxite (matière première nécessaire à la fabrication d’aluminium). À la suite des indépendances sur le continent africain, la forêt guyanaise aura servi de zone de refuge pour quelques industriels de pâte à papier. À grands coups de subventions, les pouvoirs publics les ont incités à s’installer dans le département pour dynamiser une économie atone. Finalement, la production de pâte à papier et l’exploitation de la bauxite ne sont jamais devenues pérennes. Néanmoins, sur la base de ces tentatives, d’autres activités ont pu se poursuivre, comme l’extraction de l’or, ou démarrer, comme la production de grumes de bois pour la construction.

La première réussite de développement en Guyane est venue avec l’installation, en 1964, à la suite des accords d’Evian, de la base spatiale de Kourou. Pour la Guyane, bien que la phase d’expropriation ait été vécue comme un traumatisme pour une partie de la population, l’implantation du port spatial à Kourou a été une véritable aubaine. Bien qu’insuffisamment utilisée et trop peu mise au service de la population locale, cette installation de pointe aura toutefois permis une avancée manifeste dans le développement du département avec des effets d’entraînement dans toutes les sphères économiques. L’activité spatiale a représenté jusqu’à 28 % du PIB guyanais selon l’INSEE, en 1990.  Bien qu’à un tournant de son existence, du fait d’une concurrence exacerbée de la Chine et des Etats-Unis, cette activité reste encore prépondérante en Guyane. En effet, 10 à 15% de la richesse actuelle du département émanent toujours du Centre Spatial Guyanais et un tiers des salariés du privé sont issus de ses rangs.

Un rattrapage inachevé et des inégalités renforcées

Les DROM auront connu durant la période allant de la départementalisation aux années 1980-1990, une amélioration manifeste de leurs conditions de vie. Néanmoins, ce changement de statut n’a pas produit un processus linéaire de rattrapage. En effet de nombreuses crises sociales sont intervenues depuis. Certains observateurs mettent en cause la lenteur du processus de rattrapage et les premières désillusions liées à la départementalisation. Pour d’autres, notamment les indépendantistes, la départementalisation était une erreur. Selon eux, seule l’accession à une indépendance pleine et entière de ces trois DROM (Guyane, Martinique, Guadeloupe) permettrait de corriger ce problème. La Réunion, quant à elle, reste à part dans ces mouvements qui n’ont jamais véritablement eu de prise sur cette île de l’Océan Indien. 

On peut imputer cette montée des indépendantistes aux grands mouvements des indépendances africaines ayant suivi la seconde Guerre Mondiale. Ces mouvements auront, en outre, été les catalyseurs de certaines forces politiques des Antilles-Guyane. Ces dernières sont renforcées par le retour de personnes formées après des études, notamment à Paris, en côtoyant le communisme et les cercles de réflexions d’étudiants africains. Néanmoins, cette période houleuse du point de vue des revendications et des manifestations ne s’est pas traduite dans les urnes, ou très marginalement. 

Malgré les grandes politiques de développement, plus ou moins bien pensées et nonobstant un rattrapage certain, la situation sociale ultramarine reste très préoccupante. À ce titre, les chiffres officiels sont éloquents : le chômage y est souvent deux fois plus élevé que dans l’Hexagone, la pauvreté endémique, avec parfois plus de 50% de la population en dessous du seuil de pauvreté, tandis qu’une personne sur trois dans les Outre-mer est bénéficiaire du RSA. Le chômage touche particulièrement les jeunes qui, dès lors, n’ont aucune perspective et se perdent dans des comportements à risque et trafics en tout genre. On pense notamment au fléau des « mules » en Guyane, des individus ingérant des drogues sous forme d’ovules de plastique pour leur faire passer les frontières.

Du point de vue économique, le libre-échange, organisé par l’Union européenne, n’a pas épargné ces économies fragiles et très peu industrialisées. L’accès facilité aux produits à bas coût, venus du monde entier, encouragé par une consommation de masse et soutenu par les salaires du secteur public, aura causé beaucoup de tort aux activités économiques locales. Comment développer des filières industrielles lorsque les importations seront toujours moins chères ?

En matière de santé et d’éducation, la situation n’est pas plus réjouissante. En dépit des politiques de rattrapage d’une départementalisation, d’abord sociale avant d’être économique, le taux d’illettrisme est 2 à 3 fois supérieur à celui de la France métropolitaine selon la FEDOM, un think tank patronal des Outre-Mer. Les hôpitaux, quant à eux, exsangues financièrement et en manque de personnel, ne parviennent pas à offrir un service satisfaisant. Toutefois, la crise sanitaire a montré le caractère généralisé, sur toute la France, des défaillances hospitalières.

De manière générale, l’accès à de nombreux droits n’est pas réellement effectif dans les DROM comme l’a très justement signalé le Défenseur des droits dans les domaines de l’accès à l’eau potable et l’électricité, mais aussi dans le traitement des eaux usées et des déchets. Il n’est qu’à observer le cas de la vétusté du réseau d’eau potable en Guadeloupe où 60% de cette eau se perd dans des fuites, occasionnant, ainsi, des coupures répétées sur l’île. Ou encore le réseau d’assainissement de Cayenne, en Guyane, fait de raccordements artisanaux et de rejets.

Un rapport sénatorial de 1999 titrait « Guadeloupe, Guyane, Martinique, la Réunion : la départementalisation à la recherche d’un second souffle », actant, de facto, la fin d’un modèle qui peine à se renouveler. Et pour cause : le tournant néolibéral, l’européanisation et la décentralisation des politiques publiques ont mis fin à la planification étatique, garante de l’égalité territoriale. Cette dernière s’est muée en cohésion territoriale, qui est la manifestation du renoncement des différents gouvernements à faire de l’égalité une valeur cardinale (3). Ainsi la concrétisation des investissements publics peine à se voir. Ces derniers sont soit captés par des rentiers, soit trop faibles à cause des budgets limités des collectivités territoriales, soit rendus inefficients par la perte des compétences d’aménageurs des services déconcentrés de l’État.  

DROM et gilets jaunes, mêmes combats ?

Tout comme la crise sanitaire agit comme un puissant révélateur de toutes les difficultés que connaissent nos sociétés, elle a mis au jour les inégalités socio-économiques et sanitaires qui existent dans les Outre-mer. Le changement de paradigme de l’État évoqué plus haut s’est traduit pour les DROM, comme pour la France des gilets jaunes, par un ralentissement du processus de rattrapage engagé depuis la départementalisation. Aujourd’hui, les politiques de développement des DROM se résument, d’une part, à des allègements de « charges » sociales et fiscales censés améliorer la compétitivité des entreprises et, d’autre part, à une fuite en avant autonomiste. En réalité, ces baisses d’impôts ne servent que les rentiers, notamment les groupes d’imports-distribution jouissant de marchés oligopolistiques. L’impact de ces derniers sur les économies ultramarines est délétère, ils concourent en outre à l’émergence d’une croissance sans développement (4). In fine, c’est la vision d’un État stratège sur les Outre-mer qui a complètement disparu. Il s’est perdu dans une gestion budgétaire et identitaire des DROM. 

Bien sûr, il ne faudrait pas se complaire dans des simplifications qui tendraient à créer une dichotomie entre Outre-mer miséreux et hexagone riche et prospère. En effet, comparer les données socio-économiques, sanitaires et d’éducation des DROM à la situation globale de la France hexagonale crée l’illusion d’un hexagone où tous les territoires se valent, riches face à des DROM pauvres. Or le tableau est un peu plus complexe aujourd’hui que du temps de Césaire. Les inégalités territoriales n’ont cessé de croître ces dernières années et, certains maux ultramarins, comme l’enclavement, les déserts médicaux, le manque d’emploi et la pauvreté se retrouvent dans d’autres départements hexagonaux, comme l’ont montré avec fracas les gilets jaunes.

Par ailleurs, certains mouvements sociaux ayant eu lieu dans les DROM s’apparentent, par bien des aspects, à des gilets jaunes avant l’heure. À la fin de la décennie 2000, la Guyane (2008), les Antilles et la Réunion (2009) puis Mayotte (2011) se sont embrasés tour à tour. Le point de départ de tous ces mouvements fut l’épineuse question de la cherté de la vie, notamment pour le carburant et les produits de première nécessité. En effet, l’une des caractéristiques de ces territoires est la dépendance aux produits « importés » et à la voiture, par manque d’infrastructures et de transports en commun.  

À l’instar des gilets jaunes, ces mouvements débutés sur des revendications matérielles ont évolué vers une demande plus forte de dignité. Si la comparaison a ses limites, on retrouve néanmoins ce même appel « ambivalent à l’État» (5). Les espaces ruraux oubliés, le périurbain confiné hors des métropoles gentrifiées, les territoires désindustrialisés ainsi que les Outre-mer délaissés sont autant de perdants d’une mondialisation inégalitaire et écocidaire. Ainsi la montée de l’abstention et du vote RN dans tous ces territoires est une constante ces dernières années. 

« La crise de la démocratie que nous traversons est en effet largement alimentée par ces facteurs sociaux et territoriaux structurants qui mettent en jeu le droit de chaque citoyen à accéder à tous types de services, activités, emplois, sociabilités, [sanitaires] ce qui contribue à entretenir un sentiment de défiance à l’égard des institutions républicaines sur le plan politique »

Pauline Gali, Revue Germinal, n°1 « Le retour des nations », 2020, p 182

Face à ces différentes crises, le président de l’époque, Nicolas Sarkozy, a lancé les états généraux de l’Outre-mer. Ces derniers mèneront aux référendums de 2010 sur les évolutions statutaires aux Antilles et en Guyane. 6 ans plus tard, Annick Girardin, ministre des Outre-mer d’Emmanuel Macron, lancera les assises des Outre-mer donnant à la rédaction d’un livre bleu Outre-mer. Quelques années auparavant, sous François Hollande, une loi pour l’égalité réelle des Outre -mer était votée. Après plus de 10 ans d’une actualité sociale brûlante dans les Outre-mer, la réponse des différents gouvernements n’est toujours pas à la hauteur des enjeux. En outre, ces espaces, à majorité insulaires, subissent d’ores et déjà le changement climatique de plein fouet.

Le tournant néolibéral de l’économie mondiale n’aura donc pas épargné la marche des DROM vers l’égalité socio-économique avec l’hexagone. Pour le rapport sénatorial cité plus haut, comme tous ceux qui ont suivi, l’horizon des DROM se situe dans une autonomie accrue, par la décentralisation, voire un droit à la différenciation. Cette dernière est censée réaffirmer les « spécificités » des Outre-mer face à un droit national forcément vecteur de domination, réelle ou fantasmée. Excepté à la Réunion, le consensus politique est en effet nettement favorable à ces évolutions. Un retour sur l’action de l’État planificateur des 30 Glorieuses, malgré ses conséquences contrastées, offre pourtant d’autres perspectives que celle d’une singularisation croissante de ces territoires face à la France hexagonale.

(1) Silyane Larcher, L’autre citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Paris, Armand Colin, 2014. 384 p

(2) Tous les chiffres cités proviennent de Boukan, Le courrier ultramarin, n°4, 2020.

(3) Pauline Gali, Revue Germinal, n°1 « Le retour des nations », 2020, p.182.

(4) Levratto N. (dir.), Comprendre les économies d’outre-mer, Paris, L’Harmattan, 2006.

(5) Pauline Gali, Revue Germinal, n°1 « Le retour des nations », 2020, p.182.

Les gilets jaunes en Outre-mer : l’insurrection citoyenne à la Réunion, la résignation ailleurs

Il n’a pas fallu attendre l’exportation des gilets jaunes en Belgique ou en Israël pour que le mouvement dépasse les frontières continentales de l’Hexagone. À la Réunion, les ronds-points ont été significativement investis par les gilets jaunes dès le 17 novembre, prélude à des soulèvements massif sur l’île. Cependant, les mobilisations sont faibles en Guadeloupe, en Guyane et en Martinique, tandis que Mayotte semble littéralement rester en retrait du soulèvement national – alors même que les particularités socio-économiques des DROM tendraient à les propulser en première ligne. Le PIB par habitant y est inférieur à celui de l’Hexagone dans une proportion allant de 31 % à 79 %, tandis que le chômage oscille entre 21 % à 29 % ! Pour expliquer ce paradoxe ultramarin, il faut prendre en compte l’exaspération d’une France demeurée longtemps invisible, oscillant entre confiance et désespérance en l’efficacité de l’action collective.


Le 17 novembre, les Réunionnais n’ont pas manqué de faire entendre leur indignation : dès le matin, ils sont dans les rues et sur les ronds-points, ce qui fait d’eux les premiers Français ce jour-là à protester contre l’augmentation de la taxe sur les carburants. Comme dans l’Hexagone, la jacquerie anti-fiscale a débouché sur un vaste mouvement citoyen réclamant la démocratisation des institutions.

Du 17 novembre à la création du Conseil consultatif citoyen : l’exception réunionnaise

Ils ont répondu à l’appel du Collectif 974 qui dénonce « la hausse des prix sur les carburants, le matraquage fiscal, la vie chère et les monopoles ». L’insularité et la petite superficie du territoire décuplent la capacité paralysante de l’action collective : les blocages des grands axes routiers et, en marge du mouvement des gilets jaunes, les pillages et les incendies se sont multipliés au point de provoquer en seulement quelques jours la fermeture de tous les établissements scolaires et des administrations locales. Les manifestations vont jusqu’à conduire à l’instauration d’un couvre-feu temporaire dans la moitié des communes de l’île lors de la semaine du 19 novembre et la perturbation des approvisionnements en provenance du grand port maritime de l’île a fait émerger le risque d’une pénurie générale des produits de première nécessité, pressant alors la venue de la ministre des Outre-mer Annick Girardin. Entre temps, les revendications ont dépassé de loin la simple question du pouvoir d’achat et la seule critique des institutions locales. Samuel Mouen, personnalité politique de l’île, martèle sur les réseaux sociaux : « Le prix des carburants est une goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Ici, on a une armée de gens dans le besoin, abandonnés, qui ne travaillent pas, qui sont miséreux et qu’on ne regarde pas. C’est un ras-le-bol généralisé. »

À son arrivée le 28 novembre, la ministre rencontre des gilets jaunes, mais le dialogue social s’est davantage organisé avec les syndicats – la défiance à l’égard des syndicats est bien moins présente dans les Outre-mer que dans l’Hexagone, où ils jouent encore un rôle clé dans les mobilisations sociales – et les maires, car la légitimité des gilets jaunes a été mise à mal par l’inédite dégénérescence de la situation économique et sécuritaire de l’île. Cela n’empêchera pas les Réunionnais de déclarer par la suite, dans un sondage réalisé le seconde semaine de décembre, être 76 % à soutenir le mouvement national des gilets jaunes. Pourtant, la ministre des Outre-mer n’y trouve pas prétexte à discréditer le mouvement. D’après des données recueillies en 2013 par le Centre d’observation de la société, la Réunion est un territoire où le seuil des 20% des plus pauvres est plafonné à 242€ mensuels, contre 585€ en Seine-Saint-Denis, le département de l’Hexagone où les bas revenus sont les plus faibles et où le coefficient de Gini est le plus élevé de France. Il est évalué à 0,53, ce qui fait de la Réunion un territoire plus inégalitaire que le Mexique (le coefficient de Gini est un indice de mesure des inégalités de revenu entre les 10 % des habitants les plus riches et les 10 % des plus pauvres sur un territoire donné ; une valeur de 0 équivaut à une égalité de revenu parfaite, une valeur de 1 à l’inégalité la plus absolue). C’est pourquoi même la ministre des Outre-mer a pu voir dans la colère des gilets jaunes la juste expression d’une volonté de renversement de plusieurs décennies de fortes inégalités sociales – d’une part vis-à-vis des 10% plus riches de l’île, dont la frontière se situe à 2900€ mensuels, et d’autre part vis-à-vis du reste de la France, dont le niveau de vie est partout ailleurs plus élevé – et de grande pauvreté.

« D’après des données recueillies en 2013 par le Centre d’observation de la société, la Réunion est un territoire où le seuil des 20% des plus pauvres est plafonné à 242€ mensuels, contre 585€ en Seine-Saint-Denis, le département de l’Hexagone où les bas revenus sont les plus faibles, et où le coefficient de Gini est le plus élevé de France ; il est évalué à 0,53, ce qui fait de la Réunion un territoire plus inégalitaire que le Mexique. »

Parmi les solutions proposées à la population, en premier lieu, la ministre réaffirme la mise en place prochaine de réformes nationales, comme la suppression de la taxe d’habitation pour 80 % des ménages ou encore la revalorisation de la prime d’activité et du minimum vieillesse. Elle annonce ensuite la création de mesures locales, comme l’ouverture de quinze centres sociaux. À ces vagues promesses de réformes structurelles s’ajoute l’annonce plus concrète du président du Conseil régional, Didier Robert, avec l’aval de l’État, du gel pour trois ans de la taxe spéciale sur les carburants. Si ces déclarations ont permis aux tensions sociales de s’apaiser et à l’activité de l’île de reprendre son cours, elles n’ont pas pour autant mis fin aux manifestations, bien qu’elles soient à présent moins rassembleuses. Dans la commune de Saint-Joseph, des gilets jaunes poursuivaient l’occupation des ronds-points ; en particulier, ils réclamaient au moyen d’une pétition, recueillant pour l’heure plus de 3000 signatures, l’instauration du fameux RIC, devenu au cours du mois de décembre le point névralgique de l’expression de la souveraineté populaire. Plus encore, le cas réunionnais offre le premier exemple d’initiative de renforcement démocratique des institutions : la création d’un Conseil consultatif citoyen (CCC) est décidée le 19 décembre par l’assemblée régionale. Il s’agit d’une « instance de représentation de la société civile qui sera concertée par le Conseil Régional en toute transparence sur des sujets d’intérêt général ». Si l’instauration d’un tel Conseil est encore à l’état embryonnaire et que celui-ci ne se limite qu’à une consultation des citoyens, elle est un premier pas vers le décloisonnement de la prise de décision politique par une minorité dirigeante réclamée par les gilets jaunes.

Antilles-Guyane : le soulèvement avorté

Au cours du mois de novembre, l’état quasi-éruptif du territoire réunionnais contrastait fortement avec l’apparente atonie des autres territoires ultramarins, où les gilets jaunes ont été absents ou se sont faits rares, malgré des tentatives de mobilisations en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane.

En Martinique, le 4 décembre, quelques gilets jaunes se réunissent à Fort-de-France autour d’une forme de cahier de doléances, dont le préambule appelle à l’insurrection citoyenne : « Depuis des décennies, les politiques et gouvernements successifs ont mis toute la population à genoux. Nous privant toujours plus de services publics, nous privant toujours plus des fruits de notre travail et de nos sacrifices. Aujourd’hui, souverain, le peuple français et ici les Martiniquais, ont décidé de se réveiller et de réclamer cette société plus juste que tous nous ont promis et que tous nous ont volé ! ». Justice sociale, salaire digne, défense du service public, crise de confiance en les représentants politiques : a priori, les revendications martiniquaises et hexagonales convergent. Toutefois, le RIC, dont on voyait les premières occurrences lors des manifestations dans l’Hexagone, est le grand absent des discours insurgés.

Les gilets jaunes guadeloupéens choisissent de s’en remettre à un autre moyen d’expression citoyen – dont l’usage est, certes, strictement conjoncturel, mais dont l’ambition ne se limite pas, tout comme le RIC, à une visée consultative : une pétition lancée la première semaine de décembre interpelle le président Macron sur « l’augmentation du coût de la vie » et sur les « problématiques territoriales » propres à l’île. Le document commence par dresser une liste des motifs précis de sa rédaction, avant de formuler des demandes explicites – car l’exécutif aime à justifier sa surdité par l’inintelligibilité des revendications populaires. Motifs : baisse du pouvoir d’achat à cause de la hausse de la pression fiscale sur les ménages, par exemple via la hausse de la taxe sur les carburants, la hausse de la CSG, ou spécifiquement aux Outre-mer, l’annonce de la réduction des abattements fiscaux (initialement fixés à 30%, afin de compenser la cherté de la vie qui touche particulièrement le territoire). Demandes : augmentation du SMIC et « arrêt de toute suppression fiscale et sociale représentant des avantages dans les DROM ». En réalité, les particularismes fiscaux y sont moins un avantage qu’une nécessité : en 2015, selon l’Insee, les seuls prix des produits alimentaires sont en moyenne 42 % plus élevés en Guadeloupe que ceux des mêmes produits dans l’Hexagone.

Ces documents rédigés par quelques uns échouent à recevoir l’appui d’une action collective et massive. En Guadeloupe et en Martinique, les opérations escargots au cours des mois de novembre et de décembre sont trop minoritaires pour être en capacité de ralentir l’économie de ces territoires. En Guyane, la réussite de la perturbation des flux à Saint-Laurent le 17 novembre n’a pas été le point de départ d’une mobilisation régulière, comme le montre l’échec des tentatives d’occupation des ronds-points les deux semaines suivantes. Il faut dire que ces départements n’ont pas été sujets, contrairement à la Réunion et à l’Hexagone, à l’annonce d’une augmentation des taxes. En effet, la taxe en vigueur dans la France ultramarine n’est pas la taxe intérieure sur la consommation des produits énergétiques (TICPE), que le gouvernement prévoyait d’augmenter de 6,5 centimes sur le gasoil et de 2,9 centimes sur l’essence dans l’Hexagone. Dans les Outre-mer, c’est une taxe spéciale sur la consommation des carburants (TSCC) qui est en vigueur, dont la fixation est une prérogative du Conseil régional. La France ultramarine n’a donc pas été sujette à la même hausse des taxes qu’a connue l’Hexagone, à l’exception de la Réunion, où le Conseil régional a régulièrement voté la hausse de la taxe au cours de l’année 2018. On pourrait penser que l’absence d’un élément déclencheur, synchronisant l’éveil des citoyens, expliquerait les difficultés de formation d’un mouvement social d’ampleur dans les Antilles et en Guyane. Il est tout de même difficilement compréhensible au premier abord que ces territoires lointains de la France d’Outre-mer, vers lesquels le gouvernement tend rarement l’oreille lorsqu’ils expriment leur profonde colère, n’aient pas répondu présent à l’appel des gilets jaunes.

Les retards de développement dans la France des Outre-mer

L’article 73 de la Constitution rédigé lors de la révision constitutionnelle de mars 2003 régissait ainsi le statut des départements et régions des Outre-mer : dans les 5 DROM – Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte, Réunion « les lois et les règlements y sont applicables de plein droit » mais des adaptations sont possibles en raison des « caractéristiques et contraintes particulières de ces territoires ». Pour cause, la situation géographique (espace caribéen pour la Guadeloupe et la Martinique, côte sud-américaine pour la Guyane, canal du Mozambique pour Mayotte, océan indien pour la Réunion), l’insularité, la créolité, les atouts et contraintes environnementales et l’histoire coloniale et post-coloniale sont autant de faisceaux de déterminisme à l’intersection desquels se situent les territoires ultramarins, développant alors un système économique et une organisation sociale qui leur sont propres. Par conséquent, dans la France des Outre-mer, l’idéal de l’assimilation législative républicaine se heurte au nécessaire particularisme des politiques à mener dans ces territoires, de façon à répondre à leur problématiques, qui sont en réalité, de taille.

En effet, si les DROM sont relativement épargnés sur la question épineuse de l’accès à la mobilité, il n’en reste pas moins que le constat général de la cherté de la vie est certainement une des principales sources d’un conflit latent entre ces territoires et le pouvoir central. En 2015, l’Insee estimait que le niveau général des prix à la consommation est supérieur dans les Outre-mer de 6,9 % à Mayotte (ce dernier sur un champ d’étude plus restreint de la consommation des ménages) à 12,5 % en Guadeloupe. Ces écarts de prix entre les DROM et l’Hexagone sont en grande partie imputables aux produits alimentaires, premier poste de consommation des ménages. En prenant comme référence le panier hexagonal, les prix sont en moyenne plus élevés de 37 % à la Réunion et à 48 % en Martinique. D’autres secteurs de la vie courante, comme ceux de la santé et des télécommunications, sont également fortement coûteux : 16 % en moyenne dans l’ensemble des DROM pour le premier, hors remboursement par la sécurité sociale et les complémentaires santé, et 50 % en moyenne pour le second.

« En prenant comme référence le panier hexagonal, les prix sont en moyenne plus élevés de 37 % à la Réunion et à 48 % en Martinique. »

Certes, la responsabilité de la fixation des prix ne saurait revenir à l’État. Selon le directeur de l’unité des prix à la consommation et des enquêtes ménages de l’Insee, Pascal Chevalier, leur excessive supériorité est le résultat conjoint de l’éloignement géographique, caractérisé par un coût d’acheminement important, et de l’insularité, dont l’étroitesse des marchés locaux gonfle les prix et les rend moins concurrentiels par rapport à ceux de l’Hexagone. Mais qu’en est-il des revenus des ménages, sur lesquels à l’inverse, l’État a la main via les prestations sociales et la fiscalité ? Malgré une insuffisance des enquêtes réalisées par les instituts statistiques nationaux et locaux sur les revenus des ménages ultramarins, pointée du doigt par le rapport sénatorial de 2014 « Les niveaux de vie dans les Outre-mer : un rattrapage en panne ? », tant dans leur fréquence que dans leur rigueur, il est possible de se référer à un rapport de l’Insee publié en 2006 sur les niveaux de vie de ces populations, du fait de la relative stagnation de la situation socio-économique des DROM depuis les années 2000. Cependant, ce rapport de l’Insee précède la départementalisation effective de Mayotte en 2011 et la dynamique de rattrapage spécifique dans laquelle le territoire s’est inscrit, et ne peut être complété par aucune enquête récente qui comparerait la situation mahoraise à celle hexagonale.

Les enquêtes de l’Insee témoignent de l’ampleur des inégalités entre la France hexagonale et la France ultramarine quant à leur niveau de vie au sens de l’accessibilité aux biens et services. En 2006, le revenu disponible médian par unité de consommation des ménages ultramarins était inférieur de 38 % à celui des ménages hexagonaux, malgré les dispositifs spécifiques de sur-rémunération des fonctionnaires et les importantes prestations sociales. La sur-rémunération (sous la forme de prime de vie chère, d’indemnité logement, de congés bonifiés, etc.), en vigueur depuis les années 1950 pour à l’origine attirer les hexagonaux vers la fonction publique ultramarine, rend le salaire net annuel des fonctionnaires ultramarins supérieur à celui des fonctionnaires hexagonaux dans une proportion moyenne de 19 %. Souvent critiquée car étant perçue comme trop coûteuse à l’État et peu profitable à l’économie de ces territoires, sa remise en cause régulière est source de conflit social, car ce dispositif compense quelque peu la cherté de la vie pour cette part prédominante de la population. Cette sur-rémunération dépasse parfois le secteur public pour s’étendre à l’ensemble des contribuables, sous la forme d’abattements fiscaux sur le revenu, qui peuvent atteindre 30 à 40 % selon le territoire. Concernant les prestations sociales comme les allocations familiales, indemnités chômage, aides au logement, minimas sociaux, elles représentent en moyenne 20,8 % des ressources des ménages ultramarins contre 10,4 % des ressources des ménages hexagonaux, soit un rapport du simple au double. Seule la part des ressources issues des pensions de retraite est inférieure dans les Outre-mer, s’élevant à 14,6 % dans les DROM contre 24,4 % dans l’Hexagone.

Ces taux globalement élevés ne sont que le reflet d’une pauvreté endémique. Hors prestations sociales, 38 % des ménages sont en-dessous du seuil de pauvreté national en Guadeloupe, 50 % le sont en Guyane. Ces chiffres s’accompagnent de taux de chômage record, caractérisant une forte précarité. D’après cette fois une enquête de l’Insee datant de 2013, le taux de chômage, alors qu’il plafonne à 9,7 % dans l’Hexagone, est minoré dans les Outre-mer par la Guyane à 21,3 % et majoré par la Réunion à 29 %. Ce chômage touche particulièrement les jeunes de 15 à 24 ans, catégorie pour laquelle le taux atteint 50 % en Guadeloupe, en Martinique et à la Réunion. Grande pauvreté et précarité, dont le constat est d’autant plus source de conflit que la question des inégalités de revenus est particulièrement prégnante dans les Outre-mer, où en moyenne, les ménages appartenant aux 20 % les plus riches disposent d’un revenu plancher par unité de consommation 3,2 fois supérieur au revenu plafond des ménages appartenant aux 20 % les plus modestes, tandis que dans l’Hexagone ce rapport s’élève à 2,2.

Les inégalités criantes, relatives à l’Hexagone ou internes aux DROM, s’insèrent dans un contexte global de retard de développement des territoires ultramarins. Les chiffres du rapport sénatorial de 2014 consacré à la question sont alarmants : le PIB par habitant de ces régions est inférieur à n’importe quel PIB des régions de l’Hexagone et l’est aussi nettement à celui moyen de l’ensemble des régions de l’Hexagone, dans une proportion allant de 31 % pour la Martinique, à 79 % pour Mayotte. Sous l’angle de l’IDH, l’indice est cette fois inférieur à celui de l’Hexagone dans des proportions comprises entre 7 % pour la Guadeloupe et 28 % pour Mayotte. Dans ces écarts, la Réunion et la Guyane sont légèrement plus proche de la borne supérieure martiniquaise que de la borne inférieure mahoraise, autant concernant le PIB (39 % pour la Réunion, 51 % pour la Guyane) que l’IDH (12 % pour la Réunion, 16 % pour la Guyane). Ces retards de développement transparaissent dans le manque de performances dans les domaines de la santé, de l’éducation, ainsi que dans les déficits à la fois quantitatifs et qualitatifs en matière d’infrastructures et de logements. Si les écarts entre les DROM et l’Hexagone tendent à se réduire, ce rattrapage subit depuis les années 2000 un ralentissement, et plus encore depuis la crise économique et financière de 2008-2009.

Par conséquent, bien qu’au vu des indicateurs, la Guadeloupe et la Martinique sont considérés comme des territoires à développement élevé, les Outre-mer forment globalement un espace socialement et économiquement fragile, dont le sentiment d’invisibilité et d’abandon est au moins similaire à celui de la France d’en bas hexagonale, sans compter l’hétérogénéité des problématiques régionales ampliatives à propos desquelles le pouvoir central balbutie : la forte insécurité en Guyane, le scandale sanitaire du chlordécone en Guadeloupe et en Martinique, les sinistres records de pauvreté à la Réunion, le sous-développement généralisé à Mayotte etc. La faible mobilisation des gilets jaunes a donc de quoi surprendre.

Les mouvements sociaux ressentis comme contre-productifs aux Antilles

Alors compte tenu, au vu de l’expérience réunionnaise, d’une notable efficacité de l’action collective dans les DROM, intrinsèque à leur caractère insulaire, pourquoi les territoires autres que la Réunion n’ont-ils pas emprunté le train en marche de la révolte citoyenne nationale ? On prête à la Réunion une plus grande proximité avec l’Hexagone du fait notamment d’une importante densité des flux de personnes, qui opérerait alors un certain syncrétisme culturel propre à l’île. Un média ultramarin a donc émis l’hypothèse que le développement du mouvement des gilets jaunes à la Réunion est due à un plus fort sentiment d’appartenance au territoire national que les autres DROM. Or, supposer cela, c’est se risquer à suggérer une forme de mimétisme de l’action collective par les territoires ultramarins, qui manifesteraient davantage par solidarité que par indignation. Et c’est par extension réserver à l’Hexagone une culture insurrectionnelle, dont ces mêmes territoires recevraient de façon différenciée le rayonnement selon leur degré d’assimilation au territoire national, déterminant alors inégalement leur conscience politique.

Pourtant, le mouvement des gilets jaunes de 2018 n’est pas le premier grand mouvement social français du XXIe siècle initialement fondé sur la question conflictuelle du pouvoir d’achat : en Guadeloupe et en Martinique, déjà en 2009, s’était organisée une grève générale inédite par son ampleur et par sa durée. Pendant 44 jours, tous les secteurs, privés et publics, ont été mis à l’arrêt. Initiée en Guadeloupe le 19 janvier 2009 par le Collectif contre l’exploitation mené par la figure controversée d’Elie Domota et recevant le soutien de l’ensemble des syndicats de l’île, avant de s’étendre à la Martinique le 5 février, la grève rassemble jusqu’à des dizaines de milliers de manifestants les jours où la mobilisation a été portée à son paroxysme. Ils réclament principalement la baisse des prix sur les carburants (en réaction à l’annonce d’une hausse de la TSCC en fin de l’année 2008) et sur les produits alimentaires, ainsi qu’une augmentation des bas salaires. Les revendications portées par une part des manifestants, excédés par l’indifférence de l’État, se mêlent à des propos indépendantistes. S’y adjoint enfin une dénonciation virulente de la puissance économique des békés, blancs créoles descendants des colons aristocrates, dont la situation constitue dans les deux îles, mais surtout à la Martinique, une exception historique. Bien qu’extrêmement minoritaires, ils exercent un monopole dans les principaux secteurs économiques, en particulier dans le secteur agricole, où 52 % des terres leur appartiennent, alors même que les propriétaires fonciers békés ne représentent que 1 % de la population.

« Le mouvement des “gilets jaunes” de 2018 n’est pas le premier grand mouvement social français du XXIe siècle initialement fondé sur la question conflictuelle du pouvoir d’achat : en Guadeloupe et en Martinique, déjà en 2009, s’était organisée une grève générale inédite par son ampleur et par sa durée. »

Malgré la tenue de plusieurs réunions de crise entre le secrétaire d’État aux Outre-mer de l’époque, Yves Jégo, et les représentants du mouvement, aboutissant à la levée de la grève générale et à la signature d’un protocole de sortie de crise promettant des mesures contre la vie chère notamment grâce à une revalorisation immédiate des bas salaires, l’avant et l’après grève de 2009 ne se sont pratiquement ressentis que dans les préjudices causés par la grève elle-même, dans les secteurs du tourisme ou encore de la construction. Elie Domota confie même en 2017, dans une interview accordée au Huffington post, au moment d’établir un bilan : « Les textes adoptés pour lutter soit-disant contre la vie chère ont justement fait la part belle aux multinationales et aux importateurs distributeurs, pas aux Guadeloupéens. » Ainsi, comme l’avance avec justesse le journal américain, cet engagement en 2009 dans l’action collective a été vécu comme profondément contre-productif, laissant dans ces îles un souvenir amer et donnant surtout l’impression que toute action, de quelque envergure qu’elle puisse être, ne saurait donner une portée suffisante aux revendications ultramarines.

La Guyane et Mayotte, récemment considérées, déjà oubliées ?

Le contexte est autre en Guyane et à Mayotte, où des manifestations d’ampleur ont éclaté bien plus récemment, respectivement en mars-avril 2017 et en février-avril 2018. En Guyane, les manifestations débutent le 20 mars, initiées à la fois par le collectif des 500 frères, créé suite au meurtre d’un habitant d’un quartier populaire, et par d’autres collectifs et des syndicats, qui conjuguent bientôt leurs forces sous la bannière du Collectif pour que la Guyane décolle. Celui-ci entend dénoncer avant tout les fortes criminalité et délinquance qui règnent sur le territoire et en font le plus insécuritaire de France, ainsi que les significatifs retards de développement qu’il existe entre la Guyane et l’Hexagone. Selon un rapport du ministère de l’Intérieur datant de 2015, le nombre de vols avec armes est 13,5 fois plus élevé en Guyane que celui en France métropolitaine et le nombre de vols sans armes est 4,2 fois plus élevé. De même, on compte 38 homicides pour seulement 260 000 habitants en 2015, ce qui fait de la Guyane un lieu près de 2 fois plus meurtrier que Marseille, ville tristement réputée pour ses records de violence sur le territoire hexagonal.

Dans les revendications formulées, on peut soit discerner la demande d’un plus fort interventionnisme de l’État français dans ce territoire via la création d’un plan de développement économique à la hauteur du rattrapage structurel à conduire, soit au contraire entendre celle d’une plus large autonomie – et donc de la création d’un statut législatif proche ou similaire à celui des COM (anciennement TOM) témoignant également, sous un autre angle, d’une oscillation de la part de la population entre confiance et désespérance en la capacité de traitement des problématiques de l’île par le pouvoir central. La crise aboutit à la signature de l’Accord de Guyane le 21 avril 2017, prévoyant de renforcer la présence des forces de l’ordre au quotidien dans la région, mais aussi proposant de nombreuses réformes et d’importants financements dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’énergie, du foncier… d’un montant cumulé de 3 milliards d’euros, plan ambitieux à propos duquel il est probablement trop tôt pour en observer les éventuels bénéfices. Néanmoins, en Guyane, c’est le sentiment d’urgence qui prédomine ; l’absence de changement visible de la situation de la région entretient pour l’ancien meneur du collectif des 500 frères, Mickael Mancée, l’ « impression de ne pas être considérés comme les citoyens de l’Hexagone ».

À Mayotte, le mouvement social qui a eu cours au début de l’année 2018 prend la forme d’opérations île morte, se traduisant par des barrages qui paralyseront le plus grand territoire de Mayotte, Grande-Terre. Ses causes sont peu ou prou les mêmes qu’en Guyane, à un degré supérieur tant les chiffres de retards de développement sont alarmants, et la question de la pression migratoire comorienne s’ajoutant. Étant le plus récent des départements français, il est aussi celui où les principaux indicateurs de développement économique et humain sont les plus bas, et de loin, derrière la Guyane : le PIB par habitant s’élève à 6 725 € à Mayotte, contre 15 416 € en Guyane, et 31 420 € dans l’Hexagone. L’IDH est à 0,637 à Mayotte, contre 0,740 en Guyane et 0,883 dans l’Hexagone. Hormis les retards globaux de développement, c’est en particulier la dénonciation des situations sécuritaire et migratoire qui est à Mayotte le plus petit dénominateur commun des revendications des habitants.

Sur la question de l’insécurité, le rapport du ministère de l’Intérieur de 2015 révèle une forte présence des infractions violentes et un record du nombre de cambriolages, chiffré à 23,5 pour 1000 logements, tandis que sur le territoire hexagonal, les cambriolages touchent 7 logements sur 1000. Les habitants vont jusqu’à s’organiser en patrouilles pour faire eux-même la loi, tant les effectifs des forces de l’ordre sont insuffisants, et ce, vêtus… d’un gilet jaune, dont l’observation du port au mois de novembre serait à tort amalgamé avec celui du mouvement des gilets jaunes proprement dit, ces derniers entendant exercer un pouvoir citoyen et non régalien. Concernant l’immigration, Mayotte apparaît comme l’ensemble territorial le plus attractif de l’aire géographique à laquelle il appartient, l’archipel des Comores : son PIB par habitant est près de 12 fois supérieur à celui moyen des autres îles qui forment cet archipel du canal du Mozambique. En résulte une forte immigration, majoritairement depuis ces îles et secondairement depuis le centre et la côte est de l’Afrique. L’Insee estime en 2015 que plus d’un adulte sur deux vivant à Mayotte n’y est pas né et que la moitié des résidents de nationalité étrangère sont en situation administrative irrégulière. Ce phénomène migratoire participe d’une croissance démographique exponentielle, malgré un notable mouvement d’émigration de la population d’origine mahoraise (26 % des natifs de Mayotte résident dans d’autres départements français), nuisant au développement économique et social de l’île. Le taux de natalité en 2013 y est de 30,5 pour mille, contre 12,3 pour mille la même année dans l’Hexagone, faisant de Mayotte le plus jeune département de France, et où la moitié des habitants a moins de 18 ans ; un défi de taille pour l’école républicaine : selon une enquête réalisée par le ministère de l’Éducation nationale en 2012, lorsque 10% des jeunes de 18 ans dans la France entière étaient en difficulté de lecture, 75% l’étaient à Mayotte. La dénonciation récurrente de la pression migratoire, parfois ambigument conjointe avec celle de l’insécurité, soit témoigne d’une vive hostilité envers les immigrés clandestins, comme le montre la crise des décasés de juin 2016, soit fait part d’une solidarité envers leurs difficultés de régularisation qui les plongent fatalement dans une situation de vulnérabilité et de grande pauvreté, qu’il est de plus difficile à quantifier, tout comme la pauvreté globale dont souffre la population.

« Selon une enquête réalisée par le ministère de l’éducation en 2012, lorsque 10% des jeunes de 18 ans dans la France entière étaient en difficulté de lecture, 75% l’étaient à Mayotte. »

Du fait de la certaine constance de l’expression des doléances de la population, il est en réalité arbitraire d’attribuer des dates de début et de fin au mouvement social de Mayotte. Celui-ci a émergé progressivement, s’est traduit par des grandes manifestations en 2011 et en 2016, prend résolument sa forme la plus aboutie en février 2018 sans raison conjoncturelle apparente, puis se poursuit sporadiquement jusqu’en fin d’année 2018, voire jusqu’à aujourd’hui, comme en témoigne la grève des postiers qui donne lieu à des négociations en ce début du mois janvier de 2019. Se réduisant parfois à la réclamation de salaires dignes à l’attention du patronat local, le mouvement se mue régulièrement en critique générale de l’apathie du gouvernement, semblant se satisfaire des progrès structurels déjà réalisés. Critique, mais pas rejet ; car toutefois, les habitants de Mayotte, qui avaient voté Oui à 95 % au référendum sur la départementalisation en 2009, ont tiré grand espoir des progrès accomplis depuis que le territoire obtint en 2001 le statut transitoire de collectivité départementale. Ils voyaient le taux de croissance frôler jusqu’en 2008 les 10 % par an et des importants transferts financiers permettre notamment de bâtir de nombreuses infrastructures dans les domaines sanitaires et éducatifs, mais que le facteur démographique a vite rendu insuffisantes. Ce ne sont donc pas des slogans indépendantistes que l’on entend les manifestants scander. Réunis sur la place principale du territoire renommée en 2011 « Place de la République » et brandissant parfois des drapeaux tricolores, ce sont au contraire, on l’aura compris, des propos assimilationnistes qu’ils tiennent : « Mayotte, la France qui souffre », demandant aux Français de cesser de percevoir Mayotte comme un territoire ultra-périphérique, et appelant le gouvernement à être ambitieux autrement que dans son discours.

L’équation mahoraise est complexe à résoudre, car combattre la misère relève d’une impérieuse nécessité et requiert des solutions de très court terme, alors que les structures mahoraises ne peuvent évoluer qu’à moyen et long terme. Déjà, lors de manifestations en 2016, la ministre des Outre-mer de l’époque, George Pau-Langevin, soulignait le besoin d’ « inventer des règles » différant des raisonnements économiques habituels, afin que des retraites satisfaisantes soient perçues alors que de nombreuses personnes n’ont pas cotisé, et que les salaires puissent être augmentés dans l’administration et les collectivités territoriales alors que les collectivités sont qualifiées d’« exsangues ». Propositions qui provoquent des réticences au sein du gouvernement. En réponse au mouvement social de 2018, l’actuelle ministre des Outre-mer Annick Girardin puis la ministre du Travail Muriel Pénicaud se sont rendues à Mayotte. Leur venue a abouti à la présentation de la mise en place de mesures immédiates, comme celles de l’augmentation des effectifs des forces de l’ordre et du durcissement de la surveillance de l’immigration clandestine – mais qui pour l’heure ne se chiffre pas à plus de quelques dizaines de policiers et gendarmes supplémentaires, et de plans de développement, d’un coût total estimé à 1,3 milliard, étonnamment moindre par rapport celui de l’ Accord de Guyane l’année précédente. Les secteurs de la santé et de l’éducation y sont mis en priorité, ainsi que la convergence des prestations sociales et des minimas sociaux – dont nombre d’entre elles étaient encore en 2014 inexistantes ou minorées – vers ceux de l’Hexagone. Sur la question spécifique du marché du travail dont est en charge la ministre Muriel Pénicaud, c’est selon elle dans la formation des jeunes et dans la lutte contre le travail illégal et le dumping social qu’il génère, liée à l’impératif de la mise en place d’un droit commun, qu’il faudra concentrer les efforts.

Mais, à l’issue de l’ensemble de ces promesses, tout comme en Guyane, aucune amélioration concrète de la situation du territoire n’est encore ressentie par la population, dont une partie a continué à manifester et à punir elle-même la criminalité et la délinquance. Cela fait donc 11 mois, 2 ans, 7 ans, que des Mahorais sont dans la rue ; et ils sont las, déplore le député mahorais Massour Kamardine, tentant d’expliquer l’absence de mobilisation au moment de la crise politique des gilets jaunes.

La représentation de l’État dans les Outre-mer : une légitimité à construire

D’une certaine façon, parce que le mouvement des gilets jaunes peut être considéré comme une ultime opportunité pour l’État de se renouveler, de repenser son modèle économique et social, mais également ses structures démocratiques, il présuppose alors, malgré une crise de confiance en celui-ci, la persistance d’une légitimité qui lui serait accordé. Ainsi, bien qu’il ne faille pas amplifier les velléités indépendantistes de territoires d’Outre-mer comme la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique, qui ne s’exacerbent que conjoncturellement, il n’est pas improbable que le faible degré de sentiment d’assimilation au territoire national, et donc de légitimité donnée au pouvoir public central, puisse être un facteur explicatif de la moindre mobilisation dans ces territoires. Elle ne lui est pas pour autant réductible. Outre l’absence d’élément déclencheur des mobilisations dans la plupart des DROM, chaque fois dans ces territoires, la paralysie de leur activité est un sacrifice démesuré pour l’économie locale, mais est un moindre mal pour celle nationale. Elle est ainsi matériellement sur-efficace, mais souvent, politiquement stérile. Les Outre-mer seront intégrés dans le Grand débat national prévu par le Président Macron en réponse à la crise politique des gilets jaunes. Prendra-t-il la mesure de la colère ultramarine ? Au vu de son incapacité à comprendre le mouvement hexagonal, on ne peut qu’en douter.

Crédits :

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2018-11-17_11-41-27_manif-gilets-jaunes-CarrefourEsperance-belfort.jpg

Mayotte, un petit coin de tiers-monde en France ?

À Mayotte, novembre 2011, gendarmes mobiles expulsant un manifestant pacifiste, sur le quai de la barge, en Grande Terre. ©Lebelot. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license..

Au mois de mars dernier, la population guyanaise se soulevait et bloquait le département pendant plusieurs jours afin de réclamer, simplement, d’être traités comme tous les autres citoyens français et de pouvoir bénéficier des mêmes services que leurs compatriotes de métropole. Au-delà du cas particulier de la Guyane, ces événements ont permis de mettre en lumière, certes trop peu, les espaces ultramarins français. Parmi eux, il en est un dont la situation semble particulièrement scandaleuse : Mayotte. En outre, les récentes catastrophes climatiques qui ont touché Saint-Martin et Saint-Barthélémy doivent également nous interpeller.

Peu de gens connaissent Mayotte, ce petit groupe d’îles se trouvant dans l’archipel des Comores, dans l’océan indien. Difficile de blâmer la population métropolitaine pour cette ignorance : dans les médias, on ne parle jamais de cet espace, qui est également loin d’être une priorité pour les élites politiques au pouvoir. Malgré cette méconnaissance, Mayotte est bel et bien un territoire français, peuplé de 235 000 habitants – près de la moitié de la population a moins de 15 ans -, doté de deux villes principales : Dzaoudzi et Mamoudzou. Le cas de Mayotte est intéressant dans la mesure où il est emblématique de la façon dont l’outre-mer est laissé à l’abandon par les gouvernements successifs.

 

De la colonie au département d’outre-mer

 

Si l’on souhaite comprendre la situation actuelle de ce territoire, il convient d’abord de revenir sur son histoire. Le territoire était jusqu’à la première moitié du XIXème siècle un sultanat, forme de gouvernement islamique. La situation change en 1841 : les Français arrivent dans la région et achètent Mayotte au sultan de l’époque, puis le territoire est intégré à l’Empire colonial français en 1843. Se met alors en place une économie coloniale, imposée par la violence aux populations locales. La politique menée y est désastreuse, sur un plan social aussi bien qu’économique : l’industrie sucrière mise en place décline rapidement et la population locale n’a que peu de moyens de vivre et de s’affirmer face à des autorités françaises toujours promptes à utiliser la force pour maintenir l’ordre colonial. La situation s’aggrave à partir de 1908 : Mayotte est rattachée à la région de Madagascar, alors colonie française. Dès lors l’archipel – peuplé selon les données de 1911 de 11 000 habitants – n’est plus qu’une périphérie oubliée de Madagascar, ce qui plonge encore plus rapidement la population dans une misère noire.

En 1947, Mayotte et le reste des Comores deviennent des Territoires d’Outre-Mer suite au démantèlement de l’Empire colonial français. De fortes tensions autonomistes voire indépendantistes agitent certaines îles. Consultée à plusieurs reprises au cours des années 1970, la population mahoraise fait figure d’exception : Mayotte est la seule partie des Comores à manifester sa volonté de rester française, malgré une situation d’isolement et de développement économique et social inexistant. Cela s’explique par le fait que les Mahorais avaient peur d’être persécutés et mis à l’écart s’ils étaient intégrés à l’Etat comorien nouvellement indépendant.

Ce sont ces craintes qui expliquent la volonté d’une partie de la population, exprimée dès les années 1980, de faire de Mayotte un département d’outre-mer (DOM) afin que le territoire soit pleinement rattaché à la République française. L’archipel obtient un statut proche du département en 2001 et, le 31 mars 2011, Mayotte devient officiellement le 101ème département de la République française.

 

Une situation économique et sociale désastreuse

 

Si la population mahoraise a exprimé son souhait d’une intégration plus profonde à la France, force est de constater que cette intégration est encore aujourd’hui toute relative. Mayotte est en effet dans une situation absolument scandaleuse dans un certain nombre de domaines, ce qui montre que peu de choses ont réellement changé depuis la période coloniale dans ce territoire.

“En 2017, en France, il existe un département où une grande partie de la population n’a pas accès à une eau courante et potable de façon régulière.”

L’accès à l’eau est un exemple emblématique. Si celui-ci est relativement aisé en métropole, Mayotte connaît depuis de nombreuses années des difficultés d’approvisionnement. Or l’Etat n’y a jamais fait les investissements nécessaires pour y acheminer de l’eau de façon régulière, des infrastructures vétustes étant jugées suffisantes pour ces lointaines populations dont Paris se soucie peu. Par conséquent, le territoire est extrêmement dépendant de la pluie : en cas de faible pluviométrie, la sécheresse s’installe et met en danger la vie des habitants. Ainsi, en 2017, en France, il existe un département où une grande partie de la population n’a pas accès à une eau courante et potable de façon régulière.

Outre cette situation sanitaire préoccupante, le tissu économique du territoire est également trop peu développé. La majorité de l’agriculture y est vivrière, c’est-à-dire qu’elle parvient à peine à nourrir ceux qui cultivent, qui ne peuvent vendre leur surplus au reste de la population mahoraise. Conséquence : Mayotte exporte très peu et importe énormément, ce qui la rend dépendante de l’extérieur quant à l’alimentation, et ce qui entraîne également une hausse prix particulièrement forte qui empêche la majeure partie de la population de vivre dignement. Ajoutons à cela que, malgré son statut de département, le SMIC y est inférieur de plus de moitié au SMIC métropolitain : la misère serait-elle moins pénible loin de Paris ?

Mais l’un des problèmes les plus sérieux que connaît Mayotte est celui de l’inefficacité des services publics, notamment celui de l’éducation. La langue française est loin d’être maîtrisée par toute la population, et près du tiers de celle-ci n’a jamais été scolarisée. Le gouvernement français, conscient de ces inégalités de traitement intolérables avec la métropole, ne fait rien pour régler le problème. Ainsi pour la rentrée 2015, le Syndicat National des Enseignements de Second Degré (SNES) déplorait des classes surchargées dans des proportions inimaginables : jusqu’à 38 élèves par classe au lycée, alors que tous les établissements du département sont classés en Réseau d’Education Prioritaire (REP) et devraient par conséquent bénéficier de moyens qui leur permettent d’assurer une relative égalité entre Mayotte et la métropole !

En ce qui concerne l’enseignement supérieur, la situation est tout aussi préoccupante : les jeunes mahorais qui entament des études après leur baccalauréat connaissent des taux d’échec particulièrement élevés. L’échec massif est surtout lié au manque d’investissements et de soutien financier de la part de l’Etat pour ces jeunes qui, faute de structures suffisamment importantes à Mayotte, sont forcés d’aller étudier à la Réunion ou en métropole, loin de leur famille et avec très peu de moyens.

La situation économique, sociale et sanitaire du département est donc très préoccupante. A cela, il faut encore ajouter que Mayotte est en situation de grand isolement par rapport à la métropole. Il faut en effet près de 15 heures d’avion pour s’y rendre depuis Paris, avec au moins un transit obligatoire au cours du trajet.

 

La question migratoire, emblème des problèmes de l’archipel

 

Au-delà de toutes ces questions cruciales pour l’archipel, qui témoignent d’une gestion indigne de la part de l’Etat qui ne se donne pas les moyens d’assurer à sa propre population les conditions d’une existence digne et sûre, Mayotte est également touchée par une vague migratoire autrement plus importante que celle que connaît actuellement la France métropolitaine.

“On évoque souvent la Méditerranée comme un cimetière pour les migrants : à Mayotte, on estime que 12 000 personnes ont perdu la vie sur des embarcations de fortune.”

C’est en effet l’un des nombreux paradoxes qui traverse Mayotte : territoire aux conditions de vie insupportables lorsqu’on le compare à la métropole, il est vu comme un îlot de prospérité par les habitants des Comores qui sont attirés notamment par le droit du sol, et qui espèrent offrir à leurs enfants un plus bel avenir s’ils deviennent français. Face à cela, la France a réagi par la répression et par une gestion indigne de ce problème en construisant en 1996 un centre de rétention qui détient le triste record d’établissement le plus surpeuplé de France : on y entasse les migrants dans des conditions désastreuses avant de les expulser le plus rapidement possible. On évoque souvent la Méditerranée comme un cimetière pour les migrants : à Mayotte, on estime que 12 000 personnes ont perdu la vie sur des embarcations de fortune.

Si le problème peut sembler réel pour la population locale, tant immigrée que française, il semble être un sujet de rigolade pour le nouveau président de la République. En déplacement en Bretagne peu après son élection, Emmanuel Macron s’entretenait avec le responsable d’un centre de sauvetage en mer. Ce dernier a évoqué les kwassa-kwassa, embarcations de fortune originellement destinées à la pêche, mais détournées de cet usage par les migrants comoriens qui cherchent à atteindre Mayotte. Le président de la République a alors répondu : « Le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien, c’est différent », sous-entendant que la vie de ces migrants n’a pas beaucoup plus de valeur que le poisson que l’on pêche.

Ce que le président a présenté comme une boutade maladroite est en réalité très révélateur des rapports de Paris à Mayotte : un territoire dont le statut de département reste très théorique, car les habitants attendent toujours l’égalité et des conditions de vie supportables.

 

Les conséquences d’Irma : des territoires à réinventer

 

L’ouragan qui a touché Saint-Martin et Barthélémy a occupé le terrain médiatique ces derniers jours. Une véritable aubaine pour le président Macron qui a pu se mettre en scène en arrivant sur place, s’assurant que sa nuit sur un lit de camp, en bras de chemise, était bien filmée et photographiée sous tous les angles par une presse toujours aussi complaisante et béate avec lui. Mais au delà du bénéfice politique qu’en a tiré le président, ce malheureux événement a mis en lumière ces territoires particuliers, des Collectivités d’Outre-Mer (COM) dont on parle encore moins que les DOM.

Le traitement médiatique de ces territoires est particulièrement révélateur du statut assigné à l’outre-mer en France. On part des images d’Epinal sur le sujet (palmiers, plages…) pour faire pleurer dans les chaumières sur tous ces vacanciers qui vont devoir annuler ou reporter leur séjour. Par ailleurs, à la télé et à la radio, un certain nombre “d’experts” autoproclamés parlaient de ces territoires en les comparant à “la France”, comme si ces territoires étaient étrangers et que les lois de la République n’y avaient pas cours.

Et ils ont, malgré eux, raison: ces îles, et particulièrement Saint-Barthélémy, sont de véritables paradis fiscaux. Invoquant des raisons historiques particulières, une partie de la population locale, très aisée, a toujours refusé de payer l’impôt et a toujours pu s’y soustraire avec la bienveillance du pouvoir métropolitain. Aujourd’hui, les riches en appellent à la solidarité nationale pour rebâtir leurs villas détruites. En attendant, personne n’écoute les nombreux pauvres de ces îles, marginalisés et asservis par les puissants.

Aussi, il ne faut pas se contenter de reconstruire ces îles à l’identique: sur ces territoires comme ailleurs, il convient de les intégrer à la République, notamment sur le plan fiscal, afin d’y établir un nouveau modèle de développement plus juste et égalitaire. Les milliardaires américains qui y vivent depuis les années 1950 peuvent bien partir s’installer ailleurs: la France n’a pas besoin d’eux.

 

 

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